Où fut écrit l'évangile de Luc?


Pourquoi se poser la question du lieu fut écrit un évangile? Si on admet qu’un évangile n’est pas simplement un reportage journalistique de ce que Jésus a dit et fait, mais plutôt une catéchèse qui s’adressait à des communautés chrétiennes du premier siècle, en particulier à des gens qui venaient de recevoir le baptême, alors il faut situer l’évangile dans la catégorie d’une action pastorale. Et une véritable action pastorale tient compte des gens à qui elle s’adresse, des questions et des problèmes qui traversent la communauté, de la culture et du langage du monde ambiant.

Ainsi donc, connaître cette communauté à laquelle était adressé premièrement un évangile aide à comprendre ses accents propres, à expliquer sa façon de présenter Jésus et à percevoir comment certains passages sont une réponse à des problèmes réels de la communauté. Les biblistes ont l’habitude d’appeler « Sitz im Leben » (mot allemand qui signifie : cadre de vie, utilisé pour la première fois par Hermann Gunkel en 1906) ce cadre dans lequel un évangile a été écrit.


Sommaire

Nous entendons défendre l’hypothèse que Corinthe, en Grèce, est un lieu probable de la composition de l’évangile de Luc. Le contexte économique et social que suppose le troisième évangile s’apparente, à bien des égards, à celui des lettres de Paul aux Corinthiens.

D’autre part, les traits majeurs de l’enseignement de Luc, comme la vie chrétienne qu’il décrit, correspondent aux aspects de la doctrine et de la pratique qu’on retrouve à Corinthe à travers les lettres de Paul.. Quelques témoignages anciens corroborent cette hypothèse : un prologue anti-marcionite du début du IVe siècle et une inscription copte du VIe ou du VIIIe siècle.


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INTRODUCTION

Le monde de l’exégèse biblique voit régulièrement la parution d’articles ou de monographies portant sur le milieu où fut rédigé l’un ou l’autre évangile. Le sujet peut sembler à première vue n’être que simple curiosité d’historien, mais il permet en fait de comprendre l’effort herméneutique de l’évangéliste, de placer en contexte sa façon de modifier ce qu’il reçoit de la tradition. Comment, en effet, expliquer les caractéristiques propres d’un évangile que nous livre l’histoire de la rédaction, en laissant de côté le type de communauté qui est le premier destinataire de l’évangile et la nature des problèmes auxquels elle doit faire face? De plus, la valeur pastorale d’une telle préoccupation est indéniable : nous pouvons vérifier comment un évangile a su être pertinent pour son milieu.

Il est aujourd’hui habituel de situer Matthieu en Syrie, probablement à Antioche1, Marc à Rome, Jean à Éphèse2. Mais qu’en est-il de Luc? De manière étonnante, les propositions sur le sujet demeurent vagues. Par exemple, R.E. BROWN dans son livre: The Birth of the Messiah, écrit qu’il s’agit d’une église de la gentilité issue de l’effort missionnaire de Paul, et, dans une note, il ajoute : « Je n’essaierais pas d’être plus spécifique que ça ». Eusèbe rapporte que Luc est originaire d’Antioche et certains y localiseraient la composition de l’Évangile. Mais la Syrie commence à être un peu surpeuplée avec les auteurs présumés du Nouveau Testament : Matthieu et Jean sont souvent localisés à cet endroit, et même Marc à l’occasion3. J.A. FITZMYER, dans l’introduction à son commentaire sur Luc, consacre une section à la date et au lieu de composition de l’évangile, mais il ne parle de fait que de la date et ne touche qu’en un seul paragraphe de 7 lignes à la question du lieu de composition, qui pourrait être n’importe où, sauf en Palestine4. Cette attitude est d’autant plus surprenante qu’on se donne bien souvent la peine d’être plus précis pour les autres évangiles. Peut-on aller plus loin que l’affirmation d’un cadre non palestinien, ou même d’un cadre grec?5

L’hypothèse que nous voulons présenter est de situer le Sitz im Leben de l’évangile de Luc à Corinthe. En toute rigueur de méthode, nous commencerons par dégager quelques grandes lignes de la communauté lucanienne telles qu’elles apparaissent à la lecture de l’évangile ; nous essaierons par la suite de montrer la congruence qui existe entre cette communauté et ce que nous savons par ailleurs de la communauté corinthienne ; enfin nous présenterons des appuis fournis par la tradition.

  1. LES GRANDS TRAITS DE LA COMMUNAUTÉ LUCANIENNE

    L’histoire de la rédaction révèle un certain nombre de caractéristiques qui marquent le 3e évangile. Nous en avons retenu cinq qui nous semblent importantes et particulièrement pertinentes pour notre sujet.

    1. Le contexte économique

      Les relations du chrétien à l’argent intéressent Luc au plus haut point. Il est le seul à présenter diverses paraboles sur le rapport des riches et des pauvres: la parabole du riche insensé (12, 13-21), de l’intendant astucieux (16, 1-13), du mauvais riche et de Lazare (16, 19-32), et de l’exhortation de Jésus à inviter les pauvres plutôt que les riches à un repas (14, 12). Pensons aussi à la coloration propre de ses béatitudes (6, 20-26), à sa version de la parabole des invités qui se dérobent et qui sont remplacés par des pauvres (14, 15-24), à l’histoire de Zachée, homme riche qui donne une partie de sa fortune aux pauvres (19, 18). Nous pouvons nous étonner d’une telle préoccupation pour les pauvres et les rapports riches-pauvres. Parler de la source particulière de Luc, par exemple du Proto-Luc comme le fait M. É. BOISMARD, ne répond pas à la question : pourquoi une telle insistance? Les orientations d’un évangile ne sont pas gratuites, elles présupposent une sensibilité correspondante chez les premiers auditeurs de cette parole, et par là une situation communautaire particulière. L’évangéliste fait alors figure de pasteur qui interpelle les croyants au nom même de la tradition.

      Cette communauté apparaît ainsi aux prises avec un problème de disparité économique. On y trouve des riches (« Malheureux vous les riches... ») et des pauvres (« Bienheureux vous les pauvres »). Les riches éprouvent de la difficulté à délier les cordons de la bourse et à partager : « Insensé, cette nuit même, on va te redemander ton âme. Et ce que tu as amassé, qui l’aura? » (12, 20) Cela entraîne même des conflits entre frères, puisqu’il faut recourir aux tribunaux: « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage? » (12, 14). Le travail de critique littéraire révèle que la parabole du riche insensé devait primitivement comporter les seuls vv. 16-206. Qu’a donc ajouté le rédacteur? « De la foule quelqu’un lui dit : "Maître, dis à mon frère de partager avec moi l’héritage". Jésus lui dit: "Homme, qui m’a établi juge ou partageur sur vous?" Il leur dit : "Voyez et gardez-vous de toute cupidité, car dans l’abondance la vie d’un homme n’est pas en dépendance de ce qui lui appartient" » (vv. 13-15). Il s’agit donc d’intérêts divergents entre frères, à propos d’un héritage, ce qui présuppose la possession d’une certaine quantité de biens. On pourrait verser à ce dossier le récit de Zachée (19, 1-10): quelle pertinence aurait cette figure d’un homme riche qui sait donner aux pauvres et réparer les injustices commises, si elle ne visait pas une communauté marquée par des tensions entre riches et pauvres?

