Analyse de Jean 6, 41-51

Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.


 


  1. Traduction du texte grec (28e édition de Kurt Aland)

    Texte grecTexte grec translittéréTraduction littéraleTraduction en français courant
    41 Ἐγόγγυζον οὖν οἱ Ἰουδαῖοι περὶ αὐτοῦ ὅτι εἶπεν• ἐγώ εἰμι ὁ ἄρτος ὁ καταβὰς ἐκ τοῦ οὐρανοῦ,41 Egongyzon oun hoi Ioudaioi peri autou hoti eipen• egō eimi ho artos ho katabas ek tou ouranou,41 Ils murmuraient alors les Juifs au sujet de lui parce qu'il a dit : moi, je suis le pain l'étant descendu du ciel,41 Alors, les Juifs maugréaient à son sujet pour avoir dit : « Moi, je suis le pain venu de Dieu ».
    42 καὶ ἔλεγον• οὐχ οὗτός ἐστιν Ἰησοῦς ὁ υἱὸς Ἰωσήφ, οὗ ἡμεῖς οἴδαμεν τὸν πατέρα καὶ τὴν μητέρα; πῶς νῦν λέγει ὅτι ἐκ τοῦ οὐρανοῦ καταβέβηκα;42 kai elegon• ouch houtos estin Iēsous ho huios Iōsēph, hou hēmeis oidamen ton patera kai tēn mētera? pōs nyn legei hoti ek tou ouranou katabebēka?42 et ils disaient : celui-là n'est-il pas Jésus, le fils Joseph de qui nous connaissons le père et la mère? Comment maintenant il dit que du ciel je suis descendu?42 Et ils discutaient : « Ce type n'est-il pas Jésus, le fils de Joseph dont nous connaissons le père et la mère? »
    43 ἀπεκρίθη Ἰησοῦς καὶ εἶπεν αὐτοῖς• μὴ γογγύζετε μετʼ ἀλλήλων.43 apekrithē Iēsous kai eipen autois• mē gongyzete metʼ allēlōn.43 Il répondit Jésus et il dit à eux : ne murmurez pas avec les uns les autres.43 Jésus leur fit cette réponse : « Arrêtez de maugréer tous ensemble.
    44 οὐδεὶς δύναται ἐλθεῖν πρός με ἐὰν μὴ ὁ πατὴρ ὁ πέμψας με ἑλκύσῃ αὐτόν, κἀγὼ ἀναστήσω αὐτὸν ἐν τῇ ἐσχάτῃ ἡμέρᾳ.44 oudeis dynatai elthein pros me ean mē ho patēr ho pempsas me helkysē auton, kagō anastēsō auton en tē eschatē hēmera.44 Personne il est capable de venir vers moi si le père l'ayant envoyé moi, qu'il attire lui, et moi je le ferai se lever lui au dernier jour.44 Personne n'est capable d'être attiré par moi, à moins que le Père, qui m'a envoyé, l'attire lui-même, et moi je le relèverai au dernier jour.
    45 ἔστιν γεγραμμένον ἐν τοῖς προφήταις• καὶ ἔσονται πάντες διδακτοὶ θεοῦ• πᾶς ὁ ἀκούσας παρὰ τοῦ πατρὸς καὶ μαθὼν ἔρχεται πρὸς ἐμέ.45 estin gegrammenon en tois prophētais• kai esontai pantes didaktoi theou• pas ho akousas para tou patros kai mathōn erchetai pros eme.45 il est écrit dans les prophètes : et ils seront tous enseignés par Dieu. Tout l'ayant écouté d'auprès du père et ayant appris, il vient vers moi.45 En effet, les écrits prophétiques disent : "Et Dieu offrira son enseignement à tous". Quiconque est à l'écoute de Dieu, et s'ouvre à son enseignement, est attiré par moi.
    46 οὐχ ὅτι τὸν πατέρα ἑώρακέν τις εἰ μὴ ὁ ὢν παρὰ τοῦ θεοῦ οὗτος ἑώρακεν τὸν πατέρα.46 ouch hoti ton patera heōraken tis ei mē ho ōn para tou theou houtos heōraken ton patera.46 non que le père il a vu quelqu'un, sinon l'étant d'auprès de Dieu, celui-ci il a vu le père.46 Cela ne signifie pas pour autant que quelqu'un a vu le Père, puisque seul celui qui vient de Dieu a vu le Père.
    47 ἀμὴν ἀμὴν λέγω ὑμῖν, ὁ πιστεύων ἔχει ζωὴν αἰώνιον.47 amēn amēn legō hymin, ho pisteuōn echei zōēn aiōnion.47 C'est vrai, c'est vrai, je dis à vous, le croyant il a vie éternelle.47 Vraiment, vraiment, je vous l'assure, le croyant possède la vie éternelle.
    48 Ἐγώ εἰμι ὁ ἄρτος τῆς ζωῆς.48 Egō eimi ho artos tēs zōēs.48 Moi, je suis le pain de la vie.48 Moi, je suis le pain de vie.
    49 οἱ πατέρες ὑμῶν ἔφαγον ἐν τῇ ἐρήμῳ τὸ μάννα καὶ ἀπέθανον•49 hoi pateres hymōn ephagon en tē erēmō to manna kai apethanon•49 Les pères de vous, ils mangèrent dans le (lieu) désert la manne et ils moururent.49 Vos ancêtres ont mangé la manne dans le désert, mais ils sont morts.
    50 οὗτός ἐστιν ὁ ἄρτος ὁ ἐκ τοῦ οὐρανοῦ καταβαίνων, ἵνα τις ἐξ αὐτοῦ φάγῃ καὶ μὴ ἀποθάνῃ.50 houtos estin ho artos ho ek tou ouranou katabainōn, hina tis ex autou phagē kai mē apothanē.50 Ceci est le pain, celui du ciel descendant, afin que quelqu'un, à partir de lui qu'il mange et qu'il ne meure pas.50 Ceci est le pain de Dieu, afin qu'on puisse en manger et ne pas mourir.
    51 ἐγώ εἰμι ὁ ἄρτος ὁ ζῶν ὁ ἐκ τοῦ οὐρανοῦ καταβάς• ἐάν τις φάγῃ ἐκ τούτου τοῦ ἄρτου ζήσει εἰς τὸν αἰῶνα, καὶ ὁ ἄρτος δὲ ὃν ἐγὼ δώσω ἡ σάρξ μού ἐστιν ὑπὲρ τῆς τοῦ κόσμου ζωῆς.51 egō eimi ho artos ho zōn ho ek tou ouranou katabas• ean tis phagē ek toutou tou artou zēsei eis ton aiōna, kai ho artos de hon egō dōsō hē sarx mou estin hyper tēs tou kosmou zōēs.51 Moi, je suis le pain le vivant celui du ciel descendant; si quelqu'un mange de ce pain-là, il vivra jusqu'au siècle, puis et le pain que moi je donnerai, est la chair de moi pour la vie du monde.51 Je suis moi-même le pain vivant qui vient de Dieu. Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra pour toujours, et le pain que je lui donnerai, c'est ma chair pour que le monde ait la vie ».

  2. Analyse verset par verset

    v. 41 Donc, les Juifs maugréaient à son sujet pour avoir dit : « Moi, je suis le pain venu de Dieu ».

    Littéralement : Ils murmuraient (Egongyzon) alors (oun) les Juifs (Ioudaioi) au sujet de lui (peri autou) parce qu'il a dit: moi, je suis(egō eimi) le pain (artos) l'étant descendu (katabas) de du ciel (ouranou)

Egongyzon (Ils murmuraient) Ce verbe est l'imparfait de gongyzō qui signifie : murmurer, récriminer, grogner, marmonner, grommeler, maugréer, ronchonner, rouspéter, râler. L'imparfait exprime un geste qui perdure dans le temps. Le verbe est peu fréquent : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 4; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Ailleurs, dans le Nouveau Testament, il n'apparaît qu'en 1 Co 10, 10.

Ce qu'il importe de retenir est que nous avons ici un écho de l'Ancien Testament, plus précisément de la sortie d'Égypte, alors que le peuple est déçu de se retrouver au désert affamé, avec l'impression d'être sur le point de mourir.

  • Ex 16, 3 : « En ce lieu, le peuple souffrit de la soif, et le peuple murmura (gongyzō) contre Moïse, disant : Qu'as-tu fait ? Nous as-tu tirés de l'Égypte pour nous faire mourir de soif, nous, et nos enfants et notre bétail ? »

De manière assez claire, Jean entend présenter Jésus comme le nouveau Moïse duquel on attend des signes, comme le furent la manne et les cailles. Plus tôt, Jésus a nourri la foule, et celle-ci a réagi en s'écriant : « C'est vraiment lui le prophète qui doit venir dans le monde » (6, 14).

Pourquoi murmure-t-on maintenant, comme le peuple a murmuré contre Moïse? Jésus a affirmé être le pain descendu du ciel, i.e. être le pain venu de Dieu. Nous expliciterons plus bas ce que signifie cette expression, mais pour l'instant disons que Jean nous présente des gens choqués, scandalisés. C'est d'ailleurs le sens du mot gongyzō ailleurs dans les évangiles.

  • Lc 5, 30 : « Les Pharisiens et leurs scribes murmuraient (gongyzō) et disaient à ses disciples: "Pourquoi mangez-vous et buvez-vous avec les publicains et les pécheurs?" »
  • Mt 20, 11-12 : « Tout en le recevant (leur salaire), ils murmuraient (gongyzō) contre le propriétaire: Ces derniers venus n'ont fait qu'une heure, et tu les as traités comme nous, qui avons porté le fardeau de la journée, avec sa chaleur »

Ainsi, gongyzō traduit une forme d'incompréhension devant une parole de Jésus. Quand on ne comprend pas, il y a deux attitudes possibles : soit on accepte l'incompréhension sous forme de mystère, et alors c'est une attitude de foi, ou bien c'est le refus critique de ce qui dépasse l'entendement. Ainsi, gongyzō traduit une attitude de non-foi. C'est ce sens qu'on note par exemple chez Isaïe :

  • Is 30, 12 : « A cause de cela, voici ce que dit le Saint d'Israël : Parce que vous n'avez point obéi à ces paroles, parce que vous avez espéré dans le mensonge, parce que vous avez murmuré (gongyzō) et que vous avez mis votre confiance en vos murmures »

Bref, gongyzō n'exprime pas d'abord une attitude d'hostilité, mais celle d'une doléance critique devant une affirmation incompréhensible, et qui refuse de faire le saut de la foi, comme le fera Pierre plus loin (6, 68). Aussi, nous avons opté pour le verbe « maugréer » pour exprimer cette doléance critique, le verbe « murmurer » étant trop associé aujourd'hui au simple fait de parler à voix basse.

Textes avec le verbe gongyzō dans le Nouveau Testament
oun (alors) La seule raison de signaler la conjonction oun (alors, donc, en effet, en conséquence) est qu'elle est très fréquente chez Jean : Mt = 56; Mc = 6; Lc = 33; Jn = 200; Ac = 61; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 1. Elle sert souvent de simple élément de transition, sans idée que ce qui vient est la conséquence de ce qui précède.
Ioudaioi (les Juifs) Ce mot provient de l'adjectif ioudaios, utilisé également comme substantif. Il joue un rôle très important chez Jean : Mt = 5; Mc = 6; Lc = 4; Jn = 70; Ac = 77; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Alors qu'ailleurs dans les évangiles-Actes il ne sert qu'à désigner les Juifs en tant que groupe ethnique, sans aucune connotation péjorative, chez Jean il entend désigner très souvent les autorités juives de Jérusalem hostiles à Jésus. En fait, si on veut être plus précis, il y a chez Jean deux grandes significations au mot « Juif ».

  1. Le Juif désigne d'abord la nation juive et les gens ordinaires qui la composent. Aussi, le mot apparaît dans deux contextes différents.
    1. Il désigne de manière générale le monde juif : ainsi l'évangéliste parlera des « six jarres de pierre, destinées aux purifications des Juifs » (2, 6), ou de la Pâque des Juifs (2, 13), ou de Nicodème comme notable des Juifs (3, 1), ou du fait que les Juifs n'ont pas de relation avec les Samaritains (4, 9), ou des Juifs qui sont venus auprès de Marthe et Marie pour les consoler de la mort de leur frère Lazare (11, 9), ou encore de l'écriteau au-dessus de la croix intitulé : « Jésus le Nazôréen, le roi des Juifs » (19, 19)

    2. Mais à trois reprises il désigne des Juifs particuliers qui sont devenus croyants et disciples : « Jésus dit alors aux Juifs qui l'avaient cru: "Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples" » (8, 31; voir aussi 11, 45; 12, 11)

  2. Mais assez souvent (55% des occurrences), le mot « Juif » désigne les Juifs de Jérusalem, versés dans les Écritures et exercent une certaine autorité. En raison du rôle que Jean leur fait jouer, on peut les répartir en deux groupes.
    1. Il y a les Juifs interrogateurs qui cherchent à comprendre, sont parfois choqués par certaines paroles et argumentent : cela a commencé avec Jean-Baptiste (« Et voici quel fut le témoignage de Jean, quand les Juifs lui envoyèrent de Jérusalem des prêtres et des lévites pour lui demander: "Qui es-tu?" », 1, 19), et s'est poursuivi avec Jésus (« Alors les Juifs prirent la parole et lui dirent: "Quel signe nous montres-tu pour agir ainsi?" », 2, 18)(voir aussi 6, 52; 7, 15; 7, 35; 8, 57; 10, 24)

    2. Puis le ton interrogateur se change en hostilité flagrante, et ainsi on « persécute » (5, 16) Jésus, on cherche à le « tuer » (5, 18; 7, 1), à le lapider (10, 31), on l'accuse d'être possédé par un démon (8, 48.52), on exclu ses disciples des synagogues (9, 22), et on le livre à Pilate pour qu'il soit exécuté (18, 31.36)

À quelle catégorie appartiennent ces Juifs qui maugréent? Il s'agit bien sûr des Juifs interrogateurs associés aux autorités de Jérusalem. Mais nous sommes pourtant en Galilée, sur le bord du lac, dans la région de Capharnaüm. L'hypothèse qu'ils étaient des Juifs de Jérusalem en visite en Galilée ne fonctionne pas, parce plus loin ils disent bien connaître les parents de Jésus à Nazareth, ce qui présuppose une certaine familiarité avec le milieu familial. Il faut reconnaître que ce v. 41 et le thème des murmures n'est pas à sa place ici, et reflète le travail éditorial de l'évangéliste qui a rassemblé des péricopes différentes qui, à l'origine, appartenaient à des contextes différents (Pour quelqu'un comme M.E. Boismard, Synopse des quatre évangiles, T. III - L'évangile de Jean. Paris : Cerf, 1977, 190-205), le contexte originel du v. 41 est celui de la fête des Tentes et suivait la scène de l'expulsion des vendeurs du temple où les Juifs demandent à Jésus un signe comme Moïse en a donné).

Tout cela est secondaire si on se place du point de vue de l'évangéliste. Pour ce dernier, les Juifs représentent ces gens qui sont incapables d'entrer la perspective chrétienne, et multiplient les objections; ils sont la preuve que croire est un véritable défi.

L'adjectif ioudaios dans les évangiles-Actes
peri autou (à son sujet) Cette expression toute simple, formée de la préposition peri (au sujet de, sur, en ce qui concerne, à cause de, à l'égard de) et du pronom personnel autos (lui), ici au génitif, ne vaut la peine d'être mentionné que parce que Jean l'aime bien et l'emploie régulièrement : Mt = 2; Mc = 3; Lc = 8; Jn = 11; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. La plupart du temps, l'évangéliste l'utilise pour désigner Jésus comme sujet de la discussion. C'est un autre signe de la simplicité du style du quatrième évangile.

Textes de Jean avec peri autou
egō eimi (moi, je suis) Pour une analyse de l'expression egō eimi, on se réfèrera au glossaire; qu'il nous suffise de résumer ce qui y est dit. L'expression est composée du pronom personnelle egō (je, moi) et du verbe eimi (être) à l'indicatif présent. C'est une expression tout à fait banale en grec et qui signifie simplement : c'est moi, ou moi je suis. Cependant, les évangiles, l'Ancien Testament et les écrits religieux grecs lui ont aussi donné une signification solennelle et sacrée. C'est Jean qui l'utilise le plus : Mt = 4; Mc = 2; Lc = 8; Jn = 37; Ac = 10; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Chez lui, il apparaît avec trois formulations différentes :
  1. Sous une forme absolue, sans prédicat ou attribut. Par exemple : « Je vous ai donc dit que vous mourrez dans vos péchés. Car si vous ne croyez pas que Je Suis (egō eimi), vous mourrez dans vos péchés » (8, 24)
  2. Sous une forme absolue, mais avec l'idée qu'il s'agit de reconnaître quelqu'un qu'on connait. Par exemple : « Mais il leur dit: "C'est moi (egō eimi). N'ayez pas peur." » (6, 20)
  3. Avec un prédicat au nominatif qui associe Jésus à une réalité connue. Par exemple : « Je suis (egō eimi) le pain de vie, la lumière du monde, la porte, le bon berger, la résurrection et la vie, la voie, la vérité et la vie, la vraie vigne » (6, 35.51; 8, 12; 10, 7.9.11.14; 11, 25; 14, 6; 15, 1.5)

C'est à partir de l'Ancien Testament qu'il faut essayer de comprendre la signification que lui donne Jean, en particulier le Deutéro-Isaïe (40-55).

  • Is 45, 18 : « Car ainsi parle Yahvé, le créateur des cieux: C'est lui qui est Dieu, qui a modelé la terre et l'a faite, c'est lui qui l'a fondée; il ne l'a pas créée vide, il l'a modelée pour être habitée. Je (suis) Yahvé (Heb. :ʾănî yhwh; LXX : egō eimi), il n'y en a pas d'autre ».

Isaïe se sert de « Je suis » pour désigner Yahvé, Jean s'en sert pour désigner Jésus. Aussi, quand cette expression apparaît dans la bouche de Jésus, son auditoire comprend la connotation divine, et voilà pourquoi on veut le lapider (voir 10, 41). Les synoptiques optent surtout pour le titre de Seigneur (kyrios), pour sa part, Jean, préfère « Je suis » (egō eimi).

Le glossaire sur egō eimi

Textes de Jean avec egō eimi

artos (pain) artos (pain) fait référence à la base de notre alimentation, et est naturellement présent dans les évangiles-Actes : Mt = 20; Mc = 21; Lc = 14; Jn = 24; Ac = 5. On peut être surpris de sa fréquence chez Jean, mais c'est le chapitre 6 avec le récit de la multiplication des pains et le discours sur le pain de vie qui concentre la plupart des occurrences, i.e. 21 occurrences sur 24 (les trois autres occurrences se trouvant au dernier repas de Jésus avant de mourir et dans la scène finale de Jésus ressuscité qui mange avec ses disciples).

Chez Jean, le mot fait référence à deux réalités différentes : le pain physique qui nourrit le corps, et le pain symbolique qui fait référence à une réalité immatérielle, et qui est décrit comme : pain descendu ciel, pain de Dieu, pain de vie. Quelle est cette réalité immatérielle?

Nous en avons un indice un peu plus loin quand Jésus parle de « venir vers lui » (v. 44), un thème relié à la foi en lui, et cite les écrits prophétiques disant qu'ils seront tous instruits par Dieu (v. 45): le pain ferait référence à sa parole; nous sommes devant la symbolique sapientielle du pain, tout comme plus tôt le récit de la Samaritaine a mis de l'avant la symbolique sapientielle de l'eau. Jean nous renvoie à une symbolique très présente dans l'Ancien Testament.

Commençons avec les écrits prophétiques.

  • Am 11, 13 : « Voici venir des jours - oracle de Yahvé - où j'enverrai la faim dans le pays, non pas une faim de pain, non pas une soif d'eau, mais d'entendre la parole de Yahvé. On ira titubant d'une mer à l'autre mer, du nord au levant, on errera pour chercher la parole de Yahvé et on ne la trouvera pas! En ce jour-là s'étioleront de soif les belles jeunes filles et les jeunes gens »

Ainsi, le pain désigne la parole de Yahvé. Mais parler de pain, c'est aussi parler de repas festif et de banquet, et pour un prophète comme Isaïe, c'est l'évocation du banquet messianique.

  • Is 55, 1-3.10-11 : « Ah! vous tous qui avez soif, venez vers l'eau, même si vous n'avez pas d'argent, venez, achetez et mangez; venez, achetez sans argent, sans payer, du vin et du lait. Pourquoi dépenser de l'argent pour autre chose que du pain, et ce que vous avez gagné, pour ce qui ne rassasie pas? Écoutez, écoutez-moi et mangez ce qui est bon; vous vous délecterez de mets succulents. Prêtez l'oreille et venez vers moi, écoutez et vous vivrez. Je conclurai avec vous une alliance éternelle, réalisant les faveurs promises à David... De même que la pluie et la neige descendent des cieux et n'y retournent pas sans avoir arrosé la terre, sans l'avoir fécondée et l'avoir fait germer pour fournir la semence au semeur et le pain à manger, ainsi en est-il de la parole qui sort de ma bouche, elle ne revient pas vers moi sans effet, sans avoir accompli ce que j'ai voulu et réalisé l'objet de sa mission. »

Pour Isaïe, lors de ce banquet messianique, Yahvé rassasiera son peuple de sa parole, et cette parole sera efficace. Ce passage est important pour comprendre Jean, car, ne l'oublions pas, pour lui le banquet messianique est déjà présent en Jésus, et en lui Dieu rassasie son peuple.

Un autre cadre pour comprendre Jean est celui de la littérature sapientielle.

  • Pr 9, 5 : « Venez, mangez de mon pain, buvez du vin que j'ai préparé! »
  • Si 15, 3 : « Elle (la sagesse) le nourrit du pain de la prudence, elle lui donne à boire l'eau de la sagesse »

Dans cette littérature, la sagesse est cette conduite intelligente et avisée, qui peut être inspirée par la parole de Dieu. Pour Jean, la sagesse est Jésus lui-même, qu'il appelle logos (parole ou verbe) dans son prologue.

