Marc 10, 2-16

Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: d'abord un regard sur le texte grec qui comporte parfois des variantes, avant de procéder à une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.


Sommaire

Le récit en lui-même

Jésus se fait poser une question par les Pharisiens sur une pratique courante juive, celle où un homme répudie sa femme. Après s’être fait préciser la prescription de Moïse d’émettre un billet de divorce, Jésus donne la raison de cette prescription : la dureté du cœur humain, puis oppose cette pratique à la vision de Dieu du couple telle qu’explicitée par le livre de la Genèse : l’être humain a été créé homme et femme, et donc il est naturel que l’homme quitte tout pour rejoindre sa femme et ne former qu’un seul être avec elle. Jésus résume ainsi sa position aux Pharisiens : « que l'homme n'aille pas diviser ce que Dieu a uni ». S’en suit une règle générale adressée aux disciples : ni l’homme ni la femme ne doive initier un divorce, sinon ils sont adultères.

Ce récit est complété par un deuxième où on veut présenter à Jésus des petits enfants ou des bébés, mais les disciples s’y opposent. Cela provoque l’irritation de Jésus qui demande de laisser ces enfants venir à lui, car ils sont un modèle dans l’accueil de royaume de Dieu. Le récit se termine avec Jésus qui serre dans ses bras ces petits enfants et appelle la bénédiction de Dieu sur eux.

Le vocabulaire

Au début du récit concernant le divorce (v. 2-6), Marc semble utiliser une tradition, mais qu’il reprend à sa façon. On voit son empreinte à travers quelques mots qui font partie de son vocabulaire, comme « interroger » (eperōtaō), « il est permis » (exesti), « au début » (archē), « création » (ktisis). Puis il insère textuellement le texte grec de la Septante de Gn 1, 27 (v. 6b), puis Gn 2, 24 (v. 7-8a). C’est à ce moment qu’il reprend la plume avec hōste (ainsi) pour renchérir sur la citation de la Septante, avant d’insérer une version grecque d’une parole qui semble venir du Jésus historique (« ce que Dieu a joint, qu'un homme ne le sépare », v. 9). Au v. 10 on retrouve l’évangéliste-conteur avec l’artifice littéraire d’une rencontre à la maison et le vocabulaire qui lui est propre : « maison » (oikia), « disciples » (mathētēs), « interroger » (eperōtaō), « de nouveau » (palin). Et dans la bouche de Jésus, Marc placera ensuite le texte du mini droit canon en vigueur dans la communauté romaine concernant le divorce de l’homme et de la femme qu’il introduira par une expression qui lui est propre : « Quiconque le cas échéant » (hos an).

Dans le deuxième récit, celui autour de la place des petits enfants (v. 13-16), il faut distinguer trois parties, le cœur du récit (v. 13-14), une affirmation solennelle (v. 15) et la finale (v. 16). Le cœur du récit est fortement marqué par le vocabulaire de Marc comme « petit enfant » (paidion), « toucher » (haptō), « rabrouer » (epitimaō), « laisser » (aphiēmi), « venir » (erchomai), « tel » (toioutos). Suit une affirmation solennelle de Jésus que Marc introduit par une expression qui lui est propre : « le cas échéant » (hos an). Marc reprend ici la même approche que celle utilisée dans la question du divorce pour introduire le mini droit canon en vigueur dans la communauté romaine, cette fois-ci pour introduire un mini droit canon concernant la place des enfants dans la communauté. Enfin, la finale du v. 16 n’appartient pas à son vocabulaire et semble une copie de la tradition qu’il a reçue.

Structure et composition

Notre péricope contient deux récits distincts, concernent deux êtres qui, dans la société palestinienne, était considérés comme des mineurs et sans véritable place dans la société : la femme, le petit enfant. Dans le premier récit Marc rassemble des éléments épars : une tradition de l’interaction de Jésus avec les scribes-Pharisiens concernant le divorce qui se terminait avec sa position : « ce que Dieu a joint, qu'un homme ne le sépare pas », et justifiée par une référence à Gn 1, 27 (« mâle et femelle il les a fait »); à cela Marc ajoute une référence à Gn 2, 24 (« À cause de cela un homme quittera son père et mère, et ils seront les deux en une seule chair »), une référence qui lui vient sans doute de l’église primitive qui a cherché à mieux comprendre la position de Jésus, une référence sur laquelle il va insister en ajoutant : « ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair »; alors que le récit proprement dit est terminé, Marc tient à ajouter la législation en vigueur dans sa communauté romaine concernant le divorce, et donc l’introduit par l’artifice géographique d’une retour à la maison, symbole de la communauté chrétienne, et de l’interrogation des disciples, symbole de la réflexion des chrétiens sur le message de Jésus, puis par le terme « le cas échéant » typique d’une législation qui aborde des cas hypothétiques; cette législation est dans la bouche de Jésus, car pour Marc elle a la même autorité que si c’était Jésus lui-même qui l’avait émise.

Notre deuxième récit sur la place des petits enfants est aussi composé d’éléments différents. Le cœur du récit (v. 13-14) où on présente à Jésus des enfants auquel s’oppose les disciples, ce qui entraîne l’intervention de Jésus, qui les présente comme un modèle par rapport le royaume de Dieu, pourrait provenir d’une tradition qu’il avait en main, mais sa façon de raconter porte tellement la marque de sa plume et semble tellement faire écho à la question communautaire de l’accès des petits enfants à la communauté, et donc au baptême, qu’il devient difficile de voir ce qui pourrait remonter au Jésus historique. Avec cette intervention de Jésus, le récit est terminé. Mais Marc ajoute ce qui apparaît comme une affirmation solennelle (v. 15), mais qu’il introduit avec une expression typique d’une législation communautaire, « quiconque le cas échéant », ce qui laisse deviner que nous sommes devant une décision de l’église primitive concernant l’accès des petits enfants à la communauté, et donc au baptême. Pour donner toute son autorité à cette décision communautaire, Marc la met dans la bouche de Jésus et l’introduit par : « Amen, je vous le dis ». Enfin, la finale, le v. 16, où Jésus enserre les petits enfants de ses bras et appelle la bénédiction de Dieu sur eux en posant les mains sur eux, présente un vocabulaire tout à fait étranger à l’évangéliste et provient fort probablement d’une tradition très ancienne. Pourquoi a-t-il tenu à ajouter cette finale à son récit qui a peu de valeur théologique et christologique? Peut-être voulait-il nous donner la tradition qui lui a servi à créer le début de notre récit, et de laquelle l’Église a pu inférer la position qu’aurait prise Jésus si on lui avait posé la question de la place des enfants dans la communauté.

Intention de l’auteur

À travers cette marche de Jésus vers sa mort à Jérusalem, Marc centre notre attention sur l’héritage que Jésus a laissé à ses disciples, et en particulier dans notre péricope, sur deux pratiques de l’église primitive, l’une sur le divorce, l’autre sur la place des petits enfants dans la communauté, deux pratiques que les premiers chrétiens ont établies en se basant sur l’enseignement de Jésus.


 


  1. Établissement du texte grec

    Comme les manuscrits anciens ont été copiés à la main, on trouve des variations entre eux. Nous avons opté pour le texte grec de la 28e édition de Kurt Aland qui a fait certains choix parmi les variations. Nous avons cru bon de souligner les variations les plus importantes dans notre péricope.

    V. 2

    1. Kai proselthontes Pharisaioi – « Et s’étant approchés des Pharisiens ». Nous avons ici la leçon des manuscrits les plus importants, i.e. les codex Vaticanus (4e s.), Alexandrinus (5e s.), Mosquensis (9e s.), Angelicus (9e s.), Sangallensis 48 (9e s.), Athous Lavrensis (8e/9e s.), Tischendorfianus IV (10e s.), la famille 13 des manuscrits en caractère minuscule du Moyen Âge, la traduction copte bohairique (3e s.) et la traduction éthiopienne du 6e s.

    2. Kai proselthontes oi Pharisaioi – « Et s’étant approchés les Pharisiens ». Quelques manuscrits proposent un article défini devant le mot « Pharisiens » : les codex Sinaïticus (4e s.), Ephraemi Rescriptus (5e s.), les textes byzantins, quelques vieilles traductions latines du 6e et 7e s., et des traduction syriaques du 5e et 6e s.

    3. Oi de Pharisaioi proselthontes – « Puis, les Pharisiens s’étant approchés ». D’autres manuscrits, en plus d’avoir l’article défini, ont remplacé la conjonction kai (et) par la particule de (puis), un mot crochet habituel pour les récits en grec (puis…, puis…, puis…), tout en mettant en début de phrase le sujet : les Pharisiens : les codex Washingtonianus (3e/4e s.), Koridethi (9e s.), la traduction copte sahidique (3e s.) et arménienne (5e s.).

    4. Kai – « Et ». Quelques manuscrits ont simplement la conjonction « et » suivie du reste du verset : le Codex Bezae (5e s.) ainsi que vieilles traductions latines du 4e et 5e s.

    Tous les biblistes ont retenu la leçon « Et s’étant approchés des Pharisiens » que nous avons mis en premier, étant donné la valeur et le nombre des témoins. De plus, en critique textuelle, la leçon la plus difficile est habituellement préférable : c’est le cas ici, car Marc met presque toujours l’article défini devant le mot « Pharisien » et il est difficile de comprendre pourquoi il ne l’a pas fait ici; un copiste aurait voulu donc « harmoniser » le texte de Marc. Quant au Codex Bezae (leçon d), il se permet de changer le personnage qui pose la question : en éliminant les Pharisiens comme sujet, c’est maintenant la foule, mentionné au v. 1, qui pose la question.

    v. 6

    1. epoiēsen autous – « Il les fit » (l’ensemble de la phrase : « dès l’origine de la création homme et femme il les fit »). C’est la leçon des manuscrits les plus importants : les codex Sinaïticus (4e s.), Vaticanus (4e s.), Ephraemi Rescriptus (5e s.), Angelicus (9e s.), Sangallensis 48 (9e s.).

    2. epoiēsen o Theos – « Dieu fit ». C’est la leçon des Codex Washingtonianus (3e/4e s.) et Bezae (5e s.) et de vieilles traductions latines du 5e et 6e s.

    3. epoiēsen autous o Theos – « Dieu les fit ». C’est la leçon des codex Alexandrinus (5e s.), Athous Lavrensis (8e/9e s.), Koridethi (9e s.), et d’une longue listes de manuscrits en caractères minuscules, de lectionnaires byzantins, de la vulgate et de vieilles latines, ainsi ce qu’il semble de textes de saint Augustin.

    La leçon la plus difficile est la première, car la plus succincte : en effet, le sujet du verbe « fit » est implicite. On peut donc comprendre que des copistes aient voulu expliciter le sujet en ajoutant : « Dieu », pour éviter toute ambiguïté. Aussi, la majorité des biblistes considèrent que la leçon (a) est la plus authentique.

    v. 7

    1. heneken toutou kataleipsei anthrōpos ton patera autou kai tēn mētera [kai proskollēthēsetai pros tēn gynaika autou] – « À cause de cela un homme quittera son père et sa mère [et sera collé vers sa femme]. La partie du verset en parenthèse carrée est celle qui est litigieuse. Les manuscrits suivants soutiennent cette version : codex Bezae (5e s.), Washingtonianus (3e/4e s.), Koridethi (9e s.), la famille 13 des manuscrits en caractères minuscules, les textes byzantins, les lectionnaires des vieilles latines, de la vulgate et des vieilles syriaques, coptes et arméniennes. Notons que cette version de tout ce verset 7 correspond exactement à la traduction grecque de Genèse 2, 24, appelée Septante.

    2. [kai proskollēthēsetai tē gynaiki autou] – « [et sera uni à sa femme] ». Cette leçon est très semblable à la précédente, sauf que la préposition pros (vers) suivie d’un mot à l’accusatif a été éliminée, pour ne garder que l’expression « sa femme », mais cette fois au datif, i.e. un complément d’attribution, rendue en français par « à ». C’est la version qu’on trouve également chez Matthieu 19, 5. Cette leçon est soutenue par les codex Alexandrinus (5e s.), Ephraemi Rescriptus (5e s.), Petropolitanus Purpureus (6e s.), Zacynthius (6e s.), Angelicus (9e s.), Sangallensis 48 (9e s.), la famille 1 des manuscrits en caractères minuscules et un certain nombre de vieilles traductions latines.

    3. Enfin, dans un certain nombre de manuscrits, toute la phrase dans la parenthèse carrée est absente. C’est le cas de manuscrits importants comme le Sinaïticus (4e s.), le Vaticanus (4e s.), la version syriaque du Sinaïticus (3e/4e s.) et le codex Athous Lavrensis (9e s.).

    Les biblistes sont divisés sur le choix de la leçon la plus authentique, i.e. celle qui remonterait à Marc. La majorité a opté pour la leçon (a). Sur le sujet, voir les six traductions que nous proposons; on constatera que La Nouvelle Traduction de la Bible, la TOB, Maredsous 1950 et Louis Segond 1910 ont opté pour la leçon (a), tandis que la Bible de Jérusalem 1998 et André Chouraqui ont opté pour la leçon (c). Il faut reconnaître que la leçon (c) est soutenue par deux des codex les plus prestigieux, les plus sûrs et les plus anciens, i.e. les codex Sinaïticus et Vaticanus, alors que la leçon (a) est soutenue par le codex Bezae qui fait souvent preuve de créativité.

    On pourra alors se demander : quel est le plus plausible, qu’un copiste ait ajouté ce bout de phrase au texte originel, ou au contraire, qu’un copiste l’ai retranché du texte originel? La leçon la plus difficile est la leçon (c) : en effet, les versets 7 et 8 de Marc sont une copie mot à mot de Genèse 2, 24 selon la traduction de la Septante, et donc inclut le passage « et sera uni vers sa femme » qui apparaît au milieu de la phrase; la leçon difficile est celle de l’omission d’un bout de verset sans raison apparente au milieu d’une phrase complète. À notre avis, c’est cette leçon qu’il faut préférer : pour une raison qu’on ignore, Marc aurait omis « et sera uni vers sa femme », et c’est un copiste, ayant vu ce qui manquait à une citation complète de Genèse 2, 24, aurait réparé l’oubli. Quant à la leçon (b), elle est facile à expliquer : un copiste a cherché à harmoniser Marc 10, 7 avec Matthieu 19, 5.

    Quoi qu’il en soit, comme l’a fait Kurt Aland, nous avons conservé ce bout de phrase « et sera uni vers sa femme », mais l’avons mis entre parenthèses carrées pour souligner qu’il s’agit probablement d’un ajout, mais ne change en rien la signification du verset.

    v. 13

    1. hoi de mathētai epetimēsan autois – « puis, les disciples les rabrouèrent ». C’est la leçon habituelle retenue par nos bibles. Elle est appuyée par les codex Sinaïticus (4e s.), Vaticanus (4e s.), Ephraemi Rescriptus (5e s.), Angelicus (9e s.), Athous Lavrensis (8e/9e s.) et Sangallensis 48 (9e s.), quelques vieille traductions latines dont le codex Bobiensis (5e s.), quelques traductions coptes, tel le manuscrit bohairique. Notons qu’on retrouve la phrase identique en Matthieu 19, 13.

    2. hoi de mathētai epetimōn tois prospherousin – « puis, les disciples rabrouaient les présentant ». On observe deux changements par rapport à la leçon (a).

      • D’abord le verbe « rabrouer » n’est plus au passé simple (aoriste en grec), mais à l’imparfait, pour indiquer une action qui se poursuit dans le temps. Or, c’est exactement ce que fait Luc 18, 15 quand il reprend ce passage de Marc. En changeant ici le temps du verbe, un copiste a sans doute voulu harmoniser Marc et Luc.

      • Ensuite, au lieu d’avoir le pronom personnel « les » pour indiquer à qui l’action s’adresse, on précision l’objet de l’action avec le verbe « présenter » (prospherō) au participe présent précédé de l’article défini « les » (tois) : les présentant. En d’autres mots, cette leçon tient à enlever tout ambigüité en précisant que ce sont ceux qui présentaient les enfants qui sont rabroués, et non pas les enfants eux-mêmes. Cette leçon est soutenue par le codex Washingtonianus (3e/4e s.), Alexandrinus (5e s.), Bezae (5e s.), un certain nombre de manuscrits en caractères minuscules, les textes byzantins, les lectionnaires des vieilles latines, syriaques, et de la vulgate

    3. hoi de mathētai epetimōn tois pherousin – « puis, les disciples rabrouaient les apportant ». Cette leçon est très similaire à la leçon (b), sauf qu’on a le verbe pherō (porter, apporter), plutôt que le verbe prospherō (présenter, offrir). Cette leçon est soutenue seulement par le Codex Koridethi (9e s.) et les famille 1 et 13 des manuscrits en caractères minuscules. Il est difficile de déterminer si le copiste responsable de cette leçon connaissait la leçon (b). S’il le connaissait, il a alors considéré que le verbe pherō convenait mieux pour exprimer par exemple le geste d’apporter des bébés à Jésus, plutôt que le verbe prospherō souvent utilisé pour exprimer le geste d’offrir ou présenter des offrandes au temple. S’il ne connaissait pas la leçon (b), alors il a eu un réflexe semblable à ce copiste, celui d’harmoniser Marc avec Luc et d’enlever l’ambigüité du texte originel en précisant qui était rabroué.

    Il y a un consensus chez les biblistes pour préférer la leçon (a). Car les leçons (b) et (c) représentent des cas typiques où un copiste essaie d’harmoniser un évangéliste avec un autre (ici Marc et Luc), et celui où un copiste tient apporter des précisions à une description ambigüe.

  2. Traduction du texte grec (28e édition de Kurt Aland)

    Texte grecTexte grec translittéréTraduction littéraleTraduction en français courant
    2 Καὶ προσελθόντες Φαρισαῖοι ἐπηρώτων αὐτὸν εἰ ἔξεστιν ἀνδρὶ γυναῖκα ἀπολῦσαι, πειράζοντες αὐτόν. 2 Kai proselthontes Pharisaioi epērōtōn auton ei exestin andri gynaika apolysai, peirazontes auton. 2 et des Pharisiens s'étant approchés, ils l'interrogeaient s'il est permis à un mari de délier [des liens du mariage] une femme, le mettant à l'épreuve.2 Pour lui tendre un piège, des Pharisiens allèrent vers Jésus pour l'interroger, lui demandant s'il était permis de divorcer de sa femme.
    3 ὁ δὲ ἀποκριθεὶς εἶπεν αὐτοῖς· τί ὑμῖν ἐνετείλατο Μωϋσῆς; 3 ho de apokritheis eipen autois• ti hymin eneteilato Mōusēs? 3 Puis, lui, ayant répondu, il leur dit: "Que vous a prescrit Moïse?" 3 Dans sa réponse, Jésus leur dit: "Quelles sont les règles que vous a données Moïse?"
    4 οἱ δὲ εἶπαν· ἐπέτρεψεν Μωϋσῆς βιβλίον ἀποστασίου γράψαι καὶ ἀπολῦσαι. 4 hoi de eipan• epetrepsen Mōusēs biblion apostasiou grapsai kai apolysai. 4 Puis, eux, il dirent: "Moïse permit d'écrire un document de rupture et de délier [des liens du mariage]". 4 Ils répliquèrent: "Moïse nous a autorisé de rédiger un acte de divorce".
    5 ὁ δὲ Ἰησοῦς εἶπεν αὐτοῖς· πρὸς τὴν σκληροκαρδίαν ὑμῶν ἔγραψεν ὑμῖν τὴν ἐντολὴν ταύτην. 5 ho de Iēsous eipen autois• pros tēn sklērokardian hymōn egrapsen hymin tēn entolēn tautēn. 5 Puis, le Jésus leur dit: "C'est en raison de la dureté de votre coeur qu'il vous a écrit ce précepte. 5 Jésus leur dit alors: "C'est parce que vous avez un coeur dur que Moïse vous a donné cette règle.
    6 ἀπὸ δὲ ἀρχῆς κτίσεως ἄρσεν καὶ θῆλυ ἐποίησεν αὐτούς· 6 apo de archēs ktiseōs arsen kai thēly epoiēsen autous• 6 Puis, à partir du début de la création, mâle et femelle il les a fait.6 Pourtant, à la création de l'univers, Dieu a fait l'humain homme et femme.
    7 ἕνεκεν τούτου καταλείψει ἄνθρωπος τὸν πατέρα αὐτοῦ καὶ τὴν μητέρα [καὶ προσκολληθήσεται πρὸς τὴν γυναῖκα αὐτοῦ], 7 heneken toutou kataleipsei anthrōpos ton patera autou kai tēn mētera [kai proskollēthēsetai pros tēn gynaika autou], 7 À cause de cela un homme quittera son père et mère [et il sera collé envers sa femme;]7 C'est exactement pour cette raison qu'un homme quittera son père et sa mère [pour s'unir à sa femme].
    8 καὶ ἔσονται οἱ δύο εἰς σάρκα μίαν· ὥστε οὐκέτι εἰσὶν δύο ἀλλὰ μία σάρξ. 8 kai esontai hoi dyo eis sarka mian• hōste ouketi eisin dyo alla mia sarx. 8 et ils seront les deux en une seule chair, ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair.8 Le deux deviennent un seul être; ils ne sont plus deux êtres, mais un seul.
    9 ὃ οὖν ὁ θεὸς συνέζευξεν ἄνθρωπος μὴ χωριζέτω. 9 ho oun ho theos synezeuxen anthrōpos mē chōrizetō. 9 Donc ce que Dieu a joint, qu'un homme ne le sépare pas".9 Ainsi donc, que l'homme n'aille pas diviser ce que Dieu a uni.
    10 Καὶ εἰς τὴν οἰκίαν πάλιν οἱ μαθηταὶ περὶ τούτου ἐπηρώτων αὐτόν. 10 Kai eis tēn oikian palin hoi mathētai peri toutou epērōtōn auton. 10 Et à la maison les disciples l'interrogeaient de nouveau à ce sujet.10 Une fois à la maison, les disciples se mirent à l'interroger sur le sujet.
    11 καὶ λέγει αὐτοῖς· ὃς ἂν ἀπολύσῃ τὴν γυναῖκα αὐτοῦ καὶ γαμήσῃ ἄλλην μοιχᾶται ἐπʼ αὐτήν· 11 kai legei autois• hos an apolysē tēn gynaika autou kai gamēsē allēn moichatai epʼ autēn• 11 Et il leur dit: "Quiconque le cas échéant délie [des liens du mariage] sa femme et épouse une autre, il est adultère à son égard;11 Jésus précisa: "Un homme qui divorce de sa femme pour en épouser une autre, il commet l'adultère à son égard.
    12 καὶ ἐὰν αὐτὴ ἀπολύσασα τὸν ἄνδρα αὐτῆς γαμήσῃ ἄλλον μοιχᾶται. 12 kai ean autē apolysasa ton andra autēs gamēsē allon moichatai. 12 Et si elle, ayant délié [des liens du mariage] son mari, qu'elle épouse un autre, elle est adultère".12 Et si pour sa part une femme divorce de son mari pour en épouser un autre, elle commet l'adultère".
    13 Καὶ προσέφερον αὐτῷ παιδία ἵνα αὐτῶν ἅψηται· οἱ δὲ μαθηταὶ ἐπετίμησαν αὐτοῖς. 13 Kai prosepheron autō paidia hina autōn hapsētai• hoi de mathētai epetimēsan autois. 13 Et ils lui présentaient des petits enfants afin qu'il les touchât. Puis, les disciples les rabrouèrent.13 Par la suite, des gens présentèrent à Jésus des petits enfants pour qu'il les touche, mais se firent réprimander par les disciples.
    14 ἰδὼν δὲ ὁ Ἰησοῦς ἠγανάκτησεν καὶ εἶπεν αὐτοῖς· ἄφετε τὰ παιδία ἔρχεσθαι πρός με, μὴ κωλύετε αὐτά, τῶν γὰρ τοιούτων ἐστὶν ἡ βασιλεία τοῦ θεοῦ. 14 idōn de ho Iēsous ēganaktēsen kai eipen autois• aphete ta paidia erchesthai pros me, mē kōlyete auta, tōn gar toioutōn estin hē basileia tou theou. 14 Puis, ayant vu, le Jésus s'indigna et leur dit: "Laissez les petits enfants venir à moi, ne les empêchez pas. Car à de telles [personnes] est le royaume de Dieu.14 À cette vue, Jésus s'indigna de l'attitude de ses disciples et leur dit: "Laissez les petits enfants venir à moi, ne les empêchez pas. Car c'est à des gens semblable qu'appartient le domaine de Dieu.
    15 ἀμὴν λέγω ὑμῖν, ὃς ἂν μὴ δέξηται τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ ὡς παιδίον, οὐ μὴ εἰσέλθῃ εἰς αὐτήν. 15 amēn legō hymin, hos an mē dexētai tēn basileian tou theou hōs paidion, ou mē eiselthē eis autēn. 15 Amen, je vous le dit, quelqu'un s'il n'accueille pas le royaume de Dieu comme un petit enfant, non, qu'il n'y entre pas".15 Vraiment, je vous l'assure, quiconque n'accueille pas le domaine de Dieu à la manière d'un petit enfant, n'y a pas accès".
    16 καὶ ἐναγκαλισάμενος αὐτὰ κατευλόγει τιθεὶς τὰς χεῖρας ἐπʼ αὐτά.16 kai enankalisamenos auta kateulogei titheis tas cheiras epʼ auta.16 Et les ayant enserrés dans ses bras, il appelait la bénédiction d'en-haut sur eux en mettant les mains sur eux.16 Après les avoir serrés dans ses bras, il se mit à les bénir en posant les mains sur eux.

  1. Analyse verset par verset

    v. 2 Pour lui tendre un piège, des Pharisiens allèrent vers Jésus pour l'interroger, lui demandant s'il était permis de divorcer de sa femme.

    Littéralement : et des Pharisiens (Pharisaioi) s'étant approchés (proselthontes), ils l'interrogeaient (epērōtōn) s'il est permis (exestin) à un mari (andri) de délier (apolysai) [des liens du mariage] une femme (gynaika), le mettant à l'épreuve (peirazontes).

Pharisaioi (Pharisiens)
Pharisaioi est le nom Pharisaios au nominatif masculin pluriel, le nominatif étant requis, car ce nom est sujet du verbe s’approcher. Dans notre critique textuelle, nous avons déjà noté que le mot n’est pas précédé de l’article défini. Et donc il faut traduire par « des Pharisiens », et non « les Pharisiens », ce qui signifie que Marc tient à faire référence à un groupe de Pharisiens, et non aux Pharisiens en général.

Pour une présentation sur les Pharisiens, on se réfèrera à J.P. Meier. Résumons les éléments principaux.

  • Le terme grec de Pharisaios essaie de rendre l’hébreu perûsîm (perîsayya en araméen) et signifie littéralement : « les séparés » ou « les séparatistes » et peut désigner différents groupes, comme les gens extrêmement pieux ou ascétiques, ou encore des gens sectaires ou hérétiques
  • Il s’agit plus particulièrement d’un groupe politico-religieux de Juifs dévots qui s’est formé au début de la période hasmonéenne (vers -150) en réponse à la crise de l’hellénisation de la Palestine
  • Il se situe surtout à Jérusalem et sa présence en Galilée ne semble pas avoir été significative
  • Ce groupe met l’accent sur l’étude et la pratique zélée et minutieuse de la loi mosaïque, en particulier ses obligations légales en matière de pureté rituelle
  • Mais pour justifier toutes ces observances, il développe une théorie voulant qu’il possède un recueil de traditions normatives provenant des anciens et remontant jusqu’à Moïse. Et c’est ainsi qu’en parallèle avec la Torah se développe une tradition orale dont il est le gardien
  • Leurs préoccupations peuvent se résumer ainsi :
    • Les règles de pureté sur la nourriture et les vases contenant nourriture et liquides
    • Les règles de pureté sur les corps et les cercueils
    • La pureté et la sainteté du mobilier pour le culte au temple de Jérusalem, ainsi que la bonne façon de pratiquer sa religion et d’offrir un sacrifice au temple
    • La dîme et les parts dues aux prêtres
    • L’observance correcte du sabbat et des jours saints, surtout dans le contexte du travail et des voyages
    • Le mariage et le divorce, incluant l’acte lui-même et son motif
  • Jésus et les Pharisiens pouvaient s’entendre sur un certain nombre de points
    • l’élection d’Israël,
    • le besoin de répondre de tout son cœur aux exigences de la loi
    • la promesse de Dieu de son messie
    • la résurrection des morts accompagnée du jugement final
  • Mais les Pharisiens ne pouvaient comprendre et accepter que
    • les temps eschatologiques étaient déjà commencés avec les actions de Jésus, dont ses guérisons
    • le début de cette restauration du monde tel que Dieu le voulait à l’origine entraînait une morale nouvelle, dont l’interdiction du divorce, une place au célibat, la relativisation du jeûne et des pratiques de pureté rituelle
  • Sur le plan historique, il faut rejeter l’idée que les Pharisiens aient joué un rôle dans l’arrestation et l’exécution de Jésus
  • Après la destruction du temple de Jérusalem vers l’an 70 par les Romains, les Esséniens et les Sadducéens disparaîtront de la carte comme groupe, mais les Pharisiens survivront et joueront un rôle fondamental en se regroupant à Jamnée pour mettre par écrit toute leur tradition religieuse et devenir la base du mouvement rabbinique qui traversera les siècles
  • Aussi, le conflit de Jésus avec les Pharisiens dans les évangiles est plus le reflet des conflits des premiers chrétiens avec la communauté juive vers les années 70 à 90 que ceux de Jésus avec eux

On ne sait pas le degré de connaissance que Marc avait des Pharisiens. Cela importe peu dans la mesure où ce qui compte pour nous est le rôle qu’il leur fait jouer dans son récit. Ce rôle entre parfois en conflit avec ce que nous savons sur le plan historique : en effet, Marc place plusieurs scènes d’interaction des Pharisiens avec Jésus en Galilée, alors qu’il semble qu’on ne trouvait des Pharisiens qu’en Judée, plus particulièrement à Jérusalem; Marc donne l’impression que ce sont les Pharisiens, avec les Hérodiens, qui sont la cause de la mort de Jésus, alors que sur le plan historique ils ne semblent avoir joué aucun rôle.

Considérons le rôle que Marc fait jouer aux Pharisiens. L’évangéliste nous présente sept scènes où les Pharisiens interviennent avec une question.

  1. En 2, 16, ils interrogent les disciples de Jésus sur la raison pour laquelle leur maître mange avec les pécheurs et les percepteurs d’impôt, alors qu’il est à table dans la maison de Lévi avec ses invités. Cette question s’explique par la définition même du Pharisien, le « séparé », i.e. celui qui se tient à part de tous ceux qui ne suivent pas à la lettre les pratiques qu’ils prétendent venir de Moïse, et donc de Dieu. Jésus, qui a entendu, répond : « Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin de médecin, mais les malades ». N’oublions pas que le premier auditoire de l’évangile de Marc est probablement la communauté chrétienne de Rome. Or, dans ce milieu cosmopolite, cette communauté devait certainement avoir des allures bigarrées. Que fait donc Marc? Il reprend une tradition sur le comportement de Jésus et le met en valeur en introduisant un groupe de personnes, des Pharisiens, pour représenter les Juifs purs et durs, ce qui permet d’introduire une phrase de Jésus sur la signification de sa mission, qui en même temps justifie le visage qu’a l’actuelle communauté chrétienne.

  2. En 2, 18, Marc met dans la bouche des Pharisiens et des disciples de Jean-Baptiste cette question : « Pourquoi les disciples de Jean et les disciples des Pharisiens jeûnent-ils, et tes disciples ne jeûnent-ils pas? » La réponse de Jésus est double, d’abord il distingue deux périodes, celle de Jésus où le jeûne n’est pas de mise, et l’après Jésus, où le jeûne reviendra; puis il semble distinguer deux pratiques religieuses, l’ancienne qui vient du Judaïsme, puis la nouvelle inaugurée par l’évangile. Quel rôle Marc entend-il faire jouer à cette scène? Par le fait même d’associer ensemble les baptistes et les Pharisiens il les place dans le même panier pour représenter le Judaïsme. Même si en soi nous ne sommes pas devant une figure négative, la scène affirme une distance prise par rapport à une pratique du Judaïsme, et en même temps justifie sans doute l’attitude de la communauté romaine.

  3. En 2, 24, les Pharisiens posent cette question à Jésus : « Vois! Pourquoi font-ils le jour du sabbat ce qui n'est pas permis? ». Le « ce qui n’est pas permis » fait référence au fait pour les disciples d’arracher des épis dans un champ pour se nourrir. Dans son analyse de ce récit, Meier conclut qu’il ne remonte pas au Jésus historique, mais qu’il est plutôt une composition chrétienne prenant position dans la polémique au sein même de la communauté chrétienne à propos du sabbat. Quoi qu’il en soi, ce qui nous intéresse c’est le geste de Marc de l’insérer dans son évangile. Les Pharisiens ont pour rôle de nous rappeler la pratique juive du sabbat, et la scène devient alors une prise de distance par rapport à cette pratique par la communauté chrétienne.

  4. En 7, 5, les Pharisiens posent cette question à Jésus : « Pourquoi tes disciples ne se comportent-ils pas suivant la tradition des anciens, mais prennent-ils leur repas avec des mains impures? ». Cette question est suivie d’une longue réponse de Jésus qui fait référence à l’hypocrisie des Pharisiens, au fait qu’ils annulent le commandement de Dieu par leurs traditions, enfin affirme que ce n’est ce qui entre dans l’homme qui souille, mais ce qui en sort. Après son analyse de ce passage, Meier conclut que l’ensemble 7, 1-23 ne remonte pas au Jésus historique, mais constitue une collection de différents textes chrétiens autour du thème de la pureté et cousus ensemble par Marc pour soutenir la position de l’Église face aux Judéo-chrétiens. Encore une fois, les Pharisiens représentent les intégristes juifs, et la scène permet de prendre une distance par rapport à cette attitude, plus particulièrement face aux ablutions rituelles.

  5. En 8, 11 il n’y pas de question directe adressée à Jésus de la part de Pharisiens, mais c’est le narrateur qui dit : « Les Pharisiens vinrent et se mirent à discuter avec Jésus; ils demandaient de lui un signe venant du ciel, pour le mettre à l'épreuve ». Marc place cette demande après que Jésus eut nourri quatre mille hommes, donnant à cette demande un caractère ironique, car l’action de Jésus était justement un signe. Mais à travers cette demande des Pharisiens, l’évangéliste reprend l’attitude de beaucoup de Juifs au temps de la communauté chrétienne et dont témoigne Paul : « Les Juifs demandent des signes » (1 Co 1, 22). Or il y avait à Rome une communauté juive importante, et un certain nombre étaient devenus chrétiens, si bien que cela causa beaucoup de tensions et des tumultes au point d’amener l’empereur Claude à émettre un décret, vers l’an 49-50, que l’écrivain Suétone résume ainsi : « Il chassa de la ville les Juifs qui se soulevaient sans cesse à l’instigation d’un certain Chrestus » (La vie des douze Césars, XXV, 4). Les Actes des Apôtres nous en donnent un écho avec Priscille et Aquilas qui ont dû quitter Rome et se sont rendus à Corinthe où ils se mirent à collaborer avec Paul (Ac 18, 2). Ainsi, le Pharisien devient le Juif typique qui face à l’événement Jésus, demande un signe de Dieu pour être convaincu. On peut y avoir la peinture d’un certain nombre de Juifs qui, malgré la prédication des premières communautés chrétiennes, ont refusé d’y entrer.

  6. En 10, 2 les Pharisiens posent cette question à Jésus, l’évangéliste notant que le but était de le mettre à l’épreuve : « Est-il permis à un mari de répudier sa femme? ». Pour comprendre la question, il faut savoir que dans le milieu Juif, seul l’homme pouvait prendre l’initiative de répudier sa femme, et que le motif de répudiation pouvait être n’importe quoi, y compris celui d’avoir mal cuisiné un repas. Après son analyse de ce passage, Meier conclut que certains éléments remontent probablement au Jésus historique qui a pris position dans la question du divorce. Notons que la scène se passe à Jérusalem, le lieu normal où trouver des Pharisiens. Dans ce cadre, ces derniers représentent la position traditionnelle juive, et encore une fois Marc met de l’avant un Jésus qui prend ses distances par rapport à elle, et par là soutient l’approche de la communauté chrétienne.

  7. Enfin, en 12, 14, les Pharisiens avec les Hérodiens posent une question à Jésus, l’évangéliste notant que le but était de le prendre au piège : « Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César? ». Nous connaissons la réponse de Jésus : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». La question introduit une dimension politique, ce qui n’est par surprenant, car les Pharisiens sont une organisation politico-religieuse. C’est la dernière intervention des Pharisiens dans le récit de Marc, une transition vers un procès d’abord religieux, puis politique. Les Pharisiens représentent à la fois le visage religieux et politique du Judaïsme.

Comment résumer ce que nous venons d’affirmer? Dans sa composition, Marc a introduit le personnage des Pharisiens pour représenter les Judaïsme dans son orthopraxie et son intransigeance. Cela lui permettait de mettre en contraste l’attitude, le message et la mission de Jésus. Prenons l’exemple de Jésus qui mange chez Lévi (Mc 2, 13-17). En soi, la scène est banale et ne mériterait pas d’être signalée. Mais en mentionnant que des Pharisiens « le suivaient » (2, 16), cette scène va devenir en quelque sorte une anomalie, une réalité inhabituelle : l’attitude de Jésus rompt avec le comportement des plus religieux des Juifs. C’est ainsi qu’avec le personnage des Pharisiens, Marc va mettre en lumière l’attitude, le message et la mission de Jésus qui se détache par contraste du Judaïsme pur et dur. Même si cela a peu de sens d’introduire des Pharisiens en Galilée, l’important est de créer une trame où l’opposition à Jésus va grandissant; le temps révèle de plus en plus l’incompatibilité entre l’évangile et l’attitude figée du Judaïsme. À travers son évangile, Marc prend position dans le débat qui sévit au sein même de sa communauté.

Le nom Pharisaios dans la Bible

J.P. Meier sur les Pharisiens

proselthontes (s'étant approchés)
Proselthontes est le verbe proserchomai au participe aoriste, au nominatif masculin pluriel, s’accordant avec le nom "Pharisiens". Il est formé de la préposition pros (vers) et du verbe erchomai (venir, aller), et donc signifie : venir à, aller vers, et donc s’approcher de, s’avancer vers. Il est peu présent dans le Nouveau Testament en dehors des évangiles-Actes, mais il est au cœur du vocabulaire de Matthieu : Mt = 55; Mc = 5; Lc = 10; Jn = 1; Ac = 10. Le verbe exprime l’idée qu’un personnage veut entrer en interaction avec un autre, et donc sert d’introduction à une action ou à une parole.

Chez Marc, une seule occurrence a Jésus pour sujet alors qu’il s’approche de la belle-mère de Pierre pour la faire se lever (1, 31); le verbe « s’approcher » introduit l’intervention miraculeuse de Jésus. Les autres occurrences servent d’introduction soit à une action, d’abord celle demandée par les disciples de renvoyer la foule (6, 35), puis celle de Judas venu donner le baiser du traître (14, 45), soit à une parole, comme celle des Pharisiens (10, 2) ou d’un scribe (12, 28), deux cas où on pose à Jésus une question. Notons que le verbe « s’approcher » est toujours chez Marc au participe aoriste (« s’étant approché »), ce qui dénote le caractère un peu stéréotypé de son utilisation, un écho de son style un peu frustre.