    2. Le contexte social

      Une autre caractéristique de Luc est le souci des marginaux et des pécheurs. On pourrait l’appeler l’évangéliste de la compassion et de la conversion. À cet égard le chapitre 15 est très éloquent avec l’évocation de la brebis retrouvée, de la drachme retrouvée, du fils retrouvé. Nous pouvons intégrer dans cette optique le récit de la pécheresse (probablement un prostituée) pardonnée (7, 36-50), la parabole du bon Samaritain (10, 29-37) ainsi que celle du pharisien et du publicain (18, 9-14). Qu’il s’agisse du fils qui quitte son père, de la prostituée, du Samaritain ou du publicain, nous sommes renvoyés chaque fois à des gens qui sont en marge de la société juive. Quelle est donc l’intention de l’évangéliste quand il offre ces péricopes uniques dans le Nouveau Testament? N’est-ce pas parce qu’une partie de son auditoire ou de ses lecteurs peuvent s’y retrouver? Aussi, alors que le Jésus de Matthieu invite à être parfait comme le père céleste est parfait, le Jésus de Luc dit : « Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux » (6, 36).

      Comment décrire la communauté lucanienne ? On imagine facilement un ensemble bigarré, réunissant fonctionnaires (18, 13), parvenus (12, 19), pauvres (14, 12), étrangers (10, 33), hommes d’affaires (19, 13), prostituées (7, 37), débauchés (21, 34). Les soucis (merimna) de la vie semblent caractériser un certain nombre de personnes, puisque Luc revient deux fois sur le sujet (8,14 et 21,34 qui lui est propre).

      De plus, aucun évangéliste n’a accordé une place aussi grande à la femme. Il suffit de mentionner certaines grandes figures de son évangile comme Marie et Élizabeth, Marthe et Marie. Lui seul mentionne des disciples femmes qui soutiennent Jésus de leurs biens (8,1s). Sur la route du Calvaire un groupe de femmes le suit en se frappant la poitrine et en se lamentant sur lui (23, 27) ; ce dernier point est d’autant plus intéressant que les disciples hommes sont absents. La pécheresse aimante et pardonnée n’est-elle pas une femme? Le Jésus de Luc va même jusqu’à revendiquer un rôle féminin : « Lequel est en effet le plus grand, celui qui est à table ou celui qui sert ? Or, moi, je suis au milieu de vous à la place de celui qui sert » (22, 27). Luc prend même soin à l’occasion d’ajouter une parabole qui met en vedette une femme à celle qui met en vedette un homme : le grain de sénevé (13, 18) et le levain dans la pâte (13, 20) ; le berger qui a perdu sa brebis (15, 1) et la femme qui a perdu sa drachme (15, 8). Dans la cour du grand-prêtre, c’est d’abord une femme qui interpelle Pierre et à qui il répond : « Femme, je ne le connais pas » (22, 57), puis deux hommes à qui Pierre répond tour à tour: « Homme, je ne le suis pas » (22, 58.60). Comment expliquer une telle préoccupation sinon par la présence remarquable des femmes dans la communauté et peut-être même par un débat sur la place qu’elles doivent occuper. Par exemple, le récit de Marthe et Marie présente deux rôles, le service des tables et l’écoute de la Parole, et met donc en jeu deux types d’engagement communautaire et le débat qui l’entoure.

    3. Le visage du Christ

      Dans sa présentation catéchétique, Luc aime souligner certains traits du visage du Christ. C’est ainsi qu’il accentue plus que les autres évangélistes l’aspect prophétique de la mission de Jésus7. Investi de l’Esprit à son baptême, Jésus inaugure sa prédication en prenant à son compte la prophétie d’Isaïe : « L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction... » (4, 18ss). Tout au long de sa mission il va s’identifier au rôle et au sort des prophètes (cf. 13, 33), en particulier Élie (cf. 4, 25). De même, dans le 3e évangile Jésus est perçu par beaucoup comme un prophète (cf. 7, 16.39 ; 9, 19). Il y a manifestement du côté de l’auditeur, et donc de la communauté, une aptitude à recevoir un tel langage, une sensibilité et une expérience correspondantes.

      Luc privilégie un autre titre de Jésus : Seigneur (kurios). Nous n’entrerons pas ici dans le débat sur l’origine de l’attribution de ce titre. Mais nous constatons simplement que, sur le plan statistique, Luc est celui qui utilise le plus cette expression (Mt : 28 / Mc : 4 / Lc : 40 / Jn : 33 / Ac : 50: références explicites à Jésus, en excluant les citations scripturaires). Pourquoi? Parce qu’il a reçu ce vocabulaire de la tradition ? Sans doute. Mais l’utilisation courante du titre « le Seigneur » pour désigner Jésus dans les récits antérieurs à la résurrection est propre à Luc8. Encore ici, l’effort herméneutique détecte le langage familier que l’auditeur pouvait entendre.

      La même idée s’impose pour un autre titre de Jésus, celui de Sauveur. Faut-il rappeler que Luc est le seul parmi les synoptiques à donner ce titre à Jésus et à employer le mot : salut ? Quant au verbe « sauver », il est celui qui l’utilise le plus (Mt : 15 / Mc : 13 / Lc : 17/ Jn : 6 / Ac : 13), même si c’est de peu par rapport à Matthieu. Nous devinons donc un contexte où existe le désir d’un salut ou, tout au moins, un contexte où l’on proposait des sauveurs.

      « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? » (24, 26), dit Jésus aux deux disciples d’Emmaüs. Derrière ces paroles nous percevons une orientation particulière de la catéchèse de Luc. Non seulement il utilise le mot souffrir un peu plus que les autres (Mt : 4 / Mc : 3 / Lc : 6 / Jn : 0 / Ac : 5), mais il est le seul à l’employer absolument, sans complément ni adverbe, comme au début du récit de la Cène : « J’ai tellement désiré manger cette Pâque avec vous avant de souffrir » (22,15 ; cf. 24,46 ; Ac 1, 3 ; 3, 18 ; 9, 16 ; 17, 3)9. Ce thème de la souffrance comme chemin obligé vers la gloire reviendra dans son évangile comme un refrain ; il permet d’y saisir le personnage de Jésus. Cette insistance conduit même Luc à éliminer la mention de la résurrection dans la 2e annonce de la passion. Il brosse ce portrait de Jésus en s’inspirant de l’image du serviteur souffrant, comme on le voit par cette mention explicite : « Car, je vous le déclare, il faut que s’accomplisse en moi ce texte de l’Écriture : On l’a compté parmi les criminels » (22, 37).

