Matthieu 14, 22-33 Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation. Sommaire Le récit lui-mêmeLes disciples viennent de vivre un moment mémorable quand Jésus a nourri 5 000 hommes, sans compter les femmes et les enfants. Jésus force aussitôt ses disciples à partir en barque vers l’autre rive, pendant qu’il prendra soin de renvoyer la foule. Après le renvoi de la foule, Jésus s’isole dans la montagne pour prier. Quant à la barque des disciples, au bout de quelques kilomètres, elle doit affronter l’assaut des vagues en raison d’un vent de face. À ce moment, alors qu’il est entre 3 h et 6 h du matin, Jésus rejoint ses disciples. Mais ce sont maintenant des cris de peur chez les disciples, car on a l’impression de voir un spectre venu du monde des morts. Par sa parole, Jésus s’identifie avec « Je suis », l’expression qui désigne Dieu dans l’Ancien Testament, et les invite à ne pas avoir peur et à avoir confiance. Mais Pierre, voulant être sûr qu'il s'agit de Jésus, lui demande un ordre de le rejoindre sur l’eau, ce que fait Jésus. Quand Pierre commence à marcher sur l’eau vers Jésus, il se met à couler aussitôt qu’il voit la puissance du vent. Jésus le rescape en étendant la main et le saisissant, tout en lui reprochant son manque de foi. Une fois tout le monde dans la barque, le calme se fait. Les disciples proclament alors leur foi et reconnaissent l’autorité de Jésus comme fils de Dieu. Le vocabulaire Dans la section des versets 22-27, Matthieu reprend essentiellement le texte de l’évangile de Marc, et donc son vocabulaire. Il fait cependant des retouches.
Dans la section des v. 28-31, Matthieu délaisse Marc pour insérer une de ses compositions sur Pierre qui veut suivre Jésus sur l’eau, mais échoue par manque de foi, et doit donc être rescapé par Jésus. Les particularités de son style et son vocabulaire y apparaissent clairement : l’expression « répondre et dire », les mots « Seigneur » qu’il ajoute souvent à ses sources, « commander » (keleuō) qu’il est presque seul à utiliser dans les évangiles, « les eaux » (hydōr), un pluriel qu’il est seul à utiliser pour parler de la mer, « observer » (blepō) qu’il emploie plus que les autres évangélistes, « submerger » (katapontizō) qui n’apparaît que chez Matthieu dans tout le Nouveau Testament, les expressions « sauve-moi » qu’on ne trouve que chez Matthieu et « étendre la main » qu’il utilise plus que les autres, le mot « peu de foi » (oligopistos), presqu’uniquement matthéen, le verbe « douter » (distazō) qui n’apparaît que chez Matthieu dans toute la Bible, le verbe « se prosterner » (proskyneō) dont il est le plus grand utilisateur, enfin l’expression « de Dieu fils » qu’on ne trouve que chez lui. Structure et composition Le récit de la marche sur l’eau est indissociable du récit de la multiplication des pains qu'il se trouve à commenter et à prolonger. Matthieu reprend essentiellement le texte de Marc, et si Boismard a raison, le texte de Marc est une fusion de deux versions du récit, dont l’une est à la source du récit de la marche sur l’eau chez Jean. Nous nous retrouvons donc avec un texte d’une certaine complexité. Et à cela Matthieu ajoutera un épisode de son cru autour de Pierre. C’est ainsi qu’on peut découper le récit en quatre moments : 1) l’exécution du plan initial où les disciples partent en barque et affrontent le vent contraire, tandis que Jésus renvoie la foule, 2) l’interaction entre Jésus qui marche sur l’eau et les disciples, 3) l’interaction entre Pierre et Jésus, et 4) une conclusion quand tout le monde est réuni. Ce récit appartient à la deuxième partie de l’évangile de Matthieu quand, devant la perspective de sa mort qui approche, Jésus concentre son enseignement sur ses disciples. Tout d’abord, avec la scène de la multiplication des pains, il associe ses disciple à sa compassion pour nourrir les foules, et au terme de la traversée du lac, ils seront témoins la mission de guérison de Jésus. Le récit de la marche sur l’eau sera la clé pour éclairer tout cet ensemble. Et cette clé sera la foi en celui qui, maintenant ressuscité, partage les privilèges de Dieu d’être maître de la création, et comme Dieu a su donner la manne et fait traverser la mer à son peuple, il saura faire la même chose pour son Église. Cette foi est aussi attendue de ses leaders, comme Pierre en fut la figure. Intention de lauteur La communauté chrétienne qui est probablement le premier destinataire de l’évangile de Matthieu est celle des chrétiens Juifs d’Antioche. Or cette communauté connaît des tensions avec leurs frères pour lesquels ils sont probablement considérés comme des hérétiques et qui s’apprêtent à les excommunier de la synagogue. Les tensions existent aussi à l’intérieur de la communauté entre les conservateurs qui veulent continuer à appliquer intégralement la Loi et les pratiques juives, et les « libéraux » qui font appel à la liberté chrétienne dont a parlé saint Paul. Enfin, il y a des tensions chez les leaders de la communauté dont certains tiennent beaucoup à leur tire de « rabbi », « père » ou « docteur ». Aussi se pose-t-on la question de la survie de la communauté. L’ensemble de notre récit commence avec la multiplication des pains qui évoque clairement l’assemblée eucharistique. Après le rassemblement, après l’expérience d’un moment mémorable, c’est le renvoi, le retour à la vie normale et à la mission. C’est surtout la prise de conscience que le Jésus physique qui a marché sur les routes de Palestine n’est plus avec nous, car il est avec son Père. Les vagues qui frappent la barque, ce sont tous les problèmes externes et internes que vive la communauté. Quand Jésus veut se rendre présent à la communauté, ce n’est plus le Jésus d’autrefois qu’on pouvait voir et toucher. Il appartient au monde de Dieu dont il partage l’autorité sur toute la création, incluant sur la mer et les vagues qui représentent pour un Juif les forces du mal. Au milieu du mal, l’œil non croyant ne distingue que l’ombre ou le spectre du monde de la mort, incluant Jésus qui y serait avec tous les autres; pour cet œil, Jésus n’est pas ressuscité. C’est par sa parole seulement que Jésus peut rejoindre la communauté et lui dire : « Je suis », cette parole qui nous rappelle qu’il partage maintenant les privilèges de Dieu, dont celui de pouvoir vaincre le mal sous toutes ses formes. Ainsi, Matthieu peut dire à sa communauté : « Même si les Douze ont pu voir et toucher le corps de Jésus, tout cela ne leur a donné aucun avantage pour reconnaître Jésus ressuscité ». Et Matthieu a également un message aux leaders de la communauté : « Regardez Pierre qui a voulu marcher dans les pas de Jésus, et n’a pas été capable par manque de foi. Si Pierre a connu des échecs, combien plus ce sera pour vous. Si vous ne cultivez pas une foi à transporter les montagnes, vous allez tous sortir perdants contre les forces du mal ». Matthieu tient à terminer ce récit avec une proclamation de foi percutante des disciples autour de Jésus fils de Dieu, i.e. celui qui partage le privilège de Dieu de pouvoir vaincre les forces du mal. C’est important pour lui que les disciples proclament leur foi avant les païens romains à la fin de son évangile, à la mort de Jésus, et qu’ils servent de modèle aux membres de la communauté. « Avec cette foi, se trouve-t-il à dire, vous sortirez vainqueurs de tous les problèmes qui vous assaillent, et cela donnera sa véritable signification à vos rassemblements eucharistiques ».
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eutheōs (aussitôt) |
Eutheōs est un adverbe qui signifie : aussitôt, tout de suite, immédiatement. Il est très rare en dehors des évangiles-Actes : Mt = 13; Mc = 1; Lc = 6; Jn = 3; Ac = 9; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 1. Comme on peut le constater, il se retrouve surtout chez Matthieu et Luc. Marc lui préfère son synonyme euthus (Mt = 5; Mc = 41; Lc = 1; Jn = 3; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0), dérivé de l’adjectif euthus (droit, direct) et qui signifie « aussitôt, tout de suite » quand il s’agit de temps, ou « directement » quand il s’agit de l’espace, ou « directement, simplement » quand il s’agit de la manière d’agir.
De manière très claire, Matthieu aime l’adverbe eutheōs et le préfère à euthus.
Les cinq occurrences de euthus chez Matthieu apparaissent uniquement dans des passages qu’il recopie de Marc. Alors pourquoi a-t-il presque toujours remplacé euthus par eutheōs, sauf dans ces cinq passages? Seul Matthieu lui-même pourrait nous fournir une explication. Luc préfère également eutheōs à euthus, et la seule occurrence de euthus se trouve dans un passage qui provient de la source Q. Chez Jean c’est plus ambigu, mais il semble que euthus fait plus partie de son vocabulaire que eutheōs, car ce dernier semble provenir d’une tradition qu’il reçoit sur la guérison du paralytique, sur la marche sur les eaux et sur le reniement de Pierre, alors que euthus apparaît dans les discours de Jésus qu’il semble avoir composé. Quel rôle joue l’adverbe « aussitôt » qui apparaît régulièrement dans les évangiles, et en particulier chez Matthieu? Il entend d’abord montrer la force de l’impact d’une parole ou d’une action, son efficacité qui ne supporte aucun délai : quand Jésus dit à Pierre et André de le suivre (« Venez à ma suite, et je vous ferai pêcheurs d'hommes », Mt 4, 19), ces derniers laissent immédiatement leurs filets pour le suivre; ou encore, quand Jésus touche au lépreux et lui dit qu’il désire sa guérison (Mt 8, 3), aussitôt la lèpre disparaît. Le mot « aussitôt » est aussi une façon pour l’évangéliste de souligner qu’une scène est reliée à ce qui précède, ou qu’une action est causée par une autre qui précède : après avoir rappelé le signe convenu par Judas, l’évangéliste écrit qu’aussitôt Judas s’approcha de Jésus pour le saluer et lui donner un baiser (Mt 26, 49), établissant un lien entre ce qui se passe et le signe convenu; c’est le même cas pour le coq qui chante immédiatement après le dernier reniement de Pierre (Mt 26, 74), une façon de relier les deux événements, et ainsi confirmer la prédiction de Jésus. Ici, au v. 22, l’adverbe « aussitôt » est l’un des premiers mots de notre péricope. Il faut donc regarder ce qui précède. Or, ce qui précède est la scène de la multiplication des pains. Qu’est-ce à dire? Matthieu nous avertit qu’il y a un lien entre la scène de la multiplication des pains et celle de la marche sur les eaux. Quel est le ce lien? C’est ce qu’il nous faut découvrir en analysant tout le récit. |
L'adverbe eutheōs dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ēnankasen (il contraignit) |
Ēnankasen est le verbe anankazō à l’aoriste indicatif actif 3e personne du pluriel. Il signifie : contraindre, obliger, forcer. Il est très rare dans le Nouveau Testament et dans les évangiles-Actes : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 2; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Ce n’est pas un mot qui appartient au vocabulaire matthéen, puisque ce dernier l’emprunte à Marc quand il copie cette scène de la marche sur les eaux. De même, Marc ne l’emploie que pour cette scène. C’est Luc qui l’utilise le plus, d’abord avec la parabole provenant de la source Q où un homme, constatant qu’il y avait encore des places libres à son banquet en raison de nombreux refus, contraint des badauds à y participer (Lc 14, 23); mais Luc met aussi ce verbe à deux reprises dans la bouche de Paul dans ses Actes des Apôtres (26, 11; 28, 19). Notons enfin les quatre occurrences dans les épitres pauliniennes (2 Co 12, 11; Ga 2, 3.14; 6, 12). Ce qu’il est important de signaler, c’est qu’il ne s’agit jamais dans ces occurrences de violence physique : on parle plutôt d’appel pressent, ou d’obligation morale ou religieuse, encore de situations qui obligent à prendre certaines décisions. Pourquoi Jésus « contraint-t-il » ses disciples à quitter les lieux? Comme Matthieu reprend une scène de Marc, c’est du côté de ce dernier qu’il faut chercher une réponse. En fait, les disciples viennent de vivre un moment mémorable avec la multiplication des pains. Or, pour Marc, ce moment peut être trompeur, car on ne peut comprendre ce messie qui nourrit le monde si on ne comprend pas la croix qui l’attend. Alors Jésus se trouve en quelque sorte à les « arracher » à leur illusion pour vivre la difficile traversée de la mer agitée, la seule façon d’entrer dans le mystère de sa vie et de la nôtre. |
Le verbe anankazō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
mathētas (disciples) |
Mathētas est le nom masculin mathētēs à l’accusatif pluriel. Il signifie : être disciple ou élève ou apprenant; il s’agit de quelqu’un qui est à l’écoute d’un maître. Comme on peut l’imaginer, le mot est très fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 72; Mc = 46; Lc = 37; Jn = 78; Ac = 28; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il peut s’agir des disciples de Jésus, de Jean ou même ceux des Pharisiens (Mc 2, 18)
On sest posé la question : le mot « disciple » est-il loeuvre de la première communauté chrétienne qui désignait ainsi les membres de la communauté, ou bien reflète-t-il vraiment comment les gens nommaient tous ceux et celles qui sattachaient à Jésus lors de sa prédication? Après son analyse, J.P. Meier conclut que ce terme appartient vraiment à lépoque de Jésus, puisque que les premiers chrétiens ont plutôt abandonné ce terme pour se définir. De plus, parmi ceux qui ont considéré Jésus comme un maître, on peut distinguer trois groupes différents de personnes
Mentionnons que même si plusieurs femmes sont mentionnées, aucune ne se voit recevoir le titre de disciple, en raison sans doute de la culture de lépoque. Matthieu aime le mot disciple : non seulement il lutilise très souvent (il est 2e, derrière Jean), mais sur les 72 occurrences, 42 (environ 60%) lui sont uniques. Mais ce quil faut souligner, cest que Matthieu tient à les associer aux Douze : il est le seul à parler des Douze disciples, dabord pour encadrer le discours de mission (10, 1 et 11, 1), ensuite pour partager le sort qui lattend alors quil monte à Jérusalem (20, 17). Et quand Judas aura trahi Jésus et se sera suicidé, Matthieu parlera des onze disciples (28, 16), une expression quil est seul à utiliser. Or, Marc, qui est la source de Matthieu et Luc, ne parle que des « Douze » et des « Onze ». Quest-ce que cela signifie? Matthieu semble restreindre le titre de disciple au groupe spécifique des Douze qui laccompagne sur la route et quil envoie en mission. Et quand on regarde lensemble de son évangile, il est clair que les disciples de Jésus occupent une place spéciale et quils sont appelés à jouer un rôle unique: Les disciples constituent des gens à part à qui Jésus réserve un enseignement particulier et qui ont une connaissance plus grande de mystère chrétien
Les disciples ont une relation unique avec Jésus et constituent sa famille
Les disciples sont appelés à être le sel de la terre et la lumière du monde
Ce qui est assez particulier à Matthieu, les disciples jouent le rôle dintermédiaire ou de médiateur entre Jésus et la foule.
Il ne pas sétonner de cette place unique que donne Matthieu aux disciples. Nous sommes probablement dans le milieu dAntioche vers lan 80 ou 85 où lÉglise commence à se structurer sur le modèle de lAncien Testament et où se dessine cette classification entre clercs et laïcs. Pourtant, malgré ce rôle unique que fait jouer Matthieu aux disciples, il ne se gêne pas pour souligner leur faiblesse, leurs limites et parfois leur étroitesse desprit. Par exemple, ils ont peur quand Jésus marche sur leau (14, 26), ou quils entendent une voix du ciel (17, 6). Quand Jésus présente sa vision du mariage où lhomme ne peut répudier sa femme pour nimporte lequel motif, leur remarque serait considéré comme machiste aujourdhui (19, 10 « Les disciples lui disent: "Si telle est la condition de lhomme envers la femme, il nest pas expédient de se marier." »). Quand Jésus leur dit quil est difficile à un riche dentrer dans le royaume des cieux, Matthieu écrit : « les disciples restèrent tout interdits: "Qui donc peut être sauvé?" » (19, 25). Quand une femme répand un flacon dalbâtre contenant un parfum très précieux sur Jésus, cest sur le dos des disciples que Matthieu fait tomber cette remarque : « À quoi bon ce gaspillage? » (26, 8). Quand Pierre prétend par bravade quil est prêt à mourir pour Jésus et que Marc écrit que « tous » en dirent autant, Matthieu tient à préciser : « Tous les disciples en dirent autant » (26, 35). Ici, au v. 22, quel rôle Matthieu fait-il jouer aux disciples? Le reste du récit nous montrera que nous sommes devant une épiphanie de Jésus à l’égard de ses disciples, i.e. une révélation de son identité; en effet, le récit se terminera par une confession de foi des disciples avec ces mots : « Vraiment, tu es fils de Dieu ». Ainsi, pour Matthieu, les disciples ont une connaissance spéciale du mystère chrétien. |
Le nom mathētēs chez Matthieu | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
embēnai (monter dans) |
Embēnai est le verbe embainō à l’aoriste infinitif actif. Il est formé de la préposition en (dans), qui devient em en étant suivi de la consonne « b », et du verbe bainō (aller), et donc signifie : aller dans, monter dans, embarquer. Dans le Nouveau Testament, il n’apparaît que dans les quatre évangiles : Mt = 5; Mc = 5; Lc = 3; Jn = 3; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Notons que le contexte est toujours celui de monter dans une barque (ploion), ou une petite barque (ploiarion), si bien que lorsque le mot « barque » n’est pas explicitement mentionné, il faut traduire le verbe embainō par « embarquer ».
Dans la Septante, il s’agit également de monter dans une barque, sauf chez le prophète Nahum (3, 14) où on monte sur l’argile. Chez Matthieu, les cinq emplois du mot apparaissent dans des scènes qu’il copie de Marc; même si en 8, 23 et 9, 1 c’est lui qui l’ajoute dans sa description de la scène, mais il ne fait qu’expliciter ce qui était implicite chez Marc. Bref, ce n’est pas un mot de son vocabulaire auquel il prête une attention particulière. |
Le verbe embainō dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ploion (barque) |
Ploion est un mot neutre à l’accusatif singulier et signifie : barque, bateau. Dans le Nouveau Testament, il n’apparaît que dans les évangiles : Mt = 13; Mc = 17; Lc = 8; Jn = 7; Ac = 19; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il faut aussi mentionner son diminutif sous la forme de ploiarion (petite barque) qui ne se trouve que chez Marc et Jean dans toute la Bible : Mt = 0; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 4; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Puisqu’un certain nombre des disciples de Jésus étaient pêcheurs, il ne faut pas se surprendre que la barque occupe le devant de la scène dans un certain nombre de récits. De plus, une partie du ministère de Jésus se situe en Galilée autour du lac du même nom, si bien que beaucoup de déplacements se faisaient à l’aide d’une barque. Chez Matthieu, la barque est mentionnée dans un certain nombre de circonstances :
Toutes ces circonstances appartiennent à des scènes de Marc qu’a simplement reprises Matthieu. Cependant, il a simplifié certaines scènes, en réduisant le nombre de déplacements de Jésus, et à l’occasion, il modifie une scène ou l’autre pour y insérer sa théologie comme nous le verrons plus loin. Dans toutes ces mentions de ploion, deux scènes dominent : la tempête apaisée et la marche sur les eaux où le mot apparaît au total 8 fois (60% des occurrences de Matthieu). En raison du contexte, il est assez clair que Matthieu fait jouer à la barque un rôle symbolique : elle est symbole du chemin à la suite du Christ, un chemin toujours difficile et mouvementé, plein d’adversités; la barque est aussi le symbole de la communauté chrétienne, de l’Église. |
Le nom ploion dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
proagein (précéder) |
Proagein est le verbe proagō à l’infinitif présent. Il est formé de la préposition pro (devant, en avant) et du verbe agō (mener, emmener, conduire), et signifie donc : amener devant, précéder. Il apparaît seulement à quelques reprises dans les évangiles-Actes (Mt = 6; Mc = 5; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 1; 3Jn = 0) et encore plus rarement dans le reste du Nouveau Testament (1 Timothée et Hébreux).
L’action de précéder ou d’amener se situe dans deux grands contextes, celui relié à l’espace, et celui relié au temps. Contexte relié à l’espace Dans ce contexte, proagō est la plupart du temps traduit par « précéder ». Le contexte peut être celui où des gens devancent les autres dans une marche, i.e. marchent devant. Par exemple :
Le contexte peut être aussi celui d’un leader qui marche devant ses troupes. Par exemple :
Il y a le contexte rare où c’est un objet qui précède.
Mais il y a aussi le contexte où il ne s’agit pas pour un groupe ou une personne de précéder les autres, mais plutôt où on amène quelqu’un plus avant ou on le conduit devant quelqu’un d’autre, par exemple un juge; il s’agit en quelque sorte d’une comparution. On trouve des exemples dans les Actes des Apôtres.
Ce contexte inclut l’univers symbolique, i.e. aller devant en s’écartant de la norme.