S'il est vrai que le pain renvoie d'abord à la révélation en et par Jésus, du fait même que l'évangile est écrit dans un contexte chrétien, on devine également une allusion à l'assemblée eucharistique. La première allusion est venue avec la scène de la multiplication des pains où Jésus prends ces pains et rend grâce (6, 11), comme on le fait lors de la célébration eucharistique, puis plus loin il associera le pain à sa chair donnée pour la vie du monde (6, 51). On peut ajouter aussi la mention de la manne qui, dans le milieu chrétien, était une référence à l'eucharistie, comme en témoigne Paul, qui y fait allusion au moment d'aborder la question des célébrations eucharistiques :

  • 1 Co 10, 2-4 : « tous ont été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer, tous ont mangé le même aliment spirituel et tous ont bu le même breuvage spirituel - ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les accompagnait, et ce rocher, c'était le Christ »

Ainsi, dans sa dimension immatérielle, le pain désigne d'abord et avant tout la révélation en et par Jésus, mais on y trouve également en filagramme une allusion au pain eucharistique.

Textes avec artos dans les évangiles-Actes
katabas (descendu) Katabas est le participe aoriste de katabainō qui signifie : descendre, amené à terre. Ce verbe décrit un mouvement de haut en bas et apparaît un certain nombre de fois dans les évangiles-Actes : Mt = 11; Mc = 6; Lc = 13; Jn = 17; Ac = 19; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. En dehors de Jean, il est surtout utilisé pour décrire l'action physique de descendre de quelque part, par exemple descendre de Jérusalem (Mc 3, 22; Ac 8, 26; 25, 7). Mais chez Jean, sur 14 occurrences, 11 font référence à une descente du ciel (les trois exceptions apparaissent dans la séquence du récit autour du fonctionnaire royale qui se rend à Cana rencontrer Jésus pour qu'il guérisse son fils à Capharnaüm, cette ville-ci étant située sur le bord du lac de Galilée, sous le niveau de la mer).

Ainsi, il faut donc interpréter ces 11 occurrences au sens symbolique. Dans l'imaginaire antique, le monde de Dieu est situé « en haut », et le monde des ténèbres « en bas ». C'est ainsi que l'Esprit Saint « descend » du ciel. Dans l'univers moderne qui ne partage plus cet imaginaire et qui explore l'espace interstellaire, on ne peut plus parler d'un Dieu là-haut. Aussi, j'ai préféré utiliser l'expression « venir de Dieu ».

Textes avec le verbe katabainō dans le Nouveau Testament
ouranou (ciel) Ouranou est le nom au génitif de ouranos (ciel), et comme on peut l'imaginer, assez fréquent dans les évangiles-Actes, surtout chez le Juif Matthieu où il apparaît souvent au pluriel : Mt = 82; Mc = 18; Lc = 35; Jn = 18; Ac = 26; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Pour une analyse du mot, on se réfèrera au glossaire. Qu'il nous suffise de résumer ce qui y est dit.

Le mot est très lié à la cosmologie du Judaïsme, où l'univers se divise en deux grandes parties, le monde d'en bas, et le monde d'en haut, l'un appelé terre, l'autre appelé ciel. Une voute semi-sphérique délimite les deux mondes, et elle repose à l'extrémité de la terre plate sur des colonnes ou des hautes montages. Dans cette partie au-dessus du firmament, tantôt appelée « ciel », tantôt « cieux » on compte différentes couches, celles des luminaires (soleil, lune et étoiles), les outres d'eau pour la pluie, et au-dessus de tout cela, le domaine de Dieu qui offre une demeure pour divers êtres : les élus, les anges, les puissances et Dieu lui-même. Quand cet au-delà du firmament est présenté en apposition à la terre, comme l'autre pôle de l'univers, il est toujours au singulier : ciel, et on parle donc du « ciel et la terre ». Par contre, quand il est présenté en lui-même, dans sa dimension composite, il est habituellement au pluriel : cieux; on parlera des anges dans les cieux ou du Père qui est dans les cieux.

C'est ainsi que dans les évangiles le mot ouranos peut revêtir trois significations :

  • Ce qui est au-dessus du firmament et où réside les êtres qui logent dans la maison de Dieu
  • Il peut désigner Dieu lui-même pour éviter de prononcer son nom
  • Enfin, il peut faire référence à cet espace entre le sol et le firmament, où on peut apercevoir les oiseaux, les nuages et les phénomènes météorologiques

Jean se distingue des autres évangéliste en ayant le mot ouranos uniquement au singulier, et donc en ne voyant l'espace au-dessus du firmament comme un grand tout unifié, présenté comme un pôle de l'univers en opposition à l'autre pôle qu'est la terre. Ensuite, plus que les autres évangélistes, ouranos entend désigner tout simplement Dieu : « venir du ciel » signifie « venir de Dieu ». Enfin, comme Jean ne mentionne jamais les oiseaux ou les nuages ou les signes météorologiques, il n'a pas besoin de faire référence au « ciel » de leur habitacle, à une exception près, quand il écrit que Jésus, dans sa prière, lève « les yeux au ciel » (17, 1).

Au v. 41, avec l'expression « pain venu du ciel », Jean entend tout simplement désigner le pain qui vient de Dieu : « ciel » est alors un euphémisme pour dire Dieu.

Le glossaire sur ouranos

Le nom ouranos dans les évangiles-Actes

v. 42 Et ils discutaient : « Ce type n'est-il pas Jésus, le fils de Joseph dont nous connaissons le père et la mère? »

Littéralement : et ils disaient (elegon) : celui-là n'est-il pas (ouch houtos estin) Jésus (Iēsous), le fils Joseph (Iōsēph) de qui nous connaissons (oidamen) le père (patera) et la mère (mētera)? Comment (pōs) maintenant (nyn) il dit que du ciel je suis descendu?

Elegon (ils disaient) Le verbe elegon est l'imparfait du verbe legō (dire), un verbe très commun dans les évangiles-Actes (Mt = 505; Mc = 290; Lc = 531; Jn = 480; Ac = 234; 1Jn = 5; 2Jn = 2; 3Jn = 0). Nous voulons seulement souligner le fait que le verbe soit à l'imparfait, et donc qu'il exprime une action continue, non terminée : on soulève la question de l'identité de Jésus, et cette question n'est pas réglée. Voilà pourquoi j'ai essayé de rendre l'idée d'une question non résolue avec le verbe « discuter ».

En effet, quand Jean utilise le verbe « dire » à l'imparfait, c'est souvent pour décrire une intense discussion au sujet de Jésus :

  • 7, 12 : « On chuchotait beaucoup sur son compte dans les foules. Les uns disaient (elegon) : "C'est un homme de bien." D'autres disaient: "Non, il égare la foule." »
  • 7, 41 : « D'autres disaient (elegon) : "C'est le Christ!" Mais d'autres disaient (elegon) : "Est-ce de la Galilée que le Christ doit venir? »
  • 8, 19 : « Ils lui disaient (elegon) donc: "Où est ton Père?" Jésus répondit: "Vous ne connaissez ni moi ni mon Père; si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père." »
  • 8, 25 : « Ils lui disaient (elegon) donc: "Qui es-tu?" Jésus leur dit: "Dès le commencement ce que je vous dis »
  • 10, 24 : « Les Juifs firent cercle autour de lui et lui disaient (elegon) : "Jusqu'à quand vas-tu nous tenir en haleine? Si tu es le Christ, dis-le-nous ouvertement." »
  • 16, 18 : « Ils disaient (elegon) : "Qu'est-ce que ce: un peu? Nous ne savons pas ce qu'il veut dire." »

Ainsi, malgré les discussions, on ne s'entend pas sur l'identité de Jésus : s'agit-il d'un homme de bien ou d'un imposteur? Est-il le messie ou Christ? De qui est-il vraiment le fils? Et au v. 42, on discute parce qu'on ne comprend pas que Jésus prétendre être une nourriture de Dieu alors qu'il est simplement un être humain comme tout le monde.

Textes de Jean avec elegon
ouch houtos estin (celui-là n'est-il pas) Intéressons-nous d'abord à houtos. C'est un pronom démonstration qui signifie : celui-ci, celui-là. C'est un mot que Jean utilise beaucoup et qui est en fait très banal : Mt = 147; Mc = 79; Lc = 228; Jn = 190; Ac = 236; 1Jn = 39; 2Jn = 5; 3Jn = 4. Mais le contexte suggère un ton de mépris et de dénigrement, surtout en face des prétentions de Jésus. Dans un tel contexte, il faut traduire houtos par « ce type » pour rendre l'idée d'une parole prononcée avec une certaine arrogance.

Il est important de relever l'expression ouch houtos estin (celui-là n'est-il pas), d'abord parce qu'elle est apparue plus tôt chez Marc alors que les gens de son patelin sont surpris de le voir enseigneur avec autorité à la synagogue et guérir les gens :

  • Mc 6, 3 : Celui-là n'est-il pas (ouch houtos estin) le charpentier, le fils de Marie, le frère de Jacques, de Joset, de Jude et de Simon? Et ses soeurs ne sont-elles pas ici chez nous?" Et il étaient choqués à son sujet.»

Copiant Marc, Matthieu reprendra la même expression :

  • Mt 13, 55 : Celui-là n'est-il pas (ouch houtos estin) le fils du charpentier? N'a-t-il pas pour mère la nommée Marie, et pour frères Jacques, Joseph, Simon et Jude?

Luc copie également Marc, avec une légère variante :

  • Lc 4, 22 : N'est-il pas le fils de Joseph, celui-là (ouchi... estin... houtos)?

Les biblistes s'entendent en général pour dire que Jean n'a pas connu les évangiles de Marc, Matthieu et Luc. Aussi, Jean semble donc reprendre une ancienne tradition qu'il a connue autrement : les gens étaient abasourdis devant cet homme si ordinaire, provenant d'un milieu humble, qui s'est mis à enseigner avec une force inégalée et qu'on a perçu comme ayant des prétentions déplacées.

La deuxième raison de souligner l'expression est pour faire remarquer qu'il fait partie du vocabulaire de Jean, puisque ce dernier l'utilisera plus tard pour exprimer la surprise des gens de Jérusalem de voir Jésus là alors qu'on cherche à le tuer (7, 25), ou la surprise de l'entourage de l'aveugle-né de le voir maintenant guéri (9, 8), ou encore la surprise des Pharisiens devant un Jésus qui ne semble pas respecter le sabbat (9, 16). Chez l'évangéliste, c'est un vocabulaire pour exprimer l'étonnement.

Textes avec ouch houtos estin
Iēsous (Jésus) Le nom Iēsous provient de l'hébreu, sous la forme יְהוֹשֻׁעַ ou יְהוֹשׁוּעַ (yĕhôšûaʿ), le nom que portait Josué dans l'Ancien Testament. Il signifie : Yahveh sauve. Évidemment, ce nom est éminemment présent dans les évangiles-Actes : Mt = 152; Mc = 82; Lc = 88; Jn = 243; Ac = 69; 1Jn = 12; 2Jn = 2; 3Jn = 0. Le quatrième évangile domine largement ces statistiques : en raison du nombre dialogues qu'on y trouve, on peut comprendre qu'il faille constamment le nommer explicitement.

Ce qui met à part ce verset est qu'il présente pour une rare fois le nom « Jésus » dans la bouche de quelqu'un d'autre que le narrateur. C'est peu fréquent dans les évangiles : Mt = 7; Mc = 5; Lc = 6; Jn = 7. Résumons ces occurrences.

  • Quand Philippe rencontre Nathanaël pour lui annoncer avoir trouvé le prophète annoncé par Moïse et les Écritures, il lui dit que c'est « Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth (Jn 1, 45)
  • L'homme possédé d'un esprit impur à la synagogue de Capharnaüm l'appelle : Jésus le Nazarénien (Mc 1, 24 || Lc 4, 34)
  • Dans la région des Géraséniens, un homme avec un esprit impur crie vers Jésus : « Que me veux-tu, Jésus, fils du Dieu Très-Haut? » (Mc 5, 7 || Lc 8, 28)
  • Quand on est surpris des paroles et des actions de Jésus, on se rappelle son identité : « Celui-là n'est-il pas Jésus, le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère » (Jn 6, 42)
  • Dix lépreux qui interpelle Jésus avec : « Jésus, Maître, aie pitié de nous » (Lc 17, 13)
  • À la sortie de Jéricho, l'aveugle Bartimée crie vers Jésus : « Fils de David, Jésus, aie pitié de moi! » (Mc 10, 47 || Lc 18, 38)
  • À l'arrivée de Jésus à Jérusalem pour la fête de la Pâque, on informe les Jérusalémites qu'il s'agit du « prophète Jésus, de Nazareth en Galilée » (Mt 21, 11)
  • Quand on demande à l'aveugle de naissance d'identifier celui qui l'a guéri, il répond : « L'homme qu'on appelle Jésus a fait de la boue... (Jn 9, 11)
  • Quand des Grecs veulent voir Jésus, ils s'adressent à Philippe en disant : « Seigneur, nous voulons voir Jésus » (Jn 12, 21)
  • Quand Jésus demande à ceux venus l'arrêter à Gethsémani ce qu'ils cherchent, ils répondent : « Jésus le Nazôréen » (Jn 18, 5.7)
  • Au procès juif de Jésus, Pierre se fait ainsi interpeller par une des servantes du grand prêtre : « Toi aussi, tu étais avec le Nazarénien Jésus » (Mc 14, 67 || Mt 26, 71; Mt a aussi dans le même épisode : « Jésus le Galiléen », 26, 69)
  • Au procès romain de Jésus, Pilate interroge la foule pour savoir ce qu'il doit faire de « Jésus que l'on appelle Christ » (Mt 27, 17.22)
  • En croix, l'un des malfaiteurs dit à Jésus : « Jésus, souviens-toi de moi, lorsque tu viendras avec ton royaume » (Lc 23, 42)
  • Sur la croix, un écriteau est placé : « Jésus le Nazôréen, le roi des Juifs » (Jn 19, 19; Mt 37, 37 a plutôt : « Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs »)
  • Au tombeau vide, le jeune homme en habit blanc leur annonce la résurrection de « Jésus le Nazarénien, le crucifié » (Mc 16, 6 || Mt 28, 5 qui a simplement : Jésus, le crucifié)
  • Dans le récit des disciples d'Emmaüs qui informent leur visiteur en ce qui « concerne Jésus le Nazarénien, qui s'est montré un prophète puissant » (Lc 24, 19)

Faisons quelques remarques.

  1. La manière habituelle d'appeler Jésus pour les gens qui ont une certaine connaissance de lui est : Jésus de Nazareth ou Jésus le Nazarénien (ou la variante Nazôréen), tout comme autrefois des gens reçurent comme nom de famille : Lefrançois (le Français), Litalien, Lallemand. Son nom était attaché à Nazareth, le lieu où il a vécu et travaillé (Il est probable que Jésus soit né à Nazareth, et non pas à Bethléem. Sur ce sujet, voir Meier).

  2. Jésus est aussi appelé quelque fois : Jésus, fils de Joseph. C'est une autre façon très ancienne de nommer les gens en disant, par exemple, Richard à Gilbert (fils de Gilbert). Plusieurs groupent reflètent cet usage dans le nom de famille, par exemple le « mac » (fils) de la langue gaélique qui a donné MacPherson en Écosse, ou le « vic » (fils) dans la langue slave qui a donné des noms comme Petrović, ou le « ben » (fils) en Hébreu qui a donné Ben Gurion

  3. Il est intéressant de noter les trois occurrences où Jésus se fait simplement appeler « Jésus », sans plus : à chaque fois il s'agit de gens qui ne sont pas familiers avec lui, i.e. l'aveugle de naissance (Jn 9, 11), des Grecs (Jn 12, 21), et l'un des malfaiteurs en croix (Lc 23, 42)

  4. À quelques reprises Jésus se fait attribuer un titre honorifique, mais c'est habituellement à l'occasion d'une demande pressante où on insiste sur son lien avec Dieu pour guérir : fils du Dieu Très-Haut (Mc 5, 7), maître (Lc 17, 13), fils de David (Mc 10, 47).

  5. Enfin, il y a le cas de Mt 27, 17.22 où Matthieu met dans la bouche de Pilate : Jésus qu'on appelle Christ. Comme Matthieu insiste sur la messianité de Jésus lors de son procès, on comprend qu'il veuille en faire l'objet de sa condamnation par Pilate. En même temps, ce titre cadre bien avec la façon dont les Gréco-romains percevaient Jésus au début de l'ère chrétienne, comme en témoigne l'historien juif Flavius Josèphe, quand il raconte la mort de Jacques, « frère de Jésus appelé le Christ » (Antiquités judaïques, 20, 9 : #200).

Textes avec Jésus dans la bouche d'un autre que le narrateur

La naissance de Jésus d'après J.P. Meier

Sur Nazareth, voir le Glossaire

Iōsēph (Joseph) Le nom de Joseph, père de Jésus, est peu fréquent et apparaît surtout dans les récits de l'enfance : Mt = 8; Mc = 0; Lc = 5; Jn = 2; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Si on exclut les récits de l'enfance, que sait-on sur Joseph? Tout d'abord, le nom. D'après Genèse 30, 24 : « et elle (Rachel) l'appela Joseph, disant: "Que Yahvé m'ajoute un autre fils!" ». En hébreu : יוֹסֵף (yôsēp). Son nom a donc été choisi parmi les patriarches.

Selon les coutumes de l'époque, Joseph aurait eu plusieurs enfants : Jésus l'ainé, puis Jacques, Joset, Simon et Jude (Mt 13, 55) (sur la question des frères de Jésus, voir Meier) dont les noms sont reliés aux Patriarches (sur le sujet, voir Meier). Il y a eu des filles aussi dont les noms nous sont inconnus (Mt 13, 56), les femmes n'ayant pas de statut social. Il était habituel pour un père de transmettre son métier à son aîné, si bien qu'on attribue à Joseph le métier de charpentier (Mt 13, 55), ainsi qu'à Jésus (Mc 6, 3). Sur ce métier, on se réfèrera au Glossaire, où il s'agit d'un travail d'artisan ou d'homme à tout faire. Joseph était probablement décédé quand Jésus avait 30 ou 35 ans, i.e. au moment d'amorcer sa vie publique. Il était l'époux de Marie qu'il épousa lorsqu'elle avait probablement 14 ans (voir Meier).

Quelle était la relation de Jésus avec son père Joseph? On n'en sait évidemment rien. Mais il était habituel pour le père de montrer le métier à son fils, et de dernier tentait de l'imiter. On a peut-être un écho de cette relation à travers une affirmation qui semble d'abord théologique : « En vérité, en vérité, je vous le dis, le Fils ne peut rien faire de lui-même, qu'il ne le voie faire au Père; ce que fait celui-ci, le Fils le fait pareillement » (Jn 5, 19). Ce qui est sûr, Jésus n'a pu devenir le leader qu'il faut sans l'influence de ses parents..

Le nom (Iōsēph dans le Nouveau Testament

Glossaire sur le métier de charpentier

oidamen (nous savons) Le verbe oidamen a pour racine oida, qui signifie soit voir, soit savoir ou connaître. Nous l'avons présenté dans notre analyse de Jn 10, 4. La connaissance joue un rôle crucial dans le quatrième évangile : Mt = 24; Mc = 21; Lc = 25; Jn = 83; Ac = 19; 1Jn = 15; 2Jn = 0; 3Jn = 1. Chez Jean, Jésus veut faire parvenir son auditoire à la connaissance de la vérité toute entière, mais en même temps, le fait de prétendre savoir représente un obstacle. C'est le cas ici : les juifs connaissent l'origine de Jésus à Nazareth, et ils connaissent ses parents. Et ils reviendront à quelques reprises sur cette connaissance.
  • 7, 27 : « Mais lui, nous savons d'où il est, tandis que le Christ, à sa venue, personne ne saura d'où il est »
  • 9, 29 : « Nous savons, nous, que Dieu a parlé à Moïse; mais celui-là, nous ne savons pas d'où il est »

Le fait que Dieu puisse parler à travers un humble artisan dont on connait bien les origines semble impensable.

Le verbe oida dans les évangiles-Actes
patera (père) Patera est l'accusatif de patēr (père, ancêtre), un terme extrêmement commun dans les évangiles-Actes, mais plus particulièrement dans la tradition johannique : Mt = 62; Mc = 18; Lc = 52; Jn = 130; Ac = 34; 1Jn = 14; 2Jn 4. Mais, tout comme en français, il peut revêtir diverses significations, du père biologique au père spirituel. Quand on parcourt les évangiles-Actes, on peut regrouper ces diverses significations en quatre catégories :
  1. C'est d'abord le titre donné à Dieu par Jésus, repris ensuite par les évangélistes, surtout par Jean : Mt = 44; Mc = 4; Lc = 13; Jn = 114; Ac = 3. Par exemple, « Ainsi votre lumière doit-elle briller devant les hommes afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Père (patēr) qui est dans les cieux » (Mt 15, 16)

  2. Le mot désigne aussi bien évidemment l'engendreur, le père biologique : Mt = 15; Mc = 13; Lc = 26; Jn = 2; Ac = 6. Par exemple, « Mais, apprenant qu'Archélaüs régnait sur la Judée à la place d'Hérode son père (patēr), il craignit de s'y rendre; averti en songe, il se retira dans la région de Galilée » (Mt 2, 22)

  3. On emploie aussi le mot, surtout au pluriel, pour désigner les ancêtres d'une nation ou d'une communauté : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 7; Jn = 5; Ac = 22. Par exemple, « Si nous avions vécu du temps de nos pères (patēr), nous ne nous serions pas joints à eux pour verser le sang des prophètes » (Mt 23, 30)

  4. À quelques reprises, il est utilisé dans un sens spirituel pour désigner une personne à la source de son identité personnelle, sociale ou religieuse; chez les Juifs ce sera entre autres Abraham ou David : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 6; Jn = 9; Ac = 2. Par exemple, « ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes: Nous avons pour père (patēr) Abraham. Car je vous le dis, Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants à Abraham » (Mt 3, 9)

Ici, au v. 42, « père » désigne l'engendreur biologique. C'est très rare chez Jean, Le seul autre exemple se trouve dans le récit de guérison du fonctionnaire royal à Capharnaüm : « Le père reconnut que c'était l'heure où Jésus lui avait dit: "Ton fils vit", et il crut, lui avec sa maison tout entière » (4, 53).