      Un dernier point relatif au Christ de Luc mérite d’être souligné, c’est la présentation de la mort du Christ. Nous savons que Luc ne recourt pas au vocabulaire sacrificiel et n’offre pas de parallèle à des phrases comme celle-ci de Matthieu : « Ainsi le Fils de l’Homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup » (Mt 20, 28 ; cf. Mc 10, 45)10. Jésus apparaît plutôt comme le juste innocent, mort martyr par fidélité à sa mission. Une telle élimination des catégories liées aux sacrifices du temple de Jérusalem et à leur valeur expiatrice s’explique par un contexte non Juif, où l’expérience d’un sacrifice pour les péchés du peuple n’existe pas. Luc a donc su s’adapter à la mentalité du milieu ecclésial et reformuler le sens de la mort du Christ.

    4. L’Esprit Saint

      Quant à l’Esprit Saint, Luc est l’évangéliste qui lui fait la plus grande place. Le grand actant des Actes des Apôtres est l’Esprit Saint. Même en ne considérant que les évangiles, il faut remarquer que le 3e évangile est celui qui le mentionne le plus : Mt : 11 / Mc : 7 / Lc : 17 / Jn : 14. L’Esprit Saint est à l’origine de la mission de Jésus et de l’Église ; il inspire Élisabeth, Zacharie et Siméon pour qu’ils prophétisent ; il est le don qu’il faut demander dans la prière (11, 13). Les Actes des Apôtres attestent encore plus fortement l’atmosphère charismatique : il y a le parler en langues et les manifestations extraordinaires de l’Esprit lors des trois Pentecôte (2, 13; 8, 18; 10, 46) et lors de l’imposition des mains de la part de Paul sur les baptistes d’Éphèse (19,6). Par-delà la catéchèse de Luc, ne sommes-nous pas renvoyés à une situation communautaire?

    5. La vie chrétienne

      Sur la vie chrétienne, nous ne ferons ressortir que quelques points. Tout d’abord, le 3e évangile pourrait être défini comme l’évangile de la constance et de la persévérance (hupomonê). C’est au jour le jour que se vit la foi chrétienne : « Donne-nous le pain dont nous avons besoin pour chaque jour » (11,3)11; «Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il... prenne sa croix chaque jour... » (9, 23) ; « Mais restez éveillés et priez en tout temps... » (21, 36) ; c’est « pendant quarante jours » que Jésus fut tenté par le diable (4,2). De même, le chrétien est invité à persévérer malgré les obstacles : « Jésus leur dit une parabole sur la nécessité pour eux de prier constamment et de ne pas se décourager » (18, 1); « C’est par votre persévérance que vous gagnerez la vie » (21, 19). Une telle insistance signale l’existence d’un problème.

      Nous connaissons aussi le radicalisme de Luc à propos des exigences de la suite du Christ. Il est le seul à dire qu’il faut tout quitter, renoncer à tout : « Ramenant alors les barques à terre, laissant tout, les disciples le suivirent » (5, 11 ; cf. 5,28 ; 18,22). Cette renonciation concerne d’abord les possessions matérielles : « Quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple » (14, 33).

      Tout cela donne à l’évangile de Luc une allure plutôt ascétique. On interprète habituellement à cette lumière la renonciation à la femme qu’il est seul à mentionner : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple »12 (14, 26 ; cf. 18, 29). BOISMARD écrit : « Dans un monde où la corruption morale allait en s’accentuant, Luc s’est fait le défenseur de la virginité13 »

  2. LA COMMUNAUTÉ CORINTHIENNE

    Considérons maintenant ce que nous savons de la communauté corinthienne. Notre information provient en bonne partie des épîtres de Paul aux Corinthiens, que l’on situe entre 55 et 57. On pourrait s’objecter au rapprochement que nous tentons de faire entre la communauté lucanienne et celle de Corinthe, alléguant qu’au moins 25 ans séparent ces lettres pauliniennes de la rédaction définitive de l’évangile, vers 80 ou 85. Nous répondons, d’une part, que la rédaction d’un évangile s’étale dans le temps et qu’il a fallu certainement plusieurs années avant qu’elle soit terminée. D’autre part, les traits caractéristiques d’une communauté ont été burinés par le temps et ils ne s’évanouissent pas soudainement ; les changements sociaux ne s’opèrent que lentement. Nous n’en voulons pour preuve que le problème des divisions qui amorce la première épître (1 Co 1, 10-4, 21) et qui se retrouvera dans la lettre de Clément de Rome aux Corinthiens, datée de l’an 96.

    1. Le contexte économique

      Corinthe est une ville qui possède deux ports de mer, Cenchrée à l’est, située sur la mer Ionienne et ouverte aux bateaux arrivant d’Égypte ou d’Asie, et Léchaeon au nord-ouest, sur l’Adriatique, accueillant les bateaux d’Italie, d’Espagne et de l’ouest du bassin méditerranéen14. C’est une ville prospère. Les matelots y transitent pendant qu’on tire les bateaux sur des billes ou des charrettes pour leur faire franchir les six km qui séparent les deux mers. Les échanges commerciaux sont intenses. C’est une ville jeune (elle a été rebâtie en 44 av. J.C.), offrant de multiples possibilités. Aussi voit-on arriver beaucoup d’aventuriers, venus soit d’Asie, soit d’Égypte pour s’enrichir rapidement. C’est la Californie de l’époque.

      Quelle était la situation économique des chrétiens? Les données que nous avons laissent croire qu’un certain nombre étaient fortunés15. Ainsi, Éraste, le trésorier de la ville : selon une inscription retrouvée à Corinthe, le pavage autour du théâtre est dû à la générosité de cet homme. Crispus, chef de synagogue, devait avoir une situation assez aisée pour occuper un tel poste. Gaius, qui pouvait accueillir toute la communauté chrétienne, devait posséder une très grande maison, ce qui suppose des moyens financiers importants. On peut dire la même chose de Stéphanas et Jason. Priscille et Aquilas peuvent sans doute être rangés dans la même condition, car non seulement ils vont recevoir des chrétiens chez eux, mais ils vont voyager assez facilement, ce qui laisse deviner certaines capacités financières. Quant à Phébée, elle pourrait être mise dans la même catégorie, si elle voyage par affaires et peut être patronne des chrétiens. Nous avons une confirmation de cette situation financière d’une partie de la communauté par l’initiative qu’elle a prise lors de la collecte pour les pauvres de Jérusalem (2 Co 8, 10); ce projet est financé à même le superflu.