Contexte relié au temps Dans ce contexte, proagō établit un ordre dans le temps, où des gens arrivent avant d’autres à un endroit, i.e. ils vont plus vite. Par exemple :
Cette préséance dans le temps peut concerner des réalités intangibles comme des prophéties ou des prescriptions ou des actions passées. Par exemple :
Cette analyse nous amène à poser la question : quelle est la signification de Mc 16, 7 (« Mais allez dire à ses disciples et à Pierre, qu'il vous précède en Galilée: c'est là que vous le verrez, comme il vous l'a dit." »). S’agit-il d’un contexte d’espace (Jésus marche devant ses disciples en Galilée, comme un leader devant ses troupes), ou d’un contexte de temps (Jésus sera en Galilée avant l’arrivée des disciples)? Considérons d’abord l’option d’un contexte de temps : quel message Marc essaierait-il de communiquer s’il affirmait que Jésus serait plus rapide que les disciples et donc serait avant eux en Galilée? Et liée à cette question, il y a cette autre : Pourquoi devoir se rendre en Galilée? Jésus ne peut-il pas se rendre présent à Jérusalem? Bref, il est difficile de trouver dans cette option un message qui serait une bonne nouvelle. Par contre, l’option d’un contexte d’espace semble ouvrir une perspective plus intéressante: car le terme « Galilée » signifie « cercle » en hébreu et était souvent appelé « cercle des nations » (voir Isaïe 8, 23, repris par Mt 4, 15). Dans ce cas, le fait que Jésus « précède » ses disciples en Galilée signifierait que Jésus marcherait devant ses disciples en Galilée, i.e. il exercerait son leadership sur ses disciples au milieu des nations du monde, et c’est comme ça que ses disciples feraient l’expérience qu’il est vivant. N’oublions pas deux choses de l’évangile selon Marc :
Cette option est confirmée par le seul passage de Marc où Jésus est le sujet du verbe proagō, et donc est présenté comme le leader qui guide ses disciples : Ils étaient en route, montant à Jérusalem; et Jésus les précédait (proagō), et ils étaient dans la stupeur, et ceux qui suivaient étaient effrayés. Prenant de nouveau les Douze avec lui, il se mit à leur dire ce qui allait lui arriver (Mc 10, 32) Ici, au v. 22, le verbe « précéder » se situe dans un contexte relié au temps : Jésus demande à ses disciples d’être avant lui à l’endroit où ils doivent aller. Sur ce point, Matthieu ne fait que reprendre le récit de Marc. On peut imaginer qu’il s’agit de la part de ce dernier d’une mise en scène : les disciples doivent d’abord affronter les difficultés de la vie « avant » de pouvoir faire l’expérience de la présence de Jésus; dans le temps, l’un doit précéder l’autre. C’est ce qu’écrit Marc pour sa communauté persécutée de Rome, c’est ce que reprend Matthieu pour sa communauté juive d’Antioche. |
Le verbe proagō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
peran (l'autre côté) |
Peran est un adverbe qui signifie : de l’autre côté, au-delà de. Dans tout le Nouveau Testament il n’apparaît que dans les quatre évangiles : Mt = 7; Mc = 7; Lc = 1; Jn = 8; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Et il n’est employé qu’en deux situations précises :
L’adverbe peran n’est pas un mot matthéen, i.e. sa présence s’explique par le fait qu’il recopie Marc. La seule exception est 4, 15 (« Terre de Zabulon et terre de Nephtali, Route de la mer, Pays d’au-delà (peran) du Jourdain, Galilée des nations! ») où il s’agit d’une citation d’Isaïe 8, 23, selon la version de la Septante. |
L'adverbe peran dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
apolysē (qu'il congédie) |
Apolysē est le verbe apolyō au subjonctif aoriste, 3e personne du singulier. Il est formé de la préposition apo (à partir de, loin de) et du verbe lyō (lier), et donc signifie littéralement : délier ou enlever le lien. Il n’existe presqu’uniquement que dans les évangiles-Actes dans tout le Nouveau Testament (la seule exception est Hébreux 13, 23) : Mt = 19; Mc = 12; Lc = 14; Jn = 5; Ac = 15. Sa signification est déterminée par son contexte. Et quand on regarde l’ensemble des textes, on peut regrouper les contextes à quatre grandes catégories :
Comme on le constate, l’idée est toujours la même : un lien existe, et ce lien est brisé. À partir de l’ensemble des textes évangiles-Actes, on peut établir le tableau suivant.
Une première remarque s’impose. Malgré le nombre d’occurrences du verbe apolyō dans les évangiles, ce dernier apparaît surtout lors de trois événements :
La deuxième remarque concerne Matthieu lui-même où on note le plus grand nombre d’occurrences. Car ce nombre est trompeur parce qu’il y a en fait que sept occurrences qui lui sont propres. Et parmi ces sept occurrences, trois sont simplement une extension de la discussion sur le divorce (5, 31; 19, 7-8), une est une extension de la scène de la multiplication des pains (14, 53). Il nous reste donc trois occurrences vraiment uniques à Matthieu :
C’est donc dire que n’est pas un mot vraiment familier de Matthieu faisant partie de son arsenal littéraire; il semble jouer un rôle purement utilitaire. Qu’en est-il ici au v. 22? Tout d’abord, apolyō provient du texte de Marc 6, 45 que se contente de copier Matthieu. Il s’agit de renvoyer une foule, de briser les liens du groupe qui s’était formé autour de Jésus pour l’écouter et se faire nourrir par lui, afin que les gens se dispersent. Or, chez Marc, repris par Matthieu, c’est toujours Jésus qui est responsable de renvoyer les gens : c’est lui que les gens viennent écouter, et lui seul a l’autorité de les renvoyer. Matthieu ajoutera d’autres occurrences du verbe apolyō avec le sens de « renvoyer » (par exemple 15, 23 avec le récit de la Cananéenne), et c’est toujours Jésus seul qui peut être responsable de cette action. |
Le verbe apolyō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ochlous (foules) |
Ochlous est l’accusatif masculin pluriel de ochlos, qui signifie : la foule, le peuple ordinaire, la populace. S’il y a une constante dans tous les évangiles, c’est la présence d’une foule autour de Jésus et de Jean-Baptiste. Pour Jean-Baptiste, ce fait est aussi rapporté par l’historien juif Flavius Josèphe (voir par exemple Antiquités judaïques, 18, 5, #116-118 : « Des gens s'étaient rassemblés autour de lui, car ils étaient très exaltés en l'entendant parler. Hérode craignait qu'une telle faculté de persuader ne suscitât une révolte, la foule semblant prête à suivre en tout les conseils de cet homme »). Malheureusement, sur Jésus, l’historien juif reste silencieux. Mais Marc et Jean, deux traditions indépendantes, s’entendent pour dire que Jésus a rassemblé des foules qui désiraient l’écouter et voir les signes qu’il faisait. L’utilisation du mot ochlos n’apparaît que dans les évangiles-Actes dans tout le Nouveau Testament, à l'exception de quatre occurrences dans l’Apocalyse : Mt = 50 ; Mc = 38 ; Lc = 41 ; Jn = 20 ; Ac = 22.
Chez Matthieu, sur les 50 occurrences, 27 lui sont uniques. C’est donc dire qu’il tient à leur faire jouer un rôle important. Faisons à ce sujet quelques remarques.
Ici, au v. 22, le mot « foule » est au pluriel, comme c’est le cas habituel chez Matthieu, et comme dans la source marcienne qu’il utilise le mot est au singulier, on peut affirmer qu’il prend la peine de transformer un singulier en un pluriel : ces foules sont celles nombreuses qui l’avaient suivi et dont il a eu pitié, dont il a guéri les infirmes (14, 14) et qu’il a par la suite nourries. Pour Matthieu, Jésus vit la compassion pour cette masse bigarrée qu’il prend maintenant la peine de renvoyer chez elle. |
Le nom ochlos dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 23 Une fois les foules renvoyées, il gravit la montage pour être à l’écart pour prier; il était là tout seul quand le soir arriva.
Littéralement : Et ayant congédié les foules il monta (anebē) vers la montagne (oros) par lui-même (katʼ idian) prier (proseuxasthai); puis, (l'heure) tardive (opsias) étant arrivée (genomenēs), seul (monos) il était là (ekei). |
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anebē (il monta) | Anebē est le verbe anabainō à l’aoriste indicatif, 3e personne du singulier. Il est formé de la préposition ana, qui décrit un mouvement de bas en haut et du verbe bainō, qui désigne le fait de marcher et d’aller quelque part, et signifie : monter, élever. C’est un verbe qu’on rencontre régulièrement dans les évangiles-Actes, et particulièrement dans l’évangile de Jean : Mt = 9; Mc = 9; Lc = 9; Jn = 16; Ac = 19; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Le verbe apparaît dans différents contextes. Il y a d’abord le contexte où on monte à Jérusalem, et à son temple, et aussi à Bethléem : Mt = 2; Mc = 3; Lc = 5; Jn = 9; Ac = 9. Rappelons-nous que Jérusalem ainsi que Bethléem sont situées à environ 775 mètres d’altitude. Deux exemples.
Le contexte de la montagne appelle naturellement le verbe anabainō que nos bibles traduisent souvent par « gravir » : Mt = 3; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0. Comme on peut le constater, c’est chez Matthieu qu’il est le plus présent, évoquant sans doute le Sinaï.
Mais le plus souvent, le contexte est celui du Jourdain dont on remonte, d’une terrasse de maison qu’il faut rejoindre, d’un bateau ou d’un char dans lequel on embarque, d’un arbre qu’on grimpe, de poissons qu’on fait monter de l’eau : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 2; Ac = 6.
Signalons le contexte particulier chez Marc où il s’agit de plantes qui s’élèvent, i.e. qui croissent : Mt = 1; Mc = 3; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0.
Il y a le contexte plus rare qui est d’ordre théologique, et monter vers Dieu ou au ciel renvoie à une relation unique avec Dieu : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 5; Ac = 2. Ici, l’évangile selon Jean domine largement.
Enfin, mentionnons le contexte psychologique qu’on trouve seulement chez Luc où anabainō sert à décrire ce qui se passe dans le cœur humain : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 2.
Ici, au v. 23 le contexte est celui d’une montagne qu’on gravit. Chez Matthieu, le même contexte apparaît dans la scène du sermon sur la montagne (5, 1) et celle qui introduit la deuxième multiplication des pains (15, 29). Ce sont des moments importants, des moments-clés. |
Le verbe anabainō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
oros (montagne) |
Orous est le nom oros au génitif neutre singulier. Dans les évangiles et les Actes, il signifie : montagne ou mont. Comme la Judée et la Galilée sont des régions montagneuses, on imagine facilement que le terme revient régulièrement, en particulier chez Matthieu : Mt = 16; Mc = 11; Lc = 12; Jn = 5; Ac = 3; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Déjà Marc nous avait habitués au rôle important que joue la montagne dans le ministère de Jésus.
Mais Matthieu ira encore plus loin. Quand on se limite aux passages qui lui sont propres ou alors où il est le seul à faire référence à la montagne, on note ceci :
Pourquoi une telle insistance sur la montagne?
Il nexiste pas de copie de source Q, cest plus une hypothèse de travail pour expliquer les passages communs à Matthieu et Luc. Il est donc difficile de reconstituer cette source hypothétique. Mais en général, beaucoup de biblistes pensent que Luc a mieux respecté cette source Q, i.e. il la moins retravaillé que Matthieu. Par exemple, le texte des Béatitudes chez Luc (« Heureux, vous les pauvres ») serait plus respectueux de loriginal que celui de Matthieu qui la un peu « spiritualisé » (« Heureux, les pauvres en esprit »); il en de même du « Notre Père » beaucoup plus court et simple chez Luc, alors que Matthieu lui ajoute certains de ses thème (« que ta volonté soit faite »). Or, le récit de la brebis perdue/égarée ne semble pas faire exception. Luc reflèterait mieux le contexte Palestinien ancien où on trouvait ces déserts, i.e. ces lieux isolés sans beaucoup de végétation où une brebis pouvait se perdre. Pour sa part, que semble faire Matthieu? À sa façon, il « christianise » ce récit, car il ne sagit plus dune brebis perdue, mais dune brebis égarée, i.e. qui sest laissée entraîné par des idéologies qui ont corrompu ou déformé sa foi originelle. Et le décor est celui de la montagne, le décor même de son milieu de vie. Ici, au v. 23, Matthieu ne fait que reprendre le terme de montagne qui se trouve déjà chez Marc (Mc 6, 46). Mais l’accent qu’il lui donne est différent. Alors que chez Marc ce moment de prière à la montagne apparaît comme un item habituel d’une journée de Jésus, Matthieu va y accentuer la transcendance de Jésus par la mention de son isolement et sa solitude de Jésus, préparant le moment de révélation qui est sur le point de survenir. Plus que chez les autres évangélistes, la montagne est un milieu « divin ». |
Le nom oros dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
katʼ idian (par lui-même) |
Katʼ idian est une expression formée de la préposition kata (par, selon) et de l’adjectif possessif idios (propre, particulier, personnel), et donc signifie littéralement : par soi-même ou par lui-même, et est traduit habituellement par : à l’écart, en privé, en particulier, ou même encore : séparément. L’idée est de cibler quelqu’un pour l’isoler afin de l’avoir pour soi-même. C’est une expression assez rare dans les évangiles-Actes : Mt = 6; Mc = 7; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Ailleurs dans le Nouveau Testament elle n’apparaît qu’une fois dans l’épitre aux Galates (2, 2) quand Paul révèle qu’il a rencontré « à part » les piliers de l’Église de Jérusalem, et dans la Septante, on ne trouve qu’en 2 Maccabées (4, 5) où on parle de l’intérêt « particulier » de tout un peuple.
Dans les évangiles l’expression est utilisée dans cinq contextes différents.
Tout ce cadre nous aide à situer Matthieu. S’il rejoint Marc pour l’enseignement « à part » de Jésus aux disciples, ou pour les questions « à part » des disciples à Jésus, il est unique à utiliser katʼ idian pour nous présenter un Jésus qui s’isole seul. L’expression lui sert à exprimer la situation et l’identité unique de Jésus, qu’il accentue plus que les autres Synoptiques. C’est le cas ici au v. 23. Plus particulièrement, même si la base de cette scène est empruntée à Marc, c’est Matthieu qui ajoute à cette scène : katʼ idian. |
L'expression katʼ idian dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
proseuxasthai (pour prier) |
Proseuxasthai est le verbe proseuchomai à la voix moyenne de l’aoriste infinitif. Il signifie : prier, et apparaît régulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 15; Mc = 10; Lc = 19; Jn = 0; Ac = 16; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. C’est surtout Luc qui insiste sur ce thème à la fois dans son évangile et dans ses Actes. Par contre, il est totalement absent de la tradition johannique. Pourquoi? On peut penser que, dans la perspective de Jean, Jésus est en communion constante avec son Père, si bien que toute sa vie est prière, et celle-ci n’est pas une activité qui s’ajoute à sa journée.
On ne peut mentionner le verbe proseuchomai sans inclure aussi le nom proseuchē : prière. Il est moins fréquent que le verbe : Mt = 1; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 9; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Mais les mêmes observations s’imposent : c’est Luc qui insiste sur ce thème, alors qu’il est totalement absent de la tradition johannique. Qui prie dans les évangiles? Le plus clairement et le plus souvent, c’est Jésus. On mentionne aussi la prière du disciple et du chrétien, mais c’est la plupart du temps sous la forme d’une exhortation à prier de la part de Jésus, avec un verbe à l’impératif. On mentionne à l’occasion la prière des Juifs, mais c’est presqu’uniquement chez Luc. En parcourant les évangiles, que peut-on dire sur l’attitude à avoir dans la prière et son contenu, ainsi que son rôle? L’attitude dans la prière
Le contenu de la prière
Pourquoi prier?
Ainsi, chaque évangéliste y va de sa perspective sur la prière, même s’ils s’entendent tous sur le fait que Jésus priait et qu’il a demandé à ses disciples de prier. Pour sa part, Matthieu reprend une bonne partie des textes de Marc sur la prière (Mt 14, 23; 24, 20; 26, 36.39.41.42), ainsi que ceux de la source Q (Mt 5, 44; 6, 9). Mais certains textes lui sont particuliers, comme ces conseils pratiques sur la bonne attitude dans la prière (Mt 6, 5-7), cette mention unique que Jésus imposait les mains sur les enfants en priant (Mt 9, 13), un écho peut-être d’une pratique de l’Église primitive, et surtout son insistance sur le but de la prière d’amener la personne à faire la volonté de Dieu (Mt 6, 10; 26, 42). Ici, au v. 23, Matthieu reprend simplement une scène de Marc où Jésus se retire pour prier, comme il en avait l’habitude, en particulier après l’événement mémorable où il a nourri une foule, et juste avant de se révéler d’une manière spéciale à ses disciples; c’est comme un moment où il veut « se synchroniser » avec Dieu, s’assurer qu’il fait sa volonté. |
Le verbe proseuchomai dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
opsias (tard) | Opsias est l’adjectif opsios au datif féminin singulier et signifie : tard. La plupart du temps, cet adjectif est utilisé comme un substantif, i.e. sous-entendue l’heure tardive, et donc on le traduit habituellement par : soir. Il est peu fréquent dans la Bible; à part les évangiles, on ne le trouve que dans la Septante de Judith : Mt = 7; Mc = 6; Lc = 0; Jn = 2; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Et sur le total de 16 occurrences dans la Bible, 14 fois opsios est suivi du verbe ginomai (venir, arriver), dans l’expression : le soir venu. C’est donc une expression courante.
Pourquoi tient-on à mentionner le soir? Quand on sait qu’un évangile n’est pas un reportage journalistique, mais une catéchèse, tous les détails d’un récit ne sont pas anodins. Jetons un coup d’œil sur les différents contextes où le mot « soir » apparaît.
Ici, au v. 23, Matthieu reprend une phrase de Marc qui situe déjà la scène le soir. Or, cette mention du soir prépare le lecteur à un moment difficile, à l’obscurité de la nuit. L’obscurité peut se comprendre à deux niveaux :
N’oublions jamais qu’un évangile a été écrit plusieurs décennies après la mission de Jésus et s’adresse à une communauté pour qu’elle s’identifie à ce qui est raconté. |
L'adjectif opsios dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
genomenēs (étant arrivé) |
Genomenēs est le verbe ginomai au participe aoriste à la voix moyenne, génitif féminin singulier. Le verbe fait partie avec opsios d’une construction appelée « génitif absolu »; il s’agit d’une proposition subordonnée comportant un sujet (opsios) et un prédicat, généralement un participe (genomenēs), au génitif. Il exprime une circonstance entourant le fait envisagé dans la proposition principale. C’est l’équivalent de « l'ablatif absolu » du latin. On le retrouve ici et là dans les évangiles-Actes : Mt = 10; Mc = 10; Lc = 3; Jn = 2; Ac = 14; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Voici quelques exemples (voir la liste complète):
Revenons au verbe ginomai lui-même. Il figure au 4e rang des verbes les plus utilisés dans les évangiles-Actes après legō (dire), eimi (être) et erchomai (aller), mais avant poieō (faire), horaō (voir), echō (avoir), akouō (entendre), didōmi (donner) et apokrinomai (répondre) : Mt = 75; Mc = 55; Lc = 131; Jn = 51; Ac = 125; 1Jn = 1; 2Jn = 1; 3Jn = 1. Il signifie : devenir, advenir, survenir, arriver et traduit l’idée qu’une réalité arrive à l’existence, se produit, par exemple un événement. D’une manière écrasante, Luc est celui qui a recourt le plus à ce verbe, en introduisant souvent ses phrases avec egeneto, sans sujet, qu’on peut traduire par : il advint, le « il » étant ici à une forme impersonnelle. Encore ici, Luc est celui qui emploie le plus egeneto sous cette forme : Mt = 6; Mc = 3; Lc = 40; Jn = 1; Ac = 23; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0 (voir tous les cas). Qu’en est-il de Matthieu? Même s’il est loin derrière Luc pour l’utilisation de ginomai, il n’est reste pas moins qu’il y a recours régulièrement. Par exemple, la forme egeneto (il advint) apparaît 6 fois dans son évangile, mais à chaque cette forme lui est propre : elle provient soit d’une source qui lui particulière, soit d’une insertion à la source marcienne ou à la source Q. De même, on trouve chez lui 10 occurrences du génitif absolu, dont quatre lui sont propres. Enfin, sur les 75 occurrences de ginomai en général, 42 (60%) lui sont propres. Qu’est-ce à dire? Si Matthieu n’est pas le plus grand utilisateur du mot, il n’en reste pas moins que c’est un mot qui fait partie de son vocabulaire régulier et qu’il aime bien utiliser. Quel rôle joue ce verbe dans son évangile?
Nous pouvons maintenant produire ce petit tableau :
Ici au v. 23, avec une expression au génitif absolu, Matthieu entend nous donner les circonstances de l’événement qu’il s’apprête à décrire : ça se passe alors qu’il fait nuit. |
Le verbe ginomai dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
monos (seul) | Monos est l’adjectif monos au nom masculin singulier, et s’accorde avec le nom Jésus qui est sous-entendu dans le sujet du verbe « il était » (ēn). Il apparaît à quelques reprises dans les évangiles-Actes : Mt = 6; Mc = 3; Lc = 9; Jn = 10; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 1; 3Jn = 0. Il signifie : seul, unique.
Qui est-ce qui est seul? Cela peut-être une personne, ou une chose.
Intéressons-nous à Matthieu. On trouve seulement six occurrences de monos chez lui, mais à deux reprises il ajoute (souligné) cet adjectif au texte qu’il reçoit de Marc. Voici la traduction littérale.
Ainsi, Matthieu a délibérément ajouté monos à la source marcienne. En 12, 4, il a probablement voulu accentuer le fait que seuls les prêtres au temps pouvaient consommer le pain mis sur des tables comme offrande, mettant en évidence l’audace de David et la gravité de son geste. En 14, 23 Matthieu associe ensemble l’heure tardive et le fait que Jésus soit seul (pour Marc, l’heure tardive est associée avec la scène de la barque au milieu de la mer). Pourquoi? Si on se base sur la théologie de Matthieu, on peut deviner qu’il entend mettre l’accent sur la transcendance de Jésus, celui qu’on peut associer à l’expérience de la « nuit de l’inconnaissance » dont parlent les mystiques. Jésus est seul, car il est unique; c’est la nuit, car son identité nous échappe partiellement. |
L'adjectif monos dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ekei (là) | Ekei est un adverbe de lieu qui signifie : là. Il apparaît régulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 28; Mc = 11; Lc = 16; Jn = 22; Ac = 6; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0, surtout chez Matthieu et Jean. On peut dire qu’il fait partie du vocabulaire matthéen. Tout d’abord, il est celui qui l’utilise le plus, ensuite, sur les 28 occurrences dans son évangile, 22 (80%) lui sont uniques, et enfin, il se permet même de l’ajouter au texte qu’il reçoit de sa source marcienne. Donnons deux exemples (l’ajout de ekei est souligné).
Pourquoi ajouter « là »? On sait combien Matthieu aime la précision et tient à mettre les points sur les i pour éviter toute ambiguïté. C’est probablement une façon pour lui d’être très clair sur les lieux géographiques de ses personnages. Ici, au v. 23, Matthieu tient à souligner que Jésus est toujours au même lieu que son lieu de prière, et donc qu’il se trouve toujours dans le monde de Dieu. |
L'adverbe ekei dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 24 La barque était déjà éloignée de la rive de plusieurs centaines de mètres quand elle dut affronter des vagues mues par un vent de face.
Littéralement : Puis, la barque déjà (ēdē) de plusieurs (pollous) stades (stadious) en partant de la terre (gēs) était éloignée (apeichen), étant tourmentée (basanizomenon) par les vagues (kymatōn), car il était contraire (enantios) le vent (anemos). |
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ēdē (déjà) | ēdē est un adverbe de temps qui signifie : déjà. Il apparaît de temps en temps dans les évangiles, surtout chez Jean : Mt = 7; Mc = 8; Lc = 10; Jn = 16; Ac = 3; 1Jn = 2; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Ce n’est pas un mot fréquent chez Matthieu, mais néanmoins il l’ajoute parfois à la source qu’il reçoit de Marc, comme en 17, 12 (|| Mc 9, 13) et comme il le fait ici au v. 24 : encore une fois on retrouve son souci de précision.
