Matthieu 14, 22-33

Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.


Sommaire

Le récit lui-même

Les disciples viennent de vivre un moment mémorable quand Jésus a nourri 5 000 hommes, sans compter les femmes et les enfants. Jésus force aussitôt ses disciples à partir en barque vers l’autre rive, pendant qu’il prendra soin de renvoyer la foule. Après le renvoi de la foule, Jésus s’isole dans la montagne pour prier. Quant à la barque des disciples, au bout de quelques kilomètres, elle doit affronter l’assaut des vagues en raison d’un vent de face. À ce moment, alors qu’il est entre 3 h et 6 h du matin, Jésus rejoint ses disciples. Mais ce sont maintenant des cris de peur chez les disciples, car on a l’impression de voir un spectre venu du monde des morts. Par sa parole, Jésus s’identifie avec « Je suis », l’expression qui désigne Dieu dans l’Ancien Testament, et les invite à ne pas avoir peur et à avoir confiance. Mais Pierre, voulant être sûr qu'il s'agit de Jésus, lui demande un ordre de le rejoindre sur l’eau, ce que fait Jésus. Quand Pierre commence à marcher sur l’eau vers Jésus, il se met à couler aussitôt qu’il voit la puissance du vent. Jésus le rescape en étendant la main et le saisissant, tout en lui reprochant son manque de foi. Une fois tout le monde dans la barque, le calme se fait. Les disciples proclament alors leur foi et reconnaissent l’autorité de Jésus comme fils de Dieu.

Le vocabulaire

Dans la section des versets 22-27, Matthieu reprend essentiellement le texte de l’évangile de Marc, et donc son vocabulaire. Il fait cependant des retouches.

  • V. 22 : C’est ainsi qu’au début du récit, pour dire « aussitôt », il remplace le euthys de Marc par eutheōs qu’il préfère, même si les deux mots sont synonymes.
  • V. 22 : Il modifie l’expression « ses disciples » par « les disciples ». Pourquoi? Il y a deux explications possibles : ou bien les disciples désignent toujours pour lui le groupe restreint des Douze, ou bien, plus probablement, pour généraliser l’expression, i.e. tout disciple, et donc permettre à sa communauté d’Antioche de s’y identifier
  • V. 22 : Comme il le fait souvent, « la foule » devient « les foules » sur sa plume, non seulement pour accentuer l’impact de la prédication de Jésus, mais pour faire référence à des groupes divers, et donc aux diverses nations
  • V. 23 : Il ajoute katʼ idian (à l’écart) dans la description de Jésus qui va dans la montagne pour prier, afin d’exprimer la situation et l’identité unique de Jésus, qu’il accentue plus que les autres Synoptiques
  • V. 23 : Il modifie la phrase de Marc qui mentionne à la suite que le soir est venu, que la barque est au milieu de la mer, et que Jésus est seul sur la terre ferme. Après avoir mentionné comme Marc que le soir est venu, il préfère centrer l’attention tout de suite sur Jésus qui est seul (monos), et ajoute « il était là (ekei) » une façon de souligner que Jésus est toujours au même lieu que son lieu de prière, et donc qu’il se trouve toujours dans le monde de Dieu, accentuant la séparation avec les disciples; ekei est un adverbe qui fait partie du vocabulaire matthéen. En faisant cela, Matthieu s’écarte de Marc qui a mis Jésus sur le rivage du lac, quand le soir fut venu, et non plus dans la montagne, une situation que Matthieu a probablement jugée incompréhensible
  • V. 24 : « La barque était éloignée (apeichen) déjà de plusieurs stades (stadious) en partant (apo) de la terre (ferme) ». Voilà ce qu’on trouve chez Matthieu à la place de « la barque était au milieu de la mer, et lui seul sur la terre (ferme) » de Marc. Si on en croit M.E. Boismard, « être éloigné de » (apeichen apo) n’est pas de Matthieu, mais de Luc qui aurait donné une touche finale à l’édition de l’évangile de Matthieu, car apeichen apo est une expression lucanienne dont le plus bel exemple est Lc 24, 13 (Emmaüs, distant de Jérusalem de 60 stades)
  • V. 24 : « éloignée déjà (ēdē) de plusieurs stades ». Ce n’est pas un mot fréquent chez Matthieu, mais néanmoins il l’ajoute parfois à la source qu’il reçoit de Marc, comme c’est le cas ici. Le mot peut signifier qu’une grande quantité a été atteinte, et alors Matthieu entend montrer l’écart qu’il y a entre la communauté des disciples dans la barque et Jésus lui-même, un écart représentatif que vit maintenant la communauté chrétienne
  • V. 24 : « plusieurs (polys) stades ». L'adjectif « plusieurs » apparaît fréquemment chez Matthieu, et il l’ajoute parfois à la source qu’il reçoit de Marc, comme c’est le cas ici. Pour Matthieu, cette grande distance symbolise l’écart entre un Jésus transcendant, qu’il regarde avec les yeux de Pâques, et la communauté des disciples dans la barque.
  • V. 24 : « (la barque) étant tourmentée par les vagues (kyma) ». Matthieu opère deux changements par rapport à Marc : d’abord, ce ne sont pas les disciples qui sont tourmentés, mais c’est la barque qui est tourmentée, et ensuite, les tourments ne viennent pas du fait d’avoir à ramer contre le vent, mais du fait des vagues qui frappent la barque. Le peuple juif n’est pas un peuple marin, et les vagues font peur et sont associées aux forces du mal. Et comme la barque est associée à la communauté ecclésiale, pour Matthieu c’est la communauté ecclésiale qui subit les assauts des vagues et des forces du mal.
  • V. 26 : « Ils crièrent (krazō) ». Matthieu reprend l’idée des cris désespérés de Marc qui utilise anakrazō (s’écrier), mais comme anakrazō ne fait pas partie de son vocabulaire, il lui préfère le verbe krazō.
  • V. 26 : « de peur (phobos) ». Même si le mot n’apparaît que trois fois dans son évangile, à chaque c’est une touche qui lui est propre, et ce qu’il fait ici pour préciser pourquoi les disciples criaient.

Dans la section des v. 28-31, Matthieu délaisse Marc pour insérer une de ses compositions sur Pierre qui veut suivre Jésus sur l’eau, mais échoue par manque de foi, et doit donc être rescapé par Jésus. Les particularités de son style et son vocabulaire y apparaissent clairement : l’expression « répondre et dire », les mots « Seigneur » qu’il ajoute souvent à ses sources, « commander » (keleuō) qu’il est presque seul à utiliser dans les évangiles, « les eaux » (hydōr), un pluriel qu’il est seul à utiliser pour parler de la mer, « observer » (blepō) qu’il emploie plus que les autres évangélistes, « submerger » (katapontizō) qui n’apparaît que chez Matthieu dans tout le Nouveau Testament, les expressions « sauve-moi » qu’on ne trouve que chez Matthieu et « étendre la main » qu’il utilise plus que les autres, le mot « peu de foi » (oligopistos), presqu’uniquement matthéen, le verbe « douter » (distazō) qui n’apparaît que chez Matthieu dans toute la Bible, le verbe « se prosterner » (proskyneō) dont il est le plus grand utilisateur, enfin l’expression « de Dieu fils » qu’on ne trouve que chez lui.

Structure et composition

Le récit de la marche sur l’eau est indissociable du récit de la multiplication des pains qu'il se trouve à commenter et à prolonger. Matthieu reprend essentiellement le texte de Marc, et si Boismard a raison, le texte de Marc est une fusion de deux versions du récit, dont l’une est à la source du récit de la marche sur l’eau chez Jean. Nous nous retrouvons donc avec un texte d’une certaine complexité. Et à cela Matthieu ajoutera un épisode de son cru autour de Pierre. C’est ainsi qu’on peut découper le récit en quatre moments : 1) l’exécution du plan initial où les disciples partent en barque et affrontent le vent contraire, tandis que Jésus renvoie la foule, 2) l’interaction entre Jésus qui marche sur l’eau et les disciples, 3) l’interaction entre Pierre et Jésus, et 4) une conclusion quand tout le monde est réuni.

Ce récit appartient à la deuxième partie de l’évangile de Matthieu quand, devant la perspective de sa mort qui approche, Jésus concentre son enseignement sur ses disciples. Tout d’abord, avec la scène de la multiplication des pains, il associe ses disciple à sa compassion pour nourrir les foules, et au terme de la traversée du lac, ils seront témoins la mission de guérison de Jésus. Le récit de la marche sur l’eau sera la clé pour éclairer tout cet ensemble.

Et cette clé sera la foi en celui qui, maintenant ressuscité, partage les privilèges de Dieu d’être maître de la création, et comme Dieu a su donner la manne et fait traverser la mer à son peuple, il saura faire la même chose pour son Église. Cette foi est aussi attendue de ses leaders, comme Pierre en fut la figure.

Intention de l’auteur

La communauté chrétienne qui est probablement le premier destinataire de l’évangile de Matthieu est celle des chrétiens Juifs d’Antioche. Or cette communauté connaît des tensions avec leurs frères pour lesquels ils sont probablement considérés comme des hérétiques et qui s’apprêtent à les excommunier de la synagogue. Les tensions existent aussi à l’intérieur de la communauté entre les conservateurs qui veulent continuer à appliquer intégralement la Loi et les pratiques juives, et les « libéraux » qui font appel à la liberté chrétienne dont a parlé saint Paul. Enfin, il y a des tensions chez les leaders de la communauté dont certains tiennent beaucoup à leur tire de « rabbi », « père » ou « docteur ». Aussi se pose-t-on la question de la survie de la communauté.

L’ensemble de notre récit commence avec la multiplication des pains qui évoque clairement l’assemblée eucharistique. Après le rassemblement, après l’expérience d’un moment mémorable, c’est le renvoi, le retour à la vie normale et à la mission. C’est surtout la prise de conscience que le Jésus physique qui a marché sur les routes de Palestine n’est plus avec nous, car il est avec son Père. Les vagues qui frappent la barque, ce sont tous les problèmes externes et internes que vive la communauté. Quand Jésus veut se rendre présent à la communauté, ce n’est plus le Jésus d’autrefois qu’on pouvait voir et toucher. Il appartient au monde de Dieu dont il partage l’autorité sur toute la création, incluant sur la mer et les vagues qui représentent pour un Juif les forces du mal. Au milieu du mal, l’œil non croyant ne distingue que l’ombre ou le spectre du monde de la mort, incluant Jésus qui y serait avec tous les autres; pour cet œil, Jésus n’est pas ressuscité. C’est par sa parole seulement que Jésus peut rejoindre la communauté et lui dire : « Je suis », cette parole qui nous rappelle qu’il partage maintenant les privilèges de Dieu, dont celui de pouvoir vaincre le mal sous toutes ses formes. Ainsi, Matthieu peut dire à sa communauté : « Même si les Douze ont pu voir et toucher le corps de Jésus, tout cela ne leur a donné aucun avantage pour reconnaître Jésus ressuscité ».

Et Matthieu a également un message aux leaders de la communauté : « Regardez Pierre qui a voulu marcher dans les pas de Jésus, et n’a pas été capable par manque de foi. Si Pierre a connu des échecs, combien plus ce sera pour vous. Si vous ne cultivez pas une foi à transporter les montagnes, vous allez tous sortir perdants contre les forces du mal ».

Matthieu tient à terminer ce récit avec une proclamation de foi percutante des disciples autour de Jésus fils de Dieu, i.e. celui qui partage le privilège de Dieu de pouvoir vaincre les forces du mal. C’est important pour lui que les disciples proclament leur foi avant les païens romains à la fin de son évangile, à la mort de Jésus, et qu’ils servent de modèle aux membres de la communauté. « Avec cette foi, se trouve-t-il à dire, vous sortirez vainqueurs de tous les problèmes qui vous assaillent, et cela donnera sa véritable signification à vos rassemblements eucharistiques ».


 


  1. Traduction du texte grec (28e édition de Kurt Aland)

    Texte grecTexte grec translittéréTraduction littéraleTraduction en français courant
    22 Καὶ εὐθέως ἠνάγκασεν τοὺς μαθητὰς ἐμβῆναι εἰς τὸ πλοῖον καὶ προάγειν αὐτὸν εἰς τὸ πέραν, ἕως οὗ ἀπολύσῃ τοὺς ὄχλους.22 Kai eutheōs ēnankasen tous mathētas embēnai eis to ploion kai proagein auton eis to peran, heōs hou apolysē tous ochlous. 22 Et aussitôt il contraignit les disciples à monter dans la barque et à précéder lui vers l'autre côté jusqu'à ce qu'il congédie les foules.22 Et immédiatement, Jésus les força à monter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive du lac, pendant qu’il s’occuperait de renvoyer les foules.
    23 καὶ ἀπολύσας τοὺς ὄχλους ἀνέβη εἰς τὸ ὄρος κατʼ ἰδίαν προσεύξασθαι. ὀψίας δὲ γενομένης μόνος ἦν ἐκεῖ.23 kai apolysas tous ochlous anebē eis to oros katʼ idian proseuxasthai. opsias de genomenēs monos ēn ekei. 23 Et ayant congédié les foules il monta vers la montagne par lui-même prier; puis, (l'heure) tardive étant arrivée, seul il était là.23 Une fois les foules renvoyées, il gravit la montagne pour être à l’écart pour prier; il était là tout seul quand le soir arriva.
    24 τὸ δὲ πλοῖον ἤδη σταδίους πολλοὺς ἀπὸ τῆς γῆς ἀπεῖχεν βασανιζόμενον ὑπὸ τῶν κυμάτων, ἦν γὰρ ἐναντίος ὁ ἄνεμος.24 to de ploion ēdē stadious pollous apo tēs gēs apeichen basanizomenon hypo tōn kymatōn, ēn gar enantios ho anemos. 24 Puis, la barque déjà de plusieurs stades en partant de la terre était éloignée, étant tourmentée par les vagues, car il était contraire le vent.24 La barque était déjà éloignée de la rive de plusieurs centaines de mètres quand elle dut affronter des vagues mues par un vent de face.
    25 τετάρτῃ δὲ φυλακῇ τῆς νυκτὸς ἦλθεν πρὸς αὐτοὺς περιπατῶν ἐπὶ τὴν θάλασσαν.25 tetartē de phylakē tēs nyktos ēlthen pros autous peripatōn epi tēn thalassan. 25 Puis, quatrième garde de la nuit il alla vers eux marchant sur la mer.25 Au cours de la période de trois à six heures du matin, Jésus s’avança vers eux en marchant sur l’eau.
    26 οἱ δὲ μαθηταὶ ἰδόντες αὐτὸν ἐπὶ τῆς θαλάσσης περιπατοῦντα ἐταράχθησαν λέγοντες ὅτι φάντασμά ἐστιν, καὶ ἀπὸ τοῦ φόβου ἔκραξαν.26 hoi de mathētai idontes auton epi tēs thalassēs peripatounta etarachthēsan legontes hoti phantasma estin, kai apo tou phobou ekraxan. 26 Puis, les disciples ayant vu lui sur la mer marchant, ils furent bouleversés disant que apparition il est, et par la peur ils crièrent.26 Le voyant ainsi marcher sur l’eau, les disciples s’affolèrent en s’imaginant voir une ombre du monde des morts, et de peur ils se mirent à hurler.
    27 εὐθὺς δὲ ἐλάλησεν [ὀ Ἰησοῦς] αὐτοῖς λέγων· θαρσεῖτε, ἐγώ εἰμι· μὴ φοβεῖσθε.27 euthys de elalēsen [o Iēsous] autois legōn• tharseite, egō eimi• mē phobeisthe. 27 Puis, aussitôt il parla le Jésus à eux disant : prenez courage! Moi, je suis! N'ayez pas peur!27 Mais aussitôt Jésus intervint pour leur dire : « Ayez confiance! C’est moi! N’ayez pas peur! »
    28 ἀποκριθεὶς δὲ αὐτῷ ὁ Πέτρος εἶπεν· κύριε, εἰ σὺ εἶ, κέλευσόν με ἐλθεῖν πρός σε ἐπὶ τὰ ὕδατα.28 apokritheis de autō ho Petros eipen• kyrie, ei sy ei, keleuson me elthein pros se epi ta hydata. 28 Puis, ayant répondu à lui, le Pierre dit : Seigneur, si toi tu es, commande-moi de venir vers toi sur les eaux.28 Répliquant à Jésus, Pierre dit : « Seigneur, si c’est bien toi, commande-moi à venir vers toi sur l’eau ».
    29 ὁ δὲ εἶπεν· ἐλθέ. καὶ καταβὰς ἀπὸ τοῦ πλοίου [ὁ] Πέτρος περιεπάτησεν ἐπὶ τὰ ὕδατα καὶ ἦλθεν πρὸς τὸν Ἰησοῦν.29 ho de eipen• elthe. kai katabas apo tou ploiou [ho] Petros periepatēsen epi ta hydata kai ēlthen pros ton Iēsoun. 29 Puis, lui il dit : viens. Et étant descendu de la barque, le Pierre marcha sur les eaux et alla vers le Jésus.29 Alors Jésus lui dit : « Viens! » Après être descendu de la barque, Pierre se mit à marcher sur l’eau en direction de Jésus.
    30 βλέπων δὲ τὸν ἄνεμον [ἰσχυρὸν] ἐφοβήθη, καὶ ἀρξάμενος καταποντίζεσθαι ἔκραξεν λέγων· κύριε, σῶσόν με.30 blepōn de ton anemon [ischyron] ephobēthē, kai arxamenos katapontizesthai ekraxen legōn• kyrie, sōson me. 30 Puis, regardant le vent [puissant], il fut effrayé, et ayant commencé à être submergé dans la mer, il cria disant : Seigneur, sauve-moi.30 Mais effrayé en observant la puissance du vent, il commença à s’enfoncer dans l’eau et se mit à hurler : « Seigneur, au secours! »
    31 εὐθέως δὲ ὁ Ἰησοῦς ἐκτείνας τὴν χεῖρα ἐπελάβετο αὐτοῦ καὶ λέγει αὐτῷ· ὀλιγόπιστε, εἰς τί ἐδίστασας;31 eutheōs de ho Iēsous ekteinas tēn cheira epelabeto autou kai legei autō• oligopiste, eis ti edistasas? 31 Puis, aussitôt le Jésus ayant tendu la main, il saisit lui et il dit à lui : [tu es] de peu de foi, pourquoi as-tu douté?31 Jésus le saisit aussitôt avec la main tendue en lui disant : « Tu as si peu la foi, pourquoi avoir douté? »
    32 καὶ ἀναβάντων αὐτῶν εἰς τὸ πλοῖον ἐκόπασεν ὁ ἄνεμος.32 kai anabantōn autōn eis to ploion ekopasen ho anemos. 32 et étant montés eux vers la barque, s'apaisa le vent.32 Quand tous deux furent montés dans la barque, le vent tomba.
    33 οἱ δὲ ἐν τῷ πλοίῳ προσεκύνησαν αὐτῷ λέγοντες· ἀληθῶς θεοῦ υἱὸς εἶ.33 hoi de en tō ploiō prosekynēsan autō legontes• alēthōs theou huios ei.33 Puis, ceux dans la barque se prosternèrent [devant] lui disant : Vraiment, de Dieu fils tu es.33 Dans la barque, les disciples reconnurent son autorité avec ces mots : « Vraiment, tu es fils de Dieu ».

  1. Analyse verset par verset

    v. 22 Et immédiatement, Jésus les força à monter dans la barque et à le précéder sur l'autre rive du lac, pendant qu’il s’occuperait de renvoyer les foules.

    Littéralement: Et aussitôt (eutheōs) il contraignit (ēnankasen) les disciples (mathētas) à monter dans (embēnai) la barque (ploion) et à précéder (proagein) lui vers l'autre côté (peran) jusqu'à ce qu'il congédie (apolysē) les foules (ochlous).

eutheōs (aussitôt)
Eutheōs est un adverbe qui signifie : aussitôt, tout de suite, immédiatement. Il est très rare en dehors des évangiles-Actes : Mt = 13; Mc = 1; Lc = 6; Jn = 3; Ac = 9; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 1. Comme on peut le constater, il se retrouve surtout chez Matthieu et Luc. Marc lui préfère son synonyme euthus (Mt = 5; Mc = 41; Lc = 1; Jn = 3; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0), dérivé de l’adjectif euthus (droit, direct) et qui signifie « aussitôt, tout de suite » quand il s’agit de temps, ou « directement » quand il s’agit de l’espace, ou « directement, simplement » quand il s’agit de la manière d’agir.

De manière très claire, Matthieu aime l’adverbe eutheōs et le préfère à euthus.

  1. À quelques reprises il ajoute cet adverbe à la source qu’il reçoit de Marc.
    Mt 24, 29Mc 13, 24
    Or, aussitôt (eutheōs) après la tribulation de ces jours-là, le soleil sera obscurci, et la lune ne donnera pas sa clarté, et les étoiles tomberont du cielMais en ces jours-là, après cette tribulation, le soleil sera obscurci, et la lune ne donnera pas sa clarté, et les étoiles se mettront à tomber du ciel

    Voir aussi Mt 27, 48 || Mc 15, 36.

  2. Mais la plupart du temps, Matthieu remplace tout simplement le euthus qu’il reçoit de Marc par eutheōs.
    Mt 4, 20Mc 1, 18
    Eux, aussitôt (eutheōs), laissant les filets, le (Jésus) suivirent.Et aussitôt (euthus), laissant les filets, ils le (Jésus) suivirent

    Voir aussi Mt 4, 22 || Mc 1, 20; Mt 8, 3 || Mc 1, 42; Mt 13, 5 || Mc 4, 5; Mt 14, 22 || Mc 6, 45; Mt 20, 34 || Mc 10, 52; Mt 26, 49 || Mc 14, 45.

Les cinq occurrences de euthus chez Matthieu apparaissent uniquement dans des passages qu’il recopie de Marc. Alors pourquoi a-t-il presque toujours remplacé euthus par eutheōs, sauf dans ces cinq passages? Seul Matthieu lui-même pourrait nous fournir une explication.

Luc préfère également eutheōs à euthus, et la seule occurrence de euthus se trouve dans un passage qui provient de la source Q. Chez Jean c’est plus ambigu, mais il semble que euthus fait plus partie de son vocabulaire que eutheōs, car ce dernier semble provenir d’une tradition qu’il reçoit sur la guérison du paralytique, sur la marche sur les eaux et sur le reniement de Pierre, alors que euthus apparaît dans les discours de Jésus qu’il semble avoir composé.

Quel rôle joue l’adverbe « aussitôt » qui apparaît régulièrement dans les évangiles, et en particulier chez Matthieu? Il entend d’abord montrer la force de l’impact d’une parole ou d’une action, son efficacité qui ne supporte aucun délai : quand Jésus dit à Pierre et André de le suivre (« Venez à ma suite, et je vous ferai pêcheurs d'hommes », Mt 4, 19), ces derniers laissent immédiatement leurs filets pour le suivre; ou encore, quand Jésus touche au lépreux et lui dit qu’il désire sa guérison (Mt 8, 3), aussitôt la lèpre disparaît. Le mot « aussitôt » est aussi une façon pour l’évangéliste de souligner qu’une scène est reliée à ce qui précède, ou qu’une action est causée par une autre qui précède : après avoir rappelé le signe convenu par Judas, l’évangéliste écrit qu’aussitôt Judas s’approcha de Jésus pour le saluer et lui donner un baiser (Mt 26, 49), établissant un lien entre ce qui se passe et le signe convenu; c’est le même cas pour le coq qui chante immédiatement après le dernier reniement de Pierre (Mt 26, 74), une façon de relier les deux événements, et ainsi confirmer la prédiction de Jésus.

Ici, au v. 22, l’adverbe « aussitôt » est l’un des premiers mots de notre péricope. Il faut donc regarder ce qui précède. Or, ce qui précède est la scène de la multiplication des pains. Qu’est-ce à dire? Matthieu nous avertit qu’il y a un lien entre la scène de la multiplication des pains et celle de la marche sur les eaux. Quel est le ce lien? C’est ce qu’il nous faut découvrir en analysant tout le récit.

L'adverbe eutheōs dans les évangiles-Actes

L'adverbe euthys dans les évangiles-Actes

ēnankasen (il contraignit)
Ēnankasen est le verbe anankazō à l’aoriste indicatif actif 3e personne du pluriel. Il signifie : contraindre, obliger, forcer. Il est très rare dans le Nouveau Testament et dans les évangiles-Actes : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 2; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Ce n’est pas un mot qui appartient au vocabulaire matthéen, puisque ce dernier l’emprunte à Marc quand il copie cette scène de la marche sur les eaux. De même, Marc ne l’emploie que pour cette scène. C’est Luc qui l’utilise le plus, d’abord avec la parabole provenant de la source Q où un homme, constatant qu’il y avait encore des places libres à son banquet en raison de nombreux refus, contraint des badauds à y participer (Lc 14, 23); mais Luc met aussi ce verbe à deux reprises dans la bouche de Paul dans ses Actes des Apôtres (26, 11; 28, 19). Notons enfin les quatre occurrences dans les épitres pauliniennes (2 Co 12, 11; Ga 2, 3.14; 6, 12).

Ce qu’il est important de signaler, c’est qu’il ne s’agit jamais dans ces occurrences de violence physique : on parle plutôt d’appel pressent, ou d’obligation morale ou religieuse, encore de situations qui obligent à prendre certaines décisions.

Pourquoi Jésus « contraint-t-il » ses disciples à quitter les lieux? Comme Matthieu reprend une scène de Marc, c’est du côté de ce dernier qu’il faut chercher une réponse. En fait, les disciples viennent de vivre un moment mémorable avec la multiplication des pains. Or, pour Marc, ce moment peut être trompeur, car on ne peut comprendre ce messie qui nourrit le monde si on ne comprend pas la croix qui l’attend. Alors Jésus se trouve en quelque sorte à les « arracher » à leur illusion pour vivre la difficile traversée de la mer agitée, la seule façon d’entrer dans le mystère de sa vie et de la nôtre.

Le verbe anankazō dans le Nouveau Testament
mathētas (disciples)
Mathētas est le nom masculin mathētēs à l’accusatif pluriel. Il signifie : être disciple ou élève ou apprenant; il s’agit de quelqu’un qui est à l’écoute d’un maître. Comme on peut l’imaginer, le mot est très fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 72; Mc = 46; Lc = 37; Jn = 78; Ac = 28; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il peut s’agir des disciples de Jésus, de Jean ou même ceux des Pharisiens (Mc 2, 18)

On s’est posé la question : le mot « disciple » est-il l’oeuvre de la première communauté chrétienne qui désignait ainsi les membres de la communauté, ou bien reflète-t-il vraiment comment les gens nommaient tous ceux et celles qui s’attachaient à Jésus lors de sa prédication? Après son analyse, J.P. Meier conclut que ce terme appartient vraiment à l’époque de Jésus, puisque que les premiers chrétiens ont plutôt abandonné ce terme pour se définir. De plus, parmi ceux qui ont considéré Jésus comme un maître, on peut distinguer trois groupes différents de personnes

  1. D’abord, le groupe restreint de ceux qui l’ont accompagné physiquement sur les routes, laissant travail, famille et maison, ensuite,
  2. Ceux qui l’ont accueilli dans leur maison, lui offrant gite et couvert ainsi que de l’argent lorsqu’il visitait leur région,
  3. Enfin, la foule de curieux qui ont écouté sa prédication et exprimé une forme d’intérêt.

Mentionnons que même si plusieurs femmes sont mentionnées, aucune ne se voit recevoir le titre de disciple, en raison sans doute de la culture de l’époque.

Matthieu aime le mot disciple : non seulement il l’utilise très souvent (il est 2e, derrière Jean), mais sur les 72 occurrences, 42 (environ 60%) lui sont uniques. Mais ce qu’il faut souligner, c’est que Matthieu tient à les associer aux Douze : il est le seul à parler des Douze disciples, d’abord pour encadrer le discours de mission (10, 1 et 11, 1), ensuite pour partager le sort qui l’attend alors qu’il monte à Jérusalem (20, 17). Et quand Judas aura trahi Jésus et se sera suicidé, Matthieu parlera des onze disciples (28, 16), une expression qu’il est seul à utiliser. Or, Marc, qui est la source de Matthieu et Luc, ne parle que des « Douze » et des « Onze ». Qu’est-ce que cela signifie? Matthieu semble restreindre le titre de disciple au groupe spécifique des Douze qui l’accompagne sur la route et qu’il envoie en mission. Et quand on regarde l’ensemble de son évangile, il est clair que les disciples de Jésus occupent une place spéciale et qu’ils sont appelés à jouer un rôle unique:

Les disciples constituent des gens à part à qui Jésus réserve un enseignement particulier et qui ont une connaissance plus grande de mystère chrétien

  • C’est à eux avant tout que s’adresse tout le sermon sur la montagne (« Or, voyant les foules, il monta dans la montagne et, quand il fut assis, ses disciples vinrent près de lui; et, ouvrant sa bouche, il les (disciples) enseignait, disant », 5, 1-2)
  • Alors que la foule ne reçoit qu’un enseignement en parabole, Jésus réserve l’explication de la parabole aux disciples (« Alors, laissant les foules, il vint à la maison; et ses disciples s’approchant lui dirent: "Explique-nous la parabole de l’ivraie dans le champ." », 13, 36)
  • Ils sont en mesure de mieux interpréter les paroles de Jésus (« Alors les disciples comprirent que ses paroles visaient Jean le Baptiste », 17, 13)

Les disciples ont une relation unique avec Jésus et constituent sa famille

  • Alors que, pour Marc, ce sont les gens de la foule qui l’entourent et qui font la volonté de Dieu et par là sont sa mère et ses frères, Matthieu restreint ce groupe aux disciples (« Et tendant sa main vers ses disciples, il dit: "Voici ma mère et mes frères" », 12, 49)
  • Les disciples sont les témoins privilégiés de son action : dans la scène de la guérison de la fille de Jaïre et de la femme avec des pertes de sang, Matthieu insiste pour dire : « Et, se levant, Jésus le (Jaïre) suivait ainsi que ses disciples » (9, 19); de la même façon, au début de la scène de la tempête apaisée, Matthieu écrit : « Puis il monta dans la barque, suivi de ses disciples » (8, 23)

Les disciples sont appelés à être le sel de la terre et la lumière du monde

  • Parce qu’ils reçoivent de la bouche même de Jésus les grandes lignes de l’agir chrétien à travers tout le sermon sur la montagne, Matthieu peut écrire : « Vous êtes le sel de la terre... vous êtes la lumière du monde » (5, 13-16)
  • Quand Jésus les envoie en mission, il trace ainsi le plan de ce qu’ils auront à faire : « Guérissez les malades, réveillez les morts, purifiez les lépreux, expulsez les démons. Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (10, 8)

Ce qui est assez particulier à Matthieu, les disciples jouent le rôle d’intermédiaire ou de médiateur entre Jésus et la foule.

  • Notons la différence entre la version de Marc et celle de Matthieu dans le récit de la multiplication des pains au moment de la distribution de la nourriture à la foule :
    Marc 6, 41Matthieu 14, 19
    et (Jésus) les donnait aux disciples pour qu’ils (les) leur (à la foule) présententil (Jésus) donna aux disciples les pains et les disciples aux foules

    On aura remarqué que Matthieu utilise deux fois le mot disciple (nous avons souligné la 2e fois). Pourquoi cette répétition? Si Jésus donne d’abord le pain aux disciples, n’est-ce pas évident que ce sont eux qui le donnent ensuite à la foule? Pourquoi cette redondance chez Matthieu? On a l’impression qu’il veut accentuer la structure des relations Jésus-disciples et disciples-foules, mettant en relief le rôle d’intermédiaire ou de médiateur des disciples. Il fera la même chose lors de la 2e multiplication des pains (15, 36). Et il fera encore la même chose à la dernière cène quand il écrira : « Jésus prit du pain, le bénit, le rompit et le donna aux disciples » (26, 26; Marc a simplement : « le leur donna » (14, 22)). Le fait de mentionner explicitement le mot « disciples » est une façon d’affirmer leur rôle de médiateur face aux autres.

  • L’accent sur le rôle d’intermédiaire ou de médiateur des disciples apparaît tout au long de son évangile. C’est le rôle des disciples de demander à Jésus des explications sur son enseignement (13, 36 « ses disciples s’approchant lui dirent : "Explique-nous la parabole de l’ivraie dans le champ" »). C’est leur rôle d’informer Jésus (15, 12 « Alors s’approchant les disciples lui disent: "Sais-tu que les Pharisiens se sont choqués de t’entendre parler ainsi?"). C’est leur rôle de prier Jésus d’agir (15, 23 « Après s’être approchés de lui, ses disciples insistèrent pour dire : "Chasse-la, car elle est derrière nous à nous casser les oreilles" ». C’est leur rôle de demander à Jésus d’expliquer certains événements : (21, 20 « A cette vue, les disciples dirent tout étonnés: "Comment, en un instant, le figuier est-il devenu sec?" »; voir aussi 24, 3 sur les signes de la fin du monde). Enfin, c’est leur rôle d’aller dans le monde entier, de baptiser et de faire connaître l’enseignement de Jésus (28, 16).

Il ne pas s’étonner de cette place unique que donne Matthieu aux disciples. Nous sommes probablement dans le milieu d’Antioche vers l’an 80 ou 85 où l’Église commence à se structurer sur le modèle de l’Ancien Testament et où se dessine cette classification entre clercs et laïcs.

Pourtant, malgré ce rôle unique que fait jouer Matthieu aux disciples, il ne se gêne pas pour souligner leur faiblesse, leurs limites et parfois leur étroitesse d’esprit. Par exemple, ils ont peur quand Jésus marche sur l’eau (14, 26), ou qu’ils entendent une voix du ciel (17, 6). Quand Jésus présente sa vision du mariage où l’homme ne peut répudier sa femme pour n’importe lequel motif, leur remarque serait considéré comme machiste aujourd’hui (19, 10 « Les disciples lui disent: "Si telle est la condition de l’homme envers la femme, il n’est pas expédient de se marier." »). Quand Jésus leur dit qu’il est difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux, Matthieu écrit : « les disciples restèrent tout interdits: "Qui donc peut être sauvé?" » (19, 25). Quand une femme répand un flacon d’albâtre contenant un parfum très précieux sur Jésus, c’est sur le dos des disciples que Matthieu fait tomber cette remarque : « À quoi bon ce gaspillage? » (26, 8). Quand Pierre prétend par bravade qu’il est prêt à mourir pour Jésus et que Marc écrit que « tous » en dirent autant, Matthieu tient à préciser : « Tous les disciples en dirent autant » (26, 35).

Ici, au v. 22, quel rôle Matthieu fait-il jouer aux disciples? Le reste du récit nous montrera que nous sommes devant une épiphanie de Jésus à l’égard de ses disciples, i.e. une révélation de son identité; en effet, le récit se terminera par une confession de foi des disciples avec ces mots : « Vraiment, tu es fils de Dieu ». Ainsi, pour Matthieu, les disciples ont une connaissance spéciale du mystère chrétien.

Le nom mathētēs chez Matthieu
embēnai (monter dans)
Embēnai est le verbe embainō à l’aoriste infinitif actif. Il est formé de la préposition en (dans), qui devient em en étant suivi de la consonne « b », et du verbe bainō (aller), et donc signifie : aller dans, monter dans, embarquer. Dans le Nouveau Testament, il n’apparaît que dans les quatre évangiles : Mt = 5; Mc = 5; Lc = 3; Jn = 3; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Notons que le contexte est toujours celui de monter dans une barque (ploion), ou une petite barque (ploiarion), si bien que lorsque le mot « barque » n’est pas explicitement mentionné, il faut traduire le verbe embainō par « embarquer ».

Dans la Septante, il s’agit également de monter dans une barque, sauf chez le prophète Nahum (3, 14) où on monte sur l’argile.

Chez Matthieu, les cinq emplois du mot apparaissent dans des scènes qu’il copie de Marc; même si en 8, 23 et 9, 1 c’est lui qui l’ajoute dans sa description de la scène, mais il ne fait qu’expliciter ce qui était implicite chez Marc. Bref, ce n’est pas un mot de son vocabulaire auquel il prête une attention particulière.

Le verbe embainō dans la Bible
ploion (barque)
Ploion est un mot neutre à l’accusatif singulier et signifie : barque, bateau. Dans le Nouveau Testament, il n’apparaît que dans les évangiles : Mt = 13; Mc = 17; Lc = 8; Jn = 7; Ac = 19; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il faut aussi mentionner son diminutif sous la forme de ploiarion (petite barque) qui ne se trouve que chez Marc et Jean dans toute la Bible : Mt = 0; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 4; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Puisqu’un certain nombre des disciples de Jésus étaient pêcheurs, il ne faut pas se surprendre que la barque occupe le devant de la scène dans un certain nombre de récits. De plus, une partie du ministère de Jésus se situe en Galilée autour du lac du même nom, si bien que beaucoup de déplacements se faisaient à l’aide d’une barque.

Chez Matthieu, la barque est mentionnée dans un certain nombre de circonstances :

  • L’appel des disciples qui délaissent leur barque pour suivre Jésus (4, 21-22)
  • Le récit de la tempête apaisée où Jésus et ses disciples passent de Capharnaüm à Gadara (située à 10 km au sud-est du lac, voir la carte de la Palestine)(8, 23-27)
  • Le retour à Capharnaüm en barque à partir de Gadara (9, 1)
  • À Capharnaüm, à cause des grandes foules qui se tiennent sur le rivage, Jésus monte dans une barque pour donner son discours en paraboles (13, 1)
  • En apprenant l’exécution de Jean Baptiste, Jésus monte dans une barque pour s’éloigner un peu plus loin afin d’être à l’écart, probablement à une certaine distance de Capharnaüm (14, 13)
  • Dans la scène de la marche sur les eaux, les disciples se déplacent en barque du lieu de retraite de Jésus, où l’a finalement rejoint une foule que Jésus va nourrir, avant de passer sur l'autre rive du lac (14, 22-33)
  • Enfin, Matthieu mentionne que Jésus monte dans une montagne sur les bords du lac de Galilée où il nourrira une foule de 4 000 personnes, puis, après renvoyé la foule, il monte dans une barque pour se rendre dans le territoire de Magadan, qui nous est totalement inconnu (15, 39)

Toutes ces circonstances appartiennent à des scènes de Marc qu’a simplement reprises Matthieu. Cependant, il a simplifié certaines scènes, en réduisant le nombre de déplacements de Jésus, et à l’occasion, il modifie une scène ou l’autre pour y insérer sa théologie comme nous le verrons plus loin.

Dans toutes ces mentions de ploion, deux scènes dominent : la tempête apaisée et la marche sur les eaux où le mot apparaît au total 8 fois (60% des occurrences de Matthieu). En raison du contexte, il est assez clair que Matthieu fait jouer à la barque un rôle symbolique : elle est symbole du chemin à la suite du Christ, un chemin toujours difficile et mouvementé, plein d’adversités; la barque est aussi le symbole de la communauté chrétienne, de l’Église.

Le nom ploion dans le Nouveau Testament

Le nom ploiarion dans la Bible

proagein (précéder) Proagein est le verbe proagō à l’infinitif présent. Il est formé de la préposition pro (devant, en avant) et du verbe agō (mener, emmener, conduire), et signifie donc : amener devant, précéder. Il apparaît seulement à quelques reprises dans les évangiles-Actes (Mt = 6; Mc = 5; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 1; 3Jn = 0) et encore plus rarement dans le reste du Nouveau Testament (1 Timothée et Hébreux).

L’action de précéder ou d’amener se situe dans deux grands contextes, celui relié à l’espace, et celui relié au temps.

Contexte relié à l’espace

Dans ce contexte, proagō est la plupart du temps traduit par « précéder ». Le contexte peut être celui où des gens devancent les autres dans une marche, i.e. marchent devant. Par exemple :

  • « Les foules qui le précédaient (proagō) et celles qui suivaient criaient: "Hosanna au fils de David! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! Hosanna au plus haut des cieux!" » (Mt 21, 9)

Le contexte peut être aussi celui d’un leader qui marche devant ses troupes. Par exemple :

  • « Ils étaient en route, montant à Jérusalem; et Jésus les précédait (proagō), et ils étaient dans la stupeur, et ceux qui suivaient étaient effrayés. Prenant de nouveau les Douze avec lui, il se mit à leur dire ce qui allait lui arriver » (Mc 10, 32)

Il y a le contexte rare où c’est un objet qui précède.

  • « Sur ces paroles du roi, ils (les mages) se mirent en route; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à son lever, les précédait (proagō) jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant » (Mt 2, 9)

Mais il y a aussi le contexte où il ne s’agit pas pour un groupe ou une personne de précéder les autres, mais plutôt où on amène quelqu’un plus avant ou on le conduit devant quelqu’un d’autre, par exemple un juge; il s’agit en quelque sorte d’une comparution. On trouve des exemples dans les Actes des Apôtres.

  • « Or, la nuit même avant le jour où Hérode devait l’amener devant (proagō) [lui], Pierre était endormi entre deux soldats; deux chaînes le liaient et, devant la porte, des sentinelles gardaient la prison » (Ac 12, 6).

Ce contexte inclut l’univers symbolique, i.e. aller devant en s’écartant de la norme.

  • « Quiconque va plus avant (proagō) et ne demeure pas dans la doctrine du Christ ne possède pas Dieu. Celui qui demeure dans la doctrine, c'est lui qui possède et le Père et le Fils » (2 Jn 1, 9)

Contexte relié au temps

Dans ce contexte, proagō établit un ordre dans le temps, où des gens arrivent avant d’autres à un endroit, i.e. ils vont plus vite. Par exemple :

  • « Jésus leur dit: "En vérité je vous le dis, les publicains et les prostituées vous précéderont (proagō) dans le Royaume de Dieu » (Mt 21, 31)

Cette préséance dans le temps peut concerner des réalités intangibles comme des prophéties ou des prescriptions ou des actions passées. Par exemple :

  • « Tel est l'avertissement que je t'adresse, Timothée, mon enfant, en accord avec les prophéties sur toi qui [te] précèdent (proagō), afin que, pénétré de celles-ci, tu combattes le bon combat » (1 Tm 1, 18)

Cette analyse nous amène à poser la question : quelle est la signification de Mc 16, 7 (« Mais allez dire à ses disciples et à Pierre, qu'il vous précède en Galilée: c'est là que vous le verrez, comme il vous l'a dit." »). S’agit-il d’un contexte d’espace (Jésus marche devant ses disciples en Galilée, comme un leader devant ses troupes), ou d’un contexte de temps (Jésus sera en Galilée avant l’arrivée des disciples)?

Considérons d’abord l’option d’un contexte de temps : quel message Marc essaierait-il de communiquer s’il affirmait que Jésus serait plus rapide que les disciples et donc serait avant eux en Galilée? Et liée à cette question, il y a cette autre : Pourquoi devoir se rendre en Galilée? Jésus ne peut-il pas se rendre présent à Jérusalem? Bref, il est difficile de trouver dans cette option un message qui serait une bonne nouvelle.

Par contre, l’option d’un contexte d’espace semble ouvrir une perspective plus intéressante: car le terme « Galilée » signifie « cercle » en hébreu et était souvent appelé « cercle des nations » (voir Isaïe 8, 23, repris par Mt 4, 15). Dans ce cas, le fait que Jésus « précède » ses disciples en Galilée signifierait que Jésus marcherait devant ses disciples en Galilée, i.e. il exercerait son leadership sur ses disciples au milieu des nations du monde, et c’est comme ça que ses disciples feraient l’expérience qu’il est vivant. N’oublions pas deux choses de l’évangile selon Marc :

  1. Il n’y pas d’apparitions comme telles de Jésus ressuscité chez Marc dont l’évangile se termine avec le verset 8 du ch. 16
  2. Marc s’adresse aux chrétiens de Rome, un milieu cosmopolite, et donc qui peut s’identifier au « cercle des nations »

Cette option est confirmée par le seul passage de Marc où Jésus est le sujet du verbe proagō, et donc est présenté comme le leader qui guide ses disciples :

Ils étaient en route, montant à Jérusalem; et Jésus les précédait (proagō), et ils étaient dans la stupeur, et ceux qui suivaient étaient effrayés. Prenant de nouveau les Douze avec lui, il se mit à leur dire ce qui allait lui arriver (Mc 10, 32)

Ici, au v. 22, le verbe « précéder » se situe dans un contexte relié au temps : Jésus demande à ses disciples d’être avant lui à l’endroit où ils doivent aller. Sur ce point, Matthieu ne fait que reprendre le récit de Marc. On peut imaginer qu’il s’agit de la part de ce dernier d’une mise en scène : les disciples doivent d’abord affronter les difficultés de la vie « avant » de pouvoir faire l’expérience de la présence de Jésus; dans le temps, l’un doit précéder l’autre. C’est ce qu’écrit Marc pour sa communauté persécutée de Rome, c’est ce que reprend Matthieu pour sa communauté juive d’Antioche.

Le verbe proagō dans le Nouveau Testament
peran (l'autre côté)
Peran est un adverbe qui signifie : de l’autre côté, au-delà de. Dans tout le Nouveau Testament il n’apparaît que dans les quatre évangiles : Mt = 7; Mc = 7; Lc = 1; Jn = 8; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Et il n’est employé qu’en deux situations précises :
  1. faire référence au territoire qui est « au-delà » du Jourdain, donc le territoire à l’ouest du fleuve, ce qui constitue la Jordanie actuelle
  2. décrire le fait qu’on passe de « l’autre côté » du lac de Galilée à l’aide d’une barque, ce que nos bibles traduisent souvent par : « passer sur l’autre rive ».

L’adverbe peran n’est pas un mot matthéen, i.e. sa présence s’explique par le fait qu’il recopie Marc. La seule exception est 4, 15 (« Terre de Zabulon et terre de Nephtali, Route de la mer, Pays d’au-delà (peran) du Jourdain, Galilée des nations! ») où il s’agit d’une citation d’Isaïe 8, 23, selon la version de la Septante.

L'adverbe peran dans le Nouveau Testament
apolysē (qu'il congédie) Apolysē est le verbe apolyō au subjonctif aoriste, 3e personne du singulier. Il est formé de la préposition apo (à partir de, loin de) et du verbe lyō (lier), et donc signifie littéralement : délier ou enlever le lien. Il n’existe presqu’uniquement que dans les évangiles-Actes dans tout le Nouveau Testament (la seule exception est Hébreux 13, 23) : Mt = 19; Mc = 12; Lc = 14; Jn = 5; Ac = 15. Sa signification est déterminée par son contexte. Et quand on regarde l’ensemble des textes, on peut regrouper les contextes à quatre grandes catégories :

  1. Le contexte est celui d’une arrestation ou d’un emprisonnement, et « délier quelqu’un » signifie : le relâcher. Par exemple : A chaque Fête, le gouverneur avait coutume de relâcher (apolyō) à la foule un prisonnier, celui qu'elle voulait (Mt 27, 15)

  2. Le contexte est celui de personnes en un même lieu, et « délier des gens » signifie « renvoyer les gens », ou « leur donner congé », ou « se séparer d’eux ». Par exemple : Après avoir renvoyé (apolyō) les foules, Jésus monta dans la barque et s'en vint dans le territoire de Magadan (Mt 15, 39)

  3. Le contexte est celui d’une union matrimoniale, et « délier quelqu’un » signifie : répudier une personne ou divorcer de quelqu’un. Par exemple : C'est, leur dit-il, en raison de votre dureté de coeur que Moïse vous a permis de répudier (apolyō) vos femmes; mais dès l'origine il n'en fut pas ainsi (Mt 19, 8)

  4. Le contexte peut être celui d’une dette qu’on a contracté ou d’un péché qu’on a commis (qui est une dette devant Dieu), et «délier quelqu’un » signifie : remettre cette dette. Par exemple : Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés; remettez (apolyō), et il vous sera remis (apolyō) (Lc 6, 37)

Comme on le constate, l’idée est toujours la même : un lien existe, et ce lien est brisé. À partir de l’ensemble des textes évangiles-Actes, on peut établir le tableau suivant.

ContexteMatthieuMarcLucJeanActes
Prison/arrestation54559
Présence en un lieu64406
Mariage84200
Lien d’une dette/du péché/de la maladie00300
Total191214515

Une première remarque s’impose. Malgré le nombre d’occurrences du verbe apolyō dans les évangiles, ce dernier apparaît surtout lors de trois événements :

  1. le procès de Jésus devant Pilate et la décision de relâcher soit Jésus, soit Barabbas, une scène racontée par Marc, et reprise par Luc et Matthieu, et racontée aussi par Jean, monopolise le contexte « prison/arrestation » (la seule exception étant une parabole de Mt 18, 27);

  2. la scène de la multiplication des pains, racontée par Marc, et reprise par Luc et Matthieu, monopolise une bonne partie du contexte « foule/personne »;

  3. la controverse sur le divorce, racontée par Marc, et reprise par Luc et Matthieu, monopolise presque totalement le contexte « union matrimoniale » (la seule exception se trouve chez Matthieu qui parle de apolyō dans son discours sur la montagne et dans son récit de l’enfance où Joseph avait l’intention de répudier sa fiancée).