      En même temps, cette communauté éprouve de la difficulté à délier les cordons de la bourse et à donner suite à son projet. Paul doit revenir à la charge pour secouer sa torpeur et lui dire : « Qui sème chichement, chichement aussi moissonnera et qui sème largement aussi moissonnera » (2 Co 9, 6). De même, des tensions entre riches et pauvres constituaient un des grands problèmes de cette communauté. Les scissions que constate Paul dans les rassemblements eucharistiques mettant aux prises avant tout deux classes économiques : il y a ceux qui peuvent arriver tôt, offrir une nourriture abondante (mais qu’ils ne partageaient qu’avec des gens de leur milieu social), et ceux qui doivent peiner jusqu’au coucher du soleil et n’apporter pour le repas commun que leurs maigres provisions (1 Co 11, 17-34); le partage véritable n’est pas vécu16.

      Ne retrouvons-nous pas ici le milieu économique de l’Église de Luc? La parabole du mauvais riche et de Lazare ne prend-elle pas un relief intéressant dans le contexte du scandale des rassemblements eucharistiques que dénonce Paul?17 De même, la parole de Jésus: « Lorsque tu donnes un déjeuner ou un dîner, ne convie ni tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins..., mais invite des pauvres, des estropiés...» (14, 12), devient très interpellante dans le contexte corinthien. Zachée est assurément pour Luc le modèle du chrétien qui sait bien utiliser ses richesses.

      Beaucoup d’autres péricopes de l’Évangile prennent un relief saisissant, si on les place à Corinthe. Mettons en rapport la demande d’un juge pour régler un conflit dans une question d’héritage (Lc 12, 13) et le recours aux tribunaux pour des litiges, apparemment d’ordre économique, entre frères (1 Co 6, 1-8).

      L’évangéliste apparaît comme le pasteur qui interpelle et remet en question le comportement de plusieurs chrétiens. Certaines paroles, qui appartiennent à la couche rédactionnelle, devaient être perçues comme dures par des membres de la communauté : « Malheureux vous les riches... » Elles contestent les fausses échelles de valeurs et les faux dieux : faites-vous des amis avec le malhonnête argent. Nous voilà en face du rôle critique du pasteur. De même, la finale de la parabole du riche insensé : « Ainsi, celui qui thésaurise pour lui et ne s’enrichit pas en vue de Dieu », passage qui est aussi rédactionnel, est d’un guide moral : l’homme qui thésaurise en vue de subvenir aux besoins des pauvres est proposé en exemple.

    2. Le contexte social

      À combien peut-on évaluer la population de Corinthe, 500,000, 600,000 habitants?18 Elle se compose d’anciens militaires de l’armée romaine, d’investisseurs, de commerçants et d’artisans venus d’un peu partout dans l’Empire, et, bien sûr, d’indigènes. La colonie juive avait sa « Synagogue des Affranchis ». Les esclaves pouvaient former les deux tiers de la population. Nous sommes donc en face d’un milieu très composite avec un va-et-vient constant de la population, brassage qui dans une ville jeune, provoque invariablement des mutations culturelles. Cela s’observe dans la situation de la femme. Ainsi, dans les jeux isthmiques, il y a des femmes dans deux compétitions : la course de 200 mètres et les combats de chars19. De telles mutations entraînent de l’instabilité sociale.

      Ce que nous savons de la composition de la communauté chrétienne révèle une grande variété d’origine ou d’appartenance culturelle. Considérons d’abord les noms. Les épîtres nous livrent des noms tant latins que grecs : Titius, Justus, Aquilas, Prisca, Fortunatus, Gaius, d’une part, et Stéphanas, Jason, Phébée d’autre part. Certains chrétiens sont d’origine païenne (1 Co 8, 7 ; 12, 2), d’autres d’origine juive (2 Co 11, 22 ; Ac 18, 8). La mention d’esclaves est explicite (1 Co 7, 21-33). Qui sont ces gens faibles, méprisés et sans naissance dont parle Paul? Peut-être des esclaves ou des affranchis. Par contre, on trouve certains notables, comme Éraste, trésorier de la ville (Rm 16, 23), ou encore Crispus et Sosthène, chefs de synagogue (Ac 18, 8.17).

      Disons un mot sur la condition de la femme. Ce que nous avons vu pour l’ensemble de la société corinthienne se reflète dans la communauté chrétienne. Une certaine émancipation se laisse remarquer. Le problème du voile qu’aborde Paul vient sans doute du désir de s’affranchir de coutumes traditionnelles, et de rejeter par là la place bien étroite que l’on faisait à la femme (1 Co 11, 2-16). Aussi, des femmes interviennent-elles dans les assemblées, au risque de choquer la sensibilité de certains participants (14, 33b-33).

      Dans une ville cosmopolite on trouve toujours des laissés-pour-compte. Saint Paul écrit : « II n’y a parmi vous ni beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens de bonne famille » (1 Co 1,26). L’apôtre des gentils doit convaincre ceux qui ne semblent pas avoir de charismes prestigieux qu’ils ont une place dans la communauté ; il utilise à ce propos l’image du corps et de ses membres (1 Co 12, 12s). Il parle même des « faibles » qui risquent de périr, ou qui encore ont déjà quitté la communauté, victimes du scandale des forts (8, 1-13). Aussi propose-t-il une règle de conduite : «Voilà pourquoi, si un aliment doit faire tomber mon frère, je renoncerai à tout jamais à manger de la viande plutôt que de faire tomber mon frère » (8, 13). C’est une façon d’inviter au souci du frère plus faible.

      Mettons maintenant l’évangile de Luc dans ce contexte. Ne retrouvons-nous pas les mêmes destinataires, marginaux et pécheurs, cette masse de gens si divers ? Un Jésus qui mange au milieu de ces gens devient vraiment une bonne nouvelle pour ces personnes « sans naissance » et que « l’on méprise » (1 Co 1, 28). Le personnel et le langage de Luc reflètent le monde des fonctionnaires, des commerçants ou des gens d’affaires, bien semblable au monde corinthien.