Selon le contexte, Matthieu l’utilise pour insister sur deux choses :
Ainsi, l’insistance de Matthieu au v. 24 est sur une quantité, l’éloignement de la barque de la terre. Pourquoi une telle insistance? On a l’impression que Matthieu entend montrer l’écart qu’il y a entre la communauté des disciples dans la barque et Jésus lui-même. Cet écart est très représentatif de ce que les disciples ont vécu après la mort de Jésus, avec son absence, même s’ils ont fait par ailleurs l’expérience qu’il est vivant. |
L'adverbe ēdē dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
pollous (plusieurs) |
Pollous est l’adjectif polys à l’accusatif masculin pluriel et s’accorde avec le nom stadious (stades). Il signifie : beaucoup, nombreux, plusieurs, et il est très fréquent chez tous les évangélistes : Mt = 51; Mc = 59; Lc = 51; Jn = 36; Ac = 46; 1Jn = 0; 2Jn = 2; 3Jn = 1.
On peut regrouper les contextes où il apparaît en trois catégories.
Cet adjectif apparaît fréquemment chez Matthieu : on le note non seulement dans les sources qu’il utilise, mais également dans les occurrences qui lui sont uniques (23 occurrences sur le total de 51). Il se permet parfois de l’ajouter à ses sources. Offrons deux comparaisons, l’un à partir de la source Q, en assumant que Luc la reflète le mieux, comme c’est son habitude, l’autre à partir de Marc.
Comme on le constate dans ces deux exemples, Matthieu a ajouté polys (souligné) à sa source. Pourquoi? Dans le premier exemple, Matthieu accentue le contraste entre le soin accordé par Dieu à la nature et celle accordée à l’être humain; l’évangéliste juif aime les choses claires, bien distinguées, et ici polys lui permet d’affirmer qu’il n’y a aucune espèce de comparaison entre l’attention de Dieu à la nature et celle à l’être humain. Dans le deuxième exemple, l’ajout de « beaucoup » semble répondre à deux besoins. D’une part, il doit réparer l’illogisme de Marc qui affirme que Jésus n’a fait aucun miracle, tout en mentionnant qu’il a guéri quelques malades; en utilisant l’expression « pas beaucoup », Matthieu peut intégrer à la fois le fait que Jésus y a fait tout de même des guérisons, et à la fois l’obstacle que représente le peu de foi. D’autre part, il est impensable pour Matthieu que Jésus n’ait pas pu faire de miracle du tout, étant donné sa perception de la transcendance de Jésus et son accent sur sa puissance. Bref, l’adjectif polys est un mot bien intégré dans son évangile. Ici, au v. 24, polys lui permet d’accentuer la distance entre la rive où se trouve Jésus et la barque : il parle de plusieurs ou nombreuses stades. Il s’agit d’une quantité qu’on peut dénombrer ou compter. Bien sûr, il ne précise pas cette quantité. Il veut simplement qu’on sache qu’elle est grande. Pourquoi? Comme nous l’avons déjà mentionné, cette grande distance symbolise l’écart entre un Jésus transcendant, qu’il regarde avec les yeux de Pâques, et la communauté des disciples dans la barque. Cet écart symbolise aussi l’absence vécue après la mort de Jésus, et donc le sentiment de vulnérabilité et de fragilité en l’absence du maître. |
L'adjectif polys dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
stadious (stades) |
Stadious est l’accusatif masculin pluriel de stadion (stade). Il est très peu fréquent dans toute la Bible, et en particulier chez les évangélistes : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 2; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. C’est une mesure grecque de longueur qui variait en fonction de la longueur de la coudée et du pied comme unité de mesure. Le stade olympique de Grèce mesurait 192,67 m, le stade d’Alexandrie 184,84 m, le stade de Delphes 177,55 m. Pour les textes grecs de l’Antiquité on utilise surtout comme unité de mesure le stade d’Alexandrie arrondi à 185 m. Cette mesure équivalait à la piste de course du stade. Le mot, bien sûr, fait également référence à l’emplacement où se disputaient les courses, le stade. Dans ce dernier cas, le mot est au neutre. Et par extension, il a arrive que le mot désigne le lieu où on pouvait se promener dans un jardin (voir Suzanne 1, 37).
Dans les évangiles, le stadion ne sert à désigner qu’une unité de mesure : Emmaüs serait à une distance de 60 stades (11 km) de Jérusalem (Lc 24, 13), Béthanie à une distance de 15 stades (2,8 km)(voir la carte de la Palestine). Or, ici au v. 24, Matthieu demeure vague en parlant de « plusieurs » stades. Marc, pour sa part, ne parle pas de distance, mais écrit simplement : « La barque était au milieu de la mer » (Mc 6, 47); notons que cette « mer », c’est le lac de Galilée qui mesure 21 km de long, 12 km de large, et est profond de 42 à 48 m. Par ailleurs, l’évangéliste Jean a un récit parallèle (6, 16-21) à celui de Marc, et dans ce récit il écrit : « Ils avaient ramé environ 25 ou 30 stades » (6, 19); Jean parle donc de 4,6 km à 5,6 km. Il y a un certain consensus chez les biblistes pour dire que Jean n’a pas connu les autres évangiles, et donc que Marc, que suit Matthieu, avait une source similaire, mais différente de celle de Jean. Si Matthieu recopie en le modifiant le récit de Marc, comment expliquer le mot « stade » qui n’apparaît pas dans le récit de Marc, mais dans le récit de Jean? Trois réponses sont possibles :
Il est impossible de choisir une réponse avec un bon degré de certitude. Quoi qu’il en soit, on peut néanmoins affirmer que Matthieu entend affirmer qu’une grande distance sépare Jésus de la communauté des disciples, et l’expression « plusieurs stades » sert bien son propos. |
Le nom stadion dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
gēs (terre) |
Gēs est le nom génitif féminin singulier de gē, un génitif commandé par la préposition apo (en partant de). Ce mot est fréquent dans toute la Bible, et particulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 43; Mc = 19; Lc = 25; Jn = 13; Ac = 33. Il signifie : terre. Mais en français, la terre renvoie à différentes réalités, comme l’humus où on cultive les légumes, ou encore la planète sur laquelle nous habitons. Il en est de même dans la langue grecque des évangiles-Actes. Mentionnons cinq significations différentes.
Quand on compare ces diverses significations, on arrive à ce tableau :
On peut noter un certain nombre de choses.
Sur les 43 occurrences du mot, 30 lui sont propres. Et ces occurrences qui lui sont propres apparaissent non seulement dans les sources qui lui sont particulières, mais aussi dans les sources qu’il partage avec les autres évangélistes, en particulier la source Q; on imagine que c’est lui qui a ajouté le mot. Par exemple :
Ici, au v. 24, le mot « terre » désigne le sol ferme par opposition à l’eau, et l’expression être éloigné de la terre est propre à Matthieu, même si l’ensemble du récit est emprunté à Marc. Dans ce cadre la terre ferme est symbole de ce qui est rassurant par opposition à la mer ou au lac où la barque des disciples connaîtra des turbulences. |
Le nom gē chez les évangélistes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
apeichen (était éloignée) |
Apeichen est l’imparfait, 3e personne du singulier, du verbe apechō. Il est peu fréquent dans l’ensemble du Nouveau Testament, et plus particulièrement chez les évangélistes : Mt = 5; Mc = 2; Lc = 4; Jn = 0; Ac = 2; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. C’est un mot composé, formé de la préposition apo (à partir de, loin de) et du verbe echō (avoir). Il peut revêtir diverses significations.
Chez Matthieu, le verbe revêt deux significations : tenir / recevoir (3 fois) et être éloigné de (2 fois). Sur les cinq occurrences, quatre lui sont propres. Ici, au v. 24, apeichō a bien sûr le sens de « être éloigné de ». Que le mot vienne de la plume de Matthieu ou celle de Luc (voir Boismard), il dénote l’accent mis sur la distance entre la barque, i.e. la communauté des disciples, et Jésus. |
Le verbe apechō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
basanizomenon (étant tourmentée) |
Basanizomenon est le verbe basanizō au participe présent passif, accusatif neutre singulier, s’accordant avec ploion (barque) qui est à l’accusatif neutre singulier. Il est peu fréquent dans le Nouveau Testament, en particulier chez les évangélistes : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Dans le reste de la Bible, il apparaît surtout dans les textes récents de la Septante. Il signifie : tourmenter, torturer.
Le verbe basanizō est associé à la souffrance.
Dans les livres des Maccabées, le verbe signifie explicitement : torturer. Comment interpréter la phrase : « la barque… étant tourmentée (basanizō) par les vagues »? Notons d’abord que Matthieu emprunte ici basanizō à Marc 6, 48 qui écrit : « (les disciples) tourmentés à ramer ». Rappelons que Marc écrit à la communauté romaine qui vit une grave persécution : les chrétiens souffrent, sont envoyés dans l’arène avec les fauves, sont brûlés pour devenir des torches vivantes; les disciples qui souffrent à ramer, ce sont eux. Or, Matthieu ne parle pas de disciples tourmentés, mais d’une barque tourmentée. Il sait bien qu’une chose ne peut souffrir. Mais il est clair qu’il identifie la barque à la communauté ecclésiale; c’est elle qui souffre. En quel sens? La situation est différente de celle de Marc. La communauté matthéenne reçoit les assauts de leurs frères juifs, elle reçoit aussi les assauts des débats autour de la tradition juive, de ce qu’il faut garder, de ce qu’on peut éliminer. Le verbe basanizō exprime la souffrance reliée à cette situation. |
Le verbe basanizō dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
kymatōn (vagues) | Kymatōn est le génitif neutre pluriel de kyma. Il signifie littéralement ce qui est enflé, et donc la mer enflée, i.e. la vague. Il est très rare dans tout le Nouveau Testament et chez les évangélistes : Mt = 0; Mc = 3; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Dans les évangiles, le mot apparaît d’abord chez Marc 4, 37 dans le récit de la tempête apaisée, repris par Matthieu 8, 24. Puis, dans notre récit de la marche sur les eaux, qui est un peu un clone de la tempête apaisée, Matthieu se permet de l’ajouter au récit qu’il tient de Marc. Et c’est tout. Pour bien comprendre notre récit, il est important de se poser la question : que représentent les vagues dans le monde juif? Aussi surprenant que cela puisse paraître, les Juifs ne sont pas un peuple marin, même si le pays donne sur la Méditerranée; on est loin de la culture d’un peuple comme les Phéniciens, plus au nord. De manière générale, la mer fait peur. Elle est reliée à l’abîme chaotique des origines (Gn 1, 2.9), le lieu où habitent et agissent les puissances démoniaques (Is 27, 1). Et donc les vagues partagent les propriétés de la mer.
Ici, au v. 24, la barque souffre à cause des vagues, donc à cause de forces ennemies. Comme nous l’avons dit, c’est la communauté ecclésiale qui souffre. Et ces vagues représentent probablement leurs frères juifs qui considèrent les chrétiens comme des hérétiques qui se sont écartés de la tradition authentique. Comme Paul l’a fait avant sa conversion, on traînera les chrétiens devant les tribunaux et on ne se gênera pour les ostraciser. |
Le nom kyma dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
enantios (contraire) | Enantios est l’adjectif enantios au nominatif masculin singulier et s’accorde avec le nom anemos (vent). Il est rare chez les évangélistes et dans l’ensemble du Nouveau Testament : Mt = 1; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 5; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il signifie d’abord : en face de, mais faire face à quelqu’un signifie également être opposé à lui. Ainsi, les occurrences de enantios peuvent être regroupées sous deux grandes familles sémantiques.
Enantios peut signifier « en face de », comme lorsqu’on se trouve ou on agit devant quelqu’un. Par exemples :
Enantios peut aussi désigner une réalité qui nous fait face, i.e. qui s’oppose à nous, et est donc habituellement traduit par : contraire, opposé. Par exemples :
Ici, au v. 24, enantios fait référence aux vents « de face », i.e. les vents contraires, comme en Ac 27, 4. Mais comme on le voit ailleurs dans le Nouveau Testament, enantios désigne les ennemis : Paul s’est montré les ennemis des chrétiens (Ac 26, 9); il n’a pas voulu être l’ennemi de son peuple (Ac 28, 17); Paul mentionne qu’à Thessalonique les chrétiens ont vu leurs compatriotes s’opposer à eux et les ont persécutés (1 Thess 2, 15); l’épitre à Tite fait référence aux adversaires des chrétiens (Tt 2, 8). Ainsi, quand Matthieu parle de vents contraires, il faut y voir plus qu’un phénomène physique : il faut inclure toutes les forces opposées à la communauté chrétienne qui ne cessent de la frapper. |
L'adjectif enantios dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
anemos (vent) |
Anemos est ne nom anemos au nominatif masculin singulier, il est le sujet du verbe « être » dans l’expression : le vent était contraire. Il signifie vent. Même s’il apparaît un certain nombre de fois, il est néanmoins peu fréquent : Mt = 9; Mc = 7; Lc = 4; Jn = 1; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. En effet, dans les évangiles, on le trouve d’abord chez Marc, mais ce dernier ne l’utilise avant tout que pour deux scènes, la tempête apaisée et sa variante, la marche sur les eaux. Autrement, le mot ne fait qu’une apparition dans le discours apocalyptique. Et il en est de même chez Matthieu qui recopie de Marc la scène de la tempête apaisée et de la marche sur les eaux, ainsi que le discours apocalyptique. Une autre occurrence provient de la source Q sur Jean-Baptiste (Mt 11, 7). La seule originalité de Matthieu est de mentionner le vent dans cette séquence de la source Q pour illustrer l’importance de mettre en pratique la parole entendue : alors que Luc parle de crue de eaux et de torrent, Matthieu ajoute la force du vent (Mt 7, 25-27 || Lc 6, 48-49). Luc n’a rien d’original, il reprend le récit de la tempête apaisé de Marc et la source Q sur Jean-Baptiste. Quant à Jean, sa seule mention est liée au récit de la marche sur les eaux. Ainsi, n’eut été les récits de la tempête apaisée et de la marche sur les eaux, le mot « vent » aurait été très rare chez les évangélistes.
Que symbolise le vent dans le Nouveau Testament? On pourrait regrouper les occurrences du mot sous quatre symboles.
Ici, au v. 24, Matthieu reprend l’expression « vent contraire » qu’il a trouvé dans le récit de Marc. Cela lui permet d’exprimer les puissances hostiles qui déferlent sur la barque de la communauté des disciples. Il ne s’agit pas d’un simple inconvénient, mais de véritables forces qui peuvent détruire cette communauté. |
Le nom anemos dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 25 Au cours de la période de trois à six heures du matin, Jésus s’avança vers eux en marchant sur l’eau.
Littéralement : Puis, quatrième (tetartē) garde (phylakē) de la nuit (nyktos) il alla (ēlthen) vers eux marchant (peripatōn) sur la mer (thalassan). |
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tetartē (quatrième) |
Tetartē est l’adjectif tetartos au datif féminin singulier, et s’accorde avec le nom féminin phylakē (garde). Il signifie : quatrième, et est extrêmement rare dans le Nouveau Testament, et plus particulièrement chez les évangélistes : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. En fait, dans les évangiles, le mot appartient à Marc 6, 48 qui l’introduit dans le récit de la marche sur les eaux que Matthieu recopie simplement. Autrement, on le retrouve dans les Actes 10, 30 où on parle d’un délai de quatre jours, et à sept reprises dans l’Apocalypse pour désigner le quatrième vivant, le quatrième ange, la quatrième pierre précieuse et du quart de la terre.
Ici, au v. 25, le mot fait référence à la quatrième garde ou veille de la nuit. Rappelons que la nuit dans le monde romain était divisée en quatre parties de trois heures chacune : la première s’étend de 18 h à 21 h et est appelée : soir; la deuxième s’étend de 21 h 00 à minuit et est appelée : le milieu de la nuit; la troisième s’étend de 0 h à 3 h et est appelée : le chant du coq; enfin la quatrième s’étend de 3 h à 6 h et est appelée : le matin. Si on se souvient bien, au v. 22, Matthieu nous dit que Jésus force ses disciples à monter dans la barque sans nous donner d’heure précise. Au v. 23, il écrit qu’une fois la foule renvoyée, Jésus est allé prier dans la montagne et quand le soir (18 h à 21 h) fut venu, il était encore là, seul. Or, ici au v. 25, Matthieu nous dit qu’il est entre 3 h et 6 h. Ainsi, si on suit les indications du récit, les disciples sont montés dans la barque au plus tard vers 17 h 00, avant le début du soir. Cela signifie qu’ils ont été dans la barque un minimum de 7 heures, alors que selon les indications géographiques données plus tôt, le trajet partait du site de la multiplication des pains, probablement à quelques kilomètres à l’est de Capharnaüm, et se rendait à Gennésareth (voir Mt 14, 34), sur la rive gauche du lac, un trajet d’à peine quelques kilomètres (voir la carte de la Palestine). Si on se limite à une perspective purement géographique et physique, on se butte à un récit invraisemblable (une solution sera proposée lors de l'analyse des parallèles). Mais la perspective de l’évangéliste n’est pas celle d’un reportage. Nous avons déjà parlé plus tôt de la symbolique du soir, qui évoque la nuit et les épreuves de la vie. Nous avons aussi parlé de la symbolique de la distance et de l’absence de Jésus. Avec la quatrième garde ou veille, c’est la fin de la nuit, si bien qu’on appelait cette période : le matin. Pour le croyant, qu’évoque le matin? Cette période n’est-elle pas liée à la résurrection de Jésus, le moment où on découvrira le tombeau vide? |
L'adjectif tetartos dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
phylakē (garde) |
Phylakē est le nom phylakē au datif féminin singulier. Le datif est commandé par le fait que le mot joue le rôle de complément circonstanciel : il donne une indication de temps où a lieu l’événement. Il signifie d’abord « prison », mais aussi le fait de garder quelqu’un ou quelque chose, d’où garde. Il apparaît un certain nombre de fois dans le Nouveau Testament, surtout chez Luc et Matthieu : Mt = 10; Mc = 3; Lc = 8; Jn = 1; Ac = 17; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Le nombre d’occurrences de phylakē dans le Nouveau Testament s’explique surtout par le fait que les chrétiens ont été régulièrement jetés en prison. Les Actes des Apôtres mentionnent que les apôtres ont été mis en prison par les Sadducéens (5, 19), des hommes et des femmes disciples de Jésus ont été mis en prison par Saul (8, 3), Pierre a été mis en prison par Hérode (12, 4), Paul et Silas ont été mis en prison par les stratèges de Philippes (16, 23). D’après Luc 21, 12, Jésus avait déjà averti ses disciples que cela se produirait. Les évangiles racontent que Jean-Baptiste a été mis en prison (Mc 6, 17; Mt 14, 3; Jn 3, 24). Qu’en est-il de Matthieu? Sur les 10 occurrences de phylakē, cinq lui sont propres et n’apparaissent que dans deux récits paraboliques, d’abord le débiteur impitoyable qui fait jeter en prison celui qui lui devait cent pièces d’argent (18, 30), et surtout la scène du jugement dernier (25, 31-46) où avoir visité quelqu’un en prison devient un des critères du salut. Ainsi, dans ces passages propres à Matthieu, phylakē ne signifie que « prison ». Or, ici au v. 25, phylakē signifie : garde, en référence aux périodes de garde de la nuit. Il faut imaginer que les soldats devaient se relayer à tous les trois heures dans le monde romain pour monter la garde. Cela servait donc à structurer cette période de la journée. On ne trouve chez Matthieu que deux occurrences avec cette signification, la première empruntée à Marc, la deuxième empruntée à la source Q.
Avec cette signification, ce n’est donc pas un mot qui appartient au vocabulaire matthéen; l’évangéliste ne fait que reprendre ce que lui donne la tradition. On ne peut parler du nom phylakē sans mentionner le verbe phylassō, moins fréquent (Mt = 1; Mc = 1; Lc = 6; Jn = 3; Ac = 8; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0), et qui signifie : garder. Quand l’objet est une réalité qui nous est chère, il exprime l’idée de veiller sur elle et de la protéger; à l’inverse, il peut s’agir de surveiller une entité et de restreindre ses mouvements. Quand l’objet est une règle, il exprime l’idée de l’observer. La seule occurrence chez Matthieu (19, 20: le jeune homme qui a gardé les commandements) est une reprise de Marc 10, 20. |
Le nom phylakē dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
nyktos (nuit) | Nyktos est le nom nyx au génitif féminin singulier, étant complément de nom de phylakē, dans l’expression : garde de nuit. Il signifie bien sûr « nuit » et revient régulièrement dans les évangiles : Mt = 9; Mc = 4; Lc = 7; Jn = 6; Ac = 16; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Nous avons couvert plus tôt la signification symbolique du « soir », et celle de la nuit est similaire. Tout d’abord, la nuit couvre une période plus grande que le soir qui, par définition, couvre la période de garde de 18 h à 21 h, alors que la nuit couvre la période de 18 h à 6 h. C’est ainsi qu’on rencontre souvent dans le Nouveau Testament le couple « jour et nuit » (20 occurrences) pour désigner la journée complète de 24 heures. Par exemple : « qu'il dorme et qu'il se lève, nuit et jour, la semence germe et pousse, il ne sait comment », Mc 4, 27. Considérons les divers événements qui se passent de nuit et la signification symbolique qui s’y rattache.
Chez Matthieu, même si on ne trouve que neuf occurrences, le mot nyx apparaît important, car sept des neuf occurrences lui sont propres. Cela semble une façon pour lui de créer par exemple des liens avec l’Écriture : en précisant que Jésus a jeûné 40 jours et 40 nuits (4, 2), un écho des 40 ans d’Israël au désert (voir Ac 7, 42), ou encore, en précisant que Jonas a passé trois jours et trois nuits dans le ventre du monstre marin, un écho à la mort et à la résurrection de Jésus (12, 40). Quand il reprend le récit de Marc où Jésus annonce à ses disciples qu’ils vont s’enfuir et dit : « Tous, vous serez scandalisés » (Mc 14, 27), il ajoute ces mots : « à cause de moi en cette nuit »; cela rehausse la précision de la prédiction de Jésus, et donc sa transcendance. Bref, nyx appartient au vocabulaire de Matthieu. Ceci étant dit, ici au v. 25 Matthieu ne fait que reprendre le mot « nuit » qu’il trouve dans le texte de Marc, un mot qu’il ne peut séparer du nom qu’il complète : garde. Mais en même temps, il conserve toute la signification symbolique qu’il y avait chez Marc : la nuit est le symbole de la situation où Jésus n’est plus avec nous, où on rencontre les forces adverses, où tout est pénible, où la barque est gravement menacée. |
Le nom nyx dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ēlthen (il alla) | Ēlthen est le verbe erchomai à l’aoriste indicatif, 3e personne du singulier. Après legō (dire) et eimi (être), erchomai (aller, venir) est le verbe le plus fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 113; Mc = 86; Lc = 99; Jn = 155; Ac = 50.
Chez Matthieu, il apparaît à peu près à tous les neuf versets. Cette fréquence s’explique en partie parce qu’il s’agit d’un verbe de la vie courante et qu’il recopie ce verbe qui apparaît dans ses sources. Mais il y a plus, puisque sur les 113 occurrences, 51 lui sont propres. Et, à plusieurs reprises, il modifie sa source pour ajouter erchomai. Voici deux exemples où nous avons souligné l’ajout de ce verbe chez Matthieu.