Ici, le verbe « s’étant approché » exprime l’idée que les Pharisiens veulent entrer en interaction avec Jésus, et donc sert d’introduction à leur question.

Le verbe proserchomai dans le Nouveau Testament
epērōtōn (ils l'interrogeaient)
Epērōtōn est le verbe eperōtaō à la 3e personne pluriel de l’imparfait. Il est formé de la préposition epi (sur) et du verbe erōtaō (faire une demande), et donc signifie : interroger. Il n’apparaît que dans les évangiles-Actes, à l’exception d’une citation d’Isaïe en Rm 10 et d'un ajout non-paulinien en 1 Co: Mt = 8; Mc = 25; Lc = 17; Jn = 2; Ac = 2; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Comme on peut le constater, il appartient au vocabulaire de Marc. Ici, le verbe est à l’imparfait, donc désigne une action continue qui dure dans le temps : c’est une discussion qui est entamée avec un mouvement de va et vient entre les personnages.

Il est rare que l’évangile de Marc, le plus court de tous, présente une fréquence de mots plus élevée que chez les autres. Comment expliquer cette situation avec le verbe « interroger »? Nous proposons trois réponses.

  1. Tout d’abord, le style de Marc a quelque chose de simple et frustre, sans aucune fioriture, et donc il ne se gène pas de répéter souvent les mêmes mots. C’est le cas avec le verbe « interroger ». Un exemple typique est l’interrogatoire de Pilate : en 15, 2 « Pilate interrogea Jésus », puis en 15, 4 « Pilate l’interrogeait de nouveau »; que fait Matthieu quand il copie ce passage? En Mt 27, 11, on a : « le gouverneur l’interrogea », mais Matthieu refuse de répéter ce verbe en 27, 13, et donc il écrit : « Pilate lui dit ».

    Quand on examine les passages de Marc repris par Matthieu et Luc, on note que dans huit d’entre eux (i.e. 7, 5; 8, 29; 9, 28; 10, 2; 11, 29; 14, 60.61; 15, 4) le verbe « interroger » de Marc a été remplacé par un autre verbe chez les autres évangélistes synoptiques, la plupart du temps par le verbe « dire »; Matthieu et Luc ont sans doute jugé que le fait qu’une phrase soit une question ne requiert pas qu’elle soit introduite par le verbe « interroger », tellement la chose est évidente. Mais cela ne gène pas le style non raffiné de Marc.

  2. Au cours des années qui ont suivi l’expérience de la résurrection de Jésus, la réflexion théologique a beaucoup évolué, si bien qu’on note un grand écart entre la christologie de Marc, le premier évangile écrit vers l’an 67, et celui de Jean, le dernier, qu’on peut dater vers l’an 90 ou 95. Avec les années, le visage de Jésus « a pris de la hauteur », i.e. on a fait ressortir de plus en plus ses traits divins. Or, le visage de Jésus chez Marc comporte quelque chose de primitif : on a l’impression d’être devant un guérisseur de village qui, devant un sourd-muet, met ses doigts dans ses oreilles et avec sa salive lui toucha la langue, avant de lever les yeux au ciel et de pousser un gémissement avec ses mots : « Ephphatha » (7, 33-34) ; le pire est que ce guérisseur doit parfois s’y prendre à deux reprises pour obtenir une guérison complète, comme avec cet aveugle à Bethsaïda qui, après la salive de Jésus sur les yeux et l’imposition des mains, ne voit encore que partiellement, et ce n’est qu’après que Jésus eut posé de nouveau ses mains sur ses yeux qu’il finit par voir clairement (8, 22-26). Nous sommes loin de Matthieu où Jésus guérit par sa seule parole ou Jean où Jésus guérit à distance.

    Or, sur les 25 occurrences du verbe « interroger », 8 occurrences ont Jésus pour sujet. Le fait que Jésus puisse interroger ses disciples ou un interlocuteur dans un but pédagogique ou polémique pour qu’ils prennent position (par exemple 8, 29 avec « Pour vous, qui suis-je? » ou 11, 30 « Le baptême de Jean venait-il du ciel ou des hommes? ») est normal et ne pose pas problème. Mais présenter Jésus comme quelqu’un à l’instar de tout être humain qui doit poser des questions afin d’obtenir l’information désirée peut paraître choquant à un partisan d’une théologie haute où Jésus est fils de Dieu. Chez Marc, Jésus interroge l’aveugle de Bethsaïde pour savoir ce qu’il voit après une première tentative pour le guérir (8, 23), Jésus interroge ses disciples à son retour de la transfiguration sur le sujet de la dispute entre ses disciples et les gens (9, 16), Jésus interroge le père d’un enfant épileptique sur la période de temps où il a ces symptômes (9, 21), Jésus interroge ses disciples sur le sujet de leur discussion en chemin (9, 33). Tous ces passages où Jésus doit s’informer ont paru si choquants que Matthieu et Luc les ont écartés en écrivant leur évangile. Mais cela ne posait aucun problème pour la christologie primitive de Marc.

  3. Tout au long de son évangile, Marc utilise un schéma qui lui est propre où les disciples reçoivent un enseignement supplémentaire et particulier, un schéma toujours introduit par la formule : « Quand Jésus fut rentré à la maison, ses disciples l’interrogeaient » (voir 7, 17; 9, 28; 9, 33; 10, 10). Cette formule permet à Jésus d’apporter des précisions et des éclaircissements sur une parabole, ou un échec à guérir de la part des disciples, ou sur la perspective de ses souffrances et de sa mort, ou sur la question du divorce. Ce schéma stéréotypé est une création de Marc où la maison fait référence bien sûr à la communauté chrétienne après Pâques dans son effort pour approfondir l’enseignement de Jésus et présenter une forme de réflexion théologique; l’interrogation des disciples, c’est l’interrogation des chrétiens. Notons que Marc, dès le début de son évangile, a voulu associer les disciples à sa mission, si bien que les premiers appels à être disciples suivent immédiatement sa proclamation initiale du règne de Dieu (voir 1, 14-20). Ces disciples sont maintenant les chrétiens qui ont une connaissance particulière de l’enseignement de leur maître, comme l’indique la formule stéréotypée (« une fois à la maison, les disciples l’interrogeaient… »). Matthieu et Luc n’ont pas cru bon de retenir ce schéma, car leur perspective théologique était autre.

Ici, au v. 2, ce sont les Pharisiens qui interrogent Jésus. C’est un cas où Matthieu, qui reprend cette scène, transforme la phrase et évite d’utiliser le verbe « interroger » avec la formule : « (les Pharisiens) le mettant à l’épreuve et disant : "S’il est permis…" ». Mais Marc ne voit pas de problème avec la formule : « ils (les Pharisiens) l’interrogeaient s’il est permis… ».

Le verbe eperōtaō dans le Nouveau Testament
exestin (il est permis)
Exestin est le verbe exestin à la 3e personne de l’indicatif présent actif. C’est un verbe impersonnel qui signifie : il est permis. Il n’est pas très fréquent et n’apparaît que dans les évangiles-Actes, à l’exception de quelques occurrences dans les deux épitres aux Corinthiens : Mt = 9; Mc = 6; Lc = 5; Jn = 2; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Nous sommes devant le vocabulaire de Marc qui l’a introduit dans les évangiles : en effet, les 5 occurrences chez Luc sont dépendantes de Marc, et chez Matthieu, sur ses 9 occurrences, 7 proviennent de Marc.

Quand on examine l’utilisation de ce verbe dans le Nouveau Testament, on note qu’il apparaît dans un certain nombre de contextes qu’on peut regrouper en 5 catégories :

  1. Il y a le contexte des lois religieuses concernant le sabbat, sur ce qui est permis ou non en ce jour (Mc 2, 24 || Mt 12, 2 || Lc 6, 2; Mc 3, 4 || Mt 12, 10 || Lc 6, 9 || Lc 14, 2; voir aussi Jn 5, 10)

  2. Il y a aussi le contexte du temple et de ses objets, sur ce qu’on peut faire ou non, et qui se limite à cette référence à David qui a mangé les pains d’oblations, ce qui n’était pas permis (Mc 2, 26 || Mt 12, 4 || Lc 6, 4), sauf cette scène chez Matthieu où les grands prêtres évoquent une loi religieuse pour refuser à Judas qu’il leur remette l’argent de la trahison (Mt 27, 6)

  3. Le contexte des lois matrimoniales offre l’occasion d’aborder la question de ce qui est permis, et cela se fait dans deux passages différents, d’abord celui qui évoque la situation du roi Hérode Antipas qui a épousé Hérodiade, la femme de son demi-frère, Hérode-Philippe (fils de Marianne II), ce qui aurait amené Jean-Baptiste à lui dire que cela n’était pas permis (Mc 6, 8 || Mt 14, 4), puis le passage où des Pharisiens posent à Jésus la question s’il est permis à un homme de divorcer de sa femme (Mc 10, 2 || Mt 19, 3)

  4. Le verbe apparaît aussi dans un contexte qu’on pourrait considérer comme politique, et qui dans les évangiles synoptiques tourne autour de la question posée à Jésus sur le tribut à César (Mc 12, 14 || Mt 22, 17 || Lc 20, 22); il y a aussi le contexte du droit romain comme évoqué par Jn 18, 31 qui ne permet pas aux autorités juives de mettre à mort quelqu’un, ou encore auquel recourt Paul pour ne pas être fouetté (Ac 22, 25)

  5. Enfin, le verbe peut simplement signifier la liberté dont jouit tout être humain qui lui permet de faire ce que bon lui semble (voir Mt 20, 15; Ac 2, 29; 21, 37; 1 Co 6, 12; 10, 23; 12, 4).

Ici, le verbe « il est permis » nous introduit dans le contexte des lois matrimoniales. Mais on peut alors se demander : que vient faire cette question juridique dans les évangiles? Ne sommes-nous pas loin de la prédication sur le royaume de Dieu? Et surtout, pourquoi va-t-on à Jésus pour obtenir une réponse à une question légale?

Tout d’abord, il semble que Jésus ait accepté dans sa vie publique d’entrer en interaction avec les scribes, qu’ils soient Pharisiens ou non. Or, ces scribes étaient des spécialistes de la Loi, et donc comme tout juriste, aimaient débattre des points de la Loi, tant écrite qu’orale. Selon J.P. Meier qui a analysé la valeur historique des textes évangéliques sur le sujet, Jésus aurait accepté de discuter et de prendre position sur deux questions, celle des serments, et celle du divorce. Ainsi, les évangiles auraient conservé une tradition sur les interventions de Jésus dans le domaine de la Loi. Malheureusement, on ne connaît pas le détail du contexte dans lequel Jésus aurait fait ses interventions, car le contexte évangélique présente un travail éditorial assez visible. Pour Marc, la scène se passe en Judée alors que l’opposition contre Jésus grandit et qu’on lui tend des pièges. Il reste que la réponse de Jésus, comme on le verra, n’est pas celle d’un juriste, mais d’un prophète qui rappelle la vision de Dieu sur l’union de l’homme et de la femme, et en cela, évoque le royaume de Dieu.

Le verbe exestin dans le Nouveau Testament
andri (mari)
Andri est le nom anēr au datif masculin singulier, le datif étant requis par le verbe « il est permis », car le nom joue ici le rôle de complément d’attribution. Il désigne un homme mâle, par opposition à une femme. Il est bien sûr fréquent dans le Nouveau Testament, surtout chez Luc : Mt = 8; Mc = 4; Lc = 27; Jn = 8; Ac = 100; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Dans la langue grecque, deux mots sont habituellement traduits par « homme » : le mot anthrōpos, qui nous a donné le mot « anthropologie » et qui désigne l’homme en général ou le genre humain, tout en étant parfois plus spécifique en désignant le genre masculin, et le mot anēr, au génitif : andros, qui nous a donné les mots androgyne, andropause, androïde, et le nom propre André, qui désigne l’homme de sexe masculin.

Dans les évangiles-Actes, on peut repérer quatre contextes où le mot anēr est utilisé.

  1. Le contexte le plus fréquent est celui où l’auteur entend désigner une personne de sexe masculin. Souvent, il a d’abord pris soin d’identifier cette personne, par exemple :
    • Lc 5, 8 : « A cette vue, Simon-Pierre se jeta aux genoux de Jésus, en disant: "Eloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme (anēr) pécheur!" »

    Quand aucune identité précise n’a été fournie, c’est le type de travail ou le rôle que joue la personne qui permet de reconnaître que nous sommes devant un être de sexe masculin. Par exemple :

    • Mt 7, 24 : « Ainsi, quiconque écoute ces paroles que je viens de dire et les met en pratique, peut se comparer à un homme (anēr) avisé qui a bâti sa maison sur le roc »

    Parfois, ce sont les synonymes ou les mots associés à anēr qui ne laissent aucun doute sur le sexe des personnes qu’on entend désigner. Par exemple :

    • Ac 7, 2 : « Il répondit: "Hommes (anēr), frères et pères, écoutez. Le Dieu de la gloire apparut à notre père Abraham, encore en Mésopotamie avant de s'établir à Harân »

  2. C’est le mot anēr qu’on utilise pour désigner l’homme dans une relation de couple, et qu’on traduit habituellement par « mari ». Par exemple :
    • Mt 1, 19 : « Joseph, son mari (anēr), qui était juste et ne voulait pas la dénoncer publiquement, résolut de la répudier sans bruit »

  3. Il arrive que le mot serve explicitement à mettre en contraste l’homme et la femme, sans référence à un lien conjugal quelconque. Par exemple,
    • Ac 5, 14 : « Des croyants de plus en plus nombreux s'adjoignaient au Seigneur, une multitude d'hommes (anēr) et de femmes »

    Le mot ne sert pas seulement à distinguer l’homme et la femme, mais aussi l’homme des enfants, peu importe le sexe des enfants. Par exemple :

    • Mt 14, 21 : « Or ceux qui mangèrent étaient environ 5 000 hommes (anēr), sans compter les femmes et les enfants »

  4. Enfin, à quelques rares reprises, anēr apparaît dans le même contexte que le mot anthrōpos, et l’auteur semble l’utiliser de manière synonyme. Par exemple :
    • Ac 10, 28 : « et il leur dit: "Vous le savez, il est absolument interdit à un homme (anēr) Juif de frayer avec un étranger ou d'entrer chez lui. Mais Dieu vient de me montrer, à moi, qu'il ne faut appeler aucun homme (anthrōpos) souillé ou impur.

Une impression générale se dégage quand on parcourt l’usage des mots anēr et anthrōpos dans les évangiles-Actes : ils apparaissent ensemble plus de 500 fois, alors que le mot gynē (femme) se limite à 128 occurrences. Nous sommes dans une société patriarcale.

Le mot anēr n’appartient pas au vocabulaire habituel de Marc. Sur les quatre occurrences du mot dans son évangile, deux se retrouvent dans notre péricope concernant le lien conjugal, une autre sert à désigner Jean-Baptiste (6, 20), et enfin, dans la scène de la multiplication des pains, elle fait référence aux participants masculins. Ici, au v. 2, le mot anēr doit être traduit par « mari », car nous sommes dans un contexte de lien conjugal.

Le nom anēr dans les évangiles-Actes

apolysai (délier) Apolysai est le verbe apolyō à l’infinitif actif aoriste. Il est formé de la préposition apo (à partir de, loin de) et du verbe lyō (lier), et donc signifie littéralement : délier ou enlever le lien. Il n’existe presqu’uniquement que dans les évangiles-Actes dans tout le Nouveau Testament (la seule exception est Hébreux 13, 23) : Mt = 19; Mc = 12; Lc = 14; Jn = 5; Ac = 15. Sa signification est déterminée par son contexte. Et quand on regarde l’ensemble des textes, on peut regrouper les contextes à quatre grandes catégories :

  1. Le contexte est celui d’une arrestation ou d’un emprisonnement, et « délier quelqu’un » signifie : le relâcher. Par exemple : A chaque Fête, le gouverneur avait coutume de relâcher (apolyō) à la foule un prisonnier, celui qu'elle voulait (Mt 27, 15)

  2. Le contexte est celui de personnes en un même lieu, et « délier des gens » signifie « renvoyer les gens », ou « leur donner congé », ou « se séparer d’eux ». Par exemple : Après avoir renvoyé (apolyō) les foules, Jésus monta dans la barque et s'en vint dans le territoire de Magadan (Mt 15, 39)

  3. Le contexte est celui d’une union matrimoniale, et « délier quelqu’un » signifie : répudier une personne ou divorcer de quelqu’un. Par exemple : C'est, leur dit-il, en raison de votre dureté de coeur que Moïse vous a permis de répudier (apolyō) vos femmes; mais dès l'origine il n'en fut pas ainsi (Mt 19, 8)

  4. Le contexte peut être celui d’une dette qu’on a contracté ou d’un péché qu’on a commis (qui est une dette devant Dieu), et «délier quelqu’un » signifie : remettre cette dette. Par exemple : Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés; remettez (apolyō), et il vous sera remis (apolyō) (Lc 6, 37)

Comme on le constate, l’idée est toujours la même : un lien existe, et ce lien est brisé. À partir de l’ensemble des textes évangiles-Actes, on peut établir le tableau suivant.

ContexteMatthieuMarcLucJeanActes
Prison/arrestation54559
Présence en un lieu64406
Mariage84200
Lien d’une dette/du péché/de la maladie00300
Total191214515

Malgré le nombre d’occurrences du verbe apolyō dans les évangiles, ce dernier apparaît surtout lors de trois événements :

  1. le procès de Jésus devant Pilate et la décision de relâcher soit Jésus, soit Barabbas, une scène racontée par Marc, et reprise par Luc et Matthieu, et racontée aussi par Jean, monopolise le contexte « prison/arrestation » (la seule exception étant une parabole de Mt 18, 27);

  2. la scène de la multiplication des pains, racontée par Marc, et reprise par Luc et Matthieu, monopolise une bonne partie du contexte « foule/personne »;

  3. la controverse sur le divorce, racontée par Marc, et reprise par Luc et Matthieu, monopolise presque totalement le contexte « union matrimoniale » (la seule exception se trouve chez Matthieu qui parle de apolyō dans son discours sur la montagne et dans son récit de l’enfance où Joseph avait l’intention de répudier sa fiancée).

Chez Marc, l’utilisation de « délier » se limite aux trois contextes que nous venons de nommer, et ce verbe ne semble pas appartenir à son vocabulaire habituel; il faisait probablement partie de la tradition qu’il reçoit, en particulier sur la question du divorce. Par exemple, Marc aurait pu utiliser le verbe aphiēmi (congédier, renvoyer, répudier), un verbe de son vocabulaire qu’il utilise 34 fois dans son évangile, pour parler du divorce, comme le fait Paul en 1 Co 7, 11 : « que le mari ne répudie (aphiēmi) pas sa femme ». On peut imaginer que la tradition qu’il reçoit parlait de « délier ».

Parler de « délier » (apolyō) comporte une note juridique : car le mariage est un contrat social qui lie deux partis, et donc il est tout à fait juste de voir le bris de ce contrat comme l’action de délier les partis.

Mais il faut s’empresser d’ajouter qu’en Palestine seul l’homme pouvait prendre l’initiative d’un divorce, i.e. de délier la femme, car celle-ci, comme les enfants d’ailleurs, demeuraient mineures toute leur vie, n’étant pas des sujets de droit (les femmes ne pouvaient pas par exemple témoigner dans un procès, leur témoignage n’ayant aucune valeur légale).

Pour bien comprendre le divorce dans le milieu palestinien, il faut d’abord saisir ce qu’était le mariage. Celui-ci relevait de pratiques familiales où l’état n’était pas impliqué. Dans le monde juif, le processus matrimonial se déroulait en deux étapes : 1) l’échange formel des consentements devant témoins, et après environ un an, 2) le départ de la mariée pour la maison familiale du marié et le début de la cohabitation. Le consentement avait habituellement lieu quand la jeune fille avait 12 ou 13 ans. L’échange des consentements de l’étape 1 constituait le mariage légalement ratifié selon les termes modernes, car il donnait à l’homme tous les droits sur la jeune fille; elle était dès lors sa femme et toute infraction relevait de l’adultère. C’est exactement la situation dont parle Matthieu 1, 18 (« Sa mère Marie avait été fiancée à Joseph ; mais avant qu'ils ne commencent à vivre ensemble, il s'est avéré qu'elle était avec un enfant ») : Joseph et Marie ont franchi l’étape des consentements, et donc sont considérés comme légalement mariés, même si la cohabitation n’a pas encore commencé, et c’est pourquoi la seule option possible pour Joseph devant sa femme enceinte est le divorce. C’est ce qu’écrit Matthieu au verset suivant : « Son mari Joseph était un homme droit, mais il ne voulait pas l'exposer à la honte publique ; il décida donc de la délier (apolyō) [des liens du mariage] discrètement.

Le verbe apolyō dans Nouveau Testament
gynaika (femme)
Gynaika est le nom gynē à l’accusatif féminin singulier, l’accusatif étant requis car le nom est complément d’objet direct du verbe délier : c’est l’homme qui délie la femme. Le nom nous a donné en français les mots gynécologie ou gynécée. Il revêt deux significations, une personne de sexe féminin, et la conjointe d’un homme. Il revient bien sûr régulièrement dans les évangiles : Mt = 29; Mc = 17; Lc = 41; Jn = 22; Ac = 19; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Ces statistiques donnent un peu une idée de la place respective que ces évangélistes donnent à la femme : Luc peut être considéré comme l’évangéliste des femmes en raison de la place qu’il leur donne, suivi de manière surprenante par le Juif Matthieu, et enfin Jean et Marc.

Quand on parcourt les évangiles-Actes, on note que les deux grandes significations du mot se répartissent ainsi :

 MatthieuMarcLucJeanActesTotal
Sexe féminin13623221478
Épouse1611180550
 2917412219128

Les occurrences de gynē comme épouse seraient encore beaucoup moins élevées s’il n’y avait pas le récit autour des Sadducéens qui veulent ridiculiser la foi en la résurrection, et donc évoquent la situation d’un homme mort sans enfants, et dont les sept frères ont le devoir de la prendre pour épouse, un récit présent dans les trois récits synoptiques où le mot apparaît au total 17 fois. Quoi qu’il soit, demandons-nous : qui sont ces femmes? Quels rôles jouent-elles? Si on élimine les références génériques, on obtient le portrait suivant :

La femme comme épouse :

  • Élisabeth, femme de Zacharie (Lc 1, 5)
  • Hérodiade, la femme du frère d’Hérode Antipas (Mc 6, 17; Lc 3, 19; Mt 14, 3)
  • Jeanne, femme de Chouza, intendant d'Hérode (Lc 8, 3)
  • La femme de Lot (Lc 17, 32)
  • Marie, épouse de Joseph (Mt 1, 20)
  • La femme de Pilate (Mt 27, 19)
  • Saphire, femme d’Ananie (Ac 5, 1)
  • Priscille, femme d’Aquila (Ac 18, 2)
  • Drusille, femme du procurateur Félix (Ac 24, 24)

La femme comme personne du genre féminin :

  • Veuve de Sarepta (Lc 4, 26)
  • Une femme qui baigne Jésus d’un parfum très coûteux (Mc 14, 3; Lc 7, 37; Mt 26, 7)
  • Marie Magdaléenne guérie par Jésus (Lc 8, 2)
  • Une femme avec des hémorragies depuis 12 ans, guérie par Jésus (Mc 5, 25; Lc 8, 43; Mt 9, 20)
  • Marthe et Marie des amies de Jésus (Lc 10, 39)
  • Une femme courbée guérie par Jésus (Lc 13, 11)
  • Une femme qui interpelle Pierre et l’amène à renier Jésus (Lc 22, 57)
  • Les femmes qui ont accompagné Jésus depuis la Galilée (Mc 15, 41; Lc 23, 55)
  • Une femme cananéenne/syro-phénicienne qui demande la guérison de sa fille (Mc 7, 25; Mt 15, 22)
  • Les femmes qui regardent à distance le tombeau : Marie de Magdala, Marie la mère de Jacques et de Joseph (Joset), la mère des fils de Zébédée / Salomé (Mc 15, 40; Mt 27, 55)
  • Les femmes qui découvrent le tombeau vide et sont témoins de la résurrection de Jésus : Marie de Magdala et Marie mère de Jacques / Salomé sont témoins du tombeau vide (Mc 16, 4; Mt 28, 1; Lc 24, 22)
  • Mère de Jésus à Cana et à la croix (Jn 2, 4), puis assidue à la prière (Ac 1, 14)
  • La Samaritaine en dialogue avec Jésus (Jn 4, 7)
  • La femme adultère qui reçoit le pardon de Jésus (Jn 8, 4)
  • Marie de Magdala qui fait l’expérience de Jésus ressuscité (Jn 20, 13)
  • Plusieurs femmes se joignent à l’Église (Ac 5, 14)
  • Des femmes nobles et riches, adeptes de la religion juive, chassent Paul d’Antioche de Pisidie (Ac 13, 50)
  • Une juive, mère de Timothée (Ac 16, 1)
  • Des femmes réunies pour la prière juive à qui Paul prêche (Ac 16, 13)
  • Lydie, une femme d’affaire, qui s’ouvre à la prédication de Paul (Ac 16, 14)
  • Des femmes de la noblesse se joignent à la communauté chrétienne (Ac 17, 4)
  • Damaris, d’Athènes, se joint à la communauté chrétienne (Ac 17, 34)

Cette compilation donne l’impression que les femmes occupent une place significative dans les évangiles-Actes, malgré le fait que nous soyons dans une société patriarcale. Elle nous montre que Jésus est entré régulièrement en interaction avec des femmes, et la tradition a retenu qu’elles ont été les premiers témoins de sa résurrection.

L’évangile de Marc n’est pas celui où la mention des femmes est la plus fréquente. Néanmoins, quatre scènes les mettent en vedette : Hérodiade dans la mort de Jean-Baptiste (6, 17), l’hémorroïsse dont la foi causera sa guérison (5, 25), la syro-phénicienne dont la foi persistante apportera la guérison à sa fille (7, 25), la femme qui répand sur la tête de Jésus un parfum de nard pur et très coûteux (14, 3), expression de ses sentiments pour lui qui devient pour Marc l’annonce de sa mort. Et une cinquième scène peut être ajoutée : des femmes bien identifiées à la mort de Jésus, des femmes « qui le suivaient et le servaient quand il était en Galilée » (15, 41) et qui étaient montées avec lui à Jérusalem; elles voudront compléter l’embaumement, et feront l’expérience du tombeau vide et seront les premières à recevoir l’annonce de la résurrection de Jésus. Ainsi, à part Hérodiade, le portrait des femmes est très beau : des personnes de foi qui se sont attachées à Jésus et ont cru en lui, et l’ont suivi jusqu’à la croix.

Or, notre v. 2 mentionne les femmes dans un tout autre contexte : celui d’un homme qui veut briser le lien avec sa conjointe, en quelque sort l’expulser. Rappelons-nous que selon Ex 20, 17 la femme était une possession de l’homme au même titre que son champ, son bœuf et son âne.

Le nom gynē dans les évangiles-Actes
peirazontes (le mettant à l'épreuve)
Peirazontes est le verbe peirazō au participe présent actif, au nominatif masculin pluriel, le nominatif étant requis parce que le verbe qualifie le nom Pharisiens. Il signifie d’abord « essayer » ou « tenter » une action. Par exemple :
  • Ac 9, 26 : « Arrivé à Jérusalem, Paul tentait (peirazō) de se joindre aux disciples, mais tous en avaient peur, ne croyant pas qu'il fût vraiment disciple »

Mais « essayer » désigne le fait de mettre à l’essai, de faire des tests, et donc de vérifier la qualité d’une chose, et pour les personnes, de les examiner et de les mettre à l’épreuve. Par exemple, Paul demande aux Chrétiens de vérifier la qualité de leur foi :

  • 2 Co 13, 5 : « Éprouvez (peirazō)-vous vous-mêmes pour voir si vous êtes dans la foi. Examinez-vous vous-mêmes. Ne reconnaissez-vous pas que Jésus Christ est en vous? A moins peut-être que l'épreuve ne tourne contre vous.

Quand la mise à l’essai provient d’une intention malveillante, alors on parlera plutôt de « piéger » quelqu’un :

  • Mt 22, 18 : « Mais Jésus, connaissant leur (Pharisiens-Hérodiens) perversité, riposta: "Hypocrites! pourquoi voulez-vous me piéger (peirazō) ?" »

Le verbe n’est pas très fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 6; Mc = 4; Lc = 2; Jn = 2; Ac = 5; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. En fait, dans les récits synoptiques, le verbe n’apparaît que dans deux types de situation. La première situation est celle où Jésus subit les épreuves organisées par Satan selon Marc, par le diable selon Matthieu et Luc (source Q), et selon ces derniers, ces épreuves couvraient les désirs de pouvoir, de possession et ceux reliés aux besoins biologiques; l’idée est de présenter Jésus subissant comme tout être humain normal diverses pulsions contraires et qui a su demeurer en tout cela fidèle à Dieu et à la mission qui lui a été confiée. La deuxième situation est celle créée par les Pharisiens, présentés comme des adversaires de Jésus, qui lui posent diverses questions afin de le piéger et pouvoir l’accuser. Seul Jean nous offre une scène où c’est Jésus qui prend l’initiative de mettre à l’épreuve ses disciples (Jn 6, 6), afin de vérifier le degré de leur foi.

Chez Marc, sur les quatre occurrences du verbe, une renvoie à l’épreuve de Jésus au début de sa mission (1, 13) et les trois autres décrivent le désir des Pharisiens de le prendre au piège; ces dernières apparaissent vers la fin de la mission de Jésus alors que l’hostilité des Pharisiens ne cessent de grandir : on lui demande un signe venant du ciel (8, 11), donc « un petit miracle », une demande ironique après que Jésus eut nourrit 4 000 hommes; il y a la question sur le divorce de notre verset 2; et enfin il y a la question politique de l’impôt à César où on pourrait accuser Jésus soit de révolutionnaire, s’il proposait de ne plus payer l’impôt, soit de proromain, et donc anti-juif, s’il proposait de payer l’impôt.

En quoi la question sur le divorce de notre verset 2 est-il un piège? Cette question arrive soudainement sans qu’on sache pourquoi. Et par la suite, on n’aura aucune réaction des Pharisiens, nous donnant l’impression qu’on a perdu le contexte originel de cette question, Marc l’ayant insérée de manière un peu superficielle dans un nouveau contexte alors que Jésus s’approche de Jérusalem. Quoi qu’il en soit, on sait que la question du divorce était vigoureusement débattue dans le milieu des juristes juifs, et on peut penser que les Pharisiens voulaient forcer Jésus à prendre position pour un camp et contre l’autre, et donc s’attirer une certaine opposition. On peut penser aussi que cette question était débattue dans la communauté chrétienne de Rome, comme on sait qu’elle a été débattue à Corinthe, comme en témoigne 1 Co 7, 1-16.

Le verbe peirazō dans le Nouveau Testament
v. 3 Dans sa réponse, Jésus leur dit: "Quelles sont les règles que vous a données Moïse?"

Littéralement : Puis, lui, ayant répondu (apokritheis), il leur dit: "Que vous a prescrit (eneteilato) Moïse (Mōusēs) ?"

apokritheis (ayant répondu)
Apokritheis est le verbe apokrinomai au participe aoriste passif, au nominatif masculin singulier, s’accordant avec le nom masculin Petros. Il est formé de la préposition apo (à partir de) et du verbe krinō (décider, choisir, juger, interpréter) : littéralement, prendre une décision ou émettre un jugement à partir de ce qui a été dit, d’où « répondre ». Il est extrêmement fréquent (le 10e verbe pour le nombre d'occurrences) dans les évangiles-Actes : Mt = 55; Mc = 30; Lc = 46; Jn = 78; Ac = 20.

Mais ce qui est remarquable dans les évangiles, c’est de retrouver régulièrement la structure littéraire : « répondre et dire », le premier souvent au participe aoriste et le dernier exprimé par le verbe legō (dire) ou phēmi (déclarer), souvent au passé, par exemple : « Mais ayant répondu, il (Jésus) dit » (Mt 15, 24); pour se convaincre de la fréquence de cette structure, il suffit de regarder les chiffres : Mt = 50; Mc = 19; Lc = 40; Jn = 32. Comme on le constate, Matthieu est un peu le champion de ce style.

Pourquoi ajouter le verbe répondre quand on utilise déjà le verbe dire pour introduire ce qu’un interlocuteur est sur le point d’exprimer en style direct, i.e. pourquoi alourdir la phrase avec « répondre et dire » quand on pourrait simplement avoir « dire »? Il semble que pour l’auteur évangélique, cela accentue l’aspect « dialogue » ou l’interaction entre les actants. En effet, la mention qu’un actant « répond » accentue le lien avec ce qui précède.

Chez Marc l’expression « répondre et dire » est bien présente, comme c’est le cas ici au v. 3, mais moins que chez Matthieu et Luc. Il y a chez lui une utilisation du verbe « répondre » qui pourrait nous surprendre, car cette utilisation ne suit pas nécessairement une question à laquelle quelqu’un répondrait. En effet, à plusieurs reprises ce verbe exprime le simple fait de réagir. Par exemple, quand on dit à Jésus que sa mère et ses frères sont dehors, en train de le chercher, Marc exprime ainsi la réaction de Jésus :

  • Mc 3, 33 : « Ayant répondu (apokrinomai) il leur dit: "Qui est ma mère? Et mes frères?" »

Aucune question n’a été posée, le verbe apokrinomai introduit simplement la réaction de Jésus. De même, le verbe apokrinomai est parfois simplement synonyme de « prendre la parole ». Par exemple, Marc commence une nouvelle scène alors que Jésus se rend au temple pour enseigner à des gens, et écrit donc :

  • Mc 12, 35 : « Ayant répondu (apokrinomai), Jésus disait en enseignant dans le Temple: "Comment les scribes peuvent-ils dire que le Christ est fils de David?" »

Encore une fois, il n’y a aucune question, mais simplement l’indication qu’on se met à parler. On pourrait mettre cela sur le compte du style un peu « négligé » de Marc où la précision des mots n’est pas si importante. C’est pourquoi Matthieu et Luc, en recopiant Marc, ont souvent éliminé ce verbe « répondre », comme dans cet exemple où les disciples font remarquer à Jésus en train de prêcher que l’heure est tardive et qu’il faudrait renvoyer la foule pour qu’elle aille se ravitailler dans les villages voisins :

Marc 3, 33Matthieu 14, 16Luc 9, 13
Mais, répondant (apokrinomai), il leur dit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger »Mais Jésus leur dit (legō) : « Ils n’ont pas besoin de s’en aller, donner-leur vous-mêmes à mangerMais il leur dit (legō) : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ».

Comme on le voit, chez Marc « répondre » est ici synonyme de « réagir », et Matthieu et Luc ont perçu que cela ne convenait pas. On pourrait ajouter cet autre exemple où Marc utilise « répondre » comme synonyme de « prendre la parole » et que Luc, en copiant ce passage, a perçu que cela ne convenait pas.
Marc 12, 35Luc 20, 41
Ayant répondu (apokrinomai), Jésus disait en enseignant dans le Temple: "Comment les scribes peuvent-ils dire que le Christ est fils de David?Or il leur dit (legō) : « Comment disent-ils le Christ être fils de David? »

Quand on examine les cas où Jésus est le sujet du verbe « répondre » chez Marc, on note qu’il y a trois scènes où Jésus répond vraiment à une question directement posée :

  1. Mc 10, 3 : Jésus répond à la question des Pharisiens s’il est permis à un homme de répudier sa femme

  2. Mc 12, 29 : Jésus répond à la question d’un scribe : « Quel est le premier de tous les commandements »

  3. Mc 15, 2 : Jésus répond à la question de Pilate s’il est le roi des Juifs : « Tu le dis »

On aura noté que les deux premières questions auxquelles doit répondre Jésus fait partie des sujets de discussion dans le milieu des scribes juifs, et il est probable que Jésus ait interagi avec eux. Ainsi nous aurions ici une note historique, même si tout le contexte est peut-être artificiel.

Le verbe apokrinomai dans les évangiles-Actes
eneteilato (il a prescrit)
Eneteilato est le verbe entellō à l’aoriste actif moyen, 3e personne du singulier. Il signifie : prescrire, commander, enjoindre. C’est un verbe très peu utilisé dans le Nouveau Testament et les quelques occurrences n’apparaissent presqu’exclusivement dans les évangiles-Actes : Mt = 4; Mc = 2; Lc = 1; Jn = 4; Ac = 2; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Dans les évangiles-Actes, si on écarte les deux occurrences (Mt 4, 6; Lc 4, 10) qui sont une citation du texte de la Septante du Psaume 71, on se retrouve avant tout avec deux sujets au verbe « prescrire » : Moïse et Jésus.

Commençons avec Moïse. Pour un Juif, toute la vie pratique est réglée par les prescriptions de la Loi qui sont toutes attribuées à Moïse. Les évangiles font référence à deux de ces prescriptions : la règle sur le divorce (Mc 10, 3; Mt 19, 7), et la règle sur l’adultère (Jn 8, 5).

Les premiers chrétiens du milieu Juif se sont représenté Jésus comme le nouveau Moïse, ce qui est assez clair chez Matthieu. Aussi, ce n’est plus Moïse qui donne maintenant ses prescriptions, mais Jésus. Ces prescriptions concernent toute la vie chrétienne. Ainsi, dans sa dernière scène de Jésus ressuscité, Matthieu écrit :

  • Mt 28, 20 : « (les baptisant) et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit (entellō). Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde." »

On a un langage semblable chez Jean : « Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous prescris (entellō)… Ce que je vous prescris (entellō), c'est de vous aimer les uns les autres » (Jn 15, 14.17). Même quand c’est le Père qui prescrit (Jn 14, 14), c’est aussi Jésus qui prescrit, car lui et le Père ne font qu’un.

Et dans les Actes des Apôtres on retrouve le même langage que Matthieu avec cette phrase : « jusqu'au jour où, après avoir donné ses prescriptions (entellō) aux apôtres qu'il avait choisis sous l'action de l'Esprit Saint, il fut enlevé au ciel » (Ac 1, 2).

Au v. 3, il s’agit d’une prescription de Moïse sur le divorce, et donc nous sommes dans un milieu Juif. Ce fait ainsi que la considération que « prescrire » (entellō) ne fait pas partie du vocabulaire Marcien nous donne l’indice que nous sommes devant un motif qui pourrait remonter au Jésus historique.

Le verbe entellō dans le Nouveau Testament
Mōusēs (Moïse)
En grec, ce mot peut avoir aussi la forme Mōsēs ou Mōuseus, et traduit l'Hébreu Mōše. On sera sans doute surpris d'apprendre que c'est chez l'évangéliste le plus Juif que le mot apparaît le moins souvent : Mt = 7; Mc = 8; Lc = 10; Jn = 13; Ac = 19. Et même là, sur les sept occurrences, quatre sont une simple reprise de Marc, et quant aux trois mentions qui lui sont propres, deux proviennent de l'extension que Matthieu donne à la controverse de Marc sur le divorce; ce qui laisse un cas vraiment unique, Mt 23, 2.