      La question de la femme a la même importance dans le monde de Luc et à Corinthe. Corinthe est un milieu en pleine effervescence, avons-nous dit. Des femmes veulent se libérer de coutumes traditionnelles et explorer des avenues nouvelles; on veut redéfinir les rapports hommes-femmes. Luc semble appuyer un tel mouvement en fournissant des modèles de femmes, en accentuant le rôle qu’elles ont joué dans la vie de Jésus, en présentant sans cesse la réalité humaine comme une réalité homme-femme. Le milieu ecclésial est aussi une réalité homme-femme, comme le suggère cette parole de Jésus, unique dans tout le Nouveau Testament : « Et cette femme, fille d’Abraham, que Satan a liée voici dix-huit ans, n’est-ce pas le jour du sabbat qu’il fallait la détacher de ce lien? » (13, 16)20. Le récit de Marthe et Marie avait sans doute un aspect révolutionnaire dans la Palestine du temps de Jésus, où la femme ne pouvait pas étudier la loi et être disciple d’un « rabbi » : Marie qui s’instruit de la parole de Dieu a choisi la meilleure part. Peut-on percevoir la signification de ce récit repris dans un milieu où l’on discutait certainement du rôle de la femme par rapport à la parole de Dieu (1 Co 11, 2-16; 14, 34-35)? La femme aussi a accès à la parole du Seigneur, à sa compréhension et peut en témoigner. Aussi faut-il sentir de l’ironie sous la plume de Luc, quand il fait dire aux deux disciples d’Emmaüs : « Toutefois, quelques femmes qui sont des nôtres nous ont bouleversés : s’étant rendues de grand matin au tombeau et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu’elles ont même eu la vision d’anges qui le déclarent vivant. Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau et ce qu’ils ont trouvé était conforme à ce que les femmes avaient dit... » (24, 22-24).

      Ces observations nous font mieux saisir l’impact pastoral et même social du 3e évangile dans la question posée à la communauté par ce mouvement de libération de la femme. Sans doute Luc prend-il le contre-pied de ceux qui s’y opposent, comme l’auteur21 de cette incise que l’on trouve dans la première aux Corinthiens: « Comme cela se fait dans toutes les églises des saints, que les femmes se taisent dans les assemblées » (14,34).

    3. Le contexte religieux

      Sur le plan religieux, on note à Corinthe l’influence des religions à mystères22. Cela explique sans doute le comportement de ces enthousiastes qui mettent l’accent sur la connaissance (1 Co 8, 1-13) et négligent la dimension éthique de la vie chrétienne (6, 12-20). Ils font de la foi chrétienne une sagesse (1, 5 ; 1, 17 - 2, 3), plutôt qu’une vie basée sur une personne et un événement. Ils considèrent la révélation du mystère chrétien comme le don par excellence. Ainsi nous expliquons-nous mieux la place de choix que recevait le don de prophétie dans les rassemblements. On peut de même comprendre qu’en mettant l’accent sur la connaissance et en négligeant l’éthique, ces gens dévaluent le corps et trouvent ridicule la notion même de la résurrection des corps. Ces idées favorisent également l’élitisme, si bien que Paul en utilisant l’image du corps humain, doit affirmer que « les membres du corps que nous tenons pour plus faibles sont nécessaires », et que « ceux que nous tenons pour les moins honorables du corps sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus d’honneur » (1 Co 12, 22). Dans les religions à mystères on encourageait les expériences extatiques23. Aussi n’a-t-il rien de surprenant, l’engouement des chrétiens de Corinthe pour la prophétie et le parler en langues : on recherche les manifestations extraordinaires de l’Esprit. De même, les enthousiastes insistent sur la gloire de la vie reçue au baptême, sur le « déjà là », dévaluant et oubliant le « pas encore », en particulier la résurrection des morts (1 Co 15).

      Une lecture du 3e évangile faite dans cette perspective permet des observations semblables. La valorisation du titre de prophète pour désigner Jésus ne constitue-t-elle pas, de la part de Luc, un geste pastoral en regard d’une fonction considérée comme importante dans la communauté ? Nous pouvons dire la même chose en ce qui concerne la place donnée à la Parole et à l’accueil qui lui est fait (Lc 8, 21 ; cf. Mt 13, 50 et Mc 4, 35). Quant au titre de Seigneur, il prend une connotation légèrement polémique si on se rappelle la situation corinthienne: « Car, bien qu’il y ait, soit au ciel, soit sur la terre, de prétendus dieux — et de fait il y a quantité de dieux et quantité de seigneurs —, pour nous en tout cas, il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et pour qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus Christ, par qui tout existe et par qui nous sommes » (1 Co 8, 5-6). Luc fait une affirmation semblable quand il utilise l’expression: le Seigneur (cf. Lc 7, 13.19; 10, 1.39.41; 11, 39; 12, 42; 17, 5.6; 18, 6; 19, 8.31, 34; 22, 61 ; 24, 3.34, où le mot est utilisé avec l’article singulier « le »). Nous arrivons à la même constatation pour le titre de Sauveur. Ce titre est pertinent pour qui est habité par le désir d’un salut, là où les empereurs sont qualifiés de bienfaiteurs donnant le goût de vivre, comme en fait foi le décret du proconsul Paulus Fabius Maximus, daté de l’an 9 av. J.C., qui attribue un rôle quasi salvifique à l’empereur Auguste24.

      Face à cette communauté qui mettait exclusivement l’accent sur la gloire de la vie nouvelle et l’euphorie pascale, comme on le constate chez les enthousiastes, Paul a insisté sur la croix du Christ : « Non, je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié » (1 Co 2, 2). L’insistance de Luc sur la figure souffrante du Christ n’a-t-elle pas tout son sens dans un tel contexte? De même, dans un milieu qui nie la résurrection des corps (1 Co 15), présenter le Christ ressuscité comme un homme qui mange (Lc 24, 41-43) constitue un acte catéchétique et pastoral. Il y va d’un juste équilibre dans la perception de la figure de Jésus.

      Le contexte charismatique de Corinthe permet enfin d’expliquer la place qui est faite à l’Esprit dans l’évangile et les Actes des Apôtres. L’évangéliste reprendrait alors une réalité qu’estiment importante les croyants de la communauté. On pourrait soupçonner ceux-ci d’avoir transposé dans le milieu chrétien l’atmosphère des religions à mystères. Toutefois Luc a jugé que certains éléments étaient valables et pouvaient traduire une dimension de la vie chrétienne : il a donc cru bon de présenter et d’interpréter ces manifestations charismatiques comme signe de l’action de Dieu.

      Par contre, Luc rectifiera le rôle que certains membres de la communauté font jouer à l’Esprit. Dans les Actes des Apôtres, nous observons que l’Esprit Saint, même s’il se manifeste de façon extraordinaire, est là non pas pour promouvoir des choses spectaculaires et une expérience personnelle de soi-même25, mais pour permettre aux chrétiens de porter la parole (cf. 2, 17), de la porter avec courage malgré les obstacles (cf. 4,31), de discerner ce qu’il faut faire (cf. 8,29). Ainsi l’Esprit est-il totalement au service de la mission. Voilà donc une façon de récupérer l’atmosphère charismatique de la communauté corinthienne, d’en souligner la valeur tout en la purifiant de son élément individualiste et spectaculaire et en l’orientant vers le service de la mission ecclésiale.