Mentionnons également que dans les passages où erchomai lui est propre, très souvent il apparaît sous la forme d’un participe (22 fois) : par exemple, « étant arrivé », la personne ou une chose posa telle ou telle action (2, 9 « étant arrivé, l’étoile se tint au-dessus du lieu où se trouvait l’enfant »). Cela se reflète également quand il modifie une source. Par exemple, quand il recopie Marc 2, 15 qui écrit : « Et il arrive qu’il est à table dans sa maison et de nombreux publicains et pécheurs étaient à table avec Jésus et ses disciples », il modifie la phrase pour obtenir : « Et il arrive comme il était à table, dans la maison, et voici : de nombreux publicains et pécheurs, étant venu (erchomai), étaient à table avec Jésus et ses disciples » (9, 10). Voilà un reflet du style matthéen. Ici, au v. 25, Matthieu se contente de reprendre tel quel le verbe erchomai de Marc 6, 48, et plus précisément toute l’expression : erchomai pros autous (aller vers eux), sauf qu'il transforme le temps présent de Marc en un aoriste. Marc est un bon conteur et aime les verbes au présent, tandis que Matthieu aime la précision du passé historique. |
Le verbe erchomai chez Matthieu | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
peripatōn (marchant) |
Peripatōn est le verbe peripateō au participe présent actif et au nominatif masculin singulier; il s’accorde avec le sujet sous-entendu « il » du verbe précédent erchomai (aller), qui est en fait Jésus. Il signifie : marcher, et apparaît ici et là chez les évangélistes, sans être très fréquent, sauf chez Jean : Mt = 7; Mc = 9; Lc = 5; Jn = 17; Ac = 8; 1Jn = 5; 2Jn = 3; 3Jn = 2.
Quand on parcourt l’ensemble du Nouveau Testament et en particulier les évangiles, on observe que le verbe peripateō doit se comprendre de quatre façons différentes.
Matthieu n’a retenu de peripateō que le sens d’avancer et de se déplacer physiquement. Il n’en semble pas un grand utilisateur, même si parmi les neuf occurrences chez lui, trois lui sont propres, en particulier en 4, 18 dans la scène de l'appel des premiers disciples qu’il reprend de Marc, où il modifie le texte de Mc 1, 16 (« Et passant au bord de la mer de Galilée ») pour ajouter peripateō : « Or, marchant au bord de la mer de Galilée ». Autrement, il se contente de reprendre les textes de Marc ou de la source Q. Ici, au v. 25, peripateō est le verbe que Matthieu trouve chez Marc. Mais il faut assumer qu’il reprend à son compte la signification qu’il y trouve. Or, quelle est cette signification? Il faut savoir que Marc, à son tour, reprend une vieille tradition. En effet, le récit apparaît non seulement sous la plume de Marc, mais également de Jean, alors que Marc et Jean sont tous deux indépendants l’un de l’autre. Et comme leur récit respectif, malgré le grand nombre d’éléments communs, contient des notes différentes, cela signifie que leur récit provient chacun d’une tradition ancienne. Par contre, ces deux traditions nous présentent un Jésus qui marche physiquement sur l’eau. Quel sens donner à ce geste? Il faut assumer que le ou les auteurs à la source de ces traditions était un être sensé et équilibré. Il savait que personne ne peut marcher sur l’eau. Alors que Jésus a été décrit comme un bon Juif qui a circulé comme un être normal sur les routes de Galilée, pourquoi tout à coup le présenter comme un être surnaturel défiant les lois de la physique? La réponse se trouve probablement dans l’Ancien Testament, le grand livre qui a servi aux premiers chrétiens à comprendre l’événement Jésus, et plus particulièrement dans des passages comme celui-ci : Lui (Dieu) seul a déployé le Ciel, il est marchant (peripateō) sur la mer (epi thalassan) comme sur le sol ferme (Job 9, 8 LXX). On retrouve dans le livre de Job la même expression : marchant sur la mer, et le même temps de verbe : le participe présent. Ainsi, l’auteur de notre récit attribue à Jésus ce que le livre de Job attribue à Dieu : le fait de maîtriser la mer pour Dieu est le signe qu’il a créé cet univers, et maintenant Jésus est associé à cette maîtrise de la mer et à la création de l’univers. N’oublions pas : les évangiles et leurs sources ont été écrits après Pâques, dans un effort pour transmettre une catéchèse chrétienne sur Jésus, alors que les principaux témoins venaient de décéder. On vient de raconter l’événement mémorable où Jésus nourrit une foule de 5 000 personnes. Qui est-il? La scène qui suit, la marche sur la mer, semble une homélie imagée qui nous donne une réponse. |
Le verbe peripateō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
thalassan (mer) |
Thalassan est le nom thalassa à l’accusatif féminin singulier et signifie : mer. Il apparaît régulièrement dans les évangiles, sauf celui de Luc : Mt = 16; Mc = 19; Lc = 3; Jn = 9; Ac = 10; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Le mot thalassa peut faire référence à quatre réalités différentes.
Quand nous avons fait l’analyse du mot « vague » (kyma), nous avons mentionné que les Juifs n’étaient pas un peuple marin et que, de manière générale, la mer fait peur. Elle est reliée à l’abîme chaotique des origines (Gn 1, 2.9), le lieu où habitent et agissent les puissances démoniaques (Is 27, 1). Un certain nombre de références dans le Nouveau Testament vont dans cette direction :
Dans l’évangile de Matthieu on rencontre assez régulièrement le mot thalassa. Mais la plupart du temps, il se contente de reprendre le texte de Marc. Dans les cinq occurrences qui sont propres, la presque totalité proviennent d’une source qui lui est propre ou d’une référence à l’Ancien Testament : par exemples, la parabole du filet qu'on jette en mer et qui ramène toutes sortes de choses (13, 47), ou encore le récit où Jésus demande à Pierre d’aller à la mer et jeter l’hameçon pour trouver dans la gueule du poisson l’argent nécessaire pour payer l’impôt. Ici, au v. 25, Matthieu se contente de reprendre le mot thalassa qu’il trouve chez Marc. Cependant, il introduit une modification importante. Alors que Marc écrit : « marchant sur la mer (epi tēs thalassēs) », Matthieu écrit : « marchant sur la mer (epi tēn thalassan); dans le premier cas thalassa est au génitif, i.e. un complément de nom, dans le deuxième cas il est à l’accusatif, i.e. un complément d’objet direct, subissant l’action du verbe. Pourquoi Matthieu aurait-il modifié ce qu’il reçoit de Marc? Il y a deux réponses plausibles.
Dans le monde Juif, la mer est une force que l’on craint, qui fait peur. Pour Matthieu, le fait que Jésus marche sur la mer exprime le fait qu’il maîtrise les forces du mal qui attaquent la barque de la communauté des disciples. |
Le nom thalassa dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 26 Le voyant ainsi marcher sur l’eau, les disciples s’affolèrent en s’imaginant voir une ombre du monde des morts, et de peur ils se mirent à hurler.
Littéralement : Puis, les disciples ayant vu (idontes) lui sur la mer marchant, ils furent bouleversés (etarachthēsan) disant qu'une apparition (phantasma) il est, et par la peur (phobou) ils crièrent (ekraxan). |
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idontes (ayant vu) | Idontes est le verbe horaō au participe aoriste, nominatif masculin pluriel et s’accorde avec les sujet : disciples. Le verbe est à l’aoriste, un temps typiquement grec qu’on traduit souvent en français par un passé (qu’ils aient vu), mais qui signifie simplement en grec que l’action est complétée : c’est après avoir vu Jésus marcher sur l’eau que les disciples furent bouleversés. Mais on pourrait tout aussi bien traduire par un présent dans une séquence d’événements, chaque élément de la séquence présupposant que le précédent est complété : voyant Jésus marchant sur la mer, les disciples furent bouleversés.
Le verbe « voir » est extrêmement fréquent chez les évangélistes, en particulier Matthieu et Luc : Mt = 138; Mc = 67; Lc = 138; Jn = 86; Ac = 89; 1Jn = 9; 2Jn = 0; 3Jn = 2. Mais dans notre analyse, nous allons écarter les cas où horaō est utilisé pour dire « voici » (en français cette expressions provient de « vois ici » et joue le rôle d’adverbe), i.e. idou et ide, expression à laquelle ont recours souvent Matthieu et Luc. Cela nous donne maintenant les chiffres suivants pour horaō : Mt = 72; Mc = 50; Lc = 81; Jn = 63; Ac = 66; 1Jn = 9; 2Jn = 0; 3Jn = 2. Tout comme le mot « voir » en français, horaō peut revêtir diverses significations.
Quelle est donc la signification de horaō au v. 26? Au premier niveau, cela semble un simple contact visuel d’un homme qui marche. Mais la suite nous montre que ce n’est pas si simple :
Ainsi, la scène se termine sur le registre de la foi. Tous ces éléments ressemblent à la dernière scène de l’évangile de Matthieu, cette rencontre de Jésus ressuscité par les disciples en Galilée : « Et quand ils le virent (horaō), ils se prosternèrent; d'aucuns cependant doutèrent » (Mt 28, 17). Tous ces indices nous amènent à établir que le verbe « voir » ne peut avoir la même signification que lorsqu’il est utilisé pour indiquer, par exemple, que Jésus voit les foules. Le cadre est plutôt celui d’après Pâques, celui vécu par la communauté matthéenne, avec sa difficulté de « voir » Jésus, i.e. de croire en sa présence et à son soutien. |
Le verbe horaō dans les évangiles-Actes (sans "voici", i.e. idou, ide) | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
etarachthēsan (ils furent bouleversés) | Etarachthēsan est le verbe tarassō à l’indicatif aoriste passif, 3e personne du pluriel. Il signifie : troubler, remuer, bouleverser, et il est très rare dans l’ensemble de Nouveau Testament, et chez les évangélistes, seul Jean l’utilise un certain nombre de fois : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 6; Ac = 3; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Le verbe « troubler » signifie fondamentalement : briser l’état de quiétude d’une réalité. Cela peut s’appliquer à des objets comme l’eau (« quand l'eau est troublée », Jn 5, 7), tout comme à des personnes (« le roi Hérode fut troublé », Mt 2, 3). Appliqué à une personne ou à un groupe, le mot entend décrire la perte de la paix intérieure ou de la quiétude, et il a souvent une connotation négative.
Il y a le cas particulier de l’évangile selon Jean où c’est Jésus qui est troublé : Jésus est troublé en voyant les gens pleurer la mort de Lazare (11, 33), il est troublé devant l’approche de l’heure de sa mort (12, 27), il est troublé devant la trahison de Judas (13, 21). Quel sens donner à ce trouble? À chaque fois Jésus fait face à une épreuve : l’épreuve des gens qui pleurent Lazare parce qu’ils ne croient pas à la résurrection, l’épreuve de la trahison de l’un de ses disciples, l’épreuve de sa propre mort. C’est la façon pour l’évangéliste de souligner que Jésus est conscient de ce qui l’attend, et en même temps l’affronte volontairement et avec confiance. C’est probablement en ce sens qu’il faut comprendre ces deux passages où Jésus invite ses disciples à croire en lui, et donc à ne pas se troubler (14, 1), et où il leur donne sa paix, ce qui permettra à leur cœur de ne pas se troubler (14, 27); le soutien de Jésus ressuscité dans la foi permet de surmonter ce qui trouble. Qu’en est-il ici au v. 26 où les disciples sont troublés? Bien sûr, à un premier niveau, on peut dire qu’ils sont troublés parce qu’ils ont peur devant l’arrivée de ce qu’ils croient être un fantôme. Mais c’est oublier la suite du récit où Jésus s’identifie avec les mots mêmes utilisés pour parler de Dieu (Je suis), et invite Pierre à retrouver la foi, et qui se termine par une profession de foi des disciples. Dans cette perspective, être troublé c’est manquer de foi. C’est la même perspective qu’on trouve chez Luc quand Jésus ressuscité rencontre la communauté des disciples rassemblés : « Pourquoi êtes-vous troublés (tarassō), et pourquoi des doutes montent-ils en votre coeur? » (Lc 24, 38). N’oublions pas que le mot est d’abord apparu chez Marc qui s’adressait vers l’an 67 ou 70 à une communauté persécutée, et il était important qu’elle s’identifie aux éléments du récit, en particulier aux bouleversements vécus par les disciples. La communauté de Matthieu ne vit pas la même situation, mais c’est la même approche qu’utilise l’évangéliste. Bref, le verbe tarassō ne se comprend bien qu’après Pâques dans une communauté qui fait face à l’opposition et a de la difficulté à trouver la paix, parce qu’elle a de la difficulté à croire que son Seigneur est bel et bien présent pour les accompagner, et donc à accueillir cette parole : « Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde » (Mt 28, 20). |
Textes avec le verbe tarassō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
phantasma (apparition) |
Phantasma est le nom phantasma au nominatif neutre singulier. Il signifie : apparition, ombre, spectre, fantôme. Si ce n’était de Marc, repris par Matthieu, le mot serait totalement absent du Nouveau Testament : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Ailleurs dans la Bible, on ne trouve qu’une seule occurrence, dans le texte grec de la Septante. Le nom phantasma est de la même racine que le verbe phantazō : rendre visible, apparaître. Ce dernier mot est aussi très rare, en fait trois occurrences, ne se trouvant que dans l’épitre aux Hébreux, le Siracide et le livre de la sagesse.
Que signifie phantasma? Commençons par le texte de Sagesse 17, 14. Ce passage appartient à une section où l’auteur offre un commentaire sur les plaies d’Égypte, et plus particulièrement sur la plaie des ténèbres (Ex 21, 21-29) quand Moïse, étendant la main vers le ciel, amena trois jours de ténèbres opaques sur tout le pays d’Égypte, figeant sur place tous les Égyptiens, tandis que les Israélites avaient de la lumière. Il considère les Égyptiens comme des impies qui se sont égarés, et en les enveloppant d’obscurité, Dieu les a livrés à la peur, à des hallucinations, à des spectres (phasma) lugubres. Il écrit : Pour eux, ils dormaient de leur sommeil dans la nuit impuissante qui montait des confins de l’Hadès impuissant, tantôt agités par des fantômes (phantasma) monstrueux, tantôt évanouis dans la défaillance de leur être, oui, une peur (phobos) inattendue les avait envahis. Ensuite, tous ceux qui se trouvaient là tombaient (Sg 17, 14-15) La nuit qui recouvrirait les Égyptiens proviendraient de l’Hadès. Or, Hadès est d’abord dans la mythologie grecque le nom de la divinité qui règne sur l’empire souterrain des morts, aussi appelé : les enfers. Par extension, le mot est devenu le nom de sa demeure, i.e. le séjour des morts. La Septante a traduit par Hadès le mot hébreu Sheol, le lieu où descendent tous les morts pour y mener une activité réduite, presque végétative. C’est dans ce contexte que l’auteur de la Sagesse place les Égyptiens qui, dans leur sommeil, ont des cauchemars en voyant des spectres ou fantômes monstrueux. Ainsi, qu’on parle de fantômes ou de spectres, il s’agit d’êtres qui ressemblent à des ombres terrifiants comme ceux qu’on imaginait dans le séjour des morts. On comprend la peur qui envahit tout le monde. Revenons à phantasma chez Marc/Matthieu. Il y a certaines similitudes avec le texte de la Sagesse : le contexte est celui de l’obscurité, et nous sommes dans un environnement de peur. Phantasma se traduit littéralement par : apparition. Mais comme cette apparition fait peur, il faut penser qu’il s’agit d’un spectre ou d’un fantôme, comme ces ombres qu’on imaginait dans le séjour des morts. Mais sachant que le récit de Marc/Matthieu doit se lire dans le contexte du défi de croire en temps difficile, ne peut-on pas penser que le mot phantasma a été choisi parce qu’il décrit précisément l’apparence des gens au séjour des morts, dans le Sheol, et donc ces ombres évoquent pour les disciples leur propre mort, ou encore celle de Jésus lui-même pour qui ne croit pas en sa résurrection? Si ce n’était pas l’intention de l’auteur originel de ce récit, les mots choisis s’y prêtent parfaitement. Disons un mot du verbe phantazō qui est de la même racine et signifie : apparaître. Les quelques occurrences nous montrent que le contexte peut être positif, comme lorsque la sagesse apparaît bienveillante devant ceux qui l’accueillent (Sg 6, 16), ou négatif lorsqu’une femme dans les douleurs de l’enfantement se met à avoir des visions (Si 34, 5). Il y a aussi le mot apparenté phasma qu’on ne rencontre que dans la Septante et qui signifie : apparition, illusion, fantôme. Le livre de la Sagesse l’emploie dans le même contexte que phantasma pour commenter la plaie de l’obscurité qui tombe sur les Égyptiens. Autrement, il s’agit de visions soit prodigieuses, soit éphémères que seul le contexte permet d’en déterminer la signification. Ainsi, nous sommes renvoyés à l’aspect subjectif de la vision des choses. C’est ce que notre récit nous dit des disciples dans la barque. Et l'auditeur de Matthieu, qui peine à croire en la résurrection de Jésus, et pour qui les morts végètent dans le Sheol, peut s'identifier avec les disciples pour qui Jésus apparaît comme un spectre du Sheol, image de leur propre mort. |
Textes avec le nom phantasma dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
phobou (peur) | Phobou est le nom phobos au génitif masculin singulier. Le génitif est demandé par la préposition apo (à partir de), pour expliciter la source des cris : la peur. Il est moins fréquent qu’on pense dans les évangiles-Actes (Mt = 3; Mc = 1; Lc = 7; Jn = 3; Ac = 5; 1Jn = 3; 2Jn = 0; 3Jn = 0), car le fait d’avoir peur est surtout exprimé par le verbe phobeō (Mt = 18; Mc = 12; Lc = 23; Jn = 5; Ac = 14; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0).
Le mot est traduit littéralement par : peur, ce qui a donné notre mot français : phobie. Cependant le mot « peur » ne rend pas compte des diverses significations de phobos dans le Nouveau Testament qu’on pourrait regrouper en quatre catégories.
Chez Matthieu, on ne trouve que trois occurrences du nom phobos, mais ces trois occurrences lui sont propres. La scène de 28, 4 est celle des gardes du tombeau morts de peur à l’arrivée de l’ange qui roule la pierre du tombeau, suivie de celle de 28, 8 où les femmes, après l’annonce de l’ange que Jésus est ressuscité, sont sous le frémissement de l’événement surnaturel. Enfin, il y a notre scène de la marche sur les eaux où les disciples sont terrifiés à la vue de ce qu’ils considèrent comme un spectre ou un mort-vivant. Ces trois occurrences reflètent la touche propre de Matthieu. D’une part, en trouve en 14, 26 (ils crièrent de peur) et 28, 4 (ils tremblèrent de peur) une forme d’expression qui ne se retrouve nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament : apo tou phobou (de peur). D’autre part, en 14, 26 et 28, 8, Matthieu a transformé la tradition reçue de Marc pour ajouter (souligné) le nom phobos.
En Mt 14, 26 Matthieu reprend une phrase de Marc en mettant un certain nombre d’accents qui lui sont propres : les disciples ne pensent pas simplement en eux-mêmes voir un fantôme, ils le disent (« disant »); ils sont troublés ou bouleversés, ce que ne dira Marc qu’au verset suivant; enfin, ils crient de peur, alors que Marc mentionne simplement qu’ils poussèrent des cris. Pourquoi avoir ajouté « de peur »? On peut imaginer que, selon son habitude de mettre les points sur le i, Matthieu a voulu préciser pourquoi les disciples criaient. Et cela lui permettait de compléter le tableau dramatique qu’il est en train de peindre avec les disciples qui sont troublés.Et cette peur décrit probablement très bien l’état de certains membres de la communauté. |
Textes avec le nom phobos dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ekraxan (ils crièrent) | Ekraxan est le verbe krazō à l’aoriste indicatif, 3e personne pluriel. Il signifie « crier » et, dans les évangiles, apparaît surtout chez Matthieu et Marc : Mt = 12; Mc = 10; Lc = 3; Jn = 4; Ac = 11; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Quand on crie, la raison de crier n’est pas toujours la même : on peut crier de joie comme on peut crier de panique. Il en est de même dans le Nouveau Testament avec le verbe krazō. C’est ainsi qu’on peut regrouper les contextes où on crie en trois catégories.
Avec ses douze occurrences, dont six lui sont propres, ont peut affirmer que krazō fait partie du vocabulaire de Matthieu. Ici, au v. 26, krazō se retrouve dans un contexte de peur, où les disciples crient sans qu’il y ait de contenu à ce cri. Chez Matthieu, on retrouve cette signification négative à trois reprises.
Que conclure? Tout d’abord, les trois occurrences où krazō apparaît dans un contexte négatif reflètent avant tout le contexte proposé par Marc. Chez Matthieu, krazō a avant tout la signification d’une demande ou d’une prière insistante, et a donc une connotation vraiment positive. Et ici, au v. 26, le verbe krazō fait écho au verbe anakrazō de Marc qui l’avait probablement choisi pour refléter les cris désespérés des chrétiens persécutés de Rome, mais dont Matthieu a repris l'idée pour probablement refléter le harcèlement vécu par sa communauté d’Antioche. |
Textes avec le verbe krazō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 27 Mais aussitôt Jésus intervint pour leur dire : « Ayez confiance! C’est moi! N’ayez pas peur! »
Littéralement : Puis, aussitôt il parla (elalēsen) [le Jésus] (Iēsous) à eux disant : prenez courage (tharseite)! Moi, je suis (egō eimi)! N'ayez pas peur (mē phobeisthe)! |
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elalēsen (il parla) | Elalēsen est le verbe laleō à l’aoriste indicatif 3e personne du singulier et signifie : parler. On imagine bien que ce verbe est très fréquent : Mt = 26; Mc = 21; Lc = 31; Jn = 59; Ac = 58; 1Jn = 1; 2Jn = 1; 3Jn = 0. On retrouve surtout ce verbe chez Jean qui introduit son évangile avec la parole (logos) qui s’est fait chair, et chez Luc pour qui la parole est un thème central de son évangile et de ses Actes. Mais de manière générale on peut dire que le Judaïsme nous présente un Dieu qui parle, ce qui nous a donné ces livres de la Bible, et le Nouveau Testament rend témoignage de cette parole fait chair en Jésus. Il ne faut donc pas s’étonner que les verbes legō (dire), le plus fréquent chez les évangélistes (plus de deux mille fois), et laleō reviennent si souvent.