Le mot patēr dans les évangiles-Actes
mētera (mère) Mētera est l'accusatif singulier de mētēr (mère). Quand les évangiles-Actes parlent de mère, ils entendent des catégories différentes : la mère de Jésus, la mère d'un autre personnage, la mère en général.

MatthieuMarcLucJeanActes
Mère de Jésus827101
Mère de quelqu'un d'autre54503
Mère en gén.1311510
Total261717114

Pour bien comprendre ce qui est dit de la mère de Jésus, il faut inclure dans notre recherche le nom de la mère de Jésus : Marie (Mt = 5; Mc = 1; Lc = 12; Jn = 0; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0). Qu'est-ce qui se dégage de toutes ces données?

Même s'il y a un total de 47 références à Marie-mère, 19 proviennent des récits de l'enfance. Pourquoi le mentionner? Les récits de l'enfance appartiennent à un genre littéraire spécifique qui les met à part : non seulement leur teneur est hautement théologique (chez Matthieu, Jésus est décrit comme un nouveau Moïse, et donc revit les événements par lesquels il est passé, chez Luc l'Ancien et le Nouveau Testament sont présentés sous une forme de continuité, l'un représenté par Jean-Baptiste, l'autre par Jésus), mais ils n'apportent pas beaucoup à notre compréhension de l'environnement du ministère de Jésus.

Restreignons notre analyse à Marie-mère dans le cadre de la vie publique de Jésus. Disons d'abord quelques mots sur chaque évangéliste.

  • Marc nous rapporte deux scènes, d'abord celle où la famille immédiate de Jésus (sa mère et ses frères) veut le voir, et ne le peut pas, empêchée par la foule, ce qui donnent l'occasion à Jésus de redéfinir la notion de mère et de frère au niveau de la foi (3, 31-32); puis, celle où les gens de sa patrie, probablement Nazareth, n'arrivent pas à comprendre qu'un simple artisan, fils d'une femme ordinaire bien connue et ayant des frères également bien connus qu'on peut nommer, joue au prophète et au guérisseur (6, 3). Dans la première scène, on parle de la « mère de Jésus », dans le deuxième cas de « Marie », comme si on la connaissait bien. Les deux scènes suggèrent une forme d'incompréhension et de fossé entre les liens biologiques et les coordonnées physiques d'une personne, et ce que révèle le regard plus profond de la foi.

  • Luc nous réserve une surprise. Dans son récit de l'enfance, il fait référence 17 fois soit à la mère de Jésus (5 fois), soit à Marie (12 fois), mère de Jésus, si bien qu'il pourrait être qualifié d'évangéliste de Marie. Mais, avec le ministère de Jésus, plus rien, ou presque. En fait la seule référence est la scène de la famille de Jésus qui veut le voir (8, 19-20), une scène qu'il se contente de recopier de Mc 3, 31-32). Et il est surprenant qu'il ne reprend même la scène de Mc 6, 3 où les gens mentionnent qu'on connaît sa mère, une scène qu'il devait pourtant connaître. Qu'est-ce-à dire? C'est comme si le récit de l'enfance et le ministère de Jésus appartenaient à deux mondes différents, et ce dernier appartient tout entier à Jésus de Nazareth. Luc reviendra à Marie et aux frères de Jésus dans ses Actes des Apôtres (1, 14) pour signaler qu'ils participent assidument avec les Onze à la prière communautaire. D'une manière générale, Luc appuie Marc dans l'idée que les liens biologiques n'ont pas d'importance et que seuls comptent les liens de la foi où tout se joue.

  • On peut faire des observations semblables chez Matthieu : dans alors qu'il présente son récit de l'enfance dix références soit à la mère de Jésus (6 fois), soit à son nom Marie (4 fois), il se tait par la suite, se contentant simplement de recopier Mc 6, 3 où les gens mentionnent les parents et les frères de Jésus. Par contre, il ne recopie pas Mc 3, 31-32 où sa famille veut voir Jésus. Quant à son récit de l'enfance, Marie se contente d'accompagner Joseph, et n'accomplit aucune autre action que celle d'enfanter. Bref, Matthieu n'a rien d'original à dire sur Marie.

  • Avec Jean, nous entrons dans une autre réalité. Son intérêt, c'est la réalité intérieure des choses, le monde de la foi. Et la mère de Jésus y occupe une place sans équivalence dans les autres évangiles. J'ai dit : « mère de Jésus », car jamais Jean ne l'appelle : Marie, ce qui mettrait l'accent sur les liens biologiques. Le fait de l'appeler « femme » ou « mère » la présente comme Ève (voir Gn 3, 15 : « Je mettrai une hostilité entre toi (le serpent) et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t'écrasera la tête et tu l'atteindras au talon »; sur le sujet voir R.E. Brown, The Gospel According to John. Garden City : New York, Doubleday (Anchor Bible, 29), v. 1, p. 108); elle est la mère du messie, et par là combat Satan. Mais pour comprendre pleinement ce qu'elle représente, il faut se référer à la scène avec le disciple bien-aimé alors que Jésus est en croix et lui dit : « Voici ta mère » (19, 26-27), qui représente ce qu'est cette femme aux yeux de l'évangéliste : la mère de Jésus est passée d'une relation biologique, qui est naturelle pour une mère vis-à-vis de son fils, à une relation spirituelle, de même type que celui du disciple bien-aimé vis-à-vis de Jésus (sur le sujet, voir R.E. Brown sur Jn 19, 26-27); elle devient figure de la communauté croyante, et donc de l'Église. Cela est possible dans le contexte de la mort de Jésus par laquelle le Père attirera tout le monde à Jésus. Alors que la scène avec le disciple bien-aimé intervient à la fin du ministère de Jésus, le moment où la mère de Jésus entre en scène se trouve aux noces de Cana (2, 1-11). Comme l'heure de Jésus n'est pas arrivé, i.e. celui de sa mort, la mère de Jésus, et par là la communauté croyante, ne peut jouer aucun rôle (« Que me veux-tu, femme? Mon heure n'est pas encore arrivée », 2, 4), car Jésus ne fait que ce que le Père lui instruit de faire; la communauté ne peut vivre que dans l'attente patiente du moment choisi par le Père : « Tout ce qu'il vous dira, faites-le » (2, 5).

Ainsi, quand on considère les écrits synoptiques et le rôle de Marie dans le ministère de Jésus, on se retrouve avec deux scènes : la famille qui veut le voir et la mention des parents et des frères de Jésus, cette dernière scène également présente chez Jean. Les deux scènes ne visent qu'à rappeler que les liens biologiques peuvent être une source de confusion et un obstacle à la foi.

Ici au v. 42, Jean reprend une tradition que connaît également Marc, mais en prenant la peine d'enlever le nom de Marie, pour ne garder que le mot « mère ». Comme nous l'avons vu, ce qui l'intéresse, c'est le rôle qu'elle jouera comme figure de la communauté croyante. Et en cela, les liens du sang ne jouent aucun rôle, et par là Jean rejoint les récits synoptiques.

Le mot mētēr dans le Nouveau Testament

Le nom Marie dans la Bible

pōs (comment) Il y aurait peu de choses à dire sur l'adverbe pōs (comment, combien, comme), si ce n'était que Jean l'aime bien (Mt = 14; Mc = 14; Lc = 16; Jn = 20; Ac = 9; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0), et surtout qu'il sert bien son propos de montrer comment les paroles de Jésus et son attitude déconcertent les gens et ne peuvent être comprises qu'après une transformation intérieure. Donnons quelques exemples :

  • 3, 4 : « Nicodème lui dit: "Comment un homme peut-il naître, étant vieux? Peut-il une seconde fois entrer dans le sein de sa mère et naître?" »
  • 6, 52 : « Les Juifs alors se mirent à discuter fort entre eux; ils disaient: "Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger?" »
  • 8, 33 : « Ils lui répondirent: "Nous sommes la descendance d'Abraham et jamais nous n'avons été esclaves de personne. Comment peux-tu dire: Vous deviendrez libres?" »
  • 12, 34 : « La foule alors lui répondit: "Nous avons appris de la Loi que le Christ demeure à jamais. Comment peux-tu dire: Il faut que soit élevé le Fils de l'homme? Qui est ce Fils de l'homme?" »

Ainsi, on n'arrive pas à comprendre pourquoi il faut renaître, et comment cela se fait; on n'arrive pas à comprendre comment la personne de Jésus peut être une véritable nourriture; on n'arrive pas à comprendre ce que signifie être véritablement libre; on n'arrive pas à comprendre pourquoi le messie, dans on rôle de messie, doit passer par la mort. Notre v. 42 verse un autre élément à ce dossier : comment cette nourriture venue de Dieu passe-t-elle par un être ordinaire dont on connaît bien la famille?

Les textes avec l'adverbe pōs dans les évangiles-Actes

nyn (maintenant) Encore une fois, la seule raison de mentionner l'adverbe nyn (maintenant, à présent, désormais) est qu'il est très utilisé par Jean : Mt = 4; Mc = 3; Lc = 13; Jn = 29; Ac = 25; 1Jn = 4; 2Jn = 1; 3Jn = 0. On peut regrouper cette utilisation du mot en quatre catégories.

  1. « Maintenant » fait référence à la mort en croix de Jésus, aussi appelée « heure » ou « exaltation ». Par exemple 5, 25 : « En vérité, en vérité, je vous le dis, l'heure vient - et c'est maintenant (nyn) - où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l'auront entendue vivront »

  2. « Maintenant » désigne la nouvelle situation introduite par la présence et la mission de Jésus. Cette situation est une bénédiction pour certains. Par exemple 16, 30 : « Nous savons maintenant (nyn) que tu sais tout et n'as pas besoin qu'on te questionne. A cela nous croyons que tu es sorti de Dieu ». Mais la même situation est une malédiction pour d'autres. Par exemple, 15, 22 : « Si je n'étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas de péché; mais maintenant (nyn) ils n'ont pas d'excuse à leur péché »

  3. « Maintenant » désigne la période où Jésus est encore présent physiquement par opposition à la période ultérieure de l'Église. Par exemple, 14, 29 : « Je vous le dis maintenant (nyn) avant que cela n'arrive, pour qu'au moment où cela arrivera, vous croyiez »

  4. « Maintenant » renvoie tout simplement à une séquence historique où il y a un passé et un présent. Par exemple, 4, 18 : « car tu as eu cinq maris et celui que tu as maintenant (nyn) n'est pas ton mari; en cela tu dis vrai ».

On peut rattacher notre verset 42 à cette dernière catégorie : les Juifs sont choqués du contraste entre un passé où Jésus était bien connu comme l'enfant de parents bien connus et résidant à Nazareth, et le présent où il se présente comme nourriture venant de Dieu.

Les textes avec l'adverbe nyn au sens chronologique chez Jean

Les textes avec l'adverbe nyn dans les évangiles-Actes

v. 43 Jésus leur fit cette réponse : « Arrêtez de maugréer tous ensemble

Littéralement : Il répondit (apekrithē) Jésus et il dit (kai eipen) à eux : ne murmurez pas avec les uns les autres (allēlōn)

Apekrithē kai eipen (il répondit et il dit) Comme on peut l'imaginer, apekrithē, l'aoriste du verbe apokrinomai (répondre), est un verbe très fréquent dans les évangiles-Actes, puisqu'il joue un rôle important dans un dialogue : Mt = 55; Mc = 30; Lc = 46; Jn = 78; Ac = 20; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Mais ce qu'il faut souligner ici, ce n'est pas seulement que Jean l'utilise plus que les autres, mais que l'expression « répondre et dire » (apokrinomai kai legō) est une particularité de son style : Mt = 0; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 28; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Les textes avec "répondre et dire" chez Jean
allēlōn (les uns les autres) Il y a peu de choses à dire sur allēlōn, un pronom personnel de réciprocité, sinon qu'il est beaucoup utilisé dans la tradition johannique : Mt = 3; Mc = 5; Lc = 11; Jn = 15; Ac = 8; 1Jn = 6; 2Jn = 1; 3Jn = 0. En raison même de l'accent sur la communauté ou sur les groupes, il est normal que ce pronom revienne régulièrement. Et plus particulièrement, il est utilisé 11 fois pour inviter à l'amour mutuel.

Mais bien souvent, comme ici au v. 43, il décrit les discussions ou interrogations au sein d'un groupe d'individus.

Les textes avec allēlōn dans les évangiles-Actes
v. 44 Personne n'est capable d'être attiré par moi, à moins que le Père, qui m'a envoyé, l'attire lui-même, et moi je le relèverai au dernier jour

Littéralement : Personne (oudeis) il est capable (dynatai) de venir vers moi (elthein pros me) si le père l'ayant envoyé (pempsas) moi, qu'il attire (helkysē) lui, et moi je le ferai se lever (anastēsō) lui au dernier jour (eschatē hēmera).

Oudeis (personne) Oudeis est un pronom indéfini utilisé pour la négation (personne, aucun, nul, rien) et que Jean aime bien : Mt = 18; Mc = 25; Lc = 34; Jn = 49; Ac = 25; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Quand ce pronom joue le rôle de sujet, comme c'est le cas ici, on note quatre grandes situations où apparaît ce mot dans le quatrième évangile.

  1. Il sert à exprimer l'écart entre la capacité humaine et celle de Jésus. Par exemple, 1, 18 : « Personne (oudeis) n'a jamais vu Dieu; le Fils unique, qui est tourné vers le sein du Père, lui, l'a fait connaître »

  2. Il sert à souligner l'incapacité humaine qui requiert ou présuppose l'intervention de Dieu. Par exemple, 7, 30 : « Ils cherchaient alors à le saisir, mais personne (oudeis) ne porta la main sur lui, parce que son heure n'était pas encore venue »

  3. Il sert à décrire la paralysie des gens pour divers motifs. Par exemple, 4, 27 : « Là-dessus arrivèrent ses disciples, et ils s'étonnaient qu'il parlât à une femme. Pourtant personne (oudeis) ne dit: "Que cherches-tu?" Ou: "De quoi lui parles-tu?" »

  4. Il fait référence à l'affirmation d'une vérité ou à un fait connu dans le monde juif. Par exemple, 7, 4 : « Car personne (oudeis) n'agit pas en secret, quand il veut être en vue. Puisque tu fais ces choses-là, manifeste-toi au monde »

Qu'est-ce qui est nié ici au v. 44? C'est la capacité humaine d'accueillir Jésus, sa parole et ses actions sans l'aide du Père. Cela suggère qu'il y entre la manière humaine de percevoir les choses et l'ensemble de la vie un écart infranchissable avec celle de Dieu; seule une intervention de Dieu permet de franchir cet écart.

Le pronom oudeis comme sujet chez Jean

Le pronom oudeis dans les évangiles-Actes

Dynatai (il est capable) Dynatai, un verbe à la forme moyenne/passive, provient de dynamai qui signifie : pouvoir, être capable de, être assez fort pour. C'est un verbe qui est utilisé à toutes les sauces : Mt = 21; Mc = 24; Lc = 24; Jn = 36; Ac = 21; 1Jn = 2; 2Jn = 0; 3Jn = 0. On pourrait dire que Jean aime bien ce verbe qu'il emploie régulièrement. Mais ce qui est remarquable, c'est que ce verbe est presque toujours sous une forme négative chez lui. Et quand il n'y est pas, c'est parce qu'il est introduit par une question du genre : comment (pōs) être capable, ou qui (tis) est capable? La réponse à cette question est toujours négative.

Quand on parle d'incapacité, on parle de qui? Il s'agit avant tout de l'incapacité de l'être humain et du monde.

  • C'est l'incapacité de guérir ou d'agir comme le fait Jésus (3, 2; 9, 4; 10, 21; 15, 4-5)
  • C'est l'incapacité de voir ou d'entrer dans le royaume de Dieu (3, 3-5)
  • C'est l'incapacité de croire en Jésus, d'aller vers lui, d'écouter et de comprendre sa parole (6, 44.65; 8, 43; 12, 39; 14, 17; 16, 12)
  • C'est l'incapacité de suivre Jésus sur le chemin de la croix (7, 36; 8, 21-22; 13, 33.36-37)
  • C'est l'incapacité de mettre en échec le plan de Dieu (10, 29.35)

Mais il s'agit parfois de l'incapacité de Jésus.

  • Jésus ne peut rien faire par lui-même (5, 19.30; 9, 33)
  • Il ne peut attirer les gens et les amener à croire par lui-même (3, 27)

Ainsi, notre analyse de dynatai accentue ce que nous avons dit dans notre analyse de oudeis : l'écart entre les vues humaines et celles de Dieu, et l'incapacité de l'être humain d'entrer par lui-même dans ces vues. Jean était-il pessimiste? C'est plutôt qu'il avait une connaissance profonde du monde de Dieu et de celui de l'être humain, et de l'abyme qui existe entre les deux.

L'expression ou dunamai (ne pas être capable) chez Jean

Le verbe dynamai dans les évangiles-Actes

Elthein pros me (de venir vers moi) Elthein est l'aoriste infinitif de erchomai (venir, arriver, aller, paraître), un verbe qu'affectionne particulièrement la tradition johannique : Mt = 113; Mc = 86; Lc = 99; Jn = 155; Ac = 50; 1 Jn = 3; 2 Jn = 2; 3 Jn = 2. C'est un verbe ordinaire et passe-partout, comme avoir, être ou faire en français, en accord avec le style grec simple du 4e évangile. Mais ce qui retient ici notre attention est l'expression : venir vers moi, une expression qu'on retrouve quelque fois dans les évangiles-Actes, mais surtout chez Jean : Mt = 3; Mc = 1; Lc = 4; Jn = 8; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Et chez Jean, il signifie toujours : devenir disciple, croire en Jésus.
  • Venir vers Jésus donne la vie et permet de ressusciter au dernier jour (5, 40; 6, 44)
  • Qui vient à Jésus n'aura plus jamais faim ou soif (6, 35)
  • C'est le Père qui permet qu'on aille vers Jésus (6, 37.44.65)
  • On vient à Jésus parce qu'on s'est mis à l'écoute du Père (6, 45)
  • Quelqu'un qui a soif vient à Jésus (7, 37)

Ainsi, croire en Jésus n'est pas une initiative personnelle, mais l'effet d'un désir dont Dieu est la source, et qui créé une sorte de soif de comprendre que seul Jésus pourra apaiser, et qui ne s'achèvera que dans une vie sans fin.

L'expression erchomai pros me (venir vers moi) chez Jean
Pempsas (ayant envoyé) Pempsas est le participe aoriste du verbe pempō (envoyer quelque chose à quelqu'un), un verbe très johannique : (Mt = 4; Mc = 1; Lc = 10; Jn = 32; Ac = 11). Sur les 32 occurrences du verbe, 24 servent à décrire l'envoi de Jésus par le Père : pour Jean, Jésus est en mission, et donc sa vie n'a de sens que par rapport à ce Dieu Père qui l'a mandaté. Qu'est-ce que cela signifie?

  • Ses actions n'ont pas de motivations personnelles, mais elles sont soumises à ce qu'il perçoit être la volonté de Dieu : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé et de mener son oeuvre à bonne fin » (4, 34)
  • De manière semblable, celui qui est envoyé n'est qu'un simple conduit du message de celui qui l'envoie : « Ma doctrine n'est pas de moi, mais de celui qui m'a envoyé » (7, 16)
  • L'identité de celui qui est envoyé et de celui qui envoie sont intimement associées, si bien que l'attitude face à l'un se répercute sur l'attitude face à l'autre : « Qui n'honore pas le Fils n'honore pas le Père qui l'a envoyé » (5, 23); « et qui me voit, voit celui qui m'a envoyé » (12, 45)
  • En même temps, il y a une certaines préséance de celui qui envoie sur celui qui est envoyé : « En vérité, en vérité, je vous le dis, le serviteur n'est pas plus grand que son maître, ni l'envoyé plus grand que celui qui l'a envoyé » (13, 16)
  • Mais on ne peut accueillir l'envoyé si on ne connaît pas celui qui envoie : « Mais tout cela, ils le feront contre vous à cause de mon nom, parce qu'ils ne connaissent pas celui qui m'a envoyé » (15, 21)

Avec cette notion d'envoi, Jean affirme une chose très importante sur le plan théologique : Jésus ne tient pas sa valeur de sa propre personnalité, mais de sa relation à ce Dieu père dont il est le miroir, le reflet, le révélateur, si bien qu'une prise de position par rapport à lui, est une prise de position par rapport à Dieu. Son envoi est la manifestation même de Dieu en notre monde.

Ici, au v. 44, cela signifie qu'on ne peut dissocier croire en Dieu et croire en Jésus, et c'est Dieu qui envoie, il veillera à ce que la mission de Jésus atteigne son terme.

Le verbe pempō (envoyer) quand c'est le Père qui envoie chez Jean

Le verbe pempō dans les évangiles-Actes

Helkysē (qu'il attire) Cet aoriste subjonctif du verbe helkō (tirer à soi, entraîner, traîner, pousser) est très rare, non seulement dans les évangiles-Actes (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 5; Ac = 2; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0), mais également dans le reste du Nouveau Testament où il se retrouve seulement dans l'épitre de Jacques. Quand il est utilisé avec un objet, il a le sens de tirer, par exemple tirer une épée de son fourreau, ou tirer le filet de l'eau. Quand il est utilisé avec une personne, il a le sens de traîner quelqu'un, comme le trainer devant les tribunaux ou hors d'une maison.

C'est donc un sens tout à fait unique que Jean donne ici au mot helkō, ainsi qu'en 12, 32 (« et moi, une fois élevé de terre, j'attirerai (helkō) tous les hommes à moi »). Les biblistes ont cherché à comprendre les influences qui ont pu s'exercer sur l'évangéliste et l'ont amené à choisir ce mot pour exprimer le pouvoir d'attraction de Jésus sur les gens. Ainsi, deux textes sont apparus possibles.