    4. La vie chrétienne

      La ville de Corinthe, comme tout port de mer, était reconnue pour ses prostituées. Même si on met en doute l’information voulant qu’il y avait plus de mille prostituées sacrées sur l’acrocorinthe, au temple d’Aphrodite26, il faut néanmoins reconnaître que le « plus vieux métier du monde » y était pratiqué. Les chrétiens n’échappent pas à l’atmosphère d’un tel milieu et divers problèmes moraux vont affecter la communauté. Il y a, bien sûr, le cas de l’homme qui vit avec sa belle-mère et que Paul demande d’excommunier (1 Co 5, 1-13). Mais il y a aussi la fréquentation des prostituées à laquelle certains ne voyaient aucun mal, sous prétexte que tout est permis en régime chrétien et que ce qui concerne le corps n’est pas important (1 Co 6, 12-20). En contrepartie, il semble se développer chez d’autres chrétiens une mentalité ascétique. C’est du moins ce que laisse entendre le chapitre 7 qui commence par une question posée par certains : « N’est-il pas bon pour l’homme de s’abstenir de la femme » ? Paul répond par un « oui mais ». Même s’il valorise le célibat, il ne le fait pas pour des raisons ascétiques. C’est pourquoi il demande à ceux qui n’ont pas ce charisme de vivre des relations normales avec leur conjoint.

      N’est-ce pas ce même monde qui se profile dans l’écrit de Luc ? La position de Luc est assez complexe. D’une part, l’accueil qu’il fait à la prostituée est remarquable : « À cause de cela, je te le dis, ses péchés, ses nombreux péchés, lui sont remis parce qu’elle a montré beaucoup d’amour » (Lc 8, 47). Il valorise la capacité de conversion de cette femme. On pourrait joindre à ce dossier la péricope de Jean sur la femme adultère, dont on reconnaît les caractéristiques lucaniennes (Jn 8, 1-11)27. D’autre part, Luc présente la suite du Christ comme une réalité radicale. On connaît ses positions sur la renonciation aux richesses. On sait aussi combien il revient souvent sur le thème de la conversion (Lc 5, 32; 13, 1-9; 15, 11-32; 24, 45-48).

      Par contre, le contexte corinthien pourrait offrir une autre signification à la demande de renoncer à la femme que l’on trouve sous la plume de Luc. Pourquoi ce renoncement ne serait-il pas compris au sujet des mariages mixtes dont fait état ce même chapitre 7 de la première aux Corinthiens? Paul propose cette solution: « Mais si la partie non croyante veut se séparer, qu’elle se sépare » (7, 15). Ainsi, dans une situation de conflit, le chrétien doit être prêt à laisser partir son conjoint si, à cause de sa foi, la réconciliation n’est plus possible. On ne peut jamais renoncer à sa foi. La parole de Jésus chez Luc viserait de telles situations de conflit où il faut choisir. Dès lors, l’évangéliste ne serait plus le promoteur d’un courant ascétique, mais d’une échelle de valeurs qui permettrait d’orienter les choix et les décisions d’un chrétien.

      À lire ce que livre l’épître aux Corinthiens de cette église charismatique, on soupçonne qu’il y régnait un esprit quelque peu superficiel, inconstant, recherchant les émotions fortes et les dons spectaculaires. On était prompt à prendre des initiatives, mais on avait de la peine à les mener à terme, comme le montre la collecte pour les saints de Jérusalem. Paul doit revenir plusieurs fois sur le sujet : « Achevez de réaliser la collecte » (2 Co 8, 11). De même, on aimait beaucoup la rhétorique et les beaux discours. Voilà pourquoi Apollos obtiendra beaucoup de succès auprès des Corinthiens. Paul refusera de jouer ce jeu : « Je ne suis pas venu vous annoncer le mystère de Dieu avec le prestige de la parole ou de la sagesse » (1 Co 2, 2). Il traite même les Corinthiens de gens superficiels, incapables de supporter une nourriture solide (1 Co 3, 2). Ces enthousiastes, qui mettaient l’accent sur le don de la vie nouvelle, oubliaient le chemin qui conduit à la gloire du Christ, et Paul leur rappelle qu’il n’a voulu savoir qu’une chose au milieu d’eux, la croix du Christ (2, 2).

      N’est-ce pas à une situation semblable qu’est confronté Luc ? Car il développe l’idée que c’est dans le quotidien, en assumant jour après jour sa croix, que l’on vit la foi chrétienne. Il va parler aussi de constance et de persévérance : « C’est par votre constance que vous sauverez vos vies ! » (21, 19 ; cf 8, 15). La parabole du juge inique et de la veuve importune cherche certainement à répondre au problème du retard de la parousie. Le problème semble important puisque Luc conclut : « Mais le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre? » (18,8). Ce problème sera de nouveau touché dans la parabole des mines : « Comme les gens écoutaient ces mots, Jésus ajouta une parabole parce qu’il était près de Jérusalem, et qu’eux se figuraient que le Règne de Dieu allait se manifester sur-le-champ » (19, 11). À cause de ce contexte, la parabole des mines devient une invitation à s’installer dans la durée. La catéchèse de Luc promeut donc des valeurs qui sont l’envers de l’attitude de certains Corinthiens. Les paroles, ici, sont moins violentes que dans le cas des richesses, mais elles sont tout autant critiques et visent tout autant à changer le comportement des lecteurs.

  3. LES DONNÉES DE LA TRADITION

    Notre source principale est un prologue qualifié d’anti-marcionite et que l’on date du début du 4e siècle. Il se lit ainsi : « C’est un certain Luc, Syrien originaire d’Antioche, médecin, disciple des Apôtres; plus tard il a suivi Paul jusqu’à son martyre. Servant le Seigneur sans faute, il n’eut pas de femme, il n’engendra pas d’enfants, il mourut en Béotie, plein du Saint-Esprit, âgé de quatre-vingt-quatre ans. Ainsi donc, comme des évangiles avaient déjà été écrits, par Matthieu en Judée, par Marc en Italie, c’est sur l’inspiration du Saint-Esprit qu’il écrivit dans les régions de l’Achaïe cet évangile ; il expliquait au début que d’autres (évangiles) avaient été écrits avant le sien, mais qu’il lui avait paru de toute nécessité d’exposer à l’intention des fidèles d’origine grecque un récit complet et soigné des événements... » Cette préface grecque à l’évangile de Luc a été trouvée à Athènes dans le manuscrit 91 du 10e siècle (ou du 12e siècle) et fut éditée par H. von Soden28.