Mais il existe en grec une distinction entre legō (dire) et laleō (parler) : legō est seul à pouvoir introduire le contenu d’une parole, et souvent ce verbe est au participe présent, comme ici au v. 27 : « Jésus leur parla (elalēsen) en disant (legōn) : ». Notons que, même si Matthieu reprend l’essentiel de cette phrase de Marc 6, 50 (« il parla (elalēsen) avec eux et il dit (legei) »), il modifie le temps du verbe legō pour avoir le participe présent, plutôt que l’indicatif présent; on retrouve ailleurs chez Matthieu cette particularité stylistique (« il parla, disant ») en 13, 3 et 28, 18. Quelle est la fonction du verbe « parler » chez Matthieu? En effet, si c’est le verbe legō (dire : 505 occurrences chez Matthieu) qui est essentiel pour introduire le contenu de ce qu’une exprimer a à dire, pourquoi parfois ajouter laleō (parler : 26 occurrences chez Matthieu). Cette fonction n’est pas fondamentalement différente de celle qu’on trouve chez les autres évangélistes, mais néanmoins faisons un effort pour l’inventorier.
Revenons à notre v. 27. On a justement ici l’expression « Jésus parla en disant », une expression solennelle, avons-nous dit, dont la fonction est de souligner l’importance de ce que Jésus est sur le point de dire, et est donc une invitation à bien écouter sa parole. Nous verrons ce qu’est cette parole. Notons aussi que le verbe laleō est précédé ici de l’adverbe euthys (aussitôt), un ensemble que Matthieu reprend tel quel de Marc 6, 50. Le fait de dire que Jésus parla « aussitôt » que les disciples se mirent à crier de peur est une façon d’affirmer que Jésus ne les abandonne pas : dès les premiers cris, il est là. |
Textes avec le verbe laleō chez les évangélistes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Iēsous (Jésus) |
Iēsous (Jésus) est le nom attribué à la personnalité centrale des évangiles. Il provient de l'hébreu, sous la forme יְהוֹשֻׁעַ ou יְהוֹשׁוּעַ (yĕhôšûaʿ), le nom que portait Josué dans l'Ancien Testament. Il signifie : Yahveh sauve. Évidemment, le mot est extrêmement fréquent dans tout le Nouveau Testament, environ 873 occurrences dépendamment des versions utilisées, étant présent dans tous les livres qui le composent. Il en est de même chez les évangélistes : Mt = 152; Mc = 82; Lc = 88; Jn = 243; Ac = 69; 1Jn = 12; 2Jn = 2; 3Jn = 0. Le quatrième évangile domine largement ces statistiques : en raison du nombre dialogues qu’on y trouve, on peut comprendre qu’il faille constamment le nommer explicitement.
Dans les évangiles, le nom Iēsous apparaît à peu près toujours sous la plume du narrateur. Mais il y a quelques exceptions où il est mis dans la bouche de quelqu’un d’autre : Mt = 7; Mc = 5; Lc = 6; Jn = 7. Résumons ces occurrences.
Faisons quelques remarques.
Dès les premières générations chrétiennes, le nom « Jésus » sera à peu près toujours accompagné du titre de Christ (i.e. oint ou messie) et de Seigneur, si bien que les épitres dites paulinienne utilisent sans cesse les expressions : le Christ Jésus ou le Seigneur Jésus, ou encore notre Seigneur Jésus Christ. L’évangile de Marc commence ainsi : « Commencement de l'Évangile de Jésus Christ, Fils de Dieu », et celui de Matthieu : « Livre de la genèse de Jésus Christ, fils de David, fils d'Abraham »; et dans le Prologue de Jean (1, 17) on trouve l’expression : « Car la Loi fut donnée par Moïse; la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ ». Le nom « Jésus » fait référence à l’être historique, et dans la foi, on fait référence à celui qui est ressuscité, ou qui a été fait Christ et Seigneur. On notera un certain nombre d’exception à ce qui vient d’être dit. Mais très souvent l’emploi du nom « Jésus » sans les qualificatifs de Christ ou Seigneur en dehors des évangiles provient d’un contexte où on fait référence à sa vie terrestre, en particulier ses souffrances et sa mort, et tout le témoignage qu’il a donné alors qu’il était parmi nous, ou encore quand on référence au non croyant. Exemples :
Ici, au v. 27, la compréhension de Jésus est celle d’après Pâques, mais comme le récit se situe dans un contexte historique, c’est le simple nom de Jésus qui apparaît sous la plume de l’évangéliste. |
Textes avec le nom Iēsous dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
tharseite (prenez courage) |
Tharseite est le verbe tharseō à l’impératif, 2e personne pluriel et signifie : avoir bon courage. Dans le Nouveau Testament, on ne trouve que quelques occurrences chez les évangélistes : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 0; Jn = 1; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Ailleurs, dans la Septante, il y a une vingtaine d’occurrences.
C’est Marc qui a introduit la première fois le terme dans les évangiles avec son récit de la tempête apaisée (6, 50) où il met dans la bouche de Jésus le verbe tharseō à l’impératif et que nos bibles traduisent ainsi : « Ayez confiance » (BJ), « Courage » (TOB, NTB, Chouraqui), « Rassurez-vous » (Second, Maredsous). Ce verbe réapparaît chez Marc avec le récit sur l’aveugle Bartimée (10, 49), mais cette fois dans la bouche de la foule qui s’adresse à l’aveugle pour l’encourager à se lever et à aller à la rencontre de Jésus. L’évangéliste Jean utilise tharseō à l’impératif dans le grand discours final de Jésus (16, 33), après avoir mentionné que les disciples auront beaucoup à souffrir dans le monde, mais ils doivent savoir que Jésus a vaincu le monde, et que cela doit les rassurer. Enfin, Luc dans les Actes des Apôtres (23, 11) nous raconte que Paul, alors qu’il est en prison et après avoir donné un témoignage devant le Sanhédrin, reçoit une parole du Seigneur au cours de la nuit pour lui dire de garder courage, car il est appelé à continuer à témoigner, mais cette fois à Rome. Dans toutes ces mentions de tharseō il y a un fil conducteur : la présence de Jésus qui donne la force d’avancer malgré l’adversité. Qu’en est-il de Matthieu? Il y a chez lui quelque chose d’étonnant : d’une part il se permet d’ajouter tharseō dans certains textes qu’il reçoit de Marc, ce qui donne l’impression qu’il lui donne une grande importance, mais d’autre part, il se permet aussi de l’éliminer. Commençons par ce dernier cas. Dans le récit sur l’aveugle Bartimée (Mc 10, 46-52), Marc nous présente la foule comme un obstacle à la prière de l’aveugle adressée à Jésus (on lui demande de se taire), puis quand Jésus demande qu’on l’amène, cette foule lui dit : « Confiance (tharseō)! Lève-toi, il t’appelle! ». Matthieu nous donne une version un peu modifiée du récit (Mt 20, 29-34) avec deux aveugles qui crient vers Jésus. Mais après avoir mentionné la foule comme un obstacle, c’est Jésus lui-même qui appelle les aveugles sans l’intermédiaire de la foule : il n’y a plus de place pour la foule qui inviterait à avoir confiance. Il faut probablement penser qu’étant donné la perception de la transcendance de Jésus chez Matthieu, il est impensable que Jésus ait besoin de la foule pour que les aveugles viennent à lui; et il est probablement impensable également chez Matthieu que l’invitation à avoir confiance soit dans la bouche d’un autre que celle de Jésus. Ainsi, ce détail de Marc a été éliminé. Par contre, à deux reprises Matthieu ajoute tharseō au récit qu’il reçoit de Marc, d’abord le récit du paralytique pardonné et guéri (Mc 2, 1-12 || Mt 9, 1-8) et le récit de l’hémorroïsse guérie (Mc 5, 25-34 || Mt 9, 20-22).
Pour mieux comprendre cette notion, tournons-nous vers l’Ancien Testament auquel était certainement attaché le Juif Matthieu, en particulier cette traduction grecque appelée : Septante. Les auteurs de la Septante ont utilisé tharseō pour traduire l’expression hébraïque : al-yare', qui signifie : ne pas avoir peur, et que nos bibles ont traduit par : « n’aies pas peur » ou « n’ayez pas peur ». Par exemples :
Le choix de tharseō, une forme positive, a quelque chose d’étonnant pour traduire une forme hébraïque négative de la part des auteurs de la Septante. Car, à d’autres moments, la Septante a traduit comme il se doit al-yare' par l’expression grecque : mē phobeō (ne pas avoir peur), par exemple Gn 15, 1 : « Après ces choses, Abram dans une vision entendit la parole de Dieu qui lui disait : Sois sans crainte (Mē phobou), Abram, je te couvre de ma protection ; ta récompense sera immense ». Peut-on donner une signification à tout cela, à part de mentionner une certaine inconstance chez les traductions de la Septante? En fait, parler d’avoir bon courage (tharseō) ou de ne pas avoir peur (mē phobeō) c’est faire référence à deux dimensions de la même réalité concernant la foi : car la peur est l’opposé de la foi, et croire c’est être ferme, solide, courageux, audacieux et avancer; ainsi, la foi a une dimension négative (ne pas avoir peur), et elle a une dimension positive (avoir confiance, foncer, être courageux). Selon Boismard (op. cit.) « les expressions "rassurez-vous" et "ne craignez pas" ou "n’ayez pas peur" sont donc équivalentes et pourraient être la traduction d’un même original araméen » (p. 226). Tharseō décrit donc la dimension positive de la foi, voilà pourquoi notre v. 27 est traduit par : « Ayez confiance », « Courage », « Rassurez-vous ». C’est le choix qu’ont fait parfois certains traducteurs de la Septante quand ils ont rencontré l’expression « ne pas avoir peur ». Mais le texte de Mc 6, 50, que reprend Matthieu, comprend les deux expressions : « prenez courage » et deux mots plus loin, « n’ayez pas peur ». Pourquoi? On pourrait répondre que l’auteur a voulu justement représenter les deux dimensions de la foi, sa dimension positive et négative. Mais comment se fait-il que, lorsque Jean nous présente sa version du récit (Jn 6, 20), il ne mentionne que « n’ayez pas peur? ». Une hypothèse possible (voir Boismard), c’est qu’il existait deux versions grecques anciennes du récit de la marche sur la mer, l’une ayant « prenez courage », l’autre avec « n’ayez pas peur », que Marc a fusionnées, et Jean n’aurait eu accès qu’à une seule. Quoi qu’il en soit, Matthieu nous présente cette version de Marc avec d’abord « prenez courage », qu’on peut traduire par « ayez confiance » ou « rassurez-vous », et ensuite « n’ayez pas peur » pour insister que nous sommes dans un contexte de foi. Disons un mot sur le nom tharsos (courage) qui n’apparaît que dans les Actes des Apôtres dans tout le Nouveau Testament et dans trois livres de la Septante pour un grand total de cinq occurrences. Le mot n’est pas lié à la foi, mais plutôt à la capacité d’être fort. Dans les Actes des Apôtres (28, 15), le mot décrit l’état de Paul qui retrouve l’énergie nécessaire pour affronter pour la première fois le monde de Rome. Dans le 2e livre des Chroniques (16, 8) et dans 1 Maccabées (4, 35), le mot sert d’attribut à une armée courageuse et résiliente. Enfin, chez Job (4, 4; 17, 9) elle décrit la force de la personne soutenue par Dieu et qui demeure intègre. Bref, nous sommes dans un autre registre que ce qu’on trouve ici au v. 27. |
Textes avec le verbe tharseō dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
egō eimi (je suis) |
L’expression egō eimi a déjà été présentée dans le glossaire. Résumons les points principaux.
Cette expression, composée du pronom personnelle egō (je, moi) et du verbe eimi (être) à l'indicatif présent, est en soi banale et sert simplement à s’identifier : c’est moi. Mais dans l’Ancien Testament, c’est une expression qu’on met dans la bouche de Dieu et qui sert à l’identifier. Aussi, dans les évangiles, si l’expression a parfois un sens bien ordinaire (Lc 1, 19 : « Et l'ange lui répondit: "Moi je suis (egō eimi) Gabriel, qui me tiens devant Dieu, et j'ai été envoyé pour te parler et t'annoncer cette bonne nouvelle »), il a parfois une signification solennelle avec une fonction révélatrice (Jn 8, 58 : « Jésus leur dit: "En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu'Abraham existât, Je suis." (egō eimi) »). Or, ici au v. 27, l’expression « Je suis » n’est pas suivi d’un attribut ou d’un prédicat. On pourrait dire que le nom « Jésus » est sous-entendu : je suis Jésus; dans ce cas, ce serait une façon ordinaire de s’identifier dans un contexte de confusion. Mais si on se réfère à l’Ancien Testament et au Judaïsme rabbinique, une telle expression sans prédicat a une fonction révélatrice ou apocalyptique. En hébreu, on trouve régulièrement l’expression « Je suis Yahvé » qui s’écrit simplement avec le pronom « Je » (heb. : ʾănî) et Yahvé (heb. : yhwh), sans verbe de liaison : « Je Yahvé ». La traduction grecque de la Septante a traduit egō kyrios (« Je Seigneur »), mais a parfois introduit le verbe être (eimi). L'expression vise souvent à réassurer le peuple et l'invite à ne pas avoir peur, ou encore, à affirmer l’autorité de Dieu. Mais l'expression a aussi une fonction révélatrice, i.e. le rôle de Dieu face à son peuple. Ex 6, 7 : Je vous prendrai pour mon peuple et je serai votre Dieu. Et vous saurez que je (suis) Yahvé (Heb. :ʾănî yhwh; LXX : egō kyrios), votre Dieu, qui vous aura soustraits aux corvées des Égyptiens C’est le Deutéro-Isaie (Isaïe 40 – 55) qui a beaucoup développé cette notion, en particulier pour exprimer le nom divin. Is 51, 12 : Moi, moi, celui (Heb. : ʾānōkî ʾānōkî hûʾ, LXX : egō eimi egō eimi) qui vous console; qui es-tu pour craindre l'homme mortel, le fils d'homme voué au sort de l'herbe? Ainsi, Yahvé révèle son nom : « Je suis », traduit en grec par : egō eimi. C'est cette interprétation qu'on retrouve dans la tradition rabbinique du 2e siècle de notre ère. Dans les évangiles, c’est Jean qui recourt le plus à cette expression, mais pour l’appliquer à Jésus. Cependant, il n’est pas le seul, car on la retrouve aussi dans les évangiles synoptiques, en fait dans deux contextes : la marche sur les eaux et le procès juif de Jésus. Et comme le récit de la marche sur les eaux remonterait à une tradition ancienne, puisque Marc semble avoir combiné deux versions du récit, comme nous l’avons déjà mentionné, alors on peut penser qu’assez tôt la première génération chrétienne a utilisé l’expression « Je suis » pour révéler l’identité de Jésus. Ainsi, dans ce récit de la tempête apaisée, après que les disciples eurent vécu l’absence et la distance de Jésus, l’associant aux fantômes de la mort, nous atteignons ici le point culminant : la révélation de sa présence, une présence identifiée à celle même de Dieu. Mais une telle association de Jésus avec Dieu n’est possible qu’après sa résurrection. C’est pourquoi nous avons été placé dans un contexte de foi avec l’expression « rassurez-vous » ou « ayez confiance ». Pour Matthieu, au moment où il écrit son évangile, cette scène où Jésus est présent fait référence au rassemblement communautaire, comme l’exprime la symbolique de la barque dans laquelle sont les disciples. |
Textes avec l'expression egō eimi sans attribut pour désigner Jésus dans les évangiles | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
mē phobeisthe (n'ayez pas peur) |
L’expression mē phobeisthe est formée de l’adverbe mē (ne… pas), un adverbe de négation, et du verbe phobeō (avoir peur) à l’impératif moyen, 2e personne du pluriel. Le verbe phobeō lui-même apparaît régulièrement dans les évangiles-Actes, surtout chez Luc : Mt = 18; Mc = 12; Lc = 23; Jn = 5; Ac = 14; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Et plus tôt, dans notre analyse de la peur, nous avons repéré cinq types de peur dépendamment du contexte :
Maintenant, ce qui nous intéresse, c’est l’expression « ne pas avoir peur ». Dans les évangiles-Actes, l’invitation à ne pas avoir peur provient soit de Jésus, soit d’un messager de Dieu. De quoi ne faut-il pas avoir peur?
Ainsi, l’invitation à ne pas avoir peur n’a de sens que dans un contexte de foi : en demandant de ne pas avoir peur, Dieu appelle la personne à affronter sa situation en pouvant compter sur son soutien, et en l’assurant que l’issue sera heureuse d’une certaine façon. Ailleurs dans le Nouveau Testament (1 Pierre et Apocalypse), on remarquera que nous sommes dans un contexte d’opposition et de persécution, et donc l’invitation à ne pas avoir peur est une invitation à demeurer fidèle à sa foi malgré les épreuves. Qu’en est-il de l’Ancien Testament? De quoi ne faut-il pas avoir peur?
Chez Matthieu, on trouve la même gamme de contextes : ne pas craindre l’intimidation (par ex. 10, 26), ne pas craindre la possibilité de mourir (10, 28), ne pas craindre une épiphanie à la transfiguration (17, 7). Mais quand on considère les passages où l’expression lui est propre, c’est le contexte des interventions de Dieu qui domine (voir 17, 7; 28, 5; 28, 10), et donc d’appel à faire confiance et à croire. Ici, au v. 27, nous sommes dans un contexte d’intervention de Dieu et de révélation, tout comme le récit de la transfiguration. L’invitation à ne pas avoir peur est ainsi une invitation à avoir confiance au soutien de Dieu. Dès lors, dans la phrase : « Ayez confiance, c'est moi, n’ayez pas peur », l’expression « ayez confiance » et « n’ayez pas peur » sont en quelque sorte synonymes. Par rapport à quoi ne faut-il pas avoir peur? Il semble qu’il y ait deux choses : d’abord le spectre de la nuit, un mort-vivant, et le fait que ce spectre marche sur l’eau, i.e. maîtrise la puissance du mal. Fondamentalement, nous sommes devant un appel à croire que malgré l’apparence de la mort / absence de Jésus, il est bien vivant, et qu’avec lui les forces adverses sont maîtrisées et vaincues. |
Textes avec l'expression mē phobeō à l'impératif dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 28 Répliquant à Jésus, Pierre dit : « Seigneur, si c’est bien toi, commande-moi à venir vers toi sur l’eau ».
Littéralement : Puis, ayant répondu (apokritheis) à lui, le Pierre (Petros) dit : Seigneur (kyrie), si toi tu es (ei sy ei), ordonne-moi (keleuson) de venir vers toi sur les eaux (hydata) |
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apokritheis (ayant répondu) |
Apokritheis est le verbe apokrinomai au participe aoriste passif, au nominatif masculin singulier, s’accordant avec le nom masculin Petros. Il est formé de la préposition apo (à partir de) et du verbe krinō (décider, choisir, juger, interpréter) : littéralement, prendre une décision ou émettre un jugement à partir de ce qui a été dit, d’où « répondre ». Il est extrêmement fréquent (le 10e verbe pour le nombre d'occurrences) dans les évangiles-Actes : Mt = 55; Mc = 30; Lc = 46; Jn = 78; Ac = 20.