  • Il y a d'abord cet extrait d'une compilation d'enseignements de rabbins, appelée Pirqe Abot I, 12 (faisant partie de la Mishna, 2e s. de notre ère) : « Le désir naturel de quelqu'un qui se sent ainsi (ressent de l'amour envers ses semblables) est de les attirer vers la Torah, et cela signifie de les amener à partager une connaissance plus complète de Dieu »
  • Et il y a la version de la Septante de Jérémie 31, 3 : LXX « Le Seigneur lui est apparu de loin. Je t'ai aimé d'un amour éternel ; c'est pourquoi, dans ma miséricorde, je t'ai attiré (helkō) à moi »

Chez Jean cette attirance vers la connaissance de Dieu amène les gens à se tourner vers Jésus.

Le verbe helkō (attirer / tirer) dans le Nouveau Testament
Anastēsō (je ferai se lever) Anastēsō est le verbe anistēmi (faire se lever, susciter, se lever, se dresser, ressusciter, s'élever) au futur. Jean l'utilise de manière parcimonieuse : Mt = 4; Mc = 17; Lc = 27; Jn = 8; Ac = 45; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Sur le sujet, on consultera le glossaire sur la résurrection des morts. Résumons les éléments principaux.

Anistēmi, avec egeirō (qui signifie d'abord « se réveiller », mais dont la valeur symbolique a été étendue à : faire se lever, mettre sur pied, ériger, dresser, susciter, constitue) constituent les deux verbes principaux du Nouveau Testament pour faire référence à la résurrection : la langue grecque n'a pas de terme propre pour faire référence à la résurrection. Aussi, on constate que ces deux verbes renvoient à quatre grandes réalités différentes. Pour faire bref, on donnera seulement des exemples avec anistēmi.

  • Le geste de se lever pour se mettre en marche. Par exemple, Lc 1, 39 : « En ces jours-là, Marie se leva (anistēmi) et se rendit en hâte vers la région montagneuse, dans une ville de Juda »
  • Le fait pour Jésus d'être relevé du monde des morts et d'être passé dans le monde de Dieu, et qu'on traduit habituellement par « être ressuscité ». Par exemple, Lc 24, 46 : « Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait et ressusciterait (anistēmi) d'entre les morts le troisième jour »
  • La croyance juive qu'à la fin des temps il y aura une résurrection des morts. Par exemple, Mc 12, 25 : « Car, lorsqu'on ressuscite (anistēmi) d'entre les morts, on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges dans les cieux »
  • Le fait pour une personne de revenir à la vie, qu'on pourrait traduire par une ressuscitation ou une réanimation. Par exemple, Lc 9, 19 : « Ils répondirent: "Jean le Baptiste; pour d'autres, Elie; pour d'autres, un des anciens prophètes est ressuscité (anistēmi)" »

Sur le plan statistique, c'est la première réalité (le geste de se lever) qui est la plus fréquente dans les évangiles-Actes, ce qui confirme le fait que anistēmi n'est pas d'abord utilisé pour parler de résurrection.

Ici, au v. 44, Jean fait référence à la résurrection des morts. Or quand on regarde l'ensemble du Nouveau Testament on note une certaine ambiguïté : qui ressuscitera, les croyants seulement, ou tout le monde. Plusieurs textes parlent seulement de résurrection des justes ou de ceux attachés au Christ : « Les fils de ce siècle-ci, se marient et sont données en mariage; mais ceux qui auront été jugés dignes d'avoir part à ce siècle-là et à la résurrection d'entre les morts ni ne se marient ni ne sont épousées » (Lc 20, 34-35); ainsi seulement ceux qui en auront été jugés dignes ressusciteront. Paul dit des choses semblables : « Puisque nous croyons que Jésus est mort et qu'il est ressuscité, de même, ceux qui se sont endormis en Jésus, Dieu les emmènera avec lui » (1 Th 4, 14); il semble que seulement ceux qui sont morts en étant croyants ressusciteront. Par contre, d'autres passages du Nouveau Testament parlent de résurrection pour tous, celui-ci où Paul s'adresse au gouverneur Félix : « ayant en Dieu l'espérance, comme ceux-ci l'ont eux-mêmes, qu'il y aura une résurrection des justes et des pécheurs » (24, 15); tout le monde ressuscite, même si le sort de chacun sera différent.

La même ambiguïté se retrouve chez Jean. D'une part, il semble assumer que seul le croyant ressuscite : « Oui, telle est la volonté de mon Père, que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour. » (6, 39); clairement, seulement le croyant héritera de la vie éternelle et sera ressuscité par Jésus au dernier jour. Mais d'autre part, dans un discours adressé aux Juifs, Jésus a cette parole : « N'en soyez pas étonnés, car elle vient, l'heure où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa (fils de l'homme) voix et sortiront: ceux qui auront fait le bien, pour une résurrection de vie, ceux qui auront fait le mal, pour une résurrection de jugement (5, 28-29); clairement, ceux qui ont fait le bien et ceux qui ont fait le mal ressuscitent, même s'il n'est pas clair quel sera le sort de ceux qui subissent un jugement. Et ici, au v. 44, la promesse de la résurrection ne concerne que les croyants.

On ne peut résoudre cette ambiguïté sans aborder une autre ambiguïté, celle qui concerne ce qui est déjà donné, et ce qui sera donné plus tard : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m'a envoyé a la vie éternelle et ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à la vie » (Jn 5, 24); ainsi, le croyant a déjà la vie éternelle. Les lettres pauliniennes diront des choses semblables : « ensevelis avec lui lors du baptême, vous en êtes aussi ressuscités avec lui, parce que vous avez cru en la force de Dieu qui l'a ressuscité des morts » (Col 2, 12); pour le croyant, la résurrection a déjà eu lieu. Pourtant, même s'il a déjà la vie éternelle, il semble manquer quelque chose au croyant. En fait, il semble manquer deux choses.

  1. Car, malgré le fait d'avoir la vie éternelle, la mort physique l'attend (« Qui croit en moi, même s'il meurt, vivra », Jn 11, 25); il lui faut donc vaincre cette mort physique, comme l'exprime ainsi Paul : « Et si l'Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous » (Rm 8, 11)

  2. Puis, il y a la perspective de pouvoir vivre une véritable intimité avec Jésus : « Père, ceux que tu m'as donnés, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi, afin qu'ils contemplent ma gloire, que tu m'as donnée parce que tu m'as aimé avant la fondation du monde » (Jn 17, 24). Ce point sera repris dans sa première lettre : « Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est » (1 Jn 3, 2).

Une clé pour résoudre ces ambiguïtés est celui du Judaïsme du 1ier siècle, un cadre qui a imprégné Jésus et les premières communautés chrétiennes, un cadre eschatologique où l'histoire n'est pas infinie, mais aura un terme, un terme vu avec une vision apocalyptique, i.e. d'intervention et de révélation finale de Dieu qui s'accompagnera d'un jugement (« jusqu'à la venue de l'Ancien qui rendit jugement en faveur des saints du Très-Haut, et le temps vint et les saints possédèrent le royaume », Dn 7, 22). Un autre aspect de ce cadre est celui de l'obligation d'avoir un corps pour vivre; dans l'univers juif, il n'y pas « d'âme » sans un corps. C'est ainsi que Paul doit répondre à la question : « Mais, dira-t-on, comment les morts ressuscitent-ils? Avec quel corps reviennent-ils? » (1 Co 15, 35). Sa réponse sera de parler d'un corps « spirituel (1 Co 15, 44), que tous devront revêtir comme on revêt une aube. Dans ce contexte, le milieu juif envisageait une résurrection des morts pour tous les gens décédés, afin d'abord de bien les identifier, pour ensuite exercer un jugement final, envoyant les uns vers la lumière, les autres vers la nuit (pour un exemple de cette vision, voir 1 Hénoch).

C'est dans ce contexte qu'il faut lire notre v. 44. Même si le croyant est déjà passé de la mort à la vie, il a besoin de l'intervention divine pour vaincre la mort physique. Cette victoire sur la mort physique semble réservée pour la fin de l'histoire humaine, alors qu'à chacun sera donné un corps pneumatique. À ce moment, le croyant, devenu semblable à son maître, pourra le contempler dans toute sa gloire.

Le glossaire sur la résurrection des morts

Le verbe anistēmi dans le Nouveau Testament

Eschatē hēmera (au dernier jour) L'adjectif eschatē est le datif féminin singulier de eschatos : dernier. Il est utilisé occasionnellement dans les évangiles-Actes : Mt = 10; Mc = 5; Lc = 6; Jn = 7; Ac = 3; 1Jn = 2; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Mais ce qui est remarquable, c'est la signification que lui donne la tradition johannique et qui se distingue de ce qu'on trouve ailleurs dans les évangiles-Actes. En effet, eschatos désigne soit un état final (Lc 11, 26 || Mt 12, 45; Mc 5, 23), soit un dernier sou (Lc 12, 59 || Mt 5, 26), soit les dernières personnes (Mc 10, 31 || Lc 13, 30 || Mt 19, 30; Mc 9, 35), soit la dernière place (Lc 14, 9), soit l'extrémité de la terre (Ac 1, 8; 13, 47). Mais chez Jean, l'adjectif accompagne toujours le mot « jour » dans son évangile, et toujours le mot « heure » dans sa première épitre. Et donc, à l'exception de Jn 7, 37 où il s'agit du dernier jour de la fête des tentes, eschatos fait référence à la fin de l'histoire humaine. Le seul cas dans les évangiles-Actes où eschatos est associé au mot « jour » est en Ac 2, 17, dans le discours de Pierre à la Pentecôte : « Il se fera dans les derniers (eschatos) jours, dit le Seigneur, que je répandrai de mon Esprit sur toute chair »; il s'agit d'une citation du prophète Joël 3, 1 qui ne parle pas de « derniers jours », mais de « jour de Yahvé » (יוֹם יְהוָה yôm yhwh), que la Septante a rendu par « jour du Seigneur » (hēmera kyriou).

Ainsi, que l'on parle du « jour du Seigneur », ou des « derniers jours », ou du « dernier jour », ou de la « dernière heure », on parle de la même chose : de la fin des temps ou de la fin de l'histoire humaine, liée à une intervention de Dieu.

Le Judaïsme se distingue d'autres pays du Proche-Orient ancien en ne voyant pas l'histoire de manière cyclique, mais de manière linéaire : comme il y a un commencement (voir le livre de la Genèse), il y une fin. Mais il faut prendre le mot « fin » selon les deux sens du terme, i.e. au sens de but, souvent exprimé avec des mots comme « salut », et au sens d'arrêt, souvent exprimé avec des termes comme reddition de compte ou jugement. Ainsi, dans l'Ancien Testament, si Yahvé intervient pour lâcher sa colère et juger la conduite humaine en permettant aux ennemis d'Israël de les piller et de les massacrer, c'est pour mettre fin à leur violence et à leur méchanceté (voir Éz 7, 1-14), et pour par la suite les rassembler du milieu des peuples, et leur donnerai un seul coeur, mettre en eux un esprit nouveau, extirperai de leur chair le coeur de pierre et je leur donner un coeur de chair (Éz 11, 19). C'est ainsi qu'on attendait une intervention finale de Dieu, à laquelle on se référait comme « Jour de Yahvé » (Is 2, 12; Éz 13, 5, Jl 1, 15; So 1, 7; etc.) ou « Jour de la colère » (Lm 2, 22; Éz 22, 24; So 1, 18), ou « Jour du jugement » (Jdt 16, 17).

Le Nouveau Testament fait un écho à ce contexte, en particulier le récit autour de Jean-Baptiste : « Comme il voyait beaucoup de Pharisiens et de Sadducéens venir au baptême, il leur dit: "Engeance de vipères, qui vous a suggéré d'échapper à la Colère prochaine? » (Mt 3, 7). Mais l'événement de Jésus a tout transformé, car il est devenu l'intervention définitive de Dieu. La colère de Dieu est devenue la bonne nouvelle de Dieu. Cependant, on n'a pas perdu l'idée d'une fin de l'histoire, une fin selon les deux sens du terme : fin au sens de but, i.e. la vie éternelle dans le monde de Dieu, fin au sens d'arrêt, i.e. la destruction du monde présent accompagnée du retour de Jésus dans toute sa gloire qui jugera chacun selon ses oeuvres. Entre temps, il est urgent de prêcher l'évangile pour que chacun ait la chance de l'accueillir ou de la refuser. Un ensemble de mots traduiront toutes ces idées en commençant par celui de telos (qui signifie cible ou but, mais aussi fin ou achèvement), et le vocabulaire de l'Ancien Testament comme « ce jour », « jour de colère », « jour de jugement ». Donnons quelques exemples.

  • Mt 24, 14 : « Cette Bonne Nouvelle du Royaume sera proclamée dans le monde entier, en témoignage à la face de toutes les nations. Et alors viendra la fin (telos) »
  • 1 Co 15, 24 : « Puis ce sera la fin (telos), lorsqu'il remettra la royauté à Dieu le Père, après avoir détruit toute Principauté, Domination et Puissance »
  • Lc 17, 30 : « De même en sera-t-il, le Jour (hēmera) où le Fils de l'homme doit se révéler »
  • 1 Co 3, 13 : « l'oeuvre de chacun deviendra manifeste; le Jour (hēmera), en effet, la fera connaître, car il doit se révéler dans le feu, et c'est ce feu qui éprouvera la qualité de l'oeuvre de chacun »
  • Mt 10, 15 : « En vérité je vous le dis: au Jour du Jugement (hēmera kriseōs), il y aura moins de rigueur pour le pays de Sodome et de Gomorrhe que pour cette ville-là »
  • 2 P 2, 9 : « c'est que le Seigneur sait délivrer de l'épreuve les hommes pieux et garder les hommes impies pour les châtier au Jour du Jugement (hēmera kriseōs) »
  • Ac 2, 20 : « Le soleil se changera en ténèbres et la lune en sang, avant que vienne le Jour du Seigneur (hēmera kuriou), ce grand Jour »
  • 2 Co 1, 14 : « ainsi que vous nous avez compris en partie - que nous sommes pour vous un titre de gloire, comme vous le serez pour nous, au Jour de notre Seigneur Jésus (hēmera tou kyriou hēmōn Iēsou) »
  • Ph 2, 16 : « en lui présentant la Parole de vie. Vous me préparez ainsi un sujet de fierté pour le Jour du Christ, car ma course et ma peine n'auront pas été vaines »
  • 1 P 2, 12 : « Ayez au milieu des nations une belle conduite afin que, sur le point même où ils vous calomnient comme malfaiteurs, la vue de vos bonnes oeuvres les amène à glorifier Dieu, au Jour de sa Visite (hēmera episkopēs) »

Tout ce contexte crée un grand contraste avec l'univers de Jean. Ce dernier partage avec les auteurs du Nouveau Testament l'idée qu'il y a une fin de l'histoire humaine. Mais tout le vocabulaire de la colère divine a disparu. Il en est de même pour le bouleversement de la nature et les catastrophes précédant la venue du jour. Il ne s'agit plus d'un jour de jugement, car le jugement a déjà eu lieu dans la prise de position face à Jésus, et s'il y a la mention d'une résurrection de jugement (5, 29), c'est pour mentionner que ceux qui auront fait le mal ne peuvent pas avoir le même sort que ceux auront fait le bien. Tout l'accent est sur le « jour de la résurrection », et donc Jean n'entend parler qu'à la communauté croyante et du terme de leur vie. Il ne parle même pas de l'avènement ou du retour de Jésus comme partout ailleurs dans le Nouveau Testament : pour lui, depuis sa résurrection Jésus habite en permanence le croyant : « Ce jour-là, vous reconnaîtrez que je suis en mon Père et vous en moi et moi en vous » (14, 20). La seule chose qui manque et qui leur sera donnée au terme de l'histoire humaine, c'est la destruction de la mort physique (11, 25) et la contemplation de Jésus dans toute sa gloire (17, 24).

On peut se poser une dernière question. Jean utilise l'expression « dernier jour », au singulier, alors que partout ailleurs dans le Nouveau Testament, on ne trouve que le pluriel; par exemple : « Sache bien, par ailleurs, que dans les derniers jours (en eschatais hēmerais) surviendront des moments difficiles » (2 Tm 3, 1; voir aussi Jc 5, 3; P 3, 3; Ac 2, 17). Et même dans le Siracide on trouve le pluriel : « Pense à la colère des derniers jours (en hēmerais teleutēs), à l'heure de la vengeance, quand Dieu détourne sa face » (18, 24); ce dernier n'emploie le singulier que pour la fin de la vie individuelle (voir Si 2, 3; 51, 14). Une réponse possible provient du fait que Jean ne reprend pas à son compte tous ces événements terribles qui précèdent la fin et qui font partie de la littérature apocalyptique : pour Marc (voir ch. 13), par exemple, il y aura des guerres, des tremblements de terre, des famines, des persécutions qui dureront un certain temps, même si le Seigneur a décidé d'abréger ces jours (13, 20), avant que les astres du ciel ne s'effondrent. Dans ce contexte décrit par Marc, il est normal de parler de « derniers jours », car le tout durera plusieurs jours. Rien de tel chez Jean, et donc parler de « derniers jours » au pluriel, n'aurait aucun sens. Le « dernier jour », c'est le jour de la résurrection des morts.

L'adjectif eschatos dans les évangiles-Actes
v. 45 En effet, les écrits prophétiques disent : "Et Dieu offrira son enseignement à tous". Quiconque est à l'écoute de Dieu, et s'ouvre à son enseignement, est attiré par moi.

Littéralement : il est écrit (estin gegrammenon) dans les prophètes (prophētais) : et ils seront tous enseignés (didaktoi) par Dieu. Tout l'ayant écouté (akousas) d'auprès du père et ayant appris (mathōn), il vient vers moi.

estin gegrammenon (il est écrit) Gegrammenon est le participe parfait passif de graphō : écrire, rédiger, composer, un verbe que la tradition johannique aime bien : Mt = 10; Mc = 9; Lc = 20; Jn = 22; Ac = 12; 1Jn = 13; 2Jn = 2; 3Jn = 3. Comme on peut l'imaginer, très souvent graphō sert à introduire une citation de l'Écriture, comme ce passage de Marc 1, 2 : « Selon qu'il a été écrit (gegraptai) dans Isaïe le prophète: Voici que j'envoie mon messager en avant de toi pour préparer ta route ». Le verbe gegraptai est le parfait passif de graphō, et il apparaît dans plus de 66% des cas dans les évangiles-Actes pour introduire une citation de l'Écriture. Mais il y a une exception : le 4e évangile. Dans les six occurrences où graphō sert à introduire un passage de l'Écriture, l'évangéliste utilise toujours le participe parfait passif gegrammemon, et cinq fois sur six avec l'auxiliaire « être » : estin gegrammemon (il est écrit), comme c'est le cas ici au verset 45. Dans les évangiles-Actes, il existe seulement deux occurrences semblables dans l'évangile de Luc : 4, 17 (« Jésus trouva le passage où il était écrit », le verbe être est à l'imparfait) et 20, 17 (« Que signifie donc ceci qui est écrit »).

Tout cela permet de tirer deux conclusions : Jean appartient à une tradition différente de celle des évangiles synoptiques; malgré tout, on trouve ici et là dans son évangile certaines parentés avec Luc, ce qui laisse supposer qu'ils ont connu certaines traditions semblables (la plus évidente étant la pêche miraculeuse, au ch. 5 chez Luc, au ch. 21 chez Jean).

Quels livres de l'Ancien Testament Jean aime-t-il citer avec l'expression gegrammenon? Sur les six passages, quatre font référence aux Psaumes, et deux aux prophètes (i.e. Isaïe et Zacharie).

Le verbe graphō dans les évangiles-Actes
prophētais (prophètes) Prophētais est le datif pluriel de prophētēs : celui qui parle au nom de Dieu, prophète. Il est la contraction de de deux mots : pro (en avant de, à la place de) et phēmi (déclarer, dire). Le prophète est celui qui est le porte-parole d'un autre, qui proclame en son nom. Dans le monde juif, le prophète est avant tout le porte parole de Dieu : il transmet la pensée de Dieu, ses desseins, sa volonté. En Hébreu, on l'appelle : nābîʾ (au pluriel : nĕbîʾîm), un mot qui serait dérivé de l'akkadien : « appeler », « annoncer ». Mais ce qui est plus important pour notre propos, le mot est ici au pluriel : le Judaïsme a divisé ce que nous appelons « Ancien Testament » en trois parties : la Loi (heb. תוֹרָה: Torah), les Prophètes (heb. נְבִיאִים : nĕbîʾîm) et le Écrits (heb. כְּתוּבִים (ketouvim).

  • La Loi comprend le Pentateuque : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome
  • Les Prophètes incluent trois corpus.
    • Le premier va du livre de Josué à celui des Rois; même si à nos yeux tout cela semble appartenir à la catégorie « livres historiques », ils parlent de prophètes comme Samuel, Nathan, Gad, Élie, Élisée, et Jéhu
    • Le deuxième contient les trois prophètes majeurs que sont Isaïe, Jérémie et Ézéchiel
    • Enfin, le troisième est constitué du recueil des douze petits prophètes : Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahum, Habacuc, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie
  • Les Écrits englobent un ensemble d'écrits disparates comme les Psaumes, les Proverbes, le Cantique des Cantiques, le Qohélet, les livres de Ruth, de Job, des Lamentations, d'Esther, de Daniel, d'Ezra et de Néhémie, et celui des Chroniques.