    On retrouve un écho de ce prologue dans l’inscription copte d’une chapelle de montagne, à Assiout, en Égypte, et que l’on date du 6e ou du 7e siècle. Cette inscription se lit ainsi : « Pour ce qui est de Luc, le médecin, il fut disciple des apôtres. Puis il suivit Paul. Il vécut quatre-vingt-quatre ans. Il écrivit cet évangile se trouvant en Achaïe. Ensuite il écrivit les Actes. L’Évangile selon Matthieu, c’est le premier des évangiles. Il fut écrit en Judée. Quant à Marc, il fut écrit en Italie »29.

    On a discuté de la valeur des informations fournies par le prologue anti-marcionite. De Bruyne, en 1928, a consacré une étude au sujet, comparant les versions grecque et latine et la version dite monarchienne du prologue à l’évangile de Luc, puis établissant un parallèle avec les prologues aux évangiles de Marc et de Jean. Il conclut que ces trois prologues anciens sont du même auteur et qu’ils furent rédigés à Rome dans la deuxième partie du 2e siècle30. Si Harnack a fait sienne une telle conclusion, le P. Lagrange a contesté, dans un article de la Revue Biblique, cette origine commune31. Par la suite, d’autres sont revenus à la charge. E. GUTWENGER, en 1946, reprend le dossier pour refuser les conclusions de De Bruyne sur l’unité d’auteur des trois prologues primitifs et sur le caractère anti-marcionite du prologue de Luc, et affirmer par contre que les prologues dits primitifs dépendent des prologues dits monarchiens ; le prologue grec de Luc serait à dater de la fin du 4e siècle ou du début du 5e siècle32. R. G. HEARD, en 1955, aborde à son tour la question. Ignorant d’une manière surprenante le travail de Gutwenger, il s’attaque lui aussi aux affirmations de De Bruyne et conclut pour le prologue grec de Luc à une oeuvre du 3e siècle qui incorpore des matériaux biographiques valables33. Quoi qu’il en soit, aucun de ceux qui ont étudié sérieusement le prologue grec de Luc ne conteste la valeur des informations fournies sur le 3e évangile34. Heard distingue bien une première partie dont les données sont valables, et une deuxième dont les données ne le sont pas. Surtout, il croit que la mention de l’Achaïe pourrait être une extension du lieu de décès, la Béotie, au lieu de composition de l’évangile. Mais cette argumentation nous semble ne s’appuyer sur rien : au nom de quoi affirmer l’exactitude des données sur le lieu d’origine et le lieu du décès, et la refuser pour le lieu de composition? Pourquoi l’auteur de Prologue aurait-il eu besoin d’inventer ce lieu de composition?

    Nous acceptons donc cette tradition qui situe la rédaction du 3e évangile en Achaïe. Mais où en Achaïe ? Il nous semble que l’hypothèse la plus simple et la plus vraisemblable est la ville de Corinthe, l’agglomération la plus populeuse et la plus influente de cette région, lieu d’une église fondée par s. Paul. Nous rejoignons ici une idée que le Père Lagrange lui-même avait émise, sans s’y attarder, dans son commentaire35.

CONCLUSION

La comparaison de la communauté lucanienne et de la communauté de Corinthe nous a découvert une certaine convergence des deux. L’observation du contexte économique nous offre des éléments semblables de part et d’autre. L’étude de la composition sociale révèle la présence de beaucoup de marginaux et de « pécheurs », et surtout d’un fort mouvement pour que les femmes occupent une place dans l’Église. La dimension religieuse comporte aussi des éléments de convergence, tels certains aspects du personnage de Jésus, prophète, Seigneur, Sauveur, souffrant, tel le rôle important joué par l’Esprit. Enfin, l’orientation donnée à la vie chrétienne se relie à des difficultés semblables, de part et d’autre : besoin de conversion, juste relation au conjoint et au corps, problème de la prostitution, inconstance. Les données de la tradition nous ont conduit vers l’Achaïe et il faut reconnaître que c’est la communauté corinthienne qui répond le mieux au signalement fourni par Luc. Ce rapprochement entre le milieu de Corinthe et celui de l’évangile de Luc ne signifie pas pour autant un rapprochement entre la pensée de Paul et celle de Luc : la similitude concerne le Sitz im Leben, non pas la façon d’annoncer l’Évangile.

Le présent article veut avant tout être une suggestion, car nous sommes conscient que plusieurs éléments de détail mériteraient de plus amples recherches. Notre approche globale et synthétique a l’avantage de fournir une piste de travail au chercheur et, d’autre part, de faire valoir les qualités éminemment pastorales d’un évangile.

Par exemple, on a beaucoup de peine à saisir le fil conducteur des diverses péricopes de la « montée vers Jérusalem ». Ainsi, au chapitre 16, où l’on trouve deux paraboles, celle de l’intendant astucieux, ainsi que celle de Lazare et du riche, séparées par des péricopes sur la Loi et sur le divorce, comment se relient les questions relatives à la richesse et celles qui ont trait à la Loi et au divorce? A GEORGE a pu écrire : « Les critiques voient parfois dans cette section un conglomérat sans grande unité, et dans les vv. 16-18 une parenthèse qui interrompt la continuité du texte »36. Dans son commentaire, J.A. FITZMYER reprend cette position37. A. George résout le problème en faisant de l’ensemble des vv 14-31 un discours qui « s’adresse aux représentants de la pensée juive » et qui vient « parler de la Loi »38 ; il intègre donc la parabole de Lazare et du riche aux paroles sur la Loi (« ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent »), mais il exclut la parabole de l’intendant astucieux. Or, la conclusion est différente si on se place dans la perspective de l’Église corinthienne. Les « Forts » non seulement possédaient certains moyens financiers, comme l’a fait valoir THEISSEN, mais se donnaient énormément de liberté par rapport à la Loi39. Paul doit même leur rappeler que, si tout est permis, tout ne convient pas (1 Co 6, 12-20), en particulier la fréquentation de la prostituée. Aussi, Luc, tout en parlant de l’argent, peut-il aborder également la question du divorce et le rapport à la Loi, reprenant cette parole dont on trouve l’équivalent chez Matthieu : « Le ciel et la terre passeront plus facilement que ne tombera de la Loi une seule virgule » (Lc 16, 17). Voilà un exemple de piste neuve que nous proposons aux chercheurs en vue d’une meilleure compréhension de l’évangile de Luc40.

 

-André Gilbert, Montréal, 1987


1 BROWN (R.E.), MEIER (J.), Antioch and Rome. London: Geoffrey Chapman, 1983, p. 18-27. Sed contra: B.T. VIVIAND, « Where was the Gospel according to St Matthew Written? » C.B.Q. , 41 (1979) 533-546.

2 R.E. BROWN, The Gospel according to John. Garden City: Doubleday, 1966, p. ciii-civ. Cf. La communauté du disciple bien-aimé. Paris: Cerf, 1983, p. 61 et 108.