Mais ce qui est remarquable dans les évangiles, c’est de retrouver régulièrement la structure littéraire : « répondre et dire », le premier souvent au participe aoriste et le dernier exprimé par le verbe legō (dire) ou phēmi (déclarer), souvent au passé, par exemple : « Mais ayant répondu, il (Jésus) dit » (Mt 15, 24); pour se convaincre de la fréquence de cette structure, il suffit de regarder les chiffres : Mt = 50; Mc = 19; Lc = 40; Jn = 32. Comme on le constate, Matthieu est un peu le champion de ce style. Pourquoi ajouter le verbe répondre quand on utilise déjà le verbe dire pour introduire ce qu’un interlocuteur est sur le point d’exprimer en style direct, i.e. pourquoi alourdir la phrase avec « répondre et dire » quand on pourrait simplement avoir « dire »? Il semble que pour l’auteur évangélique, cela accentue l’aspect « dialogue » ou l’interaction entre les actants. En effet, la mention qu’un actant « répond » accentue le lien avec ce qui précède. En tout cas, c’est l’impression que nous donne Matthieu où sur les 55 occurrences de ce verbe, 43 lui sont particuliers, si bien qu’il l’ajoute souvent aux sources qu’il reprend. Par exemples :
Nous avons dit que l’ajout de « ayant répondu » est une façon d’introduire une interaction entre les interlocuteurs. À quoi réagit Pierre? À ce que vient de dire Jésus : « Je suis » ou « C’est moi ». |
Textes avec le verbe apokrinomai chez les évangélistes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Petros (Pierre) |
Petros est le nom d’un des disciples de Jésus, en fait le porte-parole des disciples. En effet, il s’adresse souvent à Jésus au nom des disciples. Par exemples :
Ce porte-parole est connu sous quatre noms : Petros (Pierre : Mt = 23; Mc = 20; Lc = 19; Jn = 34; Ac = 53; Ga = 2; 1P = 1; 2P = 1), Kēphas (Céphas : Jn = 1; 1Co = 4; Ga = 4), Simōn (Simon : Mt = 5; Mc = 7; Lc = 12; Jn = 22; Ac = 5), Symeōn (Siméon : Ac = 1; 2P = 1). On pourrait ajouter le nom composé : Simon(Siméon)-Pierre : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 16; 2P = 1. Comment démêler tout cela. Au moment où Marc, Matthieu, Luc et Jean publient leurs évangiles, le porte-parole des disciples est connu sous le nom de Pierre. Mais on apprend que ce nom est en fait un surnom, un surnom que lui aurait donné Jésus. Plus précisément, Petros est un mot grec pour traduire le mot araméen Kēpā’ (roc ou pierre), un mot araméen translittéré en grec sous la forme : Kēphas. Il (André, son frère) l'amena à Jésus. Jésus le regarda et dit: "Tu es Simon, le fils de Jean; tu t'appelleras Céphas (Kēphas)" - ce qui veut dire Pierre (Jn 1, 42). Ainsi, le vrai nom de ce porte-parole est Simon (Šim'ôn en hébreu, translittéré en grec sous la forme : symeon). Quand a-t-il reçu ce surnom? On ne sait pas vraiment. Il est probable que cela se soit produit au cours du ministère de Jésus, si bien que quelqu’un comme Paul n’utilise jamais le nom « Simon » pour désigner le leader de l’Église, mais parle surtout de Céphas, son surnom en araméen (1 Co 1, 12; 3, 22; 9, 5; 15, 5; Ga 1, 18; 2, 9.11.14), et quelque fois de « Pierre » (Ga 2, 7-8). Notons que les épitres aux Corinthiens et aux Galates ont été écrites entre les années 53 et 55, alors que Jésus est mort vers l’an 30. Il est possible que ce surnom se soit imposé progressivement au cours de la première génération chrétienne, car s’il faut en croire les Actes des Apôtres, les deux noms coexistaient : l’expression « Simon, surnommé Pierre » revient à quelques reprises (Ac 10, 5.17-18.32; 11, 13). Ce qui est remarquable, c’est que Jésus n’utilise que le nom « Simon » lorsqu’il s’adresse à Pierre dans les évangiles (l’exception étant Lc 22, 34 où on note le travail éditorial de Luc qui reprend de Marc l’annonce du reniement de Pierre, et bien sûr Mt 16, 18 que nous commenterons plus bas)
Une interprétation possible de l’approche des évangélistes de garder le nom « Simon » dans le dialogue de Jésus avec Pierre est probablement pour conserver une saveur historique. C’est probablement pour cette raison que Luc met dans la bouche de Jacques le nom « Siméon » en Actes 15, 14, la translittération de l’hébreu Šim'ôn, créant ainsi un archaïsme. Autrement, et cela pour des raisons théologiques, le porte-parole des disciples portent toujours le nom de « Pierre » aussitôt que le groupe des Douze est formé, définissant probablement ainsi son rôle dans ce groupe : Mc 3, 16 Il institua donc les Douze, et il donna à Simon le nom de Pierre (Petros) Luc suit la même approche que Marc. Si Matthieu mentionne le nom « Simon » au début de son évangile, il l’accompagne toujours de la remarque : appelé Pierre. Ce qui l’intéresse, c’est le leader de la communauté chrétienne reflété par le nom « Pierre », et non le pêcheur de Galilée. Enfin, Jean place le changement de nom dès le début du ministère de Jésus (1, 42), et adopte l’approche originale de l’appeler par le double nom de « Simon-Pierre ». Que sait-on sur Simon, appelé Pierre? Sur ce point, on se réfèrera à J.P. Meier. En bref, c’est un Juif de Galilée qui réside à Capharnaüm avec femme et famille, et exerce le métier de pêcheur. Vers l’an 28 ou 29, Jésus l’appelle à se joindre à son groupe. Il est présent au dernier repas de Jésus, à son arrestation à Gethsémani et sur les lieux de l’audition chez le grand-prêtre. Alors que des passants l’interrogent, il craque et renie connaître Jésus. Très tôt après la crucifixion de Jésus, Pierre prétend avoir fait l’expérience de Jésus ressuscité (1 Co 15, 5; Lc 24, 34; cf Jn 21, 1-14). Après avoir subi divers emprisonnements à Jérusalem, il se rend à Antioche (Ga 2, 11-14) et peut-être à Corinthe (1 Co 1, 12; 3, 22). D’après Paul, Pierre a concentré sa mission auprès des chrétiens Juifs (Ga 2, 8-9), et malgré qu’il fut un des leaders de la communauté avec Jean et Jacques, le frère de Jésus (Ga 2, 9), il lui est arrivé de céder aux conservateurs de Jérusalem dans l’entourage de Jacques, le frère de Jésus, par peur d’eux (Ga 2, 11-13). On trouve des allusions à son martyr dans le Nouveau Testament (Jn 21, 18-19; 1 P 5, 13) et dans les premiers témoignages patristiques (1 Clément 5, 4). Dans la première génération chrétienne, quelle a été exactement le rôle de Pierre, à part d’être en mission auprès de ses compatriotes juifs? Nous ne sommes pas en face d’une structure précise, sinon devant le leadership moral et religieux de Pierre, Jean et Jacques, le frère de Jésus, à Jérusalem, si on se fit à Galates 2, 9. Mais alors, comment interpréter Mt 16, 17-19? Jésus lui dit: "Tu es heureux, Simon fils de Jonas, car cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux. Eh bien! moi je te dis: Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les Portes de l’Hadès ne tiendront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux: quoi que tu lies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour lié, et quoi que tu délies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour délié." Pour une analyse plus détaillée, on se réfèrera à Meier. Qu’il nous suffise de dire que nous sommes ici devant une création de Matthieu, et non pas d’une parole qui pourrait remonter au Jésus historique pour les raisons suivants :
Bref, Mt 16, 17-19 est l’écho de la compréhension du rôle de Pierre dans l’Église d’Antioche vers les années 80 ou 85, au moment la structure de l’Église se développait sous l’influence d’Ignace d’Antioche. Il est temps de revenir à notre v. 28. Sachant la place qu’occupe Pierre dans l’évangile de Matthieu, on comprend le rôle qu’il entend lui faire jouer dans cette scène : lui, le porte-parole des disciples est aussi le leader de l’Église dont il doit assurer la pérennité. Comment s’acquittera-t-il de son rôle? |
Textes avec le nom Petros dans la Bible
Textes avec le nom Kēphas dans la Bible Textes avec le nom Simōn dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
kyrie (Seigneur) |
Kyrie est le vocatif masculin singulier de kyrios. Le mot désigne en grec classique « celui qui est maître de, qui a autorité », cest-à-dire le maître, le maître de maison, le représentant légal, le tuteur (voir notre
Glossaire). Dans une société hiérarchique, cest donc un terme générique pour décrire la relation dun supérieur face à un subordonné : un supérieur exerce une seigneurie sur le subordonné.
Cest la Septante, cette traduction grecque de la Bible hébraïque qui a popularisé ce terme pour désigner Dieu : en effet, comme dans le monde Juif le nom propre de Yahvé est imprononçable et est remplacé par אֲדֹנָי (Adonai), pour exprimer son rôle de maître de lunivers, alors les auteurs de la Septante ont choisi de traduire Adonai par kyrios (seigneur). On comprendra que le terme kyrios est extrêmement fréquent dans le Nouveau Testament, et plus particulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 80; Mc = 18; Lc = 104; Jn = 52; Ac = 107. Comme on peut le constater, c’est Luc qui l’utilise le plus; s’adressant à une culture grecque, il devenait un véhicule bien adapté à son milieu. À l’inverse, Marc y recourt beaucoup moins souvent alors qu’il écrit pour la communauté de Rome.Le mot lui-même possède une grande flexibilité dans la mesure il couvre tout ce qui exerce une autorité et demande respect et honneur.
On peut faire ce tableau sur les occurrences et la signification de kyrios (on a exclu de ce tableau les additions ultérieures à l’évangile de Marc).
Faisons quelques remarques :
Concentrons-nous sur Matthieu. De manière générale, on peut dire que kyrios fait partie de son vocabulaire régulier, et qu’il se plait à l’utiliser. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises il se permet de l’ajouter aux sources qu’il utilise.
Comme on le constate, Matthieu remplace des termes comme « tu », Jésus, maître, rabbi ou rabbouni qu’on trouve chez Marc par le titre de Seigneur. Ou encore, quand le récit de Marc est en style indirect, il le transforme en style direct et ajoute le vocatif « Seigneur ». Que conclure? Deux choses.
Qu’en est-il au v. 28 dans notre récit de la marche sur les eaux? Nous avons déjà fait remarquer qu’avec le v. 28 Matthieu quitte le récit de Marc pour produire une séquence qui lui est propre. Or, comment Pierre s’adresse-t-il à Jésus? En l’appelant : Seigneur. Nous sommes dans un contexte de foi, et c’est avec le regard postpascal qu’on doit comprendre son vocabulaire, en particulier le titre de kyrios qui est donné ici à Jésus : nous sommes devant celui que Dieu a ressuscité et qu’il a fait Christ et Seigneur. |
Textes avec le nom Kyrios chez les évangélistes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ei sy ei (si toi tu es) |
L’expression ei sy ei est formée de la conjonction ei (si), du pronom personnel 2e personne du singulier sy (toi, tu), et du verbe « être » au présent de la 2e personne du singulier ei (tu es). C’est une expression typiquement grecque pour questionner l’identité d’une personne. On la traduit habituellement par : « est-ce bien toi? » ou « si c’est bien toi », quand la condition est suivie d’une demande.
Dans tout le Nouveau Testament, l’expression ne se rencontre que dans les évangiles, et elle est toujours une question adressée à Jésus : on demande à Jésus de dire s’il est le Christ (messie)(Mt 26, 63; Lc 22, 67; Jn 10, 24), ou le roi des Juifs (Lc 23, 37). Et cette question est toujours posée par des gens sceptiques. Pour mieux saisir la signification de l’expression, on peut parcourir la Septante. Dans la Genèse, l’expression se retrouve dans la bouche d’Isaac, devenu aveugle, qui veut vérifier si c’est bien Ésaü qu’il a devant lui et à qui il donnera sa bénédiction (Gn 27, 21). Au livre des Juges, c’est le père de Samson qui demande à l’ange s’il est bien l’homme qui a annoncé la bonne nouvelle de la naissance d’un fils à sa femme stérile (Jg 13, 11). Dans le deuxième livre de Samuel, il s’agit encore de vérifier l’identité d’une personne : c’est Abner, du côté de Saül et en guerre contre David, qui veut connaître l’identité de son poursuivant (2 Sm 2, 20), c’est David qui veut savoir si quelqu’un est bien un des serviteurs de Saül afin de l’honorer (2 Sm 9, 2), c’est une femme d’une ville assiégée qui vérifie l’identité du chef des assaillants afin de négocier une entente (2 Sm 20, 17). Dans le premier livre des Rois, il s’agit d’un vieux prophète qui valide l’identité d’un homme de Dieu (1 R 13, 14), il s’agit d’Abdias, un chef de palais, qui demande si l’homme devant lui est bien le prophète Élie (1 R 18, 7), il s’agit d’Achab qui vérifie si Élie est vraiment l’homme qui fait du tort à Israël (1 R 18, 17), et enfin il s’agit de Jézabel, l’ennemie du prophète Élie, qui s’assure de l’identité de son interlocuteur (1 R 19, 2). Dans chaque situation, on veut vérifier l’identité d’une personne. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que ce soit dans les évangiles ou dans les Septante, l’expression « si toi tu es » est toujours accompagné d’un attribut : si toi tu es le Christ, si toi tu es le roi des Juifs, si toi tu es mon fils Ésaü, si toi tu es l’homme qui a parlé à ma femme, si toi tu es Asaël…, etc. La seule exception est notre v. 28 où l’expression n’a pas d’attribut : « si toi tu es ». Bien sûr, dans la traduction on peut ajouter un attribut : si c’est bien toi. Mais on oublie alors ce que Jésus vient d’affirmer : « Je suis », sans attribut, et c’est à cela que réagit Pierre; le « si tu es » s’adresse au « Je suis ». Or, nous avons fait remarquer que le « Je suis » est un attribut de Dieu dans le monde juif, un attribut que Matthieu met dans la bouche de Jésus. Aussi, la réplique de Pierre pourrait être reformulée ainsi : si vraiment tu peux dire « Je suis », alors commande… En d’autres mots, Pierre met Jésus au défi d’étayer son affirmation de son privilège qu’il partage avec Dieu. |
Textes avec l'expression ei sy ei dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
keleuson (commande) | Keleuson est le verbe keleuō à l’impératif aoriste, 2e personne du singulier et signifie : commander, ordonner. Le mot se trouve avant tout chez Matthieu dans les évangiles, autrement il n’apparaît que dans les Actes des Apôtres dans le reste du Nouveau Testament : Mt = 7; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 17; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Le verbe « commander » est un terme quelque peu militaire, car le sujet d’un tel verbe doit être quelqu’un qui a autorité. Chez Matthieu, le sujet de ce verbe qui apparaît sept fois est Jésus à trois reprises, si on inclut notre verset 28, autrement c’est le roi Hérode Antipas (14, 9), un roi anonyme (18, 25), et Pilate (27, 58.64), donc des gens d’une grande autorité. Si on se tourne vers les Actes des Apôtres, on note également que les sujets qui commandent sont des gens d’autorité : les membres du Sanhédrin (4, 15), le docteur de la Loi Gamaliel (5, 34), l’eunuque éthiopien, décrit comme haut fonctionnaire de la reine d’Éthiopie et administrateur général de son trésor (8, 38), le roi Hérode Agrippa I (12, 19), les stratèges de l’armée romaine (16, 22), un tribun romain (21, 33-34; 22, 24.30; 23, 10), le grand prêtre Ananias (23, 3), le gouverneur Félix (23, 35), le gouverneur Festus (25, 6.17.21.23), un centurion (27, 43). Quand on considère les sept occurrences de keleuō dans l’évangile de Matthieu, on constate qu’elles lui sont toute propres. Nul doute que c’est un mot qu’il aime. Mais pourquoi insister sur un Jésus qui commande? Par exemple, dans la scène de la première multiplication des pains qu’il recopie de Marc, il se permet de modifier légèrement son récit pour introduire keleuō.
Examinons maintenant notre v. 28 où le mot « commander » est dans la bouche de Pierre : « commande-moi de venir vers toi sur les eaux ». En fait, Pierre demande à Jésus, qu’il appelle « Seigneur », de jouer son rôle d’autorité en commandant. Cela peut surprendre que Pierre demande de recevoir un ordre. Mais l’enjeu du commandement n’est pas Pierre, mais la mer, les eaux; fondamentalement, Pierre demande à Jésus d’exercer son autorité sur la nature. Rappelons-nous de ce qui a été dit plus tôt sur la conception juive de la mer et des vagues. Ce sont des forces qui font peur, qu’on associe aux forces du mal, et c’est le privilège du Dieu créateur de controler ces éléments de la nature, de pouvoir maîtriser les eaux et marcher sur la mer, bref de les vaincre. Pierre demande donc à Jésus d’exercer l’autorité même de Dieu. |
Textes avec le verbe keleuō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
hydata (eaux) |
Hydata est le nom hydōr à l’accusatif neutre pluriel. L’accusatif est requis par la préposition epi (sur), quand elle accompagne un verbe de mouvement; et le verbe de mouvement dans la phrase est « venir » : il s’agit pour Pierre de venir vers Jésus sur les eaux. Le nom hydōr signifie eau; il nous a donné en français différents mots ayant comme préfixe « hydr » comme hydraulique, hydratant, hydravion, hydroélectricité. Il n’est pas très fréquent dans les évangiles-Actes, sauf chez Jean : Mt = 7; Mc = 5; Lc = 6; Jn = 21; Ac = 7; 1Jn = 4; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Ailleurs dans le Nouveau Testament, c’est dans l’Apocalypse qu’on le retrouve le plus.
La référence à l’eau apparaît dans différents contextes qu’on pourrait regrouper de la façon suivante.
Dans quel contexte se place notre v. 28? Rappelons que Matthieu vient de nous dire que la barque doit affronter des vents de face, et donc nous sommes dans une mer agitée, et au verset suivant Pierre prend peur, s’enfonce dans l’eau et crie au secours. Nous sommes donc dans une vision destructrice des eaux où elles sont une menace à l’humanité, du moins au petit groupe des disciples. Le sort qui peut les attendre est que la mer les engloutisse tous. Nous sommes bel et bien dans un contexte de mort. Mais pourquoi le mot « eau » est-il au pluriel? Pour bien comprendre, il faut se situer dans le monde juif. Car le mot hébreu lui-même pour désigner l’eau, mayim, est un duel. En effet, en hébreu, en plus du singulier et du pluriel il y a le duel pour les objets qui viennent en deux, par exemple chaussures, ou jambes. La terminaison de ces mots prend alors la forme du pluriel, ce qu’on trouve avec mayim. Cette perception des eaux est due à la cosmologie de l’antiquité Dieu fit alors la voûte qui sépare les eaux (mayim) d'en bas des eaux (mayim) d'en haut. Et il en fut ainsi (Gn 1, 7) Ainsi, c’est comme si à l’origine il y avait eu un océan primordial que Dieu aurait séparé en deux, créant ainsi une mer au-dessus de la voûte céleste, source de l’eau de pluie, qui s’insérait dans les trous de la voute pour tomber sur terre, et au niveau du sol, des océans, des fleuves, des cataractes. L’eau sur terre était perçue comme provenant de multiples sources souterraines. Le texte de l’Apocalypse nous en donne plusieurs exemples. Et le troisième Ange sonna... Alors tomba du ciel un grand astre, brûlant comme une torche. Il tomba sur le tiers des fleuves et sur les sources des eaux (hydōr) (Ap 8, 10) Le traducteur de la Septante, en traduisant mayim, a opté parfois pour le singulier, parfois pour le pluriel, dépendamment de l’objet auquel on fait référence. Un bel exemple est ce texte d’Exode 15, 8 quand il fait référence au passage de la mer Rouge lors de la sortie d’Égypte alors que la mer s’est séparée en deux, devenant un pluriel : (LXX) Au souffle de ta colère, l'eau s'est séparée, les eaux se sont dressées comme un tour ; les flots se sont affermis au milieu de la mer Chez les évangélistes, seul le Juif Matthieu utilise le pluriel pour parler de la mer (en Jn 3, 23 le pluriel s’explique par une référence aux sources d’eau d’Aenon, propices au baptême). Et le pluriel lui permet de faire référence à certains passages de l’Ancien Testament comme le Psaume 76, 20 qui nous parle du passage de la mer Rouge: (LXX) Ton chemin est dans la mer, et tes sentiers dans les grandes eaux (hydōr), et tes pas ne peuvent être connus. Dans le monde juif, Dieu créateur domine ce qu’il a créé, et donc il domine les grandes eaux. Comme ces eaux destructrices auraient pu être source de mort pour le peuple juif quittant l’Égypte, Dieu en a fait un lieu de salut. C’est ce contexte qu’il faut avoir en tête en lisant notre récit de la marche sur les eaux. |
Textes avec le nom hydōr dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 29 Alors Jésus lui dit : « Viens! » Après être descendu de la barque, Pierre se mit à marcher sur l’eau en direction de Jésus.
Littéralement : Puis, lui il dit : viens (elthe). Et étant descendu (katabas) de la barque, le Pierre marcha sur les eaux et alla vers le Jésus. |
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elthe (viens) | Elthe est le verbe erchomai à l’impératif aoriste 2e personne du singulier. Nous avons analysé plus tôt ce verbe. Mais cette fois-ci il est l’impératif. Nous comprenons pourquoi. Car Pierre a demandé à Jésus de lui donner un ordre. L’impératif est l’expression de cet ordre. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
katabas (étant descendu) | Katabas est le verbe katabainō au participe aoriste, nominatif masculin singulier, et s’accorde avec le sujet Petros qui suit. Ce verbe est formé de la préposition kata (exprime un mouvement de haut en bas) et du verbe bainō (marcher, avancer), et donc signifie : descendre. Il revient régulièrement dans les évangiles-Actes (Mt = 11; Mc = 6; Lc = 12; Jn = 17; Ac = 19; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0), et il est peu présent ailleurs, sinon dans l’Apocalypse.
Ce verbe apparaît dans deux grands contextes différents. Il y a d’abord le contexte physique et géographique. On descend de la montagne, on descend de la terrasse. Comme Jérusalem est située à près de 750 mètres d’altitude, on descend régulièrement de Jérusalem. Ou encore, la pluie descend sur les maisons. Des exemples :
Mais il y a un contexte symbolique où se meuvent des objets non tangibles, des réalités spirituelles. Par exemple, on parlera d’une réalité qui descend du ciel pour signifier qu’elle vient de Dieu. La majeure partie des occurrences du verbe katabainō chez Jean ou dans l’Apocalypse appartienne à ce contexte. Des exemples :
Chez Matthieu, on rencontre les deux contextes. Mais, ici, au v. 29, même si le récit possède une haute valeur théologique, il fait référence au geste concret de descendre d’une barque, afin de poser un pied sur l’eau. |
Textes avec le verbe katabainō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 30 Mais effrayé en observant la puissance du vent, il commença à s’enfoncer dans l’eau et se mit à hurler : « Seigneur, au secours! »
Littéralement : Puis, regardant (blepō) le vent [puissant] (ischyron), il fut effrayé, et ayant commencé (arxamenos) à s'enfoncer (katapontizesthai) (dans la mer), il poussa des cris disant : Seigneur, sauve-moi (sōson) |
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blepō (regardant) | Blepōn est le verbe blepō au participe présent nominatif masculin singulier, s’accordant avec le sujet sous-entendu « il », désignant Pierre. Il apparaît régulièrement dans les évangiles : Mt = 20; Mc = 15; Lc = 16; Jn = 17; Ac = 13; 1Jn = 0; 2Jn = 1; 3Jn = 0, et signifie : regarder, observer, voir. Le sens premier est de fixer un objet du regard. En ce sens il partage le champ sémantique du verbe oraō, que nous avons analysé précédemment, tout en étant moins fréquent.
Matthieu est celui qui utilise le plus ce verbe chez les évangélistes, et parmi les 20 occurrences de son évangile, 13 lui sont propres, alors qu’elles apparaissent dans des récits qui lui sont uniques. C’est le cas ici au v. 30. L’utilisation du participe présent et du verbe blepō traduit l’idée que Pierre est dans un état où il fixe du regard le vent, et cet état va engendrer une réaction. |
Textes avec le verbe blepō chez les évangélistes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
[ischyron] (puissant) | Ischyron est l’adjectif ischyros à l’accusatif masculin singulier, car il s’accorde avec le nom anemon (vent) à l’accusatif masculin singulier. Il signifie fondamentalement : fort. Mais selon le contexte et le mot qu’il qualifie, l’adjectif pourra prendre différentes nuances, par exemples : sévère (une famine, une lettre), puissant (vent, voix, ville, ange), violent (clameur), vaillant (l’homme en guerre), influent (la personne sur le plan social). C’est un mot peu fréquent chez les évangélistes (Mt = 3; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0), et dans tout le Nouveau Testament, sauf dans l’Apocalypse qui utilise beaucoup l’hyperbole dans ses visions.
Quand on regarde les évangiles, on note que c’est Marc qui a introduit l’adjectif « fort » qu’il utilise comme un substantif : littéralement « le fort », qu’on traduit par : l’homme fort. Le mot a été repris par Matthieu 12, 29 et par Luc 11, 21. Il nous reste alors que deux occurrences pour les reste des évangiles, Lc 15, 14 qui l’applique à la famine, et notre passage ici de Mt 14, 30. Mais notre passage pose problème. On aura remarqué en effet que le mot a été mis entre parenthèses carrées, i.e. le mot n’apparaît pas dans toutes les versions. Par exemple, les codex Sinaïticus (4e s.) et Vaticanus original (4e s.) ainsi que les diverses versions coptes (3e et 4e s.) n’ont pas l’adjectif ischyros qui accompagne le vent. Par contre, cet adjectif se retrouve dans la version corrigée du codex Vaticanus, dans les codex Ephraemi Rescriptus (5e s.) et Bezae (5e – 6e s.), dans la Vulgate de saint Jérôme (complétée en 405). Il y a donc deux hypothèses possibles : ou bien l’original contenait ischyros, et ultérieurement un copiste a sauté cet adjectif par mégarde, ce qui a entraîné les autres publications à partir de cette copie de ne pas avoir ce mot; ou bien, l’original ne contenait pas ischyros, et c’est un copiste qui a pris l’initiative d’ajouter ce mot, le trouvant nécessaire pour expliquer la peur de Pierre, ou peut-être influencé par la version qu’on trouve chez Jean 6, 18 qui parle de « grand vent », et par là devenant la base de toutes les autres copies avec cet adjectif. Il est difficile de trancher, mais la plupart de nos Bibles ont opté pour considérer ischyros comme faisant partie de la version originale, jugeant plus plausible qu’un copiste ait « sauté » le mot par mégarde, qu’un copiste ait pris l’initiative de l’ajouter. Quoi qu’il en soit, tout cela ne change pas beaucoup la signification du verset. Même en l’absence de l’adjectif ischyros, on comprend que c’est la force du vent qui suscite la peur chez Pierre. Pour l’univers marin, c’est le vent qui peut être la source de terreur. Le récit similaire de la tempête apaisée tourne autour du vent que Jésus va « exorciser » (Mc 4, 36-41 || Mt 8, 23-27 || Lc 8, 23-25). |
Textes avec l'adjectif ischyros dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
arxamenos (ayant commencé) | Arxamenos est le verbe archō au participe aoriste moyen au nominatif masculin singulier, s’accordant avec le sujet « il » sous-entendu, qui est Pierre. C’est un verbe formé de la racine arch qui désigne ce qui est premier : on peut être premier dans le temps, comme on peut être premier dans l’ordre des choses. Par exemple, le nom archē peut signifier « commencement » comme il peut signifier « chef ». Il en ainsi du verbe archō qui, à la forme active, signifie : gouverner, et à la forme moyenne signifie : commencer. Il est assez fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 13; Mc = 27; Lc = 31; Jn = 2; Ac = 10; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0, où il est la plupart du temps à la forme moyenne et signifie : commencer.