La deuxième remarque concerne Matthieu lui-même où on note le plus grand nombre d’occurrences. Car ce nombre est trompeur parce qu’il y a en fait que sept occurrences qui lui sont propres. Et parmi ces sept occurrences, trois sont simplement une extension de la discussion sur le divorce (5, 31; 19, 7-8), une est une extension de la scène de la multiplication des pains (14, 53). Il nous reste donc trois occurrences vraiment uniques à Matthieu :

  • la décision de Joseph de répudier sa fiancée dans le récit de l’enfance (1, 19),
  • la parabole où maître qui relâche de prison son serviteur insolvable (18, 27)
  • et la demande disciples à Jésus de renvoyer la Cananéenne qui leur casse les oreilles avec sa demande de guérison pour sa fille (15, 23).

C’est donc dire que n’est pas un mot vraiment familier de Matthieu faisant partie de son arsenal littéraire; il semble jouer un rôle purement utilitaire.

Qu’en est-il ici au v. 22? Tout d’abord, apolyō provient du texte de Marc 6, 45 que se contente de copier Matthieu. Il s’agit de renvoyer une foule, de briser les liens du groupe qui s’était formé autour de Jésus pour l’écouter et se faire nourrir par lui, afin que les gens se dispersent. Or, chez Marc, repris par Matthieu, c’est toujours Jésus qui est responsable de renvoyer les gens : c’est lui que les gens viennent écouter, et lui seul a l’autorité de les renvoyer. Matthieu ajoutera d’autres occurrences du verbe apolyō avec le sens de « renvoyer » (par exemple 15, 23 avec le récit de la Cananéenne), et c’est toujours Jésus seul qui peut être responsable de cette action.

Le verbe apolyō dans le Nouveau Testament
ochlous (foules) Ochlous est l’accusatif masculin pluriel de ochlos, qui signifie : la foule, le peuple ordinaire, la populace. S’il y a une constante dans tous les évangiles, c’est la présence d’une foule autour de Jésus et de Jean-Baptiste. Pour Jean-Baptiste, ce fait est aussi rapporté par l’historien juif Flavius Josèphe (voir par exemple Antiquités judaïques, 18, 5, #116-118 : « Des gens s'étaient rassemblés autour de lui, car ils étaient très exaltés en l'entendant parler. Hérode craignait qu'une telle faculté de persuader ne suscitât une révolte, la foule semblant prête à suivre en tout les conseils de cet homme »). Malheureusement, sur Jésus, l’historien juif reste silencieux. Mais Marc et Jean, deux traditions indépendantes, s’entendent pour dire que Jésus a rassemblé des foules qui désiraient l’écouter et voir les signes qu’il faisait. L’utilisation du mot ochlos n’apparaît que dans les évangiles-Actes dans tout le Nouveau Testament, à l'exception de quatre occurrences dans l’Apocalyse : Mt = 50 ; Mc = 38 ; Lc = 41 ; Jn = 20 ; Ac = 22.

Chez Matthieu, sur les 50 occurrences, 27 lui sont uniques. C’est donc dire qu’il tient à leur faire jouer un rôle important. Faisons à ce sujet quelques remarques.

  1. Matthieu insère parfois le mot « foule » à la source qu’il reçoit de Marc parce que ce dernier demeure souvent imprécis, employant différents termes vagues comme « multitude » (plēthos), ou « tout le monde » (pas), ou encore simplement en parlant « d’eux ». Comme nous l’avons déjà vu, Matthieu aime mettre les points sur les i, être le plus précis possible et standardiser le vocabulaire : les mêmes réalités sont appelées par les mêmes noms. Donnons deux exemples.
    Marc 1, 7b-8aMatthieu 4, 25
    Et une nombreuse multitude (plēthos) de la Galilée (le) suivit, et de la Judée et de Jérusalem et de l’Idumée et (d’)au-delà du Jourdain…Et le suivirent des foules (ochlos) nombreuses de la Galilée et (de la) Décapole et (de) Jérusalem et (de) la Judée et (d’)au-delà du Jourdain

    Marc 6, 35-36aMatthieu 14, 15a
    Et, déjà une heure avancée étant arrivée, ses disciples, s’approchant de lui, disaient : « Le lieu est désert et déjà l’heure (est) avancée : renvoie-les (autous)Or, le soir étant arrivé, les disciples s’approchèrent de lui disant : « Le lieu est désert et l’heure déjà est passée : renvoie donc les foules (ochlos)…

  2. Contrairement aux autres évangiles qui ont presqu’uniquement le singulier, i.e. la foule, l’évangile selon Matthieu, dans les passages qui lui sont uniques, a presque toujours le pluriel, i.e. les foules. Cette préférence pour le pluriel est si forte que, très souvent, Matthieu, lorsqu’il recopie Marc, modifie sa source pour en faire un pluriel. Donnons deux exemples.

    Marc 4, 1Matthieu 13, 2
    Et de nouveau il commença à enseigner au bord de la mer, et se rassemble près de lui une foule très nombreuseEn ce jour-là, sortant de la maison, Jésus s’assit au bord de la mer, et se rassemblèrent près de lui des foules nombreuses

    Marc 8, 6bMatthieu 15, 36
    Et, prenant les sept pains, ayant rendu grâces, il (Jésus) (les) rompit et (les donnait à ses disciples pour qu’ils (les) présentent; et ils (les) présentèrent à la foule. Il (Jésus) prit les sept pains et les poissons et, ayant rendu grâces, il (les) rompit et (les) donnait aux disciples et les disciples aux foules,

    Pourquoi? On peut deviner que, étant donné que le mot foule au singulier transmet l’idée d’un groupe spécifique et unifié, Matthieu a peut-être voulu plutôt mettre l’accent sur des groupes divers, non unifiés, sans un commun dénominateur, anticipant l’envoi final des disciples vers toutes les nations. La seule exception notable est ce passage de Matthieu où Pilate « se lava les mains en présence de la foule, en disant: "Je ne suis pas responsable de ce sang; à vous de voir!" » (27, 24). Dans ce cas, la foule représente un groupe spécifique et unifié, le peuple juif, puisque cette foule répond : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants! » (27, 25).

  3. Une autre caractéristique de Matthieu est d’ajouter souvent le qualificatif « nombreux » (polys) au mot « foule ». C’est celui qui le fait le plus souvent parmi les évangélistes : Mt = 11; Mc = 7; Lc = 7; Jn = 1; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Et il se permet de l’ajouter à ses sources. Par exemple.
    Mc 10, 1Mt 19, 1-2a
    Et, s’étant levé de là, il vient dans le territoire de la Judée, et au-delà du Jourdain, et de nouveau des foules se rassemblent auprès de luiEt il arriva, quand Jésus eut fini ces discours, (qu’)il partit de la Galilée et vint dans le territoire de la Judée au-delà du Jourdain. Et des foules nombreuses (polys) le suivirent

    Pourquoi cette insistance sur le nombre? En amplifiant l’auditoire de Jésus, Matthieu accentue la force de son autorité. N’oublions qu’il y a chez lui une théologie haute, qui fait ressortir la transcendance du Christ ressuscité. Cette théologie haute n’est pas aussi poussée que celle de Jean, mais elle est néanmoins bien présente.

  4. Quand au rôle de la foule, il est similaire à ce qu’on trouve chez les autres évangélistes. En effet, la foule est présentée sous un jour favorable :
    • Les foules suivent Jésus (Mt 4, 25; 8, 1; 12, 15; 20, 29)
    • Elles sont frappées par son enseignement (Mt 7, 28)
    • Elles glorifient Dieu (Mt 9, 8)
    • Elles s’émerveillent et avouent n’avoir jamais vu pareille chose (Mt 9, 33; 15, 31)
    • Elles proclament le titre messianique de Jésus (« Hosanna au fils de David ») (Mt 21, 9)
    • Elles le considèrent comme un prophète (Mt 21, 11.46)

    Mais il arrive parfois qu’elle ne fasse que de la figuration, sans avoir de lien avec la personne de Jésus, comme cette foule pour les funérailles de la fille d’un chef (9, 23-25).

    Enfin, lors du procès de Jésus, la foule, sous l’impulsion des prêtres et des anciens, devient hostile à Jésus (27, 20).

Ici, au v. 22, le mot « foule » est au pluriel, comme c’est le cas habituel chez Matthieu, et comme dans la source marcienne qu’il utilise le mot est au singulier, on peut affirmer qu’il prend la peine de transformer un singulier en un pluriel : ces foules sont celles nombreuses qui l’avaient suivi et dont il a eu pitié, dont il a guéri les infirmes (14, 14) et qu’il a par la suite nourries. Pour Matthieu, Jésus vit la compassion pour cette masse bigarrée qu’il prend maintenant la peine de renvoyer chez elle.

Le nom ochlos dans le Nouveau Testament
v. 23 Une fois les foules renvoyées, il gravit la montage pour être à l’écart pour prier; il était là tout seul quand le soir arriva.

Littéralement : Et ayant congédié les foules il monta (anebē) vers la montagne (oros) par lui-même (katʼ idian) prier (proseuxasthai); puis, (l'heure) tardive (opsias) étant arrivée (genomenēs), seul (monos) il était là (ekei).

anebē (il monta) Anebē est le verbe anabainō à l’aoriste indicatif, 3e personne du singulier. Il est formé de la préposition ana, qui décrit un mouvement de bas en haut et du verbe bainō, qui désigne le fait de marcher et d’aller quelque part, et signifie : monter, élever. C’est un verbe qu’on rencontre régulièrement dans les évangiles-Actes, et particulièrement dans l’évangile de Jean : Mt = 9; Mc = 9; Lc = 9; Jn = 16; Ac = 19; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Le verbe apparaît dans différents contextes.

Il y a d’abord le contexte où on monte à Jérusalem, et à son temple, et aussi à Bethléem : Mt = 2; Mc = 3; Lc = 5; Jn = 9; Ac = 9. Rappelons-nous que Jérusalem ainsi que Bethléem sont situées à environ 775 mètres d’altitude. Deux exemples.

  • Mt 20, 18 : « Voici que nous montons (anabainō) à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes; ils le condamneront à mort »
  • Jn 7, 14 : On était déjà au milieu de la fête, lorsque Jésus monta (anabainō) au Temple et se mit à enseigner.

Le contexte de la montagne appelle naturellement le verbe anabainō que nos bibles traduisent souvent par « gravir » : Mt = 3; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0. Comme on peut le constater, c’est chez Matthieu qu’il est le plus présent, évoquant sans doute le Sinaï.

  • Mt 5, 1 : Voyant les foules, il monta (anabainō) dans la montagne, et quand il fut assis, ses disciples s'approchèrent de lui.
  • Mc 3, 13 : Puis il monta (anabainō) dans la montagne et il appelle à lui ceux qu'il voulait. Ils vinrent à lui.

Mais le plus souvent, le contexte est celui du Jourdain dont on remonte, d’une terrasse de maison qu’il faut rejoindre, d’un bateau ou d’un char dans lequel on embarque, d’un arbre qu’on grimpe, de poissons qu’on fait monter de l’eau : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 2; Ac = 6.

  • Mt 17, 27 : « Cependant, pour ne pas les scandaliser, va à la mer, jette l'hameçon, saisis le premier poisson qui montera (anabainō), et ouvre-lui la bouche: tu y trouveras un statère; prends-le et donne-le leur, pour moi et pour toi. »
  • Mc 1, 10 : Et aussitôt, remontant (anabainō) de l'eau, il vit les cieux se déchirer et l'Esprit comme une colombe descendre vers lui

Signalons le contexte particulier chez Marc où il s’agit de plantes qui s’élèvent, i.e. qui croissent : Mt = 1; Mc = 3; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0.

  • 4, 7 : Une autre est tombée dans les épines, et les épines ont monté (anabainō) et l'ont étouffée, et elle n'a pas donné de fruit.

Il y a le contexte plus rare qui est d’ordre théologique, et monter vers Dieu ou au ciel renvoie à une relation unique avec Dieu : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 5; Ac = 2. Ici, l’évangile selon Jean domine largement.

  • Jn 1, 51 : Et il lui dit: "En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter (anabainō) et descendre au-dessus du Fils de l'homme."
  • Ac 10, 4 : Il le regarda et fut pris de frayeur. "Qu'y a-t-il, Seigneur?" Demanda-t-il. - "Tes prières et tes aumônes, lui répondit l'ange, sont montées (anabainō) devant Dieu, et il s'est souvenu de toi".

Enfin, mentionnons le contexte psychologique qu’on trouve seulement chez Luc où anabainō sert à décrire ce qui se passe dans le cœur humain : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 2.

  • Lc 24, 38 : Mais il leur dit: "Pourquoi tout ce trouble, et pourquoi des doutes montent (anabainō)-ils en votre coeur? "
  • Ac 7, 23 : « Comme il atteignait la quarantaine, il monta (anabainō) dans son cœur (le désir) de visiter ses frères, les Israélites »

Ici, au v. 23 le contexte est celui d’une montagne qu’on gravit. Chez Matthieu, le même contexte apparaît dans la scène du sermon sur la montagne (5, 1) et celle qui introduit la deuxième multiplication des pains (15, 29). Ce sont des moments importants, des moments-clés.

Le verbe anabainō dans le Nouveau Testament
oros (montagne)
Orous est le nom oros au génitif neutre singulier. Dans les évangiles et les Actes, il signifie : montagne ou mont. Comme la Judée et la Galilée sont des régions montagneuses, on imagine facilement que le terme revient régulièrement, en particulier chez Matthieu : Mt = 16; Mc = 11; Lc = 12; Jn = 5; Ac = 3; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Déjà Marc nous avait habitués au rôle important que joue la montagne dans le ministère de Jésus.

  • C’est sur la montagne que Jésus institue les Douze et leur donne leur mandat (3, 13)
  • C’est sur la montagne que Jésus se retire pour prier (6, 46)
  • C’est sur la montagne que Jésus est transfiguré devant Pierre, Jacques et Jean (9, 2)
  • C’est sur le mont des Oliviers que Jésus passe du temps avec ses disciples, et en particulier la veille de sa mort (13, 3; 14, 26)

Mais Matthieu ira encore plus loin. Quand on se limite aux passages qui lui sont propres ou alors où il est le seul à faire référence à la montagne, on note ceci :

  • C’est sur la montage que le diable amène Jésus pour le soumettre à la tentation de la toute puissance et de la gloire en lui montrant des hauteurs les royaumes de la terre (4, 8)
  • C’est sur la montagne que Jésus prononce son premier grand discours à la foule où il énoncera les béatitudes et les règles de la vie chrétienne (5, 1)
  • C’est sur la montagne que la foule le retrouve pour se faire guérir et que Jésus par la suite nourrit dans cette scène appelée traditionnellement « la multiplication des pains » (15, 29)
  • C’est sur une montagne que Jésus ressuscité donne rendez-vous et où il les envoie en mission (28, 16)

Pourquoi une telle insistance sur la montagne?

  1. Tout d’abord, le Juif Matthieu tient à nous présenter Jésus sous les traits du nouveau Moïse. Or, on sait le rôle central qu’a joué la montagne du Sinaï ou mont Horeb dans la mission de Moïse. C’est au Sinaï que c’est fait la rencontre avec Dieu, et que le peuple juif a reçu les dix paroles ou commandements, leur chartre de vie et les termes de l’alliance. Aussi, c’est sur une montagne (5, 1) que Jésus, nouveau Moïse, donnera les nouvelles règles de vie, spécifiant les termes de la nouvelle alliance. Et c’est sur la montagne qu’il offrira la nouvelle manne pour un peuple nouveau (15, 29). Et tout comme la mission du peuple Juif découle de cette rencontre du Sinaï, ainsi c’est à partir d’une montagne que les disciples sont envoyés en mission (28, 16)

  2. Ensuite, de manière corollaire, les Juifs partageaient une perception presqu’universelle de la saveur mystique de la montagne, qui s’élève dans le ciel, donc un lieu où on peut vivre des expériences de Dieu. C’est probablement en ce sens qu’on peut lire la scène de Marc sur la transfiguration de Jésus, i.e. le regard de Dieu porté sur Jésus. Mais Matthieu y voit aussi le lieu des grands combats spirituels en y plaçant une des tentations de Jésus (4, 8)

    Antioche - Antakya
    Antioche - Antakya
  3. Enfin, ne pourrait-on pas ajouter un intérêt personnel de Matthieu pour la montagne? En effet, un bon nombre de biblistes s’entendent pour probablement situer l’auditoire premier de Matthieu à Antioche, au sud de la Turquie actuelle, tout près de la frontière syrienne, où on trouvait dans la deuxième partie du premier siècle une communauté juive chrétienne importante (c’est de la communauté chrétienne d’Antioche que Paul reçoit sa première mission). Or, Antioche est situé en région montagneuse; la ville elle-même est à 240 mètres d’altitude, mais elle est encaissée dans une vallée où se détache une chaîne de montagne. Ainsi, la montagne fait partie d’un décor familier. Cela pourrait expliquer une scène de Matthieu qu’il aurait reçue de la source Q (cette source que Luc et Matthieu partagent) et qu’il semble modifier à sa façon, cette scène de la brebis égarée ou perdue. Comparons Luc et Matthieu. Nous avons soulignés les mots importants à noter.
Luc 15, 4Matthieu 18, 12
Quel homme d’entre vous, ayant cent brebis et, ayant perdu l’une d’elles, n’abandonne pas les quatre-vingt-dix-neuf dans le désert et part vers la (brebis) perdue jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée?S’il y a à un homme cent brebis et que s’égare l’une d’elles, ne laissera-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf sur les montages et, étant parti, il cherche la (brebis) égarée.

Il n’existe pas de copie de source Q, c’est plus une hypothèse de travail pour expliquer les passages communs à Matthieu et Luc. Il est donc difficile de reconstituer cette source hypothétique. Mais en général, beaucoup de biblistes pensent que Luc a mieux respecté cette source Q, i.e. il l’a moins retravaillé que Matthieu. Par exemple, le texte des Béatitudes chez Luc (« Heureux, vous les pauvres ») serait plus respectueux de l’original que celui de Matthieu qui l’a un peu « spiritualisé » (« Heureux, les pauvres en esprit »); il en de même du « Notre Père » beaucoup plus court et simple chez Luc, alors que Matthieu lui ajoute certains de ses thème (« que ta volonté soit faite »).

Or, le récit de la brebis perdue/égarée ne semble pas faire exception. Luc reflèterait mieux le contexte Palestinien ancien où on trouvait ces déserts, i.e. ces lieux isolés sans beaucoup de végétation où une brebis pouvait se perdre. Pour sa part, que semble faire Matthieu? À sa façon, il « christianise » ce récit, car il ne s’agit plus d’une brebis perdue, mais d’une brebis égarée, i.e. qui s’est laissée entraîné par des idéologies qui ont corrompu ou déformé sa foi originelle. Et le décor est celui de la montagne, le décor même de son milieu de vie.

Ici, au v. 23, Matthieu ne fait que reprendre le terme de montagne qui se trouve déjà chez Marc (Mc 6, 46). Mais l’accent qu’il lui donne est différent. Alors que chez Marc ce moment de prière à la montagne apparaît comme un item habituel d’une journée de Jésus, Matthieu va y accentuer la transcendance de Jésus par la mention de son isolement et sa solitude de Jésus, préparant le moment de révélation qui est sur le point de survenir. Plus que chez les autres évangélistes, la montagne est un milieu « divin ».

Le nom oros dans les évangiles-Actes
katʼ idian (par lui-même)
Katʼ idian est une expression formée de la préposition kata (par, selon) et de l’adjectif possessif idios (propre, particulier, personnel), et donc signifie littéralement : par soi-même ou par lui-même, et est traduit habituellement par : à l’écart, en privé, en particulier, ou même encore : séparément. L’idée est de cibler quelqu’un pour l’isoler afin de l’avoir pour soi-même. C’est une expression assez rare dans les évangiles-Actes : Mt = 6; Mc = 7; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Ailleurs dans le Nouveau Testament elle n’apparaît qu’une fois dans l’épitre aux Galates (2, 2) quand Paul révèle qu’il a rencontré « à part » les piliers de l’Église de Jérusalem, et dans la Septante, on ne trouve qu’en 2 Maccabées (4, 5) où on parle de l’intérêt « particulier » de tout un peuple.

Dans les évangiles l’expression est utilisée dans cinq contextes différents.

  1. Katʼ idian sert à décrire le fait que Jésus s’isole pour être seul, soit pour prier, soit pour « digérer » un événement comme la mort de Jean-Baptiste. Matthieu est seul à mentionner ce contexte. Exemple :
    • Mt 14, 13 : L'ayant appris (l’exécution de Jean-Baptiste), Jésus se retira en barque dans un lieu désert, à l'écart (katʼ idian); ce qu'apprenant, les foules partirent à sa suite, venant à pied des villes.

  2. De manière plus fréquente, Jésus conduit ses disciples ou quelques uns de ses disciples à l’écart pour leur donner un enseignement particulier ou pour révéler qui il est. Cela se retrouve chez les trois Synoptiques. Exemples :
    • Mc 9, 2 : Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean et les emmène seuls, à l'écart (katʼ idian), sur une haute montagne. Et il fut transfiguré devant eux
    • Mt 20, 17 : Devant monter à Jérusalem, Jésus prit avec lui les Douze disciples en particulier (katʼ idian) et leur dit pendant la route (3e annonce de la passion)

  3. À l’inverse, ce sont les disciples qui prennent l’initiative d’amener Jésus à l’écart pour l’interroger et obtenir des explications. Exemple :
    • Mc 9, 28 : Quand il fut rentré à la maison, ses disciples lui demandaient à l’écart (katʼ idian): "Pourquoi nous autres, n'avons-nous pu l'expulser?"

  4. Il y a le contexte particulier de Marc (6, 31-32), repris par Luc (9, 10), où Jésus invite ses disciples à une forme de retraite pour qu’ils se reposent.
    • Mc 6, 31 : Et il leur dit: "Venez vous-mêmes à l'écart (katʼ idian), dans un lieu désert, et reposez-vous un peu." De fait, les arrivants et les partants étaient si nombreux que les apôtres n'avaient pas même le temps de manger.

  5. Enfin, il y a le cas unique de Marc où Jésus amène un sourd-muet à l’écart, loin de la foule, pour le guérir, alors que c’est la foule qui l’avait amené à lui; l’isolement chez Marc semble requis en raison de l’incompréhension de l’identité de Jésus.
    • Mc 7, 33 : Le prenant hors de la foule, à part (katʼ idian), il lui mit ses doigts dans les oreilles et avec sa salive lui toucha la langue.

Tout ce cadre nous aide à situer Matthieu. S’il rejoint Marc pour l’enseignement « à part » de Jésus aux disciples, ou pour les questions « à part » des disciples à Jésus, il est unique à utiliser katʼ idian pour nous présenter un Jésus qui s’isole seul. L’expression lui sert à exprimer la situation et l’identité unique de Jésus, qu’il accentue plus que les autres Synoptiques. C’est le cas ici au v. 23. Plus particulièrement, même si la base de cette scène est empruntée à Marc, c’est Matthieu qui ajoute à cette scène : katʼ idian.

L'expression katʼ idian dans la Bible
proseuxasthai (pour prier)
Proseuxasthai est le verbe proseuchomai à la voix moyenne de l’aoriste infinitif. Il signifie : prier, et apparaît régulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 15; Mc = 10; Lc = 19; Jn = 0; Ac = 16; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. C’est surtout Luc qui insiste sur ce thème à la fois dans son évangile et dans ses Actes. Par contre, il est totalement absent de la tradition johannique. Pourquoi? On peut penser que, dans la perspective de Jean, Jésus est en communion constante avec son Père, si bien que toute sa vie est prière, et celle-ci n’est pas une activité qui s’ajoute à sa journée.

On ne peut mentionner le verbe proseuchomai sans inclure aussi le nom proseuchē : prière. Il est moins fréquent que le verbe : Mt = 1; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 9; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Mais les mêmes observations s’imposent : c’est Luc qui insiste sur ce thème, alors qu’il est totalement absent de la tradition johannique.

Qui prie dans les évangiles? Le plus clairement et le plus souvent, c’est Jésus. On mentionne aussi la prière du disciple et du chrétien, mais c’est la plupart du temps sous la forme d’une exhortation à prier de la part de Jésus, avec un verbe à l’impératif. On mentionne à l’occasion la prière des Juifs, mais c’est presqu’uniquement chez Luc.

En parcourant les évangiles, que peut-on dire sur l’attitude à avoir dans la prière et son contenu, ainsi que son rôle?

L’attitude dans la prière

  • Le geste de prier doit être discret, et non ostentatoire : « prie ton Père qui est là, dans le secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra » (Mt 6, 6)
  • La prière doit être brève : « En priant, ne rabâchez pas comme les païens: ils s'imaginent qu'en parlant beaucoup ils se feront mieux écouter » (Mt 6, 7)
  • Il faut prier dans la confiance : « C'est pourquoi je vous dis: tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l'avez déjà reçu, et cela vous sera accordé » (Mc 11, 24)
  • Avant de prier, il faut d’abord se réconcilier et pardonner : « Et quand vous êtes debout priant, si vous avez quelque chose contre quelqu'un, remettez-lui, afin que votre Père qui est aux cieux vous remette aussi vos offenses » (Mc 11, 25)
  • Il faut prier sans cesse et ne jamais se décourager : « Et il leur disait une parabole sur ce qu'il leur fallait prier sans cesse et ne pas se décourager » (Lc 18, 1)
  • La prière atteint son but quand elle est prise de conscience de ses lacunes : « Le publicain, se tenant à distance, n'osait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine, en disant: Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis! » (Lc 18, 13)

Le contenu de la prière

  • Il faut prier pour ses persécuteurs, ses ennemis, ceux qui nous diffament : « Eh bien! moi je vous dis: Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs » (Mt 5, 44 ; Lc 6, 28)
  • Le Notre Père contient l’essentiel de ce qu’il faut d’abord demander, i.e. collaborer à ce que Dieu soit connu et que son règne se répande, rechercher sans cesse sa volonté et ce dont on a besoin pour vivre en plénitude, se laisser transformer par le pardon de Dieu en le répandant chez les autres, sortir victorieux d’une lutte sans merci contre le mal (Mt 6, 9-13 || Lc 11, 2-4); notons que tout le contenu du « Notre Père » est centré sur la responsabilité de l’être humain
  • Si c’est possible, d’éviter l’épreuve de la souffrance et de la mort, mais tout en accomplissant la volonté de Dieu (Mt 26, 39 || Mc 14, 35 || Lc 22, 42)

Pourquoi prier?

  • La prière permet d’affronter l’épreuve et de mener les grands combats de la vie : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation: l'esprit est ardent, mais la chair est faible » (Mt 26, 41 || Mc 14, 38 || Lc 22, 40.46); « Entré en agonie, il priait de façon plus instante, et sa sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre » (Lc 22, 44)
  • C’est seulement par la prière qu’un sourd-muet épileptique peut être guéri : « Il leur dit: "Cette espèce-là ne peut sortir que par la prière." » (Mc 9, 29)
  • La prière est si importante qu’elle fait partie de la vie de Jésus : « Le matin, bien avant le jour, il se leva, sortit et s'en alla dans un lieu désert, et là il priait » (Mc 1, 35)
  • C’est dans la prière que Jésus entend son appel : « Or il advint, une fois que tout le peuple eut été baptisé et au moment où Jésus, baptisé lui aussi, (était) priant, que le ciel s'ouvrit » (Lc 3, 21)
  • C’est dans un moment de prière que Jésus se révèle vraiment : « Et il advint, comme il priait, que l'aspect de son visage devint autre, et son vêtement, d'une blancheur fulgurante » (Lc 9, 29)

Ainsi, chaque évangéliste y va de sa perspective sur la prière, même s’ils s’entendent tous sur le fait que Jésus priait et qu’il a demandé à ses disciples de prier. Pour sa part, Matthieu reprend une bonne partie des textes de Marc sur la prière (Mt 14, 23; 24, 20; 26, 36.39.41.42), ainsi que ceux de la source Q (Mt 5, 44; 6, 9). Mais certains textes lui sont particuliers, comme ces conseils pratiques sur la bonne attitude dans la prière (Mt 6, 5-7), cette mention unique que Jésus imposait les mains sur les enfants en priant (Mt 9, 13), un écho peut-être d’une pratique de l’Église primitive, et surtout son insistance sur le but de la prière d’amener la personne à faire la volonté de Dieu (Mt 6, 10; 26, 42).

Ici, au v. 23, Matthieu reprend simplement une scène de Marc où Jésus se retire pour prier, comme il en avait l’habitude, en particulier après l’événement mémorable où il a nourri une foule, et juste avant de se révéler d’une manière spéciale à ses disciples; c’est comme un moment où il veut « se synchroniser » avec Dieu, s’assurer qu’il fait sa volonté.

Le verbe proseuchomai dans les évangiles-Actes

Le nom proseuchē dans les évangiles-Actes

opsias (tard) Opsias est l’adjectif opsios au datif féminin singulier et signifie : tard. La plupart du temps, cet adjectif est utilisé comme un substantif, i.e. sous-entendue l’heure tardive, et donc on le traduit habituellement par : soir. Il est peu fréquent dans la Bible; à part les évangiles, on ne le trouve que dans la Septante de Judith : Mt = 7; Mc = 6; Lc = 0; Jn = 2; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Et sur le total de 16 occurrences dans la Bible, 14 fois opsios est suivi du verbe ginomai (venir, arriver), dans l’expression : le soir venu. C’est donc une expression courante.

Pourquoi tient-on à mentionner le soir? Quand on sait qu’un évangile n’est pas un reportage journalistique, mais une catéchèse, tous les détails d’un récit ne sont pas anodins. Jetons un coup d’œil sur les différents contextes où le mot « soir » apparaît.

  • Le mot « soir » sert à indiquer que le sabbat est terminé, puisque le jour suivant commençait au coucher du soleil. C’est ce que fait Marc 1, 32, qui assume qu’on ne pouvait se faire guérir le jour du sabbat chez les Juifs : « Le soir (opsios) venu, quand fut couché le soleil, on lui apportait tous les malades et les démoniaques » (Matthieu 8, 16 reprend cette phrase, mais dans un tout autre contexte, oblitérant la raison pour laquelle le gens ont attendu au soir pour aller vers Jésus)

  • Comme pour Marc le dernier repas de Jésus est un repas pascal (chez Jean, c’est un simple repas d’adieu), la mention de la nuit permet d’indiquer que le jour de la Pâque est arrivé et que le repas peut commencer : « Le soir (opsios) venu, Jésus arrive avec les Douze » (Mc 14, 17 || Mt 26, 20)

  • Marc se sert aussi de la mention du soir pour indiquer que la veille du sabbat, appelé « jour de préparation » était commencé, et qu’il fallait se hâter d’ensevelir le corps de Jésus, ce qui n’était pas permis le jour même du sabbat : « Déjà le soir (opsios) était venu et comme c'était la Préparation, c'est-à-dire la veille du sabbat » (Mc 15, 42 || Mt 27, 57)

  • Marc, suivi de Matthieu et Luc, nous introduit ainsi la scène où Jésus nourrira 5 000 personnes : « Et, déjà une heure avancée étant arrivée, ses disciples s’approchant de lui, disaient : ‘Le lieu est désert et déjà l’heure (est) avancée’ » (Mc 6, 35). Matthieu remplacera le terme « heure avancée » de Marc par « le soir étant arrivée » (Mt 14, 15); rappelons-nous que Matthieu aime standardiser le vocabulaire, appelant les même réalités par les mêmes mots. Quoi qu’il en soit, pourquoi situer la scène de la multiplication des pains le soir? Ce cadre a quelque chose d’artificiel, car la foule aurait très bien pu retourner à la maison pour se nourrir, et rien d’autre n’était au programme. Mais pour l’auteur de la source qu’utilise Marc, la scène devait se dérouler le soir pour faire le lien avec le moment où se réunissait la communauté chrétienne pour faire eucharistie; avec Jésus qui dit la bénédiction et rompt le pain, nous sommes dans un rassemblement eucharistique. C’est dans le même sens qu’il faut lire le récit des disciples d’Emmaüs où c’est le soir qu’on se met à table et où Jésus dit la bénédiction et rompt le pain : « Reste avec nous, car le soir (hespera) tombe et le jour déjà touche à son terme », Lc 24, 29). De même, Jean nous situe la rencontre de Jésus ressuscité et des disciples le soir, lors d’un rassemblement de la communauté, car la mention du soir permet de faire allusion au rassemblement eucharistique : « Le soir (opsios), ce même jour, le premier de la semaine, et les portes étant closes, là où se trouvaient les disciples, par peur des Juifs, Jésus vint et se tint au milieu et il leur dit: "Paix à vous!" » (Jn 20, 19) Ainsi le mot « soir » sert à établir le lien avec l’eucharistie.

  • La nuit est un symbole puissant des épreuves de la vie, où on se sent « dans le noir ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre le récit de la tempête apaisée (Mc 4, 35-41 || Mt 8, 23-27 || Lc 8, 22-25). D’ailleurs, le récit de Marc, copié par Matthieu et Luc, comporte une introduction un peu artificielle : « Jésus leur dit ce jour-là, le soir (opsios) venu : "Passons de l’autre côté" » (Mc 4, 35). Pourquoi vouloir prendre le large le soir sans raison apparente? Marc, qui s’adresse à la communauté persécutée de Rome, utilise la nuit pour représenter ce que vit cette communauté. On peut dire la même chose du récit de la marche sur l’eau de Jésus (Mc 6, 45-52 || Mt 14, 22-33; Jn 6, 16-21) même si le récit a une pointe différente, i.e. il est avant tout une épiphanie ou révélation de l’identité de Jésus.

  • La nuit est aussi le symbole de ce qui est mort, de ce qui n’éclaire plus. C’est le rôle que fait jouer Marc au temple de Jérusalem. En effet, après l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem, la mention de la nuit sert de transition et d’introduction à cet ensemble centré sur les vendeurs chassés du temple: « Il entra à Jérusalem dans le Temple et, après avoir tout regardé autour de lui, comme il était déjà tard (opsios), il sortit pour aller à Béthanie avec les Douze » (Mc 11, 11-25 || Mt 21, 10-13 || Lc 19, 45-46) : la séquence du figuier qui ne produit plus de fruit, de Jésus qui chasse les vendeurs du temple, et du retour au figuier desséché le lendemain représente une structure typique de Marc où la scène principale, les vendeurs chassés du temple, est entourée en sandwich par le début et la fin d’une autre scène (le figuier), toutes ces scènes s’éclairant mutuellement : le temple de Jérusalem est devenu un arbre mort, qui ne produit plus de fruit et doit être balayé du paysage. La mention de la nuit pour introduire cette séquence a déjà donné le ton.

  • Mais il arrive bien sûr que la référence au soir traduit simplement des habitudes culturelles. C’est le cas de la parabole des ouvriers de la 11e heure où le soir était le moment où on remettait leur salaire aux journaliers : « Le soir (opsios) venu, le maître de la vigne dit à son intendant: Appelle les ouvriers et remets à chacun son salaire, en remontant des derniers aux premiers » (Mt 20, 8). Et c’est au coucher du soleil qu’on se permettait de faire des prévisions météorologiques : « Il leur répondit: "Le soir (opsios) venu, vous dites: Il va faire beau temps, car le ciel est rouge feu » (Mt 16, 2).

Ici, au v. 23, Matthieu reprend une phrase de Marc qui situe déjà la scène le soir. Or, cette mention du soir prépare le lecteur à un moment difficile, à l’obscurité de la nuit. L’obscurité peut se comprendre à deux niveaux :

  1. Il y aura l’absence de Jésus, lui qui est sur la montagne dans sa relation à Dieu
  2. Il y a les vents contraires qui déferlent sur la barque de la communauté et la menace

N’oublions jamais qu’un évangile a été écrit plusieurs décennies après la mission de Jésus et s’adresse à une communauté pour qu’elle s’identifie à ce qui est raconté.

L'adjectif opsios dans la Bible
genomenēs (étant arrivé)
Genomenēs est le verbe ginomai au participe aoriste à la voix moyenne, génitif féminin singulier. Le verbe fait partie avec opsios d’une construction appelée « génitif absolu »; il s’agit d’une proposition subordonnée comportant un sujet (opsios) et un prédicat, généralement un participe (genomenēs), au génitif. Il exprime une circonstance entourant le fait envisagé dans la proposition principale. C’est l’équivalent de « l'ablatif absolu » du latin. On le retrouve ici et là dans les évangiles-Actes : Mt = 10; Mc = 10; Lc = 3; Jn = 2; Ac = 14; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Voici quelques exemples (voir la liste complète):
  • Mt 8, 16 : Le soir étant venu (genomenēs), on lui présenta beaucoup de démoniaques; il chassa les esprits d'un mot, et il guérit tous les mal-portants
  • Mc 6, 21 : Un jour propice étant venu (genomenēs), quand Hérode fit un banquet pour les grands de sa cour, les officiers et les principaux personnages de la Galilée pour l’anniversaire de sa naissance

Revenons au verbe ginomai lui-même. Il figure au 4e rang des verbes les plus utilisés dans les évangiles-Actes après legō (dire), eimi (être) et erchomai (aller), mais avant poieō (faire), horaō (voir), echō (avoir), akouō (entendre), didōmi (donner) et apokrinomai (répondre) : Mt = 75; Mc = 55; Lc = 131; Jn = 51; Ac = 125; 1Jn = 1; 2Jn = 1; 3Jn = 1. Il signifie : devenir, advenir, survenir, arriver et traduit l’idée qu’une réalité arrive à l’existence, se produit, par exemple un événement. D’une manière écrasante, Luc est celui qui a recourt le plus à ce verbe, en introduisant souvent ses phrases avec egeneto, sans sujet, qu’on peut traduire par : il advint, le « il » étant ici à une forme impersonnelle. Encore ici, Luc est celui qui emploie le plus egeneto sous cette forme : Mt = 6; Mc = 3; Lc = 40; Jn = 1; Ac = 23; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0 (voir tous les cas).

Qu’en est-il de Matthieu? Même s’il est loin derrière Luc pour l’utilisation de ginomai, il n’est reste pas moins qu’il y a recours régulièrement. Par exemple, la forme egeneto (il advint) apparaît 6 fois dans son évangile, mais à chaque cette forme lui est propre : elle provient soit d’une source qui lui particulière, soit d’une insertion à la source marcienne ou à la source Q. De même, on trouve chez lui 10 occurrences du génitif absolu, dont quatre lui sont propres. Enfin, sur les 75 occurrences de ginomai en général, 42 (60%) lui sont propres. Qu’est-ce à dire? Si Matthieu n’est pas le plus grand utilisateur du mot, il n’en reste pas moins que c’est un mot qui fait partie de son vocabulaire régulier et qu’il aime bien utiliser.

Quel rôle joue ce verbe dans son évangile?

  1. Nous avons déjà mentionné son rôle sous la forme du génitif absolu pour spécifier les circonstances entourant un récit (par ex. « le soir étant venu »), ainsi que la forme egeneto (« il advint ») pour introduire un récit ou un événement.

  2. Le verbe ginomai est aussi utilisé pour décrire une transformation ou un changement d’état soit d’une personne, soit d’une chose, et est habituellement traduit en français par « devenir » : pour une personne, c’est devenir le fils de son père ou comme son maître ou comme des enfants, devenir grand ou un prosélyte, devenir prêt ou devenir comme mort; pour une chose, c’est la pierre qui devient du pain ou pierre de faîte, un semence qui devient un arbre, ou un arbre qui devient sans fruit, une ramure qui devient flexible, des vêtements qui deviennent blancs. Deux exemples.
    • Mt 18, 3 : et dit: "En vérité je vous le dis, si vous ne changez pas et ne devenez (ginomai) pas comme des enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux"
    • Mt 17, 2 : Et il fut transfiguré devant eux: son visage brilla comme le soleil, et ses vêtements devinrent (ginomai) blancs comme la lumière

  3. Il est aussi utilisé pour indiquer qu’un événement se produit ou s’est produit, et ginomai est souvent traduit en français par le verbe « survenir » ou « arriver » : c’est la tempête ou le calme qui survient, ou la guerre ou un tremblement de terre, ou encore les miracles de Jésus ou le cri de l’époux au milieu de la nuit, c’est un anniversaire ou la Pâque qui arrive, ou encore l’obscurité ou un acte de divorce. Deux exemples.
    • Mt 11, 20 Alors il se mit à invectiver contre les villes dans lesquelles étaient survenues (ginomai) ses plus nombreux miracles mais n'avaient pas fait pénitence
    • Mt 18, 13 Et s'il lui arrive (ginomai) de la retrouver, en vérité je vous le dis, qu’il se réjouit pour elle que des 99 qui ne se sont pas égarées

  4. Enfin, le verbe ginomai permet de faire référence à la réalisation d’un désir, d’un souhait, d’une promesse, ou d’une prophétie, et est souvent traduit en français par le verbe « advenir » : un événement est advenu pour que s’accomplisse l’Écriture; dans le Notre Père on prie pour qu’advienne sa volonté, ce que fera aussi Jésus à Gethsémani; à quelques reprises Jésus répond à son requérant qu’advienne ce qu’il veut dans la foi; si quelqu’un demande quelque chose avec foi cela adviendra; Jésus annonce que l’intégralité de la Loi adviendra ou ses prédictions apocalyptiques. Deux exemples.
    • Mt 15, 28 Alors Jésus lui répondit: "O femme, grande est ta foi! Qu'il t'advienne (ginomai) selon ton désir!" Et de ce moment sa fille fut guérie
    • Mt 11, 26 Oui, Père, est advenu (ginomai) ton bon plaisir.

Nous pouvons maintenant produire ce petit tableau :

RôleOccurrences
Génitif absolu pour mentionner des circonstances du récit10
« Il advint » (egeneto) pour introduire une événement6
Description d’un changement d’état (personne ou chose)20
Indication qu’un événement « survient » ou « est survenu »25
Référence à la réalisation d’une prophétie, d’une demande ou d’un désir14
Total75

Ici au v. 23, avec une expression au génitif absolu, Matthieu entend nous donner les circonstances de l’événement qu’il s’apprête à décrire : ça se passe alors qu’il fait nuit.

Le verbe ginomai dans les évangiles-Actes

Le verbe ginomai au génitif absolu dans les évangiles-Actes

Le verbe egeneto dans les évangiles-Actes

monos (seul) Monos est l’adjectif monos au nom masculin singulier, et s’accorde avec le nom Jésus qui est sous-entendu dans le sujet du verbe « il était » (ēn). Il apparaît à quelques reprises dans les évangiles-Actes : Mt = 6; Mc = 3; Lc = 9; Jn = 10; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 1; 3Jn = 0. Il signifie : seul, unique.

Qui est-ce qui est seul? Cela peut-être une personne, ou une chose.

  1. Quand une chose est seule, il s’agit d’une référence au fait que l’homme ne vit pas de pain seul (Mt 4, 4 || Lc 4, 4), ou que les linges seuls ont pu être observés au tombeau (Lc 24, 12), ou que le grain de blé qui ne meurt pas demeure seul, sans fruit (Jn 12, 24)

  2. Quand une personne est seule, les références sont variées :

    • Il y a la référence à Dieu, le seul à mériter un culte (Mt 4, 10 || Lc 4, 8), le seul à connaître la date de la fin des temps (Mt 24, 36), le seul à remettre les péchés (Lc 5, 21), de lui seul doit venir la gloire (Jn 5, 44), il est le seul Dieu véritable qui donne la vie éternelle (Jn 17, 3)

    • Et bien sûr, Jésus est seul pour prier (Mt 14, 23; Mc 6, 47; 9, 18), pour se faire interroger par ses disciples (Mc 4, 10), pour fuir ceux qui veulent le faire roi (Jn 6, 15); il se retrouve seul quand il demande que ceux qui n’ont pas péché de lancer la première pierre à la femme adultère (Jn 8, 9); il se retrouve seul au moment de son arrestation (Jn 16, 32); à l’inverse Jésus dit ne pas être seul, parce que Celui qui l’a envoyé est avec lui (Jn 8, 16.29; 16, 32)

    • Parfois, il s’agit des disciples que Jésus amène seuls pour la scène de la transfiguration (Mc 9, 2), ou qui partent seuls en barque (Jn 6, 22); il y a parfois la référence au chrétien qui doit être rencontré seul lorsqu’il a péché (Mt 18, 15), ou encore à l’évangéliste Jean qui se dit ne pas être seul à témoigner de la vérité (1 Jn 1, 1)

    • Enfin, il y a de rares allusions à d’autres personnages : les prêtres qui sont les seuls à pouvoir manger les pains d’oblation du temple (Mt 12, 4 || Lc 6, 4), et Marthe qui se plaint d’être seule pour servir à table (Lc 10, 40)

Intéressons-nous à Matthieu. On trouve seulement six occurrences de monos chez lui, mais à deux reprises il ajoute (souligné) cet adjectif au texte qu’il reçoit de Marc. Voici la traduction littérale.

Mc 2, 26Mt 12, 4
Comment il entra dans la maison de Dieu au (temps) d’Abiathar, grand-prêtre, et les pains de proposition qu’il mangea, qu’il n’est pas permis de manger si ce n’est les prêtres, et il (en) donna aussi à ceux qui sont avec lui.Comment il entra dans la maison de Dieu et les pains de proposition qu’ils mangèrent, ce qui était n’étant pas permis pour lui de manger, ni pour ceux avec lui si ce n’est pour les prêtres seuls.
Mc 6, 46Mt 14, 23
Et ayant pris congé d’eux, il partit vers la montagne pour prier. Et (l’heure) tardive étant arrivée…Et ayant congédié les foules il monta vers la montagne par lui-même pour prier; puis, (l'heure) tardive étant arrivée, seul il était là.

Ainsi, Matthieu a délibérément ajouté monos à la source marcienne. En 12, 4, il a probablement voulu accentuer le fait que seuls les prêtres au temps pouvaient consommer le pain mis sur des tables comme offrande, mettant en évidence l’audace de David et la gravité de son geste. En 14, 23 Matthieu associe ensemble l’heure tardive et le fait que Jésus soit seul (pour Marc, l’heure tardive est associée avec la scène de la barque au milieu de la mer). Pourquoi? Si on se base sur la théologie de Matthieu, on peut deviner qu’il entend mettre l’accent sur la transcendance de Jésus, celui qu’on peut associer à l’expérience de la « nuit de l’inconnaissance » dont parlent les mystiques. Jésus est seul, car il est unique; c’est la nuit, car son identité nous échappe partiellement.

L'adjectif monos dans les évangiles-Actes
ekei (là) Ekei est un adverbe de lieu qui signifie : là. Il apparaît régulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 28; Mc = 11; Lc = 16; Jn = 22; Ac = 6; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0, surtout chez Matthieu et Jean. On peut dire qu’il fait partie du vocabulaire matthéen. Tout d’abord, il est celui qui l’utilise le plus, ensuite, sur les 28 occurrences dans son évangile, 22 (80%) lui sont uniques, et enfin, il se permet même de l’ajouter au texte qu’il reçoit de sa source marcienne. Donnons deux exemples (l’ajout de ekei est souligné).

Mc 15, 35Mt 27, 47
Et certains de ceux qui se tenaient auprès disaient en l’entendant : « Voilà qu’il appelle Élie! »Certains de ceux qui se tenaient disaient en l’entendant : « Il appelle Élie, celui-ci! »
Mc 15, 40-41Mt 27, 55-46
Mais il y avait aussi des femmes regardant à distance, parmi lesquelles Marie de Magdala, et Marie, mère de Jacques le petit et de Joset, et Salomé, qui le suivaient et le servaient lorsqu’il était en Galilée, et beaucoup d’autres, qui étaient montées avec lui Jérusalem.Mais il y avait de nombreuses femmes regardant à distance qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée le servant, parmi lesquelles il y avait Marie de Magdala, et Marie, mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée

Pourquoi ajouter « là »? On sait combien Matthieu aime la précision et tient à mettre les points sur les i pour éviter toute ambiguïté. C’est probablement une façon pour lui d’être très clair sur les lieux géographiques de ses personnages.

Ici, au v. 23, Matthieu tient à souligner que Jésus est toujours au même lieu que son lieu de prière, et donc qu’il se trouve toujours dans le monde de Dieu.

L'adverbe ekei dans les évangiles-Actes
v. 24 La barque était déjà éloignée de la rive de plusieurs centaines de mètres quand elle dut affronter des vagues mues par un vent de face.

Littéralement : Puis, la barque déjà (ēdē) de plusieurs (pollous) stades (stadious) en partant de la terre (gēs) était éloignée (apeichen), étant tourmentée (basanizomenon) par les vagues (kymatōn), car il était contraire (enantios) le vent (anemos).