Ici, au v. 45, Jean fait référence à Isaïe 54, 13. Si on se demande pourquoi il utilise le mot prophète au pluriel, il faut probablement répondre qu'il fait d'abord référence à cette partie de l'Écriture que les Juifs appelaient : les Prophètes, et dans lequel se situe le livre d'Isaïe. Au ch. 54, Isaïe invite Israël à crier de joie, car il lui annonce la fin de ses malheurs et le début de son salut, et promet de ne plus s'irriter contre son peuple. C'est dans ce contexte qu'il dit :

  • Version hébraïque : « Et tous tes fils (seront) enseignés (limmûdê) par Dieu, et grande paix (sera) sur tes fils »
  • Version de la Septante : « Et tous tes fils (seront) enseignés (didaktous) par Dieu et tes enfants (seront) en grande paix »
  • Version de Jean : « et ils seront tous enseignés (didaktoi) par Dieu »

Jean ne cite donc pas textuellement Isaïe et ne prend que ce qui sert son propos : il élimine la mention des fils pour ne garder que « tous ». S'il connaissait la Septante, il a changé l'accusatif didaktous pluriel pour didaktoi, le nominatif pluriel : l'accusatif de la Septante, donc un complément d'objet direct, s'explique mal et nous oblige à assumer que la phrase qui précède (« je ferai tes créneaux de rubis, tes portes d'escarboucle...) commande aussi le verset suivant, i.e. « je ferai... qu'ils seront tous enseignés ».

Notons en terminant que c'est ici la seule référence de Jean à ce corpus appelé : les Prophètes.

Le nom prophētēs dans les évangiles-Actes
didaktoi (enseignés) Didaktoi est le nominatif pluriel de l'adjectif didaktos : instruit, enseigné. Il est dérivé du verbe didaskō : enseigner, instruire. L'adjectif est très rare dans toute la Bible : dans le Nouveau Testament, on ne le trouve qu'ici et en 1 Co 2, 13, et dans la Septante seulement en Isaïe 54, 13, 1 Maccabées 4, 7 et Psaumes de Salomon 17, 32 (un écrit juif apocryphe du 1ier siècle de notre ère, à ne pas confondre avec les Odes de Salomon).

L'équivalent juif est l'adjectif : limmud (être enseigné, disciple, habitué); être enseigné par quelqu'un, c'est être son disciple.

Ainsi, dans la citation d'Isaïe, c'est l'idée que tous seront enseignés par un maître qu'est Dieu, et ils deviendront ses disciples. D'ailleurs, dans la majorité des cas où on trouve didaktos, c'est Dieu qui enseigne.

L'adjectif didaktos dans la Bible
akousas (ayant écouté) Akousas est le participe aoriste du verbe akouō : entendre, écouter, apprendre, comprendre, considérer, obéir. Il est très fréquent dans tout le Nouveau Testament, et en particulier dans les évangiles-actes-épitres de Jean : Mt = 57; Mc = 41; Lc = 59; Jn = 54; Ac = 89; 1 Jn = 10; 3 Jn = 1. Comme on le constate, c'est un mot bien intégré dans la tradition johannique. Pour en apprécier toutes les nuances, il faut répartir la panoplie de significations en plusieurs catégories. Nous en proposons sept.

  1. Écouter la parole ou écouter quelqu'un signifie croire, avoir la foi (29 fois dans la tradition johannique). Par exemple, « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute (akouō) ma parole et croit à celui qui m'a envoyé a la vie éternelle et ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à la vie » (Jn 5, 24; voir aussi 1, 37; 3, 29; 5, 25.28; 6, 45; 10, 3.8.16.20.27; 14, 28; 18, 37; 1 Jn 2, 7.24; 3, 11; 4, 6). L'acte de croire se fait par connaturalité, i.e. notre être profond s'est ouvert à Dieu, et donc est capable de reconnaître la dimension de Dieu en Jésus : « Qui est de Dieu entend (akouō) les paroles de Dieu; si vous n'entendez (akouō) pas, c'est que vous n'êtes pas de Dieu." » (Jn 8, 47). À l'inverse, ne pas être capable d'écouter une parole signifie ne pas croire. Par exemple, « Après l'avoir entendu, beaucoup de ses disciples dirent: "Elle est dure, cette parole! Qui peut l'écouter (akouō)?" (Jn 6, 60; voir aussi 8, 38.43; 9, 27; 12, 47; 14, 24). Notons que mettre sa foi en quelqu'un s'applique habituellement à Dieu et à Jésus, mais à l'inverse quelqu'un peut mettre sa foi en l'adversaire de Jésus : « Je dis ce que j'ai vu chez mon Père; et vous, vous faites ce que vous avez entendu (akouō) auprès de votre père » (Jn 8, 38).

  2. Écouter a parfois le sens trivial d'apprendre une nouvelle (13 fois dans la tradition johannique). Par exemple, « Entendant (akouō) les rumeurs au sujet de Jésus, les Pharisiens envoyèrent des gardes pour se saisir de lui » (Jn 7, 32; voir aussi 4, 1.47; 9, 32.35; 11, 4.6.20.29; 12, 12.18; 1 Jn 2, 18; 3 Jn 1, 4).

  3. Écouter a parfois le sens d'être interpellé, de recevoir une parole qui oblige à prendre une décision (9 fois dans la tradition johannique). Par exemple, « Des Pharisiens, qui se trouvaient avec lui, entendirent (akouō) ces paroles et lui dirent: "Est-ce que nous aussi, nous sommes aveugles?" » (Jn 9, 40; voir aussi 7, 40; 8, 9.27.40; 12, 29; 19, 8.13; 21, 7).

  4. À quelques reprises, l'évangile utilise ce verbe pour décrire la relation et la communion unique de Jésus avec Dieu (6 fois dans la tradition johannique). Par exemple, « (Celui qui vient du ciel) témoigne de ce qu'il a vu et entendu (akouō), et son témoignage, nul ne l'accueille » (Jn 3, 32; voir aussi 5, 30; 8, 26.40; 15, 15; 16, 13).

  5. L'évangéliste utilise également ce verbe pour décrire le fait que Dieu répond à une prière (6 fois dans la tradition johannique). Par exemple, « Nous savons que Dieu n'écoute (akouō) pas les pécheurs, mais si quelqu'un est religieux et fait sa volonté, celui-là il l'écoute (akouō)» (Jn 9, 31; voir aussi 11, 41.42; 1 Jn 5, 14).

  6. Ensuite, nous avons le cas unique où le mot renvoie à l'action légale d'entendre quelqu'un pour enquête : « Notre Loi juge-t-elle un homme sans d'abord l'entendre (akouō) et savoir ce qu'il fait! » (Jn 7, 51).

  7. Enfin, il y a aussi le cas unique où le mot décrit le fait d'avoir acquis un savoir : « La foule alors lui répondit: "Nous avons appris (akouō) de la Loi que le Christ demeure à jamais. Comment peux-tu dire: Il faut que soit élevé le Fils de l'homme? Qui est ce Fils de l'homme?" » (Jn 12, 34).

Dans le cadre de cette richesse sémantique du verbe akouō, Jean entend décrire ici l'attitude du croyant. En faisant référence à Isaïe 54, 13, il assume que Dieu offre en tout temps son enseignement au coeur humain. Croire, c'est entendre ce langage au fond de son coeur, s'y ouvrir et se laisser diriger par lui. Et si c'est le cas, la personne reconnaît que le langage de Jésus est du même type que ce langage du coeur, et alors elle accepte de croire en lui et de le suivre. Voilà la logique de Jean.

Le verbe akouō dans les évangiles-Actes
mathōn (ayant appris) Mathōn est le participe aoriste du verbe manthanō : apprendre. Il n'apparaît que sept fois dans les Évangiles-Actes : Mt = 3; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 2; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Ailleurs, dans le Nouveau Testament, il n'apparaît que 17 fois, presqu'uniquement dans les épitres pauliniennes (la seule exception étant Ap 14, 3).

La signification du verbe est assez claire : il s'agit d'apprendre, un apprentissage qui peut se faire à travers l'expérience de la vie, mais le plus souvent par la fréquentation de maîtres et l'enseignement didactique. Voilà pourquoi la Bible de Jérusalem traduit souvent ce verbe par « aller à l'école » : « Chargez-vous de mon joug et mettez-vous à mon école (manthanō; litt. : apprenez de moi), car je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez soulagement pour vos âmes » (Mt 11, 29). C'est un sens semblable qu'on trouve dans la seule autre occurrence chez Jean : « Les Juifs, étonnés, disaient: "Comment connaît-il les lettres sans avoir étudié?" (manthanō; litt. : sans avoir été à l'école ou sans avoir appris) » (7, 15).

Au v. 45, il faut lire ensemble les verbes « écouter » (akouō) et « apprendre » (manthanō). Jean a pris soin de les unir en utilisant le même temps de verbe : ayant écouté et ayant appris. Pourquoi? C'est comme si écouter, i.e. avoir l'ouverture du coeur et la bonne disposition pour s'ouvrir à la voix intérieure du coeur n'était pas suffisante. Il faut en plus une démarche didactique, il faut aussi une forme d'apprentissage à l'école, il faut l'aide d'un enseignement. Jean a peut-être en tête l'expérience de sa propre communauté, qui non seulement avait les dispositions intérieures requises, mais c'est également mise à scruter l'Écriture pour trouver tout ce qui concernait Jésus; elle a dû passer des heures à étudier. Cela correspond à l'ensemble de l'expérience des premières communautés chrétiennes, comme on le voit dans certaines lettres pauliniennes, où l'apôtre insiste sur la nécessité de parfaire leur apprentissage : « Je vous en prie, frères, gardez-vous de ces fauteurs de dissensions et de scandales contre l'enseignement que vous avez reçu (manthanō; litt. : l'enseignement que vous avez appris); évitez-les » (1 Co 16, 17).

Le verbe manthanō dans les évangiles-Actes
v. 46 Cela ne signifie pas pour autant que quelqu'un a vu le Père, puisque seul celui qui vient de Dieu a vu le Père.

Littéralement : non que le père il a vu (heōraken) quelqu'un, sinon l'étant d'auprès de (para) Dieu, celui-ci il a vu (heōraken) le père.

heōraken (il a vu) Heōraken est l'indicatif parfait du verbe horaō : voir, regarder, viser, percevoir, observer, remarquer, discerner, veiller. Comme on peut l'imaginer, il est très fréquent dans les évangiles-Actes, et plus particulièrement dans la tradition johannique : Mt = 76; Mc = 60; Lc = 81; Jn = 82; Ac = 72; 1Jn = 9; 2Jn = 0; 3Jn = 2. Il fait partie de cet ensemble de verbes autour de l'action de voir qu'affectionne le quatrième évangile, comme blepō (voir de ses yeux, porter ses regards sur, constater) : Mt = 20; Mc = 15; Lc = 16; Jn = 17; Ac = 13; 1Jn = 0; 2Jn = 1; 3Jn = 0; theaomai (regarder, contempler, voir) : Mt = 4; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 5; Ac = 3; 1Jn = 3; 2Jn = 0; 3Jn = 0; theōreō (regarder, observer, examiner, contempler) : Mt = 2; Mc = 4; Lc = 6; Jn = 23; Ac = 14; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Comme c'est le cas de la signification des mots dans les évangiles, et plus particulièrement chez Jean, elle peut varier selon les contextes. Pour horaō, on peut repérer 6 significations différentes; bien sûr, on peut discuter de l'exactitude de chaque signification, mais ces catégories aident à comprendre les différentes nuances du mot.

  1. Le premier contexte est celui qui présuppose qu'on ait la foi pour voir ce qu'on voit, et donc « voir » est un regard de foi (27 fois). Par exemple, Jn 1, 34 : « Et moi, j'ai vu (horaō) et je témoigne que celui-ci est l'Élu de Dieu »

  2. Le deuxième est celui de la simple observation physique, alors qu'on voit à un endroit une personne ou une chose. Par exemple, Jn 5, 6 : « Jésus, le voyant (horaō) étendu et apprenant qu'il était dans cet état depuis longtemps déjà, lui dit: "Veux-tu guérir?" »

  3. Le troisième est celui où le verbe est utilisé comme simple exclamation : voilà, voici, invitant à regarder ou à constater. Par exemple, Jn 5, 14 : « Après cela, Jésus le rencontre dans le Temple et lui dit: "Te voilà (horaō) guéri; ne pèche plus, de peur qu'il ne t'arrive pire encore." »

  4. Le quatrième est très particulier à Jean où Jésus accomplit des signes dont les gens sont témoins, mais beaucoup les « voient » sans que cela déclenche la foi, alors que d'autres se mettent à croire. Si on veut, ce regard est a mi-chemin entre le regard physique et le regard de foi. Par exemple, Jn 6, 30 : « Ils lui dirent alors: "Quel signe fais-tu donc, pour qu'à sa vue (horaō) nous te croyions? Quelle oeuvre accomplis-tu? »

  5. Le cinquième est le cas unique de Jésus qui, en raison de son intimité avec le Père, sait qui il est, et peut en témoigner. Par exemple, Jn 3, 32 : « (Celui qui vient du ciel) témoigne de ce qu'il a vu (horaō) et entendu, et son témoignage, nul ne l'accueille »

  6. Enfin, il y a la situation où le verbe signifie « constater » ou « observez ». Par exemple, Jn 7, 52 : « Ils lui répondirent: "Es-tu de la Galilée, toi aussi? Étudie! Tu verras (horaō) que ce n'est pas de la Galilée que surgit le prophète." »

Ici, au v. 46, nous avons la phrase : « non pas que quelqu'un a vu le Père, seul celui qui est de Dieu a vu le Père ». Rappelons le contexte : Jésus vient de citer l'Écriture pour affirmer que « tous seront enseignés par Dieu ». Le v. 46 vient nuancer l'affirmation : être enseigné par Dieu ne signifie pas pour autant qu'on l'a vu. Par contre, la situation est différente pour Jésus : lui, puisqu'il vient de Dieu, il a vu le Père. Ainsi, le mot « voir », dans le même verset, n'a pas la même signification : dans le premier cas, il signifie le voir physiquement; évidemment, aucune personne ne peut voir physiquement Dieu. Dans le deuxième cas, il s'agit de la communion de Jésus et de son Père, et le verbe « voir » renvoie à cette connaissance unique de Jésus de son Père.

Le verbe horaō dans les évangiles-Actes
para (d'auprès de) Para est une préposition qu'aime bien Jean : Mt = 18; Mc = 17; Lc = 29; Jn = 35; Ac = 29; 2Jn = 3. Elle a en général quatre grandes significations :
  1. elle traduit une idée d'origine comme provenir d'auprès de quelqu'un ou de la part de quelqu'un;
  2. ou encore, elle exprime le fait de demeurer chez quelqu'un, d'être dans son entourage ou dans son intimité;
  3. ou encore, elle exprime la proximité par rapport à un objet, comme marcher le long d'un lac ou auprès d'un lac
  4. enfin, elle est utilisée dans une comparaison et se dit littéralement : par rapport à.

Chez Jean, les deux premières significations dominent.

  • Para entend exprimer l'origine d'une personne, d'une chose ou d'une action (27 fois) : « Il y eut un homme envoyé de (para) Dieu, son nom était Jean » (1, 6); ou encore, « Et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu'il tient de (para) son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité » (1, 14)

  • Para traduit le fait de demeurer chez quelqu'un et d'être dans son intimité (8 fois) : « Il leur dit: "Venez et voyez." Ils vinrent donc et virent où il demeurait, et ils demeurèrent auprès de (para) lui ce jour-là. C'était environ la dixième heure » (1, 39); ou encore, « Quand donc ils furent arrivés près de lui, les Samaritains le prièrent de demeurer chez (para) eux. Il y demeura deux jours » (4, 40)

Au v. 46, para traduit l'idée que Jésus vient de Dieu, car il a été envoyé par son Père.

La préposition para dans les évangiles-Actes
v. 47 Vraiment, vraiment, je vous l'assure, le croyant possède la vie éternelle.

Littéralement : C'est vrai, c'est vrai (amēn amēn), je dis à vous, le croyant il a vie éternelle.

amēn amēn (c'est vrai, c'est vrai) On se réfèrera au glossaire pour une analyse de amēn. Résumons ce qui y est dit en quelques mots.

Amēn est la transcription grecque du verbe hébreu : אָמַן (ʾāman). La racine ‘mn renvoit à ce qui est solide et ferme (Ps 89, 53 « Béni soit Yahvé à jamais! Amen! Amen! »). Cet « amen » final a été traduit par la Septante par genoito (que cela arrive, qu'il en soit ainsi), du verbe ginomai (arriver, survenir). Mais très souvent, la Septante le traduit par « croire » (pisteuein). Quand à la forme nominale אֶמֶט (ʾemeṭ), elle est souvent traduite par vérité (alētheia) pour désigner ce qui est conforme à la réalité ou comme sincère, ce sur quoi on peut se fier.

La présence de amēn dans le Nouveau Testament s'explique par deux sources : le langage de Jésus, et son utilisation dans la liturgie synagogale . Dans les évangiles, il se retrouve exclusivement dans la bouche de Jésus et est toujours suivi de legō (je dis) : (Mt = 31 ; Mc = 13; Lc = 5; Jn = 50; Ac = 0), et legō est surtout suivi de hymin (à vous). Chez Jean, il apparaît toujours sous la forme d'un doublet « amen, amen », ce qu'il est seul à faire. On le traduit par : « croyez-en ma parole », « eh bien oui », « je vous le garantis », « croyez-moi ». Nous avons opté pour la traduction : « Vraiment, je vous l'assure ». Quant à son contenu, on pourrait le regrouper en quatre catégories.

  1. Un enseignement sur Jésus lui-même : il est le fils de l'homme en communication avec Dieu (1, 51); il connaît les choses de Dieu (3, 11); le Fils fait exactement ce que le Père fait (5, 19); « avant qu'Abraham existât, Je Suis » (8, 58); il est le berger des brebis (10, 7)

  2. Un enseignement sur la vie spirituelle : à moins de naître d'en haut, ou de naître d'eau et d'Esprit, nul ne peut voir le royaume de Dieu (3, 3-5); ce n'est pas Moïse, mais Père qui donne le vrai pain venu du ciel (6, 32); si le grain meurt, il porte beaucoup de fruit (12, 24); l'envoyé n'est pas plus grand que celui qui l'a envoyé (13, 20); quand tu auras vieilli, tu étendras les mains, et un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas (21, 18)

  3. Un enseignement sur les fruits de la foi en Jésus : qui croit a la vie éternelle (5, 24); les morts vivront (5, 25); qui croit a la vie éternelle (6, 47); manger la chair et boire le sang de Jésus donne la vie éternelle (6, 53); qui garde la parole de Jésus ne verra jamais la mort (8, 51); qui croit fera des oeuvres encore plus grandes que celles de Jésus (14, 12); la tristesse se changera en joie (16, 20); tout ce qu'on demandera au Père, il le donnera (16, 23)

  4. Un enseignement qui révèle les coeurs : chercher Jésus non pour un signe, mais parce qu'on a été rassasié de pains (6, 26); quiconque commet le péché est esclave (8, 34); qui ne passe pas par la porte de l'enclos est un voleur et un bandit (10, 1); l'un des disciples le trahira (13, 21); Pierre le reniera (13, 38)

Le fait d'utiliser amēn, et même de le doubler, donne une certaine autorité et solennité à ce qui est affirmé, une façon d'attirer l'attention de l'auditeur à ce que Jésus est sur le point d'affirmer. Si on utilise les quatre catégories que nous avons suggérées, le v. 47 relève de l'enseignement sur les fruits de la foi en Jésus. Plus tôt, il a fait référence à celui qui, parce qu'il est à l'écoute Dieu et qu'il s'ouvre à son enseignement, vient à Jésus, i.e. croit en lui. Maintenant, Jésus enchaîne logiquement sur les fruits de cette foi en lui, la vie éternelle. C'est la même logique qu'on trouvera en conclusion de l'évangile de Jean : « Ceux-là (les signes) ont été mis par écrit, pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu'en croyant vous ayez la vie en son nom » (20, 31).

Le glossaire sur amēn

Le mot amēn chez Jean

zōēn aiōnion (vie éternelle) L'expression zōēn aiōnion est formée du nom zōē (vie) et de l'adjectif aiōnios (éternel), à l'accusatif féminin singulier. C'est la tradition johannique qui a donné toute son ampleur à cette expression : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 17; Ac = 2; 1Jn = 6; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Alors que les autres évangiles peuvent employer l'adjectif « éternel » pour d'autres réalités, Jean ne l'emploie que pour l'associer à « vie ».

Qu'est-ce donc cette vie éternelle? D'entrée jeu, notons que, à part Jean, les évangélistes situent cette vie éternelle dans le futur (« (celui qui aura tout laissé) qui ne reçoive le centuple dès maintenant, au temps présent, en maisons, frères, soeurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle », Mc 10, 30), si bien qu'elle peut être associée à la résurrection des morts. Il n'en est pas ainsi chez Jean, car cette vie éternelle est déjà présente. On n'a qu'à noter les verbes au présent : « Qui croit au Fils a la vie éternelle », « croit à celui qui m'a envoyé a la vie éternelle », « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle », « je leur donne la vie éternelle ».

Le mot « vie » (zōē) ne désigne pas chez Jean cette vie naturelle par laquelle on naît et on meurt. Dans ce dernier cas, il utilise plutôt le mot psychē : « Nul n'a plus grand amour que celui-ci: donner sa vie (psychē ) pour ses amis » (15, 13).