Le verbe « commencer » permet d’indiquer qu’une action qui a été amorcée se prolonge dans le temps. Ce sont surtout Marc et Luc qui y ont recourt. Par exemples :
Le verbe archō est moins fréquent chez Matthieu, et dans la moitié des cas, c’est une copie de Marc. Néanmoins, on le retrouve dans quelques passages qui lui sont propres, comme en 18, 24 (parabole du débiteur impitoyable), 20, 8 (ouvriers de la onzième heure) et ici, au v. 30. Donc, le mot appartient à son vocabulaire. Dans la scène de la marche sur les eaux, il s’agit d’exprimer l’idée que l’enfoncement dans l’eau est un processus progressif qui s’étire dans le temps, et qui vient de commencer. Bien sûr, la scène a quelque chose de surréaliste, parce que sur le plan physique, un être humain ne prend pas l’eau progressivement, à moins d’être une embarcation. Mais comme nous sommes dans l’univers symbolique de la foi, la scène décrit une forme de réalité. |
Textes avec le verbe archō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
katapontizesthai (être submergé) |
Katapontizesthai est le verbe katapontizō à la forme moyenne de l’infinitif présent. Il est formé de la préposition kata qui décrit un mouvement de haut en bas, et de la racine qui nous a donné le nom pontos (la pleine mer, le large), et signifie donc : submerger, avec l’idée d’engloutir. Il a donc une connotation négative, car l’état final désiré est la destruction. C’est un mot très rare, qui n’apparaît que chez Matthieu dans tout le Nouveau Testament, et quelques fois dans la Septante.
L’une des deux occurrences du verbe chez Matthieu est une substitution (soulignée) du verbe « jeter » reçu de Marc.
Qu’en est-il de notre v. 30 où Matthieu utilise katapontizō pour décrire la situation de Pierre? Deux psaumes de la Septante où on retrouve ce verbe peuvent nous aider à comprendre l’intention de Matthieu. Nous avons souligné le vocabulaire qu’on retrouve également dans notre récit.
Le Psaume 69 est la prière de la personne qui est persécutée en raison même de sa foi en Dieu, qui crie sa détresse et son humiliation, et c’est sa foi qui l’amène à être sûr de son salut, si bien qu’il termine sa prière avec un chant de louange. Quant au Psaume 124, c’est une prière collective d’une communauté qui est reconnaissante au Seigneur de l’avoir délivrée. Ces deux psaumes pourraient très bien exprimées ce que vivait la communauté de Matthieu, méprisée par ses coreligionnaires juifs. Ce n’est donc pas par hasard que Matthieu utilise katapontizō pour décrire la situation de Pierre, qui représente l’ensemble de la communauté : on est submergé, on n’en peut plus, on a l’impression de mourir. |
Textes avec le verbe katapontizō dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
sōson (sauve) |
Sōson est le verbe sōzō à l’impératif aoriste, 2e personne du singulier. Dans le grec classique, il signifie : conserver sain et sauf, sauver, conserver. Quant à la racine « sōs », elle renvoie à une situation où on sauve d’un danger, d’une maladie, d’une guerre, d’un naufrage (voir André Myre, Nouveau vocabulaire théologique. Paris-Bayard : Bayard-Médiaspaul, 2004, p. 477-478). Le verbe sōzō apparaît régulièrement chez les évangélistes (Mt = 15; Mc = 15; Lc = 17; Jn = 6; Ac = 13; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0) et dans le reste du Nouveau Testament.
Pour bien comprendre la signification de ce verbe, il faut d’abord saisir son contexte vétérotestamentaire. Les traducteurs de la Septante ont souvent traduit par sōzō le mot hébreu yāšaʿ, qui signifie : sauver, délivrer, secourir (on se réfèrera à Jean-Pierre Prévost, Nouveau vocabulaire théologique. p. 240-245). Le contexte fait toujours référence à un danger précis, une catastrophe ou un ennemi concret et visible dont on est délivré. Ainsi, dans un certain nombre de livres (i.e. Juges, Rois 1 et 2, et Samuel 1 et 2), le salut est synonyme de victoire militaire et politique. Par contre, le livre des Psaumes met l’accent surtout du l’expérience individuelle du salut : libération de l’agresseur, de l’ennemi, des périls corporels ou de l’angoisse. Avec le Deutéro-Isaïe (ch. 40-66), on passe à une vision universaliste, cosmique et eschatologique du salut. Mais, au-delà du mot yāšaʿ, c’est l’expérience d’être sortie de l’emprise égyptienne sous la direction de Moïse, et surtout du retour de l’exil à Babylone qui va marquer la perception du salut dans le monde juif. En effet, il s’agira de moins en moins de victoire sur l’ennemi que de la reconstruction et de la réconciliation nationale. Et même, avec Isaïe, se développe une perspective œcuménique où la délivrance est offerte à toutes les nations (Is 49, 6). On notera que plusieurs noms ont été formés à partir de la racine hébraïque yshʿ : Yehôshûaʿ (Josué et Jésus : « Yahvé sauve »), Yeshaʿyahû (Isaïe : « Lui, Yahveh, sauve ») et Hôsheaʿ (Osée : « Il sauve »). C’est à partir de ce contexte qu’il faut essayer de comprendre le Nouveau Testament et en particulier les évangiles. Quand on passe en revue les occurrences du verbe sōzō dans le Nouveau Testament, on note que le mot peut prendre quatre grandes significations différentes.
On peut voir toute l’évolution de la signification de sōzō. Dans l’Ancien Testament, il s’agit avant tout d’être sauvé, soit individuellement, soit collectivement, d’un péril imminent, en particulier d’ennemis et de persécuteurs. Mais avec les évangiles, sans qu'il y ait nécessairement de persécuteurs, le salut s’élargit pour inclure les maux physiques, moraux et spirituels. Puis, comme Jésus a prêché l’imminence du règne de Dieu, le salut inclut maintenant le fait d’échapper au jugement de Dieu et d’entrer dans le monde de Dieu à la fin des temps. Enfin, avec la foi au Christ ressuscité, on s’est mis à parler d’un salut auquel accède déjà le croyant en échappant au monde des ténèbres et en accédant à la vie dans l’Esprit, dans l’attente du salut final lors du retour du Christ ressuscité; la notion de salut a été totalement spiritualisée. Si on se borne aux évangiles-Actes, on obtient le tableau suivant :
Tournons-nous maintenant vers Matthieu. La plupart des occurrences de sōzō dans son évangile proviennent des récits de Marc qu’il recopie. Il a d’abord cette exception où il ajoute sōzō au récit qu’il reçoit de Marc :
On aura noté au passage l’expression « prends courage » (tharsei) chez Matthieu, que nous avons vu plus haut au v. 27, qui apparaît ici dans un contexte de foi. Une autre exception est celle où Matthieu ajoute sōzō au récit de la tempête apaisée qu’il reçoit de Marc :
L’accent des deux versions de la tempête apaisée est totalement différent. Chez Marc, l’accent est sur le silence de Jésus et son indifférence apparente à ce qui se passe, sans doute un écho de ce vit la communauté persécutée de Rome. Chez Matthieu, l’accent est sur le manque de foi; nous sommes devant une prière, avec l’expression « Seigneur » et l’impératif « sauve-nous », mais une prière née de la peur. Pour Matthieu, avoir peur est l’opposé de la foi. Tout cela nous amène à notre v. 30 qui est unique à Matthieu et où on retrouve le même verbe à l’impératif : sauve. Notons qu’en Mt 8, 25 et ici en Mt 14, 30 le verbe sōzō est dans les deux cas à l’impératif 2e personne du singulier, et dans les deux cas dans la bouche de quelqu’un qui crie : « Au secours ». Tout cela est unique à Matthieu (ailleurs, il y a Marc qui présente des gens invitant Jésus en croix à se sauver lui-même, ou Jean (12, 27) qui présente un Jésus qui refuse de demander d’être sauvé de l’heure de la croix). De quoi Pierre veut-il être sauvé? Tout comme en Mt 8, 25 il veut être sauvé de la noyade, et donc de la mort physique, l’un des grands thèmes du Nouveau Testament. Mais pour Matthieu, la source de cet appel « au secours » ne peut être que le manque de foi. |
Textes avec le verbe sōzō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 31 Jésus le saisit aussitôt avec la main tendue en lui disant : « Tu as si peu la foi, pourquoi avoir douté? »
Littéralement : Puis, aussitôt le Jésus ayant tendu (ekteinas) la main, il saisit (epelabeto) lui et il dit à lui : [tu es] de peu de foi (oligopiste), pourquoi as-tu douté (edistasas)? |
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ekteinas (ayant tendu) |
Ekteinas est le verbe ekteinō au participe aoriste nominatif masculin singulier, s’accordant avec le sujet Jésus. Dans tout le Nouveau Testament, il n’apparaît que dans les évangiles-Actes : Mt = 6; Mc = 3; Lc = 3; Jn = 1; Ac = 3; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. De plus, sur les 16 occurrences, 15 appartiennent à l’expression « étendre la main » (la seule exception étant Ac 27, 30 où on parle d’étendre les ancres à la proue du navire).
L’expression « étendre la main » se situe dans différents contextes.
Ici, au v. 31, le geste d’étendre la main vise à saisir Pierre et l’empêcher de se noyer. Dans le Judaïsme, parler d’étendre la main renvoie à l’idée d’intervenir, d’agir, de poser une action. Dans la Septante, le verbe ekteinō est souvent utilisé avec Dieu comme sujet. Par exemple, en Exode 7, 5 on exprime ainsi l’initiative de Dieu de libérer son peuple : LXX « Et tous les Égyptiens connaîtront que je suis le Seigneur qui étends ma main (ekteinōn tēn cheira) sur la terre d'Égypte, et, du milieu de ce peuple, je ferai sortir les fils d'Israël » Nous avons souligné la perception négative de l’eau, des vagues et de la mer dans le monde juif. Le geste de Jésus, en tant que Seigneur, d’étendre la main, est celle même de Dieu qui intervient pour sauver son peuple de l’ennemi et du mal. De plus, notons que la phrase commence avec « aussitôt » (eutheōs) : la réponse est immédiate à la prière de Pierre. |
Textes avec le verbe ekteinō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
epelabeto (il saisit) | Epelabeto est le verbe epilambanō à l’aoriste moyen, 3e personne du singulier. Il est formé de préposition epi (sur) et du verbe lambanō (prendre), et signifie : mettre la main sur quelque chose ou quelqu’un, saisir. Il est rare dans l’ensemble de Nouveau Testament et dans les évangiles-Actes, sauf chez Luc où il apparaît quelque fois : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 5; Jn = 0; Ac = 7; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Dans la plupart des occurrences de epilambanō, il s’agit d’une personne qu’on saisit, soit pour l’arrêter Tous alors se saisirent de Sosthène, le chef de synagogue, et, devant le tribunal, se mirent à le battre. Et de tout cela Gallion n'avait cure, Ac 18, 17soit pour lui faire du bien Et eux se tinrent cois. Saisissant alors le malade, il le guérit et le renvoya, Lc 14, 4soit encore pour entreprendre une action ultérieure Mais Jésus, sachant ce qui se discutait dans leur coeur, saisit (epilambanō) un petit enfant, le plaça près de lui (suit l’exhortation à accueillir les enfants au nom de Jésus), Lc 9, 47Ici, au v. 31, nous avons l’expression « ayant tendu la main, il saisit ». Habituellement, le fait d’étendre la main pour saisir quelqu’un est une action bienveillante.
Mais ce qui pourrait mieux éclairer le geste de Jésus à l’égard de Pierre est ce passage de l’épitre aux Hébreux qui paraphrase Jérémie 31, 31-34 et met ceci dans la bouche de Dieu : (je conclurai une alliance nouvelle) non pas comme l'alliance que je fis avec leurs pères, au jour où je saisis leur main pour les tirer du pays d'Égypte. Puisqu'eux-mêmes ne sont pas demeurés dans mon alliance, moi aussi je les ai négligés, dit le Seigneur (8, 9) Saisir la main est une expression de salut qui pouvait renvoyer à ce que Dieu fit pour son peuple en Égypte. Ainsi, il faut regarder le geste de Jésus qui étend la main pour saisir Pierre qui se noie avec une vision beaucoup plus large que le simple sauvetage d’un individu; en Jésus, c’est Dieu qui vient au secours de son nouveau peuple dont Pierre est le représentant. |
Textes avec le verbe epilambanō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
oligopiste (de peu de foi) |
Oligopiste est l’adjectif oligopistos au vocatif masculin singulier. Le mot est au vocatif, car il s’agit ici d’une interpellation. Il est composé de deux mots : l’adjectif oligos (peu, petit) et de l’adjectif pistos (fidèle, digne de foi, croyant), et donc signifie : peu croyant. Mais Matthieu lui fait jouer le rôle d’un substantif, et donc il faut traduire : (homme) peu croyant, ou (homme) de peu de foi. Il ne se retrouve nulle part ailleurs que chez Matthieu et Luc dans toute la Bible : Mt = 4; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Nous sommes probablement devant un mot fabriqué par la première génération de chrétiens. C’est par la source Q qu’il a été introduit dans les évangiles (Lc 12, 28 || Mt 6, 30) alors que Jésus invite les disciples à ne pas se faire de souci pour la nourriture et le vêtement : car si Dieu veille à ce que les oiseaux aient suffisamment à manger et à ce que les fleurs comme les lis soient bien habillés, pourquoi les disciples s’inquiètent-ils tant du lendemain concernant la nourriture et le vêtement? Tout cela indique qu’ils sont des gens de peu de foi. Mais Matthieu a repris ce terme et lui a donné une grande expansion, probablement parce que cela rejoignait un des ses thèmes théologiques favoris. C’est ainsi qu’il s’est permis de l’ajouter aux récits qu’il recevait de Marc.
Si Matthieu se permet de modifier le récit qu’il reçoit de Marc pour ajouter l’expression « gens de peu de foi », c’est qu’il y voit l’un des problèmes majeurs chez certains chrétiens. Il semble pour lui que lorsqu’un chrétien a peur, peur de manquer de nourriture ou de ne pas avoir les vêtements qu’il faut, peur devant l’adversité ou l’opposition qu’il peut rencontrer, et que cela occupe tout le champ de son attention, alors c’est le signe qu’il n’a pas la foi requise du véritable croyant. On ne peut parler du mot oligopistos sans mentionner sa sœur jumelle : oligopistia. La seule différence est que le premier est un adjectif, et le deuxième est un nom féminin qui signifie fondamentalement la même chose : le peu de foi. Il est possible qu’il s’agisse d’un mot créé par Matthieu lui-même. Mais ce qui est sûr, il vient refléter la vision de Matthieu que le manque de foi est un problème fondamental de la communauté. En effet, oligopistia apparaît à la suite du récit de la transfiguration, et après que les disciples furent confrontés à leur échec devant un enfant épileptique dont ils n’ont pu extirper le démon et le guérir. Alors ils posent à Jésus la question pourquoi ils n’ont pas réussi. Comparons la réponse de Jésus selon Marc et selon Matthieu :
Ce que la version de Marc dit : Dieu seul peut opérer certaines guérisons, moyennant la prière. La version de Matthieu dit plutôt : vous en êtes capables, si seulement vous aviez une foi à soulever les montagnes. Encore une fois, tout cela dénote combien la foi est un élément central de la foi chrétienne chez Matthieu. C’est dans ce contexte qu’il faut lire notre v. 31 où Matthieu nous présente encore l’expression « peu de foi », mais cette fois adressée à Pierre. On peut être surpris et même choqué que Matthieu ait l’audace de présenter le porte-parole des disciples sous les traits d’un homme de peu de foi. Mais c’est sa façon de souligner le rôle vital de la foi, et que peut importe le rôle qu’une personne joue dans la communauté, peu importe son importance, tous doivent emprunter le chemin de la confiance inébranlable à la présence et au soutien du Christ ressuscité. |
Textes avec l'adjectif oligopistos dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
edistasas (tu as douté) | Edistasas est le verbe distazō à l’indicatif aoriste, 2e personne du singulier. Il signifie : douter, hésiter, et ne se rencontre que chez Matthieu dans toute la bible : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il est probable que c’est Matthieu qui a introduit ce mot dans les évangiles, même si le mot est présent dans le grec classique, apparaissant par exemple sous la plume du philosophe Platon.
Avec l’expression « gens de peu de foi » nous avons noté combien la foi était au cœur de la théologie de Matthieu. Le fait même qu’il introduise le verbe « douter » accentue ce point. L’autre occurrence de distazō se situe dans la dernière scène de son évangile, une scène autour de Jésus ressuscité qui reprend ses grands thèmes : nous sommes sur une montagne, le même décor où Jésus, comme nouveau Moïse, a livré son discours inaugural, la Loi nouvelle (Mt 5), entouré de ses disciples qu’il envoie maintenant en mission et à qui il donne l’assure de son soutien. Il écrit en 28, 17 : Et quand ses disciples le virent, ils se prosternèrent; d'aucuns cependant doutèrent (distazō) Comment interpréter cette scène? Le geste de Matthieu de mentionner le doute de certains disciples sur Jésus ressuscité n’est pas sans rappeler cette scène de Jean 20, 24-28 autour de Thomas qui n’a pas voulu croire au début en Jésus ressuscité. Mais pourquoi Matthieu insiste-t-il sur ce point pour l’inclure dans cette scène finale? Pourtant ne dit-il pas au début de la phrase : ses disciples le virent. Aussi, voir et croire semblent deux réalités différentes. Matthieu écrit environ 50 ans après les événements auxquels il fait référence. Il s’adresse à une communauté un peu tiraillée, qui rencontre beaucoup d’opposition. Et pour lui, l’enjeu central est celui de la foi. Et dans son récit final, il se trouve à dire : « Pensez-vous que les disciples qui ont accompagné Jésus et qui étaient avec lui sur la montagne avaient un avantage sur vous? Regardez, plusieurs doutèrent qu’il soit ressuscité et présent en notre monde. La foi n’est pas une question de voir et de toucher ». Et ici, au v. 31, le reproche de douter est adressé à Pierre, celui qu’on considère comme le chef de cette Église à laquelle appartient la communauté de Matthieu. L’intention de l’évangéliste est claire, car il se trouve à dire à sa communauté : « Malgré sa proximité avec Jésus, Pierre n’a aucun avantage sur vous. Lui aussi, a dû apprendre à croire ». Une dernière note : le rapprochement entre notre v. 31 et la finale Mt 28, 16-20 est un argument de plus pour penser que le Jésus de la marche sur les eaux chez Matthieu est le Jésus après sa résurrection. |
Textes avec le verbe distazō dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 32 Quand tous deux furent montés dans la barque, le vent tomba.
Littéralement : et étant montés eux vers la barque, s'apaisa (ekopasen) le vent |
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ekopasen (il s'apaisa) |
Ekopasen est le verbe kopazō à l’indicatif aoriste, 3e personne du singulier. Littéralement il signifie : se fatiguer, d’où s’apaiser, s’arrêter. Il est pratiquement absent du Nouveau Testament. C’est Marc qui aurait introduit ce verbe pour la scène de la tempête apaisée et de la marche sur l’eau, repris par Matthieu : Mt = 1; Mc = 2; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Aussi, il faut nous tourner vers la Septante pour avoir une meilleure idée de la façon dont ce verbe est utilisé. Or, on remarque que kopazō concerne trois réalités différentes.
Ce long détour par la Septante nous fait prendre conscience d’une chose : kopazō est toujours associé à une force destructrice qu’on essaie de contenir. Et selon la mentalité de l’antiquité, dont le Judaïsme est un exemple, les forces destructrices de la nature prennent leur source dans la colère de Dieu qui exprime ses sentiments face au mal. Tout cela nous donne un contexte pour comprendre notre v. 31. En particulier, le début du récit de Jonas (Jon 1, 1-16). Rappelons-nous que le Seigneur l’envoie à Ninive pour prêcher sa parole et demander sa conversion. Mais le prophète s’enfuit sur un navire pour Tarsis. Alors le Seigneur lance sur la mer un vent si violent que le navire risque de se briser. L’équipage consulte les sorts qui désignèrent Jonas comme responsable de la colère de Dieu. On jette Jonas à la mer, et aussitôt la mer se tint immobile. Ce récit a fort probablement influencé le récit qui a connu deux versions sur un thème semblable, la tempête apaisée et la marche sur les eaux. Car nous sommes devant une mer déchaînée, symbole du mal, qui risque de détruire la barque et de faire périr ses occupants. Dans le récit de Jonas, les marins prient le Seigneur avant d’éliminer celui qui lui a déplu, et alors le calme se fait; le calme est lié avec une certaine synchronisation avec Dieu. Dans le récit de la marche sur les eaux, le calme se fait quand Jésus devient présent dans la barque, symbole de la foi retrouvée, et donc d’une certaine synchronisation avec Dieu. On aura remarqué que, contrairement au récit de la tempête apaisée, Jésus ne fait aucun geste d’exorcisme pour demander au vent de s’arrêter. Le vent s’arrête quand Jésus monte dans la barque. Or, Jésus ne peut monter dans la barque que par la foi. Le message de Matthieu est clair à sa communauté : « Tant que vous ne vous laissez pas guider par la foi, la mer de l’opposition continuera à vous faire peur, car vous n’éprouverez une certaine sérénité que lorsque dans la foi vous laisserez entrer le Seigneur Jésus dans l’Église que vous êtes ». Quelle est cette foi? Le v. 33 nous donne la réponse. |
Textes avec le verbe kopazō dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 33 Dans la barque, les disciples reconnurent son autorité avec ces mots : « Vraiment, tu es fils de Dieu ».