ēdē (déjà) ēdē est un adverbe de temps qui signifie : déjà. Il apparaît de temps en temps dans les évangiles, surtout chez Jean : Mt = 7; Mc = 8; Lc = 10; Jn = 16; Ac = 3; 1Jn = 2; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Ce n’est pas un mot fréquent chez Matthieu, mais néanmoins il l’ajoute parfois à la source qu’il reçoit de Marc, comme en 17, 12 (|| Mc 9, 13) et comme il le fait ici au v. 24 : encore une fois on retrouve son souci de précision.

Selon le contexte, Matthieu l’utilise pour insister sur deux choses :

  1. l’événement auquel on fait référence ou qu’on anticipait est arrivé : ainsi Élie est « déjà » venu (Mt 17, 12), le jour est « déjà » passé (i.e. le soir est arrivé, Mt 14, 15), un homme qui regarde une femme pour la désirer a « déjà » commis l’adultère (Mt 5, 28)

  2. une grande quantité a été atteinte : ça fait « déjà » trois jours que les foules restent auprès de Jésus sans manger (Mt 15, 32), la barque est « déjà » éloigné de plusieurs stades de la rive (Mt 14, 24).

Ainsi, l’insistance de Matthieu au v. 24 est sur une quantité, l’éloignement de la barque de la terre. Pourquoi une telle insistance? On a l’impression que Matthieu entend montrer l’écart qu’il y a entre la communauté des disciples dans la barque et Jésus lui-même. Cet écart est très représentatif de ce que les disciples ont vécu après la mort de Jésus, avec son absence, même s’ils ont fait par ailleurs l’expérience qu’il est vivant.

L'adverbe ēdē dans les évangiles-Actes
pollous (plusieurs)
Pollous est l’adjectif polys à l’accusatif masculin pluriel et s’accorde avec le nom stadious (stades). Il signifie : beaucoup, nombreux, plusieurs, et il est très fréquent chez tous les évangélistes : Mt = 51; Mc = 59; Lc = 51; Jn = 36; Ac = 46; 1Jn = 0; 2Jn = 2; 3Jn = 1.

On peut regrouper les contextes où il apparaît en trois catégories.

  1. Dans la majorité des cas, le mot entend désigner une grande quantité d’objets qu’on peut compter. Par exemples :
    • Mt 4, 25 : Des foules nombreuses (polys) se mirent à le suivre, de la Galilée, de la Décapole, de Jérusalem, de la Judée et de la Transjordanie
    • Mc 1, 34 : Et il guérit beaucoup (polys) de malades atteints de divers maux, et il chassa beaucoup (polys) de démons. Et il ne laissait pas parler les démons, parce qu'ils savaient qui il était.

  2. Mais il arrive que le mot désigne une grande quantité, mais sans qu’il s’agisse d’une entité discrète, qu’on peut compter un par un. Il entend alors signifier que nous sommes devant une grande quantité d’un objet ou qu’il est abondant ou immense. Par exemples :
    • Mt 25, 19 : Après beaucoup (polys) de temps, le maître de ces serviteurs arrive et il règle ses comptes avec eux
    • Mc 4, 5 : Une autre est tombée sur le terrain rocheux où elle n'avait pas beaucoup (polys) de terre, et aussitôt elle a levé, parce qu'elle n'avait pas de profondeur de terre

  3. Enfin, il y a des cas où il ne s’agit plus d’une quantité quelconque, mais de l’intensité et de la qualité d’un objet. Par exemples :
    • Mt 27, 19 : Or, tandis qu'il siégeait au tribunal, sa femme lui fit dire: "Ne te mêle point de l'affaire de ce juste; car aujourd'hui j'ai été beaucoup (polys) affectée dans un songe à cause de lui.
    • Mc 9, 12 : Il leur dit: "Oui, Elie doit venir d'abord et tout remettre en ordre. Et comment est-il écrit du Fils de l'homme qu'il doit beaucoup (polys) souffrir et être méprisé?

Cet adjectif apparaît fréquemment chez Matthieu : on le note non seulement dans les sources qu’il utilise, mais également dans les occurrences qui lui sont uniques (23 occurrences sur le total de 51). Il se permet parfois de l’ajouter à ses sources. Offrons deux comparaisons, l’un à partir de la source Q, en assumant que Luc la reflète le mieux, comme c’est son habitude, l’autre à partir de Marc.

Lc 12, 28Mt 6, 30
Mais si l’herbe dans les champs, qui aujourd’hui est et demain (sera) jetée au four, Dieu (l’)habille ainsi, combien plus (le fait-il) pour vous, (hommes) de peu de foi!Mais si l’herbe des champs qui aujourd’hui est et demain (sera) jetée au four, Dieu (l’)habille ainsi, ne (le fait-il) pas beaucoup (polys) plus pour vous (homme) de peu de foi?
Mc 6, 5-6aMt 13, 58
Et il ne pouvait faire là aucun miracle sinon qu’ayant imposé les mains à quelques malades, il (les) guérit; et il s’étonna à cause de leur manque de foi.Et il ne fit pas là beaucoup (polys) de miracles à cause de leur manque de foi

Comme on le constate dans ces deux exemples, Matthieu a ajouté polys (souligné) à sa source. Pourquoi? Dans le premier exemple, Matthieu accentue le contraste entre le soin accordé par Dieu à la nature et celle accordée à l’être humain; l’évangéliste juif aime les choses claires, bien distinguées, et ici polys lui permet d’affirmer qu’il n’y a aucune espèce de comparaison entre l’attention de Dieu à la nature et celle à l’être humain. Dans le deuxième exemple, l’ajout de « beaucoup » semble répondre à deux besoins. D’une part, il doit réparer l’illogisme de Marc qui affirme que Jésus n’a fait aucun miracle, tout en mentionnant qu’il a guéri quelques malades; en utilisant l’expression « pas beaucoup », Matthieu peut intégrer à la fois le fait que Jésus y a fait tout de même des guérisons, et à la fois l’obstacle que représente le peu de foi. D’autre part, il est impensable pour Matthieu que Jésus n’ait pas pu faire de miracle du tout, étant donné sa perception de la transcendance de Jésus et son accent sur sa puissance. Bref, l’adjectif polys est un mot bien intégré dans son évangile.

Ici, au v. 24, polys lui permet d’accentuer la distance entre la rive où se trouve Jésus et la barque : il parle de plusieurs ou nombreuses stades. Il s’agit d’une quantité qu’on peut dénombrer ou compter. Bien sûr, il ne précise pas cette quantité. Il veut simplement qu’on sache qu’elle est grande. Pourquoi? Comme nous l’avons déjà mentionné, cette grande distance symbolise l’écart entre un Jésus transcendant, qu’il regarde avec les yeux de Pâques, et la communauté des disciples dans la barque. Cet écart symbolise aussi l’absence vécue après la mort de Jésus, et donc le sentiment de vulnérabilité et de fragilité en l’absence du maître.

L'adjectif polys dans les évangiles-Actes
stadious (stades)
Stadious est l’accusatif masculin pluriel de stadion (stade). Il est très peu fréquent dans toute la Bible, et en particulier chez les évangélistes : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 2; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. C’est une mesure grecque de longueur qui variait en fonction de la longueur de la coudée et du pied comme unité de mesure. Le stade olympique de Grèce mesurait 192,67 m, le stade d’Alexandrie 184,84 m, le stade de Delphes 177,55 m. Pour les textes grecs de l’Antiquité on utilise surtout comme unité de mesure le stade d’Alexandrie arrondi à 185 m. Cette mesure équivalait à la piste de course du stade. Le mot, bien sûr, fait également référence à l’emplacement où se disputaient les courses, le stade. Dans ce dernier cas, le mot est au neutre. Et par extension, il a arrive que le mot désigne le lieu où on pouvait se promener dans un jardin (voir Suzanne 1, 37).

Dans les évangiles, le stadion ne sert à désigner qu’une unité de mesure : Emmaüs serait à une distance de 60 stades (11 km) de Jérusalem (Lc 24, 13), Béthanie à une distance de 15 stades (2,8 km)(voir la carte de la Palestine). Or, ici au v. 24, Matthieu demeure vague en parlant de « plusieurs » stades. Marc, pour sa part, ne parle pas de distance, mais écrit simplement : « La barque était au milieu de la mer » (Mc 6, 47); notons que cette « mer », c’est le lac de Galilée qui mesure 21 km de long, 12 km de large, et est profond de 42 à 48 m. Par ailleurs, l’évangéliste Jean a un récit parallèle (6, 16-21) à celui de Marc, et dans ce récit il écrit : « Ils avaient ramé environ 25 ou 30 stades » (6, 19); Jean parle donc de 4,6 km à 5,6 km.

Il y a un certain consensus chez les biblistes pour dire que Jean n’a pas connu les autres évangiles, et donc que Marc, que suit Matthieu, avait une source similaire, mais différente de celle de Jean. Si Matthieu recopie en le modifiant le récit de Marc, comment expliquer le mot « stade » qui n’apparaît pas dans le récit de Marc, mais dans le récit de Jean? Trois réponses sont possibles :

  1. C’est un pur hasard que le même mot se retrouve chez les deux évangélistes : Matthieu aurait simplement voulu souligner la distance par rapport à la rive, et donc aurait naturellement utilisé la mesure de distance courante;

  2. Matthieu aurait intégré au récit de Marc une tradition orale sur la même scène; on pense en effet que plusieurs récits oraux se recoupant ont existé au premier siècle, et le fait que Marc et Jean nous présentent un récit semblable mais différent en est un exemple;

  3. Si on en croit M.E. Boismard (P. Benoit et M.-E. Boismard, Synopse des quatre évangiles II. Paris : Cerf, 1972, p. 226), le récit de la marche sur les eaux aurait été transmis sous forme de deux documents, Document A et Document B, le Document A étant surtout reflété par Marc, le Document B surtout reflété par Jean, et qu’une version préalable de Marc, qu’il appelle Mc-intermédiaire, aurait combiné ces deux documents. Et Matthieu aurait connu ce Mc-intermédiaire.

Il est impossible de choisir une réponse avec un bon degré de certitude. Quoi qu’il en soit, on peut néanmoins affirmer que Matthieu entend affirmer qu’une grande distance sépare Jésus de la communauté des disciples, et l’expression « plusieurs stades » sert bien son propos.

Le nom stadion dans la Bible
gēs (terre)
Gēs est le nom génitif féminin singulier de , un génitif commandé par la préposition apo (en partant de). Ce mot est fréquent dans toute la Bible, et particulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 43; Mc = 19; Lc = 25; Jn = 13; Ac = 33. Il signifie : terre. Mais en français, la terre renvoie à différentes réalités, comme l’humus où on cultive les légumes, ou encore la planète sur laquelle nous habitons. Il en est de même dans la langue grecque des évangiles-Actes. Mentionnons cinq significations différentes.

  1. Il y a la terre ici-bas par opposition au ciel, et donc le monde des hommes dans son rapport au monde de Dieu. Terre et ciel sont les deux composantes de l’univers. Par exemple :
    • 11, 25 : « En ce temps-là Jésus prit la parole et dit: "Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre (), d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits »

  2. La terre désigne notre planète, le milieu de vie de l’humanité, et pourrait être remplacée par « le monde ». Par exemple :
    • 12, 42 : « La reine du Midi se lèvera lors du Jugement avec cette génération et elle la condamnera, car elle vint des extrémités de la terre (gē) pour écouter la sagesse de Salomon, et il y a ici plus que Salomon! »

  3. La terre fait référence à un territoire politique, et pourrait être remplacée par pays ou par contrée. Par exemple :
    • 2, 21 : « Il (Joseph) se leva, prit avec lui l’enfant et sa mère, et rentra dans la terre () d’Israël »

  4. La terre constitue le sol sur lequel on marche, cette terre ferme par opposition au fait d’être sur l’eau ou dans les airs. Par exemple :
    • 10, 29 : « Ne vend-on pas deux passereaux pour un as? Et pas un d’entre eux ne tombera au sol () à l’insu de votre Père! »

  5. Enfin, la terre est cet humus, ce sol fertile qu’on ensemence et où poussent fruits et légumes. Par exemple :
    • 13, 23 : « Et celui qui a été semé dans la bonne terre (), c’est celui qui entend la Parole et la comprend: celui-là porte du fruit et produit tantôt cent, tantôt 60, tantôt 30 »

Quand on compare ces diverses significations, on arrive à ce tableau :

MtMcLcJnAc
Terre vs ciel153636
Notre univers ou monde93819
Terre à cultiver47410
Sol, terre ferme66677
Pays, territoire politique901111
Total4319251333

On peut noter un certain nombre de choses.

  • Matthieu est celui qui utilise le plus le mot « terre » dans le couple terre-ciel. C’est une perspective tout à fait juive où la réalité cosmique est ainsi représentée : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » (Gn 1, 1).

  • Tout aussi juive est l’habitude de désigner un territoire politique en utilisant le mot terre, comme « terre d’Israël » : « Puis, il ordonna de réunir tous les étrangers qui se trouvaient en la terre d'Israël (grec : gē Israēl; héb. ʾereṣ yiśrāʾēl), et il chargea des tailleurs de pierres de tailler des pierres, pour bâtir la maison de Dieu.» (LXX : 1 Chr 22, 2). Si cette dernière expression est aussi fréquente dans les Actes des Apôtres, c’est dû en bonne part au discours d’Étienne qui résume l’histoire d’Israël (Ac 7, 3-40).

  • On notera aussi les emplois de « terre » pour désigner le monde entier, ce qui souligne bien souvent la perspective universaliste de Matthieu : les doux hériteront de la terre (Mt 5, 5), Jésus n’est pas venu apporter la paix, mais le glaive sur terre (Mt 10, 34); les rois de la terre perçoivent des impôts (Mt 17, 25); quand apparaîtra les fils de l’homme, les races de la terre se frapperont la poitrine (Mt 24, 30); et quand Jésus est mort, c’est toute la terre qui trembla (Mt 27, 51)

  • Matthieu utilise peu pour désigner la terre à cultiver, et à chaque fois il ne fait que reproduire le texte de Marc; son univers n’est pas un univers agricole.

  • Enfin, il emploie pour désigner la terre ferme ou le sol aussi souvent que les autres évangélistes. Quand le terme désigne la terre ferme dans le cadre d’un voyage en barque, nous sommes dans un récit qu’il reprend de Marc. Ce qui lui est particulier, c’est lorsqu’il désigne le sol sur lequel le moineau tombe, ou le sol dans lequel on enterre un trésor.

Sur les 43 occurrences du mot, 30 lui sont propres. Et ces occurrences qui lui sont propres apparaissent non seulement dans les sources qui lui sont particulières, mais aussi dans les sources qu’il partage avec les autres évangélistes, en particulier la source Q; on imagine que c’est lui qui a ajouté le mot. Par exemple :

Lc 10, 12Mt 11, 24
Je vous dis que pour Sodome en ce jour-là ce sera plus supportable que pour cette ville.Aussi bien, je vous dis que pour le pays de Sodome ce sera plus supportable au jour du Jugement que pour toi.

Ici, au v. 24, le mot « terre » désigne le sol ferme par opposition à l’eau, et l’expression être éloigné de la terre est propre à Matthieu, même si l’ensemble du récit est emprunté à Marc. Dans ce cadre la terre ferme est symbole de ce qui est rassurant par opposition à la mer ou au lac où la barque des disciples connaîtra des turbulences.

Le nom chez les évangélistes
apeichen (était éloignée)
Apeichen est l’imparfait, 3e personne du singulier, du verbe apechō. Il est peu fréquent dans l’ensemble du Nouveau Testament, et plus particulièrement chez les évangélistes : Mt = 5; Mc = 2; Lc = 4; Jn = 0; Ac = 2; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. C’est un mot composé, formé de la préposition apo (à partir de, loin de) et du verbe echō (avoir). Il peut revêtir diverses significations.

  1. Parfois, il signifie « avoir à partir de » ou « tenir de quelqu’un », i.e. recevoir (Lc 6, 24 : « Mais malheur à vous, les riches! car vous tenez (apechete) votre consolation »).

  2. Il peut aussi signifier « avoir loin de » ou « tenir loin de », i.e. s’abstenir (Ac 15, 20 : « Qu'on leur mande seulement de s'abstenir (apechesthai) de ce qui a été souillé par les idoles, des unions illégitimes, des chairs étouffées et du sang »).

  3. Ou encore, il peut signifier dans certains cas « avoir loin de » au sens d’être éloigné de quelque chose (Lc 15, 20 : « Il partit donc et s'en alla vers son père. "Tandis qu'il était encore loin (apechontos), son père l'aperçut et fut pris de pitié; il courut se jeter à son cou et l'embrassa tendrement »).

  4. Enfin, il existe des papyrus dans le monde du commerce où apparaît ce verbe pour décrire que le montant à payer a été reçu au complet du débiteur, i.e. une note de quittance, et donc le verbe signifie alors : C’est payé (avoir à partir de quelqu’un). C’est la signification qui est proposée pour Marc 14, 41 : « La somme est payée (apechei); l’heure est arrivée; voici que le Fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs ». Rappelons-nous que, plutôt, les grands prêtres ont promis à Judas une somme d’argent pour qu’il leur livre Jésus (Mc 14, 11), et maintenant Judas approche pour le faire arrêter; cela signifie que la somme a été payée (sur la signification de apechō en Mc 14, 41, voir Brown)

Chez Matthieu, le verbe revêt deux significations : tenir / recevoir (3 fois) et être éloigné de (2 fois). Sur les cinq occurrences, quatre lui sont propres. Ici, au v. 24, apeichō a bien sûr le sens de « être éloigné de ». Que le mot vienne de la plume de Matthieu ou celle de Luc (voir Boismard), il dénote l’accent mis sur la distance entre la barque, i.e. la communauté des disciples, et Jésus.

Le verbe apechō dans le Nouveau Testament

Le verbe apechō en Marc 14, 41 (Brown)

basanizomenon (étant tourmentée)
Basanizomenon est le verbe basanizō au participe présent passif, accusatif neutre singulier, s’accordant avec ploion (barque) qui est à l’accusatif neutre singulier. Il est peu fréquent dans le Nouveau Testament, en particulier chez les évangélistes : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Dans le reste de la Bible, il apparaît surtout dans les textes récents de la Septante. Il signifie : tourmenter, torturer.

Le verbe basanizō est associé à la souffrance.

  • C’est un paralytique qui souffre atrocement (Mt 8, 9)
  • Les démons souffrent au contact avec Jésus (Mt 8, 29 || Mc 5, 7 || Lc 8, 28)
  • Le juste souffre devant des actions sans lois (1 P 2, 8)
  • Les disciples souffrent à ramer (Mc 5, 7)
  • La barque souffre devant l’assaut des vagues (Mt 14, 24)
  • La femme souffre lorsqu’elle enfante (Ap 12, 2)
  • Dieu punit par la souffrance ses adversaires (Ap 9, 5; 14, 10; 20, 10; 1 S 5, 3; Sg 11, 9; 12, 23; 16, 1)
  • Les chrétiens souffrent aux mains de leurs adversaires (Ap 11, 10)

Dans les livres des Maccabées, le verbe signifie explicitement : torturer.

Comment interpréter la phrase : « la barque… étant tourmentée (basanizō) par les vagues »? Notons d’abord que Matthieu emprunte ici basanizō à Marc 6, 48 qui écrit : « (les disciples) tourmentés à ramer ». Rappelons que Marc écrit à la communauté romaine qui vit une grave persécution : les chrétiens souffrent, sont envoyés dans l’arène avec les fauves, sont brûlés pour devenir des torches vivantes; les disciples qui souffrent à ramer, ce sont eux. Or, Matthieu ne parle pas de disciples tourmentés, mais d’une barque tourmentée. Il sait bien qu’une chose ne peut souffrir. Mais il est clair qu’il identifie la barque à la communauté ecclésiale; c’est elle qui souffre. En quel sens? La situation est différente de celle de Marc. La communauté matthéenne reçoit les assauts de leurs frères juifs, elle reçoit aussi les assauts des débats autour de la tradition juive, de ce qu’il faut garder, de ce qu’on peut éliminer. Le verbe basanizō exprime la souffrance reliée à cette situation.

Le verbe basanizō dans la Bible
kymatōn (vagues) Kymatōn est le génitif neutre pluriel de kyma. Il signifie littéralement ce qui est enflé, et donc la mer enflée, i.e. la vague. Il est très rare dans tout le Nouveau Testament et chez les évangélistes : Mt = 0; Mc = 3; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Dans les évangiles, le mot apparaît d’abord chez Marc 4, 37 dans le récit de la tempête apaisée, repris par Matthieu 8, 24. Puis, dans notre récit de la marche sur les eaux, qui est un peu un clone de la tempête apaisée, Matthieu se permet de l’ajouter au récit qu’il tient de Marc. Et c’est tout.

Pour bien comprendre notre récit, il est important de se poser la question : que représentent les vagues dans le monde juif? Aussi surprenant que cela puisse paraître, les Juifs ne sont pas un peuple marin, même si le pays donne sur la Méditerranée; on est loin de la culture d’un peuple comme les Phéniciens, plus au nord. De manière générale, la mer fait peur. Elle est reliée à l’abîme chaotique des origines (Gn 1, 2.9), le lieu où habitent et agissent les puissances démoniaques (Is 27, 1). Et donc les vagues partagent les propriétés de la mer.

  • Les vagues représentent les malheurs qui assiègent une personne : « Tu m'as précipité au plus profond du cœur de la mer ; et les fleuves m'ont enveloppé, et toutes tes grandes houles, toutes Tes vagues ont passé sur moi », Jonas 2, 4; Psaume 42, 8; Job 6, 15

  • Elles représentent aussi les faux docteurs chrétiens qu’il faut fuir : « vagues sauvages de la mer crachant l’écume de leur propre honte ; astres errants réservés pour l’éternité à l’épaisseur des ténèbres », Jude 1, 13

  • Elles servent d’image à la punition que Dieu peut infliger : « En punition de cela, ainsi dit le Seigneur : Voilà que je suis contre toi, Tyr, et je conduirai contre toi maintes nations, comme la mer monte avec ses vagues », Ézéchiel 26, 3; Jérémie 28, 42

  • En même temps, les Juifs dans leur foi croient que Dieu est l’auteur de la création, et donc maîtrise la mer et se vagues : « celui qui a donné à la mer ses bruits et aux vagues leur murmure, son nom est le Seigneur tout-puissant », Jérémie 38, 36; et la mer et ses vagues lui obéissent au doigt et à l’oeil : « elle (la mer) s'agitera, mais elle ne prévaudra point ; et ses vagues bruiront, mais ils ne me désobéiront pas », Jérémie 5, 22; c’est ainsi que Dieu a demandé aux vagues de laisser un passage au milieu de la mer aux Juifs quittant l’Égypte : « Au souffle de votre colère, l'eau s'est séparée, les eaux se sont dressées comme un tour ; les vagues se sont affermis au milieu de la mer », Exode 15, 8.

  • Prétendre maîtriser les vagues, c’est prétendre être Dieu : « Ainsi celui (Antiochus Épiphane) qui, rempli d'un orgueil surhumain, croyait pouvoir commander même aux vagues de la mer et poser dans une balance les hauteurs des montagnes, humilié maintenant jusqu'à terre, était porté dans une litière, attestant la puissance de Dieu, qui se manifestait en lui », 2 Maccabées 9, 8.

Ici, au v. 24, la barque souffre à cause des vagues, donc à cause de forces ennemies. Comme nous l’avons dit, c’est la communauté ecclésiale qui souffre. Et ces vagues représentent probablement leurs frères juifs qui considèrent les chrétiens comme des hérétiques qui se sont écartés de la tradition authentique. Comme Paul l’a fait avant sa conversion, on traînera les chrétiens devant les tribunaux et on ne se gênera pour les ostraciser.

Le nom kyma dans la Bible
enantios (contraire) Enantios est l’adjectif enantios au nominatif masculin singulier et s’accorde avec le nom anemos (vent). Il est rare chez les évangélistes et dans l’ensemble du Nouveau Testament : Mt = 1; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 5; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il signifie d’abord : en face de, mais faire face à quelqu’un signifie également être opposé à lui. Ainsi, les occurrences de enantios peuvent être regroupées sous deux grandes familles sémantiques.

Enantios peut signifier « en face de », comme lorsqu’on se trouve ou on agit devant quelqu’un. Par exemples :

  • Mc 15, 39 : « Voyant qu'il avait ainsi expiré, le centurion, qui se tenait en face de (enantios) lui, s'écria: "Vraiment cet homme était fils de Dieu!" »
  • Ac 7, 10 : « il le tira de toutes ses tribulations et lui donna grâce et sagesse en face de (enantios) Pharaon, roi d'Egypte, qui l'établit gouverneur de l'Egypte et de toute sa maison »

Enantios peut aussi désigner une réalité qui nous fait face, i.e. qui s’oppose à nous, et est donc habituellement traduit par : contraire, opposé. Par exemples :

  • Ac 27, 4 : « Partis de là, nous longeâmes la côte de Chypre, parce que les vents étaient contraires (enantios) »
  • 1 Thess 2, 15 : « ces gens-là ont mis à mort Jésus le Seigneur et les prophètes, ils nous ont persécutés, ils ne plaisent pas à Dieu, ils sont opposés (enantios) à tous les hommes »

Ici, au v. 24, enantios fait référence aux vents « de face », i.e. les vents contraires, comme en Ac 27, 4. Mais comme on le voit ailleurs dans le Nouveau Testament, enantios désigne les ennemis : Paul s’est montré les ennemis des chrétiens (Ac 26, 9); il n’a pas voulu être l’ennemi de son peuple (Ac 28, 17); Paul mentionne qu’à Thessalonique les chrétiens ont vu leurs compatriotes s’opposer à eux et les ont persécutés (1 Thess 2, 15); l’épitre à Tite fait référence aux adversaires des chrétiens (Tt 2, 8). Ainsi, quand Matthieu parle de vents contraires, il faut y voir plus qu’un phénomène physique : il faut inclure toutes les forces opposées à la communauté chrétienne qui ne cessent de la frapper.

L'adjectif enantios dans le Nouveau Testament
anemos (vent)
Anemos est ne nom anemos au nominatif masculin singulier, il est le sujet du verbe « être » dans l’expression : le vent était contraire. Il signifie vent. Même s’il apparaît un certain nombre de fois, il est néanmoins peu fréquent : Mt = 9; Mc = 7; Lc = 4; Jn = 1; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. En effet, dans les évangiles, on le trouve d’abord chez Marc, mais ce dernier ne l’utilise avant tout que pour deux scènes, la tempête apaisée et sa variante, la marche sur les eaux. Autrement, le mot ne fait qu’une apparition dans le discours apocalyptique. Et il en est de même chez Matthieu qui recopie de Marc la scène de la tempête apaisée et de la marche sur les eaux, ainsi que le discours apocalyptique. Une autre occurrence provient de la source Q sur Jean-Baptiste (Mt 11, 7). La seule originalité de Matthieu est de mentionner le vent dans cette séquence de la source Q pour illustrer l’importance de mettre en pratique la parole entendue : alors que Luc parle de crue de eaux et de torrent, Matthieu ajoute la force du vent (Mt 7, 25-27 || Lc 6, 48-49). Luc n’a rien d’original, il reprend le récit de la tempête apaisé de Marc et la source Q sur Jean-Baptiste. Quant à Jean, sa seule mention est liée au récit de la marche sur les eaux. Ainsi, n’eut été les récits de la tempête apaisée et de la marche sur les eaux, le mot « vent » aurait été très rare chez les évangélistes.

Que symbolise le vent dans le Nouveau Testament? On pourrait regrouper les occurrences du mot sous quatre symboles.

  1. De manière prépondérante, le vent symbolise la force destructrice dont on a peur et que Dieu seul peut contrôler. Par exemples :
    • Mc 4, 37 : « Survient alors un grand tourbillon de vent (anemos), et les vagues se jetaient dans la barque, de sorte que déjà elle se remplissait »
    • Ap 6, 13 : « Les étoiles du ciel tombent sur la terre, comme un figuier, par grand vent (anemos) secoué, jette ses fruits verts »

  2. Le vent apparaît comme une force irrationnelle dont on ne peut prévoir la direction, et donc soumet tout ce qu’il touche à cette imprévisibilité et à cette instabilité. Par exemples :
    • Lc 7, 24 : « Quand les envoyés de Jean furent partis, il se mit à dire aux foules au sujet de Jean: "Qu'êtes-vous allés contempler au désert? Un roseau agité par le vent (anemos)? »
    • Eph 4, 14 : « Ainsi nous ne serons plus des enfants, nous ne nous laisserons plus ballotter et emporter à tout vent (anemos) de la doctrine, au gré de l'imposture des hommes et de leur astuce à fourvoyer dans l'erreur »

  3. Selon la cosmologie de l’antiquité, la terre était plate et carrée, avec quatre points cardinaux, et donc le vent constituait un repère géographique, pouvant souffler du sud, du nord, de l’est et de l’ouest. Par exemples :
    • Mc 13, 27 : « Et alors il enverra les anges pour rassembler ses élus, des quatre vents (anemos), de l'extrémité de la terre à l'extrémité du ciel »
    • Ap 7, 1 : « Après quoi je vis quatre Anges, debout aux quatre coins de la terre, retenant les quatre vents (anemos) de la terre pour qu'il ne soufflât point de vent (anemos), ni sur la terre, ni sur la mer, ni sur aucun arbre »

  4. Enfin, le vent peut être associé à une force éphémère, qui peut être présente, puis disparaître, emportant avec elle ce qui nous semblait familier. Par exemple :
    • Jude 1, 12 : « Ce sont eux les écueils de vos agapes. Ils font bonne chère sans vergogne, ils se repaissent: nuées sans eau que les vents (anemos) emportent, arbres de fin de saison, sans fruits, deux fois morts, déracinés »

Ici, au v. 24, Matthieu reprend l’expression « vent contraire » qu’il a trouvé dans le récit de Marc. Cela lui permet d’exprimer les puissances hostiles qui déferlent sur la barque de la communauté des disciples. Il ne s’agit pas d’un simple inconvénient, mais de véritables forces qui peuvent détruire cette communauté.

Le nom anemos dans le Nouveau Testament
v. 25 Au cours de la période de trois à six heures du matin, Jésus s’avança vers eux en marchant sur l’eau.

Littéralement : Puis, quatrième (tetartē) garde (phylakē) de la nuit (nyktos) il alla (ēlthen) vers eux marchant (peripatōn) sur la mer (thalassan).

tetartē (quatrième)
Tetartē est l’adjectif tetartos au datif féminin singulier, et s’accorde avec le nom féminin phylakē (garde). Il signifie : quatrième, et est extrêmement rare dans le Nouveau Testament, et plus particulièrement chez les évangélistes : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. En fait, dans les évangiles, le mot appartient à Marc 6, 48 qui l’introduit dans le récit de la marche sur les eaux que Matthieu recopie simplement. Autrement, on le retrouve dans les Actes 10, 30 où on parle d’un délai de quatre jours, et à sept reprises dans l’Apocalypse pour désigner le quatrième vivant, le quatrième ange, la quatrième pierre précieuse et du quart de la terre.

Ici, au v. 25, le mot fait référence à la quatrième garde ou veille de la nuit. Rappelons que la nuit dans le monde romain était divisée en quatre parties de trois heures chacune : la première s’étend de 18 h à 21 h et est appelée : soir; la deuxième s’étend de 21 h 00 à minuit et est appelée : le milieu de la nuit; la troisième s’étend de 0 h à 3 h et est appelée : le chant du coq; enfin la quatrième s’étend de 3 h à 6 h et est appelée : le matin.

Si on se souvient bien, au v. 22, Matthieu nous dit que Jésus force ses disciples à monter dans la barque sans nous donner d’heure précise. Au v. 23, il écrit qu’une fois la foule renvoyée, Jésus est allé prier dans la montagne et quand le soir (18 h à 21 h) fut venu, il était encore là, seul. Or, ici au v. 25, Matthieu nous dit qu’il est entre 3 h et 6 h. Ainsi, si on suit les indications du récit, les disciples sont montés dans la barque au plus tard vers 17 h 00, avant le début du soir. Cela signifie qu’ils ont été dans la barque un minimum de 7 heures, alors que selon les indications géographiques données plus tôt, le trajet partait du site de la multiplication des pains, probablement à quelques kilomètres à l’est de Capharnaüm, et se rendait à Gennésareth (voir Mt 14, 34), sur la rive gauche du lac, un trajet d’à peine quelques kilomètres (voir la carte de la Palestine).

Si on se limite à une perspective purement géographique et physique, on se butte à un récit invraisemblable (une solution sera proposée lors de l'analyse des parallèles). Mais la perspective de l’évangéliste n’est pas celle d’un reportage. Nous avons déjà parlé plus tôt de la symbolique du soir, qui évoque la nuit et les épreuves de la vie. Nous avons aussi parlé de la symbolique de la distance et de l’absence de Jésus. Avec la quatrième garde ou veille, c’est la fin de la nuit, si bien qu’on appelait cette période : le matin. Pour le croyant, qu’évoque le matin? Cette période n’est-elle pas liée à la résurrection de Jésus, le moment où on découvrira le tombeau vide?

L'adjectif tetartos dans le Nouveau Testament
phylakē (garde)
Phylakē est le nom phylakē au datif féminin singulier. Le datif est commandé par le fait que le mot joue le rôle de complément circonstanciel : il donne une indication de temps où a lieu l’événement. Il signifie d’abord « prison », mais aussi le fait de garder quelqu’un ou quelque chose, d’où garde. Il apparaît un certain nombre de fois dans le Nouveau Testament, surtout chez Luc et Matthieu : Mt = 10; Mc = 3; Lc = 8; Jn = 1; Ac = 17; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Le nombre d’occurrences de phylakē dans le Nouveau Testament s’explique surtout par le fait que les chrétiens ont été régulièrement jetés en prison. Les Actes des Apôtres mentionnent que les apôtres ont été mis en prison par les Sadducéens (5, 19), des hommes et des femmes disciples de Jésus ont été mis en prison par Saul (8, 3), Pierre a été mis en prison par Hérode (12, 4), Paul et Silas ont été mis en prison par les stratèges de Philippes (16, 23). D’après Luc 21, 12, Jésus avait déjà averti ses disciples que cela se produirait. Les évangiles racontent que Jean-Baptiste a été mis en prison (Mc 6, 17; Mt 14, 3; Jn 3, 24).

Qu’en est-il de Matthieu? Sur les 10 occurrences de phylakē, cinq lui sont propres et n’apparaissent que dans deux récits paraboliques, d’abord le débiteur impitoyable qui fait jeter en prison celui qui lui devait cent pièces d’argent (18, 30), et surtout la scène du jugement dernier (25, 31-46) où avoir visité quelqu’un en prison devient un des critères du salut. Ainsi, dans ces passages propres à Matthieu, phylakē ne signifie que « prison ».

Or, ici au v. 25, phylakē signifie : garde, en référence aux périodes de garde de la nuit. Il faut imaginer que les soldats devaient se relayer à tous les trois heures dans le monde romain pour monter la garde. Cela servait donc à structurer cette période de la journée. On ne trouve chez Matthieu que deux occurrences avec cette signification, la première empruntée à Marc, la deuxième empruntée à la source Q.

  • 14, 25 : « Puis, quatrième garde (phylakē) de la nuit il alla vers eux marchant sur la mer »
  • 24, 43 : « Comprenez-le bien: si le maître de maison avait su à quelle garde (phylakē) de la nuit le voleur devait venir, il aurait veillé et n'aurait pas permis qu'on perçât le mur de sa demeure »

Avec cette signification, ce n’est donc pas un mot qui appartient au vocabulaire matthéen; l’évangéliste ne fait que reprendre ce que lui donne la tradition.

On ne peut parler du nom phylakē sans mentionner le verbe phylassō, moins fréquent (Mt = 1; Mc = 1; Lc = 6; Jn = 3; Ac = 8; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0), et qui signifie : garder. Quand l’objet est une réalité qui nous est chère, il exprime l’idée de veiller sur elle et de la protéger; à l’inverse, il peut s’agir de surveiller une entité et de restreindre ses mouvements. Quand l’objet est une règle, il exprime l’idée de l’observer. La seule occurrence chez Matthieu (19, 20: le jeune homme qui a gardé les commandements) est une reprise de Marc 10, 20.

Le nom phylakē dans le Nouveau Testament

Le verbe phylassō dans le Nouveau Testament

nyktos (nuit) Nyktos est le nom nyx au génitif féminin singulier, étant complément de nom de phylakē, dans l’expression : garde de nuit. Il signifie bien sûr « nuit » et revient régulièrement dans les évangiles : Mt = 9; Mc = 4; Lc = 7; Jn = 6; Ac = 16; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Nous avons couvert plus tôt la signification symbolique du « soir », et celle de la nuit est similaire. Tout d’abord, la nuit couvre une période plus grande que le soir qui, par définition, couvre la période de garde de 18 h à 21 h, alors que la nuit couvre la période de 18 h à 6 h. C’est ainsi qu’on rencontre souvent dans le Nouveau Testament le couple « jour et nuit » (20 occurrences) pour désigner la journée complète de 24 heures. Par exemple : « qu'il dorme et qu'il se lève, nuit et jour, la semence germe et pousse, il ne sait comment », Mc 4, 27.

Considérons les divers événements qui se passent de nuit et la signification symbolique qui s’y rattache.

  1. La nuit, c’est le moment où on passe incognito, et donc qui permet de fuir, ou à l’inverse, d’aller rencontrer quelqu’un sans être vu. La nuit est ainsi rattachée à la possibilité d’un salut devant un danger éminent.
    • Joseph prend l’enfant Jésus et s’enfuit en Égypte (Mt 2, 14)
    • Nicodème va rencontrer Jésus de nuit (Jn 3, 2)
    • À plusieurs reprises, Paul doit s’enfuir de nuit (Ac 9, 25; 17, 10)
    • C’est de nuit qu’intervient un ange pour libérer de prison les disciples (Ac 5, 19; 12, 6)

  2. La nuit permet au voleur ou à un inconnu de se faufiler. La nuit est ainsi symbole de l’inattendu qu’on ne contrôle pas, auquel on ne peut répondre qu’en veillant.
    • C’est de nuit que retentit le cri de l’époux auquel ont su répondre les vierges sages en veillant (Mt 25, 6)
    • Les bergers montaient la garde de nuit auprès de leurs troupeaux quand ils ont reçu d’un ange l’annonce de la naissance de Jésus (Lc 2, 8)
    • Le jugement s’exerce à l’improviste, comme l’écrit Luc : « en cette nuit-là, deux seront sur un même lit: l'un sera pris et l'autre laissé » (Lc 17, 34); ou encore comme en fait l’expérience l’homme qui avait accumulé des biens : « Insensé, cette nuit même, on va te redemander ton âme. Et ce que tu as amassé, qui l'aura? » (Lc 12, 20)
    • Paul avertit les Thessaloniciens que « que le Jour du Seigneur arrive comme un voleur en pleine nuit » (1 Thess 5, 2)

  3. La nuit c’est le temps du sommeil, mais aussi le temps des rêves, des visions et de la prière. Elle peut être symbole de la rencontre de Dieu.
    • Après une invitation à prier en tout temps, Luc nous présente un Jésus qui passe le jour dans le temple à enseigner, mais passe la nuit sur le mont des Oliviers (Lc 21, 37)
    • À Troas, pendant la nuit, Paul a une vision d’un Macédonien qui l’invite en Macédoine et qu’il interprète comme un appel de Dieu (Ac 16, 9)
    • À Corinthe, une nuit, Paul a une vision où le Seigneur l’invite à ne pas avoir peur et à continuer à parler (Ac 18, 9)
    • À Jérusalem, une nuit, Paul entend le Seigneur l’inviter à partir pour Rome afin d’y rendre témoignage (Ac 23, 11)
    • Sur un navire en perdition au milieu d’un tempête, Paul rassure tout le monde en disant que la nuit précédente il eu la vision d’un ange qui promettant qu’ils seraient tous sains et saufs.

  4. La nuit c’est le moment où on ne voit rien, où on a souvent peur, où on se sent vulnérable, où dans l’antiquité on ne pouvait pas travailler, où ceux qui veulent mal agir ont beau jeu. La nuit est ainsi symbole des misères de la vie et des forces du mal.
    • C’est de nuit que peinent les disciples sans prendre aucun poisson (Lc 5, 5; Jn 21, 3)
    • C’est de nuit que les disciples affrontent seuls les vents contraires et s’épuisent à ramer (Mc 6, 48; Mt 14, 25)
    • Quand Judas quitte la table du dernier repas pour trahir Jésus, il fait nuit (Jn 13, 30)
    • Selon Jean, quand la nuit vient, on ne peut plus agir selon ce que Dieu demande (Jn 9, 4), car dans la nuit on trébuche (Jn 11, 10), on n’a pas ce qu’il faut
    • C’est la nuit qu’on s’enivre (1 Thess 5, 7)
    • C’est ainsi que, selon la tradition chrétienne, la nuit sera aussi associée à l’arrestation de Jésus et aux forces du mal : « Vous tous, vous allez succomber à cause de moi, cette nuit même » (Mt 26, 31); « cette nuit même, avant que le coq chante deux fois, tu m'auras renié trois fois » (Mc 14, 30); « : le Seigneur Jésus, la nuit où il était livré » (1 Co 11, 23)
    • Ainsi, le croyant aspire à sortir de la nuit, car il n’est pas un enfant de la nuit, mais un enfant de la lumière (1 Thess 5, 5); et heureusement, la nuit est avancée, le jour s’est approché (Rm 13, 12), et dans son espérance il peut attendre le jour où « il n'y aura pas de nuit » (Ap 21, 25; 22, 5)

Chez Matthieu, même si on ne trouve que neuf occurrences, le mot nyx apparaît important, car sept des neuf occurrences lui sont propres. Cela semble une façon pour lui de créer par exemple des liens avec l’Écriture : en précisant que Jésus a jeûné 40 jours et 40 nuits (4, 2), un écho des 40 ans d’Israël au désert (voir Ac 7, 42), ou encore, en précisant que Jonas a passé trois jours et trois nuits dans le ventre du monstre marin, un écho à la mort et à la résurrection de Jésus (12, 40). Quand il reprend le récit de Marc où Jésus annonce à ses disciples qu’ils vont s’enfuir et dit : « Tous, vous serez scandalisés » (Mc 14, 27), il ajoute ces mots : « à cause de moi en cette nuit »; cela rehausse la précision de la prédiction de Jésus, et donc sa transcendance. Bref, nyx appartient au vocabulaire de Matthieu.

Ceci étant dit, ici au v. 25 Matthieu ne fait que reprendre le mot « nuit » qu’il trouve dans le texte de Marc, un mot qu’il ne peut séparer du nom qu’il complète : garde. Mais en même temps, il conserve toute la signification symbolique qu’il y avait chez Marc : la nuit est le symbole de la situation où Jésus n’est plus avec nous, où on rencontre les forces adverses, où tout est pénible, où la barque est gravement menacée.

Le nom nyx dans le Nouveau Testament
ēlthen (il alla) Ēlthen est le verbe erchomai à l’aoriste indicatif, 3e personne du singulier. Après legō (dire) et eimi (être), erchomai (aller, venir) est le verbe le plus fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 113; Mc = 86; Lc = 99; Jn = 155; Ac = 50.

Chez Matthieu, il apparaît à peu près à tous les neuf versets. Cette fréquence s’explique en partie parce qu’il s’agit d’un verbe de la vie courante et qu’il recopie ce verbe qui apparaît dans ses sources. Mais il y a plus, puisque sur les 113 occurrences, 51 lui sont propres. Et, à plusieurs reprises, il modifie sa source pour ajouter erchomai. Voici deux exemples où nous avons souligné l’ajout de ce verbe chez Matthieu.

Mc 1, 10Mt 3, 16
Et aussitôt, remontant de l’eau, il vit les cieux se déchirant et l’Esprit descendre comme une colombe en luiJésus aussitôt remonta de l’eau et voici : les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui
Mc 4, 31b-32aMt 13, 32
Étant plus petit que toutes les semences sur la terre, et quand il est semé il monte et devient plus grand que toutes les plantes potagères, et fait de grandes branches, en sorte que les oiseaux du ciel peuvent s’abriter sous son ombre.Qui est plus petit que toutes les semences; mais quand il a grandi il est plus grand que les plantes potagères et devient un arbre, en sorte que les oiseaux du ciel viennent et s’abritent dans ses branches.

Mentionnons également que dans les passages où erchomai lui est propre, très souvent il apparaît sous la forme d’un participe (22 fois) : par exemple, « étant arrivé », la personne ou une chose posa telle ou telle action (2, 9 « étant arrivé, l’étoile se tint au-dessus du lieu où se trouvait l’enfant »). Cela se reflète également quand il modifie une source. Par exemple, quand il recopie Marc 2, 15 qui écrit : « Et il arrive qu’il est à table dans sa maison et de nombreux publicains et pécheurs étaient à table avec Jésus et ses disciples », il modifie la phrase pour obtenir : « Et il arrive comme il était à table, dans la maison, et voici : de nombreux publicains et pécheurs, étant venu (erchomai), étaient à table avec Jésus et ses disciples » (9, 10). Voilà un reflet du style matthéen.

Ici, au v. 25, Matthieu se contente de reprendre tel quel le verbe erchomai de Marc 6, 48, et plus précisément toute l’expression : erchomai pros autous (aller vers eux), sauf qu'il transforme le temps présent de Marc en un aoriste. Marc est un bon conteur et aime les verbes au présent, tandis que Matthieu aime la précision du passé historique.

Le verbe erchomai chez Matthieu
peripatōn (marchant)
Peripatōn est le verbe peripateō au participe présent actif et au nominatif masculin singulier; il s’accorde avec le sujet sous-entendu « il » du verbe précédent erchomai (aller), qui est en fait Jésus. Il signifie : marcher, et apparaît ici et là chez les évangélistes, sans être très fréquent, sauf chez Jean : Mt = 7; Mc = 9; Lc = 5; Jn = 17; Ac = 8; 1Jn = 5; 2Jn = 3; 3Jn = 2.

Quand on parcourt l’ensemble du Nouveau Testament et en particulier les évangiles, on observe que le verbe peripateō doit se comprendre de quatre façons différentes.

  1. Le sens obvie et premier est celui d’avancer et se déplacer physiquement en faisant des pas. Exemples :
    • Mc 2, 9 : Quel est le plus facile, de dire au paralytique: Tes péchés sont remis, ou de dire: Lève-toi, prends ton grabat et marche (peripateō)?
    • Mc 5, 42 : Aussitôt la fillette se leva et elle marchait (peripateō), car elle avait douze ans. Et ils furent saisis aussitôt d'une grande stupeur

  2. Mais peripateō peut parfois indiquer le fait de se promener, de circuler, d’aller et venir dans une aire géographique. Exemples :
    • Mc 11, 27 : Ils viennent de nouveau à Jérusalem. Et tandis que Jésus marche (peripateō) dans le Temple, les grands prêtres, les scribes et les anciens viennent à lui
    • Mc 12, 38 : Il disait encore dans son enseignement: "Gardez-vous des scribes qui se plaisent à marcher (peripateō) en longues robes, à recevoir les salutations sur les places publiques"

  3. À un niveau symbolique, on utilise beaucoup peripateō, surtout dans les épitres dites pauliniennes, pour signifier la direction qu’on donne à sa vie, si bien que le verbe pourrait être remplacé par : se conduire, se comporter, mener sa vie, ou tout simplement vivre. Exemples :
    • Mc 7, 5 : donc les Pharisiens et les scribes l'interrogent: "Pourquoi tes disciples ne marchent (peripateō)-ils pas suivant la tradition des anciens, mais prennent-ils leur repas avec des mains impures?"
    • Jn 8, 12 : De nouveau Jésus leur adressa la parole et dit: "Je suis la lumière du monde. Qui me suit ne marchera (peripateō) pas dans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie."

  4. Il peut même arriver que l’expression « marcher avec quelqu’un » signifie : être le disciple de quelqu’un :
    • Jn 6, 66 : Dès lors, beaucoup de ses disciples se retirèrent, et ils ne marchaient (peripateō) plus avec lui.

Matthieu n’a retenu de peripateō que le sens d’avancer et de se déplacer physiquement. Il n’en semble pas un grand utilisateur, même si parmi les neuf occurrences chez lui, trois lui sont propres, en particulier en 4, 18 dans la scène de l'appel des premiers disciples qu’il reprend de Marc, où il modifie le texte de Mc 1, 16 (« Et passant au bord de la mer de Galilée ») pour ajouter peripateō : « Or, marchant au bord de la mer de Galilée ». Autrement, il se contente de reprendre les textes de Marc ou de la source Q.

Ici, au v. 25, peripateō est le verbe que Matthieu trouve chez Marc. Mais il faut assumer qu’il reprend à son compte la signification qu’il y trouve. Or, quelle est cette signification? Il faut savoir que Marc, à son tour, reprend une vieille tradition. En effet, le récit apparaît non seulement sous la plume de Marc, mais également de Jean, alors que Marc et Jean sont tous deux indépendants l’un de l’autre. Et comme leur récit respectif, malgré le grand nombre d’éléments communs, contient des notes différentes, cela signifie que leur récit provient chacun d’une tradition ancienne. Par contre, ces deux traditions nous présentent un Jésus qui marche physiquement sur l’eau. Quel sens donner à ce geste?

Il faut assumer que le ou les auteurs à la source de ces traditions était un être sensé et équilibré. Il savait que personne ne peut marcher sur l’eau. Alors que Jésus a été décrit comme un bon Juif qui a circulé comme un être normal sur les routes de Galilée, pourquoi tout à coup le présenter comme un être surnaturel défiant les lois de la physique? La réponse se trouve probablement dans l’Ancien Testament, le grand livre qui a servi aux premiers chrétiens à comprendre l’événement Jésus, et plus particulièrement dans des passages comme celui-ci :

Lui (Dieu) seul a déployé le Ciel, il est marchant (peripateō) sur la mer (epi thalassan) comme sur le sol ferme (Job 9, 8 LXX).

On retrouve dans le livre de Job la même expression : marchant sur la mer, et le même temps de verbe : le participe présent. Ainsi, l’auteur de notre récit attribue à Jésus ce que le livre de Job attribue à Dieu : le fait de maîtriser la mer pour Dieu est le signe qu’il a créé cet univers, et maintenant Jésus est associé à cette maîtrise de la mer et à la création de l’univers.

N’oublions pas : les évangiles et leurs sources ont été écrits après Pâques, dans un effort pour transmettre une catéchèse chrétienne sur Jésus, alors que les principaux témoins venaient de décéder. On vient de raconter l’événement mémorable où Jésus nourrit une foule de 5 000 personnes. Qui est-il? La scène qui suit, la marche sur la mer, semble une homélie imagée qui nous donne une réponse.

Le verbe peripateō dans le Nouveau Testament
thalassan (mer)
Thalassan est le nom thalassa à l’accusatif féminin singulier et signifie : mer. Il apparaît régulièrement dans les évangiles, sauf celui de Luc : Mt = 16; Mc = 19; Lc = 3; Jn = 9; Ac = 10; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Le mot thalassa peut faire référence à quatre réalités différentes.

  1. Il désigne d’abord et avant tout chez les évangélistes ce lac qu’on appelle « mer de Galilée » (Mt 4, 18), ou « lac de Gennésaret » (Lc 5, 1), ou « mer de Tibériade » (Jn 6, 1), et qui est appelé dans l’Ancien Testament « mer de Kinnérèt » (Nb 34, 11), Kinnérèt faisant référence à sa forme de harpe. Comme nous l’avons déjà mentionné, ce lac est long de 21 km et large de 12, avec une profondeur entre 42 et 48 m; à l’époque de Jésus il est caractérisé par ses eaux poissonneuses et ses tempêtes brusques (voir Xavier Léon-Dufour (Dictionnaire du Nouveau Testament. Paris: Seuil, 1975, p. 273).

  2. Mais thalassa peut aussi désigner la méditerrannée : « Envoie donc quérir à Joppé Simon, surnommé Pierre. Il loge dans la maison du corroyeur Simon, au bord de la mer (thalassa) » (Ac 10, 32)

  3. Souvent, quand on fait référence à l’Ancien Testament, thalassa entend parler de la mer Rouge : « C'est lui qui les fit sortir, en opérant prodiges et signes au pays d'Égypte, à la mer (thalassa) Rouge et au désert pendant 40 ans » (Ac 7, 36)

  4. Enfin, thalassa peut être compris de manière très générale, sans référence à une mer particulière, comme dans l’expression plusieurs fois reprises : sable de la mer (Rm 9, 27; He 11, 12; Ap 20, 8). Et surtout, la cosmologie antique concevait l’univers comme composé du ciel et de la terre, la terre étant constituée de terre ferme et de la mer, si bien qu’on nommait le ciel, la terre et la mer pour décrire toute la création : « "Amis, que faites-vous là? Nous aussi, nous sommes des hommes, soumis au même sort que vous, des hommes qui vous annoncent d'abandonner toutes ces vaines idoles pour vous tourner vers le Dieu vivant qui a fait le ciel, la terre, la mer (thalassa) et tout ce qui s'y trouve » (Ac 14, 15)

Quand nous avons fait l’analyse du mot « vague » (kyma), nous avons mentionné que les Juifs n’étaient pas un peuple marin et que, de manière générale, la mer fait peur. Elle est reliée à l’abîme chaotique des origines (Gn 1, 2.9), le lieu où habitent et agissent les puissances démoniaques (Is 27, 1). Un certain nombre de références dans le Nouveau Testament vont dans cette direction :

  • Alors que les disciples ont peur d’être submergés par les vagues, c’est à la mer que Jésus dit : « Silence! Tais-toi » (Mc 4, 39); Jésus parle à la mer comme si elle était le diable en personne
  • La mer est le lieu où se noient 2 000 porcs dans lesquels entrent les esprits impurs avec la permission de Jésus (Mc 5, 13)
  • La mer est le lieu où méritent d’être jetés avec la meule au coup ceux qui scandalisent les petits (Mc 9, 42)
  • Lors de la venue du Fils de l’homme, les nations seront dans l'angoisse, inquiètes du fracas de la mer et des flots (Lc 21, 25)
  • Quand Paul évoque toutes les souffrances vécues dans son apostolat, il nomme expressément les dangers de la mer (2 Co 11, 26)
  • Pour Jacques, les flots de la mer évoque celui qui tergiverse et n’a pas une foi ferme : « Mais qu'il demande avec foi, sans hésitation, car celui qui hésite ressemble au flot de la mer (thalassa) que le vent soulève et agite » (Ja 1, 6)
  • Quand Jude dénonce les faux docteurs de la communauté chrétienne qui font bombance lors du repas eucharistique, il les compare aux flots de la mer : « houle sauvage de la mer (thalassa) écumant sa propre honte, astres errants auxquels les ténèbres épaisses sont gardées pour l'éternité » (Jude 1, 13)
  • La perception de la mer peut être parfois si négative que l’auteur de l’Apocalypse imagine que dans la création nouvelle la mer sera éliminée : « Puis je vis un ciel nouveau, une terre nouvelle - car le premier ciel et la première terre ont disparu, et de mer (thalassa), il n'y en a plus » (Ap 21, 1)

Dans l’évangile de Matthieu on rencontre assez régulièrement le mot thalassa. Mais la plupart du temps, il se contente de reprendre le texte de Marc. Dans les cinq occurrences qui sont propres, la presque totalité proviennent d’une source qui lui est propre ou d’une référence à l’Ancien Testament : par exemples, la parabole du filet qu'on jette en mer et qui ramène toutes sortes de choses (13, 47), ou encore le récit où Jésus demande à Pierre d’aller à la mer et jeter l’hameçon pour trouver dans la gueule du poisson l’argent nécessaire pour payer l’impôt.

Ici, au v. 25, Matthieu se contente de reprendre le mot thalassa qu’il trouve chez Marc. Cependant, il introduit une modification importante. Alors que Marc écrit : « marchant sur la mer (epi tēs thalassēs) », Matthieu écrit : « marchant sur la mer (epi tēn thalassan); dans le premier cas thalassa est au génitif, i.e. un complément de nom, dans le deuxième cas il est à l’accusatif, i.e. un complément d’objet direct, subissant l’action du verbe. Pourquoi Matthieu aurait-il modifié ce qu’il reçoit de Marc? Il y a deux réponses plausibles.

  1. Tout d’abord, la réponse la plus simple provient du fait que Matthieu aime la précision, et sachant que nous avons ici une référence au texte de Job 9, 8 dans la Septante, et que dans ce texte de Job thalassa est à l’accusatif, il s’empresse de corriger Marc.

  2. Mais il faut sans doute aller plus loin. Il y a une nuance entre epi + le génitif et epi + accusatif. Dans le premier cas, il s’agit d’un sens local pour exprimer où se trouve la personne, par exemple : « Et voici qu'on lui apportait un paralytique étendu sur (epi + génitif) un lit » (Mt 9, 2), ou encore : « que celui qui sera sur (epi + génitif) la terrasse » (Mt 24, 17); selon cette perspective, dire que Jésus marche sur la mer c’est préciser où il se trouve, sur la mer. Dans le deuxième cas, c’est lié à un verbe de mouvement qui exerce une action sur un objet, par exemple : « l'obscurité se fit sur (epi + accusatif) toute la terre » (Mt 27, 45), ou encore, « il ordonna à la foule de s'étendre sur (epi + accusatif) la terre » (Mt 15, 35), ou encore, « (le disciple bien-aimé qui s'était penché sur sur (epi + accusatif) sa poitrine » (Jn 21, 19); selon cette perspective, marcher sur la mer c’est affirmer que Jésus exerce une forme d’action sur la mer. Laquelle? Il la domine, il la contrôle. C’est d’ailleurs la perspective du texte de Job 9, 11 (« Lui seul a déployé le Ciel, il est marchant sur la mer comme sur le sol ferme ») où l’accent est sur la maîtrise de la mer par Dieu, car c’est le créateur de la mer. On pourrait ajouter la signification de la racine du mot peripateō (marcher), formé de la préposition peri (autour) et pateō (piétiner), i.e. piétiner autour : marcher sur la mer c’est aussi piétiner la mer, i.e. la dominer.

Dans le monde Juif, la mer est une force que l’on craint, qui fait peur. Pour Matthieu, le fait que Jésus marche sur la mer exprime le fait qu’il maîtrise les forces du mal qui attaquent la barque de la communauté des disciples.

Le nom thalassa dans le Nouveau Testament
v. 26 Le voyant ainsi marcher sur l’eau, les disciples s’affolèrent en s’imaginant voir une ombre du monde des morts, et de peur ils se mirent à hurler.

Littéralement : Puis, les disciples ayant vu (idontes) lui sur la mer marchant, ils furent bouleversés (etarachthēsan) disant qu'une apparition (phantasma) il est, et par la peur (phobou) ils crièrent (ekraxan).

idontes (ayant vu) Idontes est le verbe horaō au participe aoriste, nominatif masculin pluriel et s’accorde avec les sujet : disciples. Le verbe est à l’aoriste, un temps typiquement grec qu’on traduit souvent en français par un passé (qu’ils aient vu), mais qui signifie simplement en grec que l’action est complétée : c’est après avoir vu Jésus marcher sur l’eau que les disciples furent bouleversés. Mais on pourrait tout aussi bien traduire par un présent dans une séquence d’événements, chaque élément de la séquence présupposant que le précédent est complété : voyant Jésus marchant sur la mer, les disciples furent bouleversés.

Le verbe « voir » est extrêmement fréquent chez les évangélistes, en particulier Matthieu et Luc : Mt = 138; Mc = 67; Lc = 138; Jn = 86; Ac = 89; 1Jn = 9; 2Jn = 0; 3Jn = 2. Mais dans notre analyse, nous allons écarter les cas où horaō est utilisé pour dire « voici » (en français cette expressions provient de « vois ici » et joue le rôle d’adverbe), i.e. idou et ide, expression à laquelle ont recours souvent Matthieu et Luc. Cela nous donne maintenant les chiffres suivants pour horaō : Mt = 72; Mc = 50; Lc = 81; Jn = 63; Ac = 66; 1Jn = 9; 2Jn = 0; 3Jn = 2.

Tout comme le mot « voir » en français, horaō peut revêtir diverses significations.

  1. Il a d’abord la signification de voir ou apercevoir simplement quelque chose ou quelqu’un, et donc exprime un simple contact visuel. Par exemples :
    • Mt 2, 9 : « Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route; et voici que l’astre, qu’ils avaient vu (horaō) à son lever, les précédait jusqu’à ce qu’il vînt s’arrêter au-dessus de l’endroit où était l’enfant »
    • Mt 21, 19 : « Voyant (horaō) un figuier près du chemin, Jésus s’en approcha, mais n’y trouva rien que des feuilles seulement. Il lui dit alors: "Jamais plus tu ne porteras de fruit!" Et à l’instant même le figuier devint sec »

  2. L’action de regarder peut se prolonger pour devenir une observation ou un constat, ce qui souvent amène une décision, ou encore il signifie l’acte de comprendre quelque chose. Ce qui est vu n’est pas un simple objet physique, mais présuppose une certaine intelligence. Par exemples :
    • Mt 2, 16 : « Alors Hérode, voyant (horaō) qu’il avait été joué par les mages, fut pris d’une violente fureur et envoya mettre à mort, dans Bethléem et tout son territoire, tous les enfants de moins de deux ans, d’après le temps qu’il s’était fait préciser par les mages »
    • Mt 9, 4 : « Et Jésus, voyant (horaō) leurs sentiments, dit: "Pourquoi ces mauvais sentiments dans vos coeurs? »

  3. La troisième signification présuppose plus qu’une simple intelligence des choses, mais un regard intérieur ou spirituel des choses, et est souvent le résultat d’une expérience personnelle ou même de la foi. Bref, ce qui est vu se limite à certaines personnes et n’est pas accessible à un large public. Par exemples :
    • Mt 3, 16 : « Ayant été baptisé, Jésus aussitôt remonta de l’eau; et voici que les cieux s’ouvrirent: il vit (horaō) l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui »
    • Mt 17, 3 : « Et voici que fut vus (horaō) pour eux Moïse et Elie, qui s’entretenaient avec lui »

  4. Enfin, il y a le cas particulier où il s’agit de « voir à quelque chose », i.e. de prêter attention, d’être sur ses gardes, ou encore de trouver une solution à un problème. Par exemples :
    • Mt 8, 4 : « Et Jésus lui dit: "Attention (horaō)! Que tu ne parles à personne, mais va te montrer au prêtre et offre le don qu’a prescrit Moïse: ce leur sera une attestation »
    • Mt 27, 4 : « J’ai péché, dit Judas, en livrant un sang innocent." Mais ils dirent: "Que nous importe? A toi de voir (horaō) »

Quelle est donc la signification de horaō au v. 26? Au premier niveau, cela semble un simple contact visuel d’un homme qui marche. Mais la suite nous montre que ce n’est pas si simple :

  • ce n’est pas Jésus qu’ils voient, mais un fantôme;
  • puis Pierre lui dit : « Si c’est bien toi », comme si c’était impossible de bien l’identifier, et de fait Jésus lui reprochera d’avoir douté
  • La scène se termine avec les disciples qui se prosternent et disent : « Tu es fils de Dieu.

Ainsi, la scène se termine sur le registre de la foi. Tous ces éléments ressemblent à la dernière scène de l’évangile de Matthieu, cette rencontre de Jésus ressuscité par les disciples en Galilée : « Et quand ils le virent (horaō), ils se prosternèrent; d'aucuns cependant doutèrent » (Mt 28, 17).

Tous ces indices nous amènent à établir que le verbe « voir » ne peut avoir la même signification que lorsqu’il est utilisé pour indiquer, par exemple, que Jésus voit les foules. Le cadre est plutôt celui d’après Pâques, celui vécu par la communauté matthéenne, avec sa difficulté de « voir » Jésus, i.e. de croire en sa présence et à son soutien.

Le verbe horaō dans les évangiles-Actes (sans "voici", i.e. idou, ide)
etarachthēsan (ils furent bouleversés) Etarachthēsan est le verbe tarassō à l’indicatif aoriste passif, 3e personne du pluriel. Il signifie : troubler, remuer, bouleverser, et il est très rare dans l’ensemble de Nouveau Testament, et chez les évangélistes, seul Jean l’utilise un certain nombre de fois : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 6; Ac = 3; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Le verbe « troubler » signifie fondamentalement : briser l’état de quiétude d’une réalité. Cela peut s’appliquer à des objets comme l’eau (« quand l'eau est troublée », Jn 5, 7), tout comme à des personnes (« le roi Hérode fut troublé », Mt 2, 3). Appliqué à une personne ou à un groupe, le mot entend décrire la perte de la paix intérieure ou de la quiétude, et il a souvent une connotation négative.

  • Paul met en garde contre des gens qui cherchent à troubler la communauté chrétienne de Galatie (Ga 1, 7; 5, 10)
  • Pierre met également en garde contre les gens qui s’attaquent aux chrétiens et demande de ne pas être troublés par eux (1 P 3, 14)
  • Les Apôtres à Jérusalem envoient une lettre à l’Église d’Antioche pour faire face à ceux qui ont troublé les chrétiens (Ac 15, 24)
  • À Thessalonique les Juifs viennent troubler la foule et l’exciter contre Paul (Ac 17, 13)

Il y a le cas particulier de l’évangile selon Jean où c’est Jésus qui est troublé : Jésus est troublé en voyant les gens pleurer la mort de Lazare (11, 33), il est troublé devant l’approche de l’heure de sa mort (12, 27), il est troublé devant la trahison de Judas (13, 21). Quel sens donner à ce trouble? À chaque fois Jésus fait face à une épreuve : l’épreuve des gens qui pleurent Lazare parce qu’ils ne croient pas à la résurrection, l’épreuve de la trahison de l’un de ses disciples, l’épreuve de sa propre mort. C’est la façon pour l’évangéliste de souligner que Jésus est conscient de ce qui l’attend, et en même temps l’affronte volontairement et avec confiance. C’est probablement en ce sens qu’il faut comprendre ces deux passages où Jésus invite ses disciples à croire en lui, et donc à ne pas se troubler (14, 1), et où il leur donne sa paix, ce qui permettra à leur cœur de ne pas se troubler (14, 27); le soutien de Jésus ressuscité dans la foi permet de surmonter ce qui trouble.

Qu’en est-il ici au v. 26 où les disciples sont troublés? Bien sûr, à un premier niveau, on peut dire qu’ils sont troublés parce qu’ils ont peur devant l’arrivée de ce qu’ils croient être un fantôme. Mais c’est oublier la suite du récit où Jésus s’identifie avec les mots mêmes utilisés pour parler de Dieu (Je suis), et invite Pierre à retrouver la foi, et qui se termine par une profession de foi des disciples. Dans cette perspective, être troublé c’est manquer de foi. C’est la même perspective qu’on trouve chez Luc quand Jésus ressuscité rencontre la communauté des disciples rassemblés : « Pourquoi êtes-vous troublés (tarassō), et pourquoi des doutes montent-ils en votre coeur? » (Lc 24, 38). N’oublions pas que le mot est d’abord apparu chez Marc qui s’adressait vers l’an 67 ou 70 à une communauté persécutée, et il était important qu’elle s’identifie aux éléments du récit, en particulier aux bouleversements vécus par les disciples. La communauté de Matthieu ne vit pas la même situation, mais c’est la même approche qu’utilise l’évangéliste.

Bref, le verbe tarassō ne se comprend bien qu’après Pâques dans une communauté qui fait face à l’opposition et a de la difficulté à trouver la paix, parce qu’elle a de la difficulté à croire que son Seigneur est bel et bien présent pour les accompagner, et donc à accueillir cette parole : « Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde » (Mt 28, 20).

Textes avec le verbe tarassō dans le Nouveau Testament
phantasma (apparition)
Phantasma est le nom phantasma au nominatif neutre singulier. Il signifie : apparition, ombre, spectre, fantôme. Si ce n’était de Marc, repris par Matthieu, le mot serait totalement absent du Nouveau Testament : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Ailleurs dans la Bible, on ne trouve qu’une seule occurrence, dans le texte grec de la Septante. Le nom phantasma est de la même racine que le verbe phantazō : rendre visible, apparaître. Ce dernier mot est aussi très rare, en fait trois occurrences, ne se trouvant que dans l’épitre aux Hébreux, le Siracide et le livre de la sagesse.

Que signifie phantasma? Commençons par le texte de Sagesse 17, 14. Ce passage appartient à une section où l’auteur offre un commentaire sur les plaies d’Égypte, et plus particulièrement sur la plaie des ténèbres (Ex 21, 21-29) quand Moïse, étendant la main vers le ciel, amena trois jours de ténèbres opaques sur tout le pays d’Égypte, figeant sur place tous les Égyptiens, tandis que les Israélites avaient de la lumière. Il considère les Égyptiens comme des impies qui se sont égarés, et en les enveloppant d’obscurité, Dieu les a livrés à la peur, à des hallucinations, à des spectres (phasma) lugubres. Il écrit :

Pour eux, ils dormaient de leur sommeil dans la nuit impuissante qui montait des confins de l’Hadès impuissant, tantôt agités par des fantômes (phantasma) monstrueux, tantôt évanouis dans la défaillance de leur être, oui, une peur (phobos) inattendue les avait envahis. Ensuite, tous ceux qui se trouvaient là tombaient (Sg 17, 14-15)

La nuit qui recouvrirait les Égyptiens proviendraient de l’Hadès. Or, Hadès est d’abord dans la mythologie grecque le nom de la divinité qui règne sur l’empire souterrain des morts, aussi appelé : les enfers. Par extension, le mot est devenu le nom de sa demeure, i.e. le séjour des morts. La Septante a traduit par Hadès le mot hébreu Sheol, le lieu où descendent tous les morts pour y mener une activité réduite, presque végétative. C’est dans ce contexte que l’auteur de la Sagesse place les Égyptiens qui, dans leur sommeil, ont des cauchemars en voyant des spectres ou fantômes monstrueux. Ainsi, qu’on parle de fantômes ou de spectres, il s’agit d’êtres qui ressemblent à des ombres terrifiants comme ceux qu’on imaginait dans le séjour des morts. On comprend la peur qui envahit tout le monde.

Revenons à phantasma chez Marc/Matthieu. Il y a certaines similitudes avec le texte de la Sagesse : le contexte est celui de l’obscurité, et nous sommes dans un environnement de peur. Phantasma se traduit littéralement par : apparition. Mais comme cette apparition fait peur, il faut penser qu’il s’agit d’un spectre ou d’un fantôme, comme ces ombres qu’on imaginait dans le séjour des morts. Mais sachant que le récit de Marc/Matthieu doit se lire dans le contexte du défi de croire en temps difficile, ne peut-on pas penser que le mot phantasma a été choisi parce qu’il décrit précisément l’apparence des gens au séjour des morts, dans le Sheol, et donc ces ombres évoquent pour les disciples leur propre mort, ou encore celle de Jésus lui-même pour qui ne croit pas en sa résurrection? Si ce n’était pas l’intention de l’auteur originel de ce récit, les mots choisis s’y prêtent parfaitement.

Disons un mot du verbe phantazō qui est de la même racine et signifie : apparaître. Les quelques occurrences nous montrent que le contexte peut être positif, comme lorsque la sagesse apparaît bienveillante devant ceux qui l’accueillent (Sg 6, 16), ou négatif lorsqu’une femme dans les douleurs de l’enfantement se met à avoir des visions (Si 34, 5).

Il y a aussi le mot apparenté phasma qu’on ne rencontre que dans la Septante et qui signifie : apparition, illusion, fantôme. Le livre de la Sagesse l’emploie dans le même contexte que phantasma pour commenter la plaie de l’obscurité qui tombe sur les Égyptiens. Autrement, il s’agit de visions soit prodigieuses, soit éphémères que seul le contexte permet d’en déterminer la signification.

Ainsi, nous sommes renvoyés à l’aspect subjectif de la vision des choses. C’est ce que notre récit nous dit des disciples dans la barque. Et l'auditeur de Matthieu, qui peine à croire en la résurrection de Jésus, et pour qui les morts végètent dans le Sheol, peut s'identifier avec les disciples pour qui Jésus apparaît comme un spectre du Sheol, image de leur propre mort.

Textes avec le nom phantasma dans la Bible

Textes avec le verbe phantazō dans la Bible

Textes avec le nom phasma dans la Bible

phobou (peur) Phobou est le nom phobos au génitif masculin singulier. Le génitif est demandé par la préposition apo (à partir de), pour expliciter la source des cris : la peur. Il est moins fréquent qu’on pense dans les évangiles-Actes (Mt = 3; Mc = 1; Lc = 7; Jn = 3; Ac = 5; 1Jn = 3; 2Jn = 0; 3Jn = 0), car le fait d’avoir peur est surtout exprimé par le verbe phobeō (Mt = 18; Mc = 12; Lc = 23; Jn = 5; Ac = 14; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0).

Le mot est traduit littéralement par : peur, ce qui a donné notre mot français : phobie. Cependant le mot « peur » ne rend pas compte des diverses significations de phobos dans le Nouveau Testament qu’on pourrait regrouper en quatre catégories.

  1. Phobos désigne souvent le sentiment devant un événement inhabituel, interprété comme surnaturel, comme l’intervention d’un ange, ou le fait d’être témoin d’un miracle; les conséquences de cet événement sont positives. Dans ce cas, on traduit souvent ce sentiment par le frémissement ou la crainte. Exemples :
    • Mt 28, 8 : Quittant vite le tombeau, toutes frémissantes (phobos) et pleines de joie, elles coururent porter la nouvelle à ses disciples
    • Lc 2, 9 : L’Ange du Seigneur se tint près d’eux et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa clarté; et ils furent saisis d’un grand frémissement (phobos)

  2. Mais dans certains cas, le sentiment de peur est provoqué par un événement terrifiant, ou une menace qui peut être mortelle; les conséquences apparaissent négatives pour la personne. Dès lors, la personne veut s’éloigner au plus vite de cette menace. Exemples :
    • Mt 28, 4 : A sa vue, les gardes tressaillirent de peur (phobos) et devinrent comme morts.
    • Lc 21, 26 : des hommes défailliront de peur (phobos), dans l’attente de ce qui menace le monde habité, car les puissances des cieux seront ébranlées

  3. Il y a aussi de cas où il n’y pas de menace imminente, mais le sentiment ressenti devant des personnes ou des groupes empêche d’agir comme on le voudrait : on se sent intimidé et gêné. Exemples :
    • Jn 7, 13 : Pourtant personne ne s’exprimait ouvertement à son sujet par peur (phobos) des Juifs
    • 1 Jn 4, 18 : Il n’y a pas de peur (phobos) dans l’amour; au contraire, le parfait amour bannit la peur (phobos), car la peur (phobos) implique un châtiment, et celui qui est apeuré n’est point parvenu à la perfection de l’amour.

  4. Enfin, on rencontre une forme d’expression typique du monde juif où phobos signifie simplement le respect et la vénération pour une personne, en particulier Dieu, ce qui provoque l’écoute de sa parole et sa mise en pratique. Ainsi, craindre quelqu’un c’est tenir compte ce qu’il dit ou demande. Exemples :
    • Ac 9, 31 : Cependant les Églises jouissaient de la paix dans toute la Judée, la Galilée et la Samarie; elles s’édifiaient et vivaient dans la crainte (phobos) du Seigneur, et elles étaient comblées de la consolation du Saint Esprit.
    • 2 Co 7, 15 : Et son affection pour vous redouble, quand il (Tite) se rappelle votre obéissance à tous, comment vous l'avez accueilli avec crainte (phobos) et tremblement

Chez Matthieu, on ne trouve que trois occurrences du nom phobos, mais ces trois occurrences lui sont propres. La scène de 28, 4 est celle des gardes du tombeau morts de peur à l’arrivée de l’ange qui roule la pierre du tombeau, suivie de celle de 28, 8 où les femmes, après l’annonce de l’ange que Jésus est ressuscité, sont sous le frémissement de l’événement surnaturel. Enfin, il y a notre scène de la marche sur les eaux où les disciples sont terrifiés à la vue de ce qu’ils considèrent comme un spectre ou un mort-vivant. Ces trois occurrences reflètent la touche propre de Matthieu. D’une part, en trouve en 14, 26 (ils crièrent de peur) et 28, 4 (ils tremblèrent de peur) une forme d’expression qui ne se retrouve nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament : apo tou phobou (de peur). D’autre part, en 14, 26 et 28, 8, Matthieu a transformé la tradition reçue de Marc pour ajouter (souligné) le nom phobos.

Mc 6, 49Mt 14, 26
Mais eux, le voyant marchant sur la mer, pensèrent que c’est un fantôme et poussèrent des crisMais les disciples le voyant marchant sur la mer, furent troublés, disant que c’est un fantôme et, de peur, crièrent.
Mc 16, 8Mt 28, 8
Et, étant sorties, elles s’enfuirent du tombeau, car les tenaient tremblement et trouble, et elles ne dirent rien à personne, car elles étaient apeurées.Et, s’en étant allées vite du tombeau avec crainte et grand joie elles coururent l’annoncer à ses disciples.

Commençons avec Mt 28, 8. Marc utilise le verbe phobeō pour dire que les femmes avaient tellement peur à la suite du message de l’ange qu’elles ne dirent rien à personne. Matthieu ne reprend pas le verbe phobeō, mais utilise plutôt le nom phobos. Pourquoi? On peut imaginer qu’en voulant modifier le récit de Marc pour que les femmes ne figent pas sur place, mais aillent annoncer la bonne nouvelle, le nom phobos lui offrait plus de flexibilité pour lui ajouter un synonyme, le mot « joie », si bien qu’on ne parle plus de peur qui terrifie, mais de la crainte révérencieuse devant la parole de Dieu.

En Mt 14, 26 Matthieu reprend une phrase de Marc en mettant un certain nombre d’accents qui lui sont propres : les disciples ne pensent pas simplement en eux-mêmes voir un fantôme, ils le disent (« disant »); ils sont troublés ou bouleversés, ce que ne dira Marc qu’au verset suivant; enfin, ils crient de peur, alors que Marc mentionne simplement qu’ils poussèrent des cris. Pourquoi avoir ajouté « de peur »? On peut imaginer que, selon son habitude de mettre les points sur le i, Matthieu a voulu préciser pourquoi les disciples criaient. Et cela lui permettait de compléter le tableau dramatique qu’il est en train de peindre avec les disciples qui sont troublés.Et cette peur décrit probablement très bien l’état de certains membres de la communauté.

Textes avec le nom phobos dans le Nouveau Testament

Textes avec le verbe phobeō dans le Nouveau Testament

ekraxan (ils crièrent) Ekraxan est le verbe krazō à l’aoriste indicatif, 3e personne pluriel. Il signifie « crier » et, dans les évangiles, apparaît surtout chez Matthieu et Marc : Mt = 12; Mc = 10; Lc = 3; Jn = 4; Ac = 11; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Quand on crie, la raison de crier n’est pas toujours la même : on peut crier de joie comme on peut crier de panique. Il en est de même dans le Nouveau Testament avec le verbe krazō. C’est ainsi qu’on peut regrouper les contextes où on crie en trois catégories.

  1. On crie pour faire une acclamation ou pour proclamer quelque chose. Le cri vise à se faire entendre, à déclarer l’importance de ce qu’on a à dire, à exprimer le sentiment de joie. C’est surtout chez Jean, les Actes et les épitres pauliniennes qu’on retrouve cette signification. Exemples :
    • Jn 7, 37 : Le dernier jour de la fête, le grand jour, Jésus, debout, s'écria (krazō): "Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi, et qu'il boive
    • Ac 16, 17 : Elle se mit à nous suivre, Paul et nous, en criant (krazō): "Ces gens-là sont des serviteurs du Dieu Très- Haut; ils vous annoncent la voie du salut."

  2. Le cri peut être l’expression d’une demande ou d’une prière. Il vise à exprimer son intensité, son importance, son urgence. C’est surtout chez Matthieu et Marc qu’on retrouve cette signification. Exemples :
    • Mt 9, 27 : Comme Jésus s'en allait de là, deux aveugles le suivirent, qui criaient (krazō) et disaient: "Aie pitié de nous, Fils de David!"
    • Mc 10, 47 : Quand il apprit que c'était Jésus le Nazarénien, il se mit à crier (krazō): "Fils de David, Jésus, aie pitié de moi!"

  3. Enfin, le contexte peut être celui d’une menace imminente, de la possession diabolique, de la souffrance, du sentiment d’abandon, d’une situation intolérable, ou d’un sentiment d’horreur. Le cri exprime l’intensité des sentiments. Parfois, ce cri n’est accompagné d’aucune parole. Cette signification se retrouve surtout chez Marc, où apparaissent un certain nombre de possessions diaboliques et dans les Actes où la première génération chrétienne rencontre beaucoup d’opposition. Exemples :
    • Mc 5, 5 : Et sans cesse, nuit et jour, il était dans les tombes et dans les montagnes, criant (krazō) et se tailladant avec des pierres.
    • Ac 19, 32 : Les uns criaient (krazō) une chose, les autres une autre. L'assemblée était en pleine confusion, et la plupart ne savaient même pas pourquoi on s'était réuni.

Avec ses douze occurrences, dont six lui sont propres, ont peut affirmer que krazō fait partie du vocabulaire de Matthieu. Ici, au v. 26, krazō se retrouve dans un contexte de peur, où les disciples crient sans qu’il y ait de contenu à ce cri. Chez Matthieu, on retrouve cette signification négative à trois reprises.

  1. En 8, 29 (« Les voilà qui se mirent à crier : "Que nous veux-tu, Fils de Dieu? Es-tu venu ici pour nous tourmenter avant le temps?" »), Matthieu reprend simplement le verbe krazō qu’il a trouvé dans le texte de Marc 5, 7

  2. En 27, 50 (« Or Jésus, criant de nouveau d’une grande voix, rendit l'esprit »), Matthieu modifie le texte de Marc 15, 37 (« Mais Jésus, ayant laissé sortir une grande voix, expira ») : alors que pour Marc il n’y a qu’un seul cri exprimé plus tôt en 15, 34 (« Et, à la neuvième heure, Jésus clama en un grand cri… ») et qui se termine au v. 37 (« ayant laissé sortir une grande voix »), pour Matthieu il y a deux cris, le premier au v. 46 (« Vers la neuvième heure, Jésus s’exclama dans un grand cri… »), et un deuxième au v. 50 (« de nouveau »). Aussi est-il obligé de répéter le fait que Jésus cri : au v. 46 il avait repris le verbe de Marc 15, 36 (clamer) avec une légère modification (anaboaō au lieu de boaō), mais ici au v. 50, il est obligé d’ajouter un verbe pour crier, et choisit donc d’insérer le verbe krazō (crier), sans doute pour éviter de répéter le verbe anaboaō par souci stylistique.

  3. Enfin, en 14, 26, il se contente de reprendre le fait que les disciples crient de Marc 6, 49, moyennant un petit changement stylistique : alors que Marc emploie le verbe anakrazō (s’écrier), Matthieu l’échange pour krazō (crier). Pourquoi? Peut-être tout simplement que anakrazō ne fait pas partie de son vocabulaire et il ne l’utilise jamais.

Que conclure? Tout d’abord, les trois occurrences où krazō apparaît dans un contexte négatif reflètent avant tout le contexte proposé par Marc. Chez Matthieu, krazō a avant tout la signification d’une demande ou d’une prière insistante, et a donc une connotation vraiment positive. Et ici, au v. 26, le verbe krazō fait écho au verbe anakrazō de Marc qui l’avait probablement choisi pour refléter les cris désespérés des chrétiens persécutés de Rome, mais dont Matthieu a repris l'idée pour probablement refléter le harcèlement vécu par sa communauté d’Antioche.

Textes avec le verbe krazō dans le Nouveau Testament
v. 27 Mais aussitôt Jésus intervint pour leur dire : « Ayez confiance! C’est moi! N’ayez pas peur! »

Littéralement : Puis, aussitôt il parla (elalēsen) [le Jésus] (Iēsous) à eux disant : prenez courage (tharseite)! Moi, je suis (egō eimi)! N'ayez pas peur (mē phobeisthe)!

elalēsen (il parla) Elalēsen est le verbe laleō à l’aoriste indicatif 3e personne du singulier et signifie : parler. On imagine bien que ce verbe est très fréquent : Mt = 26; Mc = 21; Lc = 31; Jn = 59; Ac = 58; 1Jn = 1; 2Jn = 1; 3Jn = 0. On retrouve surtout ce verbe chez Jean qui introduit son évangile avec la parole (logos) qui s’est fait chair, et chez Luc pour qui la parole est un thème central de son évangile et de ses Actes. Mais de manière générale on peut dire que le Judaïsme nous présente un Dieu qui parle, ce qui nous a donné ces livres de la Bible, et le Nouveau Testament rend témoignage de cette parole fait chair en Jésus. Il ne faut donc pas s’étonner que les verbes legō (dire), le plus fréquent chez les évangélistes (plus de deux mille fois), et laleō reviennent si souvent.

Mais il existe en grec une distinction entre legō (dire) et laleō (parler) : legō est seul à pouvoir introduire le contenu d’une parole, et souvent ce verbe est au participe présent, comme ici au v. 27 : « Jésus leur parla (elalēsen) en disant (legōn) : ». Notons que, même si Matthieu reprend l’essentiel de cette phrase de Marc 6, 50 (« il parla (elalēsen) avec eux et il dit (legei) »), il modifie le temps du verbe legō pour avoir le participe présent, plutôt que l’indicatif présent; on retrouve ailleurs chez Matthieu cette particularité stylistique (« il parla, disant ») en 13, 3 et 28, 18.

Quelle est la fonction du verbe « parler » chez Matthieu? En effet, si c’est le verbe legō (dire : 505 occurrences chez Matthieu) qui est essentiel pour introduire le contenu de ce qu’une exprimer a à dire, pourquoi parfois ajouter laleō (parler : 26 occurrences chez Matthieu). Cette fonction n’est pas fondamentalement différente de celle qu’on trouve chez les autres évangélistes, mais néanmoins faisons un effort pour l’inventorier.

  1. Commençons par laleō au participe présent, avec Jésus comme sujet, et qu’on traduit habituellement par : « Comme il parlait encore ». Il sert de raccord ou lien entre deux scènes, une façon de renforcer ou d’appuyer ou d’expliquer ce qui vient d’être dit. Exemples :
    • Mt 9, 18 : (après un discours de Jésus sur le vieux et le neuf) Tandis qu'il leur parlait (laleō), voici qu'un chef s'approche, et il se prosternait devant lui en disant: "Ma fille est morte à l'instant; mais viens lui imposer ta main et elle vivra." (suit la guérison d’une femme et la ressuscitation de la fille d’un notable)
    • Mt 26, 47 : (Jésus vient de dire que celui qui le livre est arrivé) Comme il parlait (laleō) encore, voici Judas, l'un des Douze vint, et avec lui une bande nombreuse armée de glaives et de bâtons, envoyée par les grands prêtres et les anciens du peuple.

  2. La mention que quelqu’un parle, sans évoquer son contenu, veut simplement affirmer qu’il y a un changement d’état, qu’une personne qui était muette est guérie. Exemples :
    • Mt 9, 33 : Le démon fut expulsé et le muet parla (laleō). Les foules émerveillées disaient: "Jamais pareille chose n'a paru en Israël!"
    • Mt 12, 22 : Alors on lui présenta un démoniaque aveugle et muet; et il le guérit, si bien que le muet pouvait parler (laleō) et voir.

  3. À quelques reprises, laleō entend mettre l’accent sur le fait qu’une réalité est communiquée, et parfois même sur le moyen de communication. Exemples :
    • Mt 13, 34 : De tout cela, Jésus parla (laleō) aux foules en paraboles, et il ne leur parla (laleō) de rien sans parabole
    • Mt 26, 13 : En vérité je vous le dis, partout où sera proclamé cet Évangile, dans le monde entier, on parlera (laleō) aussi, à sa mémoire, de ce qu'elle vient de faire

  4. Matthieu peut également introduire une phrase avec l’expression « Jésus parla en disant »; c’est une façon solennelle d’introduire un discours de Jésus et de souligner son importance. Exemples :
    • Mt 23, 1 (fin des récits de controverses avec les Pharisiens; Jésus ne s’adressera plus à eux) Alors Jésus parla (laleō) aux foules et à ses disciples en disant (suit un discours d’invectives contre les Pharisiens)
    • Mt 28, 18 : S'avançant, Jésus leur parla (laleō) en disant : "Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre (discours final d’envoi)

  5. « Parler » est une façon de révéler le cœur de la personne : si celle-ci est habitée par l’Esprit, c’est l’Esprit qui s’exprime à travers ce qu’elle dit; autrement, si le cœur est mauvais, ce sont des choses mauvaises qui sortent de la bouche. Exemples :
    • Mt 10, 19 : Mais, lorsqu'on vous livrera, ne cherchez pas avec inquiétude comment parler (laleō) ou que dire: car ce dont vous aurez à parler (laleō) vous sera donné sur le moment
    • Mt 12, 34 : Engeance de vipères, comment pourriez-vous bien parler (laleō), alors que vous êtes mauvais? Car c'est du trop-plein du coeur que la bouche parle (laleō).

Revenons à notre v. 27. On a justement ici l’expression « Jésus parla en disant », une expression solennelle, avons-nous dit, dont la fonction est de souligner l’importance de ce que Jésus est sur le point de dire, et est donc une invitation à bien écouter sa parole. Nous verrons ce qu’est cette parole.

Notons aussi que le verbe laleō est précédé ici de l’adverbe euthys (aussitôt), un ensemble que Matthieu reprend tel quel de Marc 6, 50. Le fait de dire que Jésus parla « aussitôt » que les disciples se mirent à crier de peur est une façon d’affirmer que Jésus ne les abandonne pas : dès les premiers cris, il est là.

Textes avec le verbe laleō chez les évangélistes
Iēsous (Jésus)
Iēsous (Jésus) est le nom attribué à la personnalité centrale des évangiles. Il provient de l'hébreu, sous la forme יְהוֹשֻׁעַ ou יְהוֹשׁוּעַ (yĕhôšûaʿ), le nom que portait Josué dans l'Ancien Testament. Il signifie : Yahveh sauve. Évidemment, le mot est extrêmement fréquent dans tout le Nouveau Testament, environ 873 occurrences dépendamment des versions utilisées, étant présent dans tous les livres qui le composent. Il en est de même chez les évangélistes : Mt = 152; Mc = 82; Lc = 88; Jn = 243; Ac = 69; 1Jn = 12; 2Jn = 2; 3Jn = 0. Le quatrième évangile domine largement ces statistiques : en raison du nombre dialogues qu’on y trouve, on peut comprendre qu’il faille constamment le nommer explicitement.

Dans les évangiles, le nom Iēsous apparaît à peu près toujours sous la plume du narrateur. Mais il y a quelques exceptions où il est mis dans la bouche de quelqu’un d’autre : Mt = 7; Mc = 5; Lc = 6; Jn = 7. Résumons ces occurrences.

  • Quand Philippe rencontre Nathanaël pour lui annoncer avoir trouvé le prophète annoncé par Moïse et les Écritures, il lui dit que c'est « Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth (Jn 1, 45)
  • L'homme possédé d'un esprit impur à la synagogue de Capharnaüm l'appelle : Jésus le Nazarénien (Mc 1, 24 || Lc 4, 34)
  • Dans la région des Géraséniens, un homme avec un esprit impur crie vers Jésus : « Que me veux-tu, Jésus, fils du Dieu Très-Haut? » (Mc 5, 7 || Lc 8, 28)
  • Quand on est surpris des paroles et des actions de Jésus, on se rappelle son identité : « Celui-là n'est-il pas Jésus, le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère » (Jn 6, 42)
  • Dix lépreux qui interpelle Jésus avec : « Jésus, Maître, aie pitié de nous » (Lc 17, 13)
  • À la sortie de Jéricho, l'aveugle Bartimée crie vers Jésus : « Fils de David, Jésus, aie pitié de moi! » (Mc 10, 47 || Lc 18, 38)
  • À l'arrivée de Jésus à Jérusalem pour la fête de la Pâque, on informe les Jérusalémites qu'il s'agit du « prophète Jésus, de Nazareth en Galilée » (Mt 21, 11)
  • Quand on demande à l'aveugle de naissance d'identifier celui qui l'a guéri, il répond : « L'homme qu'on appelle Jésus a fait de la boue... (Jn 9, 11)
  • Quand des Grecs veulent voir Jésus, ils s'adressent à Philippe en disant : « Seigneur, nous voulons voir Jésus » (Jn 12, 21)
  • Quand Jésus demande à ceux venus l'arrêter à Gethsémani ce qu'ils cherchent, ils répondent : « Jésus le Nazôréen » (Jn 18, 5.7)
  • Au procès juif de Jésus, Pierre se fait ainsi interpeller par une des servantes du grand prêtre : « Toi aussi, tu étais avec le Nazarénien Jésus » (Mc 14, 67 || Mt 26, 71; Mt a aussi dans le même épisode : « Jésus le Galiléen », 26, 69)
  • Au procès romain de Jésus, Pilate interroge la foule pour savoir ce qu'il doit faire de « Jésus que l'on appelle Christ » (Mt 27, 17.22)
  • En croix, l'un des malfaiteurs dit à Jésus : « Jésus, souviens-toi de moi, lorsque tu viendras avec ton royaume » (Lc 23, 42)
  • Sur la croix, un écriteau est placé : « Jésus le Nazôréen, le roi des Juifs » (Jn 19, 19; Mt 37, 37 a plutôt : « Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs »)
  • Au tombeau vide, le jeune homme en habit blanc leur annonce la résurrection de « Jésus le Nazarénien, le crucifié » (Mc 16, 6 || Mt 28, 5 qui a simplement : Jésus, le crucifié)
  • Dans le récit des disciples d'Emmaüs qui informent leur visiteur en ce qui « concerne Jésus le Nazarénien, qui s'est montré un prophète puissant » (Lc 24, 19)

Faisons quelques remarques.

  1. La manière habituelle d'appeler Jésus pour les gens qui ont une certaine connaissance de lui est : Jésus de Nazareth ou Jésus le Nazarénien (ou la variante Nazôréen), tout comme autrefois des gens reçurent comme nom de famille : Lefrançois (le Français), Litalien, Lallemand. Son nom était attaché à Nazareth, le lieu où il a vécu et travaillé (Il est probable que Jésus soit né à Nazareth, et non pas à Bethléem. Sur ce sujet, voir Meier).

  2. Jésus est aussi appelé quelque fois : Jésus, fils de Joseph. C'est une autre façon très ancienne de nommer les gens en disant, par exemple, Richard à Gilbert (fils de Gilbert). Plusieurs groupent reflètent cet usage dans le nom de famille, par exemple le « mac » (fils) de la langue gaélique qui a donné MacPherson en Écosse, ou le « vic » (fils) dans la langue slave qui a donné des noms comme Petrović, ou le « ben » (fils) en Hébreu qui a donné Ben Gurion

  3. Il est intéressant de noter les trois occurrences où Jésus se fait simplement appeler « Jésus », sans plus : à chaque fois il s'agit de gens qui ne sont pas familiers avec lui, i.e. l'aveugle de naissance (Jn 9, 11), des Grecs (Jn 12, 21), et l'un des malfaiteurs en croix (Lc 23, 42)

  4. À quelques reprises Jésus se fait attribuer un titre honorifique, mais c'est habituellement à l'occasion d'une demande pressante où on insiste sur son lien avec Dieu pour guérir : fils du Dieu Très-Haut (Mc 5, 7), maître (Lc 17, 13), fils de David (Mc 10, 47).

  5. Enfin, il y a le cas de Mt 27, 17.22 où Matthieu met dans la bouche de Pilate : Jésus qu'on appelle Christ. Comme Matthieu insiste sur la messianité de Jésus lors de son procès, on comprend qu'il veuille en faire l'objet de sa condamnation par Pilate. En même temps, ce titre cadre bien avec la façon dont les Gréco-romains percevaient Jésus au début de l'ère chrétienne, comme en témoigne l'historien juif Flavius Josèphe, quand il raconte la mort de Jacques, « frère de Jésus appelé le Christ » (Antiquités judaïques, 20, 9 : #200).

Dès les premières générations chrétiennes, le nom « Jésus » sera à peu près toujours accompagné du titre de Christ (i.e. oint ou messie) et de Seigneur, si bien que les épitres dites paulinienne utilisent sans cesse les expressions : le Christ Jésus ou le Seigneur Jésus, ou encore notre Seigneur Jésus Christ. L’évangile de Marc commence ainsi : « Commencement de l'Évangile de Jésus Christ, Fils de Dieu », et celui de Matthieu : « Livre de la genèse de Jésus Christ, fils de David, fils d'Abraham »; et dans le Prologue de Jean (1, 17) on trouve l’expression : « Car la Loi fut donnée par Moïse; la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ ». Le nom « Jésus » fait référence à l’être historique, et dans la foi, on fait référence à celui qui est ressuscité, ou qui a été fait Christ et Seigneur.

On notera un certain nombre d’exception à ce qui vient d’être dit. Mais très souvent l’emploi du nom « Jésus » sans les qualificatifs de Christ ou Seigneur en dehors des évangiles provient d’un contexte où on fait référence à sa vie terrestre, en particulier ses souffrances et sa mort, et tout le témoignage qu’il a donné alors qu’il était parmi nous, ou encore quand on référence au non croyant. Exemples :

  • 1 Jn 1, 7 (référence à sa mort) Mais si nous marchons dans la lumière comme il est lui-même dans la lumière, nous sommes en communion les uns avec les autres, et le sang de Jésus (Iēsous), son Fils, nous purifie de tout péché
  • 1 Co 12, 3 (perspective du non-croyant) C'est pourquoi, je vous le déclare: personne, parlant avec l'Esprit de Dieu, ne dit: "Anathème à Jésus (Iēsous)", et nul ne peut dire: "Jésus (Iēsous) est Seigneur", s'il n'est avec l'Esprit Saint.
  • 2 Co 4, 10 (référence à sa mort) Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus (Iēsous), pour que la vie de Jésus (Iēsous) soit, elle aussi, manifestée dans notre corps.
  • Ph 2, 10 (un hymne très ancien où l’accent est sur le nom « Jésus ») pour que tout, au nom de Jésus (Iēsous), s'agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers
  • Ap 17, 6 (les martyrs suivent ses traces) Et sous mes yeux, la femme se saoulait du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus (Iēsous). A sa vue, je fus bien stupéfait

Ici, au v. 27, la compréhension de Jésus est celle d’après Pâques, mais comme le récit se situe dans un contexte historique, c’est le simple nom de Jésus qui apparaît sous la plume de l’évangéliste.

Textes avec le nom Iēsous dans le Nouveau Testament

J.P. Meier sur le nom "Jesus"

tharseite (prenez courage)
Tharseite est le verbe tharseō à l’impératif, 2e personne pluriel et signifie : avoir bon courage. Dans le Nouveau Testament, on ne trouve que quelques occurrences chez les évangélistes : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 0; Jn = 1; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Ailleurs, dans la Septante, il y a une vingtaine d’occurrences.

C’est Marc qui a introduit la première fois le terme dans les évangiles avec son récit de la tempête apaisée (6, 50) où il met dans la bouche de Jésus le verbe tharseō à l’impératif et que nos bibles traduisent ainsi : « Ayez confiance » (BJ), « Courage » (TOB, NTB, Chouraqui), « Rassurez-vous » (Second, Maredsous). Ce verbe réapparaît chez Marc avec le récit sur l’aveugle Bartimée (10, 49), mais cette fois dans la bouche de la foule qui s’adresse à l’aveugle pour l’encourager à se lever et à aller à la rencontre de Jésus. L’évangéliste Jean utilise tharseō à l’impératif dans le grand discours final de Jésus (16, 33), après avoir mentionné que les disciples auront beaucoup à souffrir dans le monde, mais ils doivent savoir que Jésus a vaincu le monde, et que cela doit les rassurer. Enfin, Luc dans les Actes des Apôtres (23, 11) nous raconte que Paul, alors qu’il est en prison et après avoir donné un témoignage devant le Sanhédrin, reçoit une parole du Seigneur au cours de la nuit pour lui dire de garder courage, car il est appelé à continuer à témoigner, mais cette fois à Rome. Dans toutes ces mentions de tharseō il y a un fil conducteur : la présence de Jésus qui donne la force d’avancer malgré l’adversité.

Qu’en est-il de Matthieu? Il y a chez lui quelque chose d’étonnant : d’une part il se permet d’ajouter tharseō dans certains textes qu’il reçoit de Marc, ce qui donne l’impression qu’il lui donne une grande importance, mais d’autre part, il se permet aussi de l’éliminer. Commençons par ce dernier cas.

Dans le récit sur l’aveugle Bartimée (Mc 10, 46-52), Marc nous présente la foule comme un obstacle à la prière de l’aveugle adressée à Jésus (on lui demande de se taire), puis quand Jésus demande qu’on l’amène, cette foule lui dit : « Confiance (tharseō)! Lève-toi, il t’appelle! ». Matthieu nous donne une version un peu modifiée du récit (Mt 20, 29-34) avec deux aveugles qui crient vers Jésus. Mais après avoir mentionné la foule comme un obstacle, c’est Jésus lui-même qui appelle les aveugles sans l’intermédiaire de la foule : il n’y a plus de place pour la foule qui inviterait à avoir confiance. Il faut probablement penser qu’étant donné la perception de la transcendance de Jésus chez Matthieu, il est impensable que Jésus ait besoin de la foule pour que les aveugles viennent à lui; et il est probablement impensable également chez Matthieu que l’invitation à avoir confiance soit dans la bouche d’un autre que celle de Jésus. Ainsi, ce détail de Marc a été éliminé.

Par contre, à deux reprises Matthieu ajoute tharseō au récit qu’il reçoit de Marc, d’abord le récit du paralytique pardonné et guéri (Mc 2, 1-12 || Mt 9, 1-8) et le récit de l’hémorroïsse guérie (Mc 5, 25-34 || Mt 9, 20-22).

Mc 2, 5Mt 9, 2
Et Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : « Enfant, tes péchés sont remis. »Et Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : « Confiance, enfant, tes péchés sont remis. »
Mc 5, 34Mt 9, 22b
Il (Jésus) lui dit : « (Ma) fille, ta foi t’a sauvée : va en paix et sois guérie de ton infirmité »(Jésus) dit : « Aie confiance, (ma) fille, ta foi t’a sauvée. » Et la femme fut sauvée à partir de cette heure-là.

Ainsi, chez Matthieu, tharseō est toujours dans la bouche de Jésus, et dans les deux textes que nous venons de considérer, nous sommes clairement dans un contexte de foi. Tharseō devient une invitation à être assuré de la guérison. Pourquoi une telle insistance? C’est probablement pour Matthieu une façon d’inviter sa communauté à une attitude générale face à l’adversité.

Pour mieux comprendre cette notion, tournons-nous vers l’Ancien Testament auquel était certainement attaché le Juif Matthieu, en particulier cette traduction grecque appelée : Septante. Les auteurs de la Septante ont utilisé tharseō pour traduire l’expression hébraïque : al-yare', qui signifie : ne pas avoir peur, et que nos bibles ont traduit par : « n’aies pas peur » ou « n’ayez pas peur ». Par exemples :

  • Ainsi, la sage-femme dit à Rachel qui vit un accouchement difficile : « N’aie pas peur, c’est un fils » (Gn 35, 17)
  • À deux reprises Moïse dit au peuple : « n’ayez pas peur », d’abord lors de la fuite d’Égypte alors que l’armée ennemie s’approche (Ex 14, 13), ensuite lors de l’intervention de Dieu au Sinaï dans une scène apocalyptique pour donner les dix commandements (Ex 20, 20)
  • « N’aie pas peur », c’est ce qu’Élie dit à la veuve de Sarepta qui n’a pas ce qu’il faut pour donner du pain au prophète (1 R 17, 13)
  • Dans sa prière, le prophète Joël rend grâce à Dieu d’avoir repoussé l’envahisseur et dit à la terre entière : « N’ayez pas peur » (Jl 2, 21-22)
  • « N’ayez pas peur » dit le prophète Aggée aux Juifs (Zorobabel, Josué), pour qu’ils se remettent au travail dans la reconstruction du temple, malgré les embuches financiers; les nations apporteront des trésors (Aggée 2, 5)
  • En s’adressant à Sion, le prophète Sophonie écrit : « N’aie pas peur », car le Seigneur est au milieu de son peuple, vainqueur des ennemis (So 3, 16)
  • C’est la même chose avec le prophète Zacharie dans le cadre de la promesse des biens messianiques lors de la reconstruction du temple et dit aux Juifs de Jérusalem : « N’ayez pas peur » (8, 13-15).

Le choix de tharseō, une forme positive, a quelque chose d’étonnant pour traduire une forme hébraïque négative de la part des auteurs de la Septante. Car, à d’autres moments, la Septante a traduit comme il se doit al-yare' par l’expression grecque : mē phobeō (ne pas avoir peur), par exemple Gn 15, 1 : « Après ces choses, Abram dans une vision entendit la parole de Dieu qui lui disait : Sois sans crainte (Mē phobou), Abram, je te couvre de ma protection ; ta récompense sera immense ». Peut-on donner une signification à tout cela, à part de mentionner une certaine inconstance chez les traductions de la Septante? En fait, parler d’avoir bon courage (tharseō) ou de ne pas avoir peur (mē phobeō) c’est faire référence à deux dimensions de la même réalité concernant la foi : car la peur est l’opposé de la foi, et croire c’est être ferme, solide, courageux, audacieux et avancer; ainsi, la foi a une dimension négative (ne pas avoir peur), et elle a une dimension positive (avoir confiance, foncer, être courageux). Selon Boismard (op. cit.) « les expressions "rassurez-vous" et "ne craignez pas" ou "n’ayez pas peur" sont donc équivalentes et pourraient être la traduction d’un même original araméen » (p. 226).

Tharseō décrit donc la dimension positive de la foi, voilà pourquoi notre v. 27 est traduit par : « Ayez confiance », « Courage », « Rassurez-vous ». C’est le choix qu’ont fait parfois certains traducteurs de la Septante quand ils ont rencontré l’expression « ne pas avoir peur ». Mais le texte de Mc 6, 50, que reprend Matthieu, comprend les deux expressions : « prenez courage » et deux mots plus loin, « n’ayez pas peur ». Pourquoi? On pourrait répondre que l’auteur a voulu justement représenter les deux dimensions de la foi, sa dimension positive et négative. Mais comment se fait-il que, lorsque Jean nous présente sa version du récit (Jn 6, 20), il ne mentionne que « n’ayez pas peur? ». Une hypothèse possible (voir Boismard), c’est qu’il existait deux versions grecques anciennes du récit de la marche sur la mer, l’une ayant « prenez courage », l’autre avec « n’ayez pas peur », que Marc a fusionnées, et Jean n’aurait eu accès qu’à une seule.

Quoi qu’il en soit, Matthieu nous présente cette version de Marc avec d’abord « prenez courage », qu’on peut traduire par « ayez confiance » ou « rassurez-vous », et ensuite « n’ayez pas peur » pour insister que nous sommes dans un contexte de foi.

Disons un mot sur le nom tharsos (courage) qui n’apparaît que dans les Actes des Apôtres dans tout le Nouveau Testament et dans trois livres de la Septante pour un grand total de cinq occurrences. Le mot n’est pas lié à la foi, mais plutôt à la capacité d’être fort. Dans les Actes des Apôtres (28, 15), le mot décrit l’état de Paul qui retrouve l’énergie nécessaire pour affronter pour la première fois le monde de Rome. Dans le 2e livre des Chroniques (16, 8) et dans 1 Maccabées (4, 35), le mot sert d’attribut à une armée courageuse et résiliente. Enfin, chez Job (4, 4; 17, 9) elle décrit la force de la personne soutenue par Dieu et qui demeure intègre. Bref, nous sommes dans un autre registre que ce qu’on trouve ici au v. 27.

Textes avec le verbe tharseō dans la Bible

Textes avec le nom tharsos dans la Bible

egō eimi (je suis)
L’expression egō eimi a déjà été présentée dans le glossaire. Résumons les points principaux.

Cette expression, composée du pronom personnelle egō (je, moi) et du verbe eimi (être) à l'indicatif présent, est en soi banale et sert simplement à s’identifier : c’est moi. Mais dans l’Ancien Testament, c’est une expression qu’on met dans la bouche de Dieu et qui sert à l’identifier. Aussi, dans les évangiles, si l’expression a parfois un sens bien ordinaire (Lc 1, 19 : « Et l'ange lui répondit: "Moi je suis (egō eimi) Gabriel, qui me tiens devant Dieu, et j'ai été envoyé pour te parler et t'annoncer cette bonne nouvelle »), il a parfois une signification solennelle avec une fonction révélatrice (Jn 8, 58 : « Jésus leur dit: "En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu'Abraham existât, Je suis." (egō eimi) »).

Or, ici au v. 27, l’expression « Je suis » n’est pas suivi d’un attribut ou d’un prédicat. On pourrait dire que le nom « Jésus » est sous-entendu : je suis Jésus; dans ce cas, ce serait une façon ordinaire de s’identifier dans un contexte de confusion. Mais si on se réfère à l’Ancien Testament et au Judaïsme rabbinique, une telle expression sans prédicat a une fonction révélatrice ou apocalyptique.

En hébreu, on trouve régulièrement l’expression « Je suis Yahvé » qui s’écrit simplement avec le pronom « Je » (heb. : ʾănî) et Yahvé (heb. : yhwh), sans verbe de liaison : « Je Yahvé ». La traduction grecque de la Septante a traduit egō kyrios (« Je Seigneur »), mais a parfois introduit le verbe être (eimi). L'expression vise souvent à réassurer le peuple et l'invite à ne pas avoir peur, ou encore, à affirmer l’autorité de Dieu. Mais l'expression a aussi une fonction révélatrice, i.e. le rôle de Dieu face à son peuple.

Ex 6, 7 : Je vous prendrai pour mon peuple et je serai votre Dieu. Et vous saurez que je (suis) Yahvé (Heb. :ʾănî yhwh; LXX : egō kyrios), votre Dieu, qui vous aura soustraits aux corvées des Égyptiens

C’est le Deutéro-Isaie (Isaïe 40 – 55) qui a beaucoup développé cette notion, en particulier pour exprimer le nom divin.

Is 51, 12 : Moi, moi, celui (Heb. : ʾānōkî ʾānōkî hûʾ, LXX : egō eimi egō eimi) qui vous console; qui es-tu pour craindre l'homme mortel, le fils d'homme voué au sort de l'herbe?

Ainsi, Yahvé révèle son nom : « Je suis », traduit en grec par : egō eimi. C'est cette interprétation qu'on retrouve dans la tradition rabbinique du 2e siècle de notre ère.

Dans les évangiles, c’est Jean qui recourt le plus à cette expression, mais pour l’appliquer à Jésus. Cependant, il n’est pas le seul, car on la retrouve aussi dans les évangiles synoptiques, en fait dans deux contextes : la marche sur les eaux et le procès juif de Jésus. Et comme le récit de la marche sur les eaux remonterait à une tradition ancienne, puisque Marc semble avoir combiné deux versions du récit, comme nous l’avons déjà mentionné, alors on peut penser qu’assez tôt la première génération chrétienne a utilisé l’expression « Je suis » pour révéler l’identité de Jésus.

Ainsi, dans ce récit de la tempête apaisée, après que les disciples eurent vécu l’absence et la distance de Jésus, l’associant aux fantômes de la mort, nous atteignons ici le point culminant : la révélation de sa présence, une présence identifiée à celle même de Dieu. Mais une telle association de Jésus avec Dieu n’est possible qu’après sa résurrection. C’est pourquoi nous avons été placé dans un contexte de foi avec l’expression « rassurez-vous » ou « ayez confiance ». Pour Matthieu, au moment où il écrit son évangile, cette scène où Jésus est présent fait référence au rassemblement communautaire, comme l’exprime la symbolique de la barque dans laquelle sont les disciples.

Textes avec l'expression egō eimi sans attribut pour désigner Jésus dans les évangiles

Voir le glossaire sur egō eimi

mē phobeisthe (n'ayez pas peur)
L’expression mē phobeisthe est formée de l’adverbe (ne… pas), un adverbe de négation, et du verbe phobeō (avoir peur) à l’impératif moyen, 2e personne du pluriel. Le verbe phobeō lui-même apparaît régulièrement dans les évangiles-Actes, surtout chez Luc : Mt = 18; Mc = 12; Lc = 23; Jn = 5; Ac = 14; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Et plus tôt, dans notre analyse de la peur, nous avons repéré cinq types de peur dépendamment du contexte :
  1. se sentir intimidé au point de ne pas agir
  2. respecter quelqu’un dont on accueille la parole
  3. vivre un bouleversement ou une frayeur devant un événement inhabituel
  4. avoir peur devant une menace (mortelle)
  5. appréhender, redouter une situation non souhaitée

Maintenant, ce qui nous intéresse, c’est l’expression « ne pas avoir peur ».

Dans les évangiles-Actes, l’invitation à ne pas avoir peur provient soit de Jésus, soit d’un messager de Dieu. De quoi ne faut-il pas avoir peur?

  1. Très souvent, l’invitation à ne pas avoir peur se situe dans le contexte d’un événement inhabituel, surprenant, vu comme une action de Dieu, en particulier l’annonce d’une bonne nouvelle, ou encore la perspective d’une guérison ou d’un sauvetage ou d’une action productive inespérée, et cette invitation est fondamentalement une invitation à croire. Par exemple :
    • Lc 5, 10 : (pêche miraculeuse) Mais Jésus dit à Simon: "N’aie pas peur (mē phobeō); désormais ce sont des hommes que tu prendras."

  2. L’invitation à ne pas avoir peur peut viser une situation intimidante (par ex. Marie est enceinte hors mariage) ou d’opposition, et il s’agit alors de poursuivre son action et sa mission avec la foi que tout ira bien et que Dieu offre son soutien. Par exemple :
    • Ac 18, 9 : Une nuit, dans une vision, le Seigneur dit à Paul: "N’aie pas peur (mē phobeō). Continue de parler, ne te tais pas

  3. Enfin, certaines situations présentent des menaces graves à la vie et à l’intégrité des personnes, et l’invitation à ne pas avoir peur devient une demande à affronter de face ces menaces, sachant que c’est là la volonté de Dieu. Par exemple :
    • Mt 10, 28 : N’ayez pas peur (mē phobeō) de ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme; craignez plutôt celui qui peut perdre dans la géhenne à la fois l'âme et le corps

Ainsi, l’invitation à ne pas avoir peur n’a de sens que dans un contexte de foi : en demandant de ne pas avoir peur, Dieu appelle la personne à affronter sa situation en pouvant compter sur son soutien, et en l’assurant que l’issue sera heureuse d’une certaine façon.

Ailleurs dans le Nouveau Testament (1 Pierre et Apocalypse), on remarquera que nous sommes dans un contexte d’opposition et de persécution, et donc l’invitation à ne pas avoir peur est une invitation à demeurer fidèle à sa foi malgré les épreuves.

Qu’en est-il de l’Ancien Testament? De quoi ne faut-il pas avoir peur?

  1. A la grande différence du Nouveau Testament, c’est avant tout des menaces mortelles dont il ne faut pas avoir peur. En raison de nombreux conflits avec les pays voisins et devant faire face à des armées puissantes et nombreuses, les Israélites sont appelés à ne pas avoir peur, car le Seigneur est avec eux, il leur a promis en héritage la terre qu’ils occupent. Ils ne doivent pas refuser de livrer bataille, ils doivent tenir ferme, et le Seigneur marchera avec eux, il ne les abandonnera pas. Par exemple :
    • Dt 20, 3 (LXX) Écoutez, enfants d'Israël : Vous allez livrer bataille à vos ennemis ; conservez votre fermeté de cœur, n’ayez pas peur (mē phobeō, héb. al-yare'), ne rompez pas les rangs, ne vous détournez pas de leur face

  2. On trouve aussi l’invitation à ne pas craindre les situations intimidantes, l’opposition ou l’inconnu. Il y a eu l’opposition à la reconstruction du temple, le mépris des peuples d’alentour pour la religion juive, la pression et l’influence des autres religions avec leur cosmogonie, ou encore le faux modèle de ceux qui ont réussi. L’invitation à ne pas avoir peur vise à garder les Israélites fermes dans leur foi et leurs pratiques, avec la promesse du soutien du Seigneur. Par exemple :
    • Jr 10, 2 Voici ce que dit le Seigneur : Ne vous instruisez point selon les voies des gentils ; n’ayez pas peur (mē phobeō) des signes du ciel, car ils sont effrayés par eux, [tombant] sur leurs visages

  3. Enfin, il y le contexte des interventions de Dieu et de la proclamation de bonnes nouvelles. L’invitation à ne pas avoir peur est une invitation à avoir confiance en la promesse de Dieu, en l’assurance de sa protection et de sa bénédiction, de sa présence et de son secours. Par exemple :
    • Is 44, 2 Voici ce que dit le Seigneur Dieu qui t'a créé, qui t'a formé dès les entrailles de ta mère : Tu seras encore secouru ; n’aie pas peur (mē phobeō), mon serviteur Jacob, mon bien-aimé, Israël mon élu.

  4. Mentionnons le cas unique de Proverbes 7, 1. Alors que le verbe craindre ou avoir peur peut parfois signifier : respecter quelqu’un dont on accueille la parole, ici nous avons la formule négative où le respect n’aie dû qu’à Dieu seul, et pas aux autres : « Mon fils, garde mes paroles, et renferme mes préceptes en toi-même. Mon fils, honore le Seigneur, et tu seras bon ; et n’aie pas peur (mē phobeō) de rien d’autre »

Chez Matthieu, on trouve la même gamme de contextes : ne pas craindre l’intimidation (par ex. 10, 26), ne pas craindre la possibilité de mourir (10, 28), ne pas craindre une épiphanie à la transfiguration (17, 7). Mais quand on considère les passages où l’expression lui est propre, c’est le contexte des interventions de Dieu qui domine (voir 17, 7; 28, 5; 28, 10), et donc d’appel à faire confiance et à croire.

Ici, au v. 27, nous sommes dans un contexte d’intervention de Dieu et de révélation, tout comme le récit de la transfiguration. L’invitation à ne pas avoir peur est ainsi une invitation à avoir confiance au soutien de Dieu. Dès lors, dans la phrase : « Ayez confiance, c'est moi, n’ayez pas peur », l’expression « ayez confiance » et « n’ayez pas peur » sont en quelque sorte synonymes.

Par rapport à quoi ne faut-il pas avoir peur? Il semble qu’il y ait deux choses : d’abord le spectre de la nuit, un mort-vivant, et le fait que ce spectre marche sur l’eau, i.e. maîtrise la puissance du mal. Fondamentalement, nous sommes devant un appel à croire que malgré l’apparence de la mort / absence de Jésus, il est bien vivant, et qu’avec lui les forces adverses sont maîtrisées et vaincues.

Textes avec l'expression mē phobeō à l'impératif dans la Bible
v. 28 Répliquant à Jésus, Pierre dit : « Seigneur, si c’est bien toi, commande-moi à venir vers toi sur l’eau ».

Littéralement : Puis, ayant répondu (apokritheis) à lui, le Pierre (Petros) dit : Seigneur (kyrie), si toi tu es (ei sy ei), ordonne-moi (keleuson) de venir vers toi sur les eaux (hydata)

apokritheis (ayant répondu)
Apokritheis est le verbe apokrinomai au participe aoriste passif, au nominatif masculin singulier, s’accordant avec le nom masculin Petros. Il est formé de la préposition apo (à partir de) et du verbe krinō (décider, choisir, juger, interpréter) : littéralement, prendre une décision ou émettre un jugement à partir de ce qui a été dit, d’où « répondre ». Il est extrêmement fréquent (le 10e verbe pour le nombre d'occurrences) dans les évangiles-Actes : Mt = 55; Mc = 30; Lc = 46; Jn = 78; Ac = 20.

Mais ce qui est remarquable dans les évangiles, c’est de retrouver régulièrement la structure littéraire : « répondre et dire », le premier souvent au participe aoriste et le dernier exprimé par le verbe legō (dire) ou phēmi (déclarer), souvent au passé, par exemple : « Mais ayant répondu, il (Jésus) dit » (Mt 15, 24); pour se convaincre de la fréquence de cette structure, il suffit de regarder les chiffres : Mt = 50; Mc = 19; Lc = 40; Jn = 32. Comme on le constate, Matthieu est un peu le champion de ce style.

Pourquoi ajouter le verbe répondre quand on utilise déjà le verbe dire pour introduire ce qu’un interlocuteur est sur le point d’exprimer en style direct, i.e. pourquoi alourdir la phrase avec « répondre et dire » quand on pourrait simplement avoir « dire »? Il semble que pour l’auteur évangélique, cela accentue l’aspect « dialogue » ou l’interaction entre les actants. En effet, la mention qu’un actant « répond » accentue le lien avec ce qui précède. En tout cas, c’est l’impression que nous donne Matthieu où sur les 55 occurrences de ce verbe, 43 lui sont particuliers, si bien qu’il l’ajoute souvent aux sources qu’il reprend. Par exemples :

Mc 10, 28Mt 19, 27
Pierre commença à lui dire : « Voici (que) nous, nous avons tout quitté et nous t’avons suivi. »Alors, ayant répondu, Pierre lui dit : « Voici (que) nous, nous avons tout quitté et nous te suivîmes. Qu’aurons-nous donc? »
Lc 10, 21 (source Q)Mt 11, 25
À cette heure même, il (Jésus) exulta par l’Esprit Saint et dit : « Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché cela aux sages et aux habiles, parce que tu as caché cela aux sages et aux habiles et que tu l’as révélé aux tout petits. Oui, Père, car tel a été ton bon plaisir »En ce temps-là, ayant répondu, Jésus dit : « Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché cela aux sages et aux habiles, parce que tu as caché cela aux sages et aux habiles et que tu l’as révélé aux tout petits. Oui, Père, car tel a été ton bon plaisir »

Ici, au v. 28, nous avons la forme : « Puis, lui ayant répondu, Pierre dit ». L’expression « Puis, ayant répondu » (apokritheis de) ou « Puis, lui, ayant répondu » (ho de apokritheis) est typiquement matthéenne : Mt = 32; Mc = 4; Lc = 15; Jn = 0; Ac = 3. C’est le signal que Matthieu quitte maintenant sa source marcienne pour nous introduire dans un récit qu’il a créé. Il retournera au récit de Marc seulement dans sa conclusion.

Nous avons dit que l’ajout de « ayant répondu » est une façon d’introduire une interaction entre les interlocuteurs. À quoi réagit Pierre? À ce que vient de dire Jésus : « Je suis » ou « C’est moi ».

Textes avec le verbe apokrinomai chez les évangélistes
Petros (Pierre)
Petros est le nom d’un des disciples de Jésus, en fait le porte-parole des disciples. En effet, il s’adresse souvent à Jésus au nom des disciples. Par exemples :
  • Mc 8, 29 "Mais pour vous, leur demandait-il, qui suis-je?" Pierre (Petros) lui répond: "Tu es le Christ."
  • Mc 9, 5 (scène de la transfiguration) Alors Pierre (Petros), prenant la parole, dit à Jésus: "Rabbi, il est heureux que nous soyons ici; faisons donc trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Elie."
  • Mc 10, 28 Pierre (Petros) se mit à lui dire: "Voici que nous, nous avons tout laissé et nous t'avons suivi."

Ce porte-parole est connu sous quatre noms : Petros (Pierre : Mt = 23; Mc = 20; Lc = 19; Jn = 34; Ac = 53; Ga = 2; 1P = 1; 2P = 1), Kēphas (Céphas : Jn = 1; 1Co = 4; Ga = 4), Simōn (Simon : Mt = 5; Mc = 7; Lc = 12; Jn = 22; Ac = 5), Symeōn (Siméon : Ac = 1; 2P = 1). On pourrait ajouter le nom composé : Simon(Siméon)-Pierre : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 16; 2P = 1. Comment démêler tout cela.

Au moment où Marc, Matthieu, Luc et Jean publient leurs évangiles, le porte-parole des disciples est connu sous le nom de Pierre. Mais on apprend que ce nom est en fait un surnom, un surnom que lui aurait donné Jésus. Plus précisément, Petros est un mot grec pour traduire le mot araméen Kēpā’ (roc ou pierre), un mot araméen translittéré en grec sous la forme : Kēphas.

Il (André, son frère) l'amena à Jésus. Jésus le regarda et dit: "Tu es Simon, le fils de Jean; tu t'appelleras Céphas (Kēphas)" - ce qui veut dire Pierre (Jn 1, 42).

Ainsi, le vrai nom de ce porte-parole est Simon (Šim'ôn en hébreu, translittéré en grec sous la forme : symeon). Quand a-t-il reçu ce surnom? On ne sait pas vraiment. Il est probable que cela se soit produit au cours du ministère de Jésus, si bien que quelqu’un comme Paul n’utilise jamais le nom « Simon » pour désigner le leader de l’Église, mais parle surtout de Céphas, son surnom en araméen (1 Co 1, 12; 3, 22; 9, 5; 15, 5; Ga 1, 18; 2, 9.11.14), et quelque fois de « Pierre » (Ga 2, 7-8). Notons que les épitres aux Corinthiens et aux Galates ont été écrites entre les années 53 et 55, alors que Jésus est mort vers l’an 30. Il est possible que ce surnom se soit imposé progressivement au cours de la première génération chrétienne, car s’il faut en croire les Actes des Apôtres, les deux noms coexistaient : l’expression « Simon, surnommé Pierre » revient à quelques reprises (Ac 10, 5.17-18.32; 11, 13).

Ce qui est remarquable, c’est que Jésus n’utilise que le nom « Simon » lorsqu’il s’adresse à Pierre dans les évangiles (l’exception étant Lc 22, 34 où on note le travail éditorial de Luc qui reprend de Marc l’annonce du reniement de Pierre, et bien sûr Mt 16, 18 que nous commenterons plus bas)

  • Mt 16, 17 : En réponse, Jésus lui dit: "Tu es heureux, Simon (Simōn) fils de Jonas, car cette révélation t'est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux
  • Mt 16, 18 : "Mais si", dit-il. Quand il fut arrivé à la maison, Jésus devança ses paroles en lui disant: "Qu'en penses-tu, Simon (Simōn)? Les rois de la terre, de qui perçoivent-ils taxes ou impôts? De leurs fils ou des étrangers?"
  • Mc 14, 37 : Il vient et les trouve en train de dormir; et il dit à Pierre: "Simon (Simōn), tu dors? Tu n'as pas eu la force de veiller une heure?
  • Lc 22, 31 : "Simon (Simōn), Simon (Simōn), voici que Satan vous a réclamés pour vous cribler comme froment
  • Jn 21, 15 : Quand ils eurent déjeuné, Jésus dit à Simon (Simōn)-Pierre: "Simon (Simōn), fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci?" Il lui répondit: "Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime." Jésus lui dit: "Pais mes agneaux."

Une interprétation possible de l’approche des évangélistes de garder le nom « Simon » dans le dialogue de Jésus avec Pierre est probablement pour conserver une saveur historique. C’est probablement pour cette raison que Luc met dans la bouche de Jacques le nom « Siméon » en Actes 15, 14, la translittération de l’hébreu Šim'ôn, créant ainsi un archaïsme. Autrement, et cela pour des raisons théologiques, le porte-parole des disciples portent toujours le nom de « Pierre » aussitôt que le groupe des Douze est formé, définissant probablement ainsi son rôle dans ce groupe :

Mc 3, 16 Il institua donc les Douze, et il donna à Simon le nom de Pierre (Petros)

Luc suit la même approche que Marc. Si Matthieu mentionne le nom « Simon » au début de son évangile, il l’accompagne toujours de la remarque : appelé Pierre. Ce qui l’intéresse, c’est le leader de la communauté chrétienne reflété par le nom « Pierre », et non le pêcheur de Galilée. Enfin, Jean place le changement de nom dès le début du ministère de Jésus (1, 42), et adopte l’approche originale de l’appeler par le double nom de « Simon-Pierre ».

Que sait-on sur Simon, appelé Pierre? Sur ce point, on se réfèrera à J.P. Meier. En bref, c’est un Juif de Galilée qui réside à Capharnaüm avec femme et famille, et exerce le métier de pêcheur. Vers l’an 28 ou 29, Jésus l’appelle à se joindre à son groupe. Il est présent au dernier repas de Jésus, à son arrestation à Gethsémani et sur les lieux de l’audition chez le grand-prêtre. Alors que des passants l’interrogent, il craque et renie connaître Jésus. Très tôt après la crucifixion de Jésus, Pierre prétend avoir fait l’expérience de Jésus ressuscité (1 Co 15, 5; Lc 24, 34; cf Jn 21, 1-14). Après avoir subi divers emprisonnements à Jérusalem, il se rend à Antioche (Ga 2, 11-14) et peut-être à Corinthe (1 Co 1, 12; 3, 22). D’après Paul, Pierre a concentré sa mission auprès des chrétiens Juifs (Ga 2, 8-9), et malgré qu’il fut un des leaders de la communauté avec Jean et Jacques, le frère de Jésus (Ga 2, 9), il lui est arrivé de céder aux conservateurs de Jérusalem dans l’entourage de Jacques, le frère de Jésus, par peur d’eux (Ga 2, 11-13). On trouve des allusions à son martyr dans le Nouveau Testament (Jn 21, 18-19; 1 P 5, 13) et dans les premiers témoignages patristiques (1 Clément 5, 4).

Dans la première génération chrétienne, quelle a été exactement le rôle de Pierre, à part d’être en mission auprès de ses compatriotes juifs? Nous ne sommes pas en face d’une structure précise, sinon devant le leadership moral et religieux de Pierre, Jean et Jacques, le frère de Jésus, à Jérusalem, si on se fit à Galates 2, 9. Mais alors, comment interpréter Mt 16, 17-19?

Jésus lui dit: "Tu es heureux, Simon fils de Jonas, car cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux. Eh bien! moi je te dis: Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les Portes de l’Hadès ne tiendront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux: quoi que tu lies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour lié, et quoi que tu délies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour délié."

Pour une analyse plus détaillée, on se réfèrera à Meier. Qu’il nous suffise de dire que nous sommes ici devant une création de Matthieu, et non pas d’une parole qui pourrait remonter au Jésus historique pour les raisons suivants :

  1. Le texte de Matthieu est accroché à la profession de foi de Pierre qu’il reprend de Marc (8, 29), mais qu’il augmente par une réflexion théologique (« le Fils du Dieu Vivant »)

  2. Le mot ekklesia (Église) désigne toujours dans le Nouveau Testament la communauté chrétienne d’après Pâques

  3. Le vocabulaire du ch. 16 est semblable au vocabulaire du ch. 18 de Matthieu où il s’agit clairement de la communauté chrétienne d’après Pâques, avec le début d’un droit canon pour régler les problèmes communautaires, par exemple celui d’un pécheur récalcitrant

  4. Il y a un parallèle clair entre Mt 16, 19 (lier/délier) et Jn 20, 23 (retenir/remettre les péchés). Or, Jn 20, 23 se situe clairement après Pâques et nous présente une parole de Jésus ressuscité

  5. Enfin, le langage de Matthieu avec la révélation non selon la chair et le sang rejoint celui de Paul dans Galates 1, 15-17 lorsqu’il parle de sa rencontre de Jésus ressuscité

Bref, Mt 16, 17-19 est l’écho de la compréhension du rôle de Pierre dans l’Église d’Antioche vers les années 80 ou 85, au moment la structure de l’Église se développait sous l’influence d’Ignace d’Antioche.

Il est temps de revenir à notre v. 28. Sachant la place qu’occupe Pierre dans l’évangile de Matthieu, on comprend le rôle qu’il entend lui faire jouer dans cette scène : lui, le porte-parole des disciples est aussi le leader de l’Église dont il doit assurer la pérennité. Comment s’acquittera-t-il de son rôle?

Textes avec le nom Petros dans la Bible

Textes avec le nom Kēphas dans la Bible

Textes avec le nom Simōn dans le Nouveau Testament

Textes avec le nom Symeōn dans le Nouveau Testament

J.P. Meier sur Pierre

kyrie (Seigneur)
Kyrie est le vocatif masculin singulier de kyrios. Le mot désigne en grec classique « celui qui est maître de, qui a autorité », c’est-à-dire le maître, le maître de maison, le représentant légal, le tuteur (voir notre Glossaire). Dans une société hiérarchique, c’est donc un terme générique pour décrire la relation d’un supérieur face à un subordonné : un supérieur exerce une seigneurie sur le subordonné.

C’est la Septante, cette traduction grecque de la Bible hébraïque qui a popularisé ce terme pour désigner Dieu : en effet, comme dans le monde Juif le nom propre de Yahvé est imprononçable et est remplacé par אֲדֹנָי (Adonai), pour exprimer son rôle de maître de l’univers, alors les auteurs de la Septante ont choisi de traduire Adonai par kyrios (seigneur).

On comprendra que le terme kyrios est extrêmement fréquent dans le Nouveau Testament, et plus particulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 80; Mc = 18; Lc = 104; Jn = 52; Ac = 107. Comme on peut le constater, c’est Luc qui l’utilise le plus; s’adressant à une culture grecque, il devenait un véhicule bien adapté à son milieu. À l’inverse, Marc y recourt beaucoup moins souvent alors qu’il écrit pour la communauté de Rome.

Le mot lui-même possède une grande flexibilité dans la mesure il couvre tout ce qui exerce une autorité et demande respect et honneur.

  1. Prolongeant la Septante, les évangélistes entendent désigner Dieu par le titre de kyrios quand ils ne veulent pas prononcer son nom. Par exemple :
    • Mt 4, 7 : Jésus lui dit: "Il est encore écrit: Tu ne tenteras pas le Seigneur (kyrios), ton Dieu."

  2. Mais les communautés chrétiennes ont eu très tôt l’audace d’attribuer à Jésus le titre qui était réservé à Dieu. En ce sens, il y a quelque chose d’ambigu pour les évangélistes de présenter des personnages qui s’adressent à Jésus en lui donnant le titre de Seigneur avant Pâques où il a été fait « Seigneur ». En effet, kyrious peut aussi bien avoir la signification de « monsieur », qui est en fait l’abréviation de « mon Seigneur »; mais pour le croyant qui écoute le récit évangélique, kyrios fait référence au Seigneur de gloire. Et on surprend un évangéliste comme Luc de remplacer parfois le mot « Jésus » par « Seigneur » dans sa narration. Exemples :
    • Mt 8, 25 : S'étant approchés, ils le réveillèrent en disant: " Seigneur (kyrios), sauve-nous, nous périssons!"
    • Lc 7, 13 : En la voyant, le Seigneur (kyrios) eut pitié d’elle et lui dit: "Ne pleure pas."

  3. En référence à des humains, les évangiles utilisent régulièrement kyrios pour désigner le propriétaire d’un domaine sur lequel il exerce une seigneurie et pour lequel travaillent des serviteurs. C’est un personnage qui revient régulièrement dans les paraboles. Par exemple :
    • Mt 20, 8 : Le soir venu, le maître (kyrios) de la vigne dit à son intendant: Appelle les ouvriers et remets à chacun son salaire, en remontant des derniers aux premiers.

  4. Il y a aussi la référence à la version de la Septante du Psaume 110, 1, un psaume qui a reçu une signification messianique. Alors que l’hébreu dit : « Yahvé à dit à mon Seigneur (Adonai) : siège à ma droite », la Septante a traduit : « Le Seigneur (kyrios) a dit à mon Seigneur (kyrios) : siège à ma droite ». Ainsi, kyrios désigne également le messie. Exemple (Jésus a posé une question sur le messie comme fils de David):
    • Lc 20, 44 : David donc l’appelle Seigneur (kyrios); comment alors est-il son fils?"

  5. Enfin, en raison de la flexibilité du mot, on l’utilise dans d’autres circonstances, comme la relation maître disciple, ou comme titre d’honneur quand on s’adresse à un individu, ou encore comme adjectif dans l’expression « être maître de ». Exemples :
    • Jn 12, 21 : Ils s'avancèrent vers Philippe, qui était de Bethsaïde en Galilée, et ils lui firent cette demande: "Seigneur (kyrios), nous voulons voir Jésus."
    • Ac 16, 30 : Puis le geôlier les (Paul et Silas) fit sortir et dit: "Seigneurs (kyrios), que me faut-il faire pour être sauvé?"

On peut faire ce tableau sur les occurrences et la signification de kyrios (on a exclu de ce tableau les additions ultérieures à l’évangile de Marc).

MatthieuMarcLucJeanActesTotal
Dieu18837445112
Jésus263404453168
Propriétaire312243262
Autres5331719
Total801810452107361

Faisons quelques remarques :

  1. Dans les évangiles, c’est chez Jean que kyrios est le plus utilisé pour désigner Jésus, surtout en proportion des occurrences où il se réfère à Dieu; « qui me voit, voit le Père » nous dit-il, car nous sommes dans une théologie haute

  2. L’abondance des occurrences de kyrios pour désigner Jésus dans les Actes s’explique aisément : nous sommes dans un contexte postpascal où Jésus ressuscité est Christ et Seigneur

  3. Luc nous offre un nombre étonnant d’occurrences de kyrios où il désigne Dieu : l’évangéliste trouve important d’accentuer la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament, et les personnages qu’il nous présente sont des gens pieux fidèles à la tradition juive.

  4. Marc insiste très peu sur le titre de kyrios pour désigner Jésus, car l’homme de Nazareth est avant tout un rabbi ou un enseignant (didaskalos) qui doit suivre un chemin qui conduit à la croix

  5. Enfin, Matthieu peut paraître utiliser moins souvent kyrios pour désigner Jésus que Jean et Luc, cependant quand on prend seulement les références à Jésus ou à Dieu, on note que dans 60% des cas kyrios désigne Jésus. De plus, si on se concentre seulement sur les 31 occurrences qui lui sont propres (qu’il ne recopie pas de Marc ou de la source Q), on obtient 22 occurrences (plus de 70%) désignant Jésus comme Seigneur. Il y a chez Matthieu une forme de théologie haute.

Concentrons-nous sur Matthieu. De manière générale, on peut dire que kyrios fait partie de son vocabulaire régulier, et qu’il se plait à l’utiliser. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises il se permet de l’ajouter aux sources qu’il utilise.

MarcVersion de Matthieu
(1, 40 : un lépreux) « Si tu veux, tu peux me purifier »(8,2) « Seigneur, si tu veux, tu peux me purifier »
(4, 38 : tempête apaisée) Et ils l’éveillent et lui disent : « Maître (didaskale), tu ne te soucies pas de ce que nous périssons? »(8, 25) Ils l’éveillèrent disant : « Seigneur, sauve-nous, nous périssons. »
(7, 26) la femme...syrophénicienne... le priait de chasser le démon hors de sa fille(15, 22) une femme cananéenne... criait en disant: "Aie pitié de moi, Seigneur, fils de David: ma fille est fort malmenée par un démon."
(8, 32 : annonce de la passion) Et, le prenant à lui, Pierre commença de l’admonester.(16, 22) Et, le prenant à lui, Pierre lui dit, en l’admonestant : (Dieu) t’en préserve, Seigneur.
(9, 5 : transfiguration) Et, prenant la parole, Pierre dit à Jésus : « Rabbi, il est bon que nous soyons ici »(17, 4) Or, prenant la parole, Pierre dit à Jésus : « Seigneur, il est bon que nous soyons ici »
(9, 17 : guérison de l’enfant épileptique) quelqu’un... lui répondit : « Maître (didaskale), j’ai apporté vers toi mon fils »(17, 14) un homme s’approcha... et disant : « Seigneur, aie pitié de mon fils »
(10, 47-51 : aveugle(s) de Jéricho) Et, ayant entendu que c’est Jésus le Nazarénien, il commença à crier et à dire : « Fils de David, Jésus, aie pitié de moi! » ...mais il criait beaucoup plus : « Fils de David, aie pitié de moi! » ...Jésus dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi? » L’aveugle lui dit : « Rabbouni, que je voie! »(20, 30-33) Ayant entendu que Jésus passe (par là), ils crièrent disant : « Seigneur, aie pitié de nous, fils de David! » ...mais ils crièrent plus fort, disant : « Seigneur, aie pitié de nous, Fils de David! » ...Jésus dit : « Que voulez-vous que je fasse pour vous? » Ils lui dirent : « Seigneur, que nos yeux s’ouvrent! »
(14, 19 : annonce de la trahison de Judas) Ils commencèrent à s’attrister et à lui dire l’un après l’autre : « (Serait-ce) moi? »(26, 22) Et, fort attristé, ils commencèrent à lui dire, un chacun : « Serait-ce moi, Seigneur? »

Comme on le constate, Matthieu remplace des termes comme « tu », Jésus, maître, rabbi ou rabbouni qu’on trouve chez Marc par le titre de Seigneur. Ou encore, quand le récit de Marc est en style indirect, il le transforme en style direct et ajoute le vocatif « Seigneur ». Que conclure? Deux choses.

  1. D’abord, Matthieu aime clarifier et standardiser le vocabulaire; on désigne les mêmes réalités avec les mêmes mots.

  2. Ensuite, on retrouve chez lui les prémisses d’une christologie haute qui atteindra son sommet avec Jean, i.e. Jésus revêt de plus en plus les traits propres à Dieu. Rappelons-nous qu’on date habituellement l’évangile de Marc autour de l’an 67, et celui de Matthieu autour de l’an 80 ou 85. Au cours de cette période de plus de 10 ou 15 ans, la réflexion autour de la personne de Jésus a évolué, s’est affinée, et les traits qui l’associent à Dieu ou à la foi après Pâques deviennent plus importants que ceux qui reflètent telle quelles les données historiques. C’est ainsi que la Cananéenne, aux yeux de Matthieu, exprime en quelque sorte sa foi en l’appelant : Seigneur.

Qu’en est-il au v. 28 dans notre récit de la marche sur les eaux? Nous avons déjà fait remarquer qu’avec le v. 28 Matthieu quitte le récit de Marc pour produire une séquence qui lui est propre. Or, comment Pierre s’adresse-t-il à Jésus? En l’appelant : Seigneur. Nous sommes dans un contexte de foi, et c’est avec le regard postpascal qu’on doit comprendre son vocabulaire, en particulier le titre de kyrios qui est donné ici à Jésus : nous sommes devant celui que Dieu a ressuscité et qu’il a fait Christ et Seigneur.

Textes avec le nom Kyrios chez les évangélistes

Le glossaire sur kyrios

ei sy ei (si toi tu es)
L’expression ei sy ei est formée de la conjonction ei (si), du pronom personnel 2e personne du singulier sy (toi, tu), et du verbe « être » au présent de la 2e personne du singulier ei (tu es). C’est une expression typiquement grecque pour questionner l’identité d’une personne. On la traduit habituellement par : « est-ce bien toi? » ou « si c’est bien toi », quand la condition est suivie d’une demande.

Dans tout le Nouveau Testament, l’expression ne se rencontre que dans les évangiles, et elle est toujours une question adressée à Jésus : on demande à Jésus de dire s’il est le Christ (messie)(Mt 26, 63; Lc 22, 67; Jn 10, 24), ou le roi des Juifs (Lc 23, 37). Et cette question est toujours posée par des gens sceptiques.

Pour mieux saisir la signification de l’expression, on peut parcourir la Septante. Dans la Genèse, l’expression se retrouve dans la bouche d’Isaac, devenu aveugle, qui veut vérifier si c’est bien Ésaü qu’il a devant lui et à qui il donnera sa bénédiction (Gn 27, 21). Au livre des Juges, c’est le père de Samson qui demande à l’ange s’il est bien l’homme qui a annoncé la bonne nouvelle de la naissance d’un fils à sa femme stérile (Jg 13, 11). Dans le deuxième livre de Samuel, il s’agit encore de vérifier l’identité d’une personne : c’est Abner, du côté de Saül et en guerre contre David, qui veut connaître l’identité de son poursuivant (2 Sm 2, 20), c’est David qui veut savoir si quelqu’un est bien un des serviteurs de Saül afin de l’honorer (2 Sm 9, 2), c’est une femme d’une ville assiégée qui vérifie l’identité du chef des assaillants afin de négocier une entente (2 Sm 20, 17). Dans le premier livre des Rois, il s’agit d’un vieux prophète qui valide l’identité d’un homme de Dieu (1 R 13, 14), il s’agit d’Abdias, un chef de palais, qui demande si l’homme devant lui est bien le prophète Élie (1 R 18, 7), il s’agit d’Achab qui vérifie si Élie est vraiment l’homme qui fait du tort à Israël (1 R 18, 17), et enfin il s’agit de Jézabel, l’ennemie du prophète Élie, qui s’assure de l’identité de son interlocuteur (1 R 19, 2). Dans chaque situation, on veut vérifier l’identité d’une personne.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est que ce soit dans les évangiles ou dans les Septante, l’expression « si toi tu es » est toujours accompagné d’un attribut : si toi tu es le Christ, si toi tu es le roi des Juifs, si toi tu es mon fils Ésaü, si toi tu es l’homme qui a parlé à ma femme, si toi tu es Asaël…, etc. La seule exception est notre v. 28 où l’expression n’a pas d’attribut : « si toi tu es ». Bien sûr, dans la traduction on peut ajouter un attribut : si c’est bien toi. Mais on oublie alors ce que Jésus vient d’affirmer : « Je suis », sans attribut, et c’est à cela que réagit Pierre; le « si tu es » s’adresse au « Je suis ». Or, nous avons fait remarquer que le « Je suis » est un attribut de Dieu dans le monde juif, un attribut que Matthieu met dans la bouche de Jésus. Aussi, la réplique de Pierre pourrait être reformulée ainsi : si vraiment tu peux dire « Je suis », alors commande… En d’autres mots, Pierre met Jésus au défi d’étayer son affirmation de son privilège qu’il partage avec Dieu.

Textes avec l'expression ei sy ei dans la Bible
keleuson (commande) Keleuson est le verbe keleuō à l’impératif aoriste, 2e personne du singulier et signifie : commander, ordonner. Le mot se trouve avant tout chez Matthieu dans les évangiles, autrement il n’apparaît que dans les Actes des Apôtres dans le reste du Nouveau Testament : Mt = 7; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 17; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Le verbe « commander » est un terme quelque peu militaire, car le sujet d’un tel verbe doit être quelqu’un qui a autorité. Chez Matthieu, le sujet de ce verbe qui apparaît sept fois est Jésus à trois reprises, si on inclut notre verset 28, autrement c’est le roi Hérode Antipas (14, 9), un roi anonyme (18, 25), et Pilate (27, 58.64), donc des gens d’une grande autorité. Si on se tourne vers les Actes des Apôtres, on note également que les sujets qui commandent sont des gens d’autorité : les membres du Sanhédrin (4, 15), le docteur de la Loi Gamaliel (5, 34), l’eunuque éthiopien, décrit comme haut fonctionnaire de la reine d’Éthiopie et administrateur général de son trésor (8, 38), le roi Hérode Agrippa I (12, 19), les stratèges de l’armée romaine (16, 22), un tribun romain (21, 33-34; 22, 24.30; 23, 10), le grand prêtre Ananias (23, 3), le gouverneur Félix (23, 35), le gouverneur Festus (25, 6.17.21.23), un centurion (27, 43).

Quand on considère les sept occurrences de keleuō dans l’évangile de Matthieu, on constate qu’elles lui sont toute propres. Nul doute que c’est un mot qu’il aime. Mais pourquoi insister sur un Jésus qui commande? Par exemple, dans la scène de la première multiplication des pains qu’il recopie de Marc, il se permet de modifier légèrement son récit pour introduire keleuō.

Marc 6, 39Matthieu 14, 19
Et il (Jésus) leur prescrivit (epitasso) qu’ils s’étendent tous par groupes de convives sur l’herbe verte.Et, ayant commandé (keleuō) que les foules s’étendent sur l’herbe…

Si Matthieu ne se gêne pas pour nous présenter en Jésus une figure qui commande, et donc a autorité, c’est probablement en raison de sa théologie haute, i.e. une théologie qui insiste sur l’exaltation de Jésus qui partage les privilèges divins. Dans la scène de la multiplication des pains, une évocation de la manne par laquelle Dieu nourrissait son peuple au désert, c’est Dieu lui-même qui, en Jésus, nourrit son nouveau peuple par l’eucharistie.

Examinons maintenant notre v. 28 où le mot « commander » est dans la bouche de Pierre : « commande-moi de venir vers toi sur les eaux ». En fait, Pierre demande à Jésus, qu’il appelle « Seigneur », de jouer son rôle d’autorité en commandant. Cela peut surprendre que Pierre demande de recevoir un ordre. Mais l’enjeu du commandement n’est pas Pierre, mais la mer, les eaux; fondamentalement, Pierre demande à Jésus d’exercer son autorité sur la nature. Rappelons-nous de ce qui a été dit plus tôt sur la conception juive de la mer et des vagues. Ce sont des forces qui font peur, qu’on associe aux forces du mal, et c’est le privilège du Dieu créateur de controler ces éléments de la nature, de pouvoir maîtriser les eaux et marcher sur la mer, bref de les vaincre. Pierre demande donc à Jésus d’exercer l’autorité même de Dieu.

Textes avec le verbe keleuō dans le Nouveau Testament
hydata (eaux)
Hydata est le nom hydōr à l’accusatif neutre pluriel. L’accusatif est requis par la préposition epi (sur), quand elle accompagne un verbe de mouvement; et le verbe de mouvement dans la phrase est « venir » : il s’agit pour Pierre de venir vers Jésus sur les eaux. Le nom hydōr signifie eau; il nous a donné en français différents mots ayant comme préfixe « hydr » comme hydraulique, hydratant, hydravion, hydroélectricité. Il n’est pas très fréquent dans les évangiles-Actes, sauf chez Jean : Mt = 7; Mc = 5; Lc = 6; Jn = 21; Ac = 7; 1Jn = 4; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Ailleurs dans le Nouveau Testament, c’est dans l’Apocalypse qu’on le retrouve le plus.

La référence à l’eau apparaît dans différents contextes qu’on pourrait regrouper de la façon suivante.

  1. Un certain nombre de scènes nous présentent l’eau dans un contexte baptismal, et ce baptême concerne soit Jésus, soit le chrétien. Par exemples :
    • Mt 3, 11 : Pour moi, je vous baptise dans de l'eau (hydōr) en vue du repentir; mais celui qui vient derrière moi est plus fort que moi, dont je ne suis pas digne d'enlever les sandales; lui vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu.
    • Ac 8, 36 : Chemin faisant, ils arrivèrent à un point d'eau (hydōr), et l'eunuque dit: "Voici de l'eau (hydōr). Qu'est-ce qui empêche que je sois baptisé?"

  2. L’eau est vitale pour l’être humain et elle est source fraîcheur. Ainsi, en plus de son rôle physique l'eau a aussi une dimension symbolique pour représenter la vie. Par exemples :
    • Mc 9, 41 : Quiconque vous donnera à boire un verre d'eau (hydōr) pour ce motif que vous êtes au Christ, en vérité, je vous le dis, il ne perdra pas sa récompense
    • Jn 4, 10 : Jésus lui répondit: "Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit: Donne-moi à boire, c'est toi qui l'aurais prié et il t'aurait donné de l'eau (hydōr) vive."

  3. Dans le monde juif, l’eau sert aussi à la purification, non seulement rituelle, mais également physique; de manière symbolique, l’eau sert à exprimer la démarcation entre deux mondes, le monde de ce qui est « sale », « impur », « coupable », et le monde de ce qui est « propre », « pur », « innocent ». Par exemples :
    • Mt 27, 24 : Voyant alors qu'il n'aboutissait à rien, mais qu'il s'ensuivait plutôt du tumulte, Pilate prit de l'eau (hydōr) et se lava les mains en présence de la foule, en disant: "Je ne suis pas responsable de ce sang; à vous de voir!"
    • Jn 13, 5 : Puis il met de l'eau (hydōr) dans un bassin et il commença à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint.

  4. On connaît les dégâts que cause l’eau, les noyades, les naufrages en mer. Alors l’eau apparaît également dans des contextes destructeurs où apparaissent la maladie et la mort. Par exemple :
    • Mt 8, 32 : "Allez", leur dit-il. Sortant alors, ils s'en allèrent dans les porcs, et voilà que tout le troupeau se précipita du haut de l'escarpement dans la mer et périt dans les eaux (hydōr).
    • 2 P 3, 6 : (allusion au récit de Noé et du déluge) et que, par ces mêmes causes, le monde d'alors périt inondé par l'eau (hydōr).

  5. Enfin, à quelques reprises, on fait référence à l’eau, en particulier en utilisant le pluriel, pour désigner simplement l’océan, ou les sources d’eau, ou des mouvements d’eau comme les cataractes, et leurs attributs. Par exemples :
    • Jc 3, 12 : Un figuier, mes frères, produit-il des olives, ou une vigne, des figues, ou l’eau (hydōr) salée fait-elle de la douce ?
    • Ap 1, 15 : ses pieds pareils à de l'airain précieux que l'on aurait purifié au creuset, sa voix comme la voix des grandes eaux (hydōr).

Dans quel contexte se place notre v. 28? Rappelons que Matthieu vient de nous dire que la barque doit affronter des vents de face, et donc nous sommes dans une mer agitée, et au verset suivant Pierre prend peur, s’enfonce dans l’eau et crie au secours. Nous sommes donc dans une vision destructrice des eaux où elles sont une menace à l’humanité, du moins au petit groupe des disciples. Le sort qui peut les attendre est que la mer les engloutisse tous. Nous sommes bel et bien dans un contexte de mort.

Mais pourquoi le mot « eau » est-il au pluriel? Pour bien comprendre, il faut se situer dans le monde juif. Car le mot hébreu lui-même pour désigner l’eau, mayim, est un duel. En effet, en hébreu, en plus du singulier et du pluriel il y a le duel pour les objets qui viennent en deux, par exemple chaussures, ou jambes. La terminaison de ces mots prend alors la forme du pluriel, ce qu’on trouve avec mayim. Cette perception des eaux est due à la cosmologie de l’antiquité

Dieu fit alors la voûte qui sépare les eaux (mayim) d'en bas des eaux (mayim) d'en haut. Et il en fut ainsi (Gn 1, 7)

Ainsi, c’est comme si à l’origine il y avait eu un océan primordial que Dieu aurait séparé en deux, créant ainsi une mer au-dessus de la voûte céleste, source de l’eau de pluie, qui s’insérait dans les trous de la voute pour tomber sur terre, et au niveau du sol, des océans, des fleuves, des cataractes. L’eau sur terre était perçue comme provenant de multiples sources souterraines. Le texte de l’Apocalypse nous en donne plusieurs exemples.

Et le troisième Ange sonna... Alors tomba du ciel un grand astre, brûlant comme une torche. Il tomba sur le tiers des fleuves et sur les sources des eaux (hydōr) (Ap 8, 10)

Le traducteur de la Septante, en traduisant mayim, a opté parfois pour le singulier, parfois pour le pluriel, dépendamment de l’objet auquel on fait référence. Un bel exemple est ce texte d’Exode 15, 8 quand il fait référence au passage de la mer Rouge lors de la sortie d’Égypte alors que la mer s’est séparée en deux, devenant un pluriel :

(LXX) Au souffle de ta colère, l'eau s'est séparée, les eaux se sont dressées comme un tour ; les flots se sont affermis au milieu de la mer

Chez les évangélistes, seul le Juif Matthieu utilise le pluriel pour parler de la mer (en Jn 3, 23 le pluriel s’explique par une référence aux sources d’eau d’Aenon, propices au baptême). Et le pluriel lui permet de faire référence à certains passages de l’Ancien Testament comme le Psaume 76, 20 qui nous parle du passage de la mer Rouge:

(LXX) Ton chemin est dans la mer, et tes sentiers dans les grandes eaux (hydōr), et tes pas ne peuvent être connus.

Dans le monde juif, Dieu créateur domine ce qu’il a créé, et donc il domine les grandes eaux. Comme ces eaux destructrices auraient pu être source de mort pour le peuple juif quittant l’Égypte, Dieu en a fait un lieu de salut. C’est ce contexte qu’il faut avoir en tête en lisant notre récit de la marche sur les eaux.

Textes avec le nom hydōr dans le Nouveau Testament
v. 29 Alors Jésus lui dit : « Viens! » Après être descendu de la barque, Pierre se mit à marcher sur l’eau en direction de Jésus.

Littéralement : Puis, lui il dit : viens (elthe). Et étant descendu (katabas) de la barque, le Pierre marcha sur les eaux et alla vers le Jésus.

elthe (viens) Elthe est le verbe erchomai à l’impératif aoriste 2e personne du singulier. Nous avons analysé plus tôt ce verbe. Mais cette fois-ci il est l’impératif. Nous comprenons pourquoi. Car Pierre a demandé à Jésus de lui donner un ordre. L’impératif est l’expression de cet ordre.
katabas (étant descendu) Katabas est le verbe katabainō au participe aoriste, nominatif masculin singulier, et s’accorde avec le sujet Petros qui suit. Ce verbe est formé de la préposition kata (exprime un mouvement de haut en bas) et du verbe bainō (marcher, avancer), et donc signifie : descendre. Il revient régulièrement dans les évangiles-Actes (Mt = 11; Mc = 6; Lc = 12; Jn = 17; Ac = 19; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0), et il est peu présent ailleurs, sinon dans l’Apocalypse.

Ce verbe apparaît dans deux grands contextes différents.

Il y a d’abord le contexte physique et géographique. On descend de la montagne, on descend de la terrasse. Comme Jérusalem est située à près de 750 mètres d’altitude, on descend régulièrement de Jérusalem. Ou encore, la pluie descend sur les maisons. Des exemples :

  • Lc 10, 30 : Jésus reprit: "Un homme descendait (katabainō) de Jérusalem à Jéricho, et il tomba au milieu de brigands qui, après l'avoir dépouillé et roué de coups, s'en allèrent, le laissant à demi mort
  • Ac 8, 38 : Et il fit arrêter le char. Ils descendirent (katabainō) tous deux dans l'eau, Philippe avec l'eunuque, et il le baptisa

Mais il y a un contexte symbolique où se meuvent des objets non tangibles, des réalités spirituelles. Par exemple, on parlera d’une réalité qui descend du ciel pour signifier qu’elle vient de Dieu. La majeure partie des occurrences du verbe katabainō chez Jean ou dans l’Apocalypse appartienne à ce contexte. Des exemples :

  • Jn 6, 33 : car le pain de Dieu, c'est celui qui descend (katabainō) du ciel et donne la vie au monde
  • Ap 21, 2 : Et je vis la Cité sainte, Jérusalem nouvelle, qui descendait (katabainō) du ciel, de chez Dieu; elle s'est faite belle, comme une jeune mariée parée pour son époux

Chez Matthieu, on rencontre les deux contextes. Mais, ici, au v. 29, même si le récit possède une haute valeur théologique, il fait référence au geste concret de descendre d’une barque, afin de poser un pied sur l’eau.

Textes avec le verbe katabainō dans le Nouveau Testament
v. 30 Mais effrayé en observant la puissance du vent, il commença à s’enfoncer dans l’eau et se mit à hurler : « Seigneur, au secours! »

Littéralement : Puis, regardant (blepō) le vent [puissant] (ischyron), il fut effrayé, et ayant commencé (arxamenos) à s'enfoncer (katapontizesthai) (dans la mer), il poussa des cris disant : Seigneur, sauve-moi (sōson)

blepō (regardant) Blepōn est le verbe blepō au participe présent nominatif masculin singulier, s’accordant avec le sujet sous-entendu « il », désignant Pierre. Il apparaît régulièrement dans les évangiles : Mt = 20; Mc = 15; Lc = 16; Jn = 17; Ac = 13; 1Jn = 0; 2Jn = 1; 3Jn = 0, et signifie : regarder, observer, voir. Le sens premier est de fixer un objet du regard. En ce sens il partage le champ sémantique du verbe oraō, que nous avons analysé précédemment, tout en étant moins fréquent.

Matthieu est celui qui utilise le plus ce verbe chez les évangélistes, et parmi les 20 occurrences de son évangile, 13 lui sont propres, alors qu’elles apparaissent dans des récits qui lui sont uniques. C’est le cas ici au v. 30.

L’utilisation du participe présent et du verbe blepō traduit l’idée que Pierre est dans un état où il fixe du regard le vent, et cet état va engendrer une réaction.

Textes avec le verbe blepō chez les évangélistes
[ischyron] (puissant) Ischyron est l’adjectif ischyros à l’accusatif masculin singulier, car il s’accorde avec le nom anemon (vent) à l’accusatif masculin singulier. Il signifie fondamentalement : fort. Mais selon le contexte et le mot qu’il qualifie, l’adjectif pourra prendre différentes nuances, par exemples : sévère (une famine, une lettre), puissant (vent, voix, ville, ange), violent (clameur), vaillant (l’homme en guerre), influent (la personne sur le plan social). C’est un mot peu fréquent chez les évangélistes (Mt = 3; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0), et dans tout le Nouveau Testament, sauf dans l’Apocalypse qui utilise beaucoup l’hyperbole dans ses visions.

Quand on regarde les évangiles, on note que c’est Marc qui a introduit l’adjectif « fort » qu’il utilise comme un substantif : littéralement « le fort », qu’on traduit par : l’homme fort. Le mot a été repris par Matthieu 12, 29 et par Luc 11, 21. Il nous reste alors que deux occurrences pour les reste des évangiles, Lc 15, 14 qui l’applique à la famine, et notre passage ici de Mt 14, 30. Mais notre passage pose problème.

On aura remarqué en effet que le mot a été mis entre parenthèses carrées, i.e. le mot n’apparaît pas dans toutes les versions. Par exemple, les codex Sinaïticus (4e s.) et Vaticanus original (4e s.) ainsi que les diverses versions coptes (3e et 4e s.) n’ont pas l’adjectif ischyros qui accompagne le vent. Par contre, cet adjectif se retrouve dans la version corrigée du codex Vaticanus, dans les codex Ephraemi Rescriptus (5e s.) et Bezae (5e – 6e s.), dans la Vulgate de saint Jérôme (complétée en 405). Il y a donc deux hypothèses possibles : ou bien l’original contenait ischyros, et ultérieurement un copiste a sauté cet adjectif par mégarde, ce qui a entraîné les autres publications à partir de cette copie de ne pas avoir ce mot; ou bien, l’original ne contenait pas ischyros, et c’est un copiste qui a pris l’initiative d’ajouter ce mot, le trouvant nécessaire pour expliquer la peur de Pierre, ou peut-être influencé par la version qu’on trouve chez Jean 6, 18 qui parle de « grand vent », et par là devenant la base de toutes les autres copies avec cet adjectif. Il est difficile de trancher, mais la plupart de nos Bibles ont opté pour considérer ischyros comme faisant partie de la version originale, jugeant plus plausible qu’un copiste ait « sauté » le mot par mégarde, qu’un copiste ait pris l’initiative de l’ajouter.

Quoi qu’il en soit, tout cela ne change pas beaucoup la signification du verset. Même en l’absence de l’adjectif ischyros, on comprend que c’est la force du vent qui suscite la peur chez Pierre. Pour l’univers marin, c’est le vent qui peut être la source de terreur. Le récit similaire de la tempête apaisée tourne autour du vent que Jésus va « exorciser » (Mc 4, 36-41 || Mt 8, 23-27 || Lc 8, 23-25).

Textes avec l'adjectif ischyros dans le Nouveau Testament
arxamenos (ayant commencé) Arxamenos est le verbe archō au participe aoriste moyen au nominatif masculin singulier, s’accordant avec le sujet « il » sous-entendu, qui est Pierre. C’est un verbe formé de la racine arch qui désigne ce qui est premier : on peut être premier dans le temps, comme on peut être premier dans l’ordre des choses. Par exemple, le nom archē peut signifier « commencement » comme il peut signifier « chef ». Il en ainsi du verbe archō qui, à la forme active, signifie : gouverner, et à la forme moyenne signifie : commencer. Il est assez fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 13; Mc = 27; Lc = 31; Jn = 2; Ac = 10; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0, où il est la plupart du temps à la forme moyenne et signifie : commencer.

Le verbe « commencer » permet d’indiquer qu’une action qui a été amorcée se prolonge dans le temps. Ce sont surtout Marc et Luc qui y ont recourt. Par exemples :

  • Mc 4, 1 : Jésus commença (archō) de nouveau à enseigner au bord de la mer et une foule très nombreuse s'assemble auprès de lui, si bien qu'il monte dans une barque et s'y assied, en mer; et toute la foule était à terre, près de la mer.
  • Lc 7, 38 : Et se plaçant par derrière, à ses pieds, tout en pleurs, elle commença (archō) à lui arroser les pieds de ses larmes; et elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers, les oignait de parfum.

Le verbe archō est moins fréquent chez Matthieu, et dans la moitié des cas, c’est une copie de Marc. Néanmoins, on le retrouve dans quelques passages qui lui sont propres, comme en 18, 24 (parabole du débiteur impitoyable), 20, 8 (ouvriers de la onzième heure) et ici, au v. 30. Donc, le mot appartient à son vocabulaire.

Dans la scène de la marche sur les eaux, il s’agit d’exprimer l’idée que l’enfoncement dans l’eau est un processus progressif qui s’étire dans le temps, et qui vient de commencer. Bien sûr, la scène a quelque chose de surréaliste, parce que sur le plan physique, un être humain ne prend pas l’eau progressivement, à moins d’être une embarcation. Mais comme nous sommes dans l’univers symbolique de la foi, la scène décrit une forme de réalité.

Textes avec le verbe archō dans le Nouveau Testament
katapontizesthai (être submergé)
Katapontizesthai est le verbe katapontizō à la forme moyenne de l’infinitif présent. Il est formé de la préposition kata qui décrit un mouvement de haut en bas, et de la racine qui nous a donné le nom pontos (la pleine mer, le large), et signifie donc : submerger, avec l’idée d’engloutir. Il a donc une connotation négative, car l’état final désiré est la destruction. C’est un mot très rare, qui n’apparaît que chez Matthieu dans tout le Nouveau Testament, et quelques fois dans la Septante.

L’une des deux occurrences du verbe chez Matthieu est une substitution (soulignée) du verbe « jeter » reçu de Marc.

Mc 9, 42Mt 18, 6
Et qui scandaliserait un de ces petits qui croient, il est meilleur pour lui si une meule d’âne est mise autour de son cou et s’il est jeté (ballō) dans la mer.Mais qui scandaliserait un de ces petits qui croient en moi, mieux vaut pour lui qu’une meule d’âne soit suspendue autour de son cou et qu’il soit submergé (katapontizō) en pleine mer.

Il faut penser que Matthieu a jugé plus adéquat d’utiliser katapontizō pour exprimer l’idée de détruire le mal en plongeant la personne dans la mer. Pourquoi? Quelques passages de la Septante l’ont peut-être influencé. Pensons à ce cantique très connu de Moïse par lequel il célèbre la victoire de Yahvé sur Pharaon et son armée, les précipitant à la mer où ils ont été submergés (LXX : katapontizō; héb. ṭābaʿ : s’enfoncer)(Ex 15, 4); ceux qui scandalisent connaîtront le sort des païens que sont les Égyptiens.

Qu’en est-il de notre v. 30 où Matthieu utilise katapontizō pour décrire la situation de Pierre? Deux psaumes de la Septante où on retrouve ce verbe peuvent nous aider à comprendre l’intention de Matthieu. Nous avons souligné le vocabulaire qu’on retrouve également dans notre récit.

Ps 69 (LXX : 68)
2 Sauves-moi (sōzō), ô mon Dieu, car les eaux (hydōr) sont entrés jusqu'à mon âme.
3 Je suis enfoncé dans un abîme de fange où il n'y a point de fond ; je suis plongé dans les profondeurs de la mer (thalassa), et la tempête m'a submergé (katapontizō, héb. ṭābaʿ : s’enfoncer).
15 Sauves-moi (sōzō) de la fange, afin que je n'y demeure point enfoncé ; délivre-moi de mes ennemis et de la profondeur des eaux (hydōr).
16 Que l’eau (hydōr) soulevée par la tempête ne me submerge (katapontizō, héb. šāṭap : emporter) pas; que l'abîme ne m'engloutisse point ; que la pierre du puits de l'abîme ne se ferme point sur moi.
17 Exauce-moi, Seigneur (kyrios), car ta miséricorde est bonne ; jette un regard sur moi dans l'abondance de ta compassion.

Ps 124 (LXX : 123)
2 Si le Seigneur (kyrios) n'avait été avec nous, lorsque des hommes se sont levés contre nous,
3 Peut-être nous auraient-ils dévorés tout vivants. Quand leur fureur a éclaté contre nous,
4 Peut-être leur eau (hydōr) nous aurait-il submergés (katapontizō, héb. šāṭap : emporter).
5 Cette eau (hydōr), notre âme l'a traversé ; notre âme a traversé cet abîme sans fond.

Le Psaume 69 est la prière de la personne qui est persécutée en raison même de sa foi en Dieu, qui crie sa détresse et son humiliation, et c’est sa foi qui l’amène à être sûr de son salut, si bien qu’il termine sa prière avec un chant de louange. Quant au Psaume 124, c’est une prière collective d’une communauté qui est reconnaissante au Seigneur de l’avoir délivrée. Ces deux psaumes pourraient très bien exprimées ce que vivait la communauté de Matthieu, méprisée par ses coreligionnaires juifs.

Ce n’est donc pas par hasard que Matthieu utilise katapontizō pour décrire la situation de Pierre, qui représente l’ensemble de la communauté : on est submergé, on n’en peut plus, on a l’impression de mourir.

Textes avec le verbe katapontizō dans la Bible
sōson (sauve)
Sōson est le verbe sōzō à l’impératif aoriste, 2e personne du singulier. Dans le grec classique, il signifie : conserver sain et sauf, sauver, conserver. Quant à la racine « sōs », elle renvoie à une situation où on sauve d’un danger, d’une maladie, d’une guerre, d’un naufrage (voir André Myre, Nouveau vocabulaire théologique. Paris-Bayard : Bayard-Médiaspaul, 2004, p. 477-478). Le verbe sōzō apparaît régulièrement chez les évangélistes (Mt = 15; Mc = 15; Lc = 17; Jn = 6; Ac = 13; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0) et dans le reste du Nouveau Testament.

Pour bien comprendre la signification de ce verbe, il faut d’abord saisir son contexte vétérotestamentaire. Les traducteurs de la Septante ont souvent traduit par sōzō le mot hébreu yāšaʿ, qui signifie : sauver, délivrer, secourir (on se réfèrera à Jean-Pierre Prévost, Nouveau vocabulaire théologique. p. 240-245). Le contexte fait toujours référence à un danger précis, une catastrophe ou un ennemi concret et visible dont on est délivré. Ainsi, dans un certain nombre de livres (i.e. Juges, Rois 1 et 2, et Samuel 1 et 2), le salut est synonyme de victoire militaire et politique. Par contre, le livre des Psaumes met l’accent surtout du l’expérience individuelle du salut : libération de l’agresseur, de l’ennemi, des périls corporels ou de l’angoisse. Avec le Deutéro-Isaïe (ch. 40-66), on passe à une vision universaliste, cosmique et eschatologique du salut. Mais, au-delà du mot yāšaʿ, c’est l’expérience d’être sortie de l’emprise égyptienne sous la direction de Moïse, et surtout du retour de l’exil à Babylone qui va marquer la perception du salut dans le monde juif. En effet, il s’agira de moins en moins de victoire sur l’ennemi que de la reconstruction et de la réconciliation nationale. Et même, avec Isaïe, se développe une perspective œcuménique où la délivrance est offerte à toutes les nations (Is 49, 6).

On notera que plusieurs noms ont été formés à partir de la racine hébraïque yshʿ : Yehôshûaʿ (Josué et Jésus : « Yahvé sauve »), Yeshaʿyahû (Isaïe : « Lui, Yahveh, sauve ») et Hôsheaʿ (Osée : « Il sauve »).

C’est à partir de ce contexte qu’il faut essayer de comprendre le Nouveau Testament et en particulier les évangiles. Quand on passe en revue les occurrences du verbe sōzō dans le Nouveau Testament, on note que le mot peut prendre quatre grandes significations différentes.

  1. C’est être sauvé de la mort physique que désigne avant tout le mot sōzō dans les évangiles-Actes, du moins dans les récits synoptiques. Par exemples :
    • Mc 3, 4 : Et il leur dit: "Est-il permis, le jour du sabbat, de faire du bien plutôt que de faire du mal, de sauver (sōzō) une vie plutôt que de la tuer?" Mais eux se taisaient.
    • Mt 16, 25 : Qui veut en effet sauver (sōzō) sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera.

  2. Sans aller jusqu’à la mort physique, le verbe sōzō peut faire référence à une libération des différentes formes de mal, de la maladie physique à la maladie morale ou sociale, comme la marginalisation. Par exemples :
    • Mc 5, 28 : Car elle se disait: "Si je touche au moins ses vêtements, je serai sauvée (sōzō)."
    • Lc 19, 10 : (récit sur Zachée) Car le Fils de l'homme est venu chercher et sauver (sōzō) ce qui était perdu."

  3. La prédication de Jésus a été centrée sur le règne de Dieu qui était une réalité appartenant à un futur rapproché, mais déjà présente à travers son action. Cette réalité future était associée au Jour du Seigneur, aussi appelé Jour du jugement de Dieu, une réalité bien connue dans le Judaïsme récent, en particulier dans les milieux apocalyptiques. Dès lors sōzō prendra une nouvelle signification : il s’agit d’être sauvé du jugement de Dieu lorsque le jour viendra, aussi appelé « colère », et d’entrer dans son royaume à la fin des temps. Et pour être sauvé, il y a un certain nombre de conditions. Exemples:
    • Mc 13, 13 : Et vous serez haïs de tous à cause de mon nom, mais celui qui aura tenu bon jusqu'au bout, celui-là sera sauvé (sōzō).
    • Ac 2, 21 : Et quiconque alors invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (sōzō).

  4. Enfin, tout en attendant la venue du règne de Dieu dans un avenir rapproché, Paul parle d’une réalité présente par l’amour de Dieu répandu dans le cœur du croyant et d’une vie dans l’Esprit, si bien que les croyants sont déjà sauvés. En même temps, il y a des conditions pour « demeurer sauvés » lors de la venue du Seigneur Jésus. Par exemples :
    • 1 Co 1, 18 : Le langage de la croix, en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour les sauvés (sōzō), pour nous, il est puissance de Dieu
    • 1 Co 15, 2 : par lequel aussi vous êtes sauvés (sōzō), si vous le gardez tel que je vous l'ai annoncé; sinon, vous auriez cru en vain.

On peut voir toute l’évolution de la signification de sōzō. Dans l’Ancien Testament, il s’agit avant tout d’être sauvé, soit individuellement, soit collectivement, d’un péril imminent, en particulier d’ennemis et de persécuteurs. Mais avec les évangiles, sans qu'il y ait nécessairement de persécuteurs, le salut s’élargit pour inclure les maux physiques, moraux et spirituels. Puis, comme Jésus a prêché l’imminence du règne de Dieu, le salut inclut maintenant le fait d’échapper au jugement de Dieu et d’entrer dans le monde de Dieu à la fin des temps. Enfin, avec la foi au Christ ressuscité, on s’est mis à parler d’un salut auquel accède déjà le croyant en échappant au monde des ténèbres et en accédant à la vie dans l’Esprit, dans l’attente du salut final lors du retour du Christ ressuscité; la notion de salut a été totalement spiritualisée. Si on se borne aux évangiles-Actes, on obtient le tableau suivant :

MatthieuMarcLucJeanActesTotal
1. Mort physique8772226
2. Mal actuel3461418
3. Avoir part au royaume futur3443721
4. Nouvelle vie actuelle100001
Total15151761366

Faisons quelques remarques :
  • Dans les évangiles, en particulier les synoptiques, être sauvé de la mort physique domine largement
  • Si on combine le fait d’être arraché à la mort physique et aux différents maux actuels, tant physique que moraux, on obtient pour les évangiles-Actes les 2/3 des occurrences de sōzō
  • Même si la notion de Jugement de Dieu à la fin des temps et de résurrection des morts existaient déjà dans le Judaïsme, ce sont les évangiles-Actes qui ont introduisent l’idée d’un salut comme entrée dans le règne de Dieu à la fin des temps, sans doute en raison de l’accent de la prédication même de Jésus
  • Les Actes des Apôtres ont accentué ce point de l’accès au royaume futur en ajoutant la condition de se joindre à la communauté chrétienne par le baptême
  • On ne trouve pas telle quelle dans les évangiles-Actes l’idée de saint Paul d’une réalité salvifique déjà présente, une nouvelle vie comme prémisses du règne futur de Dieu. Un passage comme Mt 1, 21 (c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés) ou Lc 1, 77 (pour donner à son peuple la connaissance du salut par la rémission de ses péchés) projette dans le récit de l’enfance ce qui fera partie plus tard de la prédication chrétienne

Tournons-nous maintenant vers Matthieu. La plupart des occurrences de sōzō dans son évangile proviennent des récits de Marc qu’il recopie. Il a d’abord cette exception où il ajoute sōzō au récit qu’il reçoit de Marc :

Mc 5, 34Mt 9, 22b
Il (Jésus) lui dit : « (Ma) fille, ta foi t’a sauvée : va en paix et sois guérie de ton infirmité. »Jésus dit : « Prends courage, (ma) fille, ta foi t’a sauvée. » Et la femme fut sauvée (sōzō) à partir de cette heure-là.

Pourquoi Matthieu aurait-il transformé la phrase de Marc (va en paix et sois guérie de ton infirmité) en : et la femme fut sauvée à partir de cette heure-là. La réponse est probablement celle-ci :
  1. le fait d’ajouter le verbe « sauver » une deuxième fois permet de faire de lien avec le premier « sauver », et donc avec toute cette phrase : ta foi t’a sauvée; c’est une façon d’accentuer l’importance du rôle de la foi;
  2. et en ajoutant « à partir de cette heure-là », il accentue la puissance de la parole de Jésus qui agit immédiatement, et par là il accentue la puissance de la foi

On aura noté au passage l’expression « prends courage » (tharsei) chez Matthieu, que nous avons vu plus haut au v. 27, qui apparaît ici dans un contexte de foi.

Une autre exception est celle où Matthieu ajoute sōzō au récit de la tempête apaisée qu’il reçoit de Marc :

Mc 4, 38Mt 8, 25-26a
Et lui (Jésus) était à la proue, sur le coussin, dormant. Et ils l’éveillent et lui disent : « Maître, tu ne te soucies pas de ce nous périssons? »Et, s’étant approchés, ils l’éveillèrent, disant : « Seigneur, sauve, nous périssons. » Et il leur dit : « Pourquoi êtes-vous peureux, (hommes) de peu de foi? »

L’accent des deux versions de la tempête apaisée est totalement différent. Chez Marc, l’accent est sur le silence de Jésus et son indifférence apparente à ce qui se passe, sans doute un écho de ce vit la communauté persécutée de Rome. Chez Matthieu, l’accent est sur le manque de foi; nous sommes devant une prière, avec l’expression « Seigneur » et l’impératif « sauve-nous », mais une prière née de la peur. Pour Matthieu, avoir peur est l’opposé de la foi.

Tout cela nous amène à notre v. 30 qui est unique à Matthieu et où on retrouve le même verbe à l’impératif : sauve. Notons qu’en Mt 8, 25 et ici en Mt 14, 30 le verbe sōzō est dans les deux cas à l’impératif 2e personne du singulier, et dans les deux cas dans la bouche de quelqu’un qui crie : « Au secours ». Tout cela est unique à Matthieu (ailleurs, il y a Marc qui présente des gens invitant Jésus en croix à se sauver lui-même, ou Jean (12, 27) qui présente un Jésus qui refuse de demander d’être sauvé de l’heure de la croix). De quoi Pierre veut-il être sauvé? Tout comme en Mt 8, 25 il veut être sauvé de la noyade, et donc de la mort physique, l’un des grands thèmes du Nouveau Testament.

Mais pour Matthieu, la source de cet appel « au secours » ne peut être que le manque de foi.

Textes avec le verbe sōzō dans le Nouveau Testament
v. 31 Jésus le saisit aussitôt avec la main tendue en lui disant : « Tu as si peu la foi, pourquoi avoir douté? »

Littéralement : Puis, aussitôt le Jésus ayant tendu (ekteinas) la main, il saisit (epelabeto) lui et il dit à lui : [tu es] de peu de foi (oligopiste), pourquoi as-tu douté (edistasas)?

ekteinas (ayant tendu)
Ekteinas est le verbe ekteinō au participe aoriste nominatif masculin singulier, s’accordant avec le sujet Jésus. Dans tout le Nouveau Testament, il n’apparaît que dans les évangiles-Actes : Mt = 6; Mc = 3; Lc = 3; Jn = 1; Ac = 3; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. De plus, sur les 16 occurrences, 15 appartiennent à l’expression « étendre la main » (la seule exception étant Ac 27, 30 où on parle d’étendre les ancres à la proue du navire).

L’expression « étendre la main » se situe dans différents contextes.

  • On étend la main sur un malade pour le toucher et le guérir : « Ému de compassion, il étendit la main, le toucha et lui dit: "Je le veux, sois purifié." » (Mc 1, 41)
  • On demande à un paralytique d’étendre la main pour montrer qu’il est guéri : « Promenant alors sur eux un regard de colère, navré de l'endurcissement de leur coeur, il dit à l'homme: "Étends la main." Il l'étendit et sa main fut remise en état » (Mc 3, 5)
  • On étend la main pour pointer des gens et indiquer ceux dont on parle : « Et tendant sa main vers ses disciples, il dit: "Voici ma mère et mes frères" » (Mt 12, 49)
  • On étend la main ou les mains pour saisir physiquement une personne, soit pour l’aider, soit pour l’arrêter : « Alors que chaque jour j'étais avec vous dans le Temple, vous n'avez pas étendu les mains sur moi. Mais c'est votre heure et le pouvoir des Ténèbres." » (Lc 22, 53)
  • On étend la main pour saisir un objet : « Et voici (que) un de ceux qui (étaient) avec Jésus, étendant la main, dégaina son glaive et, ayant frappé le serviteur du Grand Prêtre, lui enleva l’oreille » (Mt 26, 51)
  • On étend les mains pour donner l’espace à l’action d’un autre autour de sa taille pour mettre une ceinture, surtout quand on porte une ample robe : « En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu mettais toi-même ta ceinture, et tu allais où tu voulais; quand tu auras vieilli, tu étendras les mains, et un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas." » (Jn 21, 18)
  • On étend la main pour faire savoir qu’on désire prendre la parole et obtenir le silence : « Agrippa dit à Paul: "Tu es autorisé à plaider ta cause." Alors, étendant la main, Paul présenta sa défense » (Ac 26, 1)

Ici, au v. 31, le geste d’étendre la main vise à saisir Pierre et l’empêcher de se noyer. Dans le Judaïsme, parler d’étendre la main renvoie à l’idée d’intervenir, d’agir, de poser une action. Dans la Septante, le verbe ekteinō est souvent utilisé avec Dieu comme sujet. Par exemple, en Exode 7, 5 on exprime ainsi l’initiative de Dieu de libérer son peuple : LXX « Et tous les Égyptiens connaîtront que je suis le Seigneur qui étends ma main (ekteinōn tēn cheira) sur la terre d'Égypte, et, du milieu de ce peuple, je ferai sortir les fils d'Israël »

Nous avons souligné la perception négative de l’eau, des vagues et de la mer dans le monde juif. Le geste de Jésus, en tant que Seigneur, d’étendre la main, est celle même de Dieu qui intervient pour sauver son peuple de l’ennemi et du mal. De plus, notons que la phrase commence avec « aussitôt » (eutheōs) : la réponse est immédiate à la prière de Pierre.

Textes avec le verbe ekteinō dans le Nouveau Testament
epelabeto (il saisit) Epelabeto est le verbe epilambanō à l’aoriste moyen, 3e personne du singulier. Il est formé de préposition epi (sur) et du verbe lambanō (prendre), et signifie : mettre la main sur quelque chose ou quelqu’un, saisir. Il est rare dans l’ensemble de Nouveau Testament et dans les évangiles-Actes, sauf chez Luc où il apparaît quelque fois : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 5; Jn = 0; Ac = 7; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Dans la plupart des occurrences de epilambanō, il s’agit d’une personne qu’on saisit, soit pour l’arrêter

Tous alors se saisirent de Sosthène, le chef de synagogue, et, devant le tribunal, se mirent à le battre. Et de tout cela Gallion n'avait cure, Ac 18, 17
soit pour lui faire du bien
Et eux se tinrent cois. Saisissant alors le malade, il le guérit et le renvoya, Lc 14, 4
soit encore pour entreprendre une action ultérieure
Mais Jésus, sachant ce qui se discutait dans leur coeur, saisit (epilambanō) un petit enfant, le plaça près de lui (suit l’exhortation à accueillir les enfants au nom de Jésus), Lc 9, 47
Ici, au v. 31, nous avons l’expression « ayant tendu la main, il saisit ». Habituellement, le fait d’étendre la main pour saisir quelqu’un est une action bienveillante.
  • Mc 8, 33 : Saisissant l'aveugle par la main, il le fit sortir hors du village. Après lui avoir mis de la salive sur les yeux et lui avoir imposé les mains, il lui demandait: "Aperçois-tu quelque chose?"
  • Ac 23, 19 : Le tribun saisit le jeune homme par la main, se retira à l'écart et lui demanda: "Qu'as-tu à me communiquer?"

Mais ce qui pourrait mieux éclairer le geste de Jésus à l’égard de Pierre est ce passage de l’épitre aux Hébreux qui paraphrase Jérémie 31, 31-34 et met ceci dans la bouche de Dieu :

(je conclurai une alliance nouvelle) non pas comme l'alliance que je fis avec leurs pères, au jour où je saisis leur main pour les tirer du pays d'Égypte. Puisqu'eux-mêmes ne sont pas demeurés dans mon alliance, moi aussi je les ai négligés, dit le Seigneur (8, 9)

Saisir la main est une expression de salut qui pouvait renvoyer à ce que Dieu fit pour son peuple en Égypte. Ainsi, il faut regarder le geste de Jésus qui étend la main pour saisir Pierre qui se noie avec une vision beaucoup plus large que le simple sauvetage d’un individu; en Jésus, c’est Dieu qui vient au secours de son nouveau peuple dont Pierre est le représentant.

Textes avec le verbe epilambanō dans le Nouveau Testament
oligopiste (de peu de foi)
Oligopiste est l’adjectif oligopistos au vocatif masculin singulier. Le mot est au vocatif, car il s’agit ici d’une interpellation. Il est composé de deux mots : l’adjectif oligos (peu, petit) et de l’adjectif pistos (fidèle, digne de foi, croyant), et donc signifie : peu croyant. Mais Matthieu lui fait jouer le rôle d’un substantif, et donc il faut traduire : (homme) peu croyant, ou (homme) de peu de foi. Il ne se retrouve nulle part ailleurs que chez Matthieu et Luc dans toute la Bible : Mt = 4; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Nous sommes probablement devant un mot fabriqué par la première génération de chrétiens. C’est par la source Q qu’il a été introduit dans les évangiles (Lc 12, 28 || Mt 6, 30) alors que Jésus invite les disciples à ne pas se faire de souci pour la nourriture et le vêtement : car si Dieu veille à ce que les oiseaux aient suffisamment à manger et à ce que les fleurs comme les lis soient bien habillés, pourquoi les disciples s’inquiètent-ils tant du lendemain concernant la nourriture et le vêtement? Tout cela indique qu’ils sont des gens de peu de foi.

Mais Matthieu a repris ce terme et lui a donné une grande expansion, probablement parce que cela rejoignait un des ses thèmes théologiques favoris. C’est ainsi qu’il s’est permis de l’ajouter aux récits qu’il recevait de Marc.

Mc 4, 38-39Mt 8, 25-26
Et lui (Jésus) était à la proue, sur le coussin, dormant. Et ils l’éveillent et lui disent : « Maître, tu ne te soucies pas de ce nous périssons? » Et, s’étant réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Tais-toi! Silence! » Et le vent tomba et survint un grand calmeEt, s’étant approchés, ils l’éveillèrent, disant : « Seigneur, sauve, nous périssons. » Et il leur dit : « Pourquoi êtes-vous peureux, (hommes) de peu de foi (oligopistos)? » Alors, s’étant levé, il menaça les vents et la mer, et survint un grand calme
Mc 8, 17aMt 16, 8-9a
Et, (le) sachant, il leur dit : « Pourquoi faire cette réflexion que vous n’avez pas de pains? Vous ne comprenez pas encore…?Mais, (le) sachant, Jésus dit : « Pourquoi faire cette réflexion en vous-mêmes, (gens) de peu de foi (oligospistos), que vous n’avez pas de pains? Vous ne comprenez pas encore?

Si Matthieu se permet de modifier le récit qu’il reçoit de Marc pour ajouter l’expression « gens de peu de foi », c’est qu’il y voit l’un des problèmes majeurs chez certains chrétiens. Il semble pour lui que lorsqu’un chrétien a peur, peur de manquer de nourriture ou de ne pas avoir les vêtements qu’il faut, peur devant l’adversité ou l’opposition qu’il peut rencontrer, et que cela occupe tout le champ de son attention, alors c’est le signe qu’il n’a pas la foi requise du véritable croyant.

On ne peut parler du mot oligopistos sans mentionner sa sœur jumelle : oligopistia. La seule différence est que le premier est un adjectif, et le deuxième est un nom féminin qui signifie fondamentalement la même chose : le peu de foi. Il est possible qu’il s’agisse d’un mot créé par Matthieu lui-même. Mais ce qui est sûr, il vient refléter la vision de Matthieu que le manque de foi est un problème fondamental de la communauté. En effet, oligopistia apparaît à la suite du récit de la transfiguration, et après que les disciples furent confrontés à leur échec devant un enfant épileptique dont ils n’ont pu extirper le démon et le guérir. Alors ils posent à Jésus la question pourquoi ils n’ont pas réussi. Comparons la réponse de Jésus selon Marc et selon Matthieu :

Mc 9, 29Mt 17, 20
Et Jésus leur dit : « Cette espèce ne peut sortir par rien sinon par la prière. »Jésus leur dit : « À cause de votre peu de foi (oligopistia), car en vérité, je vous (le) dis : si vous avez de la foi comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne : ‘D’ici va-t’en là-bas’ et elle s’en ira et rien ne vous sera impossible. »

Ce que la version de Marc dit : Dieu seul peut opérer certaines guérisons, moyennant la prière. La version de Matthieu dit plutôt : vous en êtes capables, si seulement vous aviez une foi à soulever les montagnes. Encore une fois, tout cela dénote combien la foi est un élément central de la foi chrétienne chez Matthieu.

C’est dans ce contexte qu’il faut lire notre v. 31 où Matthieu nous présente encore l’expression « peu de foi », mais cette fois adressée à Pierre. On peut être surpris et même choqué que Matthieu ait l’audace de présenter le porte-parole des disciples sous les traits d’un homme de peu de foi. Mais c’est sa façon de souligner le rôle vital de la foi, et que peut importe le rôle qu’une personne joue dans la communauté, peu importe son importance, tous doivent emprunter le chemin de la confiance inébranlable à la présence et au soutien du Christ ressuscité.

Textes avec l'adjectif oligopistos dans la Bible

Textes avec le nom oligopistia dans la Bible

edistasas (tu as douté) Edistasas est le verbe distazō à l’indicatif aoriste, 2e personne du singulier. Il signifie : douter, hésiter, et ne se rencontre que chez Matthieu dans toute la bible : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il est probable que c’est Matthieu qui a introduit ce mot dans les évangiles, même si le mot est présent dans le grec classique, apparaissant par exemple sous la plume du philosophe Platon.

Avec l’expression « gens de peu de foi » nous avons noté combien la foi était au cœur de la théologie de Matthieu. Le fait même qu’il introduise le verbe « douter » accentue ce point.

L’autre occurrence de distazō se situe dans la dernière scène de son évangile, une scène autour de Jésus ressuscité qui reprend ses grands thèmes : nous sommes sur une montagne, le même décor où Jésus, comme nouveau Moïse, a livré son discours inaugural, la Loi nouvelle (Mt 5), entouré de ses disciples qu’il envoie maintenant en mission et à qui il donne l’assure de son soutien. Il écrit en 28, 17 :

Et quand ses disciples le virent, ils se prosternèrent; d'aucuns cependant doutèrent (distazō)

Comment interpréter cette scène? Le geste de Matthieu de mentionner le doute de certains disciples sur Jésus ressuscité n’est pas sans rappeler cette scène de Jean 20, 24-28 autour de Thomas qui n’a pas voulu croire au début en Jésus ressuscité. Mais pourquoi Matthieu insiste-t-il sur ce point pour l’inclure dans cette scène finale? Pourtant ne dit-il pas au début de la phrase : ses disciples le virent. Aussi, voir et croire semblent deux réalités différentes. Matthieu écrit environ 50 ans après les événements auxquels il fait référence. Il s’adresse à une communauté un peu tiraillée, qui rencontre beaucoup d’opposition. Et pour lui, l’enjeu central est celui de la foi. Et dans son récit final, il se trouve à dire : « Pensez-vous que les disciples qui ont accompagné Jésus et qui étaient avec lui sur la montagne avaient un avantage sur vous? Regardez, plusieurs doutèrent qu’il soit ressuscité et présent en notre monde. La foi n’est pas une question de voir et de toucher ».

Et ici, au v. 31, le reproche de douter est adressé à Pierre, celui qu’on considère comme le chef de cette Église à laquelle appartient la communauté de Matthieu. L’intention de l’évangéliste est claire, car il se trouve à dire à sa communauté : « Malgré sa proximité avec Jésus, Pierre n’a aucun avantage sur vous. Lui aussi, a dû apprendre à croire ».

Une dernière note : le rapprochement entre notre v. 31 et la finale Mt 28, 16-20 est un argument de plus pour penser que le Jésus de la marche sur les eaux chez Matthieu est le Jésus après sa résurrection.

Textes avec le verbe distazō dans la Bible
v. 32 Quand tous deux furent montés dans la barque, le vent tomba.

Littéralement : et étant montés eux vers la barque, s'apaisa (ekopasen) le vent

ekopasen (il s'apaisa)
Ekopasen est le verbe kopazō à l’indicatif aoriste, 3e personne du singulier. Littéralement il signifie : se fatiguer, d’où s’apaiser, s’arrêter. Il est pratiquement absent du Nouveau Testament. C’est Marc qui aurait introduit ce verbe pour la scène de la tempête apaisée et de la marche sur l’eau, repris par Matthieu : Mt = 1; Mc = 2; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Aussi, il faut nous tourner vers la Septante pour avoir une meilleure idée de la façon dont ce verbe est utilisé. Or, on remarque que kopazō concerne trois réalités différentes.

  1. Il concerne d’abord les éléments de la nature.
    • Par exemple, avec le récit du déluge, il sert à décrire le fait que l’eau a arrêté de monter, et qu’au contraire il se retire : LXX « Il (Dieu) fit souffler un vent sur la terre, et l'eau s’arrêta (kopazō) » (Gn 8, 1)
    • C’est le feu destructeur de Dieu qui s’arrête : LXX « Aussitôt, le peuple, à grands cris, invoqua Moïse, qui pria le Seigneur, et le feu s’arrêta (kopazō). » (Nb 11, 2), ou encore une épidémie envoyée pour punir le peuple pécheur : LXX « Il (Moïse) se tint entre les morts et les vivants, et le fléau s'arrêta (kopazō) » (Nb 17, 13); c’est aussi ce que Pinhas essaie d’arrêter : LXX « Alors les Phinéès se leva, et fit l'expiation : et l'épidémie s’arrêta (kopazō) » (Ps 106 (105), 30)
    • Dans le récit de Jonas, la mer déchaînée s’apaise quand on jette le prophète à l’eau : LXX « Et Jonas leur dit : Prenez-moi et jetez-moi à la mer, et la mer s’apaisera (kopazō) pour vous » (Jon 1, 12)

    Ainsi, la nature apparaît comme une force hostile, associée au mal que les humains ont fait, qu’il s’agit maintenant d’apaiser et d’arrêter.

  2. Il concerne aussi l’être humain dans ses humeurs destructrices.
    • C’est Samson qui, furieux, se venge sur les Philistins : LXX « Samson leur dit : "Si vous avez agi de la sorte avec elle (sa femme), je me vengerai de vous, et ensuite je m’apaiserai (kopazō) " » (Jg 15, 7)
    • C’est le roi David qui cesse de s’emporter contre Absalom : LXX « Et le roi David arrêta (kopazō) de sortir après Absalom, car il fut consolé au sujet d'Amnon, en raison de sa mort. » (2 Sm 13, 39)
    • C’est le peuple d’Israël qui pêche et qu’Ézéchiel souhaite voir changé : LXX « Et toi, fils de l'homme, montre ce temple à la maison d'Israël, et ils arrêteront (kopazō) de pécher ; montre-leur son plan et sa distribution » (Ez 43, 10)
    • C’est la fureur du roi qu’on apaise : LXX « Et Haman fut pendu au gibet préparé pour Mardochée. A ce moment-là, la fureur du roi s’apaisa (kopazō). » (Est 7, 10)
    • C’est l’homme impudique qui doit s’arrêter : LXX « à l’homme impudique toute pâture est bonne, il ne sera pas apaisé (kopazō) avant qu’il ne soit mort » (Si 23, 17)

  3. Enfin, c’est de Dieu qu’il s’agit dont il faut apaiser sa colère face au mal.
    • Par exemple, dans une période de sécheresse vue comme une punition de Dieu, Jérémie fait une prière : LXX « Arrête (kopazō), à cause de ton nom, de détruire le trône de ta gloire ; souviens-toi et ne romps point ton alliance avec nous » (Jr 14, 21)
    • Dans une situation semblable de sécheresse où le feu se répand, Amos a cette vision : LXX « Je dis : Seigneur, arrête (kopazō) donc ; qui relèvera Jacob, car il est réduit à rien ? » (Am 7, 5)
    • L’un des instruments de Dieu dans sa colère c’est le vent : LXX « Il y a des vents qui ont été créés pour la vengeance, et, dans leur fureur, ils déchaînent leurs fléaux. Au jour de la destruction, ils déploient leur puissance, et apaiseront (kopazō) le courroux de Celui qui les a faits. » (Si 39, 28)

Ce long détour par la Septante nous fait prendre conscience d’une chose : kopazō est toujours associé à une force destructrice qu’on essaie de contenir. Et selon la mentalité de l’antiquité, dont le Judaïsme est un exemple, les forces destructrices de la nature prennent leur source dans la colère de Dieu qui exprime ses sentiments face au mal.

Tout cela nous donne un contexte pour comprendre notre v. 31. En particulier, le début du récit de Jonas (Jon 1, 1-16). Rappelons-nous que le Seigneur l’envoie à Ninive pour prêcher sa parole et demander sa conversion. Mais le prophète s’enfuit sur un navire pour Tarsis. Alors le Seigneur lance sur la mer un vent si violent que le navire risque de se briser. L’équipage consulte les sorts qui désignèrent Jonas comme responsable de la colère de Dieu. On jette Jonas à la mer, et aussitôt la mer se tint immobile. Ce récit a fort probablement influencé le récit qui a connu deux versions sur un thème semblable, la tempête apaisée et la marche sur les eaux. Car nous sommes devant une mer déchaînée, symbole du mal, qui risque de détruire la barque et de faire périr ses occupants. Dans le récit de Jonas, les marins prient le Seigneur avant d’éliminer celui qui lui a déplu, et alors le calme se fait; le calme est lié avec une certaine synchronisation avec Dieu. Dans le récit de la marche sur les eaux, le calme se fait quand Jésus devient présent dans la barque, symbole de la foi retrouvée, et donc d’une certaine synchronisation avec Dieu.

On aura remarqué que, contrairement au récit de la tempête apaisée, Jésus ne fait aucun geste d’exorcisme pour demander au vent de s’arrêter. Le vent s’arrête quand Jésus monte dans la barque. Or, Jésus ne peut monter dans la barque que par la foi. Le message de Matthieu est clair à sa communauté : « Tant que vous ne vous laissez pas guider par la foi, la mer de l’opposition continuera à vous faire peur, car vous n’éprouverez une certaine sérénité que lorsque dans la foi vous laisserez entrer le Seigneur Jésus dans l’Église que vous êtes ». Quelle est cette foi? Le v. 33 nous donne la réponse.

Textes avec le verbe kopazō dans la Bible
v. 33 Dans la barque, les disciples reconnurent son autorité avec ces mots : « Vraiment, tu es fils de Dieu ».

Littéralement : Puis, ceux dans la barque se prosternèrent (prosekynēsan) [devant] lui disant : Vraiment (alēthōs), de Dieu (theou) fils (huios) tu es.

prosekynēsan (ils se prosternèrent)
Prosekynēsan est le verbe proskyneō à l’indicatif aoriste, 3e personne du pluriel, car le sujet est: les disciples. À part Matthieu, Jean et l’Apocalypse, il est peu fréquent dans le Nouveau Testament, et en particulier dans les évangiles-Actes : Mt = 13; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 11; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Mais même le nombre d’occurrences est trompeur chez Jean, car sur les 11 présences du verbe, 9 apparaissent dans le dialogue avec la Samaritaine où on discute du lieu où on doit rendre un culte (proskyneō).

Que signifie ce verbe? Habituellement on le traduit par : se prosterner. Dans le monde oriental ancien, on se jetait à genou pour toucher le sol avec son front pour exprimer sa révérence devant quelqu’un, par exemple un roi ou un souverain quelconque; c’est une façon de reconnaître son autorité et de promettre son obéissance. Dans le monde religieux, ce sera une façon d’exprimer sa révérence à la divinité, de lui vouer un culte, ce que les Latins exprimeront avec le mot : adorer ou vénérer. Mais parfois, à un niveau moins extrême, le verbe peut être utilisé pour exprimer le respect pour quelqu’un ou le saluer respectueusement. Qu’en est-il du Nouveau Testament?

  1. Se prosterner devant Dieu

    Quand l’objet de la prosternation est Dieu, proskyneō est bien souvent synonyme de rendre un culte, comme le montre le passage suivant de la source Q :

    Et Jésus lui dit: "Il est écrit: Tu te prosterneras (proskyneō) devant le Seigneur ton Dieu, et à lui seul tu rendras un culte." (Lc 4, 8 || Mt 4, 10)

    L’idée de rendre un culte est souvent exprimée par le verbe « adorer » comme on le voit dans la façon dans plusieurs traductions bibliques, dont celle de la Traduction Œcuménique de la Bible, traduisent le récit de la Samaritaine. Par exemple :

    Nos ancêtres samaritains ont adoré (proskyneō) Dieu sur cette montagne, mais vous, les Juifs, vous dites que l'endroit où l'on doit adorer (proskyneō) Dieu est à Jérusalem. (Jn 4, 20)

    Ou encore, l’idée de rendre un culte peut être exprimée par « faire un pèlerinage » comme l’a fait la Bible de Jérusalem. Par exemple :

    Il partit donc et s'y rendit. Justement un Ethiopien, un eunuque, haut fonctionnaire de Candace, reine d'Ethiopie, et surintendant de tous ses trésors, qui était venu en pèlerinage (proskyneō) à Jérusalem (Ac 8, 27)

  2. Se prosterner devant une autre personne

    Quand l’objet est une autre personne, se prosterner exprime un hommage respectueux pour l’autre : par respect, on met l’autre dans une position de supériorité en se jetant par terre. C’est ce que fait Corneille devant Pierre, mais ce dernier le reprendra en disant : « Moi aussi, je ne suis qu’un homme »

    Au moment où Pierre entrait, Corneille vint à sa rencontre et, tombant à ses pieds, se prosterna (proskyneō) (Ac 10, 25)

    C’est avant tout devant un souverain qu’on se prosternait, et c’est ce que feront par dérision les soldats romains devant Jésus, après l’avoir revêtu d’un vêtement de roi et d’une couronne d’épine :

    Et ils lui frappaient la tête avec un roseau et ils lui crachaient dessus, et tombant à genoux pour se prosterner (proskyneō) devant lui (Mc 15, 19)

    Se prosterner est aussi utilisé pour exprimer une supplication intense : on s’humilie soi-même, on reconnaît la grandeur de celui à qui on fait la demande :

    Le serviteur alors se jeta à ses pieds et il s'y tenait prosterné (proskyneō) en disant: Consens-moi un délai, et je te rendrai tout (Mt 18, 26)

    Le geste de se prosterner exprime fondamentalement la soumission à quelqu’un d’autre, la reconnaissance de son autorité et l’engagement à lui obéir. C’est ce que demande clairement le diable à Jésus :

    Toi donc, si tu te prosternes (proskyneō) devant moi, elle (la gloire des royaumes de la terre) t'appartiendra tout entière." (Lc 4, 7)

  3. Se prosterner devant Jésus

    L’interprétation de ce geste est plus complexe. Car les évangiles ont été écrits sur la base de la foi en la résurrection de Jésus et que Dieu l’a fait Seigneur, assis à sa droite, i.e. partageant ses privilèges. Selon qu’on insiste plutôt sur le Jésus historique ou sur le Seigneur ressuscité, proskyneō prendra une signification différente.

    Mais il peut rarement être un simple signe de salutation, car même dans les situations où cela s’y prêterait, les mots utilisés suggèrent plus. Prenons par exemple le démoniaque de la Décapole sur lequel Marc écrit : « Voyant Jésus de loin, il courut et se prosterna (proskyneō) devant lui » (Mc 5, 6). Tout cela semble assez banal. Mais le verset suivant apporte un éclairage spécifique : « D’une voix forte il crie : « De quoi te mêles-tu, Jésus, Fils du Dieu Très Haut? » Même si cette dernière expression n’a pas toute la signification qu’elle revêtira plus tard dans le credo chrétien, il exprime néanmoins une relation privilégie avec Dieu, et donc le geste de se prosterner entend reconnaître une certaine grandeur en Jésus. De même, quand Matthieu écrit : « Alors la mère des fils de Zébédée s'approcha de lui, avec ses fils, et se prosterna (proskyneō) pour lui demander quelque chose » (Mt 20, 20). On peut avoir l’impression à prime abord qu’il s’agit simplement d’un geste de politesse et de courtoisie. Mais la suite nous oriente dans une autre direction : « Il lui dit : "Que veux-tu? " "Ordonne, lui dit-elle, que dans ton Royaume mes deux fils que voici siègent l’un à ta droite et l’autre à ta gauche" » (Mt 20, 21). Jésus est présenté comme un Seigneur qui règnera dans le Royaume de Dieu. Jésus n’est pas présenté comme un être ordinaire. Aussi « se prosterner » exprime la reconnaissance d’une forme de seigneurie.

    À quelques reprises, « se prosterner » apparaît dans des situations de supplications intenses. Par exemple :

    Mais la femme était arrivée et se tenait prosternée (proskyneō) devant lui en disant: "Seigneur, viens à mon secours!" (Mt 15, 25)

    La plupart du temps, chez Matthieu, cette supplication s’adresse à Jésus en tant que Seigneur.

    Encore chez Matthieu, on observe le verbe « se prosterner » à trois reprises dans son récit de l’enfance de Jésus. Par exemple :

    Entrant alors dans le logis, ils (les mages) virent l'enfant avec Marie sa mère, et, tombant (par terre), ils se prosternèrent (proskyneō) devant lui; puis, ouvrant leurs cassettes, ils lui offrirent en présents de l'or, de l'encens et de la myrrhe (Mt 2, 11)

    Les cadeaux offerts sont des cadeaux royaux, et donc « se prosterner » signifie la reconnaissance par les mages que Jésus est leur souverain, leur roi. Avec raison certaines bibles ont traduit proskyneō par : rendre hommage. Tout cela assume un regard de foi. Chez Jean, il n’y a qu’une seule occurrence de proskyneō qui s’adresse à Jésus, et cela se fait dans un contexte de foi :

    Alors il (l’aveugle-né) déclara: "Je crois, Seigneur", et il se prosterna (proskyneō) devant lui (Jn 9, 38)

    Autrement, proskyneō apparaît dans des scènes après Pâques et concernent Jésus ressuscité. Par exemple :

    Et voici que Jésus (ressuscité) vint à leur rencontre: "Je vous salue", dit-il. Et elles de s'approcher et d'étreindre ses pieds en se prosternant (proskyneō) devant lui (Mt 28, 9)

    Aussi, à moins qu’il s’agisse d’un contexte de prière instante de guérison, il faut interpréter proskyneō à l’égard de Jésus comme une expression de foi en Jésus tel que connu après sa résurrection.

Revenons à Matthieu. Dans les évangiles, c’est celui qui utilise le plus proskyneō. Non seulement il est celui qui utilise le plus ce verbe, mais sur les 13 occurrences 10 s’adressent à Jésus, et ces dix occurrences lui sont propres. C’est là l’expression chez Matthieu d’une théologie haute, où Jésus est présenté sous ses traits divins. Aussi, il faut lire notre v. 33 dans ce contexte : le Jésus devant lequel les disciples se prosternent dans la barque est le Jésus connu après Pâques, celui qui partage les prérogatives de Dieu. Il est inutile de tenter d’obtenir une vidéo de la scène : on serait bien embarrassé de trouver la place dans la petite barque pour que tous les disciples s’étendent par terre dans un geste prosternation. Matthieu se situe dans le monde de la catéchèse et de la foi.

Textes avec le verbe proskyneō dans le Nouveau Testament
alēthōs (vraiment) Alēthōs est un adverbe peu fréquent dans les Évangiles-Actes : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 7; Ac = 1; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il provient de la racine verbale lanthanō (être caché, ignoré, passer inaperçu), précédée du préfixe négatif a-. Il qualifie donc ce qui ne passe pas inaperçu, ce qui n’est pas caché, qui n’est pas dissimulé. On le traduit habituellement par « vraiment ».

Mais l’adverbe peut prendre de multiples nuances et jouer différents rôles. En effet, alēthōs peut servir à affirmer un point de vue qui n’est pas évident et apparaît déroutant : c’est une façon de dire que c’est pourtant là la vérité. Par exemple :

  • Lc 21, 3 : et il dit: "Vraiment (alēthōs), je vous le dis, cette veuve qui est pauvre a mis plus qu'eux tous"

Dans un contexte d’opposition ou de débat, c’est une façon de dire que l’opposant a tort et d’insister que son point de vue reflète malgré tout la réalité. Par exemple :

  • Mc 14, 70 : Mais de nouveau Pierre niait. Peu après, à leur tour, les assistants disaient à Pierre: "Vraiment (alēthōs) tu en es; et d'ailleurs tu es Galiléen."

Alēthōs apparaît souvent dans un contexte où des événements confirment une certaine réalité, et l’interlocuteur fait savoir que cette réalité a été validée. Par exemple :

  • Jn 6, 14 : A la vue du signe qu'il venait de faire, les gens disaient: "C'est vraiment (alēthōs) lui le prophète qui doit venir dans le monde."

L’adverbe peut être utilisé simplement pour insister sur l’importance de ce qu’on affirme pour le mettre en valeur; nous sommes alors devant une affirmation solennelle. Par exemple :

  • Lc 12, 44 : (parabole de l’intendant fidèle) Vraiment (alēthōs), je vous le dis, il l'établira sur tous ses biens

Dans certains cas, il s’agit moins de la conformité à la réalité que de l’authenticité d’une personne, de sa fiabilité et de son caractère représentatif. Par exemple :

  • Jn 1, 47 : Jésus vit Nathanaël venir vers lui et il dit de lui: "Voici vraiment (alēthōs) un Israélite sans détours."

Ainsi, l’ajout de « vraiment » dans une phrase vise différents buts. Pourquoi a-t-on « vraiment » ici au v. 33 quand les disciples disent : « Vraiment, tu es fils de Dieu »? Cette affirmation fait suite à la marche sur les eaux, et donc alēthōs est une façon de dire que l’affirmation a été validée par les « faits » (n’oublions pas que nous sommes dans un langage théologique et que les eaux représentent le mal). C’est la même approche qu’il utilisera à la fin de son évangile, 27, 54 : « Quant au centurion et aux hommes qui avec lui gardaient Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait, ils furent saisis d'une grande frayeur et dirent: "Vraiment (alēthōs) celui-ci était fils de Dieu!" ». Nous retrouvons quelque chose de semblable chez Mc 15, 39 : « Voyant qu'il avait ainsi expiré, le centurion, qui se tenait en face de lui, s'écria: "Vraiment (alēthōs) cet homme était fils de Dieu!" »; l’obscurité, l’appel à Dieu de la part de Jésus et surtout le voile du sanctuaire qui se déchire en deux, tout cela amène le centurion à confesser sa foi en Jésus fils de Dieu. C’est également la même chose qu’on a en 1 Rois 18, 39 : « Et le peuple tomba la face contre terre, et il dit : Vraiment (alēthōs), le Seigneur Dieu est le seul Dieu »; le peuple vient d’être témoin de l’intervention de Dieu qui envoie le feu dévorer l’holocauste, le bois, les pierres, la poussière et absorber l’eau du fossé.

En même temps, la présence de « vraiment » dans la phrase donne une grande solennité à l’affirmation des disciples : c’est une véritable confession de foi que Matthieu entend mettre en valeur.

Textes avec l'adverbe alēthōs dans la Bible
theou huios (de Dieu fils)
L’expression theou huios est surprenante, car theou (Dieu) est un génitif masculin singulier, donc le complément de nom du nom huios (fils), au nominatif masculin singulier : le complément de nom précède le nom qu’il complète, et donc au lieu d’avoir « fils de Dieu », nous avons ici : « de Dieu fils ». Comme la phrase se termine avec le verbe être, il faut donc traduire : de Dieu fils tu es. De tous les évangélistes, Matthieu est le seul à utiliser ce procédé. Voici deux autres passages :
  • Mt 27, 43 : Il a compté sur Dieu; qu’il le délivre maintenant, s'il s'intéresse à lui! Il a bien dit: de Dieu je suis fils (theou eimi huios)!"
  • Mt 27, 54 : Quant au centurion et aux hommes qui avec lui gardaient Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait, ils furent saisis d'une grande frayeur et dirent: "Vraiment celui-ci était de Dieu fils (theou huios)!"

Pourquoi cette inversion de l’ordre normal. On inverse l’ordre d’une expression dans une langue quand on veut mettre l’accent sur un des mots, habituellement le premier. Par exemple, si je dis de quelqu’un : le prince de Sibérie, je mets l’accent sur le fait qu’il est prince, et Sibérie ne fait que préciser sur quel territoire il est prince. Mais si je dis : de la Sibérie, il est le prince, je mets l’accent sur l’immense territoire de la Sibérie, et le mot « prince » ne fait que préciser qui joue un rôle sur ce territoire. On peut penser que c’est là l’intention de Matthieu : mettre l’accent sur Dieu, c’est insister sur la personne dont il est le fils, comme s’il disait : rendez-vous compte? C’est de Dieu qu’il est le fils. Les trois occurrences de cette inversion sont accompagnées du verbe « être ». N’oublions pas qu’il y a chez Matthieu une théologie haute, où il insiste sur le côté transcendant de Jésus.

Dans le reste de la Bible, il y a deux autres occurrences de cette inversion, 2 Corinthiens 1, 19 et Sagesse 18, 13 où l’auteur fait référence au peuple d’Israël. Mais la même logique sur ce qu’on cherche à mettre en valeur prévaut.

Maintenant, posons-nous la question: que signifie l’expression "fils de Dieu" chez Matthieu? Malheureusement, le mot fils a de multiples significations. La plus claire est la signification biologique, par exemple : la mère des fils de Zébédée (Mt 27, 56). Mais il y a aussi la lignée généalogique, par exemple : Jésus est parfois appelé « fils de David » (par ex. Mt 9, 27), non pas parce qu’il est fils biologique, mais selon sa généalogie il aurait pour ancêtre le roi David. Ensuite, il y a le groupe ou la race à laquelle on appartient, par exemple : les fils d’Israël (Mt 27, 9). On peut ajouter cette signification qui vient de l’allégeance au niveau des idées et des valeurs à un maître ou à un groupe de personne, par exemple : les fils des Pharisiens (Mt 12, 27). Dans le cadre de ces catégories, où situer l’expression « fils de Dieu »? À la rigueur, il pourrait s’agir d’une adhésion aux valeurs qu’on croit avoir Dieu pour source. Mais si des gens peuvent se dire ainsi « fils de Dieu », est-ce là la signification qu’entendent donner Matthieu ainsi que les autres évangélistes?

L’Ancien Testament

Pour bien comprendre de quoi il s’agit, il faut commencer par l’univers de l’Ancien Testament. Il est possible que cet univers ait intégré du monde gréco-romain ou des peuples d’alentour une multiplicité de dieux, des puissances supra-humaines, tout en les soumettant au Dieu unique, appelé ʾēl, ou au pluriel de majesté ĕlōhîm, dont une des étymologies possibles serait la racine ʾōl (être puissant, être prééminent) (voir Jean-Pierre Prévost, ēl, Nouveau vocabulaire biblique. Paris-Montréal : Bayard-Médiaspaul, 2004, p. 125).

C’est ainsi que la Genèse nous parle des fils de Dieu qui se seraient accouplés avec des femmes de la terre pour donner naissance à des géants, des hommes fameux (Gn 6, 2-4). Parler de « fils de Dieu » signifie ici partager un peu de la puissance et de la prééminence de Dieu. Quand le Psaume 82, 1 dit : « Dieu s'est tenu debout dans l'assemblée des dieux », on peut penser que ces « dieux » désignent soit des êtres célestes, soit des anges, soit encore des juges terrestres. Quelque soit les cas de figure, il s’agit toujours d’êtres doués d’une certaines autorité, et donc qui partagent un privilège divin. Quand la Septante rencontrera l’expression hébraïque « fils de Dieu », souvent elle la traduira par anges, par exemple Job 1, 6 : LXX « Or, l'un de ces jours-là, les anges de Dieu (hoi angeloi tou theou, héb. benê ĕlōhîm : fils de Dieu) s'en vinrent comparaître devant le Seigneur, et le diable vint avec eux » (voir aussi Job 2, 1; 38, 7; Ps 29, 1).

Mais une fonction méritera plus particulièrement le titre de fils de Dieu, celle du roi. Ainsi, lors de son intronisation, on récitait le Ps 2, 7 : « Laissez-moi citer le décret du Seigneur ; il m'a déclaré : « C'est toi qui es mon fils. Aujourd'hui, je t'ai fait naître ». On peut parler de filiation spirituelle ou adoption, dans la mesure où Dieu délègue au roi certains de ses privilèges pour qu’il exerce son rôle de juger et de gouverner. Et parmi ces fils de Dieu royaux, se détache la figure du messie ou christ (oint), un descendant de David, d’après l’auteur de 2 Samuel 7, 14 où Dieu donne ce message au prophète Natan qu’il doit transmettre au roi David, un message où on lui assure une longue descendance, et de son successeur et de tous ses successeurs il dit : LXX « Je serai pour lui un père, et il sera pour moi un fils ; et, si une iniquité provient de lui, je le châtierai avec la verge qui châtie les hommes ; je lui porterai les coups que l'on porte aux fils des hommes ». Ainsi, malgré les aléas de la royauté, malgré les exils et la présence de forces étrangères, la foi en cette promesse de Dieu d’une figure comme celle de David s’est maintenue, comme le chante le Psaume 132, 17 : LXX (131) « C'est là que j'élèverai le front de David, là que j'ai préparé une lampe pour mon Christ (Christos, héb. māšîaḥ : messie ».

Dans l’Ancien Testament, les membres du peuple d’Israël sont également appelés fils de Dieu. Pourquoi? Nous ne sommes plus devant des êtres qui partagent une certaine autorité. Il s’agirait plutôt d’un choix de Dieu, d’après ce que laisse entendre Osée 11, 1 : « Quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Égypte j’ai appelé mon fils ». Et Dieu s’engage à veiller sur ce fils : « Le nombre des fils d’Israël sera comme le sable de la mer, qu’on ne peut ni mesurer ni compter, il arrivera qu’à l’endroit où on leur disait : "Vous n’êtes pas mon peuple", on leur dira : "Fils du Dieu vivant" » (Os 2, 1). C’est là une tradition qu’on retrouve un peu partout dans l’Ancien Testament, par exemple Exode 4, 22 : « Tu diras à Pharaon : Ainsi parle le Seigneur : Mon fils premier-né, c’est Israël » (voir aussi Is 1, 2; Jr 3, 19; Dt 32, 6; Ml 1, 6). Selon Esther grec, c’est l’une des raisons pour laquelle le roi perse Artaxerxès, dans son édit à l’adresse de tous les sujets de son royaume, leur demande de prêter main-forte aux Juifs pour repousser ceux qui s'attaqueront à eux :

ils (les Juifs) sont fils du Très-Haut (huios hypsistou ) le Dieu vivant, le Très-Grand, qui gouverne le royaume avec droiture pour nous comme pour nos ancêtres dans les meilleures conditions (Est E, 16)

Il arrive aussi que certains individus soient appelés « fils de Dieu ». C’est le cas de celui qui est juste, i.e. fidèle à l’alliance conclue avec Dieu et exprimée par sa Loi.

Car si le juste est fils de Dieu (huios theou), Dieu le protégera, et le tirera des mains de ses adversaires (Sg 2, 18)

Ainsi, à l’orée de la période des évangélistes, le titre de « fils de Dieu » pouvait désigner le messie roi, l’ensemble du peuple juif, ou encore des individus considérés comme justes devant Dieu. Ils étaient fils en raison d’une filiation spirituelle initiée par Dieu lui-même, où ils exprimaient la dimension salvifique et compatissante de Dieu, et le privilège dont ils pouvaient se targuer était celui d’être soutenu et protégé par Dieu.

Dans les évangiles

Dans le Nouveau Testament, le titre de « fils de Dieu » s’applique uniquement à Jésus. Mais ce n’est pas le titre qu’on lui attribue le plus, le titre de messie ou Christ étant beaucoup plus fréquent.

Intéressons-nous aux évangélistes. Les occurrences de « fils de Dieu » ou les expressions équivalentes (fils du Père, mon fils, fils unique, le Fils) s’établissent ainsi : Mt = 13; Mc = 8; Lc = 10; Jn = 24; Ac = 1; 1Jn = 8; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Selon ces chiffres, il y a une gradation qui commence avec Marc et connaît son apogée avec Jean.

Qu’entend-on par « Fils de Dieu » quand le titre s’adresse à Jésus? Pour la période de Jésus, notre seul indice de ce que pouvait signifier ce titre est un texte isolé et obscur de Qumran (4Q246) qui ferait allusion à un fils de Dieu, peut-être une figure messianique. De fait, à plusieurs reprises dans les évangiles, le titre de « fils de Dieu » est accompagné du titre de messie ou Christ, comme s’ils étaient synonymes. C’est ainsi que commence l’évangile de Marc : « Commencement de l’évangile de Jésus Christ (christos), fils de Dieu (huiou Theou) ». Et tous les évangélistes présentent des textes où messie (christos) et fils de Dieu sont en apposition :

  • Mc 14, 61 : Mais lui se taisait et ne répondit rien. De nouveau le Grand Prêtre l'interrogeait, et il lui dit: "Tu es le Christ (christos), le Fils du Béni (huios tou eulogētou)"
  • Lc 4, 41 : D'un grand nombre aussi sortaient des démons, qui vociféraient en disant: "Tu es le Fils de Dieu (huios tou theou)!" Mais, les menaçant, il ne leur permettait pas de parler, parce qu'ils savaient qu'il était le Christ (christos).
  • Mt 16, 16 : Simon-Pierre répondit: "Tu es le Christ (christos), le Fils du Dieu (huios tou theou) vivant."
  • Jn 20, 31 : Ceux-là ont été mis par écrit, pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu (huios tou theou), et pour qu'en croyant vous ayez la vie en son nom.

D’ailleurs, l’élection de Jésus à son baptême dont parle Marc 1, 11 (« et une voix vint des cieux: "Tu es mon Fils (huios mou) bien-aimé, tu as toute ma faveur." », repris par Matthieu et Luc, est une façon pour l’évangéliste d’affirmer que Jésus a été choisi pour accomplir sa mission messianique, tout comme l’intronisation d’un roi exprimé par Ps 2, 7. Cette élection sera confirmée devant ses disciples lors de la transfiguration (Mc 9, 7) où Dieu le présente comme le prophète qu’il faut écouter.

Mais, comme on le devine bien, le titre de « fils de Dieu » n’est pas seulement synonyme de messie. Ici, il faut suivre chaque évangéliste dans les indices qu’ils nous donnent.

Marc

Chez Marc, notons tout d’abord que seuls des êtres surnaturels sont capables de l’identifier comme « fils de Dieu » de son vivant, car il ne s’agit pas d’une réalité observable par un être humain. C’est ainsi, nous dit Marc 1, 21-28, qu’un esprit impur, sur le point d’être expulsé d’un homme, dira : « Que nous veux-tu, Jésus le Nazarénien? Es-tu venu pour nous perdre? Je sais qui tu es: le Saint de Dieu (hagios tou theou) ». Ainsi, celui qui vient de Dieu a autorité sur le mal qu’est la maladie (Mc 1, 24; voir aussi 3, 11; 5, 7). Enfin, il y a la confession du centurion : « Vraiment cet homme était fils de Dieu (huios theou) » (15, 39). Sur quelle base peut-il faire une telle affirmation? Jésus vient de faire appel à Dieu (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? »), et Dieu est intervenu avec l’obscurité pendant trois heures, et surtout avec le voile du sanctuaire qui se déchire, confirmant la parole sur la destruction du temple. Jésus est fils de Dieu, non seulement parce qu’il est le messie choisi par Dieu, mais il partage avec Dieu l’autorité sur le mal, et Dieu est intervenu à sa prière.

Luc

Tout d’abord, Luc partage la perception générale que Jésus est fils de Dieu parce qu’il est le messie, ce roi promis issu de la lignée de David : « Il sera grand, et sera appelé Fils du Très-Haut (huios hypsistou). Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père » (1, 32). De même, il reprend les affirmations de Marc sur l’autorité de Jésus sur le mal à travers ses guérisons, et qu’en cela les êtres surnaturels reconnaissent qu’il est fils de Dieu. Mais Luc ajoute deux attributs au fils de Dieu. Tout d’abord, à travers le récit de la tentation de Jésus (4, 1-13) qu’il reçoit de la source Q, il nous présente le fils de Dieu comme celui qui demeure totalement fidèle à sa mission messianique et à Dieu, contrairement aux Israélites dans le désert, et donc est personnellement vainqueur du mal en assumant totalement sa condition humaine, en refusant le pouvoir avec ses richesses, en refusant un chemin qui lui permettrait d’éviter la mort; bref Jésus se montre fils de Dieu en étant pleinement et pauvrement humain. Mais il y a un deuxième attribut peut-être encore plus important : « L'ange lui répondit: "L'Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre; c'est pourquoi l'être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu (huios theou) » (1, 35). C’est parce qu’il est rempli d’Esprit Saint qu’il est en mesure de sortir victorieux de son combat contre Satan et le mal : « Jésus, rempli d'Esprit Saint, revint du Jourdain et il était mené par l'Esprit à travers le désert » (4, 1). Et s’il est en mesure de mener jusqu’au bout sa mission messianique, c’est en raison de cet Esprit de Dieu : « L'Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a consacré par l'onction, pour porter la bonne nouvelle » (4, 18). Et dans les Actes des Apôtres, comme fils de Dieu, il répandra l’Esprit dans le monde (2, 1-36)

Matthieu

Chez Matthieu on retrouve à peu près les mêmes attributs du fils de Dieu que nous avons pu identifier chez Marc et Luc : il est fils de Dieu comme messie, il est fils de Dieu par son autorité sur le mal de la maladie que perçoivent bien les êtres surnaturels, il est fils de Dieu parce qu’il est fidèle à la volonté de Dieu comme l’a montré la scène de la tentation au désert. Mais il attirera l’attention sur deux autres attributs. Il y a d’abord la présentation du fils de Dieu comme celui qui se confie totalement en Dieu et celui dont Dieu s’occupe éminemment : « Il a compté sur Dieu; qu’il le délivre maintenant, s'il s'intéresse à lui! Il a bien dit: de Dieu je suis fils (theou eimi huios)! » (27, 43); c’est ici une référence à Ps 22, 9, ce psaume que Jésus a commencé à réciter (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné). Mais il y a surtout l’autorité générale sur les forces du mal représentée par la domination sur la nature comme la marche sur les eaux (14, 22-33), et le tremblement de terre à sa mort (27, 51), et surtout représenté par la mal par excellence qu’est la mort (le corps de nombreux défunts ressuscitèrent, 27, 52) : « Quant au centurion et aux hommes qui avec lui gardaient Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait (des morts ressuscitent), ils furent saisis d'une grande frayeur et dirent: "Vraiment celui-ci était de Dieu fils (theou huios)! (27, 54).

Jean

Il y chez Jean des éléments semblables à ce qu’on trouve chez les autres évangélistes, comme l’apposition du titre « fils de Dieu » et messie : « Elle lui dit: "Oui, Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu (huios tou theou), qui vient dans le monde » (11, 27). De même, comme on l’a vu chez Luc, le fils de Dieu est celui qui a reçu l’Esprit Saint : « Et moi, je ne le connaissais pas, mais celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, celui-là m'avait dit: Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre et demeurer, c'est lui qui baptise dans l'Esprit Saint. Et moi, j'ai vu et je témoigne que celui-ci est fils de Dieu (huios tou theou) » (1, 33-34). Mais Jean nous transporte sur un autre registre quand il nous parle du « fils unique » (3, 16.18), et surtout nous présente ce fils comme parole de Dieu qui s’est fait chair, et parfait reflet de Dieu : « et qui me voit voit celui qui m'a envoyé » (12, 45); « ce que fait celui-ci, le Fils (huios) le fait pareillement » (5, 19); « comme le Père en effet a la vie en lui-même, de même a-t-il donné au Fils (huios) d'avoir aussi la vie en lui-même (5, 26). Et c’est cette capacité de donner la vie qui provoquera chez ses adversaires le désir de le tuer et culminera dans cette accusation devant Pilate : « Les Juifs lui répliquèrent: "Nous avons une Loi et d'après cette Loi il doit mourir, parce qu'il s'est fait Fils de Dieu (huios theou) » (19, 7). Ainsi, pour Jean, Jésus est ce fils unique car il est le véritable révélateur de ce qu’est Dieu, et cette révélation est source d’une vie unique pour le croyant, la vie même de Dieu.

Après ce tour d’horizon évangélique, on peut poser la question : quand a-t-on commencé à donner à Jésus le titre de fils de Dieu? Rien n’indique que ce fut de son vivant. Au contraire, quand les évangélistes nous offrent des passages où on dit qu’il est fils de Dieu, ils prennent la précaution de le mettre dans la bouche d’êtres surnaturels, car ce sera seulement après sa mort que des humains le diront clairement. Quant à Jean, il s’agit d’une longue réflexion théologique quelque soixante ans après le ministère de Jésus. Ces voix du ciel où Dieu affirme que Jésus est son fils sont des citations de l’Ancien Testament. La confession comme fils de Dieu des disciples à la suite de la marche sur les eaux et la confession de Pierre reflètent le travail éditorial de Matthieu (sur ce point, voir R.E. Brown). Mais ce qui est clair, la notion de Jésus comme fils de Dieu s’est développée à une vitesse fulgurante après sa mort, comme on le voit par exemple dans les épitres pauliniennes, en particulier l’épitre aux Romains (vers l’an 55).

Il est temps de revenir à notre v. 33 et au titre de « Fils de Dieu ». Dans notre analyse de ce titre chez Matthieu, nous avons souligné que ce titre lui est donné à la suite de son autorité manifestée sur les forces du mal représentées par les eaux, les vagues et la mer. La mer était aussi associée à l’abime, séjour des morts. Il faut maintenant souligner deux autres choses.

  1. Cette confession des disciples doit être rapprochée d’une autre confession chez Matthieu (27, 54), celle du centurion et des gardes romains à la suite de l’autorité manifestée par Jésus à sa mort sur la nature, en particulier l’éclatement du roc et le tremblement de terre, ainsi que l’autorité sur la mort, une autre forme de mal, alors que de nombreux corps retrouvent la vie. Dans les deux cas, Matthieu a pris soin d’utiliser l’expression : « de Dieu fils », dans la formule de proclamation

  2. Pourquoi avoir ainsi voulu créer au v. 33 une confession de foi similaire à celle du centurion et des gardes romains à la mort de Jésus? La réponse est probablement donnée par la place importante qu’occupent les disciples dans l’évangile de Matthieu. Pour l’évangéliste, il était sans doute inacceptable que la proclamation de foi la plus importante soit sur les lèvres de païens romains (le centurion et les gardes), alors que dans son évangile les disciples sont constamment les médiateurs entre Jésus et les foules. Et surtout, s’adressant à une communauté de Juifs chrétiens, il était important les premiers à proclamer la foi en Jésus fils de Dieu vint de ceux qui les représentent, la communauté des disciples.

Textes avec le nom theos chez les évangélistes

Textes avec le nom huios chez les évangélistes

Textes avec l'expression huios theou dans la Bible

R.E. Brown sur les titres de messie et fils de Dieu

  1. Analyse de la structure du récit

    Mise en scène : Jésus établit un plan :
    1. Les disciples se rendront en barque sur l’autre rive
    2. Jésus congédiera les foules

    Exécution du plan

    Jésus

    • Jésus congédie les foules
    • Jésus se rend à la montagne et s’isole pour prier jusque tard le soir

    Les disciples

    • À bonne distance de la rive, les disciples en barque affrontent les vagues et les vents contraires

    Initiative de Jésus : il rejoint ses disciples

    • À la fin de la nuit il rejoint ses disciples en marchant sur l’eau
    • Réaction des disciples : ils sont bouleversés, ils ont peur, ils croient voir un spectre
    • Réponse de Jésus : il s’identifie et invite ses disciples à avoir confiance

    Interaction entre Pierre et Jésus

    • Demande de Pierre de rejoindre Jésus sur l’eau
    • Réponse de Jésus : il donne l’ordre de le rejoindre
    • Action : Pierre marche vers Jésus sur l’eau
    • Échec : Pierre perd confiance en voyant le vent, commence à couler et crie au secours
    • Intervention de Jésus : il le récupère en lui reprochant son manque de foi

    Conclusion : Jésus est de retour dans la barque

    • Quand Jésus monte dans la barque, le vent se calme
    • Confession de foi des disciples : ils se prosternent et le proclament « fils de Dieu »

    Le récit est structuré par le fait que les disciples sont ensemble au tout début, et se retrouveront ensemble à la fin du récit. Entre le début et la fin du récit, la séparation sera l’occasion d’un certain nombre d’événements.

    Le contenu du récit lui-même est le résultat d’une décision de Jésus qui propose un plan concernant les disciples et sa propre personne : les disciples doivent aussi quitter le lieu de la scène de la multiplication des pains pour les arracher à l’illusion d’un monde trop merveilleux et faire l’expérience de son absence, alors que lui, Jésus, veillerait à conclure ce temps mémorable.

    Ce plan est exécuté, mais connait une tournure particulière : l’absence de Jésus se prolonge alors qu’il vit un moment d’intimité avec Dieu, la traversée de la mer par la communauté des disciples devient longue et pénible.

    Les retrouvailles de Jésus et de ses disciples ne se produiront qu’à la fin de la nuit de l’absence, et elles seront différentes de l’expérience ordinaire :

    • Jésus domine les forces de la nature
    • Et sa façon d’être présent fait peur
    • Il n’est accessible que par sa parole de paix et par la foi

    Les retrouvailles devaient conclure le récit avec la fin de la tempête et la paix retrouvée, mais Matthieu a inséré une scène qui lui est propre, celle d’une interaction entre Pierre et Jésus. Il faut lire cette séquence en sachant le rôle de leader que joue Pierre aux yeux de la communauté de Matthieu.

    Dans la scène d’interaction entre Jésus et Pierre, ce dernier veut marcher dans les pas de Jésus, et donc partager son autorité sur les forces du mal. Tout cela tourne à une épreuve où le leader de l’Église n’est pas à la hauteur par son manque de foi. Voilà un message à tous les leaders dans l’Église.

    La conclusion du récit comporte deux dimensions : d’une part la présence de Jésus rétablit le calme dans la barque, et d’autre part il y a une confession de foi des disciples en Jésus fils de Dieu. Nous avons déjà souligné que cette confession de foi est une addition de Matthieu pour qui il est essentiel que la premier confession de foi provienne des disciples et avant celle de païens romains à la fin de l’évangile.

    Ainsi, notre récit comporte deux scènes importantes : la rencontre de Jésus et des disciples sur l’eau, et l’interaction entre Pierre et Jésus.

  2. Analyse du contexte

    Procédons en deux étapes, d’abord en considérant un plan possible de l’ensemble de l’évangile et en observant où se situe notre passage dans ce grand plan, ensuite en considérant le contexte immédiat de notre récit, i.e. ce qui précède et ce qui suit.

    1. Contexte général

      Établir quel plan Matthieu avait en tête en composant son évangile relève de la conjecture. Tout d’abord, en avait-il un précis? De manière générale, il suit la séquence de Marc qui commence en Galilée où se déroule la presque totalité du ministère de Jésus, et se termine à Jérusalem dans un affrontement final avec les autorités juives, là où il subira un procès juif et romain et mourra crucifié.

      Mais Matthieu nous donne un certain nombre d’indices qui nous permettent de faire un certain découpage. Il y a d’abord les deux premiers chapitres du récit de l’enfance de Jésus qui représentent de manière anticipée ce que sera la vie de Jésus, fils de David, l’Emmanuel, i.e. Dieu avec nous, rejeté par les Juifs à travers la figure d’Hérode qui veut le tuer, reçu par les païens à travers la figure des mages d’Orient, revivant le destin du peuple élu à travers le séjour en Égypte. On peut considérer ces deux chapitres comme un prologue à l’évangile.

      Au ch. 3, à travers la prédication de Jean Baptiste, nous avons une introduction à Jésus qui est revêtu de l’Esprit Saint, prêt pour sa mission.

      La section qui s’étend du ch. 4 au ch. 27 peut être divisée assez clairement en deux sections distinctes en utilisant la situation de Jean Baptiste. En 4, 12, Matthieu écrit : « Ayant appris que Jean avait été livré, Jésus se retira en Galilée. Puis, abandonnant Nazara, il vint habiter à Capharnaüm ». La mise en prison de Jean-Baptiste est l’occasion pour Jésus de voler de ses propres ailes, d’amorcer sa prédication, de se choisir des disciples. Cette première section semble se terminer en 13, 58 alors que Jésus prêche dans sa patrie et que l’évangéliste conclut : « Et là, il ne fit pas beaucoup de miracles, parce qu’ils ne croyaient pas ». En 14, 1, l’évangéliste annonce une nouvelle section avec la formule : « En ce temps-là » et décrivant la mort de Jean-Baptise, figure du sort qui attend Jésus. Et de fait, cette deuxième section est marquée par l’ombre des souffrances (16, 21 « À partir de ce moment, Jésus christ commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, souffrir beaucoup... ») et de la mort qui attendent Jésus avec les trois annonces de la passion. C’est une section centrée dans un premier temps sur les disciples et sur l’ouverture des païens à travers la figure de la Cananéenne, avant l’affrontement final avec les autorités juives.

      La première section (4, 1 – 13, 58) met d’abord l’accent la mission de Jésus avec sa préparation à travers l’épreuve du désert (4, 1-11), sa prédication initiale (4, 12-17) et le choix des premiers disciples (4, 18-22), que termine un sommaire (4, 23-25). Puis vient la présentation de son programme sur la montagne, et de son action qui accompagne sa parole à travers le regroupement de dix miracles (5, 1 – 9, 38) : Jésus se montre puissant en parole et en action. Et il délègue cette mission aux disciples qui devront faire la même chose (10, 1 – 11, 1). Tout cela déclenche une période où il faut prendre position par rapport à sa personne et à son enseignement, où il faut savoir reconnaître les signes (11, 2 – 13, 58).

      La deuxième section (14, 1 – 27, 66) est marquée par l’ombre de la mort de Jésus, amorcée par la mort de Jean baptiste lui-même. La première section s’est terminée sur un constat d’échec, alors Jésus se concentre maintenant sur ses disciples, les prépare à sa disparition. Les symboles eucharistiques affleurent avec les deux multiplications des pains (ch. 14 et 15), l’arrivée des païens est annoncée avec le récit de la Cananéenne (ch. 15), et la perspective de sa mort prochaine qui scande toute cette section, tout comme de sa résurrection à travers le récit de la transfiguration (ch. 17). C’est l’occasion pour Jésus d’expliquer comment les disciples devront vivre ensemble (ch. 18). Puis, c’est la confrontation finale où on lui tend constamment des pièges et où Jésus dénonce l’hypocrisie des Pharisiens (ch. 21 – 23). Enfin, Jésus offre un dernier discours concernant la venue du Fils de l’homme et quels seront les critères du jugement, i.e. la compassion (ch. 24 – 25), avant de garder un silence presque complet lors de son procès juif et de son procès romain (ch. 26 – 27).

      La conclusion du ch. 28 est centrée sur l’expérience de la résurrection de Jésus et l’envoi en mission des disciples vers le monde entier.

      L’une des caractéristiques de l’évangile selon Matthieu est de nous présenter cinq discours ou catéchèses bien délimités : l’enseignement sur la montagne (de 5, 1 « À la vue des foules, Jésus monta dans la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui... il les enseignait » à 7, 28-29 « Or, quand Jésus eut achevé ces instructions... »); l’enseignement sur la mission (de 10, 1 « Ayant fait venir ses douze disciples... Jésus les envoya en mission avec les instructions suivantes... » à 11, 1 « Or, quand Jésus eut achevé de donner ces instructions à ses douze disciples... »); l’enseignement en paraboles (de 13, 1 « En ce jour-là, Jésus sortit de la maison et s’assit au bord de la mer... il leur dit beaucoup de choses en paraboles... » à 13, 51-52 « Avez-vous compris tout cela?... »); l’enseignement sur la vie fraternelle (de 18, 1 « À cette heure-là, les disciples s’approchèrent de Jésus et lui dirent : "Qui donc est le plus grand dans le Royaume des cieux? " » à 19, 1 « Or, quand Jésus eut achevé ces instructions... »); l’enseignement eschatologique (de 24, 3 « Comme il était assis, au mont des Oliviers, les disciples s’avancèrent à l’écart, et lui dirent : "Dis-nous quand cela arrivera"... » à 26, 1 « Or, quand Jésus eut achevé toutes ses instruction »).

      Toutes ces considérations sur un plan possible de l’évangile selon Matthieu peuvent être représentées par le tableau suivant.

      plan de Matthieu

      D’après ce plan, le récit de la marche sur les eaux se situe dans la deuxième section (14, 1 – 27, 66) de l’évangile, marquée par l’ombre de la mort de Jésus, amorcée par la mort de Jean baptiste lui-même. C’est une section où Jésus réserve son enseignement à ses disciples, après une forme de constat d’échec : les gens ne croyaient pas.

      Ce contexte donne une couleur à notre récit : tout d’abord, l’absence de Jésus et le temps qu’il passe seul en prière à la montagne est un écho de ce qui attend les disciples avec la mort de Jésus qui s’annonce. La difficulté de la navigation de la barque des disciples est aussi indicatrice de ce qui attend l’Église en l’absence de Jésus. D’autre part, l’enseignement réservé aux disciples concernera comment peut se faire maintenant la rencontre avec Jésus : ce ne sera plus comme avant, lorsqu’il marchait physiquement sur les routes de Palestine. Car on aura l’impression d’être devant un spectre, et non pas comme un être en chair et en os. Sans la foi, on aura l’impression d’être devant un mort au milieu de la nuit. Mais sa parole sera disponible pour rassurer la communauté. Et il y a bien sûr un enseignement particulier pour les leaders de l’Église : d’eux on attend une foi indéfectible.

    2. Contexte immédiat

      Notre récit est précédé d’abord par une scène où Hérode le tétrarque apprend la renommée de Jésus qui fait des guérisons et voit en Jésus Jean-Baptiste qui serait ressuscité des morts, ce qui expliquerait ses pouvoirs spéciaux. C’est l’occasion pour Matthieu de raconter la mort de Jean-Baptiste. Puis il continue en nous disant qu’en apprenant la mort de Jean-Baptiste, Jésus se retire en barque vers un lieu désert. Mais cette retraite est de courte durée, car des foules de partout le suivent à pied et le rejoignent au moment où il descend de la barque. Et il écrit : « En débarquant, Jésus vit une grande foule; il fut pris de pitié pour eux et guérit leurs infirmes » (14, 14). Il n’y a aucun enseignement aux foules, seulement de la compassion pour leurs infirmités. Puis, vient le soir et les disciples suggèrent de renvoyer la foule pour qu’elle aille se nourrir, mais Jésus leur rétorque de nourrir eux-mêmes cette foule. Même si c’est Jésus qui fait la bénédiction sur le pain, ce sont les disciples qui jouent le rôle d’intermédiaire entre Jésus et la foule, et donc nourrissent la foule. L’intention de Matthieu est claire : l’enseignement de Jésus ne s’adresse plus à la foule, mais à ses disciples, et ce que Jésus a fait, les disciples devront le faire à leur tour : guérir et nourrir les gens, bref exercer la compassion.

      Regardons maintenant ce qui suit notre récit de la marche sur les eaux. La barque arrive à Gennésareth. Or, que nous dit Matthieu? « Les gens de cet endroit le reconnurent, firent prévenir toutes la région, et on lui amena tous les malades » (14, 34). Suit alors une longue journée de guérisons de toutes sortes. Ainsi, ce qui précède notre péricope est un enseignement aux disciples sur la compassion, et ce qui suit est une journée de compassion, encore un enseignement destiné aux disciples. On peut reconnaître dans ce qui précède et suit notre récit une forme d’inclusion.

      Quand on a une forme d’inclusion, la clé d’interprétation de tout l’ensemble se trouve dans ce qui est au centre de l’inclusion, et ici c’est notre récit de la marche sur les eaux. N’oublions pas que les eaux, les vagues et la mer représentent les forces du mal, tout comme la maladie. Aussi, la clé d’interprétation de l’ensemble de ces récits où Jésus exerce la compassion et enseigne la compassion à ses disciples, c’est la foi qu’il est vivant dans la nuit de son absence, et d’être capable de reconnaître qu’il est fils de Dieu, maître sur les forces du mal.

      Il y a quelque chose d’ironique dans la perception d’Hérode sur les forces de guérison chez Jésus en l’associant à une résurrection des morts, celle de Jean-Baptiste. Il a partiellement raison en parlant de résurrection des morts, mais ce sera celle de Jésus lui-même, et surtout en parlant de mort, car le chemin de la compassion est un chemin qui passe par la mort.

  3. Analyse des parallèles

    Le récit de la marche sur les eaux se retrouve chez Marc et chez Jean. Rappelons qu’il y a un fort consensus chez les meilleurs biblistes que Matthieu a eu Marc comme source, et que Jean et Marc ne se connaissaient pas; cela signifie que Jean et Marc utilisent des sources indépendantes pour écrire leur évangile. M.E. Boismard (Synopse des quatre évangiles II. Paris : Cerf, 1972, p. 225-228) croit pour sa part que le récit de la marche sur les eaux a existé d’abord sous forme de deux versions, qu’il appelle Document A et Document B, l’un faisant suite a récit de la première multiplication des pains, l’autre à celui de la deuxième multiplication des pains. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

    Nous avons mis en trois colonnes dans une traduction littérale les trois versions évangéliques. Nous avons souligné les mots de Marc qui se retrouvent également chez un autre évangéliste; un mot partiellement souligné signifie qu’il s’agit du même mot, mais à un temps différent ou à un nombre différent, ou encore d’un mot partiellement identique. En couleur rouge sont les mots de Jean qu’on trouve également chez un autre évangéliste. Les crochets ou parenthèses carrées désignent chez Jean des versets que nous avons placés hors séquence pour fin de comparaison avec les Synoptiques.

    Matthieu 14, 22-33Marc 6, 45-52Jean 6, 15-21
    15 Jésus, sachant qu’ils allaient venir et s’emparer de lui afin de (le) faire roi, il se retira de nouveau vers la montagne, lui seul.
    16 Puis, quand le soir arriva, ses disciples descendirent à la mer,
    22 Et aussitôt (eutheōs) il contraignit les disciples à monter dans la barque et à le précéder vers l'autre côté, jusqu'à ce qu'il congédie les foules. 45 Et aussitôt (euthys) il contraignit ses disciples à monter dans la barque et à précéder vers l’autre côté, à Bethsaïde, jusqu’à ce qu’il congédie la foule.17 et, montant dans une barque, ils allaient vers l’autre côté de la mer, vers Capharnaüm. Et l’obscurité était déjà arrivée et Jésus n’était pas encore venu à eux.
    23a Et ayant congédié les foules il monta vers la montagne par lui-même pour prier;46 Et, ayant pris congé d’eux, il s’en alla vers la montagne pour prier[15b il se retira de nouveau vers la montagne, lui seul.]
    23b puis, le soir étant arrivé, seul il était là.47a Et, le soir étant arrivé,[16 Puis, quand le soir arriva, ses disciples descendirent à la mer]
    24a Puis, la barque était éloignée déjà de plusieurs stades en partant de la terre (ferme),47b la barque était au milieu de la mer, et lui seul sur la terre (ferme).[19a Ayant ramé environ vingt-cinq ou trente stades,]
    24b étant tourmentée par les vagues, car le vent était contraire.48a Les voyant étant tourmentés à ramer, car le vent leur était contraire,[18 Et la mer se soulevait, un vent violent soufflant
    25 Puis, (à la) quatrième garde de la nuit, il vint vers eux marchant sur la mer. 48b autour de (la) quatrième garde de la nuit, il vient vers eux marchant sur la mer et il voulait les dépasser.
    26 Puis, eux les disciples l’ayant vu marchant sur la mer, ils furent bouleversés disant que c’est une apparition, et ils crièrent de peur. 49 Puis, eux l’ayant vu marchant sur la mer, pensèrent que c’est une apparition, et ils s’écrièrent; 50a car tous le virent et ils furent bouleversés. 19b ils observent Jésus marchant sur la mer et arrivant près de la barque, et ils eurent peur
    27 Puis, aussitôt Jésus parla à eux en disant : prenez courage! Moi, je suis! N’ayez pas peur! 50b Puis, lui, aussitôt il parla avec eux, et il dit à eux : prenez courage! Moi, je suis! N’ayez pas peur! 20 Puis, lui, dit à eux : Moi, je suis! N’ayez pas peur!
    28 Puis, lui ayant répondu, Pierre dit : Seigneur, si c’est toi, commande-moi de venir vers toi sur les eaux.
    29 Puis, lui, il dit : viens. Et étant descendu de la barque, Pierre marcha sur les eaux et vint vers Jésus.
    30 Puis, regardant le vent [puissant], il fut effrayé, et ayant commencé à être submergé dans la mer, il cria disant : Seigneur, sauve-moi.
    31 Puis, aussitôt, Jésus ayant tendu la main, il le saisit et il lui dit : [tu es] de peu de foi, pourquoi as-tu douté?
    32 et eux, étant montés dans la barque, le vent s'apaisa.51a Et il monta auprès d’eux dans la barque et le vent s’apaisa,21 Ils voulaient le prendre dans la barque, et aussitôt la barque arriva à la terre (ferme) vers où ils se rendaient.
    33 Puis, ceux dans la barque se prosternèrent [devant] lui disant : Vraiment, de Dieu fils tu es.51b et ils étaient extrêmement stupéfiés hors de toute mesure, 52 car ils n’avaient pas compris au sujet des pains, mais leur cœur était endurci.

    Rappelons que le récit de la marche sur les eaux suit le récit de la première multiplication des pains (chez Jean, il n’y a qu’une seule multiplication des pains).

    Pour mieux entrer dans l’étude des parallèles, il nous semble important de déblayer le terrain en considérant l’hypothèse de Boismard sur l’existence de deux Documents parallèles qui seraient à la source des récits de Marc et Jean, alors que Matthieu reprend essentiellement Marc. De plus, selon Boismard, Marc aurait tenté de fusionner les deux documents, ce qui expliquerait le nombre de mots de couleur rouge chez Marc plus haut. Quant à Jean, il reprend essentiellement le Document B, se contentant d’ajouter la phrase « Et l’obscurité était déjà arrivée et Jésus n’était pas encore venu à eux », un façon d’accentuer le côté dramatique de l’absence de Jésus et d’introduire la symbolique de la nuit. Voici une reconstitution possible de ces deux documents.

    Document ADocument B
    Et, aussitôt il contraignit les disciples à monter dans la barque et à le devancer de l’autre côté pendant qu’il congédierait les foules. Et la barque était au milieu de la mer, tourmentée par les vagues, car le vent était contraire. À la quatrième garde de la nuit, il vient vers eux en marchant sur la mer. Et ils crièrent, et il leur parla : « Prenez courage! » Et il monta auprès d’eux dans la barque et le vent se calma.Puis, quand le soir arriva, ses disciples descendirent à la mer et, montant dans une barque, ils allaient vers l’autre côté de la mer, vers Capharnaüm. Et la mer se soulevait, un vent violent soufflant. Ayant ramé environ vingt-cinq ou trente stades, ils observent Jésus marchant sur la mer et arrivant près de la barque, et ils eurent peur. Puis, lui, dit à eux : « Moi, je suis! N’ayez pas peur! » Ils voulaient le prendre dans la barque, et aussitôt la barque arriva à la terre (ferme) vers où ils se rendaient.

    Le grand avantage de l’hypothèse de Boismard est de résoudre les problèmes de temps et de lieu qui apparaissent dans le récit de Marc. Commençons par les problèmes de temps. En effet, le récit de la marche sur les eaux suit le récit de la première multiplication de pains chez Marc. Or, quel est l’initiateur de cette scène où Jésus nourrit la foule? C'est le fait que l’heure est avancée, que c’est le soir (Lc : le jour commence à baisser), et qu’il faut que les gens aillent se nourrir quelque part. Après avoir demandé aux disciples de nourrir eux-mêmes la foule, Jésus les envoie s’enquérir auprès de la foule sur le pain disponible. Ensuite, après avoir obtenu quelques morceaux de pain et des poissons, il ordonne qu’on assoit la foule par groupes bien structurés. Après la prière de bénédiction, il fait distribuer le pain et les poissons à cinq mille hommes, sans compter les femmes et les enfants. Et à la fin, on prend la peine de tout ramasser ce qui reste et on remplit douze couffins. Quelle heure est-il quand tout est terminé, si au tout début le jour commençait déjà à baisser? On peut imaginer qu’on était maintenant tard dans la nuit, quand Jésus congédie la foule et demande aux disciples de monter dans la barque. Or, au v. 47, Marc écrit : « Et, le soir étant arrivé, la barque était au milieu de la mer, et lui seul sur la terre (ferme) ». C’est carrément impossible, d’autant plus que pour être au milieu de la mer quand le soir arrive, les disciples auraient dû quitter la rive alors qu’il faisait grand jour.

    De manière corollaire, il y a le problème du temps où Jésus rejoint ses disciples qui se tourmentent à ramer, i.e. autour de quatrième garde de la nuit, donc entre 3 et 6 heures du matin. En effet, Marc écrit au v. 47 : « Et, le soir étant arrivé, la barque était au milieu de la mer, et lui seul sur la terre (ferme) ». Dans ce v. 47, Jésus n’est plus sur la montagne en prière, mais il est sur le rivage, probablement sur le point de rejoindre ses disciples. Or, écrit Marc, c’est le soir, i.e. entre 6 et 9 heures du soir. Comment est-ce possible que Jésus laisse ses disciples se tourmenter à ramer contre le vent contraire pendant six, sept ou huit heures sans intervenir, avant de les rejoindre entre 3 et 6 heures du matin? Que fait-il pendant tout ce temps sur la rive? Agir ainsi serait quelque peu sadique. On voit bien qu’il y a un problème.

    Quelle est la solution? Marc a fusionné le Document A et le Document B qui appartiennent à deux contextes différents. Commençons avec le Document B qui fait suite à la deuxième multiplication des pains (Mc 8, 1-10). Or, cette deuxième multiplication des pains n’a aucune mention de temps, i.e. ce n’est pas qu’il se fait tard qu’il faut nourrir la foule : Jésus a tout simplement pitié de la foule qui est demeurée trois jours auprès de lui. Jésus interroge alors les disciples sur la nourriture disponible, et après la prière d’action de grâce et fait distribuer le tout. Puis, quand tout est terminé, le Document B mentionne : « Quand le soir arriva, ses disciples descendirent à la mer et, montant dans une barque, ils allaient vers l’autre côté de la mer ». Après avoir ramé une certaine distance, les disciples voient Jésus marcher sur la mer. Il n’y a aucune mention de temps où cette rencontre s’est produite. Et on peut imaginer que cette rencontre se fait aussitôt après la mention que Jésus est sur le bord de la rive, prêt à rejoindre ses disciples. Par contre, le Document A fait suite à la première multiplication des pains dont nous avons dit qu’elle a dû se terminer tard dans la nuit. Dans ce cas, il est tout à fait normal, selon le Document A, que Jésus rejoigne ses disciples en barque à la quatrième garde de la nuit, i.e. entre 3 et 6 heures du matin.

    Le tableau suivant nous aidera à mieux comprendre les scénarios différents des deux multiplications des pains et de la marche sur les eaux selon les documents A et B.

    marche sur les eaux dans le temps

    Il y a ensuite le problème des lieux. En effet, la première multiplication des pains chez Marc semble se passer non loin de Capharnaüm d’où Jésus s’était retiré dans un endroit inhabité (Mc 6, 31) avec ses disciples. Quand la foule fut nourrie au milieu de la nuit, Marc écrit : « Aussitôt Jésus contraignit ses disciples à monter dans la barque et à précéder vers l’autre côté, à Bethsaïde, jusqu’à ce qu’il congédie la foule » (6, 45). Or, Bethsaïde est situé sur la rive gauche (du côté est) du lac, sur le bord du Jourdain avant qu’il ne débouche dans le lac de Tibériade, ce qui nous donne une dizaine de kilomètres depuis Capharnaüm (voir la carte de la Palestine). Mais quand le récit se termine, nous nous retrouvons à Gennésareth : « Après la traversée, ils touchèrent terre à Gennésareth » (6, 53); or la ville de Gennésareth est située à un ou deux kilomètres à l’ouest de Capharnaüm. Qu’est-ce qui s’est passé? Le voyage de Capharnaüm à Gennesareth devrait se faire habituellement à pied. Et pourquoi, selon Marc, la barque était-elle au milieu de la mer? (6, 47).

    Le lieu de la deuxième multiplication (8, 1-10) des pains n’est pas précisé par Marc, mais juste auparavant il écrit que Jésus se trouve dans le territoire de la Décapole (7, 31), situé du côté est du lac de Tibériade. Luc, pour sa part, qui n’a qu’une seule multiplication des pains, place carrément la scène à Bethsaïde, sur le côté est du lac. Et Jean, qui n’a également qu’une seule multiplication des pains, écrit seulement : « Après cela, Jésus passa sur l’autre rive de la mer de Galilée, dit encore de Tibériade » (6, 1). Or, le ch. 5 de Jean est situé à Jérusalem. On doit assumer que Jésus est revenu à Capharnaüm, son « quartier général », et de là il passe sur l’autre rive, i.e. la rive à l’est du lac, là où est situé la ville de Bethsaïde, et c'est là qu'aura lieu la multiplication des pains. Or, que dit le Document B? « Puis, quand le soir arriva, ses disciples descendirent à la mer et, montant dans une barque, ils allaient vers l’autre côté de la mer, vers Capharnaüm ». Dans ce contexte, le voyage en barque de Bethsaïde à Capharnaüm, un trajet d’une dizaine de kilomètres, avec une situation où la barque est « au milieu de la mer » devient intelligible. Aussi, en tentant de fusionner le Document A qui ne semble pas avoir de repères géographiques et le Document B pour raconter le récit de la marche sur les eaux après la première multiplication des pains, Marc s’est retrouvé quelque peu coincé : car il a placé cette première multiplication près de Capharnaüm, et donc pour obtenir un véritable trajet en bateau et donner tout son sens à l’expression « à le devancer de l’autre côté », il a dû ajouter : Bethsaïde. Mais en faisant cela, il introduisait une incohérence avec les récits de guérisons qui suivent et qui sont situés à Gennésareth, tout près de Capharnaüm.

    Voici une représentation géographique du trajet des disciples d’après les deux scénarios reliés aux deux multiplications des pains et aux documents A et B.

    trajet de la marche sur les eaux

    Notons enfin que la signification théologique des deux Documents divergent. Le Document A se termine avec l’expression : « Prenez courage! », qui signifie fondamentalement : ayez confiance! En effet, tout est centré sur une barque tourmentée qui doit affronter des vents contraires. C’est l’adversité rencontrée par l’Église. Tout se passe à la quatrième garde de la nuit, donc à la fin de la nuit, dans l’attente de l’aurore qu’est le retour de Jésus ressuscité. Si les disciples crient, ce n’est pas par peur, mais il s’agit plutôt d’un appel à l’aide. Comme les disciples n’arrivent pas à avancer, c’est Jésus qui répond à leur appel, venant vers eux en marchant sur la mer, dominant les forces du mal. En montant dans la barque, en donnant le sentiment de sa présence, le calme revient. Ainsi, la barque pourra se rendre jusqu’au bout avec confiance.

    Le Document B nous offre un accent différent. La peur est au cœur du récit. Car c’est en observant Jésus qu’ils eurent peur. Aussi Jésus doit-il leur dire : N’ayez pas peur! C’est moi! C’est la brusque apparition de Jésus qui a provoqué tout cela. Il semble que certaines scènes de l’Ancien Testament aient influencé l’auteur du document. Il y a d’abord le récit de Jonas : « Et les hommes faisaient effort pour revenir à terre, mais ils ne le pouvaient pas parce que la mer se soulevait de plus en plus contre eux, et ils crièrent vers le Seigneur et la mer apaisa sa fureur. » (Jon 1, 13-15). Le Psaume 107 semble aussi avoir joué un rôle en parlant de la protection de Dieu sur son peuple lors de l’Exode, en particulier face à divers périls qu’il doit affronter, en route vers la terre promise. Ce psaume a peut-être contribué à la finale du récit alors que la barque arrive mystérieusement à la terre (ferme) vers où ils se rendaient : « ils se réjouirent de ce que les flots se calmèrent, et Il les mena jusqu’au port de leur désir » (Ps 107, 30). Dieu s’est donc assuré que les disciples puissent aller jusqu’au port qu’ils désiraient atteindre.

    Examinons le récit de Matthieu, en sachant qu’il reprend substantiellement le récit de Marc qui a fusionné les documents A et B.

    v. 22 - 23

    • Matthieu reprend tout le texte de Marc, sauf qu’il remplace l’adverbe euthys (aussitôt) par un synonyme qu’il préfère : eutheōs
    • Il modifie l’expression « ses disciples » par « les disciples ». Pourquoi? Il y a deux explications possibles : ou bien les disciples désignent toujours pour lui le groupe restreint des Douze, ou bien, plus probablement, pour généraliser l’expression, i.e. tout disciple, et donc permettre à sa communauté d’Antioche de s’y identifier
    • Il a éliminé la mention de Bethsaïde comme destination, car il a bien vu l’incohérence avec le véritable lieu d’arrivée : Gennésareth
    • Et selon son habitude, « la » foule devient « les » foules sous sa plume, non seulement pour accentuer l’impact de la prédication de Jésus, mais pour faire référence à des groupes divers, et donc aux diverses nations
    • Comme il aime la précision, chez lui on ne va pas à la montagne, mais on « monte » à la montagne
    • De même, il aime accentuer le libre-arbitre de Jésus, et donc Jésus monte « de lui-même » à la montagne
    • Enfin, ajoutant qu’il était là, seul, dans la montagne, Matthieu accentue la séparation d’avec les disciples : Jésus appartient au monde de Dieu, lui seul, et le fait qu’il soit absent reflète bien la situation actuelle de l’Église

    v. 24 - v. 27

    • Matthieu n’a pas repris la phrase de Marc « la barque était au milieu de la mer, et lui seul sur la terre (ferme) » Tout d’abord, le fait que Jésus ne soit plus en prière dans la montagne, mais sur le rivage à ne rien faire, alors que les disciples sont au milieu de la mer, devait lui paraître incompréhensible, sinon inacceptable; on peut comprendre qu’il ait éliminé cette phrase. Mais comment expliquer l’ajout de la phrase : « la barque était éloignée (apeichen) déjà de plusieurs stades ». Selon Boismard (op. cit.), cette phrase serait l’œuvre de Luc (ou un disciple) qui, après avoir écrit son évangile, aurait eu accès aux évangiles de Marc et Matthieu, et aurait fait des retouches (l’ajout de Mc 16, 9-20 par un auteur au fait de l’évangile de Luc est assez évident). Car à par ce passage-ci, le verbe apeichō (être éloigné de) à la forme impersonnelle ne se retrouve nulle part ailleurs chez Matthieu, alors qu’on l’observe à quelques reprises chez Luc, par exemple : « Et voici que, ce même jour, deux d'entre eux faisaient route vers un village du nom d'Emmaüs, qui est éloigné (apechō) de Jérusalem de 60 stades (Lc 24, 13). Quoi qu’il en soit, cet ajout cadre bien avec la théologie de Matthieu qui entend accentuer la distance entre Jésus et la communauté des disciples dans la barque.

    • Alors que chez Marc le problème vient de la difficulté à ramer pour les disciples en raison du vent contraire, chez Matthieu le problème concerne les vagues qui frappent la barque. Ainsi, chez Marc ce sont les disciples qui sont tourmentées, chez Mathieu ce ne sont pas disciples, mais la barque. Qu’est-ce à dire? La barque, pour Matthieu, c’est l’Église. C’est elle qui reçoit l’assaut de l’ennemi, c’est elle qui risque de sombrer. On peut penser ici aux attaques répétées de la communauté de leurs frères juifs.

    • Comme il le fait souvent, Matthieu insiste au v. 26 pour dire que ce sont les disciples qui le voient marcher, car ce sont eux à la fin qui feront la grande profession de foi.

    • Il rationalise le récit de Marc qui écrit à deux reprises (un indice qu'il fusionne deux récits) que les disciples voient Jésus marcher sur l'eau (49a "l'ayant vu" et 50b "tous le virent") en ne disant qu'une seule fois: "l'ayant vu".

    • En reprenant le récit de Marc, Matthieu se trouve à reprendre un récit qui a fusionné deux traditions sur la parole de Jésus aux disciples, l'une qui a "Prenez courage", et l'autre, dont témoigne Jean, qui a "N'ayez pas peur".

    • Enfin, comme il n’aime les ambigüités, il clarifie que les cris des disciples sont des cris de peur.

    v. 28 - 31

    • Ces quatre versets sont un ajout pur et simple de Matthieu, en raison même du rôle qu’il veut faire jouer à Pierre, comme représentant de l’Église. Pierre est considéré comme le successeur de Jésus, et donc doit passer par le même chemin. Malheureusement, il échoue à démontrer la même foi. C’est un rappel à tous les leaders des communautés chrétiennes. Il y a en même temps la bonne nouvelle du rôle salvifique de Jésus ressuscité, qui saura tendre la main pour que la communauté ne périsse pas.

    v. 32

    • Ici Matthieu reprend le texte de Marc, mais doit le modifier en ajoutant « eux », i.e. Pierre et Jésus, car chez Marc il n’y a que Jésus qui monte à bord de l’embarcation.

    v. 33

    • Ici, Matthieu a complètement éliminé la finale de Marc qui insiste sur l’incompréhension totale des disciples et leur manque de foi. N’oublions pas que chez Marc on ne peut comprendre qui est Jésus avant sa crucifixion et sa mort en croix, et les disciples reflètent le désarroi de la communauté chrétienne de Rome qui était persécutée et ne comprenait que cela lui arrive, puisque Jésus était ressuscité et vainqueur du mal. Tout est différent chez Matthieu. En raison de la place des disciples comme fondement de la communauté, il tient à les présenter comme des gens qui ont confessé leur foi en Jésus fils de Dieu, bien avant la confession des païens romains à la fin de son évangile. Cette confession lui semble importante pour sa communauté d’Antioche, les présentant en quelque sorte comme un modèle à suivre.

  4. Intention de l'auteur en écrivant ce passage

    L’hypothèse de base concernant un évangile particulier est qu’il fut d’abord écrit pour une Église locale, pour soutenir la catéchèse de ceux et celles qui se joignaient à la communauté. Comme l’écrit Luc dans l’introduction à son évangile : « pour que tu te rendes bien compte de la sûreté des enseignements que tu as reçus ». Selon la majorité des biblistes, Marc s’adressait à l’Église persécutée de Rome, Luc à une Église de culture grecque (selon moi, probablement l’Église de Corinthe en Grèce; voir Où fut écrit l’évangile de Luc), Jean à une communauté assez particulière qui avait probablement élu domicile à Éphèse (Turquie actuelle). Qu’en est-il de Matthieu? De manière claire, son évangile s’adressait à des chrétiens juifs, et pour son un certain nombre de biblistes, cette Église pourrait se situer à Antioche, un centre important de chrétiens juifs qui avaient été les premiers « commanditaires » de la mission paulinienne.

    Que sait-on sur cette Église, à part qu’elle semble majoritairement composée de chrétiens d’origine juive et qu’elle était la quatrième plus grande ville de l’empire romain? On bénéficie de peu de documents pour s’en faire une idée, surtout pour le période des années 80 ou 85 où semble avoir été écrit l’évangile selon Matthieu.

    • Plus tôt, les lettres de Paul (qui s’étendent de l’an 51 jusque vers l’an 67, date présumée de sa mort à Rome) font écho à une Église conservatrice qui, après l’avoir envoyé en mission, s’appose maintenant à la prédication de Paul qui parle de liberté par rapport à la Loi).

    • Luc nous apprend que c’est là que les disciples de Jésus furent pour la première fois appelés : chrétiens (Ac 11, 26). Cela signifie que les disciples de Jésus qui étaient des Juifs d’Antioche se faisaient distinguer par rapport aux autres Juifs, apparaissant peut-être comme une secte du Judaïsme

    • On peut alors imaginer les tensions qui pouvaient exister entre Juifs chrétiens et Juifs non-chrétiens, surtout s’ils fréquentaient la même synagogue. On peut en avoir une idée avec l’histoire de Priscille et Aquilas (voir Actes 18, 2), des Juifs chrétiens qui ont dû quitter Rome après l’édit de l’empereur Claude (en l’an 49-50) en raison de violents conflits entre Juifs chrétiens et Juifs non-chrétiens. En effet Suétone (49-140) écrit : « Il (l’empereur Claude) chassa de la ville les Juifs qui se soulevaient sans cesse à l’instigation d’un certain Chrestus » (XXV, 4). On imagine qu’à la synagogue les chrétiens essayaient de convaincre leurs frères Juifs que Jésus était le messie; et tout cela a dégénéré. On pense qu’au plus tard vers l’an 90 les chrétiens Juifs ont été définitivement excommuniés des synagogues (voir Jean 9, 22)

    • On devine aussi des tensions à l’intérieur même de la communauté de Matthieu, une tension entre :

      1. les plus conservateurs qui veulent une application strictes de la Loi (« si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens » 5, 20) et des pratiques juives (prière, jeûne, aumône) (« Quand vous jeûnez... » 6, 16), et

      2. ceux qui veulent s’en affranchir complètement, et se retrouvent ainsi sans Loi (auxquels Matthieu doit dire : « N'allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes… Celui donc qui violera l'un de ces moindres préceptes, et enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des Cieux » 5, 17-19), sans repère, sans identité, et qui ont comme perdu le souffle des origines, surtout en considérant que la promesse du retour de Jésus ne semble pas se réaliser (« Par suite de l’absence croissante de loi, l’amour se refroidira chez le grand nombre » 24, 12).

    • Ignace d’Antioche (35 – 108) y fut évêque pour une période qui s’étend de l’an 66 jusqu’à sa mort comme martyr à Rome, et donc couvre la période où Matthieu aurait écrit son évangile. Or Ignace est celui qui a réutilisé la structure sacerdotale du monde juif (grand-prêtre, prêtre, lévite) pour l’appliquer à l’Église (les rôles d’évêque et de diacre sont apparus assez tôt, celui de prêtre a peut-être été précédé par celui de prophète ou docteur itinérant qui pouvait présider l’eucharistie), et créer ainsi une hiérarchie; il a en quelque sorte judaïser la vie chrétienne.

    • Or, on sent des conflits chez les leaders de la communauté : « Mais vous, ne vous faites pas appeler "Rabbi", car unique est votre maître, mais vous êtes tous frères. Et n’appelez (personne) votre "Père" sur la terre, car unique est votre Père, le céleste. Ne vous faites pas appeler non plus "Docteurs", parce que votre Docteur est unique, le Christ. Mais le plus grand de vous sera votre serviteur » (Mt 23, 8-10). Le passage unique à Matthieu est certainement un écho de sa communauté, comme le montre La Didachè (voir XII-XIII et XV) qui appartient à un milieu similaire et doit être mettre en garde contre certains prophètes chrétiens et donner des instructions sur les leaders.

    Voilà le contexte de la communauté de Matthieu dans lequel il faut tenter d’interpréter la version de Matthieu du récit de la marche sur les eaux de Jésus. Bien sûr, une grande part du récit lui est fournie par Marc. Mais d’une part, le récit de Marc prend une couleur nouvelle pour son auditoire d’Antioche, étant donné sa situation. D’autre part, par les retouches qui lui sont propres, Matthieu donne une certaine orientation à sa catéchèse.

    Comme nous l’avons déjà fait remarquer, le récit de la marche sur les eaux est indissociable de celui de la multiplication des pains, et la façon dont ce récit est écrit fait clairement référence à l’assemblée eucharistique chrétienne. Cette association entre la multiplication des pains et la marche sur les eaux est pré-Marcien, i.e. ce n’est pas Marc qui l’a créé, mais elle était déjà dans la tradition qu’il reprend. Dans notre effort d’interpréter, il faut garder tout cela en tête : il faut lire le récit de la marche sur les eaux en pensant au rassemblement chrétien.

    Notre récit commence avec l’envoi de ceux qui ont été rassasiés : le repas est terminé, c’est le temps de la séparation. Jésus est présenté comme celui qui force cette séparation. Pourquoi? Pour l’auteur du récit, cette séparation, c’est la mort de Jésus, et dans la foi, cette mort n’est pas simplement un accident, mais fait partie du plan de Dieu, un plan que Jésus a pleinement assumé. Par son choix, Jésus nous oblige en quelque sorte à vivre sans lui. Il est retourné vers son Père, symbolisé ici par la montagne et le moment de prière seul. Par contre, il a donné rendez-vous « de l'autre côté ». Quel est cet « autre côté »? Pour les communautés chrétiennes comme celle de Matthieu, c’était clairement le retour de Jésus ressuscité, le moment où on pourra faire de nouveau l’expérience de sa présence. Matthieu insiste sur deux choses : cette séparation a été assumée volontairement, car c’est « par lui-même » que Jésus monte dans la montagne; et cette séparation monte la véritable transcendance de Jésus, car « il est là seul », un lieu inaccessible à l’être humain. Cela fait partie de la théologie « haute » de Matthieu.

    « La barque était éloignée déjà de plusieurs stades en partant de la terre (ferme) ». Il importe peu que cette retouche de l’évangile de Matthieu soit l’œuvre de Luc, d’après Boismard. Pour la communauté de Matthieu, cela devait avoir une signification très claire : cela fait un certain temps que nous sommes séparés de Jésus de Nazareth, qu’il ne marche plus au milieu de nous. Cette séparation fait peur. Il n’est plus là pour nous guider à chaque pas, pour nous diriger, pour être notre « rabbi ».

    « La barque étant tourmentée par les vagues, car le vent était contraire ». Chez Marc ce sont les disciples qui sont tourmentées à ramer. Ici, c’est la barque qui est tourmentée, i.e. la communauté ecclésiale. Elle est tourmentée par les vagues, qui représentent, comme nous l’avons vu, les forces du mal sous toutes ses formes. Avec les connaissances que nous avons de la communauté de Matthieu, par quelles vagues est-elle tourmentée? Elle est probablement tourmentée par les forces extérieures que sont leurs frères juifs qui veulent les exclure de la synagogue ou les ont déjà exclus. Ce conflit devait avoir des répercussions sur la vie sociale et familiale. La communauté est probablement aussi tourmentée par les déchirements internes, entre les conservateurs qui tiennent au statu quo, à l’application de toutes les règles juives, et ceux qui croient que la liberté chrétienne les libère de toutes règles, qui peut-être fréquentait les marchés offrant ces viandes qui avaient été sacrifiées dans les temples païens, jetant leurs frères dans le désarroi. La communauté est probablement aussi tourmentée par les prétentions de plusieurs leaders chrétiens qui sont plus en recherche d’autorité et de prestige que motivés par le souci pastoral et le désir de servir. Tout cela menace la survie de la communauté.

    « (À la) quatrième garde de la nuit, il vint vers eux marchant sur la mer ». En reprenant essentiellement Marc, Matthieu assume la signification qu’il trouve dans son récit. La quatrième garde la nuit, c’est l’aurore, et pour un chrétien, c’est une référence à la résurrection de Jésus, et une référence au retour de Jésus ressuscité à la fin des temps; n’oublions pas que pour les premières générations chrétiennes, cette fin des temps était attendue pour très bientôt. Alors on comprend qu’à l’aurore Jésus fait sentir sa présence. Mais ce qu’il y a de vraiment particulier, c’est que Jésus fait sentir sa présence en marchant sur la mer. L’auteur du récit sait bien que personne ne peut marcher sur l’eau, mais il fait référence à plusieurs passages de l’Ancien Testament sur Dieu créateur qui est maître de sa création, en particulier Job 9, 8 (« Lui (Dieu) seul a déployé le Ciel, il est marchant sur la mer comme sur le sol ferme »). Pour s’assurer que son auditoire fasse bien le lien avec ce passage de Job, il modifie un détail du texte de Marc : comme l’expression grecque « sur la mer » de Marc est un génitif (complément de nom), il va la transformer en un accusatif (complément d’objet direct), car l’expression « sur la mer » dans le texte de la Septante de Job est un accusatif (complément d’objet direct). De plus, en faisant cela, il va rendre la marche sur la mer plus dynamique que dans le récit de Marc; car avec son complément de nom, Marc répond seulement à la question : Où est Jésus? Sur la mer. Avec son complément d’objet direct, Matthieu répond à la question : Que fait Jésus? Il piétine la mer, comme fait Dieu dans le texte de Job. Ainsi, Jésus ressuscité partage l’attribut de Dieu de dominer les forces du mal que le monde juif associe à la mer et aux vagues. Et pour Matthieu, ces forces du mal font référence à tout ce qui menace la survie de la communauté.

    « Puis, eux les disciples l’ayant vu marchant sur la mer, ils furent bouleversés disant que c’est une apparition, et ils crièrent de peur ». Même si la phrase de Matthieu est moins redondante que celle de Marc (selon Boismard, le doublet qu’est le verbe « voir » en Mc 6, 50a est dû à l’ultime rédacteur lucanien pour expliquer les cris par le bouleversement des disciples), l’idée est la même : le bouleversement ou le trouble est dû à la peur. Pourquoi? La réponse donnée est surprenante : les disciples croient voir une apparition, que nos bibles traduisent habituellement par fantôme. Comment interpréter cette réponse? Il faut assumer que Marc, s’il est l’auteur de cette phrase, n’entendait pas créer un conte pour enfant ou encore s’amuser, même si tout au long de son évangile il se montre un excellent conteur; le propos était avant tout catéchétique. Or, nous avons vu que la seule référence vétérotestamentaire à phantasma (apparition) est un passage de Sagesse 17, 14-15 qui parle des fantômes du séjour des morts : et pour les Juifs, le morts séjournaient dans le Sheol, ils menaient une vie végétative et ressemblaient à des spectres ou des ombres. Dans le monde grec, on parlait de l’Hadès ou des « enfers ». Il est possible que c’est un tel spectre que veut évoquer Marc. Rappelons que le contexte suggère deux choses : d’abord, la barque est en péril, et donc la mort rôde, ensuite, on manque de foi. Dans ce contexte, le spectre pourrait évoquer le Sheol, et les disciples sont devant l’ombre de la mort, leur propre mort. Aussi, plutôt que de voir Jésus ressuscité associé à Dieu qui contrôle les forces du mal, on considère la perspective du sort qui nous attend et a pu être celle de Jésus, rejoignant le séjour des morts. Il y a de quoi avoir peur. Marc et Matthieu pouvaient probablement identifier dans cette attitude certains membres de la communauté.

    « Puis, aussitôt Jésus parla à eux en disant : prenez courage! Moi, je suis! N’ayez pas peur! » Matthieu reprend essentiellement le texte de Marc. L’important est de retenir comment Jésus s’identifie : par sa parole. Ce n’est pas en le voyant ou en le touchant qu’on sait qu’il s’agit de Jésus; on entend sa parole. On a vu que, d’après Boismard, le récit actuel pourrait être la fusion de deux récits, l’un se terminant avec : prenez courage!, et l’autre avec « Moi, je suis (c’est moi) » et « N’ayez pas peur! ». Quoi qu’il en soit, si on prend le texte final, il faut d’abord grouper ensemble « prenez courage! » et « n’ayez pas peur », car l’un ne va pas sans l’autre. En effet, comme nous l’avons vu, « prenez courage » signifie : ayez confiance. Et « avoir peur » est l’opposé de la foi : croire, c’est ne pas avoir peur, c’est avancer de manière confiante. Ainsi « prenez courage » et « n’ayez pas peur » forme une inclusion dont le centre, et donc la clé d’interprétation, est : « Moi, je suis ». Or, le « je suis » sans attribut est typique dans le milieu Juif pour désigner l’être même de Dieu, et Isaïe mettra dans la bouche de Dieu cette parole : « Moi, je suis, moi, je suis, qui vous console; qui es-tu pour craindre l'homme mortel, le fils d'homme voué au sort de l'herbe? » (51, 12). C’est maintenant Jésus qui reprend cette parole, c’est maintenant lui qui demande de ne pas avoir peur. Car croire qu’il est ressuscité, ce n’est pas simplement affirmer qu’il est vivant, c’est affirmer qu’il en mesure, comme Dieu, d’intervenir devant les forces du mal. Une telle parole est adressée à la communauté déchirée de Matthieu, une communauté en recherche d’identité, une communauté qui devait se sentir d’une certaine manière fragilisée.

    Maintenant, avec les v. 28-31, Matthieu s’écarte de Marc pour ajouter un « sous-récit » de son cru et qui met en vedette Pierre. Pourquoi? Une raison possible concerne les leaders de la communauté où, comme nous l’avons mentionné plus haut, on décèle un certain nombre de tensions : quand on cherche des titres comme « rabbi » ou « père » ou « docteur », on n’est plus motivé par le désir de servir, et on a certainement perdu de vue le message évangélique. C’est probablement pour eux que Matthieu a rédigé ce court récit sur Pierre, lui le représentant des disciples, et donc image de tous les leaders de communauté. Car Pierre veut marcher dans les pas de Jésus, et donc comme lui être capable de piétiner et de dominer les forces du mal. Mais ces forces sont tellement fortes qu’il n’a plus la foi nécessaire pour continuer à avancer. Le reproche de « : [tu es] de peu de foi, pourquoi as-tu douté? » s’adresse à beaucoup de leaders de la communauté. Le leadership est basé sur la foi, et si on n’a pas cette foi à transporter les montagnes, on échouera dans notre rôle. Mais il y a une bonne nouvelle : Jésus est toujours là pour venir en aide à notre peu de foi.

    « et eux, étant montés dans la barque, le vent s'apaisa ». Matthieu reprend ici le fil du récit de Marc, sauf qu’il doit tenir compte que deux personnages montent dans la barque (« eux ») : Pierre et Jésus. Même si ce n’est pas dit explicitement, il faut assumer ici que les disciples ont retrouvé la foi. Dans le récit de Jonas où la mer est déchaînée et la barque en péril, la mer se calme quand les marins se mettent à prier. Ici, Jésus ne fait aucun exorcisme pour demander à la mer de se calmer, comme dans le récit de la tempête apaisée (Mc 4, 35-41 || Mt 8, 18.23-27; Lc 8, 22-25). Cette foi sera proclamée au verset suivant. Ainsi, c’est la foi qui permet de vivre « calmement » le reste du voyage. On peut penser que les vagues vont continuer à frapper la barque, mais l’état d’âme sera celui de la confiance que le voyage de la barque réussira, car Jésus ressuscité est avec la communauté dans ce combat difficile contre le mal.

    « Puis, ceux dans la barque se prosternèrent [devant] lui disant : Vraiment, de Dieu fils tu es ». Il est remarquable que Matthieu ait écarté la finale de Marc du récit où les disciples ne comprennent rien, par leur manque de foi, reflet de la communauté romaine en désarroi devant la persécution. Pour lui, les disciples ont fini par avoir la foi, et nous présente leur profession solennelle. Et tout d’abord, ils se prosternent, un geste de reconnaissance d’autorité et de vénération. Puis, ils le proclament « fils de Dieu », il est le messie, celui qui a été fidèle à la volonté de Dieu, et qui a maintenant autorité sur les forces du mal, en commençant par la mort. Comme nous l’avons affirmé, cette profession de foi est à rapprocher de celle du centurion et des gardes romains à la mort de Jésus, mais Matthieu tient à la mettre dans la bouche des disciples bien avant la mort de Jésus. C’est à cette profession de foi qu’il veut que sa communauté s’identifie et reprenne personnellement. C’est la condition essentielle de sa survie et qui lui permettra de poursuivre sa longue route dans la nuit.

    Il est temps de conclure. Notre récit a commencé avec la multiplication des pains, ce moment mémorable d’intimité avec Jésus où il nous nourrit tous. L’auditoire de Matthieu y voyait le rassemblement eucharistique. Maintenant, c’est le renvoi (ita missa est), le temps d’affronter le quotidien et de vivre à la fois la séparation avec la communauté eucharistique, et la séparation avec le sentiment de présence de Jésus. Et c’est Jésus qui les force à cette séparation : c’est le temps de la mission, et cette mission n’est pas optionnelle. Pour les membres de la communauté de Matthieu ce sont des temps difficiles dans l’affrontement de leurs frères juifs, dans les tensions communautaires entre les conserveurs et les libéraux, dans les frictions avec les différents leaders de la communauté. La barque ecclésiale va-t-elle couler? Le spectre de la mort communautaire effraie tout le monde. C’est le temps de retourner à ses sources, de se rappeler de la parole de Jésus, qui nous a assuré de sa présence et de son soutien, et qui ressuscité peut dire comme Dieu : Je suis, et donc est en mesure de dominer, contrôler et piétiner le mal. Cette route de la vie après le rassemblement chaleureux de l’eucharistie est aussi difficile pour les leaders de la communauté, car s’ils n’ont pas une foi à transporter les montagnes, ils vont se noyer dans les forces du mal. Notre récit se termine dans un élan d’espoir et de foi en proclamant sa foi totale en Jésus ressuscité, maître des forces du mal et de la mort.

  5. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

    1. Suggestions provenant des différents symboles du récit

      Les symboles dans ce récit sont extrêmement nombreux. Choisissons-en quelques uns.

      • « Aller de l’autre côté ». En soi, l’expression signifie : affronter l’inconnu, aller dans un milieu différent. Les gens sont habituellement réticents à affronter l’inconnu. Dans notre récit, c’est Jésus qui force ses disciples à affronter l’inconnu. C’est leur mission, et c’est seulement là qu’ils pourront retrouver celui en qui ils ont mis leur foi. Où nous situons-nous par rapport à cet envoi vers l’inconnu? Y voyons-nous une parole de Jésus?

      • « Étant tourmentée par les vagues… ». Derrière ces vagues, on peut mettre tout ce qui nous tourmente, tout ce qui nous empêche d’avancer, tout ce que nous avons essayé de construire. C’est la maladie, ce sont des conflits, c’est l’immobilisme, ce sont des préjugés, c’est l’incompréhension. La liste pourrait être longue. Comment vivons-nous cette situation? Est-ce que le récit de la marche sur les eaux est de quelque réconfort?

      • « Prenez courage! Moi, je suis! N’ayez pas peur! ». Pour les évangélistes, cette parole a été un guide dans la nuit. Ce « Je suis » attribué à Jésus est fondamental pour eux, car Jésus ressuscité est en mesure d’agir au même titre que Dieu. Qu’en est-il pour nous? Quelle est cette parole qui, chez nous, dissipe la peur et est à la base de notre confiance en la vie?

      • « Tendre la main et saisir ». Voilà un geste hautement symbolique, celui de Jésus vis-à-vis de Pierre en train de se noyer. C’est l’acte même de sauver quelqu’un. Et surtout, c’est un geste vis-à-vis quelqu’un qui n’est plus en mesure de s’aider, et qui est totalement à la merci d’un autre. La noyade n’est pas seulement physique, elle peut être économique, psychologique, sociale, intellectuelle. À quoi sommes-nous le plus sensibles? Posons-nous certains gestes?

      • « Ils se prosternèrent et dire ». Se prosterner exprime la soumission à une autorité. Ici cette soumission est volontaire et elle concerne la personne même de Jésus, sa parole et son action. Mais nos vies révèlent diverses soumissions. Il y la soumission doctrinale, il y a aussi la soumission affective, politique, idéologique, pulsionnelle. C’est un geste fondamental, car il donne une orientation à toute notre vie. Quelles sont nos soumissions? Et où se situe-t-elle par rapport à celle exprimée par les disciples du récit de Matthieu?

    2. Suggestions provenant de ce que nous vivons actuellement

      Le défi ici est de considérer comment un passage évangélique peut fournir un éclairage sur des événements comme ceux-ci :

      • La pandémie de la Covid-19 constitue un événement unique dans l’histoire de l’humanité. Après des siècles de développement et d’avancées technologiques, nous sommes confrontées à notre vulnérabilité. Tant de morts, tant de souffrances, non seulement physiques, mais psychologiques. La barque de l’humanité est frappée par les vagues de la maladie. Va-t-elle sombrer? Comment cette situation peut-elle nous aider à relire le récit de la marche sur les eaux avec un regard neuf?

      • La mort de George Floyd a soulevé un tsunami de protestations et un mouvement qui ne semble pas vouloir s’éteindre. Pourtant, ce n’est pas la première fois qu’un événement soulève l’indignation populaire. Mais c’est comme si un courant, en marche depuis longtemps, atteignait un point de maturité. La lutte contre ce qui est indigne de l’humain est éternelle. Mais qu’est-ce qui fait qu’elle ne meurt pas? Le récit de la marche sur les eaux peut-il nous éclairer?

      • Le mouvement initié par #moiaussi n’est pas sur le point de s’arrêter. On y trouve du meilleur et du pire. Mais ce qui est important, c’est qu’il a rendu inacceptable certains comportements jugés autrefois « bénins ». Et cela a permis à des gens de révéler des blessures profondes enfouies depuis plusieurs années. Comment se fait-il que ce n’est que maintenant que tout cela se passe? Qu’est-ce qui est à la source de cette évolution de l’humanité? Notre récit de la marche sur les eaux est un récit typique de la lutte contre le mal sous toutes ses formes, et de ce qui donne la force de continuer à avancer. Quelle est sa pertinence sur ce que nous vivons.

      • Un père vient de tuer ses deux filles, 11 ans et 6 ans. Après une embardée accidentelle avec blessures sur la route en fin de soirée alors qu’il ramenait les fillettes chez son ancienne conjointe, il panique avec l’idée folle de perdre la garde de ses fille, et il se sauve à pied en les trainant de force, s’enfonçant dans la forêt en pleine nuit, puis sans doute devant le cul de sac de sa situation et la blessure des fillettes, les tue avec un objet contondant avant de s’enlever la vie quelques heures plus tard, après avoir volé une échelle chez un fermier. Quelle triste histoire. Il y a parfois des drames qui, pour le croyant, l’amène à se tourner vers Dieu et à demander : pourquoi? Car il n’y a pas beaucoup de réponses devant la maladie mentale. Ne pouvons-nous pas néanmoins trouver certaines ressources pour nous soutenir avec le récit de la marche sur les eaux qui parle de lutte contre le mal?

      • Dans les sociétés occidentales, la population vieillit, et le nombre de gens à la retraite croît. La retraite est une phase de la vie dont on dit qu’elle doit être bien planifiée. Souvent on fera référence à la planification financière. Mais sur le plan social, sur le plan affectif, sur le plan de l’engagement, qu’est-ce qui se passe? Est-ce que la retraite est seulement la fin de quelque chose ou n'est-elle pas le début de quelque chose. Le récit de la marche sur les eaux parle d’aller sur l’autre rive. N’éclaire-t-il pas le parcours des retraités?

 

-André Gilbert, Gatineau, juillet 2020