Dans le Judaïsme, on connaissait la notion de vie éternelle. Vers l'an 164 av. J.C, il y a d'abord Daniel :

  • LXX : « Et nombre de ceux qui dorment sous des amas de terre se réveilleront, les uns pour la vie éternelle (zōē aiōnios), les autres pour la honte et la confusion éternelle » (12, 2)

Et il y a aussi le premier livre des Maccabées autour de 120 avant notre ère:

  • « et près de rendre l'esprit, il (l'un des sept frères) parla ainsi: Toi, ô le plus scélérat des hommes, tu nous perds pour la vie présente ; mais le Roi du monde nous ressuscitera pour la vie éternelle (zōē aiōnios), nous qui serons morts pour Ses lois » (7, 9)

On peut aussi ajouter le livre de la Sagesse dont l'auteur serait un juif alexandrin du milieu du premier siècle av. J.C. :

  • « Mais les justes vivront éternellement (zaō aiōnios), et leur salaire est dans le Seigneur, et leur pensée dans le Très-Haut. » (5, 15)

Enfin, mentionnons les Psaumes de Salomon qui proviendraient d'un milieu juif du milieu du 1ier siècle de notre ère :

  • « Tel est le lot des pécheurs pour l'éternité. - Mais ceux qui craignent le Seigneur ressusciteront pour la vie éternelle (zōē aiōnios), - Et leur vie, dans la lumière du Seigneur, ne cessera plus » (3, 12)

Qu'en est-il à Qumran? Si on en croit 1QS 4, 7, les fils de lumière, qui marcheront avec un esprit de vérité lors de la venue du Seigneur, connaîtront une joie éternelle, i.e. les jours messianiques se poursuivront sans fin sur terre. Cependant, tout n'est pas dans le futur, car la communauté vit déjà le bonheur de la présence des anges (1QS 11, 7), car ils sont fils de Dieu (sur le sujet, voir Brown, The Gospel According to John, p. 506).

Par la suite, dans la tradition rabbinique, on met en contraste « vie temporelle » et « vie éternelle » : cette dernière est non seulement différente par la durée, étant sans fin, mais aussi par sa qualité. La même idée sera reprise par la tradition apocalyptique d'Hénoch et d'Esdras, où on parle plutôt de deux « siècles » (voir par exemple le ch. 48 de 1 Hénoch) ou « âges » différents.

Pour Jean, « vie éternelle » c'est la vie même de Dieu, qu'il partage avec son fils : « Comme le Père en effet a la vie en lui-même, de même a-t-il donné au Fils d'avoir aussi la vie en lui-même » (5, 26). Et si le Fils est venu en ce monde, c'est pour partager cette vie : « Moi, je suis venu pour qu'on ait la vie et qu'on l'ait en surabondance » (10, 10). En fait, Jésus est la vie même : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne vient au Père que par moi » (14, 6). La seule façon d'accéder à cette vie pour l'être humain, c'est de croire en lui : « afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle » (3, 16). Comment cette vie est-elle communiquée? Selon Gn 2, 7, l'être humain est devenu vivant quand Yahvé a insufflé dans ses narines une haleine de vie, ainsi l'être humain reçoit la vie éternelle quand Jésus souffle l'Esprit Saint sur ses disciples après sa résurrection (20, 22). En effet, c'est l'Esprit qui donne la vie : « C'est l'esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien » (6, 63). Mais cet Esprit n'est disponible qu'à la suite de la mort de Jésus : « car il n'y avait pas encore d'Esprit, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié » (7, 39). Par la suite, pour les premières communautés chrétiennes, la communication de cette vie sera associée aux eaux du baptême : « En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d'eau et d'Esprit, nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu » (3, 5); cette eau provident fondamentalement du côté du corps de Jésus crucifié : « l'un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et il sortit aussitôt du sang et de l'eau » (19, 34). Pour ces premières communautés chrétiennes également, cette vie éternelle est nourrie par le corps et le sang de Jésus de l'eucharistie : « Qui mangera ce pain vivra à jamais. Et même, le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde » (6, 51).

Il est clair pour Jean que la « vie éternelle » est d'une qualité différente de la « vie (psychē) naturelle ».

  • Elle ne peut-être détruite par la mort : « et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais » (11, 26); son seul ennemi est le péché : « Car il y a un péché qui conduit à la mort » (1 Jean 5, 16)
  • Elle correspond à la description de l'Apocalypse (22, 1-2) qui parle d'un fleuve de vie qui jaillit du trône de Dieu et de l'Agneau, et de chaque côté du fleuve on trouve des arbres de vie qui peuvent guérir les païens; cependant, au lieu d'être pour une époque future, cette vie est présente ici et maintenant
  • Cette « vie divine » est actuellement en possession du croyant et lui permet dès maintenant d'être fils de Dieu, et donc de vivre une relation intime et vitale avec le Père

L'expression zōē aiōnios dans les évangiles-Actes

Le nom zōē dans les évangiles-Actes

v. 48 Moi, je suis le pain de vie.

Littéralement : Moi, je suis le pain de la vie.

Egō eimi ho artos tēs zōēs (Moi, je suis le pain de la vie) Tous ces mots ont été analysés plus tôt. Contentons de résumer ce que nous avons dit.

Le pain, conformément à la symbolique de l'Ancien Testament qui désigne la parole de Yahvé et à la tradition sapientielle qui y voit la sagesse qui nourrit, Jean le présente comme la révélation dans et par Jésus de ce qu'est Dieu, et par là de ce que nous sommes.

Ce pain est appelé « pain de vie ». Et la vie dont il s'agit ici est la « vie éternelle », donc non pas le pain pour la vie physique, mais le pain pour cette vie qui est la vie même de Dieu que partage son Fils, et que ce dernier veut nous faire partager. Cette vie est d'une tout autre qualité que la vie physique, et ne s'arrête pas avec la mort physique. Cette vie peut être communiquée à tout être vivant après la mort de Jésus, grâce au souffle de l'Esprit. Cette vie est déjà présente chez le croyant.

Le Jésus de Jean proclame : « Je suis le pain de vie ». L'expression « Je suis » se trouve dans la bouche de Yahvé dans l'Ancien Testament, et a donc une connotation divine. Comme la « vie » dont il s'agit est la vie même de Dieu, Jean entend clairement affirmer la qualité divine de Jésus, et donc s'ouvrir à la parole de Jésus, c'est s'ouvrir à la parole même de Dieu; c'est la même vie qui est communiqué au croyant. Et donc il n'y aucune autre parole ou aucune autre source de vie à chercher, que celle de Jésus.

Pour Jean, quand la communauté se rassemble pour le repas eucharistique, elle ne fait autre chose que proclamer et mettre en pratique cette parole de Jésus.

L'expression artos zōē chez Jean
v. 49 Vos ancêtres ont mangé la manne dans le désert, mais ils sont morts.

Littéralement : Les pères de vous (hymōn), ils mangèrent (phagē) dans le (lieu) désert (erēmō) la manne (manna) et ils moururent (apethanon)

hymōn (de vous) Hymōn est le pronom personnel sy (tu, te, toi, vous) au génitif pluriel. Il est surabondant dans les évangiles-Actes : Mt = 448; Mc = 160; Lc = 434; Jn = 405; Ac = 260; 1Jn = 34; 2Jn = 8; 3Jn = 10. La seule raison de nous arrêter à ce pronom possessif ici est de souligner le fait que, en mettant le pronom « de vous » ou « vos » dans la bouche de Jésus, pour désigner les pères ou ancêtres, Jean exprime une séparation : il ne s'agit plus de nos ancêtres Abraham ou Moïse, mais de « vos » ancêtres. Comparons avec les scènes précédentes.
  • 4, 20 : (C'est la Samaritaine qui parle) « Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous dites: C'est à Jérusalem qu'est le lieu où il faut adorer »
  • 6, 31 : (C'est la foule qui parle) « Nos pères ont mangé la manne dans le désert, selon ce qui est écrit: Il leur a donné à manger du pain venu du ciel »

Comparons aussi avec ces paroles du discours de Pierre :

  • Ac 3, 13 : « Le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le Dieu de nos pères a glorifié son serviteur Jésus »

C'est la même situation que lorsqu'un couple se déchire et que l'un des conjoints, au lieu de dire : notre fils, dit « ton » fils. Qu'est-ce qui s'est passé? Il semble qu'au moment où a lieu la rédaction finale de l'évangile selon Jean, la communauté chrétienne d'origine juive et dont plusieurs membres continuaient à fréquenter la synagogue, en fut exclue. L'évangile lui-même en fait écho à travers plusieurs scènes qui, même si elles font référence à des événements de la vie de Jésus, sont un écho de la situation contemporaine de la communauté de Jean.

  • 9, 22 : « Ses parents dirent cela parce qu'ils avaient peur des Juifs; car déjà les Juifs étaient convenus que, si quelqu'un reconnaissait Jésus pour le Christ, il serait exclu de la synagogue »
  • 12, 42 : « Toutefois, il est vrai, même parmi les notables, un bon nombre crurent en lui, mais à cause des Pharisiens ils ne se déclaraient pas, de peur d'être exclus de la synagogue »
  • 16, 2 : « On vous exclura des synagogues. Bien plus, l'heure vient où quiconque vous tuera pensera rendre un culte à Dieu »

L'ensemble de l'évangile de Jean prend la forme d'un grand procès où s'affrontent ceux qui ont cru en Jésus, et ceux qui s'y opposent, et parce que les deux camps sont d'origine juive, une séparation s'est développée, si bien que l'expression « nos » pères est devenue « vos » pères, ou « votre » père (Abraham : 8, 56), « notre » Loi est devenu « votre » Loi (8, 17) ou « leur » Loi (15, 25).

Les expressions « votre », « vos », « leur » pour exprimer la séparation chez Jean
Phagē (ils mangèrent) Phagē est la forme aoriste du verbe esthiō (manger, dévorer). Parmi les évangélistes, c'est Jean qui l'utilise le moins : Mt = 24; Mc = 27; Lc = 32; Jn = 15; Ac = 7; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. En fait, il apparaît seulement dans deux scènes : celle qui termine le récit de la Samaritaine où les disciples, revenus de la ville où ils étaient allés chercher quelque chose à manger, demandent à Jésus de prendre de la nourriture (4, 31-38), et celle où Jésus donne à manger à la foule et qui se termine avec le discours sur le pain de vie (on peut passer sous silence l'expression « manger la Pâque » en 18, 28). Dans les deux scènes, la nourriture physique n'est qu'une façon d'introduire un autre type de nourriture : dans la première scène, Jésus exprime sa faim de voir accomplie sa mission : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé et de mener son oeuvre à bonne fin » (4, 34); dans la deuxième scène, il s'agit de la nourriture de la révélation en et par Jésus, de cette parole qui prend sa source en Dieu. Voilà ce qui intéresse Jean.

Ainsi, manger devient une analogie pour exprimer cette aspiration à une nourriture qui est d'ordre spirituel, que Dieu seul peut combler à travers Jésus. Cette analogie est aussi associée par Jean à ce que vit la communauté lorsqu'elle se rassemble pour faire eucharistie.

Le verbe esthiō dans les évangiles-Actes
Erēmō (le lieu désert) Erēmō est le féminin datif de l'adjectif erēmos : désert, vide, désolé, stérile, vacant. Ici, il est utilisé sous une forme nominale, sous-entendant : (lieu) désertique, inhabité. On le rencontre un peu partout dans les évangiles-Actes, mais à plusieurs reprises il s'agit d'une citation de l'Ancien Testament, par exemple celle d'Isaïe pour décrire Jean-Baptiste : Mt = 8; Mc = 9; Lc = 10; Jn = 5; Ac = 9; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. C'est le cas ici aussi avec une référence à Exode 16, 1 où « la communauté des Israélites arriva au désert de Sîn, situé entre Elim et le Sinaï, le quinzième jour du second mois qui suivit leur sortie d'Égypte »; c'est là qu'elle va connaître la faim, à la laquelle Yahvé va répondre en faisant tomber la manne.

On pourrait se poser la question : pourquoi utiliser l'adjectif erēmos, plutôt que le nom propre pour désigner le désert : erēmia. Une explication possible est que erēmos, en faisant référence vaguement à un lieu inhabité, isolé, offre plus de flexibilité que le nom : désert. Mais une autre explication vient de ce que les traducteurs de la Septante on opté pour l'adjectif erēmos pour traduire l'hébreu : מִדְבַּר (midbar : désert); et comme on fait régulièrement référence à l'Écriture, probablement dans sa traduction grecque, on peut comprendre que l'adjectif s'est imposé.

L'adjectif erēmos dans le Nouveau Testament
manna (la manne) Le mot manna signifie originellement en grec : grain d'encens. C'est en ce sens qu'il faut lire Baruch 1, 10 : LXX « Ils dirent : Nous vous avons envoyé de l'argent ; achetez avec l'argent des holocaustes et pour les péchés et l'encens, et préparez la manne (manna : i.e. les grains d'encens) et offrez-les à l'autel du Seigneur notre Dieu ». Mais les traducteurs de la Septante ce sont servis de ce mot ainsi que de son petit frère : man, pour traduire le mot hébreu : מָּן (mān); ainsi, dans la Septante on trouvera parfois man, parfois manna. Le Nouveau Testament n'a retenu que manna. Mais le mot est très rare, et dans les évangiles, il n'apparaît que chez Jean, deux fois, et seulement deux fois ailleurs dans le Nouveau Testament (He 9, 4; Ap 2, 17); on ne le rencontre que 13 fois dans tout l'Ancien Testament (Ex 16, 31.33.35; Nb 11, 6-7.9; Dt 8, 3.16; Jos 5, 12; Ps 78, 24; Ne 9, 20).

Selon certains biblistes (voir L. Monloubou, F. M. Du Buit, Dictionnaire biblique universel. Paris-Québec : Desclée-Anne Sigier, 1984, p. 447-448), l'hébreu mān serait originellement le nom d'un arbrisseau, la Tamirix mannifera, et quand les Israélites traversèrent les régions désertiques, ils purent se nourrir de sa sécrétion comestible, et associèrent alors ce fait inattendu à celui de leur libération et à une action merveilleuse de Dieu. Mais ce qui importe, c'est ce qu'en a retenu la tradition juive : la manne apparaît sous la forme d'une couche mince, quelque chose de granuleux, fin, semblable à du givre (Ex 16, 14), ressemblant à la graine de coriandre blanche, avec un goût de la fleur de farine, mêlée avec le miel (Ex 16, 31). Selon Nb 11, 8 : « on la broyait à la meule ou on l'écrasait au pilon; enfin on la faisait cuire dans un pot pour en faire des galettes. Elle avait le goût d'un gâteau à l'huile ».

C'est d'abord le livre de l'Exode, ch. 16, qui raconte comment la communauté israéliste, faisant fasse à la désolation d'une région désertique et tenaillée par la faim, s'est mise à regretter le temps où elle habitait l'Égypte et maugréèrent contre Moïse, leur leader. C'est alors que Yahvé promet à Moïse de faire pleuvoir du pain du haut du ciel, un pain qu'ils auront à cueillir chaque matin. C'est ainsi qu'une couche de rosée évaporée apparut sur la surface du désert, quelque chose de menu, de granuleux, de fin comme du givre sur le sol. Et quand le soleil devenait chaud, cela fondait. Devant ce phénomène, les Israélites se dirent l'un à l'autre: "Qu'est-ce cela?" (v. 15). Dans la première partie du ch. 16, on ne parle que de pain, et ce n'est qu'au v. 31 qu'on a cette phrase : « La maison d'Israël donna à cela le nom de manne ». Ce récit reçoit un écho dans le livre des Nombres et le Deutéronome, et le Ps 78, 24 : « Et il fit pleuvoir sur eux la manne pour les nourrir, et il leur donna le pain du ciel ». Il fait partie de l'imaginaire juif, si bien que l'historien Flavius Josèphe (1ier s. de notre ère) le reprend :

Et encore aujourd'hui tout ce lieu est arrosé d'une pluie semblable à celle que jadis, par faveur pour Moïse, Dieu envoya pour leur servir de nourriture. Les Hébreux appellent cet aliment manna, car le mot man est une interrogation dans notre langue et sert à demander : « Qu'est-ce que cela ? » Ils ne firent donc que se réjouir de cet envoi du ciel et ils usèrent de cette nourriture pendant quarante ans, tout le temps qu'ils furent dans le désert (Antiquités judaïques, livre 3, ch. 1 : 6)

Mais ce qui est plus important pour notre propos est la symbolique qui s'est développée autour de la manne dans le judaïsme rabbinique. Voici quelques exemples :

  • 2 Baruch 29, 8 (texte apocryphe du 2e s. de notre ère) : « Le trésor de la manne descendra de nouveau du ciel, et ils en mangeront en ces jours-là »
  • Midrash Mekilta sur Ex 16, 5 : « Vous ne trouverez pas la manne en ce siècle, mais vous la trouverez dans le siècle à venir »
  • Midrash Rabbah sur Qo 1, 9 : « Comme le premier rédempteur a fait tomber la manne, comme il est écrit : "Car je vais faire pleuvoir pour vous du pain du haut du ciel ", ainsi le dernier rédempteur fera descendre la manne »
  • Midrash Tanḥuma (Beshallaḥ 21, 66) : « Cela a été préparé pour le juste pour le siècle à venir. Quiconque croit en est digne et en mange ».

La symbolique de la manne semble se rattacher la période eschatologique et à la célébration de la Pâque. Par exemple, le midrash Mekilta sur Ex 16, 1 raconte que la première manne est tombée le jour de la Pâque. C'est ainsi que s'est développée l'attente que le messie arriverait le jour de la Pâque et que la manne recommencerait à tomber. Même si on ne peut être sûr que ces textes du judaïsme rabbinique s'appliquent également à l'époque de Jean, on peut facilement l'imaginer, surtout en regard d'autres textes, comme cet extrait des oracles Sibyllins (qui remontent avant l'ère chrétienne) : « Ceux qui craignent Dieu hériteront de la vraie vie éternelle... festoyant avec le doux pain venu du ciel étoilé » (pour cette partie sur le judaïsme rabbinique, voir R.E. Brown, The Gospel According to John, p. 265-266).

Tout cela offre un contexte au récit. Car le référence à la manne nous situe dans un monde eschatologique où Dieu interviendra fera à nouveau tomber la manne, le jour de la Pâque, en présence de son messie. Or, le ch. 6 de Jean se situe dans le contexte de la Pâque juive. Et la foule demande à Jésus un signe semblable à celui donné par Moïse, un signe par excellence, celui de la manne.

Le mot manna dans le Nouveau Testament
apethanon (ils moururent) Apethanon est la forme aoriste du verbe apothnēskō : mourir, être mis à mort. On le rencontre de temps à autre dans les évangiles-Actes, sauf chez Jean où il apparaît régulièrement : Mt = 5; Mc = 8; Lc = 10; Jn = 28; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Dans le quatrième évangile, on peut repérer quatre contextes différents :
  • Le contexte d'une personne précise ou d'un groupe connu qui meurent; il s'agit d'une expérience vérifiable. Par exemple, 8, 53 : « Es-tu donc plus grand qu'Abraham, notre père, qui est mort (apothnēskō)? Les prophètes aussi sont morts (apothnēskō). Qui prétends-tu être?" »

  • Le contexte d'un groupe en général ou de l'ensemble de l'humanité qui est soumise à la mort. Par exemple, 8, 24 : « Je vous ai donc dit que vous mourrez (apothnēskō) dans vos péchés. Car si vous ne croyez pas que Je Suis, vous mourrez (apothnēskō) dans vos péchés »

  • Le contexte d'une réalité de la nature qui vit le cycle de la mort. Par exemple, 12, 24 : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt (apothnēskō) pas, il demeure seul; mais s'il meurt (apothnēskō), il porte beaucoup de fruit »

  • Le contexte de la vie spirituelle et d'une mort non physique. La forme est toujours négative. Par exemple, 11, 26 : « quiconque vit et croit en moi ne mourra (apothnēskō) jamais. Le crois-tu? »

Le v. 49 est à ranger dans la catégorie de l'humanité en général, et non dans celle de la constatation d'un décès particulier; c'est la condition humaine d'avoir à mourir. Ainsi, les ancêtres juifs, comme ceux de tous les peuples, sont morts. Mais l'accent ici est sur le fait que, malgré avoir été nourris par le pain venu de Dieu dans le désert, les pères n'ont pu éviter la mort physique.

Le quatrième évangile est unique en ce qu'il est le seul évangile à aborder la question générale de la vie et de la mort, et plus particulièrement celle de la mort physique et de la mort spirituelle. Les autres évangiles abordent la mort sous l'angle de la mort d'un être particulier. Jean s'intéresse avant tout à la vie et à la mort spirituelle. Cela est confirmé quand on étend notre analyse au mot « mort » (thanatos) : Mt = 7; Mc = 6; Lc = 7; Jn = 8; Ac = 8; 1Jn = 6; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Par exemple, Jn 5, 24 : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m'a envoyé a la vie éternelle et ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort (thanatos) à la vie »; ou encore 1 Jn 3, 14 : « Nous savons, nous, que nous sommes passés de la mort (thanatos) à la vie, parce que nous aimons nos frères. Celui qui n'aime pas demeure dans la mort (thanatos) ».

La réflexion de Jean est certainement inspirée de l'événement Jésus. Celui-ci est mort physiquement, néanmoins il est toujours vivant. Pourquoi? Il ne suffit pas de dire que, comme Fils de Dieu, il était d'une autre « étoffe ». Sa vie de communion avec Dieu, reflet de l'être de son Père, ne pouvait qu'être éternelle, comme sera la nôtre en prenant le même chemin.

Le mot apothnēskō dans les évangiles-Actes
v. 50 Ceci est le pain de Dieu, afin qu'on puisse en manger et ne pas mourir.

Littéralement : Ceci est (houtos estin) le pain, celui du ciel descendant, afin que (hina) quelqu'un, à partir de lui qu'il mange et qu'il ne meure pas.

houtos estin (ceci est) L'expression houtos estin (ceci est) est composé du pronom démonstratif houtos (ceci, celui-ci, cela, celui-là) et du verbe eimi (être) à l'indicatif présent. Il est bon de le souligner ici parce que l'expression entend identifier ou définir une réalité, comme on dit : celui-ci est un héro, ou encore, celui-là est un imposteur. Les évangélistes l'utilisent régulièrement, et plus particulièrement Jean : Mt = 14; Mc = 4; Lc = 6; Jn = 18; Ac = 11; 1Jn = 3; 2Jn = 1; 3Jn = 0. Ce qui nous intéresse ici est la question : qu'est-ce que Jean affirme sur Jésus avec cette expression ? On peut le résumer sous trois aspects.