Littéralement : Puis, ceux dans la barque se prosternèrent (prosekynēsan) [devant] lui disant : Vraiment (alēthōs), de Dieu (theou) fils (huios) tu es. |
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prosekynēsan (ils se prosternèrent) |
Prosekynēsan est le verbe proskyneō à l’indicatif aoriste, 3e personne du pluriel, car le sujet est: les disciples. À part Matthieu, Jean et l’Apocalypse, il est peu fréquent dans le Nouveau Testament, et en particulier dans les évangiles-Actes : Mt = 13; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 11; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Mais même le nombre d’occurrences est trompeur chez Jean, car sur les 11 présences du verbe, 9 apparaissent dans le dialogue avec la Samaritaine où on discute du lieu où on doit rendre un culte (proskyneō).
Que signifie ce verbe? Habituellement on le traduit par : se prosterner. Dans le monde oriental ancien, on se jetait à genou pour toucher le sol avec son front pour exprimer sa révérence devant quelqu’un, par exemple un roi ou un souverain quelconque; c’est une façon de reconnaître son autorité et de promettre son obéissance. Dans le monde religieux, ce sera une façon d’exprimer sa révérence à la divinité, de lui vouer un culte, ce que les Latins exprimeront avec le mot : adorer ou vénérer. Mais parfois, à un niveau moins extrême, le verbe peut être utilisé pour exprimer le respect pour quelqu’un ou le saluer respectueusement. Qu’en est-il du Nouveau Testament?
Revenons à Matthieu. Dans les évangiles, c’est celui qui utilise le plus proskyneō. Non seulement il est celui qui utilise le plus ce verbe, mais sur les 13 occurrences 10 s’adressent à Jésus, et ces dix occurrences lui sont propres. C’est là l’expression chez Matthieu d’une théologie haute, où Jésus est présenté sous ses traits divins. Aussi, il faut lire notre v. 33 dans ce contexte : le Jésus devant lequel les disciples se prosternent dans la barque est le Jésus connu après Pâques, celui qui partage les prérogatives de Dieu. Il est inutile de tenter d’obtenir une vidéo de la scène : on serait bien embarrassé de trouver la place dans la petite barque pour que tous les disciples s’étendent par terre dans un geste prosternation. Matthieu se situe dans le monde de la catéchèse et de la foi. |
Textes avec le verbe proskyneō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
alēthōs (vraiment) | Alēthōs est un adverbe peu fréquent dans les Évangiles-Actes : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 7; Ac = 1; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il provient de la racine verbale lanthanō (être caché, ignoré, passer inaperçu), précédée du préfixe négatif a-. Il qualifie donc ce qui ne passe pas inaperçu, ce qui n’est pas caché, qui n’est pas dissimulé. On le traduit habituellement par « vraiment ».
Mais l’adverbe peut prendre de multiples nuances et jouer différents rôles. En effet, alēthōs peut servir à affirmer un point de vue qui n’est pas évident et apparaît déroutant : c’est une façon de dire que c’est pourtant là la vérité. Par exemple :
Dans un contexte d’opposition ou de débat, c’est une façon de dire que l’opposant a tort et d’insister que son point de vue reflète malgré tout la réalité. Par exemple :
Alēthōs apparaît souvent dans un contexte où des événements confirment une certaine réalité, et l’interlocuteur fait savoir que cette réalité a été validée. Par exemple :
L’adverbe peut être utilisé simplement pour insister sur l’importance de ce qu’on affirme pour le mettre en valeur; nous sommes alors devant une affirmation solennelle. Par exemple :
Dans certains cas, il s’agit moins de la conformité à la réalité que de l’authenticité d’une personne, de sa fiabilité et de son caractère représentatif. Par exemple :
Ainsi, l’ajout de « vraiment » dans une phrase vise différents buts. Pourquoi a-t-on « vraiment » ici au v. 33 quand les disciples disent : « Vraiment, tu es fils de Dieu »? Cette affirmation fait suite à la marche sur les eaux, et donc alēthōs est une façon de dire que l’affirmation a été validée par les « faits » (n’oublions pas que nous sommes dans un langage théologique et que les eaux représentent le mal). C’est la même approche qu’il utilisera à la fin de son évangile, 27, 54 : « Quant au centurion et aux hommes qui avec lui gardaient Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait, ils furent saisis d'une grande frayeur et dirent: "Vraiment (alēthōs) celui-ci était fils de Dieu!" ». Nous retrouvons quelque chose de semblable chez Mc 15, 39 : « Voyant qu'il avait ainsi expiré, le centurion, qui se tenait en face de lui, s'écria: "Vraiment (alēthōs) cet homme était fils de Dieu!" »; l’obscurité, l’appel à Dieu de la part de Jésus et surtout le voile du sanctuaire qui se déchire en deux, tout cela amène le centurion à confesser sa foi en Jésus fils de Dieu. C’est également la même chose qu’on a en 1 Rois 18, 39 : « Et le peuple tomba la face contre terre, et il dit : Vraiment (alēthōs), le Seigneur Dieu est le seul Dieu »; le peuple vient d’être témoin de l’intervention de Dieu qui envoie le feu dévorer l’holocauste, le bois, les pierres, la poussière et absorber l’eau du fossé. En même temps, la présence de « vraiment » dans la phrase donne une grande solennité à l’affirmation des disciples : c’est une véritable confession de foi que Matthieu entend mettre en valeur. |
Textes avec l'adverbe alēthōs dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
theou huios (de Dieu fils) |
L’expression theou huios est surprenante, car theou (Dieu) est un génitif masculin singulier, donc le complément de nom du nom huios (fils), au nominatif masculin singulier : le complément de nom précède le nom qu’il complète, et donc au lieu d’avoir « fils de Dieu », nous avons ici : « de Dieu fils ». Comme la phrase se termine avec le verbe être, il faut donc traduire : de Dieu fils tu es. De tous les évangélistes, Matthieu est le seul à utiliser ce procédé. Voici deux autres passages :
Pourquoi cette inversion de l’ordre normal. On inverse l’ordre d’une expression dans une langue quand on veut mettre l’accent sur un des mots, habituellement le premier. Par exemple, si je dis de quelqu’un : le prince de Sibérie, je mets l’accent sur le fait qu’il est prince, et Sibérie ne fait que préciser sur quel territoire il est prince. Mais si je dis : de la Sibérie, il est le prince, je mets l’accent sur l’immense territoire de la Sibérie, et le mot « prince » ne fait que préciser qui joue un rôle sur ce territoire. On peut penser que c’est là l’intention de Matthieu : mettre l’accent sur Dieu, c’est insister sur la personne dont il est le fils, comme s’il disait : rendez-vous compte? C’est de Dieu qu’il est le fils. Les trois occurrences de cette inversion sont accompagnées du verbe « être ». N’oublions pas qu’il y a chez Matthieu une théologie haute, où il insiste sur le côté transcendant de Jésus. Dans le reste de la Bible, il y a deux autres occurrences de cette inversion, 2 Corinthiens 1, 19 et Sagesse 18, 13 où l’auteur fait référence au peuple d’Israël. Mais la même logique sur ce qu’on cherche à mettre en valeur prévaut. Maintenant, posons-nous la question: que signifie l’expression "fils de Dieu" chez Matthieu? Malheureusement, le mot fils a de multiples significations. La plus claire est la signification biologique, par exemple : la mère des fils de Zébédée (Mt 27, 56). Mais il y a aussi la lignée généalogique, par exemple : Jésus est parfois appelé « fils de David » (par ex. Mt 9, 27), non pas parce qu’il est fils biologique, mais selon sa généalogie il aurait pour ancêtre le roi David. Ensuite, il y a le groupe ou la race à laquelle on appartient, par exemple : les fils d’Israël (Mt 27, 9). On peut ajouter cette signification qui vient de l’allégeance au niveau des idées et des valeurs à un maître ou à un groupe de personne, par exemple : les fils des Pharisiens (Mt 12, 27). Dans le cadre de ces catégories, où situer l’expression « fils de Dieu »? À la rigueur, il pourrait s’agir d’une adhésion aux valeurs qu’on croit avoir Dieu pour source. Mais si des gens peuvent se dire ainsi « fils de Dieu », est-ce là la signification qu’entendent donner Matthieu ainsi que les autres évangélistes? L’Ancien Testament Pour bien comprendre de quoi il s’agit, il faut commencer par l’univers de l’Ancien Testament. Il est possible que cet univers ait intégré du monde gréco-romain ou des peuples d’alentour une multiplicité de dieux, des puissances supra-humaines, tout en les soumettant au Dieu unique, appelé ʾēl, ou au pluriel de majesté ĕlōhîm, dont une des étymologies possibles serait la racine ʾōl (être puissant, être prééminent) (voir Jean-Pierre Prévost, ēl, Nouveau vocabulaire biblique. Paris-Montréal : Bayard-Médiaspaul, 2004, p. 125). C’est ainsi que la Genèse nous parle des fils de Dieu qui se seraient accouplés avec des femmes de la terre pour donner naissance à des géants, des hommes fameux (Gn 6, 2-4). Parler de « fils de Dieu » signifie ici partager un peu de la puissance et de la prééminence de Dieu. Quand le Psaume 82, 1 dit : « Dieu s'est tenu debout dans l'assemblée des dieux », on peut penser que ces « dieux » désignent soit des êtres célestes, soit des anges, soit encore des juges terrestres. Quelque soit les cas de figure, il s’agit toujours d’êtres doués d’une certaines autorité, et donc qui partagent un privilège divin. Quand la Septante rencontrera l’expression hébraïque « fils de Dieu », souvent elle la traduira par anges, par exemple Job 1, 6 : LXX « Or, l'un de ces jours-là, les anges de Dieu (hoi angeloi tou theou, héb. benê ĕlōhîm : fils de Dieu) s'en vinrent comparaître devant le Seigneur, et le diable vint avec eux » (voir aussi Job 2, 1; 38, 7; Ps 29, 1). Mais une fonction méritera plus particulièrement le titre de fils de Dieu, celle du roi. Ainsi, lors de son intronisation, on récitait le Ps 2, 7 : « Laissez-moi citer le décret du Seigneur ; il m'a déclaré : « C'est toi qui es mon fils. Aujourd'hui, je t'ai fait naître ». On peut parler de filiation spirituelle ou adoption, dans la mesure où Dieu délègue au roi certains de ses privilèges pour qu’il exerce son rôle de juger et de gouverner. Et parmi ces fils de Dieu royaux, se détache la figure du messie ou christ (oint), un descendant de David, d’après l’auteur de 2 Samuel 7, 14 où Dieu donne ce message au prophète Natan qu’il doit transmettre au roi David, un message où on lui assure une longue descendance, et de son successeur et de tous ses successeurs il dit : LXX « Je serai pour lui un père, et il sera pour moi un fils ; et, si une iniquité provient de lui, je le châtierai avec la verge qui châtie les hommes ; je lui porterai les coups que l'on porte aux fils des hommes ». Ainsi, malgré les aléas de la royauté, malgré les exils et la présence de forces étrangères, la foi en cette promesse de Dieu d’une figure comme celle de David s’est maintenue, comme le chante le Psaume 132, 17 : LXX (131) « C'est là que j'élèverai le front de David, là que j'ai préparé une lampe pour mon Christ (Christos, héb. māšîaḥ : messie ». Dans l’Ancien Testament, les membres du peuple d’Israël sont également appelés fils de Dieu. Pourquoi? Nous ne sommes plus devant des êtres qui partagent une certaine autorité. Il s’agirait plutôt d’un choix de Dieu, d’après ce que laisse entendre Osée 11, 1 : « Quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Égypte j’ai appelé mon fils ». Et Dieu s’engage à veiller sur ce fils : « Le nombre des fils d’Israël sera comme le sable de la mer, qu’on ne peut ni mesurer ni compter, il arrivera qu’à l’endroit où on leur disait : "Vous n’êtes pas mon peuple", on leur dira : "Fils du Dieu vivant" » (Os 2, 1). C’est là une tradition qu’on retrouve un peu partout dans l’Ancien Testament, par exemple Exode 4, 22 : « Tu diras à Pharaon : Ainsi parle le Seigneur : Mon fils premier-né, c’est Israël » (voir aussi Is 1, 2; Jr 3, 19; Dt 32, 6; Ml 1, 6). Selon Esther grec, c’est l’une des raisons pour laquelle le roi perse Artaxerxès, dans son édit à l’adresse de tous les sujets de son royaume, leur demande de prêter main-forte aux Juifs pour repousser ceux qui s'attaqueront à eux : ils (les Juifs) sont fils du Très-Haut (huios hypsistou ) le Dieu vivant, le Très-Grand, qui gouverne le royaume avec droiture pour nous comme pour nos ancêtres dans les meilleures conditions (Est E, 16) Il arrive aussi que certains individus soient appelés « fils de Dieu ». C’est le cas de celui qui est juste, i.e. fidèle à l’alliance conclue avec Dieu et exprimée par sa Loi. Car si le juste est fils de Dieu (huios theou), Dieu le protégera, et le tirera des mains de ses adversaires (Sg 2, 18) Ainsi, à l’orée de la période des évangélistes, le titre de « fils de Dieu » pouvait désigner le messie roi, l’ensemble du peuple juif, ou encore des individus considérés comme justes devant Dieu. Ils étaient fils en raison d’une filiation spirituelle initiée par Dieu lui-même, où ils exprimaient la dimension salvifique et compatissante de Dieu, et le privilège dont ils pouvaient se targuer était celui d’être soutenu et protégé par Dieu. Dans les évangiles Dans le Nouveau Testament, le titre de « fils de Dieu » s’applique uniquement à Jésus. Mais ce n’est pas le titre qu’on lui attribue le plus, le titre de messie ou Christ étant beaucoup plus fréquent. Intéressons-nous aux évangélistes. Les occurrences de « fils de Dieu » ou les expressions équivalentes (fils du Père, mon fils, fils unique, le Fils) s’établissent ainsi : Mt = 13; Mc = 8; Lc = 10; Jn = 24; Ac = 1; 1Jn = 8; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Selon ces chiffres, il y a une gradation qui commence avec Marc et connaît son apogée avec Jean. Qu’entend-on par « Fils de Dieu » quand le titre s’adresse à Jésus? Pour la période de Jésus, notre seul indice de ce que pouvait signifier ce titre est un texte isolé et obscur de Qumran (4Q246) qui ferait allusion à un fils de Dieu, peut-être une figure messianique. De fait, à plusieurs reprises dans les évangiles, le titre de « fils de Dieu » est accompagné du titre de messie ou Christ, comme s’ils étaient synonymes. C’est ainsi que commence l’évangile de Marc : « Commencement de l’évangile de Jésus Christ (christos), fils de Dieu (huiou Theou) ». Et tous les évangélistes présentent des textes où messie (christos) et fils de Dieu sont en apposition :
D’ailleurs, l’élection de Jésus à son baptême dont parle Marc 1, 11 (« et une voix vint des cieux: "Tu es mon Fils (huios mou) bien-aimé, tu as toute ma faveur." », repris par Matthieu et Luc, est une façon pour l’évangéliste d’affirmer que Jésus a été choisi pour accomplir sa mission messianique, tout comme l’intronisation d’un roi exprimé par Ps 2, 7. Cette élection sera confirmée devant ses disciples lors de la transfiguration (Mc 9, 7) où Dieu le présente comme le prophète qu’il faut écouter. Mais, comme on le devine bien, le titre de « fils de Dieu » n’est pas seulement synonyme de messie. Ici, il faut suivre chaque évangéliste dans les indices qu’ils nous donnent. Marc Chez Marc, notons tout d’abord que seuls des êtres surnaturels sont capables de l’identifier comme « fils de Dieu » de son vivant, car il ne s’agit pas d’une réalité observable par un être humain. C’est ainsi, nous dit Marc 1, 21-28, qu’un esprit impur, sur le point d’être expulsé d’un homme, dira : « Que nous veux-tu, Jésus le Nazarénien? Es-tu venu pour nous perdre? Je sais qui tu es: le Saint de Dieu (hagios tou theou) ». Ainsi, celui qui vient de Dieu a autorité sur le mal qu’est la maladie (Mc 1, 24; voir aussi 3, 11; 5, 7). Enfin, il y a la confession du centurion : « Vraiment cet homme était fils de Dieu (huios theou) » (15, 39). Sur quelle base peut-il faire une telle affirmation? Jésus vient de faire appel à Dieu (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? »), et Dieu est intervenu avec l’obscurité pendant trois heures, et surtout avec le voile du sanctuaire qui se déchire, confirmant la parole sur la destruction du temple. Jésus est fils de Dieu, non seulement parce qu’il est le messie choisi par Dieu, mais il partage avec Dieu l’autorité sur le mal, et Dieu est intervenu à sa prière. Luc Tout d’abord, Luc partage la perception générale que Jésus est fils de Dieu parce qu’il est le messie, ce roi promis issu de la lignée de David : « Il sera grand, et sera appelé Fils du Très-Haut (huios hypsistou). Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père » (1, 32). De même, il reprend les affirmations de Marc sur l’autorité de Jésus sur le mal à travers ses guérisons, et qu’en cela les êtres surnaturels reconnaissent qu’il est fils de Dieu. Mais Luc ajoute deux attributs au fils de Dieu. Tout d’abord, à travers le récit de la tentation de Jésus (4, 1-13) qu’il reçoit de la source Q, il nous présente le fils de Dieu comme celui qui demeure totalement fidèle à sa mission messianique et à Dieu, contrairement aux Israélites dans le désert, et donc est personnellement vainqueur du mal en assumant totalement sa condition humaine, en refusant le pouvoir avec ses richesses, en refusant un chemin qui lui permettrait d’éviter la mort; bref Jésus se montre fils de Dieu en étant pleinement et pauvrement humain. Mais il y a un deuxième attribut peut-être encore plus important : « L'ange lui répondit: "L'Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre; c'est pourquoi l'être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu (huios theou) » (1, 35). C’est parce qu’il est rempli d’Esprit Saint qu’il est en mesure de sortir victorieux de son combat contre Satan et le mal : « Jésus, rempli d'Esprit Saint, revint du Jourdain et il était mené par l'Esprit à travers le désert » (4, 1). Et s’il est en mesure de mener jusqu’au bout sa mission messianique, c’est en raison de cet Esprit de Dieu : « L'Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a consacré par l'onction, pour porter la bonne nouvelle » (4, 18). Et dans les Actes des Apôtres, comme fils de Dieu, il répandra l’Esprit dans le monde (2, 1-36) Matthieu Chez Matthieu on retrouve à peu près les mêmes attributs du fils de Dieu que nous avons pu identifier chez Marc et Luc : il est fils de Dieu comme messie, il est fils de Dieu par son autorité sur le mal de la maladie que perçoivent bien les êtres surnaturels, il est fils de Dieu parce qu’il est fidèle à la volonté de Dieu comme l’a montré la scène de la tentation au désert. Mais il attirera l’attention sur deux autres attributs. Il y a d’abord la présentation du fils de Dieu comme celui qui se confie totalement en Dieu et celui dont Dieu s’occupe éminemment : « Il a compté sur Dieu; qu’il le délivre maintenant, s'il s'intéresse à lui! Il a bien dit: de Dieu je suis fils (theou eimi huios)! » (27, 43); c’est ici une référence à Ps 22, 9, ce psaume que Jésus a commencé à réciter (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné). Mais il y a surtout l’autorité générale sur les forces du mal représentée par la domination sur la nature comme la marche sur les eaux (14, 22-33), et le tremblement de terre à sa mort (27, 51), et surtout représenté par la mal par excellence qu’est la mort (le corps de nombreux défunts ressuscitèrent, 27, 52) : « Quant au centurion et aux hommes qui avec lui gardaient Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait (des morts ressuscitent), ils furent saisis d'une grande frayeur et dirent: "Vraiment celui-ci était de Dieu fils (theou huios)! (27, 54). Jean Il y chez Jean des éléments semblables à ce qu’on trouve chez les autres évangélistes, comme l’apposition du titre « fils de Dieu » et messie : « Elle lui dit: "Oui, Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu (huios tou theou), qui vient dans le monde » (11, 27). De même, comme on l’a vu chez Luc, le fils de Dieu est celui qui a reçu l’Esprit Saint : « Et moi, je ne le connaissais pas, mais celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, celui-là m'avait dit: Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre et demeurer, c'est lui qui baptise dans l'Esprit Saint. Et moi, j'ai vu et je témoigne que celui-ci est fils de Dieu (huios tou theou) » (1, 33-34). Mais Jean nous transporte sur un autre registre quand il nous parle du « fils unique » (3, 16.18), et surtout nous présente ce fils comme parole de Dieu qui s’est fait chair, et parfait reflet de Dieu : « et qui me voit voit celui qui m'a envoyé » (12, 45); « ce que fait celui-ci, le Fils (huios) le fait pareillement » (5, 19); « comme le Père en effet a la vie en lui-même, de même a-t-il donné au Fils (huios) d'avoir aussi la vie en lui-même (5, 26). Et c’est cette capacité de donner la vie qui provoquera chez ses adversaires le désir de le tuer et culminera dans cette accusation devant Pilate : « Les Juifs lui répliquèrent: "Nous avons une Loi et d'après cette Loi il doit mourir, parce qu'il s'est fait Fils de Dieu (huios theou) » (19, 7). Ainsi, pour Jean, Jésus est ce fils unique car il est le véritable révélateur de ce qu’est Dieu, et cette révélation est source d’une vie unique pour le croyant, la vie même de Dieu. Après ce tour d’horizon évangélique, on peut poser la question : quand a-t-on commencé à donner à Jésus le titre de fils de Dieu? Rien n’indique que ce fut de son vivant. Au contraire, quand les évangélistes nous offrent des passages où on dit qu’il est fils de Dieu, ils prennent la précaution de le mettre dans la bouche d’êtres surnaturels, car ce sera seulement après sa mort que des humains le diront clairement. Quant à Jean, il s’agit d’une longue réflexion théologique quelque soixante ans après le ministère de Jésus. Ces voix du ciel où Dieu affirme que Jésus est son fils sont des citations de l’Ancien Testament. La confession comme fils de Dieu des disciples à la suite de la marche sur les eaux et la confession de Pierre reflètent le travail éditorial de Matthieu (sur ce point, voir R.E. Brown). Mais ce qui est clair, la notion de Jésus comme fils de Dieu s’est développée à une vitesse fulgurante après sa mort, comme on le voit par exemple dans les épitres pauliniennes, en particulier l’épitre aux Romains (vers l’an 55). Il est temps de revenir à notre v. 33 et au titre de « Fils de Dieu ». Dans notre analyse de ce titre chez Matthieu, nous avons souligné que ce titre lui est donné à la suite de son autorité manifestée sur les forces du mal représentées par les eaux, les vagues et la mer. La mer était aussi associée à l’abime, séjour des morts. Il faut maintenant souligner deux autres choses.
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Textes avec le nom theos chez les évangélistes
Textes avec le nom huios chez les évangélistes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
-André Gilbert, Gatineau, juillet 2020 |