Jean 10, 1-10 Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation. Sommaire Lhistoire Lallégorie du berger et de ses brebis suit lhistoire de la guérison dun aveugle de naissance où les pharisiens feront pression sur différents personnages pour quils nient que Jésus ait fait du bien. Le contexte tourne donc autour du leadership symbolisé par le berger. Le premier critère du vrai berger est lié à la façon dont on accède à un enclos, cest-à-dire par la voie transparente de la porte, ou par une voie furtive. Ensuite, un nouveau critère simpose lorsque l'enclos est partagé par plusieurs bergers : lintimité entre le mouton qui reconnaît sa voix et le berger qui les connaît par leur nom, et qui en prend soin en les guidant ; tous les autres bergers sont des étrangers. Comme les disciples ne semblaient pas comprendre ce à quoi Jésus se référait avec son allégorie, il est alors plus précis : tous les chefs juifs jusquà présent (par exemple les Pharisiens) étaient des voleurs car ils ne se souciaient pas vraiment des membres de la communauté, et il est le seul à fournir une nourriture qui donne la vie, une vie débordante. Le vocabulaire Nous retrouvons dans cette péricope quelques caractéristiques propres à Jean, par exemple, le doublet "Amen, Amen" ou le mot "porte" en référence à lentrée dun pli. Il y a aussi quelques mots quil utilise souvent, ou plus que les autres évangélistes, comme anabainō (monter) qui peut avoir un sens physique comme ici, mais plus souvent un sens théologique (monter au ciel), phōneō (appeler dune voix forte), qui a une nuance dappel à la foi, oida et son synonyme ginōskō (savoir), qui est la clé de tout son évangile, comme la foi génère une nouvelle connaissance, ekeinoi (ceux-ci), laleō (parler), toujours utilisé en référence à Jésus, palin (encore), comme si les mots devaient être répétés pour être pleinement saisis, erchomai (venir), un verbe passe-partout, mais souvent synonyme de "croire", zōē (vie) qui vient du Père par Jésus, et cette vie est synonyme de lumière et de vérité, et peut être reçue par la foi. Il y a des mots qui lui sont propres dans les évangiles-Actes, comme allachothen (une autre façon), katʼ onoma (chacun par son nom), exprimant une relation personnelle qui est la base de la foi. Structure et composition A première vue, ces 10 versets semblent simples : il y a dabord une allégorie où Jésus parle de brebis, de berger, d'enclos, de voleur et détranger, suivie dune explication de lallégorie. Mais en y regardant de plus près, on découvre une composition plus complexe. Les versets 1-2 concernent un simple enclos qui appartient à un berger qui vient chercher ses brebis, et le défi est de tenir les voleurs à distance. Dans les versets 3-5, nous sommes confrontés à un enclos partagé avec différents bergers et au défi pour le mouton de reconnaître celui quil doit suivre : le vrai berger est capable dépeler le nom de chacun, et sa voix est familière ; une relation a été établie. Et dans linterprétation de lallégorie (v. 6-10), ces deux situations sont quelque peu entremêlées et modifiées : on perd de vue létranger et le thème de la porte, identifiée à Jésus, a reçu un élargissement important. La complexité de toute lallégorie vient probablement du fait quelle est passée par différentes itérations. Dans la première itération, le paysage est un simple enclos appartenant à un seul berger, et lhistoire met en contraste le propriétaire qui accède à l'enclos par le bon chemin et que les brebis suivront parce quil reconnaît sa voix, et le voleur qui évite le bon chemin et que les brebis ne suivront pas. Dans la seconde itération, un paysage modifié est introduit avec un enclos partagé, et donc plusieurs troupeaux, et laccent est mis sur lintimité entre un berger spécifique et ses propres moutons, et à cette fin, de nouveaux personnages sont introduits : le portier qui connaît chaque propriétaire, des étrangers sans aucune intimité avec les moutons et que les moutons ne suivront pas ; de plus, le contraste entre le berger et le voleur sera accentué : le premier prend soin de la vie des moutons, le second ne cherche quà les abattre. Enfin, une troisième itération donnera une tournure plus christologique à lallégorie en identifiant la porte du bercail au Christ qui apporte le salut. Intention de lauteur Jean lAncien, lauteur présumé de cet évangile (et non lapôtre Jean), connaissait probablement un certain nombre de paraboles de Jésus autour dun berger et de ses brebis. Dans la première itération de son évangile, probablement vers lan 60 de notre ère, en Palestine, alors que sa jeune communauté subit la pression des dirigeants juifs pour se joindre à cette insurrection contre les Romains, en plus de la pression exercée dans les synagogues des frères juifs leur rappelant lautorité de Moïse et de tous les grands dirigeants de la communauté juive, Jean tisse ensemble différentes paraboles de Jésus pour créer une allégorie afin de mettre en garde sa communauté contre ces dirigeants juifs qui veulent gagner les chrétiens à leur cause : ce sont des imposteurs, des voleurs qui nont jamais fait partie de la communauté et ne seront jamais suivis. Et en se référant à lAncien Testament, en particulier à Ezéchiel 34, il rappelle à tous comment les dirigeants juifs, par limage dun berger, ont manqué à leur devoir de prendre soin du troupeau, et ainsi Dieu lui-même, par son messie, sera le vrai berger. Plus de vingt ans se sont écoulés lorsque la communauté a dû émigrer et se rendre en Asie mineure, plus précisément à Éphèse, dans lactuelle Turquie. Le paysage avait totalement changé. Tout dabord, les juifs chrétiens ont été expulsés des synagogues. Dans leur nouveau milieu grec, des tensions sont apparues au sein des communautés chrétiennes elles-mêmes, lorsque la communauté johannine, qui semble être peu structurée et plus charismatique, a été confrontée à des chrétiens juifs plus orthodoxes et bien structurés qui continuent à promouvoir la circoncision, les restrictions alimentaires et certaines des lois juives. Dans ce contexte, Jean ressent le besoin dactualiser son évangile. Maintenant, le bercail, qui appartenait auparavant au même berger, devient un bercail partagé où plusieurs troupeaux vivent ensemble, et le défi pour les brebis est didentifier leur propre berger, et pour le chef de file de reconnaître ses propres brebis : le critère est lintimité personnelle entre la brebis et son berger, où celui-ci connaît chacune par son nom et où il se soucie de chacune ; tous les autres chefs de file sont des étrangers qui ne se soucient pas vraiment des membres de la communauté. Enfin, un chrétien dÉphèse, probablement issu du judaïsme et appartenant à l"école johannique" des premières années du deuxième siècle, publiera une nouvelle et dernière édition de lévangile, en clarifiant certains points de lÉvangile et en donnant une saveur plus christologique à lallégorie : Le Christ est clairement la porte par laquelle on trouvera la vie.
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amēn (amen) |
Amēn est la transcription grecque de lhébreu : אָמַן (ʾāman). La racine mn renvoit à ce qui est solide et ferme (Ps 89, 53 « Béni soit Yahvé à jamais! Amen! Amen! »). Cet « amen » final a été traduit par la Septante par genoito (que cela arrive, quil en soit ainsi), du verbe ginomai (arriver, survenir). Le verbe, pour sa part, décrit lidée de qui est solide, stable, et donc fiable, comme on le voit en Gn 15, 6 : « Abram se fia (héémin) en Yahvé, qui le lui compta comme justice ». Nous ne serons pas surpris dapprendre que la Septante a souvent traduit ce verbe par « croire » (pisteuein). Quand au substantif אֶמֶט (ʾemeṭ), il est souvent traduit par vérité (alētheia) pour désigner ce qui est conforme à la réalité ou comme sincère, ce sur quoi on peut se fier (Sur le sujet, voir le mot « Amen » dans le Glossaire)
La présence de amēn dans le Nouveau Testament sexpliquerait par deux sources : le langage de Jésus, et son utilisation dans la liturgie synagogale. Dans les évangiles, il se retrouve exclusivement dans la bouche de Jésus et est toujours suivi de legō (je dis) : (Mt = 31 ; Mc = 13; Lc = 5; Jn = 50; Ac = 0), et legō est surtout suivi de hymin (à vous) (Mt = 29 ; Mc = 12; Lc = 5; Jn = 20; Ac = 0), et parfois de soi (à toi) (Mt = 2 ; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 5; Ac = 0). Ce qui caractérise lévangile selon Jean est lemploi constant du doublet « amen, amen », ce quil est seul à faire. De ce point de vue, lemploi de lexpression se retrouve dans 25 versets, alors quil apparaît dans 31 versets chez Matthieu. On le traduit par : « croyez-en ma parole », « eh bien oui », « je vous le garantis, « croyez-moi ». Nous avons opté pour la traduction : « Vraiment, je vous lassure ».
Comme on le constate, le contenu des affirmations de Jésus est beaucoup plus spirituel et christologique que ce quon a vu chez les autres évangélistes, et révèle la « théologie haute » de Jean. Cet enseignement sadresse bien souvent à un auditoire large au début de lévangile, mais se concentre surtout sur les disciples dans la deuxième partie. En ce qui concerne notre parabole du pasteur, le contexte est dabord celui dun enseignement sur la vie pastorale (comment discerner le vrai pasteur) avant de devenir christologique (je suis le vrai pasteur). |
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eiserchomeno (il est entrant) |
Le verbe eiserchomai, composé de la préposition eis (vers, dans) et du verbe erchomai (venir, arriver, aller), signifie : entrer, pénétrer. On le trouve régulièrement dans le quatrième évangile : Mt = 33 ; Mc = 30; Lc = 50; Jn = 15; Ac = 33. Dans la première partie de lévangile, il a avant tout un sens spirituel : entrer dans le royaume de Dieu (3, 5), entrer dans la fatigue des autres (4, 38), entrer par Jésus (10, 9); Satan entre en Judas (13, 27); dans la deuxième partie de lévangile, cest le sens physique qui domine : Jésus entre au Cédron (18, 1), Pilate entre au prétoire (18, 33), Simon-Pierre entre dans le tombeau (20, 6). Ce quil faut noter ici est le temps du verbe utilisé : cest un participe présent (eiserchomenos). Pourquoi? Les traductions françaises utilisent toutes un présent : celui qui entre. Mais pourquoi Jean na-t-il pas utilisé eiserchetai, lindicatif présent, comme le fait par exemple Hébreux 9, 25 « le grand prêtre qui (eiserchetai) entre chaque année dans le sanctuaire avec un sang qui nest pas le sien »? Le propre dun participe est de décrire un état, et le participe présent celui dun état présent. Et donc il faut traduire : celui qui est entrant. Mais à quelle réalité ce participe renvoie-t-il? Cela signifie que quelque chose est commencé, sans être terminé, i.e. laction dentrer est commencée, mais nest pas terminée, et donc se poursuit. Dans le contexte, Jésus semble servir un avertissement que des gens essaient davoir accès au troupeau, mais nont pas encore réussi. Aussi, nous pensons rendre cette idée avec le verbe sefforcer ou essayer : celui qui nessaie pas dentrer.
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thyras (porte) |
Thyra (porte, entrée, passage dans) est présent dans lensemble des évangiles et les Actes : Mt = 4 ; Mc = 6; Lc = 4; Jn = 7; Ac = 10. Le mot désigne avant tout la porte dune maison (ex. Jn 20, 19), ou de la ville (ex. Mc 13, 29), ou du tombeau de Jésus (ex. Mc 15, 46), ou du temple (ex. Ac 3, 2). Mais parfois il a un sens symbolique (« Luttez pour entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne pourront pas », Lc 13, 24). Mais parler de la porte dun enclos comme le fait ici Jean est unique. On imagine que la clôture de lenclos était assez élevée pour prévenir un mouton de séchapper, ou dun prédateur de la franchir, et donc quune porte adéquate permettait dy entrer et den sortir.