3 R.E. BROWN, The Birth of the Messiah. Garden City: Doubleday, 1978, p. 235.

4 J.A. FITZMYER, The Gospel according to Luke. Garden City : Doubleday, 1985 (Anchor Bible, 28a).

5 Sur le Sitz im Leben du 3e évangile mentionnons: B. HUBBARD, « Luke, Josephus and Rome : A Comparative Approach to the Lukan Sitz im Leben », Society of Biblical Literature, 1979. Seminar Papers (1979)59-68 ; R.J. KARRIS, « Windows and Mirrors : Literary Criticism and Luke’s Sitz im Leben », Society of Biblical Literature. Seminar Papers (1979) 47-58.

6 M.-É. BOISMARD, Synopse des quatre évangiles, 1.2. Paris : Cerf, 1972, p. 281.

7 Plus que les autres évangélistes, Luc donne le titre de « prophète » à Jésus, en particulier dans les passages qui lui sont propres, comme 13, 31-33 ; 7, 16.39.

8 Voir M.-É. BOISMARD, op. cit. , p. 271. Cf 7,13 ; 10,1.41 ; 11,39 ; 12,42 ; 13,15 ; 17,6; 18,6.

9 Ibid., p. 382.

10 D’après BOISMARD, op. cit. , p. 318, ce logion aurait toutes les chances d’être authentique en raison de sa tonalité sémitique. Il proviendrait du Mc intermédiaire, qui le tirerait du Document B. Or, le Document B est l’une des sources du proto-Lc.

11 Ibid. , p. 275 : « Cette expression (chaque jour) est d’ailleurs de saveur lucanienne (kath’hèmeran: Mt : 1/ Mc : 1/ Lc : 5/ Jn : 0 / Ac : 6) ».

12 É. OSTY, « L’Évangile selon saint Luc », La Bible de Jérusalem, écrit à la note b, à propos de 14, 26 : « Luc exprime ainsi sa tendance ascétique ».

13 M.-É. BOISMARD, op. cit. , p. 47.

14 Cf. l’ouvrage de J. MURPHY-O’CONNOR, Corinthe au temps de saint Paul d’après les textes et l’archéologie. Paris : Cerf, 1986.

15 Sur le sujet, voir W. A. MEEKS, The First Urban Christians. The Social World of the Apostle Paul. New Haven and London: Yale University Press, 1983, 55-63.

16 Cf. C. SENFT, La Première épître de saint Paul aux Corinthiens. Neuchâtel: Delachaux & Niestlé, 1979, p. 147. Cf. aussi G. THEISSEN, « Die Starken and Schwachen in Korinth. Soziologische Analyse eines theologischen Streites», E.T. , 35 (1975) 155-172.

17 Nous ne prétendons pas que Luc est à l’origine de cette parabole, mais qu’il a tenu à utiliser ce matériau que lui livrait la tradition et peut-être même à le reprendre à sa façon.

18 ALLO (E.-B,), S. Paul aux Corinthiens. Paris: Lecoffre — Gabalda, 1934, 1956, avance ce chiffre de 600 000 h. « d’après certaines évaluations sans doute exagérées ». Ce chiffre est repris par E. CHARPENTIER, Les Actes des Apôtres (Cahiers Évangile, 21), p. 55. Par contre, M. QUESNEL, Les épîtres aux Corinthiens (Cahiers Évangile, 22), p. 12, écrit: « Les historiens avancent le chiffre de 500 000 habitants ». Dans un cas comme dans l’autre nous n’avons pu vérifier les sources utilisées.

19 Sur les jeux isthmiques et la place des femmes, J. MURPHY-O’CONNOR, op. cit. , p. 40-41.

20 Selon Boismard, op. cit. p. 287, l’expression « fille d’Abraham » serait soit du proto-Lc, soit de l’ultime Rédacteur lucanien.

21 Nous sommes d’avis que 1 Co 14, 34-35 est une incise non-paulinienne: elle présente des problèmes de critique textuelle et interrompt le développement normal des vv. 29-38.

22 Sur le sujet, voir H. CONZELMANN, Corinthiens. Philadelphie, Fortress Press, 1975 (Hermeneia) 14-16.

23 Cf. E.-R. DODDS, Les grecs et l’irrationnel. Paris: Flammarion, 1977, p. 265-278, cité par E. COTHENET, Saint Paul en son temps. Paris : Service Biblique Évangile et Vie — Cerf, 1978 (Cahiers Évangile, 26), p. 59.

24 Cité par M.-J. LAGRANGE, Évangile selon s. Luc. Paris, Gabalda, 1929 (Études bibliques) p. xliii-xliv. L’empereur y est qualifié de « bienfaiteur de l’humanité » et sa naissance de « commencement des bonnes nouvelles ».

25 H. CONZELMAN, op. cit. , p. 16, écrit : «This transformation by which the faith that is related to the word is turned into spiritual experience for the self accounts for all the phenomena encountered in 1 Corinthians, as also for the way in which Paul enters the lists ».

26 H. CONZELMANN, op. cit., p. 12.

27 R.E. BROWN, The Gospel according to John, p. 335-336.

28 Dans son livre: Die Schriften des N.T. t. 1, Berlin, 1902-1910, p. 327.

29 Cf. G. LEFEBVRE, « Égypte chrétienne », Annales du Service des Antiquités, X, 1, 1909.

30 D. DE BRUYNE, « Les plus anciens prologues des évangiles », Rev. Ben. , 40 (1928) 193-214.

31 M.-J. LAGRANGE, R.B. , 38 (1929) 115-121.

32 E. GUTWENGER, « The Anti-Marcionite Prologues », T.S. , 1 (1946) 393-409.

33 R.G. HEARD, « The Old Gospel Prologues », JTS, (1955) 1-16.

34 À notre connaissance, seul Kümmel, dans son introduction au Nouveau Testament, écarte les informations contenues dans ce prologue. Mais il n’en présente aucune étude sérieuse.

35 M.-J. LAGRANGE, op. cit., xviii : « Pourquoi n’aurait-il pas été d’abord raconté à Corinthe? ».

36 A. GEORGE, « La parabole du riche et de Lazare : Le 16,19-31 », Assemblée du Seigneur , n.s. 57 (1971) 84.

37 J.A. FITZMYER, op. cit. , 1095.

38 A. GEORGE, art. cit. , 85.

39 G. THEISSEN, art. cit.

40 Au moment d’écrire ces lignes, nous apprenons que M.D. GOULDER irait dans le même sens que notre hypothèse : « Did Luke Know Any of the Pauline Letters ? », PerspRelStud, 13 (1986) 97-112. Selon Goulder Luc aurait connu 1 Corinthiens et se serait même établi à Corinthe après la mort de Paul.