  1. Par rapport aux autres : avant Jean-Baptiste, il était (1, 30)
  2. Par rapport à Dieu : il est son prophète annoncé, le second Moïse (6, 14; 7, 40), il est son Élu (1, 34), il est Dieu véritable qui partage la vie éternelle (1 Jn 5, 20), c'est lui qui donne son Esprit par sa mort (1, 33; 1 Jn 5, 6)
  3. Par rapport à nous : il est le sauveur du monde (4, 44), il est le messie (7, 41), il est le pain qui nourrit vraiment et donne la vie éternelle (6, 50.58)

Toutes ces affirmations sont d'ordre théologique. Pour Jean, elles constituent le pain de la révélation, cette lumière dans le monde, la raison pour laquelle il a écrit son évangile.

L'expression houtos estin dans les affirmations sur Jésus dans la tradition johannique
hina (afin que) La conjonction hina (afin que, afin de, pour, de telle sorte que, si bien que, que) a plusieurs significations :
  • Finale (exprime le but d'une action): « Ne jugez pas, afin de (hina) n'être pas jugés » (Mt 7, 1)
  • Consécutive (relation cause à effet) : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu'il (hina) soit né aveugle? » (Jn 9, 2)
  • Complétive (explicite ou complète une idée): « Ainsi, tout ce que (hina) vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux » (Mt 7, 12)

Ici, au v. 50, nous avons une signification finale : le but du pain descendu du ciel est de faire en sorte que, celui qui en mange, ne meurt pas. Quand on s'attarde ainsi au but exprimé dans la signification finale de hina, on découvre d'importantes affirmations théologiques, et il vaut la peine d'en énumérer quelques unes.

  • Quel est le rôle de Jésus? À travers sa mort par amour, il révèle qui est Dieu (17, 1 : « afin que ton Fils te glorifie »), et par là il révèle le chemin de la vie éternelle (3, 15 : « afin que quiconque croit ait par lui la vie éternelle »; voir aussi 3, 16); par là, il est une lumière pour le monde qui permet de démêler le vrai du faux, et par là il est la mesure pour déterminer les gens authentiques (3, 21 : « celui qui fait la vérité vient à la lumière, afin que soit manifesté que ses oeuvres sont faites en Dieu »

  • Quel est le but ou le terme de la vie? Vivre la communion universelle avec l'univers entier (17, 21 : « Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient en nous, afin que le monde croie que tu m'as envoyé »), et vivre cette communion unique avec Jésus (14, 3 : « Et quand je serai allé et que je vous aurai préparé une place, à nouveau je viendrai et je vous prendrai près de moi, afin que, là où je suis, vous aussi, vous soyez »

  • Quelle est la signification de la maladie et de nos infirmités? Permettre l'action humaine avec sa force d'amour (9, 3 : « Ni lui ni ses parents n'ont péché, mais c'est afin que soient manifestées en lui les oeuvres de Dieu »), et y voir là un signe de Dieu (11,15 : « et je me réjouis pour vous de n'avoir pas été là-bas, afin que vous croyiez ») et le reflet de l'identité de Jésus (11, 4 : « Cette maladie ne mène pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu: afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle »)

  • Quel est le rôle de la prière? Obtenir le soutien nécessaire pour la poursuite de notre mission, une mission qui reprend celle de Jésus (15, 16 : « C'est moi qui vous ai choisis et vous ai établis pour que vous alliez et portiez du fruit et que votre fruit demeure, afin que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donne »), une mission qui a pour but de révéler qui est fondamentalement Dieu (14, 13 : « Et tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai, afin que le Père soit glorifié dans le Fils »)

Ainsi, le pain qu'est Jésus, en étant source de vie éternelle, vise ultimement cette grande communion universelle en Dieu et avec Jésus. Elle est cette force transformatrice qui permet la mission en prenant le même chemin que celui de Jésus.

La conjonction hina exprimant la finalité chez Jean

La conjonction hina dans les évangiles-Actes

v. 51 Je suis moi-même le pain vivant qui vient de Dieu. Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra pour toujours, et le pain que je lui donnerai, c'est ma chair pour que le monde ait la vie.

Littéralement : Moi, je suis le pain le vivant celui du ciel descendant; si quelqu'un mange de ce pain-là, il vivra jusqu'au siècle (eis ton aiōna), puis et le pain que moi je donnerai, est la chair (sarx) de moi pour la vie du monde (kosmou).

eis ton aiōna (jusqu'au siècle) Aiōna est l'accusatif singulier du nom masculin aiōn, un nom qui fait référence à une période de l'existence : ère, siècle, durée de vie, âge, génération, longue période de temps, époque. Ainsi, le choix de la traduction dépendra du contexte. Donnons quelques exemples de la traduction de la Bible de Jérusalem :
  • Lc 1, 33 : « il régnera sur la maison de Jacob pour les siècles (eis tous aiōnas) et son règne n'aura pas de fin »
  • Lc 1, 55 : « selon qu'il l'avait annoncé à nos pères - en faveur d'Abraham et de sa postérité à jamais (litt. : jusqu'au siècle, eis ton aiōna)! »
  • Lc 1, 70 : « selon qu'il l'avait annoncé par la bouche de ses saints prophètes des temps anciens (litt. : depuis le siècle, apʼ aiōnos) ! »
  • Lc 18, 30 : « qui ne reçoive bien davantage en ce temps-ci, et dans le monde (en tō aiōni) à venir la vie éternelle »
  • Ac 15, 18 : « (le Seigneur qui fait) connaître ces choses depuis des siècles (litt. : depuis le siècle, apʼ aiōnos) »

Aiōn est utilisé à quelques reprises dans les évangiles-Actes : Mt = 8; Mc = 4; Lc = 7; Jn = 13; Ac = 2; 1Jn = 1; 2Jn = 1; 3Jn = 0. Comme on l'aura remarqué, c'est Jean qui en fait un usage abondant. Mais la plupart du temps, c'est dans le cadre de l'expression eis ton aiōna (jusqu'au siècle, traduit par « pour toujours », « à jamais », « éternel ») : Mt = 1; Mc = 2; Lc = 1; Jn = 12; Ac = 0; 1Jn = 1; 2Jn = 1; 3Jn = 0. Jean porte sur la vie un regard d'éternité.

Ce que le Jésus de Jean affirme, c'est que la vie qu'il propose ne peut pas avoir de fin, elle est pour un espace de temps qui n'a pas de terme.

L'expression eis ton aiōna dans la tradition johannique

Le nom aiōn dans les évangiles-Actes

sarx (chair) Le nom féminin sarx (chair) apparaît ici et là dans les évangiles-Actes, mais surtout chez Jean : Mt = 5; Mc = 4; Lc = 2; Jn = 13; Ac = 3; 1Jn = 2; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il revêt diverses significations.

  • Il peut désigner l'humanité en général. Par exemple, Lc 3, 6 : « Et toute chair (sarx) verra le salut de Dieu »
  • Il peut aussi désigner un des composés de l'être humain, i.e. tout le tissue humain malléable par opposition au aux os et au sang. Par exemple, Lc 24, 39 : « Voyez mes mains et mes pieds; c'est bien moi! Palpez-moi et rendez-vous compte qu'un esprit n'a ni chair (sarx) ni os, comme vous voyez que j'en ai »
  • La plupart du temps, il est synonyme de corps et de ce qui définit l'être humain en tant qu'être biologique. Par exemple, Mc 10, 8 : « et les deux ne feront qu'une seule chair (sarx). Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair (sarx) »
  • Enfin, il décrit l'être humain dans sa faiblesse, avec ses diverses pulsions. Par exemple, Mc 14, 38 : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation: l'esprit est ardent, mais la chair (sarx) est faible »

Ici, au v. 51, « chair » renvoie au corps humain de Jésus, si bien que la phrase pourrait être redite comme : le pain que moi je donnerai, c'est mon corps. Jésus accepté la mort de son être corporel, avec la souffrance qu'elle impliquait.

Mais à partir du v. 51 apparaît avec plus d'insistance le thème eucharistique avec des mots comme « manger », « nourrir », « boire », « chair » et « sang ». En cela, Jean rejoint le vocabulaire synoptique, comme par exemple chez Mt 26, 26-28 : « Prenez, mangez, ceci est mon corps... Buvez-en tous, car ceci est mon sang... ». Notons qu'il n'y pas chez Jean de paroles de Jésus sur le pain et la coupe lors de son dernier repas. Il est possible que nous ayons ici au v. 51 la forme johannique des paroles eucharistiques (quelque peu semblable à Lc 22, 19 : « Ceci est mon corps, donné pour vous »). Mais alors pourquoi parler de « chair » plutôt que de « corps » comme dans les synoptiques? Comme il n'y pas vraiment de mot équivalent hébreu ou araméen pour désigner « corps » comme on le comprend aujourd'hui, il est possible que, lors de son dernier repas, Jésus ait dit en araméen l'équivalent de : ceci est ma chair. Cela est confirmé par les écrits d'Ignace, évêque de la ville d'Antioche, une ville qui a longtemps préservé la version sémitique de la tradition chrétienne, qui utilise souvent le mot « chair » en référence à l'eucharistie. Ainsi, Jean aurait préservé un écho plus exact des paroles de Jésus (sur ce point, voir R.E. Brown, The Gospel According to John, p. 285).

Le nom sarx dans le Nouveau Testament
kosmou (monde) Kosmou provient du nom masculin kosmos au génitif singulier. Ce mot grec signifie d'abord « ordre, bon ordre ». Dans la Grèce antique, on pouvait l'utiliser dans le monde militaire pour désigner la disposition ordonnée des troupes pour le combat. C'est en ce sens que la Septante a traduit Genèse 2, 1 : « Le ciel et la terre furent ainsi achevés, avec toute leur armée (kosmos) ». Mais l'ordre a aussi à voir avec la beauté, si bien que le mot peut renvoyer aux ornements et à la parure des femmes, comme le rappelle le terme « cosmétique ». Ainsi, la Septante a traduit Exode 33, 6 : « Alors les Israélites se débarrassèrent de leurs parures (kosmos) à partir du mont Horeb ». Ce sont les livres récents de la période hellénistique (2e et 1ier siècle av. J.C.) qui introduiront kosmos pour parler de l'univers créé, un sens que reprendra le Nouveau Testament (sur le sujet, voir Pierre Létourneau, Kosmos in Nouveau vocabulaire biblique. Paris-Montréal : Bayard-Mediaspaul, 2004, p. 423-430).

Dans les évangiles-Actes, kosmos serait passé presqu'inaperçu n'eut été de la tradition johannique : Mt = 9; Mc = 3; Lc = 3; Jn = 78; Ac = 1; 1Jn = 23; 2Jn = 1; 3Jn = 0. Dans l'ensemble, il peut revêtir trois significations différentes.

  • Il désigne l'univers créé par Dieu à l'origine et dont parle la Genèse. Par exemple, Mt 24, 21 : « Car il y aura alors une grande tribulation, telle qu'il n'y en a pas eu depuis le commencement du monde (kosmos) jusqu'à ce jour, et qu'il n'y en aura jamais plus »
  • Mais le plus souvent, il signifie cette société des hommes qui construit l'histoire. Par exemple, Lc 12, 30 : « Car ce sont là toutes choses dont les païens de ce monde (kosmos) sont en quête; mais votre Père sait que vous en avez besoin »
  • Enfin, il y a la signification qu'on retrouve uniquement dans la tradition johannique où le monde représente cette part de l'humanité hostile à Jésus et à la communauté chrétienne, une humanité sous la houlette de Satan. Par exemple, Jn 15, 19 : « Si vous étiez du monde (kosmos), le monde (kosmos) aimerait son bien; mais parce que vous n'êtes pas du monde (kosmos), puisque mon choix vous a tiré du monde (kosmos), pour cette raison, le monde (kosmos) vous hait »

Ces trois significations se retrouvent dans la tradition johannique : univers créé = 4 fois; la société où évolue l'être humain et lieu de la mission = 53 fois ; la réalité hostile à Jésus = 45 fois. Sur ce point, Jean est déroutant en nous faisant passer d'une signification à l'autre, utilisant le même mot, sans nous avertir. Par exemple, en 14, 30 il écrit : « Je ne m'entretiendrai plus beaucoup avec vous, car il vient, le Prince de ce monde (force hostile); sur moi il n'a aucun pouvoir »; puis il enchaîne au verset suivant (14, 31) : « mais il faut que le monde (lieu de la mission) reconnaisse que j'aime le Père et que je fais comme le Père m'a commandé ».

Que dit donc l'évangéliste de ce monde non hostile à Jésus, ce monde que nous avons défini comme lieu de sa mission?

  1. Jésus en ait le co-créateur : « le monde fut par lui » (1, 10)
  2. C'est vers lui qu'il a été envoyé par le Père (10, 36; 17, 18), comme prophète promis (6, 14), afin d'être sa lumière (1, 9; 8, 12; 9, 5), de rendre témoignage à la vérité (18, 37), et qu'ainsi le croyant ne soit plus dans les ténèbres (12, 46); en faisant cela, il a opéré un discernement, de telle sorte que ceux qui prétendaient voir sont devenus aveugles, et ceux qui cherchaient la lumière ont pu voir (9, 39)
  3. Jésus a pour mission d'enlever les péché du monde (1, 29), en devenant une victime de propitiation (1 Jn 2, 2), et par là il accomplit sa mission de messie qui sauve le monde (3, 17; 4, 42; 11, 27; 12, 47; 1 Jn 4, 14)
  4. Redit autrement, Jésus est venu apporter la vie éternelle à quiconque croit (3, 16) et mange le pain de sa chair (6, 33.51), afin qu'il puisse vivre par lui (1 Jn 4, 9)
  5. Par là, il a montré qu'il a aimé les siens qui étaient dans le monde et les a aimé jusqu'à la fin (13, 1), répétant ce qu'il a entendu de son Père (8, 26), montrant combien il aime le Père et fait ce qu'il lui a commandé (14, 31), ne gardant aucun secret, mais manifestant tout (7, 4; 18, 20)
  6. En retour, le monde est appelé à le reconnaître comme l'envoyé du Père en signe d'amour (17, 21.23) et qu'il aille vers lui (12, 19)
  7. Mais il reste que son royaume n'est pas de ce monde (18, 36), et qu'il quitte ce monde pour retourner vers son Père (16, 28; 17, 13), tandis que ces disciples restent dans le monde; aussi Jésus prie pour ses disciples, non pas pour qu'ils quittent le monde, mais pour qu'ils demeurent disciples (17, 11), qu'ils se gardent du Mauvais (17, 15), car ce monde est plein de faux prophètes (1 Jn 4, 1) et l'Antichrist ou Séducteur est déjà présent (1 Jn 4, 3; 2 Jn 1, 7)

Dans ce cadre, on peut relire notre verset 51 comme la proclamation du rôle de Jésus dans ce monde : offrir cette nourriture qu'est le don de sa vie à quiconque accepte de l'accueillir dans la foi; c'est cette nourriture qui donne vraiment la vie au monde.

Le nom kosmos) dans les évangiles-Actes
  1. Analyse de la structure du récit

    L'analyse de la structure prend en compte le découpage opéré pour le lectionnaire catholique. Si on tient compte du fait que, selon certains biblistes, l'ensemble 6, 31-50 forme un tout, révélant une structure homilétique, on aboutit à une autre structure. C'est ce que nous verrons dans l'analyse du contexte immédiat à la section suivante.

    1. Réaction des Juifs
      1. Motif de l'irritation : Prétention à être pain de Dieu
      2. Justification : il est quelqu'un qui nous est familier
      3. Conclusion : il ne peut être un humain familier et être pain de Dieu

    2. Réponse de Jésus
      1. Appel à changer d'attitude (ne pas maugréer)
      2. Explication : L'accueil de son affirmation présuppose
        • la foi donnée par Dieu
        • et la résurrection du croyant

      La foi donnée par Dieu
      1. Cela est confirmé par les écrits prophétiques :
        1. Dans l'avenir, le Père offrira son enseignement à tous
        2. Tous ceux qui s'ouvrent à cet enseignement, s'ouvrent au Fils
      2. Car cet enseignement du Père passe par la médiation du Fils qui est le seul à le connaître

      La résurrection du croyant
      1. Proclamation solennelle : le croyant a la vie éternelle
      2. La médiation pour la vie éternelle (par Jésus)
        1. Thèse : « Je suis le pain de vie »
        2. Antithèse : Les ancêtres ont mangé du pain du ciel et sont morts
        3. Synthèse : Celui qui mange de ce pain-ci ne mourra pas

      Conclusion :

      • Jésus est le vrai pain de Dieu qui permet à celui qui en mange de ne pas mourir
      • Ce pain est le don de sa vie pour que l'humanité vive

    Ainsi, l'ensemble de ce passage est une tentative par Jésus d'amener les Juifs à accepter qu'il est pain de vie et à surmonter leur objection qui sera reprise plus loin : « Mais lui, nous savons d'où il est, tandis que le Christ, à sa venue, personne ne saura d'où il est » (7, 27).

    La réponse de Jésus se fait en deux étapes. Pour voir à travers cet être, qu'ils croient familier, l'envoyé de Dieu, il faut la foi que seul le Père est en mesure d'introduire dans le coeur humain, comme l'ont écrit les prophètes, et qui permet maintenant d'entendre en Jésus le même son de voix que celui de Dieu. La deuxième étape est plus subtile, car elle présuppose la foi en la résurrection des morts, comme chez les Pharisiens. Or, cette vie éternelle ne peut être venue de Moïse, car les Israélites sont morts même s'ils ont mangé la manne venue de Dieu. Aussi, le véritable médiateur de cette vie éternelle n'est pas Moïse, mais Jésus.

    La conclusion s'impose : il est le pain qui donne la vie éternelle, et ce don se fera par le don même de sa vie physique.

  2. Analyse du contexte

    Procédons en deux étapes, d'abord en considérant un plan possible de l'ensemble de l'évangile et en observant où se situe notre passage dans ce grand plan, ensuite en considérant le contexte immédiat de notre récit, i.e. ce qui précède et ce qui suit.

    1. Contexte de l'ensemble de l'évangile selon Jean

      Il n'est pas facile d'y trouver une structure. Quelqu'un comme R.E. Brown (The Gospel According to John. New York : Doubleday (Anchor Bible, 29), 1966-1970, 2 v.) divise l'évangile ainsi : Prologue (1, 1-18), le livre des signes (1, 19 - 12, 50), le livre de la gloire (13, 1 - 20, 31) qui inclut le dernier repas, le récit de la passion, le Seigneur ressuscité qui se termine par une conclusion (20, 30-31), et un épilogue (21, 1-25 : la pêche miraculeuse). De son côté, Boismard (M. E. Boismard, A. Lamouille, Synopse des quatre évangiles, T. III - L'évangile de Jean : Paris, Cerf, 1977, p. 80) propose une division en huit unités (1, 19 - 20, 1-31), précédée du Prologue et se terminant avec une conclusion (21, 1-14). Nous proposons une intégration de ces deux structures.

      Prologue : 1, 1-18

      Livre des signes de Jésus (1, 19 - 12, 50) « Quel signe nous montres-tu pour agir ainsi? »

      Introduction : Début de la révélation avec le témoignage de Jean-Baptiste et le mouvement de ses disciples vers Jésus (1, 19-51)

      Signe 1 (2, 1 - 2, 12) : Cana
      Signe 2 (2, 13 - 4, 54) : guérison d'un enfant à Capharnaüm
      Signe 3 (5, 1-47) : guérison d'un paralysé
      Signe 4 (6, 1-71) : multiplication des pains
      Signe 5 (7, 1 - 10, 21) : guérison de l'aveugle-né
      Signe 6 (10, 22 - 11, 57) : ressuscitation de Lazare

      Livre de la glorification de Jésus « Avant la fête de la Pâques, Jésus sachant que son heure était venue... »

      Dernier repas (13, 1 - 17, 26)
      Le récit de la passion (18, 1 - 19, 42)
      Le Seigneur ressuscité ou 7e signe (20, 1-31)

      Épilogue (21, 1- 25)

      Notre récit se situe dans le contexte du quatrième signe, un signe qui pointe vers le septième signe, la résurrection des morts de Jésus. Dans ce livre des signes, Jésus poursuit sa mission de révéler son identité et ce qu'il peut apporter au monde. C'est seulement dans le deuxième livre, devant le refus des Juifs, qu'il se tourne vers ses disciples pour leur faire son discours d'adieu et affronter la mort. Comme on le constater, en 6, 41-51 Jésus est encore en dialogue avec les Juifs.

    2. Contexte immédiat

      Ce contexte est celui du ch. 6, alors que « la Pâque, la fête des Juifs, était proche » (6, 4). Ce chapitre pourrait se diviser en trois parties

      1. 1-21 : Multiplication des pains près de la rive nord-est du lac de Galilée et marche sur les eaux pour revenir dans la région de Capharnaüm
      2. 22-24 : Scène de transition où la foule est à la recherche de Jésus et le trouve près de la région de Capharnaüm
      3. 25-71 : Discours expliquant la multiplication des pains.

      Ainsi, notre péricope 6, 41-51 fait partie du grand discours (25-71) où Jésus donne la signification de la multiplication des pains. Ce discours est introduit par le fait que la foule est à sa recherche (v. 25) et que Jésus interpelle en lui reprochant d'avoir cherché à se remplir le ventre lors de la multiplication des pains plutôt que d'y voir un signe, puis l'invite à rechercher un autre type de nourriture, celle donnée par le fils de l'homme et qui demeure pour la vie éternelle. La réaction spontanée de la foule est de demander ce qu'elle doit « faire pour travailler aux oeuvres de Dieu » (v. 28), comme tout bon Juif, pour obtenir la vie éternelle. La réponse de Jésus est étonnante : « L'oeuvre de Dieu, c'est que vous croyiez en celui qu'il a envoyé » (v. 29). Donc, aucune action n'est demandée, sinon celle d'accueillir Jésus dans la foi. Devant une telle demande, on comprend la réaction de la foule : « Quel signe fais-tu donc, pour qu'à sa vue nous te croyions? Quelle oeuvre accomplis-tu? » (v. 30). C'est ici que commence une section que nous proposons d'appeler « homélie synagogale » et qui s'étend des v. 31 à 50 (sur le sujet, voir R.E. Brown, The Gospel According to John, p. 277-278).