Quand on parcourt les évangiles et les Actes, on observe que le terme revêt deux grandes significations : d'une part, il fait référence à la personne historique de Moïse (22 fois, par exemple Mc 9, 4 : « Elie leur apparut avec Moïse et ils s'entretenaient avec Jésus »), d'autre part, il fait référence au Pentateuque, ces cinq premiers livres de l'Ancien Testament qu'on croyait avoir été écrit en totalité par Moïse (35 fois, par exemple Mc 12, 26 : « Quant au fait que les morts ressuscitent, n'avez-vous pas lu dans le Livre de Moïse... »); dans ce dernier cas, on parle de la Loi ou Livre de Moïse (ex. Lc 2, 22), ou de Moïse et les Prophètes (on divise parfois toute la bible hébraïque en trois parties : la Loi, les Prophètes, et les Écrits ou Psaumes, voir Lc 24, 44), ou de Moïse a dit (ex. Mc 7, 10), ou prescrit (Mc 1, 44), ou écrit (Mc 12, 19).

Ce qui est fascinant, c'est de constater que, malgré le conflit larvé ou ouvert entre Jésus et les autorités religieuses, entre les premiers chrétiens et l'ensemble de la communauté juive, la figure de Moïse et de ses écrits ne sont jamais présentés de manière négative. Prenons l'exemple de l'évangile selon Jean où l'opposition juive est la plus soutenue et la figure de Moïse très présente. L'évangile met dans la bouche de Jésus ces paroles : « Ne pensez pas que je vous accuserai auprès du Père. Votre accusateur, c'est Moïse, en qui vous avez mis votre espoir. Car si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c'est de moi qu'il a écrit. » (5, 45-46). Affirmer que croire vraiment en Moïse, c'est aussi croire en Jésus, c'est exprimer la conviction qu'il y a continuité entre l'Ancien et le Nouveau Testament, non une rupture (« Celui dont Moïse a écrit dans la Loi, ainsi que les prophètes, nous l'avons trouvé: Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth », 1, 45). Les événements entourant Moïse préfigurent les événements entourant Jésus : « Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l'homme » (3, 14). Bien sûr, entre Jésus et Moïse, il y a un immense saut qualitatif : « Car la Loi fut donnée par Moïse; la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ. » (1, 17); mais ce n'est pas une opposition.

Ce que nous venons de dire sur Moïse s’applique à l’évangiles de Marc. Sur les huit occurrences du mot, deux seules concernent la personne de Moïse comme telle lors de la scène de la transfiguration (Mc 9, 4-5), les six autres faisant référence à la Tora ou livre de Moïse, aussi appelé Pentateuque; ces référence concernent les sujets suivants :

  • Les règles de purification du lépreux dont parle Lv 14, 2-32 (Mc 1, 44)
  • Les devoirs envers ses parents inscrits dans le décalogue ou dix paroles ou dix commandements, dont témoignent Ex 20, 12 et Dt 5, 16 (Mc 7, 10)
  • Les règles sur le divorce selon Dt 24, 1 (Mc 10, 3-4)
  • La loi du lévirat selon Dt 25, 5-10 par laquelle un homme devait épouser la femme de son frère décédé sans laisser d’enfant (Mc 12, 19)
  • La scène du buisson ardent où Dieu s’identifie comme le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob (Mc 12, 26)

Ainsi, au v. 3, quand Jésus dit : « Que vous a prescrit Moïse ? », il fait référence à un des livres de Moïse qu’est le Deutéronome.

Le nom Mōusēs dans le Nouveau Testament
v. 4 Ils répliquèrent: "Moïse nous a autorisé de rédiger un acte de divorce".

Littéralement : Puis, eux, il dirent: "Moïse permit (epetrepsen) d'écrire (grapsai) un document (biblion) de rupture (apostasiou) et de délier [des liens du mariage]".

epetrepsen (il accorda)
Epetrepsen est le verbe epitrepō à l’aoriste indicatif actif, 3e personne du singulier. Il est formé de la préposition epi (sur) et du verbe trepō (tourner, faire tourner, retourner), et donc traduit l’idée de faire tourner une réalité vers quelqu’un d’autre, d’où transmettre, confier ou remettre à quelqu’un, et lorsqu’il s’agit de transmettre un droit, le verbe signifie : permettre, accorder, autoriser. Il est très rare dans toute la Bible, incluant les évangiles-Actes : Mt = 2; Mc = 2; Lc = 4; Jn = 1; Ac = 5; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Le verbe epitrepō ne semble pas appartenir au vocabulaire habituel des évangélistes. Marc ne présente que deux occurrences, l’une dans la bouche des Pharisiens en réponse à la question de Jésus sur le divorce (Mc 10, 4), un thème qui semble venir d’une tradition ancienne, et l’autre dans un récit qui semble provenir d’une tradition folklorique où Jésus autorise le diable d’entrer dans des porcs (Mc 5, 13). Dans ses deux occurrences, Matthieu reprend d’abord une péricope de la tradition Q (Mt 8, 21) sur le disciple qui demande la permission d’enterrer son père avant de suivre Jésus, puis le texte de Marc sur le divorce (Mt 19, 8). De même, les trois occurrences de Luc proviennent de la même péricope de la tradition Q que Matthieu (Lc 9, 59.61) et du récit de Marc sur les porcs (Lc 8, 32). Quant à Jean, on note une seule occurrence, celle où Pilate permet à Joseph d’Arimathie de prendre le corps de Jésus (Jn 19, 38).

Dans tout le Nouveau Testament, la signification de epitrepō est très claire : quelqu’un a une autorité, et en vertu de cette autorité, il permet une action. Cette personne qui a autorité est Jésus (Mc 5, 13 || Lc 8, 32; Mt 8, 21 || Lc 9, 59.61), le procurateur Pilate (19, 38), Moïse (Mc 10, 4 || Mt 19, 8), un tribun d’une cohorte (Ac 21, 39-40), le roi Agrippa II (Ac 26, 1), le centurion Julius (Ac 27, 3), une autorité romaine quelconque (Ac 28, 16), Dieu (1 Co 16, 7; He 6, 3), Paul comme fondateur et responsable de communauté (1 Co 14, 34; 1 Tm 2, 12).

Ici, au v. 4, l’autorité est Moïse. Mais pour un Juif, l’autorité de Moïse n’est pas seulement celle d’une personne, elle est également celle de Dieu : la législation qu’il a élaborée pour tout le peuple est considérée comme la parole même de Dieu; aussi son autorité a le poids de Dieu.

Le verbe epitrepō dans le Nouveau Testament
grapsai (écrire)
Grapsai est le verbe graphō à l’aoriste infinitif actif. Il signifie : écrire, et apparaît assez régulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 10; Mc = 10; Lc = 20; Jn = 22; Ac = 12; 1Jn = 13; 2Jn = 2; 3Jn = 3. Dans plus de la moitié des cas, le verbe est utilisé pour faire référence à l’Écriture sous la forme du parfait passif : « il est écrit » (gegraptai). On sait que les communautés chrétiennes ont scruté l’Écriture pour comprendre l’événement Jésus, et donc on peut assumer qu’ils ont utilisé régulièrement l’expression : comme il est écrit, pour partager leur compréhension et leurs découvertes; d’ailleurs, dans les évangiles c’est avant tout sous la plume du narrateur qu’apparaît cette expression.

C’est ce qu’on retrouve également chez Marc. Sur les neuf occurrences de graphō, sept apparaissent sous la forme gegraptai (il est écrit) pour faire référence à l’Écriture. Mais il y a deux seules exceptions, et elles revêtent une forme identique : « Moïse a écrit pour nous/vous ». Dans le premier cas, c’est notre passage (Mc 10, 4) où Moïse a écrit une règle concernant le divorce en Dt 24, 1; le deuxième cas est le passage sur le lévirat (Mc 12, 19) où Moïse a écrit une règle concernant l’obligation pour le frère d’un homme décédé sans enfant d’épouser sa conjointe en Dt 25, 5-10. Autant la forme « il est écrit » est typique du vocabulaire chrétien réfléchissant sur l’événement Jésus, autant cette forme « Moïse a écrit pour nous/vous » semble l’écho d’une tradition ancienne et n’appartient pas au vocabulaire habituel de l’évangéliste.

Le verbe graphō dans les évangiles-Actes
biblion (document)
Biblion est le nom neutre biblion à l’accusatif singulier. L’accusatif est requis parce qu’il joue le rôle de complément d’objet direct au verbe « écrire ». C’est un mot rare dans les évangiles-Actes : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 2; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Biblion est le diminutif de biblos qui désigne un rouleau de papyrus; c’est ce nom qui nous a donné le mot « Bible ». Biblos renvoie donc au grand rouleau, biblion au petit rouleau. Mais dans la Bible, biblion peut désigner en fait soit le court document écrit qu’est un acte ou un certificat, ou le document plus long qu’est le livre, tandis que biblos renvoie à un livre spécifique, comme le livre de Moïse ou d’Isaïe ou encore le livre de vie.

Dans l’Antiquité, le livre pouvait être fait avec de la peau préparée, puis du parchemin, ou encore du papyrus qu’on roulait pour former un volume. Un livre comportait de 1 800 à 3 000 stiques (lignes de 35 ou 36 lettres). C’est ainsi que la Tora (les cinq premiers livres de la Bible) comprenait de quatre à cinq rouleaux. Ce sont les traducteurs grecs de la Septante qui séparèrent d’abord la Genèse et le Deutéronome qui formaient des unités naturelles, puis le reste en trois parties (Exode, Lévitique, Nombre) ou volumes, et les cinq volumes furent disposés dans une boite à cinq compartiments (Pentateuque). On sépara également Samuel, Rois et Chroniques en raison de longueur, ce qui nous donna 1 et 2 Samuel, 1 et 2 Rois, 1 et 2 Chroniques. Ce n’est qu’au 2e s. de notre ère que le rouleau a été largement remplacé dans les cercles chrétiens par le codex, i.e. une forme de cahier où les pages sont étagées et ficelées ensembles, bref la forme du livre moderne. Notons enfin que la division de la Bible en chapitres date de 1205 et est apparu pour la première fois en 1226 dans la Bible de l’Université de Paris, tandis que la division en versets est l’œuvre de Robert Estienne en 1551 (voir L. Monloubou et F.M. Du But, Dictionnaire biblique universel. Paris-Québec : Desclée-Anne Sigier, 1984, p. 426-427).

Quand on parcourt la Septante, on note que le terme biblion demeure un terme très générique pour désigner tout écrit, et c’est pourquoi il est traduit de multiples façons. Par exemple, il peut désigner des lettres :

  • 1 Maccabées 1, 44 : « Et le roi envoya des lettres (biblion), par des messagers, à Jérusalem et à toutes les villes de Juda, afin qu'on y suivît les lois des nations de la terre »

Et de manière similaire à une lettre, il peut faire référence à un court document :
  • Deutéronome 24, 1 : « Si un homme a pris une femme, s'il a cohabité avec elle et s'il arrive qu'elle n'ait point trouvé grâce devant lui, parce qu'il aura remarqué en elle quelque difformité ; s'il a écrit à son sujet un acte (biblion) de divorce, s'il le lui a remis, et s'il l'a expulsée de sa maison »

Il peut désigner des livres de la Bible :

  • 1 Maccabées 1, 56 : « et on brûla dans le feu les livres (biblion) de la loi de Dieu, après les avoir déchirés »

Et il peut désigner les livres en général :

  • Qohélet 12, 12 : « Et il est profitable, ô mon fils, de les garder ; à faire beaucoup de livres (biblion), il n'y a point de fin ; et trop d'étude est fatigue de la chair »

Tout document où on consigne des choses est un biblion :

  • Josué 18, 9 : « Ils partirent, parcoururent et virent la terre dont ils firent la description en un livre (biblion), où ils indiquèrent sept parts, et qu'ils apportèrent à Josué »

Et c’est en particulier le cas des chroniques où on enregistrait les actions et les décisions des rois :

  • 2 Chroniques 35, 27 : « Et ses actes, les premiers et les derniers, sont écrits au livre (biblion) des Rois d'Israël et de Juda »

Le Nouveau Testament reflète cette description de biblion qui est en fait tout écrit. Il peut désigner le livre en général sous forme d’un rouleau de cuir (Ap 6, 14 : « et le ciel disparut comme un livre qu'on roule ») ou plus spécifiquement la Tora (Ga 3, 10 : « Car il est écrit: Maudit soit quiconque ne s'attache pas à tous les préceptes écrits dans le livre de la Loi pour les pratiquer »), ou encore le livre de l’évangile de Jean (Jn 20, 30 : « Jésus a fait sous les yeux de ses disciples encore beaucoup d'autres signes, qui ne sont pas écrits dans ce livre »), ou même l’Apocalypse (Ap 22, 19 : « Et qui oserait retrancher aux paroles de ce livre prophétique, Dieu retranchera son lot de l'arbre de Vie et de la Cité sainte, décrits dans ce livre! »). De manière métaphorique, Dieu se sert de livres pour colliger les faits et gestes des humains pour le jour du jugement, et ceux qui font de bonnes œuvres voient leurs noms inscrits dans un livre à part, appelé le livre de vie : « Et je vis les morts, grands et petits, debout devant le trône; on ouvrit des livres, puis un autre livre, celui de la vie; alors, les morts furent jugés d'après le contenu des livres, chacun selon ses œuvres… et celui qui ne se trouva pas inscrit dans le livre de vie, on le jeta dans l'étang de feu » (Ap 20, 12.15).

Marc n’a qu’une seule occurrence de biblion, une référence à Dt 24, 1, où le mot fait référence à un petit texte exprimant la décision du mari de répudier sa femme. Nos diverses bibles ont traduit biblion par « acte » (BJ, Maredsous, Chouraqui), « attestation » (TOB), « lettre » (NTB, Segond). Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un document que la femme répudiée pouvait utiliser pour démontrer son statut de femme libre de se remarier de nouveau.

Le nom biblion dans le Nouveau Testament

Le nom biblos dans la Bible

apostasiou (rupture)
Apostasiou est le nom neutre apostasion au génitif singulier, le génitif étant requis car apostasion est le complément de nom de biblion (document). Il est formé de deux mots, la préposition apo (à partir de, loin de) et stasis (se tenir debout), et signifie se tenir loin de quelqu’un, donc rupture, sédition, divorce. C’est un mot rare dans toute la Bible, et dans le Nouveau Testament, il n’apparaît que chez Marc que Matthieu a copié dans deux passages : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0; dans toute la Bible il est toujours accompagné de biblion pour faire référence à l’attestation de divorce.

Apportons des précisions sur le divorce en Palestine (sur le sujet, on se réfèrera à J.P. Meier). Dans l’Ancien Testament, c’est dans le Deutéronome qu’apparaît la législation sur le divorce, plus particulièrement Deutéronome 24, 1-4 (LXX):

1 SI un homme qui a pris une femme et consommé son mariage;
mais cette femme n’a pas trouvé grâce à ses yeux,
et (SI) il a découvert une tare à lui imputer (quelque chose de honteux);
il a donc rédigé pour elle un acte de répudiation (biblion apostasiou) et le lui a remis,
puis il l’a renvoyée de chez lui;
2 (SI) elle a quitté sa maison,
s’en est allée et a appartenu à un autre homme.
3 SI alors cet autre homme la prend en aversion,
rédige pour elle un acte de répudiation (biblion apostasiou),
le lui remet et la renvoie de chez lui (ou si vient à mourir cet autre homme qui l’a prise pour femme),
4 ALORS son premier mari qui l’a répudiée ne pourra la reprendre pour femme, après qu’elle s’est ainsi rendue impure.
Car il y a là une abomination aux yeux de Yahvé,
et tu ne dois pas faire pécher le pays que Yahvé ton Dieu te donne en héritage.

Tout d’abord, on aura remarqué que seul l’homme peut prendre l’initiative d’un divorce. Ensuite, ce texte du Deutéronome entend moins expliquer les motifs possibles du divorce que d’expliquer la règle qu’un homme ne peut reprendre la femme dont il est divorcé. Aussi, l’expression « si le mari a découvert une tare à lui imputer (à sa femme) » est si vague qu’elle ouvre la porte à tous les motifs possibles. C’est ainsi que pour Philon d’Alexandrie (Des lois spéciales, 3.5 #30-31) cette tare peut être n’importe quoi, incluant le fait qu’il a trouvé une femme plus belle que son épouse. Pour rabbi Hillel (Mishna, Nachin), cette tare peut être n’importe quoi, incluant le fait d’avoir trop cuit le repas de son mari. Tout cela nous donne le contexte dans lequel Jésus intervient.

Notons que tous ces mots, biblion et apostasion ne font partie du vocabulaire habituel de Marc, et donc sont l’indice qu’il reprend simplement une tradition qu’il reçoit.

Le nom apostasion dans la Bible
v. 5 Jésus leur dit alors: "C'est parce que vous avez un coeur dur que Moïse vous a donné cette règle.

Littéralement : Puis, le Jésus leur dit: "C'est en raison de la dureté de votre coeur (sklērokardian) qu'il vous a écrit ce précepte (entolē).

sklērokardian (dureté de coeur)
Sklērokardian est le nom sklērokardia à l’accusatif féminin singulier. Il est formé de deux mots : l’adjectif sklēros (dur) et le nom kardia (cœur), et donc signifie : cœur dur. Il est très rare dans toute la Bible, et dans les évangiles-Actes, il n’apparaît que chez Marc, Matthieu se contentant de copier Marc : Mt = 1; Mc = 2; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Le mot sklērokardia ne fait pas partie du vocabulaire habituelle de Marc, et sa présence en Mc 10, 5 provient sans doute de la source qu’il utilise; l’occurrence du mot en Mc 16, 14 n’est pas de Marc, puisque son évangile se termine en Mc 16, 8, le reste de l’évangile étant l’ajout d’un auteur anonyme, sans doute inspiré par l’évangile de Luc.

Qu’entend-on par « cœur dur »? Pour bien comprendre l’expression, il faut saisir ce qu’on désigne par « cœur » dans le monde juif. Tout d’abord, le cœur renvoie à toute la personne, mais vue sous différents aspects.

  1. L’être humain est capable de sentiments et d’émotions, et le cœur en est le siège, par exemple :
    • Jn 16, 6 : « Mais parce que je vous ai dit cela, la tristesse remplit vos cœurs (kardia) »

  2. L’être humain est capable de réfléchir et comprendre, et pour un Juif, cette réflexion et cette compréhension se passe dans le cœur, par exemple :
    • Mc 2, 8 : « Et aussitôt, percevant par son esprit qu'ils pensaient ainsi en eux-mêmes, Jésus leur dit: "Pourquoi de telles pensées dans vos cœurs (kardia)? »

  3. L’être humain est un être moral, habité par des valeurs, capable de prendre des décisions et d’agir. Pour un Juif, l’origine de ces décisions et de ces actions est le cœur. Par exemple :
    • Mc 7, 21 : « Car c'est du dedans, du coeur (kardia) des hommes, que sortent les desseins pervers: débauches, vols, meurtres »

Dans ce contexte, qu’est-ce qu’un cœur dur? Sur le plan des sentiments et des émotions, ce serait par exemple un être sans compassion et violent. Sur le plan de la réflexion et de la compréhension, ce serait un être qui se ferme à la vérité et refuse de comprendre. Sur le plan moral, ce serait un être dévoyé et destructeur.

Mais comment l’Écriture définit-elle le « cœur dur ». Commençons avec l’expression sklērokardia. D’après l’auteur de Mc 16, 14, Jésus ressuscité aurait reproché à ses disciples d’avoir le cœur dur pour ne pas avoir cru à ceux qui l’avaient vu ressuscité auparavant, en particulier Marie de Magdala et les disciples d’Emmaüs. Le manque de foi des disciples serait donc lié à leur dureté de cœur. Comment est-ce possible? Rappelons-nous la scène des disciples d’Emmaüs où ceux-ci mentionnent également que des femmes ont eu une vision d’anges disant que Jésus est vivant et auxquelles ils n’ont pas prêté foi. Que répond Jésus à ces disciples? « Esprits sans intelligence, cœur (kardia) lents à croire tout ce qu’on déclaré les prophètes » (Lc 24, 25). La dureté de cœur est un refus d’entrer dans une compréhension juste de l’Écriture, en particulier la parole des prophètes sur le messie devant emprunter le chemin de la souffrance; c’est donc fondamentalement le refus d’entrer dans le plan de Dieu, un plan différent des pensées humaines. C’est en ce sens que le Deutéronome parle de circoncire la « dureté de cœur », i.e. d’arrêter d’avoir la nuque raide et l’esprit de rébellion pour accueillir avec joie et intelligence la parole de Dieu (Dt 10, 16). En fait, toutes les dimensions du cœur sont impliquées si on en croit le récit des disciples d’Emmaüs : les sentiments (« Notre coeur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin », Lc 24, 32), la compréhension (« Et commençant par Moïse et par les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait », Lc 24, 27) et l’action (« Ils le pressèrent en disant : "Reste avec nous car le soir vient et la journée déjà est avancée" », Lc 24, 29).

Un autre mot de l’Écriture qui peut nous éclairer dans notre recherche est le nom pōrōsis (endurcissement). Car Marc met ces mots dans la bouche de Jésus :

  • « Promenant alors sur eux un regard de colère, navré de l'endurcissement (pōrōsis) de leur coeur, il dit à l'homme: "Étends la main." Il l'étendit et sa main fut remise en état » (Mc 3, 5)

Le contexte est celui d’une guérison un jour de sabbat et de la question de Jésus adressée aux Pharisiens : « Ce qui est permis le jour du sabbat, est-ce de faire le bien ou de faire le mal? De sauver un être vivant ou de le tuer? », une question qui ne reçoit que la réponse du silence. Le refus de répondre des Pharisiens est le refus d’entrer dans la compréhension du sabbat proposée par Jésus, et par là d’accueillir son action. En demeurant figés dans leur compréhension de la Loi, les Pharisiens refusent fondamentalement le visage de Dieu proposé par Jésus. On peut comprendre de manière semblable ce qu’écrit Paul, par exemple dans sa lettre aux Romains (11, 25 : « l’endurcissement (pōrōsis) d’une partie d'Israël jusqu'à ce que soit entrée la totalité des païens ») où la dureté de cœur est attribuée à ses compatriotes Juifs qui ont refusé de reconnaître en Jésus le messie promis par Dieu, en raison surtout de la pierre d’achoppement qu’est la mort en croix; l’endurcissement du cœur est une façon d’exprimer le refus de croire et d’entrer dans le plan de Dieu.

On obtient un résultat semblable lorsqu’on analyse le verbe pōroō (endurcir). Après la scène où Jésus eut nourri 5 000 personnes, Marc raconte qu’il rejoint ses disciples en barque en marchant sur la mer et explique ainsi le bouleversement des disciples devant cette marche sur les eaux : « ils n'avaient pas compris le miracle des pains, mais leur coeur était endurci (pōroō) » (8, 17). L’échec à interpréter correctement l’action de Jésus de nourrir la foule, donc à y voir une révélation de l’identité de Jésus, a pour cause un « cœur endurci ». Aujourd’hui, on parlerait d’esprit fermé, ou pour utiliser la traduction de la Bible de Jérusalem, « esprit bouché ». Mais l’expression de Marc de « cœur endurci » est sans doute encore plus juste : car le cœur ne fait pas seulement référence au siège de la compréhension chez les Juifs, mais aussi aux sentiments et à l’action. Or, que vivent les disciples devant Jésus marchant sur la mer? La peur, la peur qui est l’exact opposé de la confiance et l’abandon requis dans la foi. Leur cœur est incapable de confiance et d’abandon, il est donc endurci, et cela les empêche de s’ouvrir à l’identité complète de Jésus et de le suivre là où il veut les amener. Cette compréhension de la scène est confirmé par une autre, celle de Mc 8, 17 où les disciples sont consternés d’avoir oublié d’apporter du pain pour la route et auxquels Jésus dit : « Vous ne comprenez pas encore et vous ne saisissez pas? Avez-vous donc le coeur endurci (pōroō) ».

On peut compléter notre analyse avec des mots autour du verbe sklērynō (endurcir), qui nous a donné le verbe scléroser, l'adjectif sclérosé et le nom sclérose. Ce n’est pas un mot qui appartient au vocabulaire de Marc comme pōroō ou pōrōsis, mais il transmet une idée similaire, d’autant plus que la racine fait partie du mot sklērokardia que nous analysons. Dans les Actes (19, 9) Luc raconte que Paul se rend à la synagogue d’Éphèse pour convaincre ses compatriote Juifs sur la bonne nouvelle de Jésus, et il écrit : « Certains cependant, s’endurcissaient (sklērynō) et demeuraient incrédules, décriant la Voie devant l'assistance »; refuser de croire vient de l’endurcissement du cœur, comme on l’a vu plus tôt. C’est le livre de l’Exode qui utilise le plus ce verbe pour expliquer pourquoi Pharaon a refusé de laisser partir les Israélites :

  • Ex 11, 10 : « Or, Moïse et Aaron avaient fait tous ces signes et ces prodiges devant le Pharaon en la terre d'Égypte ; mais le Seigneur avait endurci (sklērynō) le cœur du Pharaon, et celui-ci n'avait point consenti à congédier les fils d'Israël. »

Nous avons une situation semblable à celle présentée par Marc après la scène où Jésus a nourri 5 000 personnes et les disciples ont échoué à interpréter correctement l’action de Jésus; cette fois-ci, Pharaon a été incapable de saisir dans le geste de Moïse et Aaron une parole de Dieu, et d’agir en conséquence.

Deux autres mots ont la même racine que sklērynō, l’adjectif sklēros (dur) et le nom sklērotēs (dureté). Commençons avec sklēros (dur). Deux textes jettent un peu de lumière à notre recherche, d’abord celui de Jn 6, 60 : « Après l'avoir entendu, beaucoup de ses disciples dirent: "Elle est dure (sklēros), cette parole! Qui peut l'écouter?" ». Même si on n’y parle pas de « cœur dur », le fait que le contenu des paroles de Jésus soit difficile à accueillir, heurtant de front l’horizon habituel de l’être humain, explique la nécessité de faire éclater cet horizon pour s’ouvrir à une réalité différente, à laquelle un « cœur dur » est incapable. L’autre texte intéressant est celui de Proverbes 28, 14 : « Heureux l'homme qui, par piété, craint toutes choses ; les cœurs durs tomberont dans l'infortune ». L’idée est que l’homme de foi est sensible à toutes choses de la vie, et donc en mesure de les interpréter comme une parole de Dieu, contrairement au cœur dur qui est fermé à toute parole.

Il y a peu de choses à dire de sklērotēs (dureté) sinon que pour Paul, le refus d’accueillir la parole de l’évangile provient d’un cœur dur et impénitent (Rm 2, 5 : « Par ta dureté et ton cœur impénitent, tu amasses contre toi un trésor de colère, au jour de la colère où se révélera le juste jugement de Dieu »).

Il est temps de conclure. Rappelons que sklērokardia ne fait pas partie du vocabulaire habituel de Marc qui préfère utiliser pōroō et pōrōsis pour parler de la dureté du cœur. Mais il reprend sans doute un mot qu’il reçoit de la tradition. Le contexte est celui d’une réponse de Jésus aux Pharisiens. Dans notre analyse, nous avons pu préciser que la dureté de cœur dans le milieu juif et celui des premiers chrétiens renvoie à l’incapacité de comprendre correctement la parole de Dieu manifestée soit dans les actions et les paroles de Jésus, soit dans l’Écriture. Cette incapacité vient de ce que cette parole de Dieu exige que l’être humain abandonne son horizon habituel pour s’ouvrir à une réalité plus grande, et cette ouverture est impossible sans un cœur confiant prêt à s’abandonner à ce nouvel horizon, et donc impossible pour un cœur dur qui se braque dans son monde familier. Ici, au v. 5, cette parole de Dieu sera précisée aux v. 6-8.

Le nom sklērokardia dans la Bible

Le nom kardia dans les évangiles-Actes

Le nom pōrōsis dans la Bible

Le verbe pōroō dans la Bible

L'adjectif sklēros dans le Nouveau Testament

Le verbe sklērynō dans le Nouveau Testament

Le nom sklērotēs dans la Bible

entolēn (précepte)
Entolēn est le nom entolē à l’accusatif féminin singulier, l’accusatif étant requis parce qu’il est le complément d’objet direct du verbe « il a écrit ». Il signifie : ordre, commandement, précepte, injonction. Il n’est pas très fréquent dans les évangiles-Actes, à l’exception de la tradition johannique : Mt = 6; Mc = 6; Lc = 4; Jn = 10; Ac = 1; 1Jn = 14; 2Jn = 4; 3Jn = 0.

En soi, ce n’est pas un terme technique. Dans l’Ancien Testament, le terme hébreu miṣwâ dérive du verbe ṣāwâ : mander, commander. Il s’applique à une variété de choses, par exemple aux contrats (Jr 32, 11 : « Je pris le contrat de vente, l’exemplaire scellé – les prescriptions (miṣwâ) et les règlements »), aux testaments (Gn 50, 16 : « Ils mandèrent à Joseph : "Ton père a donné cette prescription (ṣāwâ ) avant sa mort »), aux édits royaux (Is 36, 21 : « Le peuple garda le silence et ne lui répondit pas un mot, car la prescription (miṣwâ) du roi était : "Vous le lui répondrez pas" »), aux instructions de sagesse (Pr 2, 1 : « Mon fils, si tu acceptes mes paroles, si mes préceptes (miṣwâ) sont pour toi un trésor »). (Sur le sujet, voir Jean-Pierre Prévost, Nouveau vocabulaire biblique. Paris-Montréal: Bayard-Médiaspaul, 2004, p. 161)

C’est le Deutéronome qui en a fait une notion théologique qui renvoie aux exigences de Dieu et qui font partie de son alliance avec le peuple : « Garder décrets et préceptes (miṣwâ), aujourd’hui, pour ton bonheur, pour que tu vives, souviens-toi » (Dt 4, 40). Le mot y apparaît plus de 60 fois, et fait du Judaïsme une orthopraxie, i.e. une religion axée sur l’agir, plus précisément axée sur la fidélité aux divers préceptes de la Loi, cette Loi exprimée par tout le Pentateuque. Par la suite, à l’époque du rabbinisme après la chute de Jérusalem en l’an 70 de notre ère, les diverses prescription se multiplieront si bien que le Talmud (traité Makot 23b) nous enseigne qu’il y a 613 commandements dans la Torah ; 248 commandements positifs (« fais ») et 365 commandements négatifs (« ne fais pas »).

Dans les évangiles synoptiques, entolē (prescription, précepte, commandement) revêt la plupart du temps la même signification qu’elle a dans le Deutéronome et a alors une connotation uniquement religieuse, i.e. elle renvoie aux exigences de la Tora (le Pentateuque), et donc de Dieu. Chez Marc, sur les six occurrences du terme,

  • trois (Mc 7, 8-9; 10, 19) renvoient au décalogue, ces dix paroles données par Yahvé au Sinaï (Ex 20, 2-17 || Dt 5, 6-21),
  • une autre (Mc 12, 28 « Quel est le plus grand commandement ») renvoie à la prière traditionnelle juive, appelé Shema’, qui est un amalgame de Deutéronome 6, 4-9; 11, 13-21 et Nombres 15, 37-41,
  • une autre (Mc 12, 31 : le second commandement sur l’amour du prochain) renvoie à Lévitique 19, 18,
  • et enfin notre v. 5 renvoie à Deutéronome 24, 1-4.

Comme on le peut constater, il s’agit toujours de références au Pentateuque ou Tora. Et contrairement à ce qu’on trouve chez Paul, la notion de précepte ou commandement conserve toute sa valeur et son autorité. C’est le cas ici aussi. Même si Jésus justifie l’existence de ce précepte sur le billet de divorce en raison de la dureté de cœur des hommes, il ne dit pas pour autant que ce précepte est nul et devrait être aboli.

Le nom entolē dans les évangiles-Actes
v. 6 Pourtant, à la création de l'univers, Dieu a fait l'humain homme et femme.

Littéralement : Puis, à partir du début (archēs) de la création (ktiseōs), mâle (arsen) et femelle (thēly) il les a fait (epoiēsen).

archēs (début)
Archēs est le nom archē au génitif féminin singulier. C’est un mot qu’on rencontre occasionnellement dans les évangiles synoptiques, mais plus régulièrement dans la tradition johannique : Mt = 4; Mc = 4; Lc = 3; Jn = 8; Ac = 4; 1Jn = 8; 2Jn = 2; 3Jn = 0. Il signifie d’abord : commencement, origine, début, et donc renvoie à ce qui est premier dans le temps. Mais ce qui est premier peut aussi désigner des personnages du monde politique, et donc archē est traduit par magistrat ou prince. De même, dans le monde surnaturel, et souvent au pluriel, archē désigne certaines forces célestes dévoyées et souvent traduit par « Principautés ». Enfin, on applique parfois archē aux objets, comme Luc dans les Actes des Apôtre en référence aux « commencements » d’une pièce de tissu, donc de ses « coins » (Ac 10, 11; 11, 5).

Quand on se limite aux références de archē au temps, on peut distinguer six moments dans les évangiles-Actes.

  1. Le début du ministère de Jésus. Par exemple :
    • Lc 1, 2 : « (composer un récit) d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début (apʼ archēs) témoins oculaires et serviteurs de la Parole » voir aussi Mc 1, 1; Jn 2, 11; 6, 64; 8, 25; 15, 27; 16, 4)

  2. Le début d’une période de la vie d’une personne, comme celle de Paul qui évoque ses débuts à Jérusalem.
    • Ac 26, 4 : « Ce qu'a été ma vie depuis ma jeunesse, comment depuis le début (archē) j'ai vécu au sein de ma nation, à Jérusalem même, tous les Juifs le savent »

  3. Le début de la fin des temps et des bouleversements qui lui sont liées. Par exemple :
    • Mc 13, 8 : « On se dressera, en effet, nation contre nation et royaume contre royaume. Il y aura par endroits des tremblements de terre, il y aura des famines. Ce sera le début (archē) des douleurs de l’enfantement » (voir aussi Lc 12, 11; 20, 20; Mt 24 8)

  4. Le début de la vie croyante, et dans plusieurs cas, c’est une référence au baptême. Par exemple :
    • 1 Jn 2, 7 : « Bien-aimés, ce n’est pas un commandement nouveau que je vous écris, c’est un commandement ancien, que vous avez reçu dès le début (apʼ archēs). Ce commandement ancien est la parole que vous avez entendue » (voir aussi Ac 11, 15; 1 Jn 2, 24; 3, 11; 2 Jn 1, 5-6)

  5. Le début peut faire référence à la création, telle que racontée par la livre de la Genèse. Par exemple :
    • Mt 19, 4 : « Il répondit: "N’avez-vous pas lu que le Créateur, dès le début (apʼ archēs), les fit homme et femme » (voir aussi Mt 19, 8; 24, 21; Mc 10, 6; 13, 19; Jn 8, 44; 1 Jn 3, 8)

  6. Il y a enfin le début absolu, hors du temps. Par exemple :
    • Jn 1, 1 : « Au début (archē) était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu » (voir aussi Jn 1, 2; 1Jn 1, 1; 2, 13-14)

Pour la jeune communauté chrétienne, ces références au temps sont d’importants points de repère. Elles sont aussi indicatrices de la vision linéaire du temps typique du monde juif.

Dans les évangiles synoptiques, c’est Marc qui utilise principalement archē comme référence au temps, d’abord pour désigner le début du ministère de Jésus (1, 1), puis le début de la fin des temps (13, 8), et enfin le début de la création (10, 6; 13, 19). Matthieu ne fait que copier Marc, tandis que chez Luc la seule référence à la dimension temporelle de archē se trouve dans l’introduction à son évangile où il parle des témoins oculaires depuis le début du ministère de Jésus. Aussi, il faut reconnaître que archē appartient au vocabulaire de Marc. Cela signifie qu’il est possible que ce qui suit soit l’œuvre de Marc, ou un écho de la réflexion chrétienne.

Ici au v. 6 archē fait référence au début de la création tel que racontée par le livre de la Genèse au chapitre premier.

Le nom archē dans les évangiles-Actes
ktiseōs (création) Ktiseōs est le nom ktisis au génitif féminin singulier, le génitif étant requis car il est le complément du nom « début ». C’est un mot peu fréquent dans toute la Bible et n’apparaît que chez Marc dans les évangiles-Actes : Mt = 0; Mc = 3; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il renvoie à l’acte de fonder ou créer ou établir quelque chose. Dans le monde biblique, il s’agit habituellement de l’œuvre de Dieu qui, selon la Genèse, a créé le ciel et la terre (Gn 1, 1). On le traduit soit par « création », soit par « créature ». En fait, les auteurs bibliques entendent désigner par ce mot six réalités différentes :

  1. Il y a d’abord l’acte unique de Dieu qui fit le ciel et la terre, un acte que le livre de la Genèse situe dans le temps, et dans cet acte créateur Dieu créé les attributs de ce qui existe. Le mot ktisis désigne alors ce moment fondateur.
    • Rm 1, 20 : « Ce qu'il a d'invisible depuis la création (ktisis) du monde se laisse voir à l'intelligence à travers ses oeuvres, son éternelle puissance et sa divinité, en sorte qu'ils sont inexcusables »

  2. Le nom ktisis désigne aussi le résultat de cette action créatrice, c’est-à-dire tout l’univers en général que la Bible présente avec l’expression « le ciel et la terre ». Par exemple :
    • Si 16, 17 : « Ne dis pas `Je me déroberai au regard du Seigneur, et de là-haut qui donc pensera à moi ? Au milieu de la foule je serai oublié, et que suis-je au sein de l'immense création (ktisis)?' »

  3. Dans certains cas, ktisis ne désigne que les êtres humains au sein de la création. Par exemple :
    • Mc 16, 15 : « Et il leur dit: "Allez dans le monde entier, proclamez l'Évangile à toute la création (ktisis) »

  4. À plusieurs reprises, ktisis entend pointer vers les différents objets créés par Dieu. Par exemple :
    • Rm 1, 25 : « eux qui ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge, adoré et servi la créature (ktisis) de préférence au Créateur, qui est béni éternellement! Amen. »

  5. On trouve quelques rares cas où ktisis est utilisé pour parler non pas de la création de Dieu, mais de la création humaine, plus précisément des institutions politiques. Par exemple :
    • 1 P 2, 13 : « Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute création (ktisis) humaine: soit au roi, comme souverain »

  6. Enfin, il y a les cas uniques chez saint Paul où ktisis nomme l’être de la personne qui peut être transformée. Par exemple :
    • 2 Co 5, 17 : « Si donc quelqu'un est dans le Christ, c'est une création (ktisis) nouvelle: l'être ancien a disparu, un être nouveau est là. »

Avec cette idée de création, nous sommes dans un cadre tout à fait juif. Et au v. 6, ktisis évoque le moment de l’action fondatrice de l’univers par Dieu. Marc utilise le même mot et avec la même signification dans la grande scène apocalyptique sur la fin des temps (13, 19), ce qui suggère un mot bien marcien. Pourquoi évoquer ce moment de la création? Dans le monde juif, Dieu est l’architecte de l’univers, et c’est lui qui en a fixé les contours et les règles. C’est ce que raconte le livre de la Genèse. Mais par la suite, l’esprit de rébellion s’est manifesté chez les hommes. En revenant au moment de la création, on revient avant le moment de la rébellion et à l’intention originelle du créateur.