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aulēn (enclos) |
Le mot aulē désigne soit le parvis dun édifice, soit sa cour intérieure sans toit. Par extension, il inclut le palais lui-même. Comme il renvoit avant tout à un espace intérieur sans toit, il comprend donc lenclos pour les animaux. Dans les évangiles, il est peu fréquent : Mt = 3 ; Mc = 3; Lc = 2; Jn = 3. Cest Marc qui a introduit ce mot avec son récit de la passion quand il écrit que Pierre avait suivi jusquà lintérieur du aulē (palais) du grand prêtre (14, 54), et comme il se chauffait à un feu qui était allumé dans le aulē (cour intérieure), il fut démasqué par une des servantes (14, 66); et lors du procès de Jésus devant Pilate, il écrit quune fois condamné par Pilate cédant à la foule, les soldats lemmenèrent à lintérieur du aulē (palais) de Pilate, qui est le prétoire, afin de se moquer de lui (15, 16). Comme on peut le constater, le mot désigne à la fois le palais et sa cour intérieure. Luc a repris cette scène de Pierre qui se chauffe dans le aulē (22, 55), ainsi que Matthieu (26, 58.69), qui mentionne également le rassemblement des grands prêtres et des anciens du peuple dans le aulē (palais)(26, 3). Jean a sa propre version avec Pierre et lautre disciple qui entrent dans le aulē (cour) du grand prêtre (18, 5). À part cette scène du procès de Jésus, on retrouve seulement aulē dans cette image que Luc met dans la bouche de Jésus : « Lorsquun homme fort et bien armé garde son palais (aulē), ses biens sont en sûreté » (11, 21). Dans ce contexte, aulē pour désigner un enclos danimaux est unique dans tout le Nouveau Testament et napparaît que deux fois, ici et en Jn 10, 16. Il fait référence à une culture pastorale et nous situe probablement en Palestine.
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probatōn (brebis) |
Le mot probaton désigne avant tout un petit troupeau danimaux à quatre pattes qui broutent, par exemple les moutons et les chèvres. Mais dans le Nouveau Testament il fait référence aux brebis, le mouton femelle, surtout quand on le distingue du mâle de la chêvre, le bouc (eriphos) ou de lagneau (arēn). Il est moins fréquent quon se serait attendu, étant donné le milieu paysan de Jésus : Mt = 11; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 19; Ac = 1. Mais avec Marc qui sadresse probablement aux chrétiens de Rome, et Luc qui sadresse peut-être à ceux de Corinthe, on peut comprendre ces évangélistes de ne pas être très « mouton ». Pourtant, limage du berger et de ses moutons comporte une grande signification pour lAncien Testament et lunivers juif. Rappelons quelques unes delles.
Marc évoque à deux reprises limage des brebis, dabord, lorsquil évoque la réaction de Jésus devant la foule qui lui apparaît comme des brebis sans pasteurs et lamène à enseigner longuement (6, 34), puis lors dune citation par Jésus de Zacharie 13, 7 pour annoncer aux disciples quils vont labandonner : « Tous vous allez succomber, car il est écrit: Je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées » (14, 27). Ces deux texte de Marc sont repris par Matthieu (9, 36 et 26, 31). Ce dernier est celui qui offre la longue liste de référence aux brebis. En plus de Marc, il reprend une parabole qui semble provenir de la source Q, celle dun homme possédant 100 brebis dont une vient à ségarer (18, 12). Tout le reste provient dune source quil est seul à connaître : des textes sur la mission (Jésus qui dit navoir été envoyé quaux brebis perdues de la maison dIsraël (15, 24) et invite les douze à naller quaux brebis perdues de la maison dIsraël (10, 6), ainsi quà être conscients quils sont comme des brebis au milieu de loups (10, 16)); un texte de controverse (si on vole au secours dune seule brebis tombée dans un trou le jour du sabbat, combien plus ne faut-il pas soccuper dun homme qui a besoin daide? (12, 11-12); une mise en garde sur les faux prophètes (« Méfiez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous déguisés en brebis, mais au-dedans sont des loups rapaces », 7, 15); et des textes concernant le jugement final où on séparera les brebis des boucs (25, 32-33). Luc, pour sa part, ne fait que reprendre la source Q sur lhomme possédant 100 brebis et en perd une (15, 4-6). Les traits qui se dégagent de toutes ces utilisations de limage de la brebis est celle dun être fragile, qui a besoin dêtre guidé et protégé, mais est en même temps très précieux. Où Jean se situe-t-il dans tout cela? Comme dhabitude, il est totalement indépendant et ne semble pas connaître les autres évangiles. Ses références aux brebis se concentrent sur deux passages, celui de cette parabole sur le pasteur (Jn 10), et celui de ce supplément à lévangile, le chap. 21, où Jésus demande à Simon sil laime, et devant sa réponse affirmative, linvite à paître ses brebis (21, 16-17). |
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anabainōn (il est escaladant) |
Le verbe anabainō est formé de la préposition ana, qui décrit un mouvement de bas en haut et du verbe bainō, qui désigne le fait de marcher et daller quelque part, et siginfie : monter, élever. Cest un verbe quon rencontre régulièrement dans les évangiles-Actes, et particulièrement chez Jean : Mt = 9; Mc = 9; Lc = 9; Jn = 15; Ac = 18. Dans les Synoptiques, il a habituellement un sens physique : remonter de leau, gravir la montage, croître pour une plante, monter dans une barque, monter à Jérusalem; exceptionnellement a-t-il le sens psychologique dune idée ou dun sentiment qui monte du coeur. Par contre, chez Jean, il a aussi le sens théologique dêtre en relation avec Dieu ou dappartenir au monde de Dieu : « Nul nest monté (anabainō) au ciel, hormis celui qui est descendu du ciel, le Fils de lhomme (3, 13; voir aussi 1, 51; 6, 62; 20, 17). Ici, ce verbe a un sens physique, et dans le contexte dun enclos, le fait de monter signifie quon passe par-dessus ce qui clôture lenclos, doù notre traduction descalader. Tout comme pour eiserchomai (entrer) analysé plutôt, le verbe est au participe présent, et donc décrit une action commencée mais non terminé. Il y a donc actuellement des gens qui sont en train « dentrer par effraction ».
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allachothen (un autre endroit) |
Ladverbe allachothen (par un autre endroit, par une autre source) est unique dans toute la Bible (Nouveau Testament et Septante). On le retrouve seulement dans lécrit apocryphe de 4 Maccabées : « Je pourrais vous apporter bien des preuves, venues dune autre source (allachothen), à lappui de cette assertion que la raison pieuse est la dominatrice des passions ». Cet adverbe contient le préfixe alla qui signifie : autre. Cela accentue lidée de la manière détournée dont on veut accéder au troupeau.
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kleptēs (voleur) |
Le nom grec kleptēs (voleur, tricheur, canaille), qui nous a donné en français les mots cleptomane et cleptomanie, nest pas fréquent : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 4; Ac = 0. En fait, il nest présent que dans deux sources, la source Q et Jean. Dans la source Q, il apparaît dans lappel de Jésus à ne pas thésauriser, mais plutôt à se faire un trésor dans le ciel où le voleur ne peut rien faire (Mt 6, 19-20 || Lc 12, 33) et dans son appel à être vigilant avec limage du maître de maison qui naurait pas laissé le mur de sa maison être percé sil avait su quand le voleur se présenterait (Mt 24, 43 || Lc 12, 39). Dans lévangile selon Jean le mot voleur apparaît également dans deux sections, au chapitre 10 avec lallégorie du pasteur et en 12, 6 quand le narrateur affirme que Judas était un voleur et dérobait ce quon mettait dans la bourse commune des disciples. Ici, dans notre parabole, lévangéliste semble évoquer une réalité sociale connue et universelle, celui du vol de troupeaux. Un voleur na souci que des ses propres intérêts.
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lēstēs (brigand) |
Le mot lēstēs (brigand, voleur, pirate, bandit, pillard) est différent de kleptēs que nous venons de voir et qui désigne quelquun qui dérobe de manière furtive. Ici, il sagit dun hors-la-loi qui va jusquà tuer pour commettre ses crimes. Encore une fois, cest un mot peu fréquent dans le Nouveau Testament : Mt = 4; Mc = 3; Lc = 4; Jn = 3; Ac = 0. Il apparaît chez Marc lors de la scène des vendeurs chassés du temple quand Jésus cite Jérémie 7, 11 : « Ma maison sera appelée une maison de prière pour toutes les nations? Mais vous, vous en avez fait un repaire de brigands (lēstēs) » (Mc 11, 17 || Lc 19, 46 || Mt 21, 13). Il apparaît plus loin quand Jésus interpelle ceux venus larrêter comme sil était un brigand (Mc 14, 48 || Lc 22, 52 || Mt 26, 55). Enfin, sur le calvaire, le narrateur mentionne quon crucifie deux brigands avec Jésus (Mc 15, 27 || Mt 23, 33) (Luc préfère le terme de « malfaiteur »). Luc nous présente une scène qui lui est propre, la parabole du bon Samaritain qui raconte lhistoire dun homme tombé aux mains de brigands (lēstēs) et qui le laisse à demi-mort (Lc 10, 30.36). Chez Jean, le mot est présent deux fois dans lallégorie du berger (Jn 10, 1.8) et sous la plume du narrateur qui mentionne que Barabbas est un brigand au moment où les Juifs demandent la libération de ce dernier (Jn 18, 40). Ainsi donc, Jean emploie des termes très forts pour décrire ceux qui escaladent lenclos et ne passent par la porte : ce sont des voleurs et des bandits. Le seul autre passage de la Bible où on parle de ces deux types de malfaiteur se trouve en Osée 7, 1 : LXX « Au moment même où je veux guérir Israël, se dévoilent la faute dEphraïm et les crimes de Samarie : oui, lon pratique limposture; le voleur (kleptēs) sintroduit dans les maions; au-dehors, le brigant sévit (lēstēs) ». Osée semble rassembler dans ces deux mots tout le mal qui se fait.
Comment résumer ce premier verset de lallégorie du pasteur? Malgré son apparente simplicité, plusieurs questions se posent. Quel est le contexte originel de cette parabole, à quelle occasion Jésus aurait-il pu la prononcer? Jean a placé cette parabole dans le contexte dune controverse avec les Juifs, plus particulièrement les pharisiens. Mais la rédaction de cet évangile se situe autour de lan 90, alors que la rupture entre chrétiens et Juifs est consommée, et où les Pharisiens ont pris le leadership du Judaïsme. Quen est-il des années 28 ou 29 où se place le ministère de Jésus? Sur le plan historique, on connaît plusieurs leaders qui ont rassemblé des groupes pour différents motifs. Par exemple, il y a Judas le Galilée qui a rassemblé un groupe révolutionnaire, semant une révolte vers lan 4 avant notre ère lors de la succession dHérode, à laquelle fait allusion Actes 5, 37 (« Après lui, à lépoque du recensement, se leva Judas le Galiléen, qui entraîna du monde à sa suite; il périt, lui aussi, et ceux qui lavaient suivi furent dispersés »). Le mouvement pharisien et sadducéens avait aussi ses adeptes. Les autorités sacerdotales de Jérusalem exercaient aussi un certain leadership. Le mouvement initié par Jean Baptiste a suscité un certain nombre dadeptes, dont Jésus et certains de ses disciples. Bref, il ne manquait pas de leaders. Si un tel contexte nous donne le cadre dinterprétation dune parabole de Jésus, que signifie le critère de discernement : passer ou ne pas passer par la porte? Malheureusement, la suite de la parole nous présentera la perspective chrétienne où cest Jésus qui devient la porte. Mais en admettant que Jésus a pu prononcer une parabole semblable1, quaurait-il voulu signifier par cette porte? Le psaume 118, 19-20 pourrait nous donner une indication : Ouvrez-moi les portes de justice, jentrerai, je rendrai grâce à Yahvé! Il en est de même pour le psaume 24, 4-10 Lhomme aux mains nettes, au coeur pur: son âme ne se porte pas vers des riens, il ne jure pas pour tromper. Ainsi, celui qui franchit la porte, cest Yahvé, et celui qui le cherche, qui est juste et qui a le coeur pur. Sans lAncien Testament, on aurait pu deviner que celui qui passe par la porte est celui qui ne triche pas, qui agit dune manière ouverte et transparente, définissant ainsi le vrai leader. Mais la tradition juive ajoute la dimension de justice, du coeur pur et de la recherche authentique de Dieu. Un leader qui ne sinscrit pas dans cette démarche est un imposteur. Si Jésus a vraiment prononcé cette parabole, cest probablement le critère quil a offert à son auditoire. Mentionnons en terminant que, selon M.E. Boismard, le bout de phrase « mais en lescaladant par un autre endroit » est un ajout ultérieur à la parabole par Jean III.2 |
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v. 2 Mais celui qui essaie dentrer en passant par la porte, voilà le berger des brebis.
Littéralement : Mais celui qui est entrant par la porte, berger est des brebis. |
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Nous avons déjà analysé tous les mots de ce verset, car il ne fait que reprendre le v. 1 qui avait un aspect négatif, en présentant maintenant sa face positive. Si on élimine du v. 1 le bout de phrase « mais en lescaladant par un autre endroit » qui serait de Jean III selon Boismard, on retrouve lallégorie du berger et du voleur de Jean II-A. On peut représenter lopposition des deux personnages par le parallèle suivant :
Nous avons essayé dimaginer le sens de lallégorie si elle a été prononcée par Jésus, mais le récit que nous avons provient de la plume de lévangéliste, et si on en croit Boismard, de Jean II-A, et donc écrit vers lan 60 ou 65. La perspective est maintenant chrétienne, et donc la porte est évidemment le Christ, tout comme le chemin est le Christ, écrira-t-il plus tard (Jn 14, 4). Qui sont alors les voleurs et les brigands? Probablement les pasteurs de communauté qui ne se conforment pas à lenseignement de Jésus. On note plusieurs exhortations dans le Nouveau Testament à bien paître le troupeau : voir Jn 21, 15-18 (« Jésus dit à Simon-Pierre: "Simon, fils de Jean, maimes-tu plus que ceux-ci? " Il lui répondit: "Oui, Seigneur, tu sais que je taime." Jésus lui dit: "Pais mes agneaux."), Actes 20, 28 (« Soyez attentifs à vous-mêmes, et à tout le troupeau dont lEsprit Saint vous a établis gardiens pour paître lÉglise de Dieu, quil sest acquise par le sang de son propre fils »), 1 Pierre 5, 1-4 (« Paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié, veillant sur lui, non par contrainte, mais de bon gré, selon Dieu; non pour un gain sordide, mais avec lélan du coeur... Et quand paraîtra le Chef des pasteurs, vous recevrez la couronne de gloire qui ne se flétrit pas). |
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v. 3 À lui, le portier accepte douvrir et les brebis obéissent à sa voix, et les brebis qui lui appartiennent, il les appelle chacune par leur nom et les amène dehors.
Littéralement : À celui-là le portier (thyrōros) ouvre (anoigei) et les brebis à la voix (phōnēs) de lui écoute (akouei) et les siennes (idia) brebis il appelle (phōnei) selon un nom (onoma) et il amène dehors (exagei) elles. |
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thyrōros (portier) |
Le mot thyrōros (portier, gardien, concierge) est très rare dans toute la Bible. Il apparaît quatre fois dans le Nouveau Testament, et uniquement dans les évangiles : Mt = 0; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 3. Chez Marc, on le retrouve dans la parabole eschatologique où un homme, parti en voyage, recommande à son portier de veiller sur sa maison (13, 34). Chez Jean, à part notre scène du berger, le mot est utilisé deux fois dans la scène du reniement de Pierre dans le palais du grand prêtre Anne, où il sagit cette fois dune portière, alors que « lautre disciple » lui parle pour faire entrer Pierre, et cest elle qui dévisage ce dernier pour affirmer quil est un disciple de Jésus. La présence dun portier présuppose un édifice assez grand et du personnel. On pourra trouver un peu étrange de retrouver un portier dans un enclos de brebis. Mais comme le montre ce qui suit, on peut imaginer un ensemble assez vaste, puisque cette fois il sagirait dune structure communautaire où de multiples bergers y amenaient chacun leur troupeau; le défi est alors de reconnaître le sien. Bref, avec le v. 3 on a limpression dêtre face dune nouvelle parabole : après celle du berger et du voleur, cest le berger et sa relation à son troupeau.
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anoigei (il ouvre) |
Le verbe anoigō est assez répandu dans les évangiles-Actes : Mt = 8; Mc = 1; Lc = 6; Jn = 10; Ac = 13. On ouvre différentes choses :
Comme on peut le constater, huit fois sur dix anoigō chez Jean se réfère aux yeux et est lié à lépisode de laveugle-né. Une fois, il se réfère au ciel qui souvre, et une fois à une porte, celle de notre parabole. Ainsi, nous sommes devant une réalité unique du quatrième évangile. Bien sûr, cest le rôle dun portier douvrir et fermer les portes, il est le gardien de la maison. Dans le cas dun enclos de brebis, cest son rôle de reconnaître les différents bergers qui ont parqué leur troupeau dans la bergerie. Ainsi, dans notre parabole, le portier reconnaît qui est un vrai berger et qui est propriétaire de lun des troupeaux de la bergerie. |
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phōnēs (voix) |
Le mot phōnē (son, bruit, voix, cri, timbre, accent, langue, langage) est un mot bien ordinaire quon rencontre fréquemment dans les évangiles-actes : Mt = 7; Mc = 7; Lc = 14; Jn = 15; Ac = 27. Dans les évangiles synoptiques, à la suite de Marc, il désigne dabord la voix de Dieu qui témoigne sur Jésus : lors de son baptême (Mc 1, 11 || Lc 3, 22 || Mt 3, 17), à la transfiguration (Mc 9, 7 || Lc 9, 35 || Mt 17, 5), et à travers le prophète Isaïe (Mc 1, 3). Mais cette voix est aussi celle des démons ou esprits mauvais (Mc 1, 26; 5,7; voir Lc 4, 33; 8, 28), ainsi que celle de Jésus en croix qui lance deux fois un grand cri (Mc 15, 34 || Mt 27, 46 et Mc 15, 37 || Lc 23, 46 || Mt 27, 50). Mais Jean sinscrit dans un tout autre registre. Si, une seule fois, Dieu fait entendre sa voix comme chez Marc pour témoigner en faveur de Jésus (« Du ciel vint alors une voix: "Je lai glorifié et de nouveau je le glorifierai." », 12, 28), la voix devient chez lui une source didentité et de communion, et par là de transformation :
Entendre la voix de Jésus, cest le reconnaître comme Fils de Dieu ou son envoyé. Cela nest possible quen sidentifiant à ce quil est, à ce qui a dit, à ce quil a fait. Voilà pourquoi lévangéliste peut dire : « Quiconque est de la vérité écoute ma voix ». Et par là lêtre humain est complètement transformé. Linverse est aussi vrai, quand Jésus sadresse aux Juifs pour leur dire : « Vous navez jamais entendu sa voix (phōnē), vous navez jamais vu sa face » (5, 37). On aura remarqué lutilisation synonyme de « entendre sa voix » et « voir sa face ». Voilà toute la profondeur que lévangéliste donne à la reconnaissance de la voix de Jésus, et cest dans ce contexte quil faut comprendre la scène des brebis qui entendent la voix du berger :
À travers lallégorie du berger et de ses moutons, lévangéliste nous présente une analogie de la foi et de ce quest que croire en Jésus : cest la reconnaissance que sa personne est lexpression même de Dieu, et cela nest possible que sil y au plus profond de soi une connivence entre notre être et son être, ce quil exprime par la recherche de vérité, et de là on se laisse guider par les chemins où il veut nous conduire. Tout cela est exprimé par limage de la reconnaissance de la voix et le geste de suivre le son de sa voix. |
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akouei (il écoute) |
Le verbe akouō (entendre, écouter, apprendre, comprendre, considérer, obéir) est très fréquent dans tout le Nouveau Testament, et en particulier dans les évangiles-actes-épitres de Jean : Mt = 57; Mc = 41; Lc = 57; Jn = 54; Ac = 89; 1 Jn = 10; 3 Jn = 1. Comme on le constate, cest un mot bien intégré dans la tradition johannique. Pour en apprécier toutes les nuances, il faut répartir la panoplie de significations en plusieurs catégories. Nous en proposons sept.
Dans le cadre de cette richesse sémantique du verbe akouō, les brebis qui écoutent est lexpression allégorique du croyant qui reconnaît en Jésus lenvoyé de Dieu en mesure de le guider, et qui obéit à sa voix. |
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idia (les siennes) |
Idios est un un adjectif possessif qui signifie : sien, propre, personnel (Mt = 10; Mc = 8; Lc = 6; Jn = 15; Ac = 16). Il est aussi utilisé comme substantif et signifie alors : les siens, ses possessions. Dans les évangiles synoptiques, on retrouve également lexpression kat idian, littéralement « en soi » ou « avec soi », et renvoie au fait dêtre seul à lécart ou dêtre isolé ou à part des autres. Chez Jean, idios désigne également la relation de foi : « Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde vers le Père, ayant aimé les siens (idios) qui étaient dans le monde, les aima jusquà la fin » (13, 1). Dans lallégorie du berger et de ses brebis, idios traduit dabord le fait que lenclos contient différents troupeaux, et le berger doit faire le tri entre les brebis qui lui appartiennent et les autres. Mais ce tri ne se fait pas par un marquage du troupeau, mais ce sont les brebis qui sidentifient elles-même en écoutant et suivant leur maître; une relation a été établie. Ainsi, si idios est souvent utilisé pour exprimer la possession, ici il exprime plutôt la relation de foi.
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phōnei (il appelle) |
Le verbe phōneō a la même racine que phōnē (voix). On le rencontre régulièrement dans les évangiles-actes, en particulier chez Jean (moins dans le reste du Nouveau Testament, sauf lApocalypse où on aime beaucoup le bruit) : Mt = 5; Mc = 10; Lc = 9; Jn = 12; Ac = 4). Littéralement, il signifie faire entendre sa voix. Mais il ne se ramène pas simplement à parler. Car il comporte la nuance de parler avec une voix forte, donc délever la voix, de crier après quelquun et de linterpeller. Donnons quelques exemples :
Ce sont les mêmes nuances quon retrouve dans le quatrième évangile. Quand le berger appelle ses brebis, nimaginons pas une voix toute douce et intimiste. Cest un cri. Dailleurs il suffit dimaginer la cacophonie dun troupeau pour deviner quil nest pas facile de se faire entendre. Mais chez Jean, il plus que ce côté réaliste. Car cest le même verbe qui sera utilisé pour lappel de Philippe : « Nathanaël lui dit: "Doù me connais-tu?" Jésus lui répondit: "Avant que Philippe tappelât (phōneō), quant tu étais sous le figuier, je tai vu." » (1, 48). Une forte interpellation décrit aussi lappel du disciple. Tout cela est cohérent avec lintention de lévangéliste de décrire la vie chrétienne à travers limage pastorale. |
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onoma (nom) |
Onoma (nom) est très fréquent dans les évangiles-actes-lettres de Jean : Mt = 22; Mc = 15; Lc = 34; Jn = 25; Ac = 53; 1 Jn = 3; 3 Jn = 2. Il a trois grandes significations. Il désigne dabord le nom propre qui identifie et distingue une personne particulière. Donnons des exemples tirés du quatrième évangile :
Mais onoma exprime également la personne elle-même dans son être profond ou son être social. Dans ces cas, « nom » pourrait être remplacé par « moi », « toi », ou « lui ». Donnons des exemples tirés du quatrième évangile :
Enfin, onoma sert à exprimer la délégation ou la médiation avec lexpression « au nom de ». Ainsi, envoyé par quelquun, on parle « en son nom ». Ou encore, on demande quelque chose « au nom dune personne ». Donnons des exemples tirés du quatrième évangile :
Dans le contexte de lallégorie du berger et de ses brebis, nous avons quelque chose dunique. Car onoma renvoie ici au nom propre qui identifie et distingue la personne, mais il le fait de manière générale sans être associé à un nom particulier. Lauteur nous dit simplement que chaque brebis a un nom unique. Mais il y plus. Nous avons ici lexpression katʼ onoma (littéralement : selon un nom, traduit habituellement : chacun par son nom). Or, cette expression ne se retrouve ailleurs dans tout le Nouveau Testament que dans la 3e lettre de Jean : « Que la paix soit avec toi! Tes amis te saluent. Salue les nôtres, chacun par son nom (katʼ onoma) » (1, 15). Nous avons déjà mentionné que lauteur probable de lévangile serait également lauteur des épitres du même nom. Avec katʼ onoma nous avons un exemple de sa signature. Ce quil importe de retenir de tout cela, cest que pour lauteur du 4e évangile, pouvoir appeler quelquun par son nom est la base de la relation de foi. Dans ce contexte, lépisode de Marie Madeleine au tombeau vide revêt une grande importance. 14 Ayant dit cela, elle (Marie de Magdala) se retourna, et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que cétait Jésus. 15 Jésus lui dit: "Femme, pourquoi pleures-tu? Qui cherches-tu?" Le prenant pour le jardinier, elle lui dit: "Seigneur, si cest toi qui las emporté, dis-moi où tu las mis, et je lenlèverai." 16 Jésus lui dit: "Marie!" Se retournant, elle lui dit en hébreu: "Rabbouni" - ce qui veut dire: "Maître." (Jn 20, 14-16) Marie vit une transformation (« se retournant ») à la seule mention de son nom. Et son Rabbouni est lexpression de sa foi au Christ ressuscité. Pour lévangéliste, cest la base de la foi : je suis connu, je suis en relation avec quelquun pour qui je compte. Tout au long de son évangile, il en donnera plusieurs exemples :
Voilà tout ce que signifie le fait que le berger appelle ses brebis par leur nom. |
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exagei (il amène dehors) |
Le verbe est composé de la préposition ek (hors de) et du verbe agō (mener, conduire) et signifie : faire sortir, amener dehors. Il est rare dans tout le Nouveau Testament : Mt = 0; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 1; Ac = 8; He = 1. Comme on peut le noter, il napparaît que dans les évangiles-actes, à part la mention dans lépitre aux Hébreux. Chez Luc, il exprime le fait que Jésus amène ses disciples hors de Jérusalem pour son ascension aux environs de Béthanie (Lc 24, 50). Chez Marc, on amène Jésus dehors pour le crucifier (Mc 15, 20). Dans les Actes des Apôtres, trois fois sur huit le verbe exagō sert à décrire la sortie dÉgypte, comme en He 8, 9 dailleurs, et comme on le voit souvent dans la Septante : voir par exemple Ex 3, 8.10.12; 6, 7.26; 12, 42; 14, 11; 29, 46; Dt 6, 12; 8, 14; 13, 6.11; 1 R 8, 21.53; 2 Chr 7, 22; Ps 136, 11.16; Jr 32, 32; Ez 20, 6.9.41. Dans notre parabole, le verbe décrit le fait que le berger amène ses brebis hors de lenclos. Mais il est difficile déviter dy voir lévocation de la sortie dÉgypte sous la direction de Moïse, ce qui amène à voir dans le berger le nouveau Moïse.
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v. 4 Quand il a fait sortir toutes celles qui lui appartiennent, il marche devant elles et les brebis se mettent à sa suite, car elles reconnaissent sa voix.
Littéralement : Quand les propres toutes il les a fait sortir (ekbalē), devant (emprosthen) elles il marche (poreuetai) et [le troupeau] de brebis de lui suit (akolouthei), car elles connaissent (oidasin) la voix de lui. |
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ekbalē (il a fait sortir) |
Le verbe ekballō (faire sortir, chasser, expulser, enlever, jeter) est peu fréquent dans le Nouveau Testament en dehors des évangiles-actes : Mt = 28; Mc = 18; Lc = 18; Jn = 3; Ac = 5. Il faut tout de suite noter quil est surtout utilisé dans lexpression « expulser les démons » : 35 fois sur 73. Ailleurs, il décrit très souvent laction vive denlever le mal, de chasser des gens, ou de bannir ou de jeter des choses. Par exemple :
Il nous reste donc que quelques occurrences où on na pas lidée de chasser ou dexpulser quelquun ou quelque chose :
Dans la tradition synoptique et dans les Actes, nous navons pas vraiment de contexte semblable à celui dun berger et de son troupeau, et qui pourrait éclairer lutilisation ekballō, sinon peut-être le récit de lEsprit qui pousse Jésus au désert; dans ce cas, lEsprit fait sortir Jésus de son milieu familier pour affronter ce qui deviendra un lieu dépreuve. Quen est-il de la tradition johannique? À part lallégorie du berger, il faut se contenter de trois occurrences :
Comme on le constate, on se retrouve encore dans un contexte dexpulsion. Quest-ce à dire? Bien sûr, dans lallégorie du berger, il ne peut sagir dexpulsion, puisque les brebis suivent leur pasteur. Néanmoins, on ne peut éliminer lidée que le berger exerce une « douce » violence en forçant les brebis à sortir de lenclos, un peu à la manière dont Marc parle de lEsprit qui pousse Jésus au désert pour y faire face à lépreuve. Il faut retenir lidée que se faire sortir de son enclos nest pas nécessairement très agréable. Dailleurs, Boismard traduit ekballō par « pousser dehors » (voir M. E. Boismard, A. Lamouille, op. cit., p. 263-264). Pourquoi ce choix de mot de la part de lévangéliste? Par exemple, il aurait pu utiliser le verbe periagō : amener avec soi. On pourrait évoquer le fait quil est réaliste quun berger soit obligé de pousser ses brebis hors de lenclos, selon ce quon peut observer de la vie pastorale. Mais un évangéliste est un catéchète qui enseigne à une communauté, et son intérêt nest pas de décrire avec exactitude une scène champêtre. Nous navons malheureusement pas de document qui nous informe directement de la communauté du quatrième évangile. Mais les travaux dérudits comme M. E. Boismard et R. E. Brown (voir par exemple The Community of the Beloved Disciple. New York: Paulist, 1979, 204 p.; en français: La communauté du disciple bien-aimé. Paris: Cerf (Lectio Divina, 115), 1983) sur la tradition johannique nous permettent darriver à un bon niveau de probabilité que cette communauté a dabord existé en Palestine, dans la région de Samarie, avant dimmiger (ou de sexiler) en Asie mineure, dans la région dÉphèse. Elle peut donc témoigner ce quest que de quitter un enclos, dêtre en quelque sorte forcée dimmigrer en terre lointaine vers une terre plus favorable, sous la direction dun authentique pasteur. |
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emprosthen (devant) |
Emprosthen est une préposition (Mt = 18; Mc = 2; Lc = 10; Jn = 5; Ac = 2; 1 Jn = 1) qui renvoie aux deux significations de « devant » : i.e. au sens de marcher devant quelquun ou de le précéder, et au sens dêtre en présence de quelquun. Il est peu utilisé par Jean. La première signification apparaît dans la scène autour de Jean Baptiste quand ce dernier dit : « Celui qui vient derrière moi, le voilà passé devant moi » (1, 15), ou encore : « Je ne suis pas le Christ, mais je suis envoyé devant lui » (3, 28). Ainsi, Jean Baptiste est devant Jésus pour préparer sa venue, en même temps Jésus est devant Jean Baptiste en tant que personnage plus important. La deuxième signification de emprosthen apparaît sous la plume de lévangéliste qui écrit : « Bien quil eût fait tant de signes devant eux, ils ne croyaient pas en lui » (12, 37); on y fait référence aux signes que Jésus a accompli en présence des Juifs. Quen est-t-il du berger et de ses moutons? Bien entendu, lévangéliste entend décrire un berger qui précède ses brebis, qui marche devant pour tracer la voie et les guider, à la manière dont Isaïe décrit Yahvé qui marche devant son peuple : « Je marcherai devant (emprosthen) toi ; japlanirai les montagnes ; je briserai les portes dairain ; je broierai les verrous de fer (LXX : Is 45, 2).
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poreuetai (il marche) |
poreuō est un verbe de mouvement : faire avancer, aller, marcher, se rendre, faire route. Il est très présent dans les évangiles-actes (Mt = 29; Mc = 3; Lc = 52; Jn = 16; Ac = 37), très peu ailleurs dans le Nouveau Testament. Luc lutilise beaucoup, car la vie est pour lui un long cheminement, et cest un Jésus qui chemine quil présente, en particulier cette longue marche qui le conduira à Jérusalem (9, 51 19, 28), et par la suite ce sera la marche de lÉglise jusquaux confins de la terre dans les Actes des Apôtres. Chez Jean, sur les 16 emplois, 10 font référence à Jésus, et plus particulièrement (6 fois) au fait que Jésus annonce quil va vers son Père (14, 2.3.12.28; 16, 7.28). Et sur les six fois où ce sont des gens autres que Jésus qui marchent, trois fois cest Jésus qui leur demande de se mettre en marche : 4, 50; 8, 11; 20, 17. Jésus est vraiment au coeur de laction de marcher. Lallégorie du berger ne précise pas où conduit cette marche. Dans le monde pastorale, il sagit de conduire le troupeau vers de bons pâturages, comme le dit le Psaume 23, 2 : « Sur des prés dherbe fraîche il me parque. Vers les eaux du repos il me mène ». Aussi, on doit conclure que lintérêt de lévangéliste ici nest pas la destination, mais la relation du troupeau avec son pasteur.
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akolouthei (il suit) |
Le verbe akoloutheō (suivre, accompagner) napparaît que que dans les évangiles-actes dans tout le Nouveau Testament, à lexception de quelques occurrences dans lApocalypse : Mt = 25; Mc = 18; Lc = 17; Jn = 19; Ac = 4; Ap = 6. La raison est simple : très souvent, il est un terme technique pour décrire le disciple, celui qui est appelé à suivre Jésus (52 fois sur les 89 occurrences du Nouveau Testament). Il en est de même chez Jean où 12 occurrences sur 19 renvoient à lattitude du disciple : par exemple, « Les deux disciples entendirent ses paroles et suivirent (akoloutheō) Jésus » (1, 37); ou encore, « De nouveau Jésus leur adressa la parole et dit: "Je suis la lumière du monde. Qui me suit (akoloutheō) ne marchera pas dans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie." » (8, 12). Bien sûr, dans notre parabole, on ne parle pas de disciple, mais de moutons. Il reste quà travers les images de lallégorie, on peut clairement voir lattitude du disciple chez les brebis.
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Le verbe akoloutheō dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
oidasin (elles connaissent) |
Le verbe oida, aussi connu sous la forme eidō, appartient à deux grandes familles de signification : dune part, il y a « voir » et ses synonymes comme regarder ou observer, et dautre part il y a « savoir », ainsi que ses synonymes comme connaître, comprendre ou saisir. Dans les évangiles-actes-lettres de Jean, il désigne uniquement le fait de savoir ou connaître : Mt = 24; Mc = 21; Lc = 25; Jn = 83; Ac = 19; 1 Jn = 15; 3 Jn = 1. Comme on le constate, il occupe une place centrale dans la tradition johannique. Si on ajoute à notre analyse ginōskō (connaître : Mt = 19; Mc = 11; Lc = 26; Jn = 57; Ac = 16; 1 Jn = 25; 2 Jn = 1), un synonyme, notre observation devient encore plus frappante, i.e. presque le tiers des occurrences des deux verbes se retrouvent dans la tradition johannique. Laccent sur la connaissance est si fort que certains soupçonnent lévangéliste dêtre gnostique, i.e. de promouvoir le salut par la connaissance.
Quand on essaie de comprendre le rôle que le quatrième évangile fait jouer à oida, on note dabord quil apparaît souvent dans la bouche de Jésus pour exprimer ce quil sait. Ce savoir concerne trois catégories.
À plusieurs reprises, le quatrième évangile nous parle de lignorance des gens, de ce quils ne savent pas. Par exemple :
À linverse, il arrive que la connaissance soit un obstacle : parce quon croit savoir, on ne souvre pas à une réalité nouvelle. Par exemple :
À quelques reprises lévangile nous présente le témoignage de gens qui savent ou ont compris. Par exemple :
Comme on le constate par tous ces exemples, tout pivote autour de la connaissance ou de lignorance. Dès le Prologue, lévangéliste nous avait prévenu : « Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne lont pas saisie » (1, 4-5). Si on revient à notre parabole du berger, lévangéliste nous dit que les brebis connaissent la voix du berger, i.e. savent qui est le vrai pasteur. Dans le contexte de ce que nous venons de voir sur la connaissance, les brebis désignent ceux qui ont su saisir qui est la lumière du monde. C'est une connaissance qui vient de la foi. |
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v. 5 Par contre, elles ne suivront pas un étranger, elles les fuiront plutôt, car elles ne reconnaissent pas la voix des étrangers.
Littéralement : Mais un étranger (allotriō) elles ne suivront pas, mais senfuiront (pheuxontai) de lui, car elles ne connaissent (oidasin) pas la voix des étrangers. |
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allotriō (étranger) |
Allotrios est un adjectif qui signifie : qui appartient à autrui, étranger, étrange, hostile. Ici, il est utilisé comme substantif. Cest un mot rare dans tout le Nouveau Testament, incluant les évangiles-actes : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 2; Ac = 1. Chez Matthieu (17, 25-26), le mot apparaît dans une question de Jésus adressée à Pierre sur lobligation de payer limpôt du temple : « Quen penses-tu, Simon? Les rois de la terre, de qui perçoivent-ils taxes ou impôts? De leurs fils ou des étrangers (allotrios)? ». Bien sûr, la réponse sera, en raison des moeurs politiques à lépoque : des étrangers. Chez Luc (16, 12), le mot apparaît dans la bouche de Jésus qui conclut la parabole du gestionnaire malhonnête qui a su bien gérer dans son propre intérêt les biens dont il était responsable au moment de son congédiement : « Et si vous ne vous êtes pas montrés fidèles pour le bien étranger (allotrios), qui vous donnera le vôtre? »; en dautres mots, largent et les biens matériels sont considérés comme des biens étrangers pour le croyant qui recherche les biens spirituels. Dans les Actes des Apôtres (7, 6), il sagit dune référence à un texte de la Genèse alors quÉtienne résume le séjour dIsraël en terre étrangère. Nous nous retrouvons donc dans lallégorie du berger avec quelque chose dunique : un berger étranger. Sur le plan de la vie pastorale, le nombre de bergers rend logique que, pour un troupeau spécifique, il ny a quun seul propriétaire, et tous les autres sont, par définition, des étrangers. Mais dans le contexte de lallégorie, il est clair que le visage du berger étranger comporte une note négative. Qui est-il celui qui, non seulement les brebis ne suivront pas, mais quelles ne doivent pas suivre? Dans lAncien Testament, la terre étrangère où les Juifs étaient exilés et les dieux étrangers avaient une note hautement négative. On peut présupposer la même chose pour le berger, même si, pour linstant, nous navons pas dindice sur son identité. Si Boismard a raison dattribuer la rédaction de ce verset à Jean II-B, donc vers les années 90, autour dÉphèse, on peut alors y voir limage dautres chefs chrétiens étrangers à la communauté johannique qui pouvait exercer une influence, ou tout simplement les autorités juives qui cherchaient à rapatrier les « moutons noirs ».
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pheuxontai (elle s'enfuiront) |
Le verbe pheugō (prendre la fuite, échapper à, fuir, éviter, senfuir) apparaît quelque fois dans le Nouveau Testament, surtout dans les évangiles-Actes : Mt = 7; Mc = 5; Lc = 3; Jn = 2; Ac = 2.
Dans tous les exemples donnés, la fuite est suscitée par la peur devant un événement surprenant ou menaçant, et par le désir de conserver la vie ou son intégrité physique. Chez Jean, les deux seules mentions de pheugō appartiennent à la séquence des récits autour du berger et de ses brebis : dabord ici où ce sont les brebis qui fuient un berger étranger, et plus loin (10, 12) où cest le berger salarié ou mercenaire qui senfuie devant le danger. Dans le cas des brebis, pourquoi senfuir? Nest-il pas suffisant de ne pas suivre le berger étranger? Bien sûr, on pourrait toujours évoquer la réalité pastorale où un animal peut avoir peur dun étranger. Mais le terme sous la plume de Jean II-B nest probablement pas neutre. Il faut probablement y voir la même intention quon retrouve dans certaines épitres quand on fait face à ce quon considère comme un mal :
Ainsi, ce berger étranger serait à fuir en raison dune influence néfaste dont il faut se protéger. |
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ouk oidasin (elles ne connaissent pas) |
Voici la raison donnée par lévangéliste : on ne suit pas un étranger. À travers lapparente simplicité de la phrase, quelle réalité profonde est-il en train de traduire? À un niveau superficiel, on pourrait dire : cest tout à fait logique, quelquun ne se laissera pas guider par quelquun quil ne connaît pas. Mais cest justement là la question : pourquoi quelquun est-il un étranger? Et, en fait, le demeurera-t-il toujours? Pour y répondre, il faut revenir à nos observations sur la connaissance (les verbes oida et ginōskō) chez Jean, et voir dans la relation de Jésus avec son auditoire la même relation du berger avec ses moutons. Selon lévangéliste, on refuse de reconnaître la voix ou la parole de Jésus comme parole de Dieu, un peu à la manière dont les moutons ne reconnaissent pas la voix dun étranger (Pourquoi ne reconnaissez-vous (ginōskō) pas mon langage? Cest que vous ne pouvez pas entendre ma parole, 8, 43). Pourquoi? Une des raisons données est celle-ci : « et pourtant ce nest pas de moi-même que je suis venu, mais il menvoie vraiment, celui qui ma envoyé. Vous, vous ne le connaissez (oida) pas » (7, 28). On ne peut donc accueillir Jésus sans connaître le Père. Pourtant personne na vu Dieu, comment peut-on le connaître, et ainsi accueillir Jésus? Aussi, lévangéliste met-il dans la bouche de Jésus : « Si vous me connaissez (ginōskō), vous connaîtrez (ginōskō) aussi mon Père; dès à présent vous le connaissez (ginōskō) et vous lavez vu » (14, 7). Ainsi, cest à travers Jésus quon connaît le Père, mais on ne peut accueillir Jésus sans connaître le Père. Cela ressemble à un cercle vicieux. Comment sen sortir? En fait, le point de départ nest ni Jésus, ni le Père, mais il est en soi-même. Lévangéliste nous donne deux indices.
Commençons avec lamour de Dieu. Ce que lévangéliste semble dire, cest que pour connaître Dieu, il faut dabord souvrir à lamour présent au fond de soi. Ce nest pas dans son évangile, mais dans ses lettres que Jean précisera cette idée : « A ceci nous savons (ginōskō) que nous le connaissons (ginōskō): si nous gardons ses commandements » (1 Jn 2, 3). Quels sont ces commandements? La réponse est claire : « nous aimer les uns les autres comme il nous en a donné le commandement » (1 Jn 3, 23). Tout le reste senchaîne : « Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque lamour est de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît (ginōskō) Dieu. Celui qui naime pas na pas connu (ginōskō) Dieu, car Dieu est Amour » (1 Jn 4, 7-8). Bref, on ne peut connaître Dieu sans dabord aimer, car Dieu est amour. Et la foi nest que les yeux de lamour, si bien que Jean peut les réunir en une seule phrase : « Or voici son commandement: croire au nom de son Fils Jésus Christ et nous aimer les uns les autres comme il nous en a donné le commandement » (1 Jn 3, 23); croire et aimer vont ensemble. La recherche de vérité est une voie pour connaître Jésus et son Père : « mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, afin que soit manifesté que ses oeuvres sont faites en Dieu » (3, 21). À lopposé, lévangéliste considère ceux qui refusent la parole de Jésus comme des gens qui refusent la vérité : « Vous êtes du diable, votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le commencement et nétait pas établi dans la vérité, parce quil ny a pas de vérité en lui: quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce quil est menteur et père du mensonge » (8, 44). Cest ainsi que Jésus peut conclure devant Pilate : « Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix » (18, 37). Et sa première lettre, Jean peut compléter en disant : « Nous, nous sommes de Dieu. Qui connaît (ginōskō) Dieu nous écoute, qui nest pas de Dieu ne nous écoute pas. Cest à quoi nous reconnaissons (ginōskō) lesprit de la vérité et lesprit de lerreur » (1 Jn 4, 6). Pour reconnaître la voix de Jésus comme venant de Dieu, il faut à la fois que lamour soit au coeur de sa vie et être un chercheur de vérité. Cest ce que probablement lévangéliste résume en parlant de volonté de Dieu : « Si quelquun veut faire sa (de celui qui la envoyé) volonté, il reconnaîtra (ginōskō) si ma doctrine est de Dieu ou si je parle de moi-même » (7, 17). Ainsi, notre berger est à limage de qui nous sommes. Pour qui est centré sur lamour et la recherche de vérité, son Dieu sera Amour et Vérité; il y a comme une loi de connaturalité. Et ainsi, tout autre Dieu sera un étranger. Non seulement il ne le suivra pas, mais il le fuiera, comme on fuit le mal. |
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v. 6 Voilà ce que Jésus leur dit en image, mais eux ne comprirent pas ce quil leur disait.
Littéralement : Celle-là lallégorie (paroimian) il dit à eux le Jésus, mais ceux-là (ekeinoi) ne comprirent (egnōsan) pas de quoi il était, ces choses il parlait (elalei) à eux. |
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paroimian (allégorie) |
Paroimia signifie : langage indirect ou figuré, proverbe, dire, maxime, comparaison, figure, digression. Il ne se retrouve dans tout le Nouveau Testament que chez Jean, à part 2 Pierre 2, 22 : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 4; Ac = 0. Paroimia est différent dune parabole, car cette dernière est souvent basée sur un récit tirée de la vie, et commence habituellement par la formule du genre : « Un jour, un homme partit en voyage... », ou encore, « un homme avait cent moutons, et un jour, il en perdit un... ». Ici, nous avons plutôt une succession dimages et de comparaisons : le berger et le voleur, le berger et létranger. Lévangéliste utilise le mot paroimia. Plus loin, dans son évangile, il le met dans la bouche de Jésus qui dit : « Tout cela, je vous lai dit en paroimia (figures, images énigmatiques). Lheure vient où je ne vous parlerai plus en paroimia, mais je vous entretiendrai du Père en toute clarté » (16, 25). Cette signification de paroimia est cohérente avec celle quon retrouve chez Ben Sirach : « Il (le sage) cherche le sens caché des figures (paroimia), et il soccupe des sentences énigmatiques ». Mais qua dit Jésus de si énigmatique dans la section (16, 19-25)? Celle-ci commence avec une réponse de Jésus devant la confusion des disciples qui se demandent : « Quest-ce quil nous dit là: Encore un peu, et vous ne me verrez plus, et puis un peu encore, et vous me verrez, et: Je vais vers le Père? » Alors il les avertit quils pleureront et se lamenteront, alors que le monde se réjouira, mais que leur tristesse se changera en joie, puis emprunte limage de la femme enceinte qui ne se souvient plus de ses douleurs après laccouchement. Cette énigme ne sera résolue quun peu plus loin lorsque Jésus affirmera : « Je suis sorti dauprès du Père et venu dans le monde. De nouveau je quitte le monde et je vais vers le Père » (16, 28). À ce moment les disciples sécrient : « Voilà que maintenant tu parles en clair et sans figures (paroimia)! Nous savons maintenant que tu sais tout et nas pas besoin quon te questionne. A cela nous croyons que tu es sorti de Dieu » (16, 29-30). Quont donc compris clairement les disciples? Cest que Jésus doit mourir, et quà travers sa mort il rejoindra son Père. Voilà ce que signifiait limage de la femme qui accouche. Ainsi, limage en elle-même nest pas compliquée, cest la réalité quon veut traduire à travers cette image qui peut demeurer énigmatique. Il en de même de limage du berger et de ses brebis : limage est simple, mais la réalité quelle entend traduire nest pas évidente et peut constituer un clair-obscur.
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ekeinoi (ceux-là) |
La seule raison de mentionner ladjectif ou pronom démonstratif ekeinos (ce...là, celui-là) est de souligner quil appartient au style de la tradition johannique : Mt = 54; Mc = 23; Lc = 33; Jn = 70; Ac = 22; 1 Jn = 7.
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egnōsan (ils ne comprirent pas) |
Nous avons ici un procédé littéraire typique du quatrième évangile : les paroles et les actions de Jésus se situent toujours à deux niveaux, un niveau primaire où les choses semblent dire une chose, et un niveau secondaire où les choses renvoient à une réalité beaucoup plus profonde. Les choses au niveau primaire posent parfois question ou apparaissent parfois déroutante, quand elles ne conduisent pas sur une fausse piste, ce qui amène Jésus à intervenir avec des précisions et une forme de catéchèse. Un exemple typique est la réponse de Jésus alors quon lui demande un signe pour justifier son action de chasser les vendeurs du temple : « Détruisez ce sanctuaire et en trois jours je le relèverai » (2, 19). Bien sûr, son auditoire comprend cette parole au niveau primaire : « Il a fallu 46 ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours tu le relèveras? » (2, 20). Cest le narrateur qui doit préciser : « Mais lui parlait du sanctuaire de son corps » (2, 21). Donnons un certain nombre dexemples :
Cest ce même procédé littéraire que nous avons dans lallégorie du berger et de ses brebis. Jésus oppose le berger des brebis au voleur, puis à létranger. Mais le narrateur fait remarquer que lauditoire ne comprend pas. Il faut donc sattendre à ce que Jésus précise sa pensée, comme il la fait dans tous les exemples que nous avons donnés. |
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elalei (il parlait) |
La seule raison de sarrêter un bref instant sur le verbe laleō (émettre des sons, crier, faire du bruit, converser, parler, prêcher) est pour souligner quil fait partie du vocabulaire johannique : Mt = 26; Mc = 21; Lc = 31; Jn = 59; Ac = 58; 1 Jn = 1; 2 Jn = 1. Mais il y a plus. Ce verbe est utilisé uniquement en référence à Jésus, soit pour décrire le fait quil prend la parole (par exemple, « De nouveau Jésus leur parla (laleō) et dit: "Je suis la lumière du monde », 8, 12), soit pour le mettre dans la bouche de Jésus en se référant à ce quil a dit (par exemple, « Cest lesprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites (laleō) sont esprit et elles sont vie », 6, 63), soit pour désigner des paroles à son sujet (par exemple, « Pourtant personne ne parlait (laleō) ouvertement à son sujet par peur des Juifs », 7, 13), soit pour décrire quelquun qui parle à Jésus (par exemple, « Pilate lui dit donc: "Tu ne me parles (laleō) pas? Ne sais-tu pas que jai pouvoir de te relâcher et que jai pouvoir de te crucifier?" », 19, 10).
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v. 7 Jésus reprit donc de nouveau : « Vraiment, vraiment, je vous lassure, je suis la porte [le berger] des brebis.
Littéralement : Il dit donc de nouveau (palin) le Jésus, amen, amen, je dis à vous que moi je suis (egō eimi) la porte [le berger] des brebis. |
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palin (de nouveau) |
Ladverbe palin (de nouveau, encore une fois, à leur tour) fait vraiment partie du style johannique : Mt = 17; Mc = 28; Lc = 3; Jn = 45; Ac = 5; 1 Jn = 1, si bien quon pourrait parler dun évangile de la répétition :
Le procédé littéraire de lévangéliste se poursuit pendant tout le récit qui va de son arrestation à sa résurrection : quand on vient pour larrêter, Jésus interpelle la cohorte et les gardes (« Qui cherchez-vous? »), et après sêtre identifié (Je suis) et que les soldats aient reculés et soient tombés par terre, Jésus leur demandera de nouveau qui ils cherchent (18, 7); cest quand Pierre niera de nouveau que le coq se fera entendre (18, 27); Pilate fera du « va et vient) entre la foule et Jésus, entrant de nouveau dans le prétoire auprès de Jésus après avoir interrogé les Juifs (18, 33), puis retournant de nouveau vers les Juifs après avoir interrogé Jésus (18, 38), ensuite, après être retourné pour que les soldats le maltraîtent, il retourne de nouveau dehors avec le maltraîté (19, 4), et enfin revient de nouveau au prétoire pour essayer en vain de soutirer dautres réponses de Jésus (19, 9); les Juifs répondent à Pilate quils lui ont emmené Jésus parce quil est un malfaiteur et quil doit être mis à mort, et quand Pilate leur propose quil soit relâché à loccasion de la Pâque, lévangéliste écrit : « Alors ils vociférèrent de nouveau, disant: "Pas lui, mais Barabbas!" » (18, 40); après sa résurrection, cest deux fois quil leur souhaite la paix (20, 19-21), et cest deux fois quil se présentera au milieu de ses disciples réunis (« Huit jours après, ses disciples étaient de nouveau à lintérieur et Thomas avec eux »)(20, 26) Ce procédé littéraire est certainement intentionnel. Il sen dégage dune part lidée dune longue méditation, où la vérité des choses, qui est au début insaisissable, se dégage lentement, comme par couche, où on a besoin ressasser constamment ce qui a été dit avant den découvrir toute la signification. Dautre part, la répétition des choix, pour ou contre Jésus (Pierre répètera trois fois son amour de Jésus, les Juifs répèteront plusieurs fois leur intention de se saisir de Jésus, et à son procès répèteront leur choix de le voir mourir, la décision de Pilate), ne font quaccentuer le fait quils sont délibérés, mûrement pesés; ce nest pas un simple coup de tête. Dans lallégorie du berger et de ses brebis, la signification du berger et des voleurs, ainsi que la relation brebis-berger en opposition à létranger na pas été saisie. Il faut alors répéter lenseignement en allant un peu loin, en étant un peu plus clair. |
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egō eimi (je suis) |
Comme dans toute allégorie, il faut maintenant identifier les symboles. Par exemple, chez Marc, la parabole du semeur sera allégorisée par le fait que chaque symbole recevra une signification singulière : la semence devient la parole de Dieu, la semence au bord du chemin représente ceux qui ont laissé Satan empêcher que la parole prenne racine, la semence dans des endroits pierreux représentent les gens superficiels qui, après avoir accueilli la parole avec joie, labandonnent en raison de la persécution, la semence dans les épines représentent ceux qui ont laissé la parole être étouffée par les soucis du monde et la séduction de largent. Ainsi, dans lallégorie du berger, il faut donc identifier les différents symboles que sont le berger, le voleur, la porte, les brebis et létranger. Lévangéliste commence par la porte quil identifie à Jésus.moi je suis (egō eimi). Lexpression « Je suis », qui peut sembler banale, ne lest pas dans le monde juif, car elle est devenue le nom même de Dieu. Elle daterait de cette scène relatée par lExode, alors que Moïse demande à Dieu quel est son nom, advenant le cas où la question lui serait posée par les Israélites :
LXX : Dieu dit à Moïse: "Je suis (egō eimi) celui qui est." Et il dit: "Voici ce que tu diras aux Israélites: Celui qui est ma envoyé vers vous." (Ex 3, 14) Un certain nombre de livres de la Bible reprendront le titre, en particulier le Deutéronome, pour insister son unicité : LXX : Voyez, voyez que moi, Je suis (egō eimi); et il ny a point de Dieu excepté moi ; je donne la mort et la vie, je frappe et je guéris, et nul ne peut délivrer de mes mains (Dt 32, 39) Chez les prophètes, cest Isaïe qui reprend exactement lexpression pour insister sur le même point : LXX : Soyez pour moi des témoins, et moi-même je porterai témoignage, dit le Seigneur Dieu ; et aussi mon serviteur, celui que jai élu, afin que vous sachiez, que vous croyiez et compreniez que je suis (egō eimi). Avant moi il ny a pas eu dautre Dieu, et il nen sera point après moi (Is 43, 10; voir aussi 41, 4; 46, 4) Autrement, chez Isaïe et ailleurs dans lAncien Testament, lexpression « Je suis » sert à révéler un aspect ou lautre de Dieu. Donnons quelques exemples :
Cest le même procédé, utilisé par lAncien Testament pour parler de Dieu, quutilise le quatrième évangile pour parler de Jésus. Il y a dabord lexpression « Je suis » sans attribut quil emploie à sept reprises.
Puis, il y a les divers attributs associés à Jésus.
Lutilisation de lexpression « Je suis », associée à Dieu, nest probablement pas fortuite : en insistant dans tout lévangile sur lintimité profonde entre Jésus et son Père, Jean entend appuyer cette idée en ayant recours au style associé à Dieu dans lAncien Testament pour parler de Jésus. Et dans lallégorie du berger et de ses brebis, Jésus « est la porte », i.e. quil est le médiateu pour trouver la vie, comme on lapprendra par après; on rejoint lautre affirmation de lévangéliste : je suis le chemin, la vérité et la vie. Donc, Jésus est la porte. Très bien. On peut facilement le comprendre puisque le verset 1 a commencé par parler de la porte pour ensuite présenter deux approches différentes, celles des voleurs et des bandits dune part, celle du berger dautre part. Mais cest le verset suivant, le verset 8, qui pose problème : on y fait dabord allusion aux voleurs et aux brigands comme au v. 1, ce qui est parfait, mais au lieu dexpliquer ce que signifie entrer par la porte, on parle des brebis qui écoutent ou nécoutent pas, une référence non pas au v. 1, mais au v. 3; lexplication sur la porte viendra que plus loin au v. 9. Pour être cohérent avec la référence à lécoute des brebis du v. 8, il aurait fallu que lévangéliste écrive au v. 7 : « Je suis le berger des brebis », et non pas « Je suis la porte des brebis »; les brebis nécoute pas une porte, mais un berger. De fait, on a ici un petit problème de critique textuelle. Lun des plus anciens manuscrits de lévangile de Jean, appelés Papyrus 75, quon date du début du 3e siècle de notre ère, a justement la recension : « Vraiment, vraiment, je vous lassure, je suis le berger des brebis ». On a également une version similaire dans la traduction copte la plus ancienne de ce passage, qui remonterait également au 3e siècle (voir Nestle-Aland, Novum Testamentum Graece. Stuttgart : Deutsche Bibelstiftung, 1979, note sur Jn 10, 7 et p. 688 sur P75). Par contre, dautres recensions dégales importantes, comme le Papyrus 66 de la même époque, et les codex Vaticanus et Sinaïticus du 4e siècle présentent la version « Je suis la porte des brebis ». Comment décider? Les Bibles modernes ont toutes opté pour « porte ». M.E. Boismard (voir M. E. Boismard, A. Lamouille, op. cit., p. 263.), pour sa part, a opté pour « berger », non seulement en raison du soutien du Papyrus 75 et de la traduction copte, mais également pour des raisons de cohérence avec le v.8; selon lui, le remplacement de « berger » par « porte » serait dû à un scribe sous linfluence du v. 9 où Jésus dit : je suis la porte des brebis. Même cette correction nest pas totalement satisfaisante. Car daprès le v. 5 cest létranger, et non pas les voleurs et les brigands que nécoutent pas les brebis. Pour voir lampleur du problème, considérons le tableau suivant où on met en parallèle le texte actuel, la correction de Boismard en suivant P75, et un ramaniement pour rendre le texte totalement cohérent (nous avons souligné le texte modifié).
Il faut se rallier à lidée quun évangéliste peut ne pas être totalement logique. Largument de Boismard qui croit quun copiste aurait par erreur copié porte au lieu de berger, influencé par le v. 9, est possible. Mais il est tout aussi possible que le scribe de P75 aurait vu le problème de logique et aurait essayé de le corriger en modifiant porte par berger. Quoi quil en soit, le texte laisse voir des tensions dans sa composition. Aussi, à défaut dargument décisifs, nous optons pour le texte généralement reçu. Mais nous avons laissé entre parenthèse carrée la mention du berger pour refléter certaines traductions manuscrites3. |
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v. 8 Tous ceux qui sont venus [avant moi] sont des voleurs et des bandits. Mais les brebis ne les ont pas écoutés.
Littéralement : Tous ceux qui sont venus (ēlthon) [avant moi] (pro emou) sont des voleurs et des brigands. Mais ils ne les ont pas écoutés (ouk ēkousan) les brebis. |
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ēlthon (ils sont venus) |
Le verbe erchomai (venir, arriver, aller, paraître) est un verbe quaffectionne particulièrement la tradition johannique : Mt = 113; Mc = 86; Lc = 99; Jn = 155; Ac = 50; 1 Jn = 3; 2 Jn = 2; 3 Jn = 2. Cest un verbe ordinaire et passe-partout, comme avoir, être ou faire en français, en accord avec le style grec simple du 4e évangile4. Mais cest un verbe de mouvement, et donc qui décrit une action. Pour comprendre cette action, il faut établir qui est le sujet de laction. Pour fin danalyse, nous regrouperons ces sujets en six catégories :
Comme on peut le constater, lanalyse de ce simple verbe nous permet de dresser une bonne partie du paysage du quatrième évangile. Où se situe la venue des voleurs et des bandits dans ce paysage? Lallégorie nous parle de ceux qui sont venus, et donc nous renvoie au passé. Et laffirmation est globale : « tous ». Ces voleurs et ces bandits ne sont pas présentés directement en opposition à Jésus, car ce nest pas directement au berger quils sattaquent, mais aux brebis. Littéralement, cela désignerait tous les leaders avant Jésus, y compris Moïse. Mais si on se situe à lépoque de lévangéliste, il faut sans doute y voir dabord les Juifs de la première génération chrétienne qui essayèrent de ramener au bercail par différentes méthodes leurs confrères qui sétaient égarés en devenant chrétiens. Par la suite, on peut y voir des Judéo-chrétiens, auxquels Paul sest lui-même opposé, qui ont tenté de ramener à lorthopraxie juive les membres de cette communauté peu structurée (voir R.E. Brown, op. cit.). |
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[pro emou] (avant moi) |
Lexpression est entre parenthèse carrée parce que le texte grec est incertain. Elle est présente dans beaucoup de manuscrits importants comme le Papyrus 66, le codex Sinaïticus (version corrigée), Vaticanus et Bezae. Par contre, elle est absente des Papyri 45 et 75, du Sinaïticus original, de la plupart des traductions latines, syriaques et coptes, et de certains pères de lÉglise comme Chrysostome et Augustin. Comme de part et dautre on a un bon soutien des manuscrits, il faut prendre une décision en se posant la question : quel est le plus probable, quun copiste ait oublié lexpression, ou quil lait ajouté? Il est plus facile de comprendre quun copiste lait ajouté pour clarifier le début de la phrase (ceux qui sont venus), afin quil ny ait pas dambiguïté quil sagit bien de gens avant Jésus. Mais comme cela demeure très hypothétique, nos Bibles ont préféré conserver lexpression.
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ouk ēkousan (ils n'ont pas écouté) |
Nous avons vu plus tôt que lun des significations principales du verbe écouter est : croire. Or, nous avons ici une phrase négative, et donc il faudrait traduire : les brebis ne les ont pas crus. Dans le 4e évangile, ne pas écouter ou ne pas croire a une connotation négative : « si vous nécoutez pas, cest que vous nêtes pas de Dieu » (8, 47). Est-ce que les brebis ne seraient pas de Dieu? Bien sûr que non. Quand ne pas écouter peut-il être justifié? En fait, nous avons un exemple : « Nous savons que Dieu nécoute pas les pécheurs, mais si quelquun est religieux et fait sa volonté, celui-là il lécoute » (9, 31). Quand on dit que Dieu nécoute pas les pécheurs, on assume que ces derniers désirent de mauvaises choses. Dans la même ligne, les brebis nécoutent pas les voleurs et les bandits qui veulent de mauvaises choses. Ainsi, les brebis symbolisent non pas des gens quon désigne habituellement comme des « moutons », i.e. qui se laissent influencer par nimporte qui, mais des gens qui ont pris position, qui ont choisi leur camp.
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v. 9 Je suis la porte : si quelquun entre par moi, il sera libéré. Il marchera et trouvera du pâturage.
Littéralement : Moi, je suis la porte; par moi (diʼ emou) si quelquun entre, il sera sauvé (sōthēsetai) et il entrera (eiseleusetai) et sortira (exeleusetai) et un pâturage (nomēn) il trouvera (heurēsei). |
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diʼ emou (par moi) |
La préposition dia revêt diverses significations : causale (à cause de, en vue de), locale (à travers), temporelle (pendant, au cours de) et médiatrice (par). Ici, elle a une signification médiatrice : par moi. Le médiateur, cest Jésus. Cest une idée forte du quatrième évangile. Elle est dabord dans la bouche de Jésus :
Dieu est fondamentalement la source de la vérité et de la vie, et par là du salut. Or, cest Jésus qui nous révèle vraiment Dieu, et par là nous communique la vérité, la vie et le salut. Quand Jésus dit quil est la porte, il se trouve à dire quil est le chemin, un chemin qui conduit à la vie, et par là au salut. La médiation est aussi exprimée par la plume du narrateur :
Sous la plume du narrateur, lapproche est plus cosmique alors que la médiation de Jésus concerne la création du cosmos lui-même. Et cest donc sa création quil vient rétablir dans sa destinée originelle par son action salvifique. Dans la perspective du quatrième évangile, il ny pas de lien direct avec Dieu, car on natteint Dieu que par Jésus. |
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sōthēsetai (sera sauvé) |
Le verbe sōzō signifie : sauver de la mort, garder en vie, préserver, épargner, garder en sécurité, ramener sain et sauf. Il est régulièrement utilisé par les évangélistes, mais moins par Jean : Mt = 15; Mc = 15; Lc = 17; Jn = 6; Ac = 12; 1 Jn = 0; 2 Jn = 0; 3 Jn = 0. Quand on parcourt les différentes occurrences de sōzō dans les évangiles, on observe que ce verbe véhicule trois grandes significations.
Quen est-il dans lallégorie du berger et de ses moutons? Quel sens a le verbe : être sauvé? Tout dabord, de qui parle-t-on? La phrase dit : « Celui qui ». Qui est ce « Celui qui »? Au v. 2, lévangéliste parlait du berger qui passe par la porte, par opposition aux voleurs et aux bandits. Et donc, on sattendrait ici à ce quon parle du berger qui passe par la porte quest Jésus. Mais voilà que ce qui suit parle dentrer et sortir, et de trouver du pâturage? Sagit-il du berger ou des brebis? Normalement, quand on parle de pâturage, on parle de brebis. Dans ce cas, « être sauvé » signifierait que les brebis trouveront quelque chose à manger et pourront survivre. Sil sagit du berger, on comprend mal ce que signifie « être sauvé ». Il faut donc admettre que lévangéliste nest pas très cohérent et nous présente une allégorie mal ficelée. Pour respecter la phrase telle quelle est, il faut affirmer quon parle des brebis qui doivent passer par la porte quest Jésus afin de trouver de la bonne nourriture. Dans ce cas, il faut admettre quon séloigne du sens du début de lallégorie. Quoi quil en soit, « être sauvé » renvoie probablement au fait déviter une situation fâcheuse, celle dêtre affamée. Nous préférons la traduction : être libéré, à la traduction : être sauvé, car cette dernière est encore trop prégnante de lidée du salut éternel. La brebis est donc libérée de la menace dêtre affamée. |
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eiseleusetai (il entrera) |
Nous avons déjà analysé plutôt le verbe eiserchomai.
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exeleusetai (il sortira) |
Quant au verbe exerchomai (sortir, partir, venir de), il est très fréquent dans les évangiles-actes : Mt = 43; Mc = 38; Lc = 40; Jn = 30; Ac = 29; 1 Jn = 2; 2 Jn = 1; 3 Jn = 1. Il désigne habituellement le fait pour quelquun de quitter un lieu pour se rendre dans un autre (« Le lendemain, Jésus résolut de partir (exerchomai) pour la Galilée », Jn 1, 43). Mais il peut parfois désigner un objet qui se déplace (« mais lun des soldats, de sa lance, lui perça le côté et il sortit (exerchomai) aussitôt du sang et de leau », Jn 19, 34; « Le bruit se répandit (exerchomai) alors chez les frères que ce disciple ne mourrait pas », Jn 21, 23). Chez Jean, il a aussi une signification qui lui est propre, et qui est un sens théologique : « Je suis sorti (exerchomai) dauprès du Père et venu dans le monde. De nouveau je quitte le monde et je vais vers le Père » (Jn 16, 28). Mais ici, au v. 9, nous avons une expression particulière : entrer et sortir. Ce couple existe dans lAncien Testament avec lexpression hébraïque bôʾ (entrer) et yāṣāʾ (sortir), et que la Septante a rendu par lexpression eiserchomai (entrer) et exerchomai (sortir). Lexpression entend résumer lensemble de la vie humaine ou de nos activités de tous les jours, où on passe son temps à entrer et à sortir; il est le synonyme dagir. On la retrouve dans les passages suivants de lAncien Testament.
On retrouve lexpression ailleurs dans le Nouveau Testament en Ac 1, 21 : (Cest Pierre qui parle « Il faut donc que, de ces hommes qui nous ont accompagnés tout le temps que le Seigneur Jésus est entré (eiserchomai) et sorti (exerchomai) au milieu de nous ». Très souvent, nos Bibles préfèrent remplacer lexpression « entrer et sortir » par une expression plus familière, par exemple « vivre » (BJ en Ac 1, 21), « marcher » (TOB en Ac 1, 21). Revenons à lallégorie du berger. Lévangéliste nous dit que les brebis entreront et sortiront. Comme lexpression renvoie à laction humaine en général, il entend décrire la vie habituelle des brebis. Nous avons opté pour la traduction : marcher. Car la vie humaine est une longue marche, une série dactions, et cette traduction saccorde bien avec ce qui suit, i.e. trouver du pâturage. |
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nomēn (pâturage) |
Le nom nomē désigne la pâture, le repas, lalimentation, le pâturage, ou le grignotage. Dans tout le Nouveau Testament, il napparaît quici et en 2 Tm 2, 17 : « leur parole (ceux qui se livrent aux bavardages impies) est comme une grangrène de pâturage (nomē). Tels sont Hyménée et Philétos ». Par contre, dans la culture pastorale de lAncient Testament il est bien connu. Et comme troupeau et pâturage sont intimement associés, la référence au pâturage désigne parfois tout le troupeau. Voici quelques utilisations de ce mot.
Comme on peut le constater, troupeau et pâturage sont très étroitement associés, car sans nourriture, le troupeau ne peut survivre. Et cest le rôle du pasteur ou berger de trouver cette nourriture. Mais comme il y a eu dans lhistoire dIsraël de mauvais bergers, cest Yahvé lui-même qui soccupera de trouver cette nourriture, et cette nourriture sera grasse et abondante. Mais ici, au v. 9, cest Jésus qui assume ce rôle, et par lui, les brebis auront cette nourriture abondante. |
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heurēsei (il trouvera) |
Le verbe heuriskō (trouver, rencontrer, découvrir, constater, reconnaître) est très répandu dans les évangiles-actes : Mt = 27; Mc = 11; Lc = 45; Jn = 19; Ac = 35; 1 Jn = 0; 2 Jn = 1; 3 Jn = 0. Chez Luc, il constitue un thème important. Chez Jean, il joue un moins grand rôle, mais tout de même un rôle assez précis. Il sert dune part, à désigner la rencontre dune personne (« Après cela, Jésus le (paralytique) trouve (heuriskō) dans le Temple et lui dit: "Te voilà guéri; ne pèche plus, de peur quil ne tarrive pire encore." », 5, 14), et dautre part, le fait de trouver (ou de ne pas trouver) ce quon cherche (« Vous me chercherez, et ne me trouverez (heuriskō) pas; et où je suis, vous ne pouvez pas venir." »). Quen est-il des brebis de notre allégorie? Même si le mot « chercher » napparaît pas, on peut assumer quune brebis est toujours à la recherche de nourriture, et le fait de « trouver » est le résultat de cette recherche. Et donc, grâce au berger, sa recherche de nourriture sera fructueuse. Le meilleur parallèle est peut-être cet autre passage de Jean où quelques disciples pêchèrent en vain toute la nuit sans rien prendre, avant quau petit matin, Jésus, sur le rivage, leur dise : « Jetez le filet à droite du bateau et vous trouverez (heuriskō) » (21, 6). On connaît la suite : la pêche fut si abondante quils navaient plus la force de tirer le filet. Pour les brebis et les pêcheurs la situation est la même : par Jésus, ils trouvent ce quils cherchent, et ils le trouvent en surabondance.
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v. 10 Le voleur ne vient que pour dérober, égorger et détruire, alors que moi je suis venu pour quils aient la vie, et quils laient laient de manière débordante.
Littéralement : Le voleur ne vient que pour voler (klepsē) et immoler (thysē) et faire périr (apolesē). Moi, je suis venu afin quils aient une vie (zōēn) et quils aient abondamment (perisson). |
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klepsē (voler) |
Le verbe kleptō (voler, dérober, cambrioler) est très rare : Mt = 5; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 1; Ac = 0; 1 Jn = 0; 2 Jn = 0; 3 Jn = 0. Cest Marc qui la introduit en faisant référence à ce quil est convenu dappeler les commandements de Dieu : « Tu connais les commandements: Ne tue pas, ne commets pas dadultère, ne vole pas (kleptō), ne porte pas de faux témoignage, ne fais pas de tort, honore ton père et ta mère. » (Mc 10, 19 || Lc 18, 20 || Mt 19, 18). Cest donc toujours quelque chose de mal. Cette scène a été reprise par Luc et Matthieu. Ailleurs, Matthieu a deux scènes qui utilisent ce mot : « Mais amassez-vous des trésors dans le ciel: là, point de mite ni de ver qui consument, point de voleurs qui perforent et cambriolent (kleptō) » (Mt 6, 19-20), et le canular sur le fait que les disciples auraient dérober le corps de Jésus (« Vous direz ceci: Ses disciples sont venus de nuit et lont dérobé (kleptō) tandis que nous dormions » (Mt 28, 13; voir aussi 27, 64). Jean est tout à fait indépendant avec sa description du berger voleur. Mais nous demeurons dans le contexte de quelquun qui fait le mal.
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thysē (immoler) |
Le verbe thyō signifie avant tout tuer, mais uniquement par rapport à un animal, doù sacrifier, immoler, égorger un animal. Cest uniquement dans ce contexte quil apparaît dans le Nouveau Testament : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 4; Jn = 1; Ac = 4; 1 Jn = 0; 2 Jn = 0; 3 Jn = 0; 1 Co = 3. Il y a dabord le contexte de la fête familiale où on égorge lanimal quon a engraissé afin de célébrer joyeusement (Lc 15, 23.27.30; Mt 22, 4), puis il y a le contexte de la célébration religieuse, en particulier lagneau pascal quon immole chez les Juifs (Mc 14, 12; Lc 22, 7), et chez les païens, les animaux offerts aux diverses divinités (Ac 14, 13.18; 1 Co 10, 20). Chez Paul, lagneau pascal a été remplacé par le Christ qui a été immolé (thyō) (1 Co 5, 7). Dans le cadre de notre allégorie, on ne précise pas pourquoi on égorge la brebis; on imagine que cest pour se nourrir. On doit également assumer que le vrai berger ne veut pas sen servir comme nourriture et tient à prolonger sa vie.
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apolesē (faire périr) |
Le verbe apollymi (perdre, faire périr, égarer, démolir, gaspiller, détruire) est assez répandu dans les évangiles actes : Mt = 18; Mc = 10; Lc = 27; Jn = 9; Ac = 2; 1 Jn = 0; 2 Jn = 1; 3 Jn = 0. Chez Jean, il a trois grandes significations.
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zōēn (vie) |
Le mot zōē (vie, existence) appartient avant tout à la tradition johannique dans les évangiles-actes : Mt = 7; Mc = 4; Lc = 5; Jn = 36; Ac = 8; 1 Jn = 13; 2 Jn = 0; 3 Jn = 0. Il comporte deux grandes significations : dabord, lexistence terrestre, puis la vie divine ou spirituelle qui se prolonge dans lau-delà, appelée aussi vie éternelle. Dans lensemble évangiles-actes, seul Luc utilise zōē en référence à la vie terrestre : « Puis Jésus leur dit: "Attention! gardez-vous de toute cupidité, car, au sein même de labondance, la vie (zōē) dun homme nest pas assurée par ses biens." » (12, 15); ou encore, (discours de Paul à Athènes) « Il nest pas non plus servi par des mains humaines, comme sil avait besoin de quoi que ce soit, lui qui donne à tous vie (zōē), souffle et toutes choses » (Ac 17, 25). On connaît la suite de ce discours de Paul à Athènes daprès Luc : les Grecs se sont moqués de lui à la mention de la résurrection des morts. Or, cette notion de résurrection des morts et de vie éternelle provient du monde hébraïque, et dun monde hébraïque tout récent.
Cest chez le prophète Daniel, autour de lan 164 avant notre ère, quon a la première mention de cette vie éternelle individuelle par delà la mort; lidée se développe dans le contexte de la persécution dAntiochus Épiphane (175-164) et à lidée quaccepter la mort comme martyr ouvre la porte au bonheur dun monde à venir.
Cette croyance en la résurrection individuelle et en la vie éternelle de Daniel est reprise par le premier livre des Maccabées, mais cest dans le 2e livre des Maccabées, probablement écrit autour de 120 avant notre ère, quon retrouve la même expression, encore une fois dans un contexte de persécution et de mort comme martyr.
Enfin, il y a le livre des Psaumes de Salomon, une collection de dix-huit psaumes, qui ne fait pas partie de la Bible hébraïque, mais conservée dans la Septante et écrite probablement vers lan 50 avant notre ère, après linvasion de Jérusalem par Pompée en 63.
Ces idées sont reprises par le Nouveau Testament. Elles étaient véhiculées à lépoque de Jésus, surtout par les Pharisiens. Marc nous en donne un écho avec cet homme riche qui pose une question à Jésus : « Bon maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle (zōē aiōnios)? » (10, 17 || Lc 18, 18 || Lc 10, 25 || Mt 19, 16). Mais cest Matthieu le Juif qui nous donne le parallèle le plus rapproché du passage cité plus haut de Daniel, lorsquil nous présente la scène du jugement dernier et quil écrit : « Et ils sen iront, ceux-ci à une peine éternelle, et les justes à une vie éternelle (zōē aiōnios) » (25, 46). Quen est-il de Jean? Tout dabord, zōē ne renvoit jamais à lexistence physique (Jean utilise plutôt le mot psychē pour désigner la vie physique), mais toujours à cette vie qui vient de Dieu. Sur les 36 occurrences du mot, 19 sont accompagnés de ladjectif « éternelle » (aiōnios), soit plus de 50%. Cette vie a un certain nombre de caractéristiques :
Revenons à lallégorie du berger et de ses brebis. Le berger quest Jésus est venu pour que ses brebis aient la vie. De quelle vie parle-t-on? Comme on la vu, il ne peut sagir de lexistence physique, car jamais zōē na ce sens chez Jean; et donc le berger ne se contente pas de conserver la vie de son troupeau. Par contre, il nutilise pas lexpression « vie éternelle », ce qui serait un peu caucasse avec des brebis. Mais dans le cadre de cette allégorie où le troupeau de brebis représente la communauté chrétienne, lévangéliste fait certainement référence à cette vie qui prend sa source en Dieu, à cette vie qui est à la fois lumière et chemin damour, et qui nexiste quen écoutant la voix du berger, i.e. quen croyant en Jésus. |
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perisson (abondamment) |
Ladjectif perissos signifie : qui dépasse (en quantité, en valeur), surabondant, superflu, extraordinaire, plus que suffisant, excessif, extravagant. Il est très peu fréquent dans le Nouveau Testament : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 1; Ac = 0; 2 Co = 1; Rm = 1. Chez Matthieu, Jésus parle de répondre simplement oui ou non, et ce quon dit « en plus » (perissos) vient du mauvais (5, 37); et il fait remarquer que lorsquon ne salue que ses amis on ne fait rien « dextraordinaire » (perissos) (5, 47). Chez Marc, les disciples vivent une stupeur « excessive » (perissos) lorsquils voient Jésus marcher sur leau (6, 51). Paul, dans sa 2e lettre aux Corinthiens, mentionne quil est « superflu » (perissos) quil écrive en faveur de la collecte pour les pauvres de Jérusalem (2 Co 9, 1), et dans la lettre aux Romains, il pose la question de la « supériorité » (perissos) du Juif (Rm 3, 1). Alors comment traduire perissos dans le contexte de la vie offerte par le berger quest Jésus? Jai opté pour une vie « débordante », car non seulement elle comble nos attentes, mais elle les dépasse. Et elle reflète la générosité de celui qui en est la source, qui donne plus que ce quon demande.
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-André Gilbert, Gatineau, avril 2017 1 Selon John P. Meier, spécialiste sur le Jésus historique, il y a un consensus chez les exégètes que Jésus a utilisé des paraboles dans son enseignement, mais en appliquant les critères rigoureux pour determiner lhistoricité dun passage spécifique, chaque parabole particulière échoue le test, en parculier celles de Jean. Voir son v. 5, Probing the Authencity of the Parables, p. 190, de sa série : A Marginal Jew - Rethinking the Historical Jesus. Doubleday (The Anchor Bible Reference Library): New York, 1991-2015. 2 Voir M. E. Boismard, A. Lamouille, Synopse des quatre évangiles, T. III - Lévangile de Jean. Paris : Cerf, 1977, p. 263. Rappelons que, pour les auteurs, il y a principalement quatre niveaux de composition de lévangile selon Jean. Il y a une première source appelée Document C, probablement écrit en araméen (comprenant cinq parties, les quatre premières correspondent aux régions où sest déroulée lactivité de Jésus, ie Samarie, Galilée, Jérusalem, Béthanie, et la cinquième comprend les récits de la passion et de la résurrection), qui semble proche de la tradition synoptique, tout en étant indépendant, et surtout manifeste linfluence des milieux samarino-chrétiens, et aurait été composé vers les années 50. Ensuite, il y aurait eu un auteur appelé Jean II-A, vivant en Palestine et connaissant laraméen, qui aurait enrichi ce Document C de matériaux nouveaux, surtout de discours qui semblent des compositions personnelles, mais y aurait intégré des éléments dun Document A, dorigine palestinienne, connu également de la tradition matthéenne, et il aurait pu être en contact avec certaines sources utilisées par Luc. Il aurait composé son oeuvre autour des années 60-65. Une trentaine dannées plus tard, cet auteur aurait immigré en Asie Mineur, où il revise son oeuvre et en modifie la séquence, transpose en grec certains terms araméens, subit linfluence des épitres de Paul, et le changement est si significatif que Boismard le rebaptise en Jean II-B. Cest ce Jean II (A et B) qui serait également lauteur des épitres du même nom. Selon Papias, que nous connaissons par lhistorien Eusèbe de Césarée (Histoire ecclésiastique, III, 29, 4), il sagirait de Jean lAncien, un chef de communauté, quil ne faut pas confondre avec lapôtre Jean (cf. Histoire ecclésiastique, III, 29, 1-6). Enfin, un chrétien dÉphèse, probablement issu du Judaïsme et appartenant à « lécole johannique » dans les premières années du 2e siècle, que Boismard appelle Jean III, fusionne les deux oeuvres de Jean II et le complète avec des fragments du Document C qui auraient été délaissés, fait des harmonisations avec la tradition synoptique, et fait un certain nombre de retouches personnelles.Voir Introduction, p. 9-70. 3 Il faut noter que lancienneté dun manuscrit nest pas en soi une garantie dauthenticité, car même le scribe le plus ancien peut avoir commis une distraction ou avoir pris la liberté dharmoniser ce quil copiait. Par exemple, le Papyrus 46, quon date également du début du 3e siècle, une grande source pour les épitres de Paul, sest permis un certain nombre dharmonisations, comme celle dharmoniser 1 Co 7, 5 où Paul demande aux couples de reprendre la vie commune (de nouveau, soyez (ēte) ensemble) avec ce que Paul dit sur leucharistie en 1 Co 11, 20 (quand vous vous réunissez (synerchomenōn) ensemble), si bien que sous sa plume 1 Cor 7, 5 est devenu : de nouveau, réunissez (synerchesthe) vous ensemble. De même, ce nest pas parce quun codex comme le Vaticanus est complet et dune grande qualité quil est sans erreur : un exemple très simple est loubli de « votre » dans la phrase : « de peur que Satan ne profite, pour vous tenter, de (votre) incontinence (1 Co 7, 5), ou encore loubli de « car » dans la phrase : « (Car) je voudrais que tous les hommes fussent comme moi » (1 Co 7, 7). 4 La langue du 4e évangile est à la portée dun débutant dans létude de la langue grecque. Si Boismard a raison dans son hypothèse que lauteur principal (Jean II) a dabord vécu en Palestine et que sa langue à la naissance était laraméen, avant dimmigrer à Éphèse où on ne parlait probablement que le Grec, alors il ne faut pas se surprendre que sa langue natteint jamais la complexité et le raffinement dun Luc dont le Grec est certainement la langue maternelle. |