      Cette structure homilétique commence par une citation de l'Écriture, habituellement tirée du Pentateuque, qu'on paraphrase. Le coeur de l'homélie se concentre à commenter presque mot par mot cette citation et les autres textes qui l'entourent. L'affirmation initiale revient à la fin alors que les principaux mots sont repris.

      C'est qu'on observe en 6, 31-50. Le v. 31 cite Ex 16, 4 (les pères qui ont mangé le pain venu du ciel dans le désert) avec des éléments d'Ex 16, 15, selon la règle où on se réfère à tout le contexte. Les v. 32-33 en sont une paraphrase par Jésus : le pain du ciel devient « mon Père » donne ce pain du ciel. Vient ensuite aux v. 35-50 le coeur de l'homélie où se trouvent discutés les thèmes de « pain », « du ciel », et finalement celui de « manger ». Et comme le coeur de l'homélie a commencé avec « Je suis le pain de vie » (v. 35), l'affirmation est reprise à la fin au v. 48 : « Je suis le pain de vie ». Et comme l'ensemble de l'homélie avait commencé avec la citation de l'Écriture et sa paraphrase (v. 31-33), les v. 49-50 les reprennent : les pères qui ont mangé la manne... le pain du ciel qui donne la vie.

      Ainsi, ce que propose le lectionnaire catholique avec 6, 41-51, est une section de cette homélie. Elle est introduite par une objection de la foule que Jésus puisse venir du ciel, un des thèmes de la citation scripturaire du début. Alors Jésus développe le thème de la foi en lui dont le Père est la source. Et cette foi ouvre sur la vie éternelle.

      Les biblistes se sont posé la question : qui est l'auteur de l'homélie. Bien sûr, dans sa forme actuelle, elle est l'oeuvre de l'évangéliste ou des différents rédacteurs, d'autant plus que cette homélie est entrecoupée d'intervention de la foule. Mais quelqu'un comme R.E. Brown se pose la question : étant donné la structure très juive de cette homélie, n'y aurait pas un substrat qui remonterait au Jésus historique, étant donné que ce dernier a fréquenté les synagogues, comme celle de Capharnaüm, où ce genre d'homélie avait cours et où on suivait probablement un cycle liturgique sur trois ans, et où Ex 16 était lu lors de la 2e année, quatre semaines après la fête de la Pâque.

  3. Analyse des parallèles

    L’analyse des parallèles assume un consensus assez répandu chez les biblistes voulant que Marc soit le premier évangéliste, que Matthieu et Luc ont eu en leur possession l’évangile de Marc ainsi qu’une source qui leur est commune, appelée source Q, et que l’évangéliste Jean ne connaissait pas les trois autres évangélistes, tout comme ceux-ci ne le connaissaient pas, et donc a puisé à une source indépendante. Dans la présentation des parallèles nous avons souligné des mots de Marc qui apparaissent également chez les autres évangélistes, nous avons coloré en rouge les mots de Jean qui se retrouvent également chez Luc ou Matthieu. Les mots partiellement colorés ou soulignés indiquent le même mot, mais à un temps ou à une forme différente.

    Il n'y pas de véritable parallèle synoptique avec Jn 6, 41-51. Néanmoins on peut y retrouver un certain nombre de mots de son vocabulaire.

    Jean 6MarcMatthieuLuc
    41 Les Juifs alors se mirent à murmurer (gongyzō) à son sujet, parce qu'il avait dit: "Je suis le pain descendu du ciel5, 30 : Les Pharisiens et leurs scribes murmuraient (gongyzō) et disaient à ses disciples: "Pourquoi mangez-vous et buvez-vous avec les publicains et les pécheurs?"
    42 Ils disaient: "Celui-là n'est-il pas Jésus, le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère?6, 3 Celui-là n'est-il pas le charpentier, le fils de Marie, le frère de Jacques, de Joset, de Jude et de Simon? Et ses soeurs ne sont-elles pas ici chez nous?" Et il étaient choqués à son sujet.13, 55-57 Celui-là n'est-il pas le fils du charpentier? N'a-t-il pas pour mère la nommée Marie, et pour frères Jacques, Joseph, Simon et Jude? Et ses soeurs ne sont-elles pas toutes chez nous? D'où lui vient donc tout cela?" Et ils étaient choqués à son sujet4, 22 Et tous lui rendaient témoignage et étaient en admiration devant les paroles pleines de grâce qui sortaient de sa bouche. Et ils disaient: "N'est-il pas le fils de Joseph, celui-là?"
    43 Jésus leur répondit: "Ne murmurez pas entre vous.
    44a Nul ne peut venir à moi (erchomai pros me) si le Père qui m'a envoyé ne l'attire; 10, 14 Ce que voyant, Jésus se fâcha et leur dit: "Laissez les petits enfants venir à moi (erchomai pros me); ne les empêchez pas, car c'est à leurs pareils qu'appartient le Royaume de Dieu14, 26 Si quelqu'un vient à moi (erchomai pros me) sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs, et jusqu'à sa propre vie, il ne peut être mon disciple
    44b et moi, je le ressusciterai (anistēmi) au dernier jour.12, 25 Car, lorsqu'on ressuscite (anistēmi) d'entre les morts, on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges dans les cieux.
    45a Il est écrit (estin gegrammemon) dans les prophètes: Ils seront tous enseignés par Dieu. 20, 17 Mais, fixant sur eux son regard, il dit: "Que signifie donc ceci qui est écrit (estin gegrammemon) : La pierre qu'avaient rejetée les bâtisseurs, c'est elle qui est devenue pierre de faîte?
    45b Quiconque s'est mis à l'écoute (akouō) du Père et à son école vient à moi (erchomai pros me).6, 47 "Quiconque vient à moi (erchomai pros me), écoute (akouō) mes paroles et les met en pratique, je vais vous montrer à qui il est comparable.
    46 Non que personne ait vu le Père, sinon celui qui vient d'auprès de Dieu: celui-là a vu le Père.
    47 En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit a la vie éternelle (zōē aiōnios). 10, 17 Il se mettait en route quand un homme accourut et, s'agenouillant devant lui, il l'interrogeait: "Bon maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle (zōē aiōnios)?"

    10, 30 (celui qui aura tout quitté pour suivre Jésus) qui ne reçoive le centuple dès maintenant, au temps présent, en maisons, frères, soeurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle (zōē aiōnios)

    25, 46 Et ils s'en iront, ceux-ci à une peine éternelle, et les justes à une vie éternelle (zōē aiōnios)10, 25 Et voici qu'un légiste se leva, et lui dit pour l'éprouver: Maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle (zōē aiōnios)?
    48 Je suis le pain de vie.
    49 Vos pères, dans le désert, ont mangé la manne et sont morts;
    50 ce pain est celui qui descend du ciel pour qu'on le mange et ne meure pas.
    51 Je suis le pain (artos) vivant, descendu du ciel. Qui mangera (esthiō) ce pain (artos) vivra à jamais. Et même, le pain (artos) que je donnerai (didōmi), c'est ma chair (sarx) pour la vie du monde14, 22 Et tandis qu'ils mangeaient (esthiō), il prit du pain (artos), le bénit, le rompit et le leur donna (didōmi) en disant: "Prenez, ceci est mon corps (sōma)26, 26 Or, tandis qu'ils mangeaient (esthiō), Jésus prit du pain (artos), le bénit, le rompit et le donna (didōmi) aux disciples en disant: "Prenez, mangez (esthiō), ceci est mon corps (sōma)22, 19 Ceci est mon corps (sōma), donné (didōmi) pour vous; faites cela en mémoire de moi

    Nous pouvons faire un certain nombre d'observations à partir de ces parallèles.

    • La tradition a relevé que Jésus a eu une présence perturbatrice, ce qui a suscité de vives réactions. Une de ces réactions est exprimée par le verbe gongyzō (murmurer, maugréer, récriminer, rouspéter). Luc souligne que ce sont les gestes de Jésus, comme enfreindre les conventions sociales en prenant ses repas avec les marginaux, qui ont suscité la grogne. Jean souligne plutôt que ce sont les paroles de Jésus sur son identité et sur son rôle

    • Pour la description des origines de Jésus et de son identité, nous avons deux traditions : celle représentée par Jean et Luc, et celle de Marc, reprise pas Matthieu. Chez l'un, Jésus est le fils de Joseph, chez l'autre est le charpentier fils de Marie. L'un représente la manière traditionnelle d'identifier une personne, i.e. par le nom du père, l'autre représente peut-être une situation historique où Joseph serait déjà décédé lors de l'intervention publique de Jésus. On aura remarqué que dans la version de Luc les gens ne sont nullement choqués d'entendre Jésus prêcher et guérir comme chez les autres synoptiques, ils sont même dans l'admiration : c'est typique de Luc d'éliminer souvent les scènes choquantes pour insister sur la beauté des événements. Quoi qu'il en soit, Jean et Luc semblent partager une même tradition remarquable par sa concision.

    • L'expression « venir vers moi » (erchomai pros me), avons-nous dit, signifie « croire » et devenir disciple chez Jean. On retrouve la même signification chez Luc avec : « Si quelqu'un vient à moi (erchomai pros me) sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs, et jusqu'à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » 14, 26. Chez Marc (10, 14), la même expression a une signification un peu différente où il s'agirait plutôt d'intégrer les enfants à la communauté : on ne peut assumer chez un enfant une véritable décision de foi et rien dans le contexte de Marc ne l'indique (nous avons exclus de la comparaison les reprises de Mc 10, 14 par les autres évangélistes, et les cas où l'expression n'a rien à voir avec un acte de foi).

    • Quant à la résurrection finale des morts, Jean est le seul à y voir une action de Jésus. Et il y revient à plusieurs reprises, et toujours en utilisant le verbe anistēmi. Du côté des synoptiques, seul Marc emploie le même verbe, et une seule fois; il ne fait que refléter la conviction commune d'une tradition juive, soutenue par les Pharisiens, que Dieu opèrera une ressuscitera générale à la fin des temps; on n'y voit aucun lien avec une foi en Jésus.

    • Nous relevons l'expression « Il est écrit » (estin gegrammemon) au v. 45a qui est très rare dans les évangiles-Actes, et qui ne se retrouve que chez Luc 20, 17 (et aussi en 4, 17, mais avec estin à l'imparfait). C'est un autre cas de parenté lexicale entre Jean et Luc.

    • Un autre cas de parenté lexicale entre Jean et Luc se trouve eu v. 45b avec les mots « écouter » et « venir vers » pour exprimer la foi et le fait de devenir disciple.

    • L'idée d'une vie éternelle fait partie de l'univers juif. Voilà pourquoi tous les écrits synoptiques en témoignent. Mais le contraste entre Jean et les synoptiques est frappant : alors que Marc, Luc et Matthieu la présente dans un contexte où on doit faire des choses (Marc : « que dois-je faire » et « tout quitter », Matthieu : « j'étais affamé, assoiffé, étranger ou nu, malade ou prisonnier et vous m'avez secouru », Luc : que dois-je faire »), Jean (v. 47) parle simplement de croire en Jésus.

    • Nous avons dit que le v. 51 de Jean représentait l'équivalent de l'institution eucharistique dans les synoptiques. Le contraste est saisissant. Bien sûr, il y a certains mots communs comme : manger, pain et donner. Mais la perspective est totalement différente. Les synoptiques sont centrés sur les disciples, les invitant à manger ce pain, comme signe de communion au sort qui attend Jésus et qui aura un impact sur plusieurs. Chez Jean, la perspective est immédiatement universelle : pour la vie du monde. Et il y a les mots « chair » et « corps », la « chair » reflétant probablement le langage de Jésus, comme nous l'avons dit, « soma » reflétant un milieu plutôt grec. Le parallèle le plus rapproché serait entre le « chair donnée » de Jean et le « corps donné » de Luc.

    Dans l'ensemble, ce parallèle met en relief l'aspect christocentrique de l'évangile de Jean : tout se déroule autour de la foi en Jésus, de l'accueil de sa parole et de l'amour de sa personne. On ne peut découvrir Dieu que par lui. Et c'est lui-même qui est responsable de donner la vie éternelle. Et le monde ne peut avoir accès à la vie éternelle que par lui, qu'en acceptant de manger symboliquement sa chair, signe d'adhésion à tout ce qu'il est. C'est cela qui heurte les Juifs, et qui peut heurter une multitude de gens.

    Il faut enfin souligner une certaine parenté lexicale entre Jean et Luc. Les deux pouvaient disposer de quelques traditions qui leur étaient communes, et leur milieu culturel, du moins lors de la rédaction finale de l'évangile de Jean, pouvait être semblable : la tradition place le « vieux » Jean à Éphèse, et Luc pourrait avoir écrit son évangile à Corinthe (voir Où fut écrit l'évangile selon Luc), deux ports de mer en étroite communication).

  4. Intention de l'auteur en écrivant ce passage

    Le quatrième évangile est une oeuvre qui s'étend probablement sur plus de trente ans, sans parler des sources utilisées qui, elles aussi, peuvent s'être étendues sur trente ans avant même qu'un seul mot fut mis par écrit. On considère que Jésus est probablement mort en avril de l'an 30, alors que la majeure partie du quatrième évangile était écrite vers l'an 90. Cette longue réflexion se reflète dans la composition de l'évangile.

    Considérons donc le ch. 6 comme un tout, i.e. du point de vue de sa version finale. Des v. 1 à 21 nous avons le récit de la multiplication des pains par Jésus, suivi par celui de la marche sur les eaux, deux récits qu'on retrouve également chez les synoptiques, même si Jean ne les a pas connus : Jean et Marc ont dû avoir accès à une source semblable (sur le sujet, voir J.P. Meier qui traite de manière différente la multiplication des pains et la marche sur les eaux). À partir de ce récit, Jean fait suivre une longue séquence qui se veut une réflexion sur la multiplication des pains et qui n'a pas d'équivalent chez les autres synoptiques. Le coeur de cette réflexion est d'abord amorcée par une interpellation de Jésus reprochant à la foule d'avoir cherché à se remplir le ventre lors de la multiplication des pains plutôt que d'y voir un signe, puis l'invite à rechercher un autre type de nourriture, celle donnée par le fils de l'homme et qui demeure pour la vie éternelle. Cette réflexion est également amorcée par une question de la foule après que Jésus l'eut invitée à l'accueillir comme l'envoyé de Dieu : « Quel signe fais-tu donc, pour qu'à sa vue nous te croyions? Quelle oeuvre accomplis-tu? »

    Notre péricope des v. 41-51 appartiendrait à l'ensemble plus vaste qui commence au v. 31 et qui prendrait la forme d'une homélie synagogale : elle obéit à une structure spécifique, commençant par une citation scripturaire qu'elle commente mot à mot. Or, cette citation scripturaire est celle d'Exode 16, 4 : « les pères qui ont mangé le pain venu du ciel dans le désert ». Quand on arrive au v. 41, l'homélie commente l'expression « venu du ciel » d'Ex 16, 4. Cette expression est l'équivalent de « venir de Dieu » ou de « envoyé de Dieu ». C'est à ce moment que Jean insère l'objection commune des milieux juifs : comment peut-il venir de Dieu, lui qui est né comme tout le monde d'un père et d'une mère que nous connaissons bien. Cette objection est typique d'une perception du monde religieux : la réalité divine est à part, différente, loin de notre réalité habituelle, appartenant au monde du sacré. Ainsi, Jésus ne peut être un humain familier et être pain de Dieu. Cette objection sera reprise plus tard : « Mais lui, nous savons d'où il est, tandis que le Christ (ou messie), à sa venue, personne ne saura d'où il est » (7, 27). Voici la réponse de Jésus à travers la plume de Jean.

    Cette réponse est en deux temps. Premièrement, personne ne peut accueillir son affirmation sans l'ouverture propre au regard spécial de la foi. Et cette foi est l'oeuvre de Dieu qui transmet sa parole dans le coeur humain, i.e. ses valeurs et sa manière de voir la vie, si bien que tout être qui accueille cette parole, accueille spontanément tout ce que Jésus dit et fait, car ce sont les mêmes valeurs et la même manière de voir la vie. Et comme personne ne peut voir Dieu, Jésus est la seule donnée tangible sur ce que Dieu pense et demande. Paradoxalement, Dieu n'est accessible que par le monde familier et connu représenté par Jésus, et non par des voies exotériques quelconques.

    Deuxièmement, quiconque accueille dans la foi le pain de la parole de Jésus fait l'expérience personnelle qu'elle est source de vie, un peu comme Pierre qui s'écrit : « Seigneur, à qui irons-nous? Tu as les paroles de la vie éternelle » (6, 68). Et cette vie ne peut pas mourir. Dès lors intervient la conclusion de l'homélie qui reprend la citation d'Ex 16, 4 du début : puisque les ancêtres qui ont mangé le pain du ciel sont morts, c'est vraiment Jésus qui est le véritable pain du ciel, la véritable source de cette vie qui ne meurt pas. En cela, il est le signe réclamé par la foule, un signe plus grand que celui donné par Moïse.

    Le v. 51 amorce une nouvelle réflexion avec en arrière-plan le rassemblement eucharistique. C'est l'occasion pour Jean de présenter sa version de l'institution eucharistique que les synoptiques placent lors du dernier repas de Jésus : en mangeant ce pain dans la foi, le chrétien accueille cette vie qui présuppose le don de sa vie par Jésus à travers sa mort physique; cette vie a une portée intemporelle et universelle, car elle une vie pour toujours, et elle est offerte au monde entier.

    Comme nous l'avons dit, Jean est christocentrique, i.e. il est centré sur ce que révèle une réflexion théologique sur la personne de Jésus. Son évangile présente différentes façon d'approfondir l'impact fondamental et universelle de la personne de Jésus. Et ici au ch. 6, à l'occasion de la multiplication des pains, c'est le moment de présenter la valeur du pain de sa parole qui est une source de vie unique, qui ne mourra jamais, une parole qui s'est incarnée dans notre vie quotidienne. Il en profite également pour faire le lien avec l'assemblée eucharistique où on fait mémoire du don de Jésus de sa vie physique, mais un don qui est le prolongement de ce qu'il a enseigné, si bien qu'accueillir le pain eucharistique et accueillir sa parole représentent deux facette de la même réalité.

  5. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

    1. Suggestions provenant des différents symboles du récit

      • Il y a le geste de maugréer, grogner, grommeler, appelons-le comme on le veut. Ce qui nous perturbe ou nous bouscule est révélateur. Les Juifs ont été choqués ce qu'ils entendus sur Jésus. Et nous, qu'est-ce qui nous choque? Pourquoi? Sommes-nous capable de rester à l'écoute quand nous sommes choqués? Qu'est-ce qui serait arrivé si les opposants à Jésus avaient continué à écouter?

      • Le pain est fondamental pour demeurer en vie et croître. Mais le pain dont nous avons besoin est multiple : il y a le pain biologique, bien sûr, mais il y aussi le pain affectif, le pain intellectuel. Ce dont nous avons besoin, les autres en ont aussi besoin. Sommes-nous en mesure de trouver le pain dont nous avons besoin, et sommes-nous capable de le partager avec les autres?

      • « Ils seront tous instruits par Dieu ». Qui est vraiment à l'écoute de cette parole intérieure? Quelles sont les conditions pour l'entendre? Comment la lecture des évangiles contribue à préciser cette voix intérieure?

      • La mort a plusieurs dimensions. Il y a bien sûr la mort physique à laquelle personne n'échappe. Mais on peut mourir, tout en poursuivant sa vie physique : nous pouvons être mort à nous-mêmes, sans amour, sans relation. Comment peut-on en arriver là? Y a-t-il une porte de sortie?

      • Comme la mort, la vie a de multiples dimensions. Il y a des gens qui démontrent une force de vie qui éclate et transforme tout sur leur passage. On peut faire cette remarque sur Jésus. Sur le plan strictement humain, qu'est-ce qui l'a porté pour qu'il transforme ainsi l'humanité? Est-il surprenant que cette vie ne puisse mourir?

    2. Suggestions provenant de ce que nous vivons actuellement

      • Une chaleur accablante affecte les différentes régions du monde, des gens meurent, des régions en Grèce et en Californie sont en flamme. Devant ce qui nous touche directement, le texte de Jean n'apparaît-il pas un peu ésotérique? Pourtant, il nous parle de ce que nous avons directement besoin. Il parle du pain qui donne la vie. Que peux nous apporter ce pain?

      • Au Nicaragua, un président s'accroche au pouvoir et l'armée violente l'opposition. Au Zimbabwe, même si on a réussi à renvoyer l'ancien président, de nouvelles élections se sont faites dans la violence, signe que plusieurs recherchent le pouvoir. Le pain du pouvoir est tel qu'on n'arrive pas à s'en rassasier. Est-ce un pain qui donne la vie? Quel contraste avec ce pain « qui est ma chair » donnée pour la vie du monde.

      • Dans un univers où les media sociaux nous bombardent avec un méli-mélo de nouvelles, certaines vraies, d'autres faussent, n'arrivent-on pas au point où on ne sait plus vraiment écouter? Comment peut-on arriver à écouter le fond de coeur, là où Dieu peut parler? Selon Jean, quand écoute cette parole, on vient vers Jésus. Alors, peut-on vraiment avoir la foi si on est incapable d'entendre la parole de son coeur?

      • L'été est souvent la période choisie pour prendre une pause de son travail quotidien. Pour plusieurs, c'est un contraste avec le temps très régulé et exigent du monde du travail. Ce temps peut être vécu de multiples façons : une parenthèse dans sa vie, ou un lieu où on mange un pain différent, un pain qui peut être source de vie pour soi et pour les autres. Il n'y pas de moment qui ne peut être l'incarnation de ce que Jésus a été et propose.

      • Personne n'est à l'abri des mauvaises surprises comme la maladie. En général, nous sommes « moins vivants », surtout si nous sommes souffrants, alités, dépendants des autres. Mais est-il possible que ce pain amer soit source de vie? Ce que propose Jésus ne s'adresse-t-il qu'aux bien portants?

 

-André Gilbert, Gatineau, août 2018