Le nom ktisis dans la Bible
arsen (mâle)
Arsen est le nom neutre arsēn à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis car il est complément d’objet direct du verbe « faire ». Il est rare dans tout le Nouveau Testament, et dans les évangiles-Actes on le rencontre seulement chez Marc et Luc, Matthieu l’ayant repris du texte de Marc : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. C’est dans la Septante qu’on retrouve surtout le mot, où il traduit le mot hébreu zākār (mâle); mais les traducteurs ont parfois traduit zākār par le mot grec arsenikos. Il sert à désigner tout être mâle, tant chez les humains que chez les animaux.

Pour mettre en relief notre verset, il vaut la peine de parcourir les mentions du mâle dans la Bible pour faire ressortir la perception qu’on en avait dans le milieu juif. Comme on peut l’imaginer dans une société patriarcale, l’homme et la femme ne sont pas considérer comme des égaux, et cela transparaît dans les textes où on parle du mâle.

  • L’enfant mâle est celui qu’on circoncit, et donc porte le signe physique de l’alliance de Dieu avec son peuple (Gn 17, 23)
  • L’aîné des enfants mâles est digne d’être consacré au Seigneur (Lc 2, 23)
  • L’enfant mâle est l’avenir du peuple Juif, et c’est pourquoi le Pharaon demande aux sages femmes de les faire mourir, tandis que les filles peuvent vivre (Ex 1, 16)
  • Pour le repas de la fête de la Pâque, il faut un agneau ou un chevreau qui doit être un mâle âgé d’un an (Ex 12, 5)
  • Pour l’holocauste, ce sacrifice d’animal au temple matin et soir, ainsi qu’en de multiples occasions, le gros bétail devait être un mâle sans tache (Lv 1, 3)
  • Quand un prince commet un péché contre un des commandements négatifs, il fait réparation en offrant un bouc, un mâle sans tache (Lv 4, 23)
  • Bien sûr, les prêtres du temple étaient seulement des hommes (Lc 6, 22)
  • Si une femme accouche d’un garçon, elle est considérée comme impure pendant sept jours, mais si elle accouche d’une fille, elle est impure deux fois plus longtemps, soit deux semaines (Lc 12, 2-5)
  • Pour le rachat d’un vœu qu’on a fait, la somme à verser au temple est plus petite pour une femme que pour un homme (Lc 27, 1-7)
  • Dans les recensements, seuls les hommes étaient comptabilisés (Nb 1, 2)
  • La généalogie se limite aux éléments mâles (Jos 17, 2)
  • Le bonheur d’enfanter pour une femme, c’est celle de donner une enfant mâle (Is 66, 7; Jr 20, 15)
  • L’homme peut choisir la femme qu’il veut, l’inverse n’est pas vrai (Sir 36, 26)
  • Quand on veut faire honneur à une femme, on dit à son sujet qu’elle fait preuve d’un mâle courage et qu’elle est plus virile qu’un homme (2 M 7, 21; 4 M 15, 30)

Un esprit moderne peut trouver ce portrait désolant de l’inégalité mâle-femelle. Mais il porte la marque de son temps et d’une culture patriarcale. Toutefois, un tel contexte met en valeur d’autres textes où mâles et femelles sont mis sur le même pied.

  • C’est le cas de Gn 1, 27 où Dieu créa l’être humain à son image, « il les créa mâle et femelle »
  • Pour faire face au déluge et sauver les vivants sur la terre, Dieu demande à Noé de faire entrer dans l’arche des couples de différentes espèces, « mâles et femelles » (6, 19-20; 7, 2-16)
  • Et surtout il y a la phrase de Paul en Ga 3, 28 : « il n'y a ni mâle ni femelle; car tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus »

Ce parcours dans l’ensemble de la Bible met en valeur notre v. 6 qui est une citation de Gn 1, 27 et où mâle et femelle sont présentés de manière égale comme partie intégrale de l’être humain et image de Dieu.

Notons qu’à partir du mot « mâle » et jusqu’à la du verset, nous avons une citation mot à mot de la fin de Gn 1, 27. Tout d’abord le début de Gn 1, 27, que ne reprend pas le texte de Marc, disait ceci : « Et Dieu créa l'homme (anthrōpos) ; il le créa à l'image de Dieu ». Deux choses à noter. Tout d’abord, l’être humain est désigné en grec sous le terme de anthrōpos qu’on traduit par « homme », mais qui, comme on le voit avec le reste du verset, comprend à la fois l’homme et la femme. Ensuite, l’expression « image de Dieu » implique non seulement que l’homme et la femme sont images de Dieu, mais que, inversement, l’être de Dieu inclut le masculin et le féminin. Considérons maintenant la fin de Gn 1, 27.

LXX Gn 1, 27Mc 10, 6bTraduction littérale
arsen kai thēly epoiēsen autousarsen kai thēly epoiēsen autousMâle et femelle il fit eux

Une telle citation mot à mot du texte de la Septante ne remonte évidemment pas au Jésus historique qui parlait araméen. Mais on peut penser qu’il est le fruit de la réflexion chrétienne à partir de la position de Jésus sur le divorce que nous verrons au v. 9.

Le nom arsēn dans la Bible
thēly (femelle)
Thēly est le nom neutre thēlys à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis car il est complément d’objet direct du verbe « faire ». Il est rare dans tout le Nouveau Testament, et dans les évangiles-Actes on le rencontre seulement chez Marc, Matthieu l’ayant repris du texte de Marc : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. C’est dans la Septante qu’on retrouve surtout le mot, où il traduit le mot hébreu nĕqēbâ (femelle, tant chez les humains que chez les animaux). Mais les traducteurs ont parfois traduit nĕqēbâ par le mot grec thēlykos, qui signifie également « femelle », mais est beaucoup plus rare.

Ce que nous avons dit sur le « mâle » s’applique aussi à la « femelle », puisque ce sont les deux faces de la réalité sexuelle. La présence de thēly dans ce v. 6, tout comme arsēn, s’explique par la citation du texte de la Septante de Gn 1, 27.

Le nom thēlys dans la Bible
epoiēsen (il a fait)
Epoiēsen est le verbe poieō à l’indicatif aoriste actif, 3e personne du singulier. Il signifie fondamentalement « faire » avec ce que tout cela implique : achever, réaliser, accomplir, exécuter, créer. C’est le cinquième verbe le plus fréquent dans les évangiles-Actes, après legō (dire), eimi (être), erchomai (aller) et ginomai (devenir), avec un total de 405 occurrences : Mt = 86; Mc = 45; Lc = 87; Jn = 108; Ac = 68; 1Jn = 9; 2Jn = 0; 3Jn = 2. C’est Jean qui l’utilise le plus, car c’est un verbe passe-partout, et il convient parfaitement à la langue simple et rudimentaire du quatrième évangéliste.

La présence de « faire » s’explique ici par la citation de Genèse 1, 27 selon la version grecque de la Septante. Or celle-ci a traduit ainsi le verbe hébreu bārāʾ qui signifie : créer, former, façonner. Ce fut le même procédé pour Gn 1, 1 : « Au commencement Dieu créa (gr. poieō, héb. bārāʾ) le ciel et la terre ». Il y a quelque chose d’étonnant en ce que le traducteur de la Genèse ait opté pour le verbe poieō pour traduire l’hébreu bārāʾ, car il y a en grec le verbe ktizō qui signifie justement : créer. D’ailleurs c’est ainsi que, par exemple, Isaïe 45, 8 a été traduit par la Septante : LXX « Moi je suis le Seigneur qui t'ai créé (gr. ktizō, héb. bārāʾ) »; ou encore Ézéchiel 28, 15 : LXX « Tu as été irréprochable en ta vie, du jour où tu as été créé (gr. ktizō, héb. bārāʾ) ». Il est possible que pour le traducteur de la Genèse le verbe poieō (faire) rendait mieux l’idée de Dieu comme un artisan qui façonne l’univers comme on façonne une œuvre d’art, qui forme l’être humain pour qu’il soit à son image.

Le verbe poieō dans les évangiles-Actes
v. 7 C'est exactement pour cette raison qu'un homme quittera son père et sa mère [pour s'unir à sa femme].

Littéralement : À cause de (heneken) cela un homme (anthrōpos) quittera (kataleipsei) son père (patera) et mère (mētera) [et il sera collé (proskollēthēsetai) envers sa femme (gynaika);]

 
Nous avons ici une citation mot à mot de Genèse 2, 24. Pour bien comprendre ce passage de la Genèse, rappelons-nous du contexte. Il y a d’abord un premier récit de la création (1, 1 – 2, 4a) que les biblistes attribuent à la tradition sacerdotale et qui raconte la création du monde par Dieu basée sur les sept jours de la semaine, avec la lumière au premier jour, le ciel et la terre au deuxième jour, les continents et l’espèce végétale le troisième jour, la création du soleil, de la lune et des étoiles le quatrième jour, de l’espèce animale et des insectes le cinquième jour, l’être humain, homme et femme, le sixième jour, avant le grand repos du septième jour. C’est dans ce premier récit qu’est extrait la première citation (1, 27 : « mâle et femelle il les fit ») que nous avons au v. 6.

Le deuxième récit de la création (2, 4b – 2, 24), que les biblistes attribuent à la tradition yahviste, ignore l’existence du premier récit. En une demi-phrase (« le jour où le Yahvé Dieu fit la terre et le ciel », 2, 4b) il assume la création du ciel et de la terre présentée lors du troisième jour dans le premier récit, puis s’intéresse immédiatement à la création de l’homme qui était urgente, car il n’y avait personne pour cultiver le sol. C’est ainsi que Yahvé façonne l’homme avec la poussière du sol (héb. ʾădāmâ, gr. ) comme un potier façonne un vase (2, 7), et une fois l’œuvre terminée, il insuffle dans les narines (héb. ʾap, gr. prosōpon : visage) de l’homme l’haleine (héb. nĕšāmâ, gr. pnoē : souffle, vent) de vie (héb. ḥay, gr. zōē). Yahvé créé alors un jardin luxuriant et place l’homme au milieu (2, 8), mais se rend compte qu’il n’est pas bon que l’homme (héb. ʾādām, gr. anthrōpos) soit seul (2, 18), et donc de la même manière qu’il a façonné l’homme comme un potier avec le sol, Yahvé modèle toute la variété des bêtes des champs et des oiseaux du ciel, mais l’homme n’y trouve pas l’aide recherchée (2, 20). C’est alors que Yahvé, après avoir endormi l’homme, lui retire une côte qu’il transforme en une femme (héb. ʾiššâ, gr. gynē). En voyant la femme, l’homme s’écrie : « Voici cette fois l’os (héb. ʿeṣem, gr. osteon) de mes os et la chair (héb. bāśār, gr. sárx), de ma chair, celle-ci, on l’appellera femme (héb. ʾiššâ, gr. gynē) car de l’homme (héb. ʾîš, gr. anēr) qu’elle a été prise » (2, 23).

Voilà le contexte du texte de la genèse cité par Marc. C’est un récit étiologique, c’est-à-dire qu’il part du constat actuel de la proximité et de la complémentarité de l’homme et de la femme, et bâtit un récit pour en fournir l’explication. Tout d’abord, pour expliquer que l’homme est fait de matière qui se retrouve partout dans la nature, et qu’en hébreu le mot « homme » se dit ʾādām, l’auteur présente la création de l’homme à partir de la ʾădāmâ (le sol, la terre ferme), un beau jeu de mot avec le nom ʾādām. Pour expliquer que l’homme et la femme sont deux âmes sœurs, déjà reflétées par la parenté des termes ʾîš (homme, mari) et ʾiššâ (femme, épouse), il présente la création de la femme à partir d’une partie du squelette de l’homme. Et quand l’homme s’écrie : c’est l’os de mes os, la chair de ma chair, c’est l’affirmation d’un même être.

Considérons maintenant la citation de Gn 2, 24 avec en regard le texte hébreu et la traduction de la Septante.

Héb. MT Gn 2, 24LXX Gn 2, 24Mc 10, 7-8a grecMc 10, 7-8a
Sur cela (kēn : ainsi, donc, par conséquent) un homme (ʾîš : homme, mari) abandonne (ʿāzab : laisser, abandonner) son père et sa mère et se colle (dābaq : s’accrocher, coller, se joindre) à sa femme (ʾiššâ : (femme, épouse) et ils sont (hāyâ : être) une seule (ʾeḥād) chair (bāśār)heneken toutou kataleipsei anthrōpos ton patera autou kai tēn mētera autou kai proskollēthēsetai pros tēn gynaika autou, kai esontai hoi dyo eis sarka mian.heneken toutou kataleipsei anthrōpos ton patera autou kai tēn mētera [kai proskollēthēsetai pros tēn gynaika autou], kai esontai hoi dyo eis sarka mianÀ cause de cela un homme laissera son père et mère [et il sera collé envers sa femme;] et ils seront les deux en une seule chair

heneken (à cause de)
Le texte commence par un lien avec ce qui précède, l’affirmation que l’homme et la femme ne forment qu’un seul être, et donc Gn 2, 24 exprime la conséquence de cette affirmation. Le mot kēn a été utilisé plus tôt en Gn 1, 7 (« Il sépare les eaux sous le plafond des eaux sur le plafond. Et c’est ainsi (kēn) ») pour montrer que l’action de Dieu est suivi de son résultat. Le traducteur de la Septante a opté pour la préposition heneken : à cause de. C’est cette préposition qui est utilisée dans le récit des négociations entre Dieu qui veut détruire Sodome et Gomorrhe et Abraham : « Et Abraham dit : Seigneur, parlerai-je encore une seule fois ? S'il s'en trouve dix (justes)? Et le Seigneur dit : À cause des (heneken) dix, je ne la détruirai pas » (Gn 18, 32). C’est la même signification que retrouve dans le Nouveau Testament, en particulier chez Marc où heneken sert à faire le lien entre l’évangile et les raisons de donner sa vie. Bref, pourquoi l’homme doit-il tout quitter pour s’attacher à sa femme? Parce qu’il forme un seul être avec elle; il retrouve la moitié qui lui manque pour être complet.
La préposition heneken dans le Nouveau Testament
anthrōpos (homme)
La citation de la Septante de Gn 2, 24 se poursuit avec le mot homme (anthrōpos). Il n’est pas facile de traduire les idées d’une langue dans une autre, et le mot « homme » en est un exemple typique. Dans les évangiles-Actes, le mot anthrōpos revêt en général trois significations :
  1. Il désigne l’espèce humaine ou la nature humaine, sans aune connotation sexuelle; il s’applique à tout être humain en tant qu’être humain, et le distingue des animaux ou de Dieu. Le mot est aussi utilisé en référence à Jésus dans l’expression : fils de l’homme. Il apparaît surtout au singulier. Par exemple :
    • Mt 4, 4 : « Mais il répondit: "Il est écrit: Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme (anthrōpos), mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu" »

  2. Le mot fait référence à la société en général, aux individus qui la composent, à tous ceux et celles qui nous entourent. Nos bibles traduisent souvent ce mot par « les gens ». Bien entendu, le mot inclut tant les femmes que les enfants, et il très souvent au pluriel. Par exemple :
    • Mt 6, 1 : « Gardez-vous de pratiquer votre justice devant les hommes (anthrōpos), pour vous faire remarquer d’eux; sinon, vous n’aurez pas de récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux »

  3. Enfin, il désigne un être masculin, un individu particulier et bien identifié. Souvent, c’est le contexte qui permet de déterminer qu’il s’agit d’un mâle. Par exemple :
    • Mt 9, 9 : « Et Jésus, en passant (venant) de là, vit un homme (anthrōpos) assis à la douane, appelé Matthieu, et il lui dit: "Suis-moi!" Et, se levant, il le suivit »

Or, tout au long des premiers chapitres de la Genèse du texte hébreu, l’homme est désigné sous deux termes : ʾādām (celui qui vient du sol ou le terreux) et ʾîš (l’homme mâle, mari), par opposition à ʾiššâ (femme, épouse). Les premières mentions se trouvent dans le premier récit de la création (Gn 1, 26-27), celui de la tradition sacerdotale, qui affirme que Dieu créa le « terreux » (ʾādām) à son image, « mâle et femelle il les créa ». Et quand la tradition sacerdotale reprendra ce premier récit en Gn 5, 1-2 elle écrira : « Voici le livre de la génération des « terreux » (ʾādām). Le jour où Dieu créa « terreux » (ʾādām), il le créa à l'image de Dieu. Il les créa mâle et femelle, il les bénit. Et il les appela « terreux » (ʾādām), le jour où il les créa ». Selon cette tradition sacerdotale, il n’y aucune ambiguïté, ʾādām est toujours mâle et femelle. Mais comment la Septante traduit-elle en grec cette tradition sacerdotale et en particulier le mot ʾādām? Elle utilisera toujours le terme anthrōpos, donc au sens générique de « l’humanité », sauf en 5, 1-2 où elle traduira : « Le jour où Dieu créa Adam, il le créa à l'image de Dieu. Il les créa mâle et femelle, il les bénit. Et il leur (autōn) donna le nom d'Adam, le jour où il les créa. » Le fait de traduire soudainement ʾādām par Adam, un nom qu’on associe à un individu particulier, introduit une ambiguïté, même si l’expression « leur donna » indique bien que le nom Adam est donné à la fois à l’homme et la femme.

Qu’en est-il du deuxième récit de la création (2, 4b – 2, 24), provenant de la tradition yahviste, où se situe Gn 2, 24, le texte de notre citation? Le texte hébreu utilise toujours le terme ʾādām, sauf en 2, 23-24 où il se sert du terme ʾîš (l’homme mâle, mari). Comment ce récit est-il traduit par la Septante? Dans la narration de la création du terreux (ʾādām) à partir du sol, du don du souffle de vie et du placement de cette nouvelle créature au milieu du jardin d’Eden, la Septante traduit toujours ʾādām par anthrōpos. Mais quand vient le temps de l’interaction entre Yahvé et le « terreux » et toutes les bêtes, et dans tout le récit où Yahvé fait tomber le « terreux » dans un état léthargique pour extraire une côte de laquelle il façonnera une femme, la Septante traduit ʾādām par Adam. Puis, avec la création de la femme, l’auteur conclut : « Celle-ci sera appelée femme (ʾiššâ), parce qu'elle a été prise de la chair même de l'homme (ʾîš). La Septante traduit ici îš (homme mâle, mari) par anēr (homme mâle, mari). Mais au verset suivant, le verset 24 de notre citation où le texte hébreu utilise îš (« À cause de cela un homme quittera son père et mère »), la Septante revient au terme anthrōpos, alors qu’il aurait été plus logique de traduire îš de la même façon qu'au verset précédent par anēr. Tout cela créé un contexte où anthrōpos désigne non pas l’être humain en général, mais l’homme mâle. Il faut reconnaître que le récit de la tradition yahviste permet difficilement de faire autrement, puisqu’originellement le « terreux » a été créé pour cultiver le sol, un travail traditionnellement masculin, et que c’est l’une de ses côtes qui a servi à la création de la femme.

Le nom anthrōpos dans les évangiles-Actes
kataleipsei (il quittera)
Que fait l’homme dans notre citation de Gn 2, 24 après l’affirmation qu’il est un seul être avec la femme? La traduction de la Septante utilise le terme kataleipō qui signifie : laisser derrière soi, abandonner, quitter. Dans les évangiles-Actes, le verbe sert à décrire par exemple le fait que Lévi a tout quitté pour suivre Jésus (Lc 5, 28), que le berger abandonne ses 99 brebis pour se mettre à la recherche de sa brebis perdue (Lc 15, 4) ou que le jeune homme abandonne son drap dans lequel il était vêtu pour s’enfuir (Mc 14, 52). Mais qu’en est-il dans la Septante?

La Septante a traduit par kataleipō le terme hébreu ʿāzab (laisser, perdre, abandonner). Mais elle n’a pas traduit systématiquement les dix occurrences de ʿāzab dans le livre de la Genèse de la même façon. Intéressons-nous aux cas où ʿāzab a été traduit par kataleipō en dehors de Gn 2, 24. En fait, il y a seulement deux événements, d’abord le récit autour de Joseph et de ses démêlées avec la femme de son maître égyptien Potiphar, alors qu’elle saisit son vêtement pour le retenir et coucher avec lui, et que Joseph laisse son vêtement entre ses mains et s’enfuit (Gn 39, 12-13.15.18); puis il y a le récit de Joseph en Égypte et de ses frères, alors que Joseph, non reconnu par ses frères, demande que le plus jeune, Benjamin, demeure avec lui, et qu’il se fait répondre par Juda : « Ce garçon ne peut quitter (héb. : ʿāzab, grec kataleipō) son père (Jacob), car celui-ci mourra s’il le quitte (héb. : ʿāzab, grec kataleipō) » (Gn 44, 22). Dans les deux situations, pour le vêtement ou pour le garçon, il y a une forme de rupture.

C’est probablement dans le même sens qu’il faut interpréter Gn 2, 24 où l’homme quitte son père et sa mère pour s’attacher à sa femme. Sachant l’importance de la famille dans le monde juif, le terme « quitter / abandonner » avait quelque chose de radical. Mais cette radicalité était justifiée la définition de l’être humain, i.e. il est mâle et femelle, donc couple. Ce n’est pas un homme qui prend possession d’une femme, mais c’est l’homme qui retrouve son intégralité.

On peut poser la question : Pourquoi seul l’homme est-il mentionné dans cette rupture du lien familial pour former la cellule conjugale? Et dans les faits, n’est-ce pas la femme qui quittait sa famille pour suivre son mari? Une réponse possible provient du statut de la femme dans la société juive antique qui demeurait une mineure toute sa vie sur le plan civil, et donc son déplacement était normal et n’avait rien de significatif pour être mentionné. De plus, dans notre contexte c’est l’homme qui a le rôle important en étant celui qui vient de donner le nom de « femme » à cette nouvelle créature, et donc le fait même qu’il doive quitter le giron familial est extrêmement significatif. Tout cela rehausse la valeur de la femme : même si elle demeure une mineure, elle vaut la peine que l’homme quitte tout pour former un couple avec elle.

Le verbe kataleipō dans le Nouveau Testament
ton patera autou kai tēn mētera (son père et mère)
On ne peut comprendre la signification du geste de l’homme qui quitte le giron familial sans mentionner la place qu’occupaient le père et la mère dans la société juive. Rappelons que nous sommes dans une société patriarcale, au point que la maison est « la maison du père », et que les fils se définissent par le fait d’être « fils de tel père ». Et souvent l’un des fils, souvent l’aîné, reprenait le métier du père, et dans un univers agricole, toute la famille collaborait à l’activité de la maison.

La valeur des parents est telle qu’elle a sa place dans la législation de base telle que définie dans les dix paroles données par Yahvé à Moïse au Sinaï : « Honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent sur la terre que te donne le Seigneur, ton Dieu » (Ex 20, 12), et qui est accompagnée de diverses règles comme celle-ci : « Et qui insulte son père ou sa mère sera mis à mort » (Ex 21, 17).

Un tel contexte met en relief la rupture exigée de l’homme pour se joindre à sa femme : dans l’échelle des valeurs, le lien avec la conjointe est plus important que le lien avec les parents.

Le nom patēr dans les évangiles-Actes

Le nom mētēr dans le Nouveau Testament

proskollēthēsetai (il sera collé)
Pour traduire l’hébreu dābaq (coller, s’accrocher), la Septante a eu recours au verbe grec proskollaō, un verbe formé de la préposition pros (vers, envers) et du verbe kollaō (coller, joindre), et donc signifie : coller, s’attacher à une entité. Dans la Genèse, on trouve quatre occurrences de dābaq. Quelles sont les trois autres?
  • Gn 19, 19 : Deux anges invitent Loth à quitter Sodome et Gomorrhe au plus vite, car Dieu est sur le point de détruire ces deux villes, et Loth répond : « Voici, ton serviteur a trouvé grâce à tes yeux et tu as usé envers moi d’une grande amitié en me conservant la vie. Mais moi-même, je ne pourrai pas échapper vers la montagne, que le malheur ne colle (dābaq) à moi: je mourrais ! » Ce que répond Loth est que la fuite vers la montagne n’est pas une option, car le malheur lui colle à la peau. Or, la Septante a traduit cette dernière phrase ainsi : « que le malheur ne m’atteigne (katalambanō) pas de moi et que je meure ».

  • Gn 31, 23 : En conflit avec Laban, Jacob s’enfuit, mais le troisième jour Laban en est informé : « Il (Laban) prend ses frères avec lui et poursuit derrière lui sept jours de route. Il colle (dābaq) à lui (Jacob) au mont Galaad ». Or, la Septante a traduit ainsi cette dernière phrase : « et, emmenant avec lui toute sa parenté, il le suivit de près pendant sept jours, et l’atteignit (katalambanō) à la montagne de Galaad.

  • Gn 34, 3 : Sichem, un chef de Canaan, voit Dina, une fille que Jacob a eu avec Léa, l’enlève, couche avec elle et la viole. Le narrateur continue ainsi : « Son être colle (dābaq) à Dina la fille de Jacob. Il aime l’adolescente. Il parle au coeur de l’adolescente ». Or, la Septante a traduit ainsi cette dernière phrase : « Et il s’occupa (prosechō) de la personne de Dina, fille de Iakob, et il aima la jeune fille et lui parla selon la volonté de la jeune fille »

Que constatons-nous? Sur les quatre occurrences de dābaq, deux ont une signification similaire : 2, 24 avec l’homme qui « colle » sa femme et Gn 34, 3 avec Sichem qui « colle » Dina ; le verbe traduit alors le désir d’une vie commune. D’après les biblistes, ces deux récits relèvent de la tradition yahviste. Par contre, la Septante n’a pas jugé bon de traduire ces deux occurrences de même façon, ayant recours à prosechō (s’occuper de, s’appliquer à, s’adonner à) pour la dernière occurrence, une façon d’atténuer l’intensité du geste de Sichem.

Quant aux deux autres occurrences de dābaq, Gn 19, 19 où le malheur « colle » à Loth, peut-être de tradition yahviste, et Gn 31, 23 où Laban « colle » Jacob au mont Galaad, probablement de tradition élohiste, c’est l’idée d’attraper quelqu’un ou quelque chose, et que la Septante a traduit avec le verbe katalambanō (atteindre, se saisir de, s’emparer de).

Que conclure? Tout d’abord, dābaq n’est pas un terme technique qui ne concernerait que les relations humaines. Ses 54 occurrences dans la Bible hébraïque servent à décrire des situations où il y a un rapprochement entre des entités, et dès lors la Septante les a traduit de diverses façons, sauf douze occurrences où elle a eu recours à proskollaō.

Ensuite, il vaut la peine de signaler que dābaq a servi un certain nombre de fois à décrire la relation de l’être humain avec son Dieu. Mais la Septante a eu recours à divers verbes pour traduire dābaq dans ces cas-là. Il y a bien sûr le verbe proskollaō : Dt 11, 22 (« si vous marchez en toutes ses voies, si vous vous attachez à lui »), Jos 23, 8 (« Mais restez attachés au Seigneur notre Dieu »; il y a aussi son synonyme de la même racine, kollaō : 2 R 18, 6 (« Il (Ézékias) se colla au Seigneur, il ne cessa pas de le suivre »); mais la Septante a eu recours à d’autres verbes comme echō (avoir, posséder, tenir à) : Dt 30, 20 (« Aimer le Seigneur ton Dieu, être docile à sa parole, et tenir à lui »); ou encore prostithēmi (ajouter, adjoindre), Dt 13, 5 (« Vous suivrez le Seigneur votre Dieu ; vous le craindrez ; vous serez dociles à sa parole ; vous vous adjoindrez à lui »); ou encore proskeimai (être près de, demeurer auprès de), Jos 22, 5 (« d'aimer le Seigneur votre Dieu, de marcher en toutes ses voies, d'observer ses commandements, de demeurer auprès de lui, de le servir de tout votre esprit et de toute votre âme »). Bref, les différents traducteurs de la Septante ont opté pour les mots de leur choix.

Le fait que dābaq ait servi à décrire la relation de l’être humain avec son Dieu met en valeur la description de la relation de l’homme avec son épouse, tout comme cette relation sera mise en valeur dans l’épitre aux Éphésiens quand elle servira d’image de la relation du Christ et de l’Église.

Une dernière remarque s’impose. Si on traduit habituellement dābaq et proskollaō par s’attacher à, coller, se joindre, on peut aussi traduire par « s’unir à », à condition d’éviter toute connotation sexuelle, car tant le terme hébreu que grec n’en comportent aucune.

Le verbe proskollaō dans la Bible
gynaika (femme)
Gynaika est le nom féminin gynē au datif singulier. La datif est requis car gynē est un complément indirect d’attribution du verbe proskollaō (coller à, s’attacher à). Le mot signifie « femme », et désigne là tant une personne de sexe féminin que l’épouse. Mais le contexte de cette citation de la Septante spécifie clairement que le terme renvoie à l’épouse; même si le sujet de la phrase est anthrōpos (homme), un terme générique, le fait que l’homme se « colle » à la femme nous place dans le contexte d’un couple.

Le terme grec gynē traduit l’hébreu ʾiššâ qui, comme en grec et en français, désigne tant une femme qu’une épouse. Par exemple, Gn 12, 11 : « Or, au moment d’atteindre l’Égypte, Abram dit à sa femme (héb. ʾiššâ, gr. gynē) Saraï : "Vois, je sais bien que tu es une femme (héb. ʾiššâ, gr. gynē) belle à voir" ». Or, notre récit, au v. 22, est celui qui introduit pour la première fois le terme ʾiššâ qui, par la suite, parcourra toute la Bible, et en particulier le livre de la Genèse avec 151 occurrences.

Considérons donc le contexte immédiat en mettant en regard le texte hébreu et le texte de la Septante

Texte massorétique de Gn 2, 22-24Texte de la Septante de Gn 2, 22-24
Yahvé Dieu bâtit la côte, qu’il avait prise du terreux (ʾādām), en une femme (ʾiššâ) et il la fait venir vers le terreux.Le Seigneur Dieu bâtit la côte, qu’il avait prise d’Adam, en une femme (gynē) et l’amena vers Adam.
Et le terreux (ʾādām) dit : celle-ci maintenant os de mes os et chair de ma chair; à celle-ci sera proclamée femme (ʾiššâ), car de l’homme (îš) celle-ci a été prise.Et Adam dit : cela maintenant os de mes os et chair de ma chair; celle-ci sera appelée femme (gynē), car de son mari (anēr) elle a été prise, celle-ci
Sur cela un homme (îš) abandonne son père et sa mère et se colle à sa femme (ʾiššâ) et ils sont une seule chairÀ cause de cela un homme laissera son père et mère et il sera collé envers sa femme (gynē) et ils seront les deux en une seule chair

Une première observation s’impose quand on considère l’évolution des noms. Dans le récit yahviste, l’être humain, ʾādām, que nous avons traduit par « terreux », car il est fait de terre (ʾădāmâ), est au début un être « neutre », « non défini ». L’action de Dieu, en lui enlevant une côte, se trouve à le diviser. Mais en le divisant, Dieu lui donne une identité, il sera un îš, un homme, mais cette identité n’existe qu’en fonction de ʾiššâ, une femme; il ne peut y avoir de îš sans ʾiššâ, et pas de ʾiššâ sans îš. L’homme et la femme ont été créés en quelque sorte en même temps.

Une deuxième observation s’impose quand on considère la structure de ces trois versets qu’on pourrait établir ainsi :

Action de Dieu :il transforme la côte du terreux en une femme
et il l’amène au terreux
Réaction du terreux :elle est l’os de mes os, et chair de ma chair
Action de l’homme :Il laisse ses parents
il va vers la femme pour s’y coller

On assiste à deux mouvements, celui de Dieu qui se déplace vers l’homme pour lui offrir le cadeau d’une femme, puis celui de l’homme qui se déplace pour se joindre à sa femme. L’action de Dieu est celui de diviser le terreux en lui extrayant une côte, l’action de l’homme est celui de se joindre à sa femme et de former un couple; la division opérée par Dieu n’a pas entraîné de séparation, mais au contraire une nouvelle unité sous une nouvelle identité.

Le nom gynē dans les évangiles-Actes
v. 8 Le deux deviennent un seul être; ils ne sont plus deux êtres, mais un seul.

Littéralement : et ils seront (esontai) les deux en une seule chair (sarka), ainsi (hōste) ils ne sont plus deux, mais une seule chair.

esontai (ils seront)
Esontai est le verbe eimi (être) au futur, 3e personne du pluriel. Pourquoi le verbe est-il au futur? Rappelons qu’en hébreu il n’y pas de temps au futur, car les deux seuls temps qui existent sont « achevé » et non « achevé », i.e. une action est soit complétée, soit non complétée. Or, le traducteur de la Septante a pourtant traduit avec un futur le verbe hébreu hāyâ (être) qui lui est en Gn 2, 24 au temps « achevé », et donc aurait dû être traduit : « ils sont les deux une seule chair ».

Prenons un bref moment pour analyser le temps futur en grec en parcourant les évangiles-Actes pour saisir les différences nuances qu’il permet d’exprimer.

Dans le monde juif et chrétien, en raison même de la place qu’occupe le jour du jugement de Dieu que les chrétiens ont associé au retour du Christ et à la résurrection générale, les occurrences du verbe « être » au futur pour désigner ce moment est extrêmement présent. Le futur indique ce point dans le temps qu’on est incapable de déterminer, mais qui, croit-on, sera néanmoins atteint un jour:

  • Lc 10, 12 : « Je vous dis que, en ce Jour-là, sera (eimi) moins de rigueur pour Sodome que pour cette ville-là »

Les évangiles rapportent les paroles et les actions de Jésus qui sont maintenant du passé. Cela a pour conséquence que, si on se place dans la perspective de Jésus, le temps de l’Église est une réalité future, même si pour l’évangéliste c’est un temps présent. Ainsi, l’évangéliste utilise le futur pour parler de son présent :

  • Mt 16, 19 : « Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux: quoi que tu lies sur la terre, ce sera (eimi) tenu dans les cieux pour lié, et quoi que tu délies sur la terre, ce sera (eimi) tenu dans les cieux pour délié »

Le futur n’est pas seulement utilisé pour indiquer un point dans le temps vers lequel on se dirige, mais affirme parfois qu’un état présent se prolonge indéfiniment :

  • 2 Jn 1, 2 : « en raison de la vérité qui demeure en nous et sera (eimi) avec nous éternellement »

Il arrive que le futur ne soit utilisé que pour exprimer les conséquences d’une action. Aucun temps spécifique n’est en vue, mais le futur entend décrire simplement la séquence d’une série d’actions :

  • Mc 12, 7 : « Mais ces vignerons se dirent entre eux: Celui-ci est l'héritier; venez, tuons-le, et l'héritage sera (eimi) à nous »

Le grec n’a pas de temps spécifique pour exprimer une situation hypothétique, une situation qui est verbalisée en français par exemple sous la forme : « Supposons qu’on vous donnait une grosse somme d’argent ». Une telle situation sera exprimée par un futur :

  • Mt 12, 11 : « Mais il leur dit: "Quel sera (eimi) d'entre vous l'homme qui aura une seule brebis, et si elle tombe dans un trou, le jour du sabbat, n'ira la prendre et la relever? »

Enfin, dans la langue grecque, le futur sert aussi à exprimer une injonction ou une obligation, qu’on verbalise souvent par l’impératif, comme en français lorsqu’on dit : « Tu m’apporteras du pain », une façon indirecte de dire : « Apporte-moi du pain ».

  • Mt 6, 5 : « Et quand vous priez, vous ne serez (eimi) pas comme les hypocrites: ils aiment, pour faire leurs prières, à se camper dans les synagogues et les carrefours, afin qu'on les voie »

Comment interpréter le temps futur de la traduction de la Septante de Gn 2, 24 : « ils seront les deux en une seule chair »? Aucun point dans le temps n’est visé, i.e. on ne dit pas : « Un jour ils seront les deux en une seule chair ». Une première réponse vient de ce que le futur sert à exprimer une injonction et qu’on pourrait traduire ainsi : « Qu’ils soient les deux en une seule chair ». C’est un appel, une exigence, un impératif. C’est du même niveau que cette phrase de Matthieu 5, 48 : « Vous donc, vous serez (eimi) parfaits comme votre Père céleste est parfait », une phrase souvent traduite par : « Soyez parfaits… ».

Une deuxième réponse vient de ce que futur, comme nous l’avons vu, ne sert pas toujours à indiquer un point dans le temps vers lequel on se dirige, mais affirme plutôt qu’un état présent se prolonge indéfiniment, et exprime l’idée qu’un état se développe et progresse. C’est ainsi que certains ont traduit ainsi Gn 2, 24 de la Septante : « Ils deviendront les deux en une seule chair »; le couple existe, mais est appelé à s’approfondir, tout comme le « vous serez parfaits » de Jésus.

Ainsi, pour rendre justice aux deux aspects du futur dans le texte de la Septante, il faudrait traduire : « Qu’il deviennent les deux en une seule chair ». La vie de couple est un état qui se prolonge, mais aussi un appel à devenir ce qu’on est.

Le verbe eimi au futur dans les évangiles-Actes
sarka (chair)
Sarka est le nom féminin sarx à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis par la préposition eis (vers, à) qui indique un mouvement local, une direction précise : l’homme et la femme iront vers une seule chair. On le traduit la plupart du temps par « chair », mais c’est un mot qui a de multiples significations.

Le grec sarx traduit l’hébreu bāśār. Il suffit de parcourir les 31 occurrences de ce mot dans le livre de la Genèse pour se rendre compte que le mot désigne différentes réalités.

  • Il apparaît pour la première fois en Gn 2, 21 lorsque Dieu « bouche » le trou laissé par l’enlèvement d’une côte à Adam en l’emplissant de « chair » : on fait alors référence aux muscles et aux viscères qui se trouvent à cet endroit du corps humain.

  • Puis, deux versets plus loin, le terreux s’écrie en voyant la femme : « Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair ». Notons que la chair est différente des os et semble composer l’une des deux parties du corps humain. Et l’expression sert à désigner la parenté entre l’homme et la femme, comme elle désignera le lien de parenté entre Laban et Jacob (Gn 29, 14 : « Laban lui dit : "Tu es sûrement mes os et ma chair" »); on se trouve à dire « nous avons le même corps » pour exprimer le lien de parenté, comme aujourd’hui on parle de consanguinité.

  • En Gn 2, 24, l’expression « ils seront les deux en une seule chair » traduit clairement l’idée que l’homme et la femme deviendront un seul être, et ainsi bāśār désigne cette fois ce qui constitue la personne humaine.

  • Un peu plus loin, dans le récit du déluge (Gn 6, 1 – 9, 17), le mot bāśār désigne à la fois les êtres humains (« Dieu regarda la terre et la vit corrompue, car toute chair avait perverti sa conduite sur terre », Gn 6, 12), si bien qu’en 6, 13 sarx sera traduit par anthrōpos dans la Septante, et à la fois tout le règne animal (« C’étaient un mâle et une femme de toute chair qui entraient dans l’arche », 7, 16).

  • Mais bāśār peut aussi désigner la viande : « Toutefois vous ne mangerez pas la chair avec sa vie, c’est-à-dire son sang », Gn 9, 4; la Septante a traduit ici bāśār par kreas (viande).

  • À l’occasion, bāśār fait référence à la réalité biologique de l’être humain, en particulier en abordant le sujet de la circoncision : « Vous aurez la chair de votre prépuce circoncise, ce qui deviendra le signe de l’alliance entre moi et vous », Gn 17, 11.

Bref, bāśār n’est pas un terme technique, mais un terme général pour désigner les différents aspects de l’être humain en tant qu’être créé, qui possède un corps vivant au même titre que les animaux, et donc un être limité soumis aux grandes lois biologiques, incluant la souffrance et la mort (sur le sujet on pourra consulter J.-P. Prévost, Vocabulaire de théologie biblique : Basar. Paris-Montréal : Bayard-Médiaspaul, 2004, p. 101)

Dans notre analyse, nous devons inclure également le Nouveau Testament, car notre citation de la Genèse était lue dans les milieux chrétiens, et il important de préciser l’univers mental concernant le mot « chair ». Et commençons par mentionner que le mot sarx n’est pas très fréquent dans les évangiles-Actes, à l’exception de la tradition johannique : Mt = 5; Mc = 4; Lc = 2; Jn = 13; Ac = 3; 1Jn = 2; 2Jn = 1; 3Jn = 0; le terme sera beaucoup plus présent dans la tradition paulinienne, en particulier dans les épitres aux Corinthiens, aux Galates et aux Romains.

On peut faire une première observation : les évangiles et l’ensemble du Nouveau Testament reprennent presque telles qu’elles les principales perceptions sur le bāśār de l’Ancien Testament.

  1. La « chair » est l’une des composantes du corps humain avec les os :
    • Lc 24, 39 : « Voyez mes mains et mes pieds; c'est bien moi! Palpez-moi et rendez-vous compte qu'un esprit n'a ni chair (sarx) ni os, comme vous voyez que j'en ai »

    ou avec le sang :

    • Ep 6, 12 : « Car ce n'est pas contre des adversaires de sang et de chair (sarx) que nous avons à lutter, mais contre les Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal qui habitent les espaces célestes »

    En ces sens, manger la chair et boire le sang, c’est consommer le corps au complet :

    • Jn 6, 54 : « Qui mange ma chair (sarx) et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour »

  2. Le mot « chair » est souvent présenté comme synonyme du corps au complet, sōma en grec.
    • Ac 2, 31 : « il a vu d'avance et annoncé la résurrection du Christ qui, en effet, n'a pas été abandonné à l'Hadès, et dont la chair (sarx) n'a pas vu la corruption »

    Et comme le monde juif n’a pas cette vision dichotomique du monde grec qui divise l’être humain en un corps et une âme, l’être humain en son corps est l’être humain total. C’est probablement la signification du geste de Jésus qui invite ses disciples à manger son corps, i.e. à faire sien son être, que les synoptiques ont traduit par sōma (corps), mais qui fut probablement bāśār sur les lèvres de Jésus et dont Jean nous donne un écho (sur le sujet, voir R.E. Brown, The Gospel According to John, p. 285).

    • Jn 6, 51 : « le pain que je donnerai, c'est ma chair (sarx) pour la vie du monde »

  3. Comme souvent dans l’Ancien Testament, « chair » désigne l’ensemble des humains, sans aucune distinction, surtout quand il est précédé de l’adjectif « tous » :
    • Mc 13, 20 : « Et si le Seigneur n'avait abrégé ces jours, toute chair (sarx) n’aurait pas été sauvée; mais à cause des élus qu'il a choisis, il a abrégé ces jours. »

  4. Le fait d’avoir un corps pour l’être humain le soumet aux aléas de la biologie, de sa naissance jusqu’à sa mort :
    • Rm 1, 3 : « concernant son Fils, issu de la lignée de David selon la chair (sarx
    • Ep 2, 11 : « Rappelez-vous donc qu'autrefois, vous les païens - qui étiez tels dans la chair (sarx), vous qui étiez appelés "prépuce" par ceux qui s'appellent "circoncision",... d'une opération pratiquée dans la chair (sarx)! »
    • Ga 4, 13 : « Mais vous le savez, ce fut une maladie de la chair (sarx) qui me donna l'occasion de vous évangéliser la première fois »

  5. Le mot « chair » est aussi utilisé pour faire référence à la vie sociale et communautaire qui donne son identité à l’être humain. En ce sens, il fait aussi référence aux aléas de son existence sociale.
    • 1 Co 1, 26 : « Aussi bien, frères, considérez votre appel: il n'y a pas beaucoup de sages selon la chair (sarx), pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de gens bien nés »
    • 1 Co 5, 5 : « nous livrions cet individu à Satan (hors de la communauté) pour la perte de sa chair (sarx), afin que l'esprit soit sauvé au Jour du Seigneur »
    • 1 Co 7, 28 : « Si cependant tu te maries, tu ne pèches pas; et si la jeune fille se marie, elle ne pèche pas. Mais ceux-là connaîtront la tribulation dans leur chair (sarx), et moi, je voudrais vous l'épargner »

Ceci étant dit, un deuxième type d’observation s’impose quand on considère la signification de sarx dans le Nouveau Testament. En effet, jusqu’ici la « chair » ne comportait en soi rien de négatif, et ses limites et sa fragilité faisaient partie de la condition humaine, sans impliquer la responsabilité humaine. Mais il faut croire que la voie suivie par Jésus et son message avaient quelque chose qui dépassaient l’entendement et échappaient à la logique humaine, et dès lors non seulement on insistera sur les limites de la « chair », mais sur le fait qu’elle peut être un obstacle et un adversaire en regard de la vie chrétienne.

  1. Déjà le récit de la passion dans l’évangile de Marc nous avait avertis que l’être humain est traversé par des forces opposées, l’une qui veut écouter la parole de Dieu, l’autre qui se soumet aux aléas de pulsions contraires. Le mot « esprit » représente l’être humain tendu vers Dieu, et le mot « chair » représente l’être humain traversé par ces pulsions contraires.
    • Mc 14, 38 : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation: l'esprit est ardent, mais la chair (sarx) est faible »

  2. C’est Paul qui a surtout donné au mot « chair » une interprétation inconnue de l’Ancien Testament et qui a une connotation vraiment négative. Car la chair désigne l’être humain laissé à lui-même, et laissé à lui-même, il devient l’objet de diverses passions qui non seulement le rendent incapable de suivre la Loi révélée par Moïse, mais le conduisent à la mort physique et spirituelle :
    • Rm 7, 5 : « De fait, quand nous étions dans la chair (sarx), les passions pécheresses qui se servent de la Loi opéraient en nos membres afin que nous fructifiions pour la mort ».

    C’est dans ce contexte qu’il situe l’intervention du Christ donnant sa vie jusqu’à la mort en croix, et libérant l’esprit de Dieu qui donne la vie, et auquel on a accès par la foi. Dès lors, il y a une opposition entre « chair » et « esprit de Dieu » :

    • Rm 8, 9 : « Vous, vous n'êtes pas dans la chair (sarx) mais dans l'esprit, puisque l'Esprit de Dieu habite en vous. Qui n'a pas l'Esprit du Christ ne lui appartient pas »

  3. Il faut également mentionner l’évangéliste Jean. Chez lui, la « chair » a une certaine valeur, puisque le Verbe s’est fait chair, i.e. qu’il a pris un corps pour assumer la vie d’un homme (Jn 1, 14), et qu’il nous invite à manger cette chair pour ressusciter aux derniers jours (Jn 6, 54). Mais il reste que la « chair », définie comme l’être humain laissé à lui-même, un peu comme chez Paul, est incapable de comprendre et d’accueillir la parole évangélique; il a besoin de l’esprit de Dieu.
    • Jn 6, 63 : « C'est l'esprit qui vivifie, la chair (sarx) ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie »

Ce long détour de l’analyse de bāśār/sarx nous permet de fournir un contexte à « et ils seront les deux en une seule chair ». Tout d’abord, « chair » renvoie à l’être humain tout entier en tant que corps, qui dans l’univers juif, définit vraiment l’être humain. Mais « chair » sert aussi à désigner l’être humain dans son existence de tous les jours, dans sa fragilité et sa vulnérabilité, dans les aléas de la vie biologique tout comme dans la vie sociale. Dès lors, devenir un seul corps c’est assumer une commune destinée, une commune histoire.

Le nom sarx dans le Nouveau Testament
hōste (ainsi)
Hōste est une conjonction qui introduit dans la proposition subordonnée les conséquences de la proposition principale, et il est traduit selon les contextes par : ainsi, c’est pourquoi, si bien que, de telle sorte que, au point de. Il apparaît quelques fois dans les évangiles-Actes, surtout chez Matthieu et Marc : Mt = 15; Mc = 13; Lc = 4; Jn = 1; Ac = 8; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0; mais notons que sur les 15 occurrences chez Matthieu, cinq sont une copie de Marc.

On peut affirmer que hōste appartient au vocabulaire de Marc. Il apparaît dans les passages qui lui sont propres et reflètent son style. Par exemple, Marc a construit son évangile autour de ce qu’on appelle le secret messianique de l’identité de Jésus qui se révèle lentement à travers ses actions et ses paroles; tout au long de son évangile, les gens sont appelés à s’interroger sur son identité. La conjonction hōste lui permet de créer un lien entre ce que Jésus fait ou dit et la question de la foule. Par exemple :

  • Mc 1, 27 : « Et ils furent tous effrayés, si bien qu(hōste)'ils se demandaient entre eux: "Qu'est cela? Un enseignement nouveau, donné d'autorité! Même aux esprits impurs, il commande et ils lui obéissent!" »

Marc aime insister sur la popularité de Jésus. Dans son style coloré de grand conteur, il créé des images qui saisissent l’imagination sur cette popularité. La conjonction hōste lui permet de montrer l’impact de cette popularité. Par exemple :

  • Mc 3, 20 : « Il vient à la maison et de nouveau la foule se rassemble, si bien qu(hōste)'ils ne pouvaient pas même manger de pain »

Même un passage comme Mc 2, 28 (« en sorte que (hōste) le Fils de l'homme est maître même du sabbat ») pourrait donner l’impression d’une tradition qui remonte à Jésus que Marc se serait contenté de copier, mais le bibliste J.-P. Meier après son analyse de Mc 2, 23-28, arrive à la conclusion que les vv. 27-28 ont été ajoutés plus tard par la communauté chrétienne pour renforcer les arguments un peu faibles du récit originel sur le sabbat.

Bref, on peut affirmer que nous sommes ici au v. 8 devant un mot qui provient de la plume de Marc. Qu’est-ce à dire? Depuis le début du v. 7, nous étions devant une citation de Gn 2, 24 à partir de la traduction de la Septante. Cette citation vient de se terminer avec l’expression « et ils seront les deux en une seule chair ». Brusquement, hōste (ainsi, c’est pourquoi, en conséquence) est ajouté pour nous donner l’impact de cette citation. C’est comme s’il y avait un débat, et après avoir étalé l’argument principal tiré de Gn 2, 24, on voulait mettre fin au débat avec une conclusion qui découle logiquement de l’argument principal. Cela nous donne quelque chose comme ceci : puisque la Genèse nous dit que l’homme s’attache à sa femme et les deux ne forment qu’un seul être, alors logiquement, vous le voyez bien, ils ne sont plus deux êtres, mais un seul être. On aura remarqué que la citation de la Genèse a le verbe « être » au futur (« ils seront »), tandis que l’explication des conséquences a le verbe « être » au présent (« ils sont »); on ne parle plus de projet, mais d’état présent.

Ainsi, cette dernière partie du v. 8 qui commence avec hōste est rédactionnelle, elle est l’œuvre de Marc, qui nous donne peut-être un écho des débats dans les communautés chrétiennes sur le divorce. Mais ce qui est clair, cet ajout qui est une façon d’insister sur Gn 2, 24 et d’en tirer les conséquences, sert avant tout de transition avec ce qui suit, le v. 9, qui lui, selon l’analyse de Meier, remonte fort probablement au Jésus historique.

L'adverbe hōste dans les évangiles-Actes
v. 9 Ainsi donc, que l'homme n'aille pas diviser ce que Dieu a uni.

Littéralement : Donc ce que Dieu a joint (synezeuxen), qu'un homme ne le sépare (chōrizetō) pas".

synezeuxen (il a joint)
Synezeuxen est le verbe syzeugnymi à l’indicatif aoriste actif, 3e personne du singulier. C’est un verbe extrêmement rare dans toute la Bible, n’étant présent que chez Marc, repris par Matthieu, et chez le prophète Ézéchiel : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il est formé de la préposition syn (avec) et du verbe zeugnymi (joindre sous un même joug).

Malheureusement, la seule véritable autre occurrence de ce verbe de Marc se trouve chez Ézéchiel (1. 11.23) et concerne les anges dont les ailes se joignent. Aussi, avons-nous élargi notre examen pour inclure les mots de même racine.

Il y a d’abord le nom zygos (joug) qui désigne la pièce bois assujettissant les têtes d’une paire de bœufs, et par extension, l’attelage des bêtes de trait. Mais dans le Nouveau Testament le mot a surtout un sens métaphorique, exprimant l’autorité sous laquelle on soumet sa vie, par exemple la Loi, ou le maître dans une relation maître-esclave.

Il y a aussi le nom zeugos qui signifie « pair » et est souvent associé dans la Bible à une paire d’animaux ou au couple d’animaux : une paire de bœufs, une paire d’ânes, une paire de tourterelles.

Enfin, mentionnons la seule occurrence de syzygos, qui signifie « compagnon », mais qui en Éph 4, 3 pourrait aussi bien signifier le nom propre d’une personne.

Au terme de ce bref parcourt, nous nous retrouvons avec un verbe un peu déroutant qui a ses racines dans le monde animal où on joint des animaux sous un joug pour une tâche commune. Est-ce là l’image du couple et de ce que Dieu a voulu?

Comme nous l’avons mentionné précédemment, il est fort probable que ce verset 9 remonte au Jésus historique selon J.P. Meier, et cela pour les raisons suivantes :

  • La phrase est concise avec un parallélisme antithétique, ce qui serait typique de Jésus (ce que Dieu a uni / qu'un homme ne le sépare pas)
  • Les premiers chrétiens ne se sont pas vraiment intéressés à cette question et on ne voit pas pourquoi ils auraient pris l’initiative de créer un tel énoncé
  • Cette phrase est cohérente avec l’orientation radicale de l’enseignement de Jésus sur le comportement dans la vie quotidienne
  • Selon le critère de discontinuité, la position de Jésus s’écarte de la position juive ambiante
  • Et notre phrase reflète l’interdiction du divorce chez Jésus qui s’appuye sur le critère d’attestation multiple en apparaissant non seulement chez Marc, mais aussi dans la source Q (Mt 5, 32 || Lc 16, 18 : « Tout homme qui répudie sa femme et en épouse une autre commet un adultère ») et chez Paul (7, 10-11 : « voici ce que je prescris, non pas moi, mais le Seigneur: que la femme ne se sépare pas de son mari »).

Mais Jésus parlait araméen, et donc le verbe grec syzeugnymi (joindre sous le même joug) n’est certainement pas sorti de sa bouche. Il faut donc conclure que l’auteur de cette tradition qui est parvenue à Marc a jugé bon que syzeugnymi pouvait bien traduire l’image d’un homme qui se joint à sa femme, et ensemble ils forment un couple qui affrontent ensemble les aléas de la vie, comme une paire d’animaux attelée à la même tâche.

Une dernière question : quel est le sujet de syzeugnymi? C’est Dieu qui serait le sujet du verbe joindre. Pourtant, la citation de la Septante chez Marc disait simplement que l’homme quittera son père et sa mère après avoir considéré que la femme était l’os de ses os et la chair de sa chair, et donc ne présentait aucun précepte de Dieu. Il faut donc croire que le Jésus historique, imprégné sans doute du récit de la Genèse, y voyait le plan de Dieu dans ce qui est présenté comme l’initiative d’un homme se joignant à sa femme pour devenir une seule chair. Et comme prophète, il devait rappeler le plan de Dieu.

Le verbe syzeugnymi dans la bible

Le nom zygos dans le Nouveau Testament

Le nom syzygos dans la bible

Le nom zeugos dans la bible

chōrizetō (qu'il sépare)
Chōrizetō est le verbe chōrizō à l’impératif présent actif, 3e personne du singulier. Dans le Nouveau Testament, c’est un verbe qu’on retrouve surtout chez Paul, alors que dans les évangiles il n’apparaît que dans cette parole de Jésus chez Marc, que copie Matthieu : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 3; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Le verbe signifie : séparer.

Quand on examine les différents usages de chōrizō, on note que seul Paul nous offre une situation semblable à celle rapportée par Marc. En effet, au chapitre 7 de la première épitre aux Corinthiens, Paul doit aborder la question des relations conjugales soumises par la communauté de Corinthe, en particulier dans le contexte où certains enthousiastes aimeraient reproduire maintenant dans leur vie ce que sera leur vie future dans le monde de Dieu, surtout dans la foi que ce monde de Dieu est sur le point d’arriver : Paul doit inviter à la prudence face au projet de certains hommes de pratiquer l’abstinence (v. 1) en raison de la possible exacerbation du désir sexuel et des dérèglements possibles (v. 5), même s’il souhaiterait qu’on pratique le célibat comme il le fait (v. 7); sa règle d’or est que personne ne change d’état (v. 8), i.e. que les gens non mariés ne se marient pas, et que les gens mariés le demeurent, et c’est à ce moment qu’il fait appel à l’enseignement du Seigneur (v. 10) : que la femme ne se sépare pas de son mari, et que l’homme ne répudie pas sa femme (v.11).

Si le texte de Paul a des similudes avec celui de Marc, il n’est pas identique. Paul écrit : « que la femme ne se sépare (chōrizō) pas de son mari » (v. 10). Une telle situation n’est possible que dans le monde grec de Corinthe, et non pas en Palestine dans l’univers de Jésus où seul l’homme pouvait prendre une telle initiative. L’action de rompre de la part de l’homme est exprimée ainsi chez Paul : « que le mari ne répudie (aphiēmi) pas sa femme » (v. 11). L’exhortation de Paul pourrait être paraphrasée ainsi : que la femme ne quitte pas ou ne s’enfuie pas de son mari, et que l’homme ne renvoie pas sa femme (dans sa famille) ou ne l’abandonne pas.

Que conclure? Jésus et Paul appartiennent à deux univers différents. Jésus répond à la question des Pharisiens sur le droit de l’homme d’expulser sa femme en la déliant du lien conjugal, et la réponse de Jésus est claire : c’est non, car selon le récit de la Genèse, en se joignant à la femme l’homme est devenu un seul être avec elle, et donc la femme n’est plus un accessoire qu’on peut expulser. Jésus agit comme un prophète qui rappelle la parole de Dieu.

Par contre, Paul n’agit pas en prophète mais en pasteur de communauté auquel on soumet des cas concrets. Un de ces cas concrets, c’est l’enthousiasme de certains qui voudraient déjà vivre maintenant le monde de l’au-delà, incluant l’abstinence sexuelle et le célibat. Le pasteur Paul connaît la nature humaine et considère ce projet comme dangereux, devant les possibles dérèglements sexuels. Mais surtout, devant la perspective imminente du retour du Christ, il ne vaut pas la peine de changer quoi que ce soit à sa situation matrimoniale. C’est ici que Paul évoque cette parole du Seigneur sur l’interdiction du divorce. Et sa première application est à une femme (v. 11). C’est surprenant, puisque la parole de Jésus concernait l’expulsion de la femme par l’homme. Ensuite, jusqu’ici dans sa lettre Paul commençait toujours par l’homme avant de passer à la femme (v. 2 que chacun ait sa femme, et chacune son mari; v. 3 Que l’homme paye sa dette envers sa femme, et la femme envers son homme). Il est donc possible que Paul aborde ici le cas concret d’une femme notoire dans la communauté. Et ce projet de séparation aurait été provoqué par un conflit, puisque Paul parle de réconciliation (« qu’elle se réconcilie avec son mari »). N’ayant pas en main les dernières nouvelles, Paul doit envisager le cas où elle s’est déjà séparée, ce qui l’amène à demander qu’elle ne se remarie pas, conformément à ses principes généraux qu’il ne faut pas changer d’état et que le célibat est préférable.

Ainsi, comme pasteur, Paul a fait une première adaptation de la parole du Seigneur en l’appliquant au milieu Corinthien où la femme pouvait prendre l’initiative de quitter le giron conjugal. Mais il va faire une deuxième adaptation. Que faire dans le cas d’un couple où l’un des partenaires n’est pas un croyant au Christ? La réponse de Paul est simple : si le partenaire non croyant consent à cette union avec un partenaire croyant, qu’il n’y ait pas de divorce; par contre, si le partenaire non croyant veut la séparation, que le divorce ait lieu. C’est ce qu’il est convenu d’appeler le « privilège Paulin ». Notons que le verbe « séparer » (chōrizō) est synonyme de « divorcer »; ce n’est pas simplement une prise de distance, mais une rupture du lien conjugal. Quel est le motif? « Dieu vous a appelés à vivre en paix » (v. 15). En d’autres mots, quand la paix n’est plus possible, et que le couple est un devenu un « attelage disparate » (2 Co 6, 14 : « Ne formez pas d'attelage disparate avec des infidèles »), le mari ou la femme ne sont plus tenus à l’union.

Cette comparaison entre Jésus et Paul nous a permis de fournir un contexte à l’affirmation de Jésus. Dans le milieu palestinien, l’homme avait tous les droits et lui seul pouvait prendre l’initiative du divorce pour n’importe quel motif, incluant celui d’avoir trouvé une femme plus belle ou que sa conjointe a trop cuit le repas. La parole prophétique de Jésus, en retournant au plan originel de Dieu concernant l’union conjugal, rétablit le rôle de la femme dans toute sa grandeur où elle n’est plus un objet qu’on peut expulser selon son humeur, mais constitue l’égal de l’homme et forme avec lui un seul être. Puisque la parole de Jésus se situe dans un contexte précis et se veut une parole prophétique, ce serait travestir ce message que de l’appliquer sans nuance dans toutes les circonstances, et surtout de lui donner une signification juridique. C’est pourquoi un homme comme Paul ne se gênera pas de l’adapter à son milieu et d’inclure des exceptions. L’église de Matthieu (Mt 5, 32; 15, 19) fera la même chose en incluant l’exception de la porneia, un terme général qui couvre un ensemble de dérèglements sexuels selon les normes de l’époque.

Il vaut la peine de mentionner que le verbe chōrizō n’est pas un terme technique relié au mariage, comme l’est aujourd’hui le verbe « divorcer ». Par exemple, Luc dans ses Actes se sert de ce verbe pour parler de Paul qui s’éloigne (chōrizō) d’Athènes (Ac 18, 1). On peut faire les mêmes observations en regardant les verbes synonymes formés de la même racine. Par exemple, le verbe apochōrizō formé de la préposition apo (à partir de) et de chōrizō est utilisé par Luc pour décrire le fait que Paul finit par se « séparer » de Barnabé (Ac 15, 29). De même, le verbe diachōrizō, formé de la préposition dia (à travers) et de chōrizō est utilisé par Luc pour décrire le fait que Moïse et Élie, à la fin de la scène de la transfiguration « se séparent » de Jésus (Lc 9, 33), ou encore dans la Genèse dans le récit de la création : « Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara (diachōrizō) la lumière des ténèbres » (Gn 1, 4).

Finalement, quel est le sujet du verbe chōrizō? En d’autres mots, à qui Jésus demande-t-il de ne pas briser le lien conjugal? En grec, le sujet est anthrōpos qui, comme nous l’avons vu plus tôt, peut désigner tant l’être humain en général qu’un homme mâle individuel. Mais ici, au v. 9, qui est-il? D’une part, comme il y a contraste entre deux sujets, Dieu (« Ce que Dieu a joint »), et homme (« que l’homme ne sépare pas »), on pourrait penser que anthrōpos désigne l’être humain en général qui ne doit pas contrecarrer l’intention de Dieu. Mais d’autre part, comme seul le mari (anēr) peut rompre le lien, on pourrait suggérer que anthrōpos désigne l’homme mâle. Malheureusement, nous n’avons pas les paroles araméennes prononcées par Jésus. En araméen, « homme » se dit ʾĕnāš. Par exemple, dans la section araméenne du livre de Daniel, on a cette phrase : MT 4, 17; LXX 4, 14 : « Telle est la sentence du veillant et la parole des saints, afin que les vivants sachent que le Seigneur est le dominateur du royaume des hommes (aram. : ʾĕnāš, gr. : anthrōpos), et qu'il le donne à qui bon lui semblera, et qu'il élèvera pour le gouverner celui qui est en mépris parmi les hommes (aram. : ʾĕnāš, gr. : anthrōpos). Le terme araméen ʾĕnāš est l’équivalent de l’hébreu ʾîš (l’homme mâle). Mais quand la tradition chrétienne de langue grecque a repris cette parole de Jésus, elle a probablement voulu tenir compte du contexte grec où la femme pouvait aussi initier le divorce, et donc le terme anthrōpos au sens de l’être humain en général lui permettait d’inclure aussi les femmes. C’est sans doute la signification que nous avons ici dans l’évangile de Marc.

Le verbe chōrizō dans le Nouveau Testament

Le verbe apochōrizō dans la Bible

Le verbe diachōrizō dans la bible

v. 10 Une fois à la maison, les disciples se mirent à l'interroger sur le sujet.

Littéralement : Et à la maison (oikian) les disciples (mathētai) l'interrogeaient (epērōtōn) de nouveau (palin) à ce sujet.

oikian (maison)
Oikian est l’accusatif singulier du nom féminin oikia qui signifie : maison. Deux mots désignent en grec la maison, le nom masculin oikos, et le nom féminin oikia. Tous les évangélistes utilisent les deux termes : oikos (Mt = 10; Mc = 13; Lc = 33; Jn = 5; Ac = 25; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0) et oikia (Mt = 25; Mc = 18; Lc = 24; Jn = 5; Ac = 11; 1Jn = 0; 2Jn = 1; 3Jn = 0). Comme on peut le constater, Matthieu et Marc préfèrent oikia à oikos, alors que Luc préfère oikos à oikia, tandis que Jean les utilise de manière équivalente. Il ne semble pas y avoir de nuance entre les deux termes. Un exemple typique provient de Jean où la maison de Marthe et Marie est appelée d’abord oikos, puis oikia :
  • Jn 11, 20 : « Quand Marthe apprit que Jésus arrivait, elle alla à sa rencontre, tandis que Marie restait assise à la maison (oikos) »
  • Jn 11, 31 : « Quand les Juifs qui étaient avec Marie dans la maison (oikia) et la consolaient la virent se lever bien vite et sortir, ils la suivirent, pensant qu’elle allait au tombeau pour y pleurer »

Quand on parcourt l’utilisation de oikia par les évangélistes, on note quatre significations possibles.

  1. Il y a d’abord la référence à la maison physique qui domine largement. Par exemple :
    • Mt 2, 11 : « Entrant alors dans la maison (oikia), ils virent l’enfant avec Marie sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage »

  2. Mais le terme désigne parfois, non pas la maison physique, mais l’ensemble des gens qui y habitent. Par exemple :
    • Mt 12, 25 : « Connaissant leurs sentiments, il leur dit: "Tout royaume divisé contre lui-même court à la ruine; et nulle ville, nulle maison (oikia), divisée contre elle-même, ne saurait se maintenir »

  3. Il y a le cas particulier où le terme fait référence de manière symbolique à la résidence de Dieu :
    • Jn 14, 2 : « Dans la maison (oikia) de mon Père, il y a de nombreuses demeures; sinon, je vous l’aurais dit; je vais vous préparer une place »

  4. Enfin, il y a le cas unique où maison désigne les biens ou possessions d’une personne :
    • Mc 12, 40 : « (les scribes) qui dévorent les biens (oikia) des veuves, et affectent de faire de longues prières »

Le nom oikia fait bel et bien partie du vocabulaire habituel de Marc. On aura peut-être noté que Marc utilise l’article déterminé « la » pour désigner la maison, comme si tout le monde savait de quelle maison il s’agit. En fait, dès le début de son évangile Marc nous parle de la maison de Simon et André à Capharnaüm, sur le bord du lac de Galilée : « Et aussitôt, sortant de la synagogue, il vint dans la maison (oikia) de Simon et d’André, avec Jacques et Jean » (Mc 1, 29)

Mais ici, au v. 10, il semble que nous soyons devant un artifice littéraire de Marc autour de la valeur symbolique de « maison ». En effet, à quelques reprises dans son évangile Marc utilise la structure suivante :

  1. Jésus donne un enseignement qui surprend ses disciples ou les disciples ne comprennent pas une situation,
  2. Puis, une fois à la maison ou à l’écart, les disciples l’interrogent de nouveau sur le sujet
  3. Jésus donne à ses disciples un enseignement supplémentaire qui apporte des précisions

Par exemples :

  • Mc 4, 10 : (la parabole du semeur) « Quand Jésus fut à l’écart, ceux qui l’entouraient avec les Douze se mirent à l’interroger sur les paraboles »
  • Mc 7, 17 : (après l’enseignement de Jésus sur le pur et l’impur) « Quand il fut rentré dans la maison (oikos), à l'écart de la foule, ses disciples l'interrogeaient sur la parabole »
  • Mc 9, 28 : (les disciples ont été incapables de guérir un enfant possédé) « Quand il fut rentré à la maison (oikos), ses disciples l’interrogèrent à l’écart : "Pourquoi nous autres, n'avons-nous pu l'expulser?" »
  • Mc 10, 10 : (l’enseignement sur le divorce) « Quand il fut rentré à la maison (oikia), les disciples l’interrogeaient de nouveau sur ce point »

Qu’est-ce à dire? À travers cet artifice littéraire, Marc distingue deux choses : l’enseignement de Jésus et les événements qui lui sont reliés, d’une part, et la réflexion qui s’en suivit de la part de la communauté chrétienne, d'autre part. D’ailleurs, la symbolique de la maison ou d’être à l’écart suggère la « communauté église » ou la « réflexion » après coup. C’est particulièrement évident avec la parabole du semeur qui a été allégorisée au temps de l’Église où chaque élément du récit prend une valeur symbolique.

Notre v. 10, introduit une réflexion de la communauté chrétienne autour de la parole de Jésus sur le divorce qu’elle essaie de préciser et d’appliquer à sa situation concrète. Comme le montre les versets suivants qui parleront du divorce initié par la femme, une situation impossible en Palestine, nous ne sommes plus devant une parole de Jésus, mais devant la façon dont la communauté chrétienne a appliqué la parole de Jésus à sa situation.

Le nom oikia dans les évangiles-Actes
mathētai (disciples)
Mathētai est le nom masculin mathētēs au nominatif pluriel, le nominatif étant requis il est le sujet du verbe « interroger ». Il signifie : être disciple ou élève ou apprenant; il s'agit de quelqu'un qui est à l'écoute d'un maître. Comme on peut l'imaginer, le mot est très fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 72; Mc = 46; Lc = 37; Jn = 78; Ac = 28; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il peut s'agir des disciples de Jésus, de Jean ou même ceux des Pharisiens (Mc 2, 18)

On s'est posé la question : le mot « disciple » est-il l'oeuvre de la première communauté chrétienne qui désignait ainsi les membres de la communauté, ou bien reflète-t-il vraiment comment les gens nommaient tous ceux et celles qui s'attachaient à Jésus lors de sa prédication? Après son analyse, J.P. Meier conclut que ce terme appartient vraiment à l'époque de Jésus, puisque que les premiers chrétiens ont plutôt abandonné ce terme pour se définir. De plus, parmi ceux qui ont considéré Jésus comme un maître, on peut distinguer trois groupes différents de personnes,

  1. D'abord, le groupe restreint de ceux qui l'ont accompagné physiquement sur les routes, laissant travail, famille et maison, ensuite,
  2. Ceux qui l'ont accueilli dans leur maison, lui offrant gite et couvert ainsi que de l'argent lorsqu'il visitait leur région,
  3. Enfin, la foule de curieux qui ont écouté sa prédication et exprimé une forme d'intérêt.

Mentionnons que même si plusieurs femmes sont mentionnées, aucune ne se voit attribuée le titre de disciple, en raison sans doute de la culture de l'époque.

Qu'en est-il chez Marc? Un premier point à souligner est qu'il associe les disciples au tout début du ministère de Jésus, dès qu'il commence à enseigner.

Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée, proclamant l'Évangile de Dieu et disant: "Le temps est accompli et le Royaume de Dieu est tout proche: repentez-vous et croyez à l'Évangile. Comme il passait sur le bord de la mer de Galilée, il vit Simon et André, le frère de Simon, qui jetaient l'épervier dans la mer; car c'étaient des pêcheurs. Et Jésus leur dit: "Venez à ma suite et je vous ferai devenir pêcheurs d'hommes." (1, 14-17)

Pourtant, le groupe des Douze ne sera officialisé que beaucoup plus loin en 3, 13-14, alors que par neuf fois il a déjà fait référence aux disciples. L'intention de Marc est claire : le ministère de Jésus ne se conçoit pas sans ses disciples auxquels il est étroitement associé. Et pour sa communauté chrétienne, le message est tout aussi clair : dans ce ministère de Jésus, ils doivent se voir eux-mêmes.

Il y a un deuxième point à souligner dans le rôle que Marc fait jouer aux disciples : ils sont l'objet d'un enseignement particulier de Jésus. Cette idée est introduite avec l'enseignement en paraboles quand Marc écrit : « et il ne leur parlait pas sans parabole, mais, en particulier, il expliquait tout à ses disciples » (4, 34); ainsi, ils ont le privilège d'accéder à une compréhension plus profonde de l'enseignement de Jésus. Ce thème se poursuivra tout au long de l'évangile, introduit par cette mention : « Quand il fut entré dans la maison, à l'écart de la foule » (7, 17; voir aussi 9, 28; 10, 10); à la maison, Jésus prend le temps d'expliquer ce qu'il vient de dire. De même, tout au long de l'Évangile, Marc fait référence au fait que « Jésus instruisait ses disciples » (9, 31), qu'il les appelle pour leur donner un enseignement (8, 1.34; 10, 42; 12, 43).

Ici, au v. 10, les disciples ont le privilège d’interroger Jésus et de recevoir un enseignement particulier. Pour Marc, chaque membre de sa communauté doit s’identifier à ces disciples.

Le nom mathētēs chez Marc
epērōtōn (ils interrogeaient)
Epērōtōn est le verbe eperōtaō à la 3e personne pluriel de l’imparfait, et il a pour sujet les disciples. Nous avons déjà analysé plus tôt au v. 2 ce verbe alors que le sujet était les Pharisiens. Rappelons que le verbe à l’imparfait signifie une action continue, et donc le questionnement et la réflexion est une action qui se poursuit dans le temps, qui n’est pas terminée.
Le verbe eperōtaō dans le Nouveau Testament
palin (de nouveau) Palin est un adverbe qui signifie « de nouveau », « encore », ou « en sens inverse » i.e. répéter le même trajet. Quelque soit le mot choisi, c’est l’idée d’une répétition qui est exprimée par l’adverbe palin. C’est Jean qui l’utilise le plus, mais Marc l’utilise également beaucoup, ce qui est significatif pour un évangile plus court : Mt = 17; Mc = 28; Lc = 3; Jn = 45; Ac = 5; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Nous sommes devant un mot qui appartient au vocabulaire typique de Marc.

Qu’est-ce qui amène Marc à avoir recours si régulièrement à l’adverbe palin? L’évangéliste se distingue d’abord par son grand art de conteur, et la structure ternaire est typique des contes. Par exemple, dans la parabole des vignerons meurtriers, c’est trois fois que le propriétaire envoie quelqu’un pour recevoir du fruit de la vigne, et c’est ainsi que Marc écrit : « De nouveau (palin), il leur envoya un autre serviteur » (12, 4); ou encore, c’est par trois fois que Jésus va à l’écart pour prier à Gethsémani, et c’est ainsi que l’évangéliste écrit : « Puis il s'en alla de nouveau (palin) et pria, en disant les mêmes paroles. De nouveau (palin) il vint et les trouva endormis, car leurs yeux étaient alourdis » (14, 39-40); de même, c’est par trois fois que Pierre jure ne pas connaître Jésus, et l’évangéliste écrit alors : « La servante, l'ayant vu, dit de nouveau (palin) aux assistants: "Celui-là en est!". Mais de nouveau (palin) il niait. Peu après, les assistants disaient encore (palin) à Pierre: "Vraiment tu en es; et d'ailleurs tu es Galiléen." » (14, 69-70).

Un autre motif du recours régulier à palin semble être l’intention de Marc de nous décrire l’activité habituelle de Jésus. Déjà en 1, 21-39 il nous avait présenté une journée typique de Jésus. Par la suite, il écrit que Jésus entre de nouveau à Capharnaüm (2, 1), qu’il sort de nouveau au bord de la mer (2, 13), qu’il va de nouveau vers la mer de Galilée (7, 31), qu’il s’embarque de nouveau vers l’autre rive (8, 1; 8, 13). Jésus ne fait pas que se déplacer, mais il ne cesse d’enseigner : il entre de nouveau dans une synagogue (3,1), il se met de nouveau à enseigner (4, 1), il appelle de nouveau la foule près de lui pour lui parler (7, 14). Et le mot palin permet à Marc d’insister sur le succès phénoménal de Jésus : de nouveau la foule se rassemble au point qu’il ne peut manger (3, 20), de nouveau une foule nombreuse se rassemble, une foule que Jésus nourrira par la suite (8, 1). Voilà sur quoi semble insister l’évangéliste Marc.

Mais l’adverbe palin a aussi un autre rôle. Rappelons le plan général de l’évangéliste Marc où Jésus connaît une opposition croissante qui connaîtra son apogée à Jérusalem avec son procès et sa mort. Dans cette marche vers Jérusalem et la croix, les disciples ont peur, et alors Jésus doit répéter son enseignement qui se fait difficilement une place dans leur esprit : « Prenant de nouveau (palin) les Douze avec lui, il se mit à leur dire ce qui allait lui arriver » (10, 32). Il en de même sur les exigences pour le suivre, en particulier concernant les richesses, et Jésus doit sans cesse revenir sur le sujet : « Les disciples étaient stupéfaits de ces paroles. Mais Jésus répondit de nouveau (palin) et leur dit: "Mes enfants, comme il est difficile d'entrer dans le Royaume de Dieu!" » (10, 24).

C’est dans le même sens qu’il faut interpréter notre v. 10 qui est une suite d’une parole de Jésus sur le divorce. Bien sûr, la réaction des disciples chez Marc est différente de celle qu’on trouve chez Matthieu où les disciples disent : « Si telle est la condition de l’homme avec la femme, il n’est pas expédient de se marier » (Mt 19, 10). Mais il reste que pour un homme c’est une parole qui heurte toute une tradition et qui apparaît exigeante. Tout comme dans la parole sur les richesses, Marc nous présente les disciples qui interrogent de nouveau, une façon de montrer que cette parole est difficile à avaler.

L'adverbe palin dans les évangiles-Actes
v. 11 Jésus précisa: "Un homme qui divorce de sa femme pour en épouser une autre, il commet l'adultère à son égard.

Littéralement : Et il leur dit: "Quiconque le cas échéant (hos an) délie [des liens du mariage] sa femme et épouse (gamēsē) une autre, il est adultère (moichatai) à son égard;

hos an (quiconque le cas échéant)
Hos an est une expression formée du pronom relatif hos (quiconque, celui ou celle qui) et de la particule an qui est l’équivalent de la locution française « le cas échéant » et qui donne à la proposition un sens conditionnel. On la rencontre à quelques reprises dans les évangiles-Actes, surtout chez Marc : Mt = 8; Mc = 11; Lc = 7; Jn = 0; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0 (pour cette analyse, nous n’avons pas tenu compte de la forme hos d' an, « quiconque par lequel le cas échéant »). Les statistiques sur les occurrences peuvent être trompeuses, car sur les huit occurrences de Matthieu, cinq sont une copie de Marc, tout comme sur les sept occurrences de l’évangile de Luc, trois sont une reprise de Marc. Nous sommes donc devant une expression marcienne.

L’expression hos an permet d’envisager des situations hypothétiques et de déterminer les conséquences qui s’en suivent.

  • Faire la volonté de Dieu : cela crée le vrai lien de parenté avec Jésus
  • Un milieu qui n’accueillerait pas les envoyés de Jésus : partez immédiatement (Mc 6, 11)
  • Accueillir un petit enfant motivé par Jésus : c’est fondamentalement accueillir Dieu (Mc 9, 37)
  • Donner à boire à un chrétien : une récompense est promise (9, 41)
  • Scandaliser un croyant : vaut mieux disparaître (9, 42)
  • Répudier sa femme : c’est un adultère (10, 11)
  • Ne pas accueillir le royaume de Dieu comme un enfant : impossible d’y entrer (10, 15)
  • Vouloir devenir grand : il faut devenir un serviteur (Mc 10, 43)
  • Vouloir être premier : il faut devenir l’esclave de tous (Mc 10, 44)
  • Vouloir soulever une montagne : il suffit d’y croire (Mc 11, 23)

Il vaut la peine de signaler ici cette expression, non seulement pour rappeler que nous ne sommes plus devant un écho à une parole de Jésus, celle du v. 9, mais pour prendre conscience que nous venons d’entrer dans la casuistique qui s’est développée dans les premières communautés chrétiennes. En effet, Jésus nous a laissé cette phrase lapidaire : « ce que Dieu a joint, qu'un homme ne le sépare pas ». Mais comment appliquer cette proposition dans un milieu différent de celui de la Palestine de Jésus où tant la femme que l’homme pouvait initier le divorce. De même, Jésus n’a pas parlé des conséquences qu’entraînait le non respect de cette proposition. Réfléchissant sur tout ce qu’a enseigné Jésus, en particulier sur sa présentation de l’intention originelle de Dieu concernant le couple marital, les premiers chrétiens se sont mis à évoquer différents scénarios (si telle situation…) et à appliquer (alors) la parole de Jésus à chacun des scénarios.

Ici, au v. 11, on envisage le scénario hypothétique où, malgré la parole de Jésus, un chrétien initie un divorce pour épouser une autre femme. Face à un tel scénario, voici le jugement de l’Église : l’homme est adultère face à sa première femme. L’idée d’être adultère face à la première femme est étrangère au monde palestinien et reflète peut-être le milieu romain de Marc, puisque ni Matthieu ni Luc n’ont cru bon de reprendre l’expression « face à sa première femme ».

L'expression hos an dans les évangiles-Actes
gamēsē (qu'il épouse)
Gamēsē est le verbe gameō au subjonctif aoriste actif, 3e personne du singulier, le subjonctif étant requis par la particule an qui a introduit une situation hypothétique, donc irréelle. Il signifie « se marier » ou « épouser quelqu’un ». Il apparaît peu souvent dans l’ensemble du Nouveau Testament; de fait, en dehors des évangiles synoptiques, on ne l’aperçoit qu’au chapitre 7 de l’épitre aux Corinthiens où Paul aborde explicitement cette question, et dans l’épitre à Timothée.

Dans les évangiles synoptiques (Mt = 6; Mc = 4; Lc = 6; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0), ce sont deux questions qui ont amené les évangélistes à parler du mariage, d’abord celle du divorce, ensuite celle du statut matrimonial dans le monde de la résurrection. Autrement, l’allusion au mariage est totalement secondaire. Chez Marc, la seule occurrence qui n’est pas liée à la question du divorce et du statut matrimonial dans l’autre vie est l’allusion au mariage d’Hérode Antipas avec la femme de son demi-frère Philippe. Chez Matthieu, la seule mention qui lui est vraiment propre est la réaction des disciples à la parole de Jésus sur le divorce : « Si telle est la condition de l'homme envers la femme, il n'est pas expédient de se marier (gameō) » (Mt 19, 10), une réaction qui n’est pas à l’honneur du mariage et des disciples. Chez Luc, la seule situation qui lui est propre est celle de cet homme qui donne un grand repas, mais reçoit un refus d’un invité parce qu’il vient de se marier (Lc 14, 20). Bref, à part la référence à Gn 2, 24 et la parole de Jésus, nous avons peu de matériel pour établir une théologie du mariage.

Qu’en est-il de la tradition paulinienne? Au chapitre sept de la première épitre aux Corinthiens, Paul aborde deux situations, celle des gens mariés, et celle de ceux qui ne le sont pas. Pour les gens mariés, il leur demande de demeurer ensemble et de remplir leur devoir conjugal, et bien sûr, en référence à la parole de Jésus, refuse la possibilité du divorce, sauf dans le cas de mariage « mixte » avec une partie non croyante qui ne veut plus de ce mariage; un nouveau mariage est possible, mais seulement avec un partenaire chrétien. Pour les gens non mariés, que ce soit ceux qui ne l’ont jamais été ou les veufs/veuves, Paul recommande de demeurer célibataire comme il l’est lui-même. À cela il offre deux grandes raisons : d’abord, le temps avant le retour du Christ est très court et Dieu attend de chacun qu’il gère bien la situation dans laquelle il se trouve présentement, ensuite, le mariage peut distraire de sa mission présente et urgente, surtout quand le partenaire n’a pas la même foi, et cela entraîne de grandes tensions dans le couple. Cependant, si le célibat ouvre la porte à l’immoralité sexuelle, il vaut mieux se marier. La première épitre à Timothée va dans le même sens en encourageant les jeunes veuves à se marier, pour éviter les débordements du désir sexuel. On chercherait en vain dans tout cela du matériel célébrant la beauté et la grandeur du mariage.

On pourrait évoquer Éphésiens 5, 32, qui fait partie de la tradition paulinienne, même si un grand nombre de biblistes ne croient pas que Paul en soit directement l’auteur, et qui, après la référence à Gn 2, 24 (« l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux ne seront qu’une seule chair »), écrit : « Ce mystère est grand : je déclare qu’il concerne le Christ et l’Église ». Une théologie du mariage a été construire à partir de cette phrase. Mais d’une part, ce texte d’Éphésiens nous renvoie simplement à la parole de Jésus et à sa source dans le récit de la Genèse, et d’autre part, elle est encore dépendante d’une culture patriarcale où les relations hommes-femmes ne sont pas égalitaires : l’homme a autorité sur la femme comme le Christ a autorité sur son Église (5, 21), si bien que la femme est invitée à se soumettre à son mari comme l’Église se soumet au Christ, et si l’homme est invité à aimer sa femme comme le Christ aime son Église, la femme est appelée à respecter/craindre son mari (5, 33). Cette vision est dépendante de l’homme pourvoyeur, et de la femme dont on doit prendre soin.

Revenons au texte de Marc. La situation hypothétique qu’il envisage est celui d’un homme qui, après avoir répudié sa femme, en épouse une autre. On doit assumer que cette « deuxième » épouse était libre, soit qu’elle n’avait jamais été mariée jusqu’ici, ou bien qu’elle avait reçu son billet de divorce de son ex-mari. Matthieu, pour sa part, envisage les deux situations à deux moments différents de son évangile : il y a d’abord la situation générale évoquée par Marc où il ne précise pas le statut de la nouvelle femme (Mt 19, 9), puis il y a celle où un homme épouse une femme répudiée (5, 32); on peut se demander pourquoi Matthieu distingue-t-il explicitement deux situations? Peut-être trouvait-il la phrase de Marc ambiguë, et donc veut-il couvrir tous les angles pour clarifier les choses : un second mariage n’est possible ni avec « une vierge » (Mt 19, 9) ni avec une femme qui a reçu son billet de divorce et est considérée comme « libre » (Mt 5, 32). Luc a fait la même chose que Matthieu, mais en couvrant les deux situations dans le même verset : « Tout homme qui répudie sa femme et en épouse une autre commet un adultère, et celui qui épouse une femme répudiée par son mari commet un adultère » (Lc 16, 18).

Pourtant, cette casuistique, provenant des premières communautés chrétiennes et qui appliquent à des situations concrètes la parole de Jésus, change un peu l’accent de ce qu’a dit Jésus. En effet, Jésus a dit : « Ce que Dieu a joint, qu'un homme ne le sépare pas ». En d’autres mots, Jésus a dit : qu’il n’y ait pas de répudiation. Malgré cela, tous les évangélistes écrivent : « Quiconque répudie sa femme… ». Qu’est-ce à dire? Jésus n’est pas un juriste, mais un prophète qui rappelle la vision de Dieu, alors que les premières communautés chrétiennes ont été confrontées à la réalité concrète et se sont posées la question : si telle situation, qu’est-ce qu’on fait? En d’autres mots, le rôle de Jésus était de rappeler la grandeur de la vocation du mariage, et non pas d’établir les règles en cas d’échec. Ici, au v. 11, nous sommes en face d'une situation d'échec et de la décision de la communauté chrétienne concernant les règles à suivre.

Notons qu’il existe en grec deux autres mots pour désigner le mariage, gamizō (Mt = 2; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0), qui signifie « être donné en mariage », et donc ne s’applique dans l’Antiquité qu’à la femme, et apparaît toujours dans le couple « (l’homme) se marie et (la femme) est donnée en mariage », sauf chez Paul, et le verbe gamiskō, synonyme de gamizō, qui n’apparaît que chez Luc dans toute la Bible (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0).

Le verbe gameō dans le Nouveau Testament

Le verbe gamizō dans la Bible

Le verbe gamiskō dans la Bible

moichatai (il est adultère)
Moichatai est le verbe moichaō à l’indicatif présent, forme moyenne, 3e personne du singulier. La forme moyenne est requise car il ne s’agit pas d’un verbe transitif : c’est le sujet lui-même qui est affecté. Il signifie : commettre l’adultère ou devenir adultère. C’est un verbe très rare dans la Bible, et plus spécifiquement dans les évangiles-Actes : Mt = 2; Mc = 2; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Pour être plus spécifique, c’est Marc qui a introduit ce mot dans ce passage sur l’interdiction du divorce, et Matthieu n’a fait que le copier dans la référence au divorce en Mt 5, 32 et Mt 19, 9. Ailleurs dans la Bible, il n’apparaît que chez les prophètes Jérémie et Ézéchiel dans la Septante, si on ne tient pas compte des Psaumes de Salomon; il a surtout un sens symbolique en référence à l’infidélité du peuple face à l’alliance avec Yahvé, alors qu’il succombe au culte des idoles.

Mais en grec, il existe un verbe synonyme et apparenté plus fréquent : moicheuō, qui signifie également « commettre l’adultère » : Mt = 4; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 1; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il ne semble pas y avoir de différence entre les deux verbes, et les auteurs bibliques les utilisent tour à tour. Pour traduire l’hébreu nāʾap (commettre l’adultère), les traducteurs de la Septante ont utilisé indifféremment l’un ou l’autre verbe grec. Dans la présentation des tables de la Loi au Sinaï (LXX « Tu ne commettras pas d’adultère », Ex 20, 13 || Dt 5, 17), c’est le verbe moicheuō qui a été choisi et que reprend Marc dans son récit sur l’appel du riche (10, 19), copié par Mt 19, 18 et Lc 18, 20; c’est parce qu’il fait référence à ces tables de la Loi que Paul dans son épitre aux Romains (2, 22; 13, 9) et l’auteur de l’épitre de Jacques (2, 11) utilisent également le verbe moicheuō. Dans la Septante, chez les prophètes, il a avant tout un sens symbolique en référence à l’infidélité du peuple face à l’alliance avec Yahvé, alors qu’il succombe au culte des idoles.

Cette analyse linguistique ne serait pas complète sans mentionner certains mots apparentés. Il y a d’abord l’adjectif moichalis (Mt = 2; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0) qui est utilisé dans les évangiles dans l’expression « génération adultère » et ailleurs dans la Septante le mot désigne la femme adultère.

Puis il y a le nom féminin moicheia qui fait référence à l’acte d’adultère (Mt = 1; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 1; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0) et apparaît souvent au milieu d’une liste des différents actes répréhensibles de l’être humain.

Enfin, le nom masculin moichos désigne l’homme adultère, mais n’apparaît que chez Luc dans les évangiles (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0), et ailleurs dans la Bible est peu présent, sinon pour faire référence de manière très générale aux hommes adultères.

Dans le monde juif, l’adultère est condamné de manière unanime. Il fait partie de l’alliance fondamentale entre Dieu et son peuple explicitée par les dix paroles du Sinaï. Notons que l’adultère est d’abord vu comme un vol de ce qui est une possession de l’homme (« elle a péché envers son mari », Si 23, 23). C’est un acte si répréhensible que Lv 20, 10 demande de mettre à mort l’homme et la femme impliqués. Et si jamais un enfant naît de cette union illicite, ce bâtard n’a pas le droit de faire partie de la communauté juive. Cet acte répréhensible a beaucoup servi d’image symbolique chez les prophètes pour décrire la perversion du peuple qui refuse de s’attacher totalement à Yahvé et fait plutôt confiance aux dieux étrangers et, sur le plan politique, à des puissances étrangères.

Que signifie donc notre v. 11? Rappelons que le mariage à l’époque, et donc le divorce, était une affaire de famille, sans exigence d’inscription dans un registre d’état quelconque. Rappelons également que l’évangile de Marc avait d’abord comme public cible les chrétiens de Rome, et donc des chrétiens soumis aux lois romaines. Mais à Rome comme en Palestine, l’adultère était associé à un acte d’infamie. Il semble qu’en principe à Rome comme en Palestine, les gens impliqués dans l’adultère étaient passibles de mort aux mains de la partie lésée, à l’instar d’un crime d’honneur. Mais nous n’avons aucune attestation qu’un tel châtiment ait été appliqué sur le plan historique. Quand l’évangile de Jean rapporte le cas d’une femme prise en flagrant délit d’adultère et rappelle la loi mosaïque de la lapidation dans un tel cas (Jn 8, 3-11), aucune action n’est en fait prise contre cette femme. À Rome, une femme adultère pouvait être bannie d’un remariage (selon T. McGinn, "Concubinage and the Lex Iulia on Adultery". Transactions of the American Philological Association. 121 (1991)335–375), et était retournée chez ses parents avec seulement la moitié de sa dote (C. Edwards, The Politics of Immorality in Ancient Rome. Cambridge University Press, 1993, p. 38). Mais Paul, quand il s’adresse aux Romains, fait allusion à l’infamie de l’adultère chez la femme, mais cette infamie disparaît à la mort du mari : « C'est donc du vivant de son mari qu'elle portera le nom d'adultère, si elle devient la femme d'un autre; mais en cas de mort du mari, elle est si bien affranchie de la loi qu'elle n'est pas adultère en devenant la femme d'un autre » (Rm 7, 3).

Que vise donc Marc en rapportant cette décision de la communauté chrétienne de déclarer adultère un chrétien qui répudie sa femme pour en épouser une autre? Nous savons que selon le monde romain, qui autorisait le divorce, il n’y a pas ici d’adultère. Mais dans le monde chrétien, cette déclaration d’adultère veut simplement jeter le discrédit et l’infamie sur le divorce; on ne parle pas du tout des conséquences, même pas d'exclusion de la communauté, ce qui inclut l'assemblée eucharistique.

Le verbe moichaō dans la Bible

Le verbe moicheuō dans la Bible

L'adjectif moichalis dans la Bible

Le nom moicheia dans la Bible

Le nom moichos dans la Bible

v. 12 Et si pour sa part une femme divorce de son mari pour en épouser un autre, elle commet l'adultère".

Littéralement : Et si elle, ayant délié [des liens du mariage] son mari, qu'elle épouse un autre, elle est adultère".

 
Le v. 12 reprend presque textuellement le v. 11, mais en inversant les rôles : c’est maintenant la femme qui expulse son mari. Comparons les deux versets.

v. 11v. 12
Quiconque le cas échéant (hos an)
qu’il délie [des liens du mariage] sa femme
et qu’épouse (gamēsē) une autre,
il est adultère (moichatai)
à son égard
Et si elle (ean autē),
ayant délié [des liens du mariage] son mari,
qu'elle épouse (gamēsē) un autre,
elle est adultère (moichatai)

Le parallélisme n’est pas parfait, en commençant par l’introduction. En effet, au v. 11, nous avons le cas classique d’introduction d’une jurisprudence où on envisage un cas hypothétique dans le futur : quiconque le cas échéant (hos an), ce qui implique un verbe au subjonctif (qu’il délie). Mais au v. 12 on envisage plutôt diverses situations (ean = « si »), qui ont eu lieu avec un verbe au participe aoriste (ayant délié). Qu’est-ce-à-dire? Le v. 11 et v. 12 n’ont pas la même source. On peut imaginer qu’au v. 11 Marc reprendrait une tradition chrétienne venue de Palestine concernant une décision sur le divorce à la suite de la parole de Jésus, tandis qu’au v. 12 il doit adapter cette décision à la situation romaine où la femme pouvait aussi initier le divorce, tout comme dans tout le milieu gréco-romain (voir 1 Co 7, 10 : « Que la femme ne se sépare pas de son mari ») : le v. 12 serait donc une création de Marc lui-même prolongeant au milieu romain une tradition palestinienne. Notons que la finale n’est pas la même. La tradition qu’il reçoit parle d’adultère « à l’égard » de la femme (epʼ autēn), un aspect qu’il ne croit pas bon de reprendre.

v. 13 Par la suite, des gens présentèrent à Jésus des petits enfants pour qu'il les touche, mais se firent réprimander par les disciples.

Littéralement : Et ils lui présentaient (prosepheron) des petits enfants (paidia) afin qu'il les touchât (hapsētai). Puis, les disciples les rabrouèrent (epetimēsan).

prosepheron (ils présentaient)
Prosepheron est le verbe prospherō à l’indicatif imparfait actif, 3e personne du pluriel. Il est peu fréquent dans l’ensemble du Nouveau Testament, et en particulier dans les évangiles-Actes, sauf chez Matthieu et l’épitre aux Hébreux : Mt = 15; Mc = 3; Lc = 4; Jn = 2; Ac = 3; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Le verbe est composé de la préposition pros (vers, en vue de) et du verbe pherō (porter), et donc signifie : porter vers, i.e. offrir, présenter. Quand il s’agit d’un objet, on traduit le plus souvent : offrir; quand il s’agit d’une personne, on traduit le plus souvent : présenter.

Jetons un bref regard sur les deux principales significations du verbe prospherō dans les évangiles-Actes.

  1. Les circonstances pour traduire ce verbe par « présenter » son diverses : on présente à Jésus des malades, des paralysés, des démoniaques pour qu’il les guérisse (Mt 4, 24; 8, 16; 9, 2.32, etc.), on présente un débiteur à son créancier (Mt 18, 24), on présente des enfants pour que Jésus les touche (Mt 19, 13; Mc 10, 13; Lc 18, 15), on présente Jésus à Pilate lors de son procès (Lc 23, 14). Mais on peut aussi quelque fois présenter des objets, comme de la monnaie (Mt 22, 19; 25, 20).

  2. « Offrir » traduit l’idée qu’une réalité, en particulier en objet, passe entre les mains d’un autre, car elle est un don. C’est ainsi qu’on offre un présent (Mt 2, 11), une offrande pour l’autel ou un don pour le temple (Mt 5, 23-24; 8, 4; Mc 1, 44; Lc 5, 14; Ac 7, 42; 21, 26), du vinaigre au crucifié (Lc 23, 36; Jn 19, 29), ou encore de l’argent (Ac 8, 18)

Ici, au v. 15, l’objet du verbe prospherō sont des enfants, et donc le verbe doit être traduit par « présenter ». Le verbe est à l’imparfait, et donc il s’agit d’une action non achevée, continue. Qu’est-ce à dire? Nous sommes donc devant une situation différente de celle où on présente à Jésus un malade pour qu’il le guérisse, une action ponctuelle. Ici, l’action de présenter les enfants se prolonge dans le temps. Si les premières communautés chrétiennes ont tenu à garder en mémoire les relations de Jésus avec les enfants, et à décrire cette présentation comme un geste qui se poursuit dans le temps, c’est que cela soutenait l’une de leur pratique, celle d’accueillir des enfants dans la communauté, et l’accueil par excellence étant le baptême.

Notons que le verbe prospherō n’appartient pas au vocabulaire habituel de Marc. Il n’apparaît qu’à deux reprises avec une personne comme objet (la présentation du paralytique en 2, 4 et ici), et c’est ici le seul cas où il est décliné à l’imparfait. On peut très bien imaginer qu’il reprend simplement ce qu’il reçoit de la tradition

Quel est le sujet du verbe prospherō? Ce n’est pas spécifié. On peut imaginer qu’il s’agit des parents des enfants. Pour garder le caractère anonyme, on peut traduire par « ils » ou « des gens ».

Le verbe prospherō dans le Nouveau Testament
paidia (enfants)
Paidia est le nom neutre paidion à l’accusatif pluriel, l’accusatif étant requis car il est le complément d’objet direct du verbe « présenter ». Dans le monde grec, selon Hérodote (rapporté par Henry George Liddell, Robert Scott, A Greek-English Lexicon), paidion désigne l’enfant jusqu’à sept ans. Il est plus fréquent que pais (enfant, garçon), puisqu’on retrouve 52 occurrences, surtout dans les évangiles : Mt = 18; Mc = 12; Lc = 13; Jn = 3; Ac = 0; 1Jn = 2; 2Jn = 0; 3Jn = 0; 1 Co = 1; He = 1. Rappelons que dans le Nouveau Testament il existe six mots pour désigner l’enfant : teknon (enfant) et son diminutif teknion (petit enfant), pais (enfant) et son diminutif paidion (petit enfant), nēpios (plus jeune) et brephos (nourrisson). Sur le sujet, voir notre glossaire.

Le tableau suivant permet de situer les différentes appellations pour désigner l’enfant selon l’âge.

Âge
-0.750123456789101112Adulte
 TeknonTeknion
 PaidionPais 
 Nēpios  
Brephos  

Comme on peut le constater, sur le plan chronologique l’enfance se déroule de la naissance jusqu’à l’âge de 13 ans, au moment du bar mitzwah (fils de la Loi), où l’enfant en devenant soumis à la Loi, passe à l’âge adulte. Cette enfance se divise en deux parties, paidion, qui désigne l’enfant de moins de 7 ans, et pais, qui désigne en général l’enfant de 7 à 13 ans (mais il y a des cas où le mot est utilisé de manière générale). Nēpios est le bébé au tout début de sa phase paidion, tout comme brephos d’ailleurs, mais ce dernier peut inclure l’embryon dans le sein maternel. Quant au terme teknon, le plus fréquent dans le Nouveau Testament, c’est l’enfant sans aucune connotation d’âge. Et teknion, son diminutif, concerne un adulte à qui on veut exprimer son affection et son attachement, comme en français lorsqu’on dit Ti-Jean, Ti-Louis, ou Loulou.

Quant aux nombres d’occurrences dans les évangiles-Actes selon les différentes appellations, nous pouvons faire l’observation suivante.

Auteurteknon teknionpaispaidionnēpiosbrephos
Matthieu14081820
Marc9001200
Luc14091315
Jean011300
Actes506001
Ép. Jean970200

On aura noté que chez Marc, deux seuls termes sont utilisés pour parler de l’enfant, le terme générique de teknon, et paidion. Mais Marc ne présente aucune scène avec un teknon comme personnage : les teknon sont évoqués de manière générale (« Laisse d'abord les enfants (teknon) se rassasier, car il ne sied pas de prendre le pain des enfants (teknon) et de le jeter aux petits chiens » 7, 27), ou utilisés de manière métaphorique à l’égard des adultes comme terme d’affection (« Mes enfants (teknon), comme il est difficile d'entrer dans le Royaume de Dieu », 10, 24).

Ainsi, Marc ne se sert que d’un seul terme dans les scènes d’enfant : paidion, qui apparaît dans cinq récits : la ressuscitation de la fille de Jaïre (5, 35-43), la guérison de la fille de la Syrophénicienne (7, 24-30), la guérison d’un enfant épileptique (9, 24), le geste de Jésus de proposer l’enfant comme modèle d’attitude face au royaume de Dieu et de les embrasser (9, 36-37) et notre scène où Jésus les accueille et les bénit. Tout cela a pour effet de créer beaucoup d’imprécision sur l’âge de ces enfants. Par exemple, à la fin de la scène de la ressuscitation de la fille de Jaïre on apprend que l’enfant avait douze ans, ce qui contredit l’usage de réserver le terme paidion aux enfants de moins de sept ans. Quand la Syrophénicienne fait référence aux petits chiens sous la table qui mangent les miettes des enfants, ceux-ci doivent avoir autour de deux ou trois ans, un âge où on répand la nourriture tout autour de soi quand on mange.

Devant tant d’imprécision dans le récit de Marc, il est difficile d’avoir une idée de l’âge des enfants dans notre récit du v. 13. On imagine qu’ils sont très jeunes, car on les « présente » à Jésus, et non pas « on les lui amène », ce qui présuppose qu’ils ne peuvent marcher; et à la fin de la scène, Jésus les prendra dans ses bras, ce qui nous oriente vers des bébés. Quand Luc copiera cette scène de Marc il enlèvera toute ambiguïté en remplaçant le paidion de Marc par le mot grec brephos, i.e. « bébé ».

Le nom paidion dans le Nouveau Testament
hapsētai (il touchât)
Hapsētai est le verbe haptō au subjonctif aoriste, à la forme moyenne, 3e personne du singulier, le subjonctif étant requis parce que la proposition a été introduite par la conjonction hina (afin que), et donc entend exprimer le but recherché par l’action de présenter les enfants. Ce verbe revêt deux significations, d’abord « toucher », puis allumer (une lampe). Dans le Nouveau Testament, il apparaît surtout dans les évangiles synoptiques : Mt = 9; Mc = 11; Lc = 13; Jn = 1; Ac = 1; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Nous sommes devant un mot tout à fait marcien dans sa signification de toucher. Même s’il y a 13 occurrences chez Luc, trois occurrences signifient « allumer », quatre sont une simple copie de Marc, si bien qu’il y a seulement trois scènes qui lui sont propres : Jésus qui touche le cercueil du fils de la veuve de Naïm (Lc 7, 14), Jésus qui se laisse toucher par une pécheresse dans un repas chez un Pharisien (Lc 7, 39), et Jésus qui touche l’oreille du serviteur du grand prêtre qui venait d’être emportée par un coup d’épée (Lc 22, 51). Chez Matthieu, sur les neuf occurrences, cinq sont des copies de Marc, si bien qu’il n’y a que quatre occurrences qui lui sont propres : l’ajout du geste de Jésus de toucher la main de la belle-mère de Pierre pour la guérir (Mt 8, 15), la guérison de deux aveugles quand Jésus leur touche les yeux (Mt 9, 29), à la fin du récit de la transfiguration alors que Jésus touche à ses trois disciples prostrés par la crainte pour les inviter à se relever (Mt 17, 7) et la guérison des deux aveugles de Jéricho quand Jésus leur touche les yeux (Mt 20, 34).

Sur les onze occurrences de « toucher » chez Marc, sept désignent le geste des gens qui touchent ou veulent toucher Jésus en vue d’une guérison, comme si une force transformatrice sortait de lui (3, 10; 5, 27-31; 6, 56), comme le résume ce passage : « Et en tout lieu où il pénétrait, villages, villes ou fermes, on mettait les malades sur les places et on le priait de les laisser toucher (haptō) ne fût-ce que la frange de son manteau, et tous ceux qui le touchaient (haptō) étaient sauvés». À l’inverse, on trouve deux occurrences où c’est Jésus qui prend l’initiative de toucher (1, 41 : il touche un lépreux pour le guérir; 7, 33 : il touche la langue du sourd-muet après avoir craché), et deux occurrences où on demande à Jésus de toucher, d’abord un aveugle pour le guérir (8, 22), ensuite des enfants (10, 13).

Tout cela souligne le caractère unique de notre passage. Pourquoi demander de toucher des enfants? Ce geste est habituellement toujours lié à une guérison, et pourtant personne n’est malade dans cette scène. Matthieu a vu le problème, et a donc devancé la finale de cette scène en écrivant : « afin qu’il pose les mains sur eux et priât » (Mt 19, 13). Luc a inséré cette scène après la parabole du Pharisien et du collecteur d’impôts qui se termine ainsi : « car tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui s’abaisse sera élevé » et fait le raccord avec le récit des enfants par cette phrase : « ils lui présentaient aussi les bébés »; les bébés rejoignent les abaissés qui seront élevés, et dès lors le geste de toucher établit une relation et une reconnaissance de la valeur des enfants dans leur attitude, et par là ils sont « élevés ». Chez Marc, la signification de la demande de toucher les enfants est moins évidente. De prime abord, le seul indice qui est donné est la scène qui précède autour du fait qu’une femme était à la merci du bon vouloir du mari qui pouvait la répudier pour n’importe quel motif, et auquel Jésus oppose la vision de Dieu où l’homme et la femme deviennent une seule chair; la femme comme l’enfant étaient considérés comme des mineurs sur le plan social. La demande de toucher les enfants est une demande reconnaissance de leur valeur. La réponse complète nous sera donnée à la fin de cette scène.

Le verbe haptō dans le Nouveau Testament
epetimēsan (ils rabrouèrent)
Epetimēsan est le verbe epitimaō à l’indicatif aoriste actif, 3e personne du pluriel. Dans le grec classique, le mot signifie « honorer » ou « adjuger », mais dans le grec du Nouveau Testament il signifie : rabrouer, réprimander, menacer. Dans notre traduction littérale, nous avons opté pour « rabrouer », au sens de s’adresser à quelqu’un sans ménagements, en le repoussant avec des paroles dures et sur un ton cassant. Dans le Nouveau Testament, ce verbe n’apparaît presqu’exclusivement dans les évangiles synoptiques : Mt = 6; Mc = 9; Lc = 12; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Voilà un autre mot tout a fait marcien. Les six occurrences chez Matthieu proviennent toutes de Marc, tandis que chez Luc, parmi les 12 occurrences, six proviennent de Marc.

Il existe trois situations différentes où ce verbe est utilisé.

  1. Dans la bouche de Jésus, il sert à repousser les forces du mal, soit sous la forme d’un esprit impur, soit sous la forme des phénomènes naturels, comme une tempête ou la maladie, vus comme l’expression d’esprits mauvais. Par exemple :
    • Mc 4, 39 : « S'étant réveillé, il rabroua (epitimaō) le vent et dit à la mer: "Silence! Tais-toi!" Et le vent tomba et il se fit un grand calme. »

  2. Dans la bouche de Jésus, il sert à exiger le silence sur sa messianité. Quand des esprits impurs crient : « Tu es le Fils de Dieu » (Mc 3, 11), Jésus commande le silence, car une telle affirmation est trompeuse sans comprendre la croix. C’est la même chose quand Pierre dit qu’il est le messie (Mc 8, 29) ou qu’il refuse de voir arriver la croix (Mc 8, 32). Par exemple :
    • Mc 8, 33 : « Mais lui, se retournant et voyant ses disciples, rabroua (epitimaō) Pierre et dit: "Passe derrière moi, Satan! car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes!" »

  3. Dans la bouche de personnes autres que Jésus, il sert à rejeter ou à empêcher une parole ou une action qu’on trouve inacceptable, comme l’annonce par Jésus de ses souffrances ou de sa mort, ou l’aveugle Bartimée qui interpelle Jésus pour qu’il intervienne auprès de lui, ou encore, la présentation à Jésus de bébés. Par exemple :
    • Mc 10, 48 : « Et beaucoup le rabrouaient (epitimaō) pour lui imposer silence, mais lui criait de plus belle: "Fils de David, aie pitié de moi!" »

Ici, ce sont les disciples de Jésus qui rabrouent des adultes qui présentent à Jésus des bébés. Parmi les trois cas où des gens rabrouent chez Marc, c’est le seul cas où ce sont les disciples comme groupe qui rabrouent. Pourquoi? La symbolique est assez claire : le groupe des disciples représentent la jeune communauté chrétienne. C’est donc cette communauté à travers ceux qui exercent une certaine autorité qui s’opposent à ce qu’on donne accès à Jésus aux bébés. De quel accès s’agit-il? L’accès normal à Jésus dans une communauté chrétienne, c’est d’abord le baptême.

Nous avons déjà souligné que le vocabulaire de tout le v. 13 est très marcien. Mais néanmoins Marc semble reprendre une tradition ancienne qu’il redit en ses propres mots. Car le contenu de cette tradition fait écho à une réflexion de la communauté chrétienne et à une décision concernant les bébés ou les jeunes enfants face au baptême, et une décision a été prise en référence à ce que Jésus a pu dire concernant les bébés ou les jeunes enfants.

Le verbe epitimaō dans le Nouveau Testament
v. 14 À cette vue, Jésus s'indigna de l'attitude de ses disciples et leur dit: "Laissez les petits enfants venir à moi, ne les empêchez pas. Car c'est à des gens semblable qu'appartient le domaine de Dieu.

Littéralement : Puis, ayant vu, le Jésus s'indigna (ēganaktēsen) et leur dit: "Laissez (aphete) les petits enfants venir (erchesthai) à moi, ne les empêchez (kōlyete) pas. Car à de telles (toioutōn) [personnes] est le royaume de Dieu (basileia tou theou).

ēganaktēsen (il s'indigna)
Ēganaktēsen est le verbe aganakteō à l’indicatif aoriste actif, 3e personne du singulier. À l’origine ce verbe exprime le sentiment d’une irritation violente par l’effet du froid intense sur le corps. Et donc de manière métaphorique, il exprime la douleur d’être vexé ou blessé par quelque chose et quelqu’un. On le traduit habituellement par : être indigné, être irrité, être offensé. C’est un verbe extrêmement rare dans toute la Bible; dans le Nouveau Testament, il n’apparaît que dans les évangiles synoptiques : Mt = 3; Mc = 3; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Notons que sur les trois occurrences chez Matthieu, deux proviennent de Marc, si bien que ce dernier est celui qui utilise le plus ce verbe.

Pour mieux comprendre sa signification ici au v. 14, faisons un tour rapide des synoptiques :

  • Les disciples s’indignent de ce que deux de leurs collègues soient si ambitieux qu’ils veulent siéger à droite et gauche de Jésus dans son royaume (Mc 10, 41 || Mt 20, 24); ils en étaient blessés

  • Les disciples s’indignent de voir une femme briser le flacon d’albâtre et répandre un parfum très couteux sur la tête de Jésus (Mc 14, 4 || Mt 26, 8); on considère que c’est une somme d’argent gaspillée en pure perte, ce qui heurte au plus profond leur valeur

  • Les grands prêtres et les scribes s’indignent devant les guérisons de Jésus au Temple et d’entendre des enfants crier : « Hosanna au fils de David » (Mt 21, 15). Qu’y a-t-il de si choquant? Il semble que ce soit l’ensemble de ce qui se passe au Temple, le lieu religieux par excellence du Judaïsme : les guérisons de Jésus et la proclamation messianique par des enfants, des gens sans grande valeur, sont vécues par les autorités juives comme une attaque frontale du Judaïsme et de son culte sclérosé, et cela dans son lieu le plus précieux

  • Un chef de synagogue est indigné de ce que Jésus ait guéri une femme infirme un jour de sabbat (Lc 13, 14). Pourquoi cette indignation? On chercherait en vain dans le Judaïsme d'avant l'an 70 de notre ère une interdiction à guérir le jour du sabbat soit par une parole, soit par un geste de la main. Selon Meier, même si le récit peut avoir été construit à partir de quelques éléments historiques, l’ensemble est une création de l’église primitive, en particulier pour refléter ses controverses avec le milieu juif. Ainsi, l’indignation est avant tout l’indignation du Judaïsme face à ce groupe de chrétiens considéré comme hérétique.

Que remarque-t-on? Tout d’abord, l’indignation survient quand certaines valeurs fondamentales sont attaquées, ou un environnement religieux et ses règles sont remis en question. L’indignation est vécue comme une blessure qui fait mal à son monde. Ensuite, dans les quatre cas que nous avons mentionnés, deux ont pour sujet les disciples, et deux des autorités juives. Enfin, tous ces cas d’indignation ne sont pas louables et ne proviennent pas d’un cœur digne d’être disciple de Jésus.

Tout cela met en contraste notre v. 14 où c’est Jésus qui est indigné, ce qui met en lumière son caractère unique dans les évangiles. Qu’est-ce à dire? Tout d’abord, une réaction si forte de la part de Jésus accentue le fait de repousser des bébés reflète une très grande incompréhension du monde de Jésus et de son message. Encore une fois, les disciples sont présentés comme des gens obtus, qui n’arrivent pas à bien comprendre leur maître et dont le cœur n’a pas encore l’attitude attendue. Mais en même temps, on sent ici les traits de plume de Marc qui présente un Jésus très humain qui peut être indigné, et des disciples qui encore une fois ne comprennent rien, comme il l’avait plus tôt fait dans la section des pains (« Vous ne saisissez pas encore et vous ne comprenez pas? », Mc 8, 17). Matthieu et Luc, en recopiant cette scène, sans doute gênés par l’indignation de Jésus, ont tous deux éliminé ce détail.

En présentant ainsi la réaction de Jésus, Marc entend sans doute appuyer une décision de la communauté chrétienne primitive d’accueillir des jeunes enfants au baptême et au rassemblement communautaire, une décision qu’il juge en droite ligne de tout le message de Jésus.

Le verbe aganakteō dans la Bible
aphete (laissez)
Aphete est le verbe aphiēmi à l’impératif aoriste 2e personne du pluriel. Il est très fréquent dans le Nouveau-Testament, mais se retrouve presqu’exclusivement dans les évangiles : Mt = 47; Mc = 32; Lc = 31; Jn = 15; Ac = 3; 1Jn = 2; 2Jn = 0; 3Jn = 0. C’est un verbe tout à fait marcien, car en tenant compte du fait que chez Matthieu sur ses 47 occurrences, 16 sont une copie de Marc et 9 proviennent de la source Q, et que chez Luc, sur ses 31 occurrences, 14 sont une copie de Marc et 9 proviennent de la source Q, c’est Marc qui l’utilise le plus. Fondamentalement, il signifie : laisser, au sens de laisser tomber, laisser aller. Mais sa signification varie selon les contextes où il apparaît. On peut regrouper ces contextes de la façon suivante.

  1. Le contexte le plus fréquent est celui du pardon des fautes, qui est souvent présenté comme une remise de dettes. Dans ce cas, aphiēmi traduit l’idée de « laisser aller » la dette, i.e. de remettre au débiteur le billet où est inscrit la dette, et donc de l’oublier ou de l’effacer. Nos bibles traduisent habituellement par « remettre » les péchés ou les manquements.
    • Mc 2, 5 : « Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique: "Mon enfant, tes péchés sont laissés (aphiēmi : i.e. oubliés ou remis)." »
    • Mc 4, 12 : « afin qu'ils aient beau regarder et ils ne voient pas, qu'ils aient beau entendre et ils ne comprennent pas, de peur qu'ils ne se convertissent et qu'il ne leur soit laissé (aphiēmi : i.e. que leurs fautes soient oubliées ou remises)."

  2. Une autre situation assez fréquente est celle où « laisser » signifie abandonner une chose, des biens, des relations, ou des règles, souvent en raison d’un choix pour autre chose. On imagine facilement, par exemple, que l’appel de Jésus à le suivre amène les gens à laisser leur métier, leur biens, leur famille.
    • Mc 1, 18 : « Et aussitôt, laissant (aphiēmi) les filets, ils le suivirent »
    • Mc 7, 8 : « Vous laissez (aphiēmi) le commandement de Dieu pour vous attacher à la tradition des hommes »

  3. De manière régulière, le verbe « laisser » est utilisé pour signifier « laisser aller », i.e. permettre ou autoriser une action à avoir lieu. Très souvent aphiēmi est suivi d’un verbe à l’infinitif, et à plusieurs reprises aphiēmi est à l’impératif, i.e. sous la forme d’un ordre.
    • Mc 5, 37 : « Et il ne laissa (aphiēmi) personne l'accompagner, si ce n'est Pierre, Jacques et Jean, le frère de Jacques »
    • Mc 7, 27 : « Et il lui disait: "Laisse (aphiēmi) d'abord les enfants se rassasier, car il ne sied pas de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens." »

  4. Un certain nombre de fois, le verbe « laisser » veut simplement dire s’éloigner d’une personne, d’un lieu ou d’une chose, ce qu’on traduit habituellement par quitter.
    • Mc 1, 31 : « S'approchant, il la fit se lever en la prenant par la main. Et la fièvre la laissa (aphiēmi), et elle les servait »
    • Mc 12, 12 : « Ils cherchaient à l'arrêter, mais ils eurent peur de la foule. Ils avaient bien compris, en effet, que c'était pour eux qu'il avait dit la parabole. Et le laissant (aphiēmi), ils s'en allèrent »

  5. À l’occasion, le verbe « laisser » signifie « laisser quelque chose à quelqu’un », donc donner.
    • Mc 12, 20 : « Il y avait sept frères. Le premier prit femme et mourut sans laisser (aphiēmi) de postérité »
    • Jn 14, 27 : « Je vous laisse (aphiēmi) la paix; c'est ma paix que je vous donne; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Que votre coeur ne se trouble ni ne s'effraie »

Quel est donc la signification de aphiēmi ici au v. 15? La situation est celle où on permet ou autorise une action à avoir lieu. Nous sommes dans un contexte similaire à celui de l’onction à Béthanie où une femme brise un flacon d’albâtre avec un parfum très coûteux pour le répandre sur la tête de Jésus, ce qui suscite l’indignation des disciples, et auxquels Jésus dit : « Laissez (aphiēmi)-la; pourquoi la tracassez-vous? C'est une bonne oeuvre qu'elle a accomplie sur moi » (Mc 14, 6). Dans les deux cas, aphiēmi n’est pas seulement une permission ou une autorisation, mais une forme d’ordre et d’exigence. D’ailleurs, dans la majorité des cas où aphiēmi est à l’impératif, le verbe est dans la bouche de Jésus, et quand il s’agit de permettre une action (Mt 3, 15 permettre son baptême; Mc 7, 28 laisser les enfants se rassasier avant les chiens; Lc 17, 3 si le frère se repent, pardonner; Jn 12, 7 laisser Marie baigner ses pieds d’un parfum précieux; Jn 18, 8 permettre aux disciples de quitter Gethsémani au moment de son arrestation), le ton de Jésus est sans appel.

Ainsi, au v. 15 comme à quelques reprises ailleurs, aphiēmi apparaît dans la bouche de Jésus non seulement comme une autorisation ou une permission pour que les enfants aient accès à sa présence, mais également comme une demande et un ordre. Et comme on le voit dans des passages similaires, cette autorisation/ordre est suivie d’une justification. C’est ce que nous verrons un peu plus loin.

Le verbe aphiēmi dans les évangiles-Actes
erchesthai (venir)
Erchesthai est le verbe erchomai à l’infinitif présent et à la voix moyenne. Après legō (dire) et eimi (être), erchomai (venir, aller) est le verbe le plus fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 113; Mc = 85; Lc = 99; Jn = 155; Ac = 50; 1Jn = 3; 2Jn = 2; 3Jn = 2. Comme on peut le constater, c’est dans la tradition johannique qu’il apparaît le plus souvent, reflet du vocabulaire limité de l’évangéliste qui s’en tient aux mots de base. Mais Marc n’est pas en reste, car malgré le fait que son évangile soit le plus court, le nombre d’occurrences de erchomai est impressionnant et se compare aux autres Synoptiques, d’autant plus que chez Matthieu les occurrences qui lui sont propres de ce verbe se limitent à 51, et chez Luc à 56, les autres occurrences étant une copie soit de Marc, soit de la source Q. Nous sommes donc devant un mot qui appartient tout à fait au vocabulaire habituel de Marc.

Le verbe erchomai est utilisé très souvent pour décrire un déplacement géographique : on vient de tel lieu, et vient en tel lieu. Mais il peut être utilisé de manière symbolique pour décrire l’objet d’une mission (« Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs », Mc 2, 17) ou la manifestation d’un événement dans le futur (« Béni soit le Royaume qui vient, de notre père David! Hosanna au plus haut des cieux! », Mc 11, 10). Mais le verbe revêt une signification particulière quand il est utilisé pour décrire le mouvement vers Jésus. Évidemment, pour aller vers quelqu’un il faut se déplacer, mais le geste exprime beaucoup plus qu’un déplacement physique : c’est l’expression d’une interaction avec Jésus. Cette interaction peut avoir une visée négative (« Alors viennent à lui des Sadducéens - de ces gens qui disent qu'il n'y a pas de résurrection - et ils l'interrogeaient », Mc 12, 18). Mais elle peut avoir une visée positive. Examinons deux exemples représentatifs :

  • Mc 1, 40 : « Un lépreux vient (erchomai) à lui, le supplie et, s'agenouillant, lui dit: "Si tu le veux, tu peux me purifier." »
  • Mc 2, 13 : « Il sortit de nouveau au bord de la mer, et toute la foule venait (erchomai) à lui et il les enseignait »

Les deux exemples montrent une foi en Jésus de la part de la personne qui vient à lui, et en retour elle reçoit soit une guérison, soit un enseignement.

Notre verset 14 parle d’enfants qui viennent à Jésus. Bien sûr, ces enfants sont portés par la foi d’adultes, probablement leurs parents (mais le fait qu'on ne nomme pas explicitement les parents pourraient suggérer que l'adulte qui introduit l'enfant à la communauté est un parrain). Mais cela n’enlève pas la signification générale de la démarche d’ensemble, qui est une démarche de foi. Et en retour, comme nous venons de le voir, cette interaction avec Jésus transforme la personne, soit par une guérison, soit par un enseignement. Cet aspect sera précisé à la fin du récit.

Tout cela vient confirmer notre proposition de lire ce récit à un second niveau : c’est probablement ici une référence à la démarche baptismale dans les communautés primitives.

Le verbe erchomai chez Marc
kōlyete (empêchez)
Kōlyete est le verbe kōlyō à l’impératif présent, 2e personne du pluriel. C’est un verbe peu fréquent dans le Nouveau Testament. Dans les évangiles, il est utilisé seulement par Luc et Marc, puisque la seule occurrence de Matthieu est une copie d’un texte de Marc : Mt = 1; Mc = 3; Lc = 6; Jn = 0; Ac = 6; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 1. Et dans l’évangile de Luc, trois des six occurrences sont une copie de Marc. Le verbe signifie « empêcher » quelque chose de se produire.

Chez Marc, le verbe apparaît dans deux scènes. Il y a d’abord celle où Jean, disciple de Jésus, indique à son maître que son groupe s’est opposé à ce que quelqu’un, qui n’était pas son disciple, fasse un exorcisme, pour se faire répondre qu’il ne faut pas l’en empêcher, car son action va dans la même direction (Mc 9, 38-39). Et il y a notre scène où les disciples s’opposent à ce qu’on présente à Jésus des bébés et des petits enfants. On aura observé le même paradigme à l’œuvre dans les deux scènes : d’une part, il y a la vision très restrictive des disciples, et d’autre part la vision beaucoup plus ouverte de Jésus. Pourquoi Marc a-t-il retenu ces deux scènes dans la composition de son évangile adressée à la communauté chrétienne, en premier lieu celle de Rome? Ce choix n’est pas neutre. On ne peut s’empêcher de penser que certaines visions répandues dans la communauté chrétienne sont ici remises en question. Il y a peut-être d’abord celle un peu sectaire où on refusait de collaborer avec des non chrétiens dans la lutte contre le mal. Puis, il y a celle on trouvait inacceptable d’offrir le baptême aux bébés et aux petits enfants. Marc nous présente un Jésus qui s’oppose à ces visions restrictives.

Quand on élargit notre enquête à l’ensemble du Nouveau Testament, on se rend compte qu’il y a d’autres situations qui vont dans le même sens. Il y a d’abord celle reliée au baptême, quand un Éthiopien, probablement un craignant-Dieu converti au Judaïsme, ne voit aucun obstacle à son baptême chrétien (Ac 8, 36), puis quand Pierre affirme qu’on ne peut refuser de baptiser le centurion Corneille et sa famille, un païen romain, de recevoir le baptême (Ac 10, 47; 11, 17). Il y a aussi celle du parler en langue dans les rassemblements chrétiens et au sujet duquel Paul demande de ne pas s’opposer (1 Co 14, 39). Puis il y le courant ascétique, peut-être marqué par l’enthousiasme devant la vie de l’au-delà sur le point de commencer, qui aurait voulu interdire le mariage, auquel s’oppose l’auteur de la première épitre à Timothée. Enfin, on peut mentionner les chrétiens d’origine juive qui se sont opposés à ce qu’on annonce la bonne nouvelle aux païens (1 Th 2, 16). Dans l’ensemble, c’est toujours le même paradigme : certains soutiennent une vision restrictive de la vie chrétienne à laquelle il est important de s’opposer.

Ainsi, le fait de présenter Jésus qui s’oppose à une vision restrictive de l’appartenance chrétienne dans la personne des bébés et de petits enfants est cohérent avec beaucoup d’autres situations observées dans les communautés primitives.

Le verbe kōlyō dans le Nouveau Testament
toioutōn (de telles)
Toioutōn est le pronom démonstratif toioutos au génitif neutre pluriel, le neutre pluriel étant requis car toioutos fait ici référence à paidia (bébés, jeunes enfants), et la datif étant requis car ce pronom joue le rôle de complément d'objet indirect d’attribution au verbe eimi (être). Il n’est pas très fréquent dans les évangiles-Acts, mais c’est chez Marc qu’il apparaît le plus souvent, tandis que Matthieu et Luc n’ont qu’une seule occurrence qui leur est propre, les autres étant une copie de Marc : Mt = 3; Mc = 6; Lc = 2; Jn = 3; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 1. Il peut être soit adjectif, soit pronom. Littéralement, il signifie : tel.

Nous tenons à signaler ce pronom/adjectif en raison du nombre d’occurrences chez Marc, une indication d’un mot de son vocabulaire et qui reflète son style. Sur les six occurrences, quatre apparaissent comme adjectif démonstratif, et deux comme pronom démonstratif.

Le rôle de toioutos est bien sûr d’indiquer clairement de qui ou de quoi on parle pour éviter toute ambiguïté. Mais en même temps, on établit une catégorie de choses ou de personnes qui sert de point de référence. Considérons l’utilisation de Marc.

  • Jésus annonce le royaume par de « telles paraboles » (4, 33); Jésus vient de raconter la parabole du semeur et celle de la graine de moutarde, et donc « telles » fait non référence à ces deux paraboles, mais fait référence à un type particulier de paraboles

  • Les gens sont dans l’étonnement devant de « telles actions de puissances », i.e. les miracles (6, 2); on fait ici une référence générale aux guérisons de Jésus, mais après que Marc ait raconté la guérison de l’hémoroïsse et la ressuscitation de la fille de Jaïre. Ainsi, Jésus est associé à un type d’intervention.

  • Jésus reproche aux scribes et aux Pharisiens de faire accroc aux commandements de Dieu au nom de leur tradition qu’ils disent remonter à Moïse, et donne l’exemple de ne pas secourir ses parents sous prétexte de réserver des ressources pour le temple avant de conclure : « vous faites beaucoup de telles choses semblables » (7, 13). L’adjectif « telles » fait bien sûr référence à l’exemple donné, mais en même temps désigne toute une attitude.

  • Jésus réagit à l’attitude des disciples, qui s’étaient disputés parmi eux pour savoir qui était le plus grand, en affirmant que celui qui veut être le premier doit être le dernier et le serviteur de tous, et en plaçant un enfant au milieu d’eux tout en disant : « Quiconque accueille un de tels petits enfants à cause de mon nom, c'est moi qu'il accueille» (9, 37). L’adjectif démonstratif « tel » pointe vers l’enfant placé au milieu, mais en même temps désigne une catégorie de personnes considérées comme les derniers dans la société. En même temps, Jésus s’identifie à cette catégorie.

  • Dans son discours apocalyptique, Jésus annonce pour la fin des temps des moments pénibles, plus précisément « une tribulation de sorte qu'il n'y en a pas eu de telle depuis le commencement de la création » (13, 19). Le pronom démonstratif « tel » englobe à la fois la tribulation annoncée pour la fin des temps et à la fois un type de tribulation qui se détache des autres, probablement par son intensité.

Cette analyse nous permet maintenant de jeter un éclairage sur notre v. 14 : « car c'est à de tels qu'appartient le Royaume de Dieu ». Le pronom démonstratif « tel » renvoie aux petits enfants ou bébés qu’on vient de mentionner, mais en même il établit une catégorie de personnes à laquelle appartient le Royaume de Dieu. Qu’est-ce qui caractérise cette catégorie? Ici, nous avons peu d’indices, sinon qu’ils sont totalement dépendants, ayant été présentés à Jésus par des adultes. Plus tôt (Mc 9, 33-37) Marc avait associé les petits enfants (paidion) à ceux qui sont derniers, et les présentant comme contre-exemple à l’ambition des disciples; ils sont des êtres non seulement sans grande valeur sociale, mais sans ambition ou esprit compétitif.

Pour qui est destiné le Royaume de Dieu? À des êtres qui reconnaissent leur dépendance et savent qu’ils ont tout reçu, des êtres qui acceptent d’être les derniers sur le plan social, donc refusent de s’engager sur la voie de la réussite ambitieuse pour être remarquée.

L'adjectif / pronom toioutos dans le Nouveau Testament
basileia tou theou (royaume de Dieu)
L’expression basileia tou theou revient régulièrement dans les évangiles synoptiques: Mt = 36; Mc = 14; Lc = 32; Jn = 2; Ac = 6; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Notons que chez Matthieu elle prend la forme de basileia tōn ouranōn (Royaume des Cieux), car dans les milieux juifs on évitait de prononcer le mot « Dieu », qui est ici remplacé par « Cieux », le lieu considéré comme la résidence de Dieu : le pluriel était requis, car ce monde au-dessus du firmament avait plusieurs étages, Dieu occupant le dernier étage (sur le ciel, voir le glossaire).

Il vaut la peine de bien comprendre l’expression « Royaume de Dieu », car Jésus en fait le thème central de sa prédication (sur le sujet, voir Meier). En premier lieu, il faut faire remarque que l’expression est absente de la Bible hébraïque et qu’on la rencontre pour la première fois dans la Bible grecque à travers Sg 10, 10 : « Ainsi le juste qui fuyait la colère de son frère, elle le guida par de droits sentiers, elle lui montra le royaume de Dieu et lui donna la connaissance des choses saintes ». L’Ancien Testament parle plutôt de Dieu comme roi qui règne en sauvant son peuple. Un prophète comme Jérémie évoque la promesse d’un nouveau David qui règnera sur le royaume d’Israël, après que Dieu ait réuni les douze tribus d’un peuple démoli. Ceci étant dit, il reste que cette royauté de Dieu n’est pas un thème dominant de l’Ancien Testament, et même de toute la littérature intertestamentaire. Qu’est-ce-à dire? Jésus semble avoir saisi une image et un langage qui n’était pas centrale dans le Judaïsme et a consciemment décidé d’en faire son message central.

Qu’est-ce qui caractérise ce règne ou ce royaume de Dieu? Tout d’abord, c’est une réalité future qu’on souhaite voir advenir, comme l’exprime la demande du Notre Père : « Que vienne ton règne ». C’est l’attente de la venue de Dieu venant libérer son peuple, comme on le trouve partout dans l’AT. Et lors de son dernier repas, Jésus proclame ainsi son espérance : « En vérité, je vous dis que je ne boirai plus du produit de la vigne jusqu’à ce jour-là où je le boirai, nouveau, dans le royaume de Dieu » (Mc 14, 25) : malgré l’échec de son projet de vie que confirmera sa mort violente, la Règne de Dieu viendra. Lors de ce règne, des gens viendront de partout dans le monde pour se joindre à la communauté juive dans le royaume de Dieu (Mt 8, 11-12 || Lc 13, 28-29). Et on assistera à un renversement de situation pour les défavorisés de la vie, comme l’exprime les béatitudes : « Heureux les pauvres car le royaume des Cieux est à eux, heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés, heureux ceux qui ont faim car ils seront rassasiés » (Mt 5, 3-13 || Lc 6, 20-23).

En même temps, Jésus prétend que le règne de Dieu est en quelque sorte déjà arrivé, du moins partiellement et symboliquement. Selon Meier, les passages suivant remontent probablement au Jésus historique.

  • « Jésus leur répondit: "Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez: les aveugles voient et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres; et heureux celui qui ne trébuchera pas à cause de moi!" » (Mt 11, 2-6 || Lc 7, 18-23)
  • « Mais si c’est par l’Esprit de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous » (Mt 12, 28 || Lc 11, 20)
  • « Les Pharisiens lui ayant demandé quand viendrait le Royaume de Dieu, il leur répondit: "La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer, et l’on ne dira pas: "Voici: il est ici! ou bien: il est là!" Car voici que le Royaume de Dieu est au milieu de vous." » (Lc 17, 20-21)
  • « Le temps est accompli et le Royaume de Dieu s’est approché : repentez-vous et croyez à l’Évangile. » (Mc 1, 15)
  • « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez, [et les oreilles qui entendent ce que vous entendez!] Car je vous dis que beaucoup de prophètes et de rois ont voulu voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu » (Mt 13, 16-17 || Lc 10, 23-24)
  • « (Et) ils vinrent et dire à Jésus : "Pourquoi les disciples de Jean jeûnent-ils, et tes disciples ne jeûnent-ils pas?" Et Jésus leur dit : "Les compagnons de l’époux peuvent-ils jeûner pendant que l’époux est avec eux?" » (Mc 2, 18-20 || Mt 9, 14-15 || Lc 5, 33-35)

Ainsi, ce règne de Dieu se manifeste déjà dans la personne de Jésus, même s’il est incomplet. Un tel royaume n’est pas un état d’esprit, mais un événement dynamique de Dieu venant avec puissance régner sur son peuple Israël à la fin des temps, un drame eschatologique déjà commencé partiellement à travers le ministère de Jésus.

Ce parcours qui cherchait à remonter au Jésus historique nous offre le contexte pour comprendre notre v. 14 qui affirme que le Royaume de Dieu est pour ceux qui appartiennent à la catégorie des petits enfants. Rappelons que pour Jésus les affligés de la vie verront leur situation renversée lors de la venue de ce Royaume, et que ce renversement est déjà commencé avec les guérisons et les exorcismes de Jésus; ainsi on rejoint en cela l’idée de l’Ancien Testament d’un Dieu qui intervient avec sa force libératrice. Mais voilà qu’avec le v. 14 on s’écarte de l’idée d’une intervention libératrice de Dieu pour parler des caractéristiques des membres de ce royaume : l’accent est passé de que Dieu fait à ce qui est attendu de l’être humain.

Revisitons Marc avec ce changement d’accent. On trouve d’abord Mc 4, 11 : « Et il leur disait: "A vous le mystère du Royaume de Dieu a été donné; mais à ceux-là qui sont dehors tout arrive en paraboles" ». La scène se passe « à la maison », figure symbolique de la communauté chrétienne » et l’expression « ceux qui sont dehors » renvoie aux non chrétiens (voir en particulier 2 Co 13, 5; 1 Th 2, 7); les membres de la communauté chrétienne sont ceux qui peuvent comprendre la venue du règne de Dieu.

Puis, il y a Mc 9, 37 : « Et si ton oeil est pour toi une occasion de péché, arrache-le: mieux vaut pour toi entrer borgne dans le Royaume de Dieu que d'être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne ». Cette péricope est introduite par la mention d’être responsable de la chute d’un seul de ces petits qui croient, et donc fait référence aux membres fragiles de la communauté chrétienne sur le plan de leur foi. Et par la suite on parcourt les membres du corps, la main, le pied et l’œil, qui peuvent être la source de cette chute, une évocation symbolique de toutes les situations où on peut ébranler la foi des plus fragiles de la communauté. La péricope se termine avec l’image du sel qui perd sa saveur, image du baptisé qui ne joue plus son rôle.

Ensuite, il y a Mc 10, 23 : « Alors Jésus, regardant autour de lui, dit à ses disciples: "Comme il sera difficile à ceux qui ont des richesses d'entrer dans le Royaume de Dieu!" ». Le contexte est celui d’un homme qui désire recevoir la vie éternelle, et quand Jésus se mit à l’aimer et lui demande de le suivre après s’être départi de tous ses biens, il s’en va tout triste. D’après les Actes des Apôtres, il y avait cette coutume chez les premiers chrétiens : « Tous ceux qui étaient devenus croyants étaient unis et mettaient tout en commun. Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, pour en partager le prix entre tous selon les besoins de chacun » (Ac 2, 44-45). En se basant sans doute sur la prédication et l’exemple de Jésus, Marc considère que l’attachement aux biens est un obstacle à vivre sa foi.

Enfin, il y a Mc 12, 34 : « Jésus, voyant qu'il avait fait une remarque pleine de sens, lui dit: "Tu n'es pas loin du Royaume de Dieu" ». Rappelons le contexte où un scribe pose à Jésus la question sur le premier des commandements, et devant la réponse de Jésus qui lui plait, renchérit en affirmant que l’amour de Dieu et du prochain est plus important que tous les sacrifices et les holocaustes. Ce scribe représente ce qu’il y a de mieux dans le Judaïsme. Que lui manque-t-il, puisqu’il n’est pas loin du Royaume de Dieu, mais pas à l’intérieur? Reconnaître en Jésus le messie promis. Le langage est celui des premières communautés chrétiennes.

Comment ce parcours éclaire-t-il notre v. 14 avec l’affirmation que le Royaume de Dieu est pour une ceux qui appartiennent à la catégorie des petits enfants? Si l’accent de Jésus était sur la bonne nouvelle d’un royaume qui venait et était en partie arrivée, l’évangéliste Marc et les premiers chrétiens ont associé ce royaume à l’existence de la communauté chrétienne, eux qui ont compris le message de Jésus, et aux exigences pour en être membre : soutenir les plus faibles dans la foi, être libre par rapport à ses biens, accueillir Jésus comme le messie promis. C’est dans ce contexte qu’il faut relire le v. 14, i.e. le royaume de Dieu est pour ceux qui appartiennent à la catégorie des enfants, et donc l’enfant est un modèle pour la communauté chrétienne. Nous avons déjà fait remarquer que l’enfant se caractérisait par la dépendance et l’absence d’esprit compétitif. En cela, il ajoute des éléments nouveaux dans les exigences pour appartenir à la communauté chrétienne : la conscience que cette appartenance n’a rien à voir avec sa valeur personnelle, car elle est un don, tout comme le royaume de Dieu est un pur don; ensuite, le rejet de l’esprit de compétition en acceptant d’être les derniers. Mais en même temps, le modèle de l’enfant consolide les autres éléments, comme celle face aux richesses : l’enfant ne possède rien.

Ainsi, en prenant la décision d’accueillir les bébés et les petits enfants au baptême, la première communauté chrétienne avait conscience d’accueillir des êtres qui la représentaient dignement, même si la reconnaissance de Jésus comme messie se faisait par l'intermédiaire des adultes-parents, et il étaient le visage du royaume dont a parlé Jésus.

L'expression basileian tou theou ou basileian tōn ouranōn dans les évangiles-Actes
v. 15 Vraiment, je vous l'assure, quiconque n'accueille pas le domaine de Dieu à la manière d'un petit enfant, n'y a pas accès".

Littéralement : Amen (amēn), je vous le dit, quiconque le cas échéant (hos an) n'accueille (dexētai) pas le royaume de Dieu comme un petit enfant, non, qu'il n'y entre (eiselthē) pas".

amēn (amen)
Le terme amēn revient régulièrement dans les évangiles, sauf chez Luc : Mt = 31 ; Mc = 14 ; Lc = 6 ; Jn = 50 ; Ac = 0 ; 1Jn = 0 ; 2Jn = 0 ; 3Jn = 0. Il est toujours suivi de l'expression « Je vous le dis » ou « Je te le dis ». Il a déjà été analysé dans le glossaire et on s'y réfèrera. Qu'il nous suffise de rappeler que le terme provient de l'hébreu ʾāman, dont la racine ‘mn renvoit à ce qui est solide et ferme (Ps 89, 53 « Béni soit Yahvé à jamais! Amen! Amen! »). Cet « amen » final a été traduit par la Septante par genoito (que cela arrive, qu'il en soit ainsi), du verbe ginomai (arriver, survenir). Le verbe, pour sa part, décrit l'idée de qui est solide, stable, et donc fiable, comme on le voit en Gn 15, 6 : « Abram se fia (hé'émin) en Yahvé, qui le lui compta comme justice ». La présence de amēn dans le Nouveau Testament s'explique par deux sources : le langage de Jésus, et son utilisation dans la liturgie synagogale, alors que les chrétiens juifs continuaient à fréquenter la synagogue.

En introduisant le mot amēn dans son évangile, Marc poursuit non seulement sa tendance de bon conteur à introduire des termes exotiques, mais il cherche surtout à donner une certaine valeur et une certaine solennité à ce que Jésus est sur le point d'affirmer et, en même temps, est un appel à le croire sur parole. Dans les 13 occurrences du mot chez Marc, onze font référence à un événement futur. Et dans les deux occurrences tournées vers le présent, Jésus s'adresse seulement à ses disciples : qui n'accueille pas le Royaume comme un enfant n'y entrera pas (10, 15); la veuve qui a mis deux piécettes dans le trésor du temple y a mis plus que tous les autres (12, 43). Ces deux cas concernent une attitude fondamentale du coeur humain que discerne Jésus chez les gens et qu'il met en valeur.

Ainsi, le v. 15 doit être considéré comme une affirmation solennelle à laquelle la communauté de Marc doit prêter attention.

Le mot amēn dans les évangiles-Actes
hos an (le cas échéant)
Hos an est une expression formée du pronom relatif hos (quiconque, celui ou celle qui) et de la particule an qui est l’équivalent de la locution française « le cas échéant » et qui donne à la proposition un sens conditionnel. Nous avons déjà analysé l’expression au v. 11 pour signaler que nous sommes devant une expression marcienne où l’évangéliste présente une situation hypothétique et des conséquences qui s’en suivent, et que nous serions devant une casuistique qui s’est développée dans les premières communautés chrétiennes. Or c’est la deuxième fois que, parmi les situations hypothétiques évoquées, on fasse référence à des petits enfants.
  • 9, 37 : « Quiconque le cas échéant (hos an) accueillerait un des petits enfants tels que lui à cause de mon nom, c'est moi qu'il accueille; et quiconque le cas échéant (hos an) m'accueillerait, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais Celui qui m'a envoyé »
  • 10, 15 : « En vérité je vous le dis: Quiconque le cas échéant (hos an) n'accueillerait pas le Royaume de Dieu en petit enfant, n'y entrera pas »

Dans ces deux exemples, on ne parle pas seulement de petits enfants (paidion), mais on utilise le même verbe « recevoir » (dechomai); dans le premier cas, nous sommes devant une affirmation positive (accueillir), et dans le deuxième cas devant une affirmation négative (ne pas accueillir). Mais il reste qu’on est devant des équivalences : petits enfants, Jésus, Dieu, Royaume de Dieu.

L'expression hos an dans les évangiles-Actes
dexētai (qu'il accueille)
Dexētai est le verbe dechomai au subjonctif aoriste moyen, 3e personne du singulier, le subjonctif étant requis par la particule an (le cas échéant) qui a introduit une situation hypothétique, donc irréelle pour l’instant. Il signifie : accueillir, recevoir, prendre. Ce verbe présuppose à la base qu’un objet est offert, et qu’on doit donc accueillir, recevoir ou prendre. Il apparaît occasionnellement dans les évangiles-Actes, surtout chez Luc : Mt = 10; Mc = 6; Lc = 16; Jn = 1; Ac = 8; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Chez Marc, ce verbe apparaît dans deux autres situations à part notre passage, d’abord dans l’envoi en mission où Jésus donne ses instructions aux disciples au cas où une localité ne les accueillerait pas (6, 11), et dans son enseignement sur le plus grand où il présente un enfant en exemple et affirme qu’accueillir un tel enfant, c’est l’accueillir lui-même ainsi que celui qui l’a envoyé (9, 37).

Qu’est-ce donc qu’accueillir? Dans le cas de l’envoi en mission des disciples, accueillir de la part d’une localité signifie qu’elle veut écouter la prédication des disciples et entend y prêter foi; c’est la signification qu’on retrouve souvent dans le Nouveau Testament. Accueillir un enfant, comme le demande Mc 9, 37, c’est donner de la valeur et de l’importance à ce qui n’en pas dans la société de l’époque, et prendre soin d’un être totalement dépendant; c’est donc donner sans attendre de retour. Ici, au v. 15, on parle d’accueillir le royaume de Dieu, et l’enfant sert d’exemple dans la façon d’accueillir. La difficulté pour comprendre ce verset est que ce royaume de Dieu n’est pas une réalité tangible, mais est présenté chez Marc comme une force dynamique à l’exemple d’une semence qui produit du fruit; c’est donc l’action de Dieu à l’œuvre, que Marc appelle une « bonne nouvelle », un évangile. Accueillir le royaume de Dieu est synonyme chez Marc d’accueillir la bonne nouvelle. Or, il est normal pour un enfant de recevoir un cadeau, sans imaginer d’arrière-pensée, de le recevoir dans la confiance totale, et donc de se laisser transformer par ce cadeau sans trop de résistance et de suspicion.

Ainsi, la situation hypothétique mise de l'avant par Marc est celle où on accueille la bonne noouvelle de l'intervention de Dieu comme un don gratuit, et qu'on s'y abandonne dans une confiance totale au point de se laisser transformer par elle.

Le verbe dechomai dans le Nouveau Testament
eiselthē (qu'il entre)
Eiselthē est le verbe eiserchomai au subjonctif aoriste actif, 3e personne du singulier, le subjonctif étant requis, puisque nous sommes toujours dans une situation hypothétique d’accueillir le royaume de Dieu comme un petit enfant. Le verbe eiserchomai, composé de la préposition eis (vers, dans) et du verbe erchomai (venir, aller), signifie : entrer, pénétrer. On le trouve régulièrement dans les évangiles-Actes, surtout dans la tradition lucanienne : Mt = 33 ; Mc = 30; Lc = 50; Jn = 15; Ac = 33. Mais on peut affirmer que le verbe est aussi fréquent, sinon plus fréquent chez Marc que chez les autres évangélistes, en sachant que sur les 33 occurrences de Matthieu, seulement 14 lui sont propres, et chez Luc, sur ses 50 occurrences, 28 lui sont propres, les autres provenant soit de Marc, soit de la source Q. Nos sommes devant un mot très marcien.

Quand on parle d’entrer, on fait référence à une situation où on entre dans un lieu. Et de fait, sur le total des 161 occurrences du verbe dans les évangiles-Actes, 24 renvoient à l’entrée dans une ville ou une localité, et 85 à l’entrée dans une maison, une synagogue, un temple ou un tombeau, soit tout près de 70% des cas. Ce lieu peut ne pas être géographique, et alors il s’agit par exemple d’entrer dans la communauté chrétienne (l’accès se fait par la porte qu’est Jésus, Jn 10, 9; des loups peuvent y entrer, Ac 20, 29). Et il y a certaines expressions hébraïques comme « entrer et sortir » qui désignent l’activité de toute une vie (Jn 10, 9; Ac 1, 21), ou encore « entrer dans le labeur des autres », une façon d’exprimer que la mission chrétienne hérite de ce qu’a semé Jésus (Jn 3, 5) Mais il arrive que le lieu où on entre soit plus inhabituelle avec une valeur symbolique. C’est le cas quand on entre dans un être animé.

  • L’esprit mauvais ou le démon ou Satan qui entre dans une personne (Mc 9, 25; Mt 12, 45; Lc 11, 26; 22, 3; Jn 13, 27)
  • Les esprits impurs qui entrent dans les porcs (Mc 5, 12-13; Lc 8, 30-33)
  • La nourriture qui entre dans la bouche d’une personne (Mt 15, 11; Ac 11, 8)
  • Une pensée qui entre dans une personne (Lc 9, 46)
  • Un homme qui entre de nouveau dans le ventre de sa mère (Jn 3, 4)

Enfin, il y a des cas où le lieu appartient au monde spirituel. Sur ce point, chaque évangéliste a sa touche particulière.

Marc :

  • Il y a l’entrée dans la Vie, comprise au sens de Vie éternelle et est synonyme de Royaume de Dieu, présentée comme une réalité future par delà la mort, et qui exige dans le moment présent d’éviter d’ébranler la foi des plus faibles (9, 43-46)
  • L’alternative à l’entrée dans la vie est le feu éternel ou la géhenne (9, 43-46)
  • L’entrée dans le Royaume de Dieu, qui semble une réalité présente, présuppose qu’on l’accueille d’abord comme un enfant (10, 15)
  • Mais l’entrée dans le Royaume de Dieu, présentée comme une réalité future dans l’au-delà, sera très difficile pour qui possède des richesses (10, 23-25)
  • Même s’il n’utilise pas exactement le mot « entrer », Marc parle d’une entrée dans l’épreuve qu’on demande d’éviter dans la prière (14, 38)

Matthieu :

  • Il copie ce que Marc écrit sur l’entrée dans la Vie qui exige de ne pas ébranler la foi des plus faibles, et son alternative, la géhenne de feu (18, 6-11), et de l’entrée dans l’épreuve qu’on demande d’éviter dans la prière (26, 41); et il reprend aussi la source Q qui parle d’une porte étroite pour entrer dans cette Vie présentée comme une réalité future (7, 13)
  • Quand il reprend l’image de l’entrée dans le Royaume de Dieu, il la transforme dans en Royaume des Cieux, tout en reprenant l’avertissement sur l’obstacle que représente la possession des richesses (19, 23-24), mais en même temps il accentue les exigences pour entrer dans cette réalité future: il faut une conduite (justice) adéquate, il faut faire la volonté du Père ou retourner à l’état des enfants ou observer les commandements, et les Pharisiens et les scribes en seront exclus (5, 20; 7, 21; 18, 3; 19, 17.23-24; 23, 13)
  • Mais il mentionne aussi la dimension présente, reprenant des éléments de la source Q : « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, car vous fermez à clé le royaume des Cieux devant les hommes! Vous n'entrez certes pas vous-mêmes, ni ceux qui entrent, vous ne (les) laissez pas entrer » (23, 13); nous sommes au niveau de la connaissance de ce Royaume

Luc – évangile :

  • Il copie Marc sur l’entrée dans le Royaume de Dieu qui présuppose qu’on l’accueille d’abord comme un petit enfant (18, 17), et l’obstacle que représente les richesses (18, 25), tout comme il reprend l’entrée dans l’épreuve qu’on demande d’éviter dans la prière (22, 40.46)
  • Il y a l’entrée dans la nuée par Pierre, Jacques et Jean à la transfiguration (9, 34)
  • Comme Matthieu, il reprend des éléments de la source Q sur l’entrée dans le Royaume de Dieu présenté comme un accès à sa connaissance dès aujourd’hui, à laquelle sont exclus les légistes (11, 52)
  • Ce Royaume de Dieu est associé au salut futur et pour y entrer il faut passer par la porte étroite (13, 23-24), une image qu’il tient de la source Q
  • Enfin, il y a l’entrée dans la gloire pour le Messie après avoir passé par les souffrances (24, 2)

Jean :

  • L’entrée dans le Royaume de Dieu n’est pas possible à moins de naître d'eau et d'Esprit, i.e. sans que la personne laisse l’Esprit Saint donné par Jésus la transformer, ce qui est symbolisé par l’acceptation du baptême (3, 5)

Luc – Actes :

  • La seule mention de l’entrée dans le Royaume de Dieu est pour souligner que cette entrée est précédée de beaucoup de détresses, un écho de l’adversité que rencontrent les chrétiens (14, 22)

En quoi ce parcours biblique éclaire-t-il notre v. 15? L’entrée dans le Royaume de Dieu est une réalité complexe, parce que ce Royaume est à la fois une réalité présente et une réalité future. Parce c’est une réalité présente, la première étape est d’accueillir cette bonne nouvelle. C’est Marc qui insiste sur cette étape en présentant le modèle qu’est le petit enfant, capable d’accepter un don gratuit, sans mérite de sa part, avec une totale confiance, et donc se laisser transformer par ce don et devenir un être nouveau; ainsi accepter ce Royaume comme un enfant c’est déjà y entrer. Matthieu et Jean pointent dans la même direction, l’un parlant de changer pour devenir des enfants (Mt 18, 3), l’autre de naître d’en-haut et naître d'eau et d'Esprit (Jn 3, 5). Cette nouvelle naissance entraîne un comportement nouveau et des exigences propres que développe beaucoup Matthieu, que la source Q présente de manière polémique en décrivant les légistes juifs comme anti-modèles qui bloquent la connaissance de ce Royaume, et que Luc considère comme un temps de souffrance à la manière de Jésus. Mais en même temps, parce que ce Royaume est aussi une réalité future, y entrer pleinement n’aura lieu que dans l’au-delà, et dans la mentalité juive, à la fin des temps quand Dieu exercera son rôle de juge.

Voilà le cadre où il faut situer notre v. 15. Celui qui n’accueille pas la bonne nouvelle du don gratuit qu’est le Royaume de Dieu comme un enfant, il est incapable de franchir la première étape de l’entrée dans ce Royaume, où on laisse avec confiance cette force dynamique nous transformer sur le chemin pour devenir un être nouveau.

Le verbe eiserchomai dans les évangiles-Actes
v. 16 Après les avoir serré dans ses bras, il se mit à les bénir en posant les mains sur eux.

Littéralement : Et les ayant enserrés dans ses bras (enankalisamenos), il appelait la bénédiction d'en-haut (kateulogei) sur eux en mettant (titheis) les mains (cheiras) sur eux.

enankalisamenos (ayant enserré dans ses bras)
Le verbe enankalisamenos est le verbe enankalizomai au participe aoriste, voix moyenne, au nominatif masculin singulier, le nominatif étant requis car le participe joue le rôle d’attribut au sujet qu’est Jésus. C’est un verbe formé de la préposition en (en, dans) et du verbe ankalizomai (prendre dans ses bras), dont les substantif ankalis signifie : bras. Il signifie donc : enserrer dans ses bras ou faire une embrassade. Il très rare dans toute la Bible, n’apparaissant qu’en Marc 9, 36 et 10, 16, et dans la Septante en Proverbes 6, 10 et 24, 33.

Il est donc difficile de nous faire une idée de ce que Marc entend exprimer par ce verbe. Dans le livre des Proverbes, les deux occurrences appartiennent à la description d’un homme paresseux qui somnole et enserre de ses bras la poitrine, i.e. se croise les bras, signe qu’il ne fait rien. Chez Marc, les deux seules occurrences appartiennent à deux scènes qui mettent en vedette des enfants que Jésus enserre dans ses bras. Quand Matthieu (18, 2-5 et 19, 13-15) et Luc (9, 46-48 et 18, 15-17) reprennent ces deux passages de Marc, ils omettent tous les deux la mention que Jésus enserre des enfants dans ses bras. Pourquoi? On peut émettre l’hypothèse qu’ils étaient mal à l’aise avec ce côté trop « humain » de Jésus. N’oublions pas qu’il s’est passé plus de 20 ans entre la publication de l’évangile de Marc et ceux de Matthieu et Luc, laissant place à une évolution de la christologie. Chez Matthieu, on note une christologie haute où Jésus a plus de traits divins qu’humains, où Jésus n’a pas besoin qu’on l’informe et peut guérir par sa simple parole. Luc insiste plus sur le visage de grand sage chez Jésus, sans cesse conduit par l’Esprit Saint. Avec le temps, les traits du Jésus humain se sont estompés.

On aurait peut-être chez Marc un vestige du Jésus historique. Car le geste de Jésus d’enserrer dans ses bras des enfants n’apparaît pas servir un propos théologique quelconque, et ne semble seulement signifier que ces êtres, qu’ils proposent comme modèles pour accueillir la Royaume de Dieu, lui étaient chers.

Le verbe enankalizomai dans la Bible
kateulogei (il appelait la bénédiction d'en-haut)
Kateulogei est le verbe kateulogeō à l’indicatif imparfait actif, 3e personne du singulier. C’est un verbe composé de la préposition kata (qui décrit un mouvement de haut en bas) et du verbe eulogeō (bénir), qui lui-même est composé de l’adverbe eu (bien) et du verbe logeō (dire). Kateulogeō est traduit habituellement par nos bibles par « bénir », mais pour exprimer le mouvement de haut en bas, il faudrait traduire littéralement : appeler la bénédiction d’en haut. C’est un verbe extrêmement rare dans toute la Bible, n’apparaissant qu’ici et dans la Septante dans le livre de Tobit (10, 14 et 11, 17).

Dans le livre de Tobit, les deux occurrences font suite au mariage de Tobias avec Sara, alors que Tobias appelle la bénédiction d’en-haut sur ses beaux-parents au moment de les quitter pour retourner chez lui, puis une fois chez lui, Tobit son père appelle la bénédiction d’en-haut sur Sara, sa bru, qu’il accueille chez lui. Pourtant le livre de Tobit connaît bien le verbe habituel pour la bénédiction eulogeō (bénir). Mais le verbe eulogeō n’est utilisé que lorsque l’objet du verbe est Dieu (comme en 10, 14, « Tobias partit bénissant (eulogeō) Dieu », jamais une personne humaine. Or, dans les deux occurrences de kateulogeō, c’est toujours une personne qui appelle la bénédiction d’en-haut sur une autre personne.

Notre v. 16 chez Marc semble respecter cette logique, car l’objet de la bénédiction n’est pas Dieu, mais des enfants. Pour poursuivre notre analyse, il faut maintenant nous tourner vers la signification du verbe eulogeō, un verbe dont la Septante s’est servie pour traduire l’hébreu bārak (bénir).

L’action de bénir dans l’Ancien Testament

Pour comprendre le verbe bénir dans l’Ancien Testament, on se réfèrera au glossaire. Résumons ce qui y est dit. Bénir est la prérogative exclusive de Dieu par laquelle il comble l’être humain de bienfaits. C’est ainsi que dès l’origine, « Dieu les (les êtres vivants) bénit (bārak) et dit: "Soyez féconds, multipliez, emplissez l’eau des mers, et que les oiseaux multiplient sur la terre" » (Gn 1, 22). Un être humain ne peut pas bénir un autre être humain, sinon par délégation, sinon en priant que Dieu le bénisse; ainsi, quand Isaac bénit son fils Jacob, il dit : « Que Dieu te donne la rosée du ciel et les gras terroirs, froment et vin en abondance! Que les peuples te servent, que des nations se prosternent devant toi! » (27, 29). Le roi lui-même n’est qu’un médiateur, même si dans la phrase il est le sujet de l’action de bénir : « Puis le roi (Salomon) se retourna et bénit (bārak) toute l’assemblée d’Israël, et toute l’assemblée d’Israël se tenait debout » (1R 8, 14); il faut sous entendre : au nom de Dieu.

Mais il arrive aussi qu’une personne bénisse Dieu. Par exemple : « Salomon dit : "Béni (bārak) soit Yahvé, Dieu d’Israël, qui a accompli de sa main ce qu’il avait promis de sa bouche à mon père David" » (1R 8, 15)? Comment l’être humain peut-il bénir Dieu? En fait, une telle phrase est toujours accompagnée d’une proposition relative « qui » où se trouvent énumérés tous les bienfaits accordés par Dieu. En d’autres mots, la phrase pourrait être résumée ainsi : voilà comment a été béni l'homme ou le peuple. Dans ce cas, le mot « béni » est une reconnaissance de ce qu’a fait Dieu; il fait partie d’une prière de louange. Mais on ne peut simplement traduire par le verbe « louer », car il ne s’agit pas simplement de dire de bons mots sur Dieu. C’est une confession de foi où quelqu’un reconnaît l’action de Dieu, comme on le voit par exemple dans le psaume 135 qui, après avoir énuméré les merveilles accomplies par Dieu pour son peuple, se termine par : « Béni (bārak) soit Yahvé depuis Sion, lui qui habite Jérusalem! » (Ps 135, 21); c’est une proclamation de foi.

L’action de bénir dans les évangiles

Dans les évangiles, on n’a aucune scène comme dans l’Ancien Testament où Dieu parle et bénit sa création; ce type d’anthropomorphisme a été éliminé. Mais l’idée demeure où c’est Dieu et Dieu seul qui peut bénir. Un exemple typique se trouve dans la parabole du jugement dernier chez Matthieu : « Alors le Roi dira à ceux de droite: Venez, les bénis (eulogeō) de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde » (Mt 25, 34); ceux que Dieu a béni reçoivent l’héritage du royaume.

Il y a deux types de situation où on parle de « bénir ». Il y a d’abord la situation où Jésus prononce la bénédiction sur le pain : « prenant les cinq pains et les deux poissons, levant les yeux au ciel, il bénit (eulogeō), il rompit les pains et le donnait aux disciples » (Mc 6, 41 || Mt 14, 19 || Lc 9, 16); chez Marc eulogeō n’a pas de complément d’objet direct, et donc ne peut être traduit : il bénit les pains. Certains ont traduit par : il dit la bénédiction, une référence à l’eucharistie. De fait, c’est comme ça que Jean nous présente sa version de la scène : « Jésus prit donc les pains et, ayant rendu grâce (eucharisteō), il les distribua » (Jn 6, 11). Dans sa seconde scène où Jésus nourrit la foule, Marc (ainsi que Luc qui fusionne les deux scènes en une seule) dira cette fois : il les bénit (les poissons); mais comme nous l’avons fait remarquer pour « bénir » dans l’Ancien Testament, il s’agit ici d’une proclamation de foi que les pains ou les poissons sont un don de Dieu. Ce vocabulaire sera repris par Marc et Matthieu, lors du dernier repas de Jésus avec ses disciples : « Et tandis qu'ils mangeaient, il prit du pain, bénit, rompit et leur donna en disant: "Prenez, ceci est mon corps." » (Mc 14, 22 || Mt 26, 26). Luc a préféré utiliser le verbe « rendre grâce » (eucharisteō) pour cette scène, et a gardé le verbe « bénir » pour un repas de Jésus ressuscité avec ses disciples (Lc 24, 50). Qu’on parle de « bénir » ou de « rendre grâce », l’idée est la même, la reconnaissance dans la foi du don de Dieu, le seul qui peut bénir.

L’autre situation où apparaît « bénir » est cette entrée triomphale de Jésus à Jérusalem où des gens disent : « Hosanna! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! » (Mc 11, 9-10 || Mt 21, 9 || Lc 19, 38 || Jn 12, 13). C’est une citation du Psaume 118, 26 (LXX 117, 26 : « Béni (gr. eulogeō, héb. bārak) soit celui qui vient au nom du Seigneur! »). La source Q nous donne aussi un écho de cette scène : « Oui, je vous le dis, vous ne me verrez plus, jusqu'à ce qu'arrive le jour où vous direz: "Béni (eulogeō) soit celui qui vient au nom du Seigneur!" » (Mt 23, 39 || Lc 11, 35). C’est une interprétation messianique du psaume : le messie est béni, i.e. il est un don de Dieu, et pour la première communauté chrétienne, il s’agit de Jésus.

Revenons à notre verset 15. Le geste de Jésus d’appeler d’en-haut la bénédiction sur les enfants est une façon de reconnaître l’action bienfaisante de Dieu sur les petits enfants. C’est un geste assez extraordinaire, car c’est affirmer qu’ils sont si importants que Dieu intervient auprès d’eux. Ce point a dû apparaître incongru pour Matthieu et Luc qui, en recopiant ce passage, ont éliminé ce geste de Jésus.

Notons que le verbe kateulogeō n’appartient pas au vocabulaire habituel de Marc et pourrait remonter à une tradition ancienne et nous donnerait un écho de la relation de Jésus avec les petits enfants. De plus, le verbe est à l’imparfait, exprimant une action qui se poursuit dans le temps, et donc accompagne toute la phase où une personne est un petit enfant.

Le verbe kateulogeō dans la Bible

Le verbe eulogeō dans les évangiles-Actes

L'adjectif eulogētos dans le Nouveau Testament

titheis tas cheiras (en mettant les mains)
L’expression titheis tas cheiras (mettant les mains) est unique dans tout le Nouveau Testament et n’apparaît ailleurs que dix fois dans la Septante. Et ici, l’expression est suivie de la préposition grecque epi (sur) pour exprimer le fait que c’est sur les petits enfants que Jésus pose ses mains. Que signifie au juste ce geste de Jésus? Quand on se tourne vers la Septante, on trouve seulement quelques passages où on a titheis tas cheiras epi (mettant les mains sur).
  • 2 Rois 4, 34 : « il mit (tithēmi) sa bouche contre sa bouche, ses yeux contre ses yeux, ses mains (cheir) sur (epi) ses mains » (le prophète Élisée réanime le fils de la Shounamite en réchauffant tout son corps)
  • Daniel 13, 34 (Théodotion) : « Les deux anciens, se levant au milieu du peuple, mirent (tithēmi) leurs mains (cheir) sur (epi) sa tête (ces anciens mettent leurs mains sur la tête de Suzanne pour la désigner comme coupable)
  • Job 21, 5 : « Lorsque vous m'aurez examiné à fond vous serez saisis de surprise, mettant (tithēmi) les mains (cheir) sur (epi) les joues. » (mettre les mains sur ses joues est typique de l’expression de sa surprise)
  • Job 40, 4b : « Que pourrais-je répliquer ? Je n'ai plus qu'à me mettre (tithēmi) la main (cheir) sur (epi) la bouche » (se mettre la main sur la bouche s’est dire qu’on ne parlera plus)
  • Esther 4, 17o : « Mais maintenant, l’âpreté de notre esclavage ne leur a pas suffi ; au contraire, ils ont mis (tithēmi) leur mains (cheir) sur (epi) les mains de leur idoles pour abolir ce que ta bouche a décrété, faire disparaître ton patrimoine, fermer la bouche de ceux qui te louent, éteindre la gloire de ta Maison ainsi que ton Autel » (mettre la main dans la main d’un autre est l’expression d’un pacte)
  • Psaume 139, 5 : « Voilà, ô Seigneur, que tu sais toutes les choses de la fin et du commencement ; tu m'as formé et tu as mis (tithēmi) sur (epi) moi ta main (cheir) » (que Dieu mette la main sur le psalmiste signifie qu’il établit une relation avec lui)

Il est difficile de trouver dans la Septante un parallèle pour éclairer ce passage de Marc. Le texte le plus rapproché est celui de Daniel (version de Théodotion) où on met les mains sur la tête de Suzanne, mais c’est un transfert de culpabilité sur la jeune femme pour l’accuser, ce qui est impensable chez Jésus. Que conclure? Chez Marc, l’expression est unique et ne fait pas partie de son vocabulaire; il l’a sans doute reçue d’une tradition qui entendait peut-être exprimer ainsi sous la forme d’un geste le fait que Jésus appelle les bienfaits de Dieu sur les enfants. C’est comme ça que l’a compris Matthieu qui, lorsqu’il a copié ce passage de Marc, a remplacé le verbe tithēmi par epitithēmi (imposer, voir Mt 19, 13.15), le verbe standard dans l’expression « imposer les mains ». Mais alors, pourquoi Marc n’a-t-il pas opté pour le verbe epitithēmi s’il voulait que son lecteur voie dans le geste de Jésus une imposition des mains? Car, n’oublions pas, epitithēmi fait bel et bien partie de son vocabulaire et il l’utilise cinq fois (si on élimine Mc 16, 18 qui n’est pas de Marc) pour parler de l’imposition des mains, plus que les autres évangélistes.

Pour offrir une réponse adéquate, prenons le temps d’analyser l’expression « imposer les mains » (epitithēmi tas cheiras). Le geste d’imposer les mains revêt diverses significations. Notons d’abord que dans le monde biblique la main est un symbole de force, et c’est avec sa main que Dieu conduit et protège son peuple. Le geste d’imposer les mains exprime à peu près toujours une forme de transfert. Si on se limitait aux évangiles, et qu’on oubliait le passage de Matthieu qui reprend la scène de Marc sur les enfants, la totalité des 9 occurrences concernent le transfert d’une force de guérison. Par exemple :

  • Mc 5, 23 : « et le prie avec instance: "Ma petite fille est à toute extrémité, viens lui imposer (epitithēmi) les mains (cheir) pour qu'elle soit sauvée et qu'elle vive ».

Luc, dans ses Actes des Apôtres, introduit deux nouveaux types de transfert. Il y a d’abord le transfert de la puissance de l’Esprit Saint :

  • Ac 8, 17 : « Alors Pierre et Jean se mirent à leur imposer (epitithēmi) les mains (cheir), et ils recevaient l'Esprit Saint »

Puis, il y a le transfert de l’autorité et des capacités liées à une mission :

  • Ac 13, 3 : « Alors, après avoir jeûné et prié, ils leur imposèrent (epitithēmi) les mains (cheir) et les laissèrent à leur mission »

Aucun de ces trois types d’imposition des mains ne s’applique à la scène de Jésus avec les enfants. Tournons-nous maintenant vers la Septante. Le cas le plus fréquent est celui où on impose les mains sur la tête de l’animal qu’on amène au temple en sacrifice. L’imposition des mains traduit l’idée d’un transfert de la personne de l’offrant à l’offrande, indiquant que l’animal sert de médiation à l’offrande de sa personne à Dieu :

  • Lv 1, 4 : « Il imposera (gr. epitithēmi, héb. sāmak) la main (cheir) sur la tête de l'holocauste agréable au Seigneur, afin qu'elle lui soit propitiatoire »

Dans le rituel de la fête annuelle du Jour du Pardon, le geste de l’imposition des mains sur un bouc qu’on enverra ensuite errer dans un lieu désertique exprime le transfert de tous les péchés du peuple sur un animal qui va ensuite rejoindre les démons des lieux désertiques :

  • Lv 16, 21 : « Aaron imposera (gr. epitithēmi, héb. sāmak) les mains (cheir) sur sa tête, il confessera sur lui tous les dérèglements des fils d'Israël, toutes leurs iniquités, tous leurs péchés ; il les mettra sur la tête du bouc vivant, et il le chassera, à l'aide d'un homme préparé pour cette fin, jusque dans le désert »

Mais on retrouve aussi dans l’Ancien Testament le geste d’imposer les mains dans deux situations rencontrées dans le Nouveau Testament. Il y a d’abord celui de transfert d’autorité et de capacités liées à un rôle qu’on nous assigne :

  • Nb 27, 23 : « Il (Moïse) lui (Josué) imposa (gr. epitithēmi, héb. sāmak) les mains (cheir), et il le constitua chef d'Israël, comme le Seigneur l'avait prescrit à Moïse »

On pourrait voir dans les deux scènes suivantes une imposition des mains qui serait précurseur de l’idée de transfert de l’Esprit Saint et de la force de guérison :

  • Dt 34, 9 : « Et Josué, fils de Nau, fut rempli de l'esprit d'intelligence ; car Moïse lui avait imposé (gr. epitithēmi, héb. sāmak) les mains (cheir). Les fils d'Israël lui obéirent, et ils se réglèrent dans leur conduite sur ce que le Seigneur avait prescrit à Moïse »
  • 2 Rois 5, 11 : « Mais, Naaman irrité s'en alla en disant : Je m'étais dit : Il va certainement venir me trouver ; il se tiendra devant moi, il invoquera le nom du Seigneur son Dieu, il imposera (gr. epitithēmi, héb. nûp : agiter) les mains (cheir) sur mes plaies, et il me guérira de la lèpre »

Au terme de cette enquête dans la Septante sur l’expression grecque « imposer les mains », on n’a rien trouvé qui puisse éclaire le geste de Jésus sur les enfants. Par contre, si on se détache du geste stricte d’une imposition des mains, on peut trouver dans le livre de la Genèse un geste de bénédiction.

  • Gn 48, 14 : Alors, Israël étendit la main droite, et la posa (gr. epiballō, heb. šît) sur la tête d'Ephraïm, qui était le plus jeune, et il posa la main gauche sur la tête de Manassé

La Septante a utilisé le verbe epiballō (jeter sur, poser) pour traduire le mot hébreu šît (poser, placer, mettre), alors que le même mot hébreu avait été traduit par tithēmi (mettre) pour le Psaume 139, 5 que nous avons vu plus tôt.

Il est temps de conclure. Tout d’abord, au v. 16, l’expression « mettant les mains sur eux » est au participe présent et accompagne le verbe qui appelle la bénédiction, et donc le geste de mettre les mains sur les enfants doit être compris comme un geste de bénédiction. Mais notre enquête nous a montré un certain nombre de choses.

Premièrement, il n’existe aucun équivalent dans le Nouveau Testament d’un geste de bénédiction par imposition des mains. De plus, le verbe tithēmi (mettre, poser) n’est pas standard pour exprimer une imposition des mains, ce qu’a compris Matthieu en le remplaçant par epitithēmi (imposer). Mais en même temps, dans un monde non technique, le choix des termes fluctuent facilement. Le plus bel exemple est le récit sur Suzanne (Dn 13, 34) : la version de Théodotion emploie le verbe tithēmi (poser) pour décrire le geste des anciens qui posent leurs mains sur la tête de Suzanne pour l’accuser, tandis que la version du grec ancien utilise le verbe epithēmi (imposer) pour décrire le même geste. De même, la Septante a traduit le terme hébreu šît (poser, placer, mettre) par epiballō (jeter sur, mettre sur) le geste de Jacob qui pose sa main sur la tête d’Éphraïm pour le bénir, alors que le même terme hébreu avait été traduit par tithēmi (mettre, poser) dans le Psaume 139, 5 pour décrire le geste de Dieu qui met sa main sur le psalmiste pour l’accompagner.

Tout cela pour dire que l’auteur de la tradition dont se sert Marc ne semble pas connaître de termes « consacrés » pour décrire un transfert des bienfaits de Dieu, et se sent peut-être mal à l’aide d’utiliser avec des enfants l’expression technique « imposer les mains » (epithēmi tas cheiras) qu’on trouve dans la Septante pour l’imposition des mains sur la tête des bêtes dans les sacrifices au temple, et dans les premières communautés chrétiennes pour le don de l’Esprit Saint, les guérisons ou l’envoi en mission. Marc a peut être lui aussi vu le problème et se serait donc contenté d’insérer cette tradition dans son évangile sans la modifier.

Le verbe tithēmi suivi du complément d'objet direct cheir dans la Bible

Le verbe epitithēmi suivi du complément d'objet direct cheir dans la Bible

  1. Analyse de la structure du récit

    Cette longue péricopde pourraît être structurée comme ce qui suit.

    1. La question du divorce v. 2-12

      1. Mise en situation : v. 2
        • Introduction des personnages : des Pharisiens
        • Introduction du problème : est-il permis pour un homme de répudier sa femme?
        • Introduction du but : piéger Jésus

      2. La Loi mosaïque v. 3-5
        • Contre question de Jésus concernant la Loi mosaïque v. 3
        • Résumé de la Loi mosaïque par les Pharisiens : le billet de divorce v. 4
        • Jugement de Jésus sur cette Loi mosaïque : due à la dureté du cœur v. 5

      3. La volonté de Dieu 6-8
        • L’être humain a été créé mâle et femelle v. 6
        • Cela explique le fait que l’homme se joint à sa femme pour ne former qu’une seule chair v. 7-8

      4. Réponse aux Pharisiens et conclusion v. 9
        • Ce que Dieu a joint, qu'un homme ne le sépare pas

      5. Application pour la casuistique des communautés chrétiennes v. 10-12

        1. Mise en situation v. 10
          • La scène se passe à la maison
          • Les disciples demandent des explications supplémentaires

        2. Réponses de Jésus v. 11-12

          • L’homme qui épouse une autre sa femme après avoir répudié sa conjointe est adultère à son égard v. 11

          • La femme qui épouse un autre homme après avoir répudié son conjoint est adultère v. 12

    2. La place des enfants v. 13-16

      1. Mise en situation v. 13
        • On présente à Jésus des enfants pour qu’il leur touche
        • Les disciples s’y opposent

      2. Intervention de Jésus v. 14
        • Ordre : Laisser les enfants venir à Jésus sans les empêcher
        • Justification : le royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent

      3. Application communautaire sous la forme d'un enseignement solennel de Jésus v. 15
        • On ne peut entrer dans le royaume sans l’accueillir comme un enfant

      4. Conclusion v. 16
        • Jésus étreint les enfants
        • Il pose sur eux un geste de bénédiction

    Cette structure fait ressortir le fait que nous sommes devant deux récits indépendants, l’une autour de la question du divorce, l’autre autour de la place des enfants. Ces deux récits se trouvent rassemblés par la liturgie eucharistique du cycle catholique. Mais rassembler ainsi ces deux récits peut se justifier, car Marc lui-même les a mis côte à côte, sans explication, comme si c’était naturel qu’on passe de l’un à l’autre. Comme nous l’avons déjà fait remarquer, la question du divorce aborde celle de la place de la femme, considérée comme une mineure, qu’on peut répudier à volonté, et la question de la place des petits enfants, des êtres considérés comme des mineurs, aborde celle de leur rôle dans la communauté.

    La section sur le divorce commence comme pour tout récit par une mise en situations : ce sont des Pharisiens qui interrogent Jésus, et selon Marc, la question vise à embarrasser Jésus. Malheureusement, Marc n’explique pas comment la question est embarrassante, d’autant plus qu’aucune réaction des Pharisiens ne sera présentée à la fin. On peut imaginer que les Pharisiens s’attendaient à une réponse pour ou contre le divorce, et donc une réponse affirmative aurait forcé Jésus à donner raison aux Pharisiens, et une réponse négative l’aurait mis en porte à faux avec toute la tradition juive.

    Le cœur du récit se déroule en trois étapes. D’abord la contre-question de Jésus nous entraîne dans le contexte de la Loi mosaïque telle qu’explicitée par Dt 24, 1 et que Jésus, sans la dénoncer, l’explique par la dureté de cœur du peuple. Ensuite, Jésus introduit son propre contexte, qui est celui de l’œuvre créatrice de Dieu telle que présentée par le livre de la Genèse. Enfin, Jésus offre sa réponse à la question initiale des Pharisiens en affirmant la supériorité de la volonté de Dieu sur la volonté humaine.

    Avec le v. 9, le récit originel est terminé. Mais Marc a voulu ajouter une « extension » au récit pour nous présenter comment les communautés chrétiennes ont appliqué à leur pratique la demande de Jésus. Ce nouveau récit reçoit sa propre mise en situation, qui est celle de la maison, symbole des communautés chrétiennes, et des disciples symboles des chrétiens. Et comme nous l’avons vu, le mini code de lois chrétiennes qui s’en suit est introduite par l’expression « le cas échéant », typique de la casuistique. Il n’est pas impossible que Marc avait d’abord en tête ce mini code de lois chrétiennes, et que tout le récit avec la question des Pharisiens ait été inséré par la suite pour lui offrir une justification.

    Le récit de la place des enfants est beaucoup plus court. Après la mise en situation où les disciples s’opposent à ce que les enfants aient accès à Jésus, c’est l’intervention de Jésus qui donne l’ordre d’ouvrir l’accès aux enfants, renversant la position de disciples, puis justifie sa décision en prenant comme critère leur rôle de modèle dans l’accueil du royaume de Dieu. Le tout se termine par un enseignement solennel sur l’accès au royaume de Dieu dont les enfants sont le modèle: Marc introduit cette affirmation solennelle avec le même vocabulaire qui a introduit le mini droit canon concernant le divorce, ce qui laisse penser que nous sommes devant une décision pratique de vie communautaire. Avec le v. 15 le récit est terminé, mais Marc tient à ajouter le v. 16 avec Jésus qui serre les petits enfants dans ses bras et sur qui il appelle la bénédiction de Dieu, une information qu’il tient probablement de la tradition, et qui à ces yeux, venait soutenir le récit qu’il venait de nous donner.

  2. Analyse du contexte

    Procédons en deux étapes, d’abord en considérant un plan possible de l’ensemble de l’évangile et en observant où se situe notre passage dans ce grand plan, ensuite en considérant le contexte immédiat de notre récit, i.e. ce qui précède et ce qui suit.

    1. Contexte général

      Il y a plusieurs façons de regrouper les diverses sections de l'évangile. Nous en proposons une qui a l'avantage de reprendre le propos de l'évangéliste exprimé par ses premiers mots : « Commencement de l'Évangile de Jésus Christ, Fils de Dieu ». Ainsi, notre plan se divise en deux grandes parties, qui reprennent chacune les deux titres attribués à Jésus : Christ et fils de Dieu; et chacun de ses parties se terminent par la reconnaissance de ce titre, d'abord Pierre qui reconnaît en Jésus le Christ (fin de la 1ier partie), puis le centurion qui reconnaît en Jésus le fils de Dieu (fin de la 2e partie). Nous utilisons le mot « mystère » pour chacune de ces parties, car l'évangile de Marc est un long cheminement pour découvrir progressivement l'identité de Jésus. Nous avons indiqué en rouge notre péricope.

      Le mystère du Christ (messie) 1, 1 – 8, 30

      Préparation
      • Invitation à la conversion par Jean Baptiste (1, 2-8)
      • Baptême de Jésus et son élection par Dieu (1, 9-13)

      1, 1 – 1, 13
      Jésus et le peuple
      • Proclamation du règne de Dieu (1, 14-15)
      • Choix des premiers disciples (1, 16-20)
      • Une journée typique de Jésus (1, 21-39)
      • Multiples guérisons et controverses, et décision des Pharisiens de le tuer (1, 40 – 3, 6)

      1, 14 – 3, 6
      Jésus et les siens
      • Sommaire de l'activité de Jésus (3, 7-12)
      • Institution des Douze (3, 13-19)
      • Controverse sur la source du pouvoir de Jésus (3, 20-30)
      • La vraie parenté de Jésus (3, 31-35)
      • Enseignement en paraboles (4, 1-34)
      • Divers récits de miracle (4, 35 – 5, 43)
      • Conclusion : les siens ne croient pas en Jésus (6, 1-6)

      3, 7 – 6, 6
      Jésus et ses disciples
      • Envoi en mission des Douze (6, 7-13)
      • Hérode et la mort de Jean-Baptiste (6, 14-29)
      • Section des pains (6, 30 – 8, 21)
        • 1ière multiplication des pains (6, 30-41)
        • Marche sur les eaux (6, 45-52)
        • Sommaire sur les guérisons de Jésus (6, 53-56)
        • Controverse avec les Pharisiens (7, 1-23)
        • Foi de la syro-phénicienne et guérison (7, 24-30)
        • 2e multiplication des pains (8, 1-10)
        • Refus des signes et aveuglement des disciples (8, 11-21)
      • Guérison d'un aveugle (8, 22-26)
      • Pierre reconnaît en Jésus le Christ (8, 27-30)

      6, 7 – 8, 30
      « Tu es le Christ (messie) » (8, 29)

      Le mystère du fils de l'homme (8, 31 – 16, 8)

      Le chemin du fils de l'homme
      • 1ière annonce de sa mort (8, 31-33)
        • Enseignement sur être disciple (8, 34-38)
        • Anticipation de la mort : la transfiguration (9, 1-13)
        • Guérison d'un enfant possédé (9, 14-29)
      • 2e annonce de sa mort (9, 30-32)
        • Enseignement sur la vie chrétienne (9,33 - 10, 31)
          • Être grand dans la communauté (9, 33-37)
          • S'ouvrir à la collaboration (9, 38-41)
          • Éviter de détruire la foi des plus faibles (9, 42-50)
          • Respecter le plan de Dieu sur le mariage (10, 1-12)
          • L'enfant comme modèle (10, 13-16)
          • Les richesses comme obstacle (10, 17-31)
      • 3e annonce de sa mort (10, 32-34)
        • Enseignement sur l'attitude de serviteur du disciple (10, 35 - 45)
      • Guérison d'un aveugle et chemin vers Jérusalem (10, 46-52)

      8, 31 – 10, 52
      Jugement de Jérusalem
      • Entrée triomphale à Jérusalem (11, 1-11)
      • Jugement en acte et en parole (11, 12-26)
        • Le figuier stérile (11, 12-14)
        • Les vendeurs chassés du temple (11, 15-19)
        • Enseignement autour du figuier stérile (11, 20-26)
      • Cinq controverses (11, 27 – 12, 44)
        • Sur l'autorité de Jésus (11, 27 – 12, 12)
        • Sur l'impôt dû à César (12, 13-17)
        • Sur la résurrection des morts (12, 18-27)
        • Sur le premier commandement (12, 28-34)
        • Sur le Psaume 110 (12, 35-37)
      • Enseignement final : mise en garde et le véritable don (12, 38-44)
      • Discours apocalyptique sur la ruine du temple (13, 1-37)

      11, 1 – 13, 37
      Passion et résurrection
      • Introduction (14, 1-2)
      • L'onction de Béthanie (14, 3-9)
      • Trahison de Judas (14, 10-11)
      • Le repas pascal (14, 12-31)
      • Gethsémani et l'arrestation de Jésus (14, 32-52)
      • Le procès devant le Sanhédrin (14, 53-72)
      • Le procès devant Pilate (15, 1-20)
      • La crucifixion et la mort de Jésus (15, 21-41)

      14, 1 – 16, 8
      « Vraiment cet homme était fils de Dieu! » (15, 39)

      • L'ensevelissement (15, 42-47)
      • Les femmes au tombeau (16, 1-8)

      Addition non-marcienne par un auteur qui connaît l'évangile de Luc : 16, 9-20

      Dans le cadre de ce contexte de tout l’évangile de Marc, on peut faire quelques observations sur la péricope 10, 2-16.

      • Elle appartient à la deuxième partie de l’évangile qui conduit à la découverte de Jésus comme « Fils de Dieu » par sa mort en croix; c’est donc l’ombre de ses souffrances et de sa mort qui plane sur cette section qui s’amorce avec la première annonce de sa passion. C’est une section marquée par une opposition croissante à Jésus, une opposition qui atteindra son paroxysme avec son arrivée à Jérusalem. En même temps, Jésus prépare ses disciples à son départ en donnant ses instructions sur la façon de vivre après sa mort.

      • Ce contexte marque notre péricope. Tout d’abord, elle apparaît après la 2e annonce par Jésus de sa passion. L’opposition croissante à Jésus prend la forme de la question piège des Pharisiens adressée à Jésus sur la répudiation de sa femme par le mari. C’est une période où Jésus donne ses instructions sur la vie que les disciples auront à vivre après son départ et qui prennent la forme de l’enseignement sur le divorce et l’attitude attendue du chrétien, celui d’accueillir la vie communautaire comme un pur don, anticipation du royaume de la fin des temps.

    2. Contexte immédiat

      Tout d’abord, en 10, 1 nous assistons à un changement de décor : « Partant de là (Capharnaüm), Jésus va dans le territoire de la Judée, au-delà du Jourdain ». Et la prochaine note géographique surviendra en 10, 17 : « Comme il se mettait en route, quelqu’un vint en courant et se jeta à genoux devant lui ». Tout cela a pour effet de constituer l’ensemble 10, 2-16 comme un petit ilot indépendant, notre péricope.

      Néanmoins considérons ce qui précède à partir de la 2e annonce de la passion (9, 30-32). L’ensemble 9, 33-50 est marqué par les conflits : conflit entre disciples (9, 34 « ils s’étaient querellés ») pour déterminer le plus grand, donc sur les préséances (9, 33-37), conflit avec des groupes rivaux qui font les mêmes exorcismes (9, 38-41), conflit avec les plus fragiles dans la communauté (42-48), et le tout se termine par une conclusion autour du rôle du sel, symbole du rôle du chrétien, et un appel à garder cette propriété et à vivre en paix les uns avec les autres (49-50). Même si 10, 1 avec le déplacement Jésus annonce un nouvel ensemble, donc un nouveau thème, le thème des conflits de l’ensemble 9, 33-50 déteint néanmoins sur notre péricope : la répudiation de la femme par le mari apparaît sous la couleur du conflit dans le couple, tout comme le rejet par les disciples des enfants apparaît comme un conflit dans la communauté sur la place des petits enfants.

      Le récit (10, 17-31) qui suit notre péricope porte sur un homme qui veut recevoir en héritage la vie éternelle et que Jésus appelle à le suivre. Son refus à cause de ses richesses donne l’occasion à Jésus de donner un enseignement sur l’obstacle à la vie chrétienne que sont les richesses, et sur ce que recevront ceux qui auront accepté de s’en départir. Puis vient la conclusion : « Beaucoup de premiers seront derniers et les derniers seront premiers ». Nous sommes devant un conflit entre deux mondes et deux échelles de valeur. Or cette opposition colore aussi notre péricope : opposition entre la vision du mariage dans le monde juif et celle de Jésus, opposition entre la vision des autorités communautaires sur la place des petits enfants, et celle de Jésus.

  3. Analyse des parallèles

    Rappelons que, selon la théorie la plus acceptée dans le monde biblique, Marc aurait été le premier à publier son évangile, Matthieu et Luc auraient réutilisé une bonne part de l'oeuvre de Marc dans leur évangile, tout en intégrant une autre source, connue des deux et appelée « source Q », ainsi que d'autres sources qui leur sont propres, et enfin Jean aurait publié plus tard un évangile indépendant, sans connaître Marc, Matthieu et Luc, même s'il semble avoir eu accès à des sources semblables.

    Dans ce contexte, l'étude des parallèles nous permet de mieux cerner ce qui est spécifique à chaque évangéliste. Voici notre convention : on a souligné les passages de Marc repris par l'un ou l'autre des autres évangélistes; on a mis en bleu ce qui est commun à Matthieu et Luc seulement. Les versets de Matthieu entre parenthèses carrées ont été placés hors séquence pour fin de comparaison.

    Marc 10Matthieu 19MatthieuLuc
    2 Et s’étant approchés des Pharisiens, ils l’interrogeaient s’il est permis à un mari de délier (des liens du mariage) une femme, le mettant à l’épreuve. 3 Et s’approchèrent de lui des Pharisiens le mettant à l’épreuve et disant: s’il est permis à un homme de délier (des liens du mariage) sa femme pour tout motif?   
    3 Puis, lui, ayant répondu, il leur dit : « Que vous a ordonné Moïse? » 4a Puis, lui, ayant répondu, il dit   
    4 Puis, eux, ils dirent : « Moïse accorda d’écrire un papier de divorce et de délier (des liens du mariage) »[7 ils lui disent : « Pourquoi donc Moïse a ordonné de donner un papier de divorce et de [la] délier (des liens du mariage).]5, 31 Puis, il fut dit, quiconque s’il délie (des liens du mariage) sa femme, il lui donnera un (billet de) divorce.  
    5 Puis, le Jésus leur dit: « C'est en raison de la dureté de votre coeur qu'il vous a écrit ce précepte.[8a Il leur dit que : c’est en raison de la dureté de votre cœur que Moïse vous accorda de délier (des liens du mariage) votre femme,]  
    6a Puis, à partir du début[8b Puis, à partir du début ça n’existait pas ainsi.]  
    6b de la création, mâle et femelle il les a fait.4 N’avez-vous pas lu que le créateur à partir du début mâle et femme il les a fait?  
    7 À cause de cela un homme quittera son père et mère [et il sera uni envers sa femme;]5a Et il dit: "À cause de cela un homme quittera son père et mère et il sera uni à sa femme,   
    8a et ils seront les deux en une seule chair,5b et ils seront les deux en une seule chair,  
    8b ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. 6a ainsi il ne sont plus deux, mais une seule chair.   
    9 Donc ce que Dieu a uni, qu'un homme ne le sépare pas. »6b Donc ce que Dieu a uni, qu'un homme ne le sépare pas.   
    10 Et à la maison les disciples l'interrogeaient de nouveau à ce sujet.   
    11 Et il leur dit: « Quiconque délie (des liens du mariage) sa femme et épouse une autre, il est adultère à son égard; 9 Puis, je vous dis que quiconque délie (des liens du mariage) sa femme, sauf pour immoralité sexuelle, et épouse une autre, il est adultère 5, 32a Puis, moi, je vous dit que toute (personne) déliant (des liens du mariage) sa femme, hormis une affaire d'immoralité sexuelle, la fait être adultère, 16, 18a Toute (personne) déliant (des liens du mariage) sa femme et épousant une (personne) différente, il commet l’adultère,
      5, 32b et quiconque s'il épouse une ayant été déliée (des liens du mariage) il est adultère. 16, 18b et qui épousant une ayant été déliée (des liens du mariage) par un mari, il commet un adultère.
    12 Et si elle, ayant délié [des liens du mariage] son mari, qu'elle épouse un autre, elle est adultère ».    
    13 Et ils lui présentaient des enfants afin qu'il les touchât. Puis, les disciples les réprimandèrent.13 Alors ils lui furent présentés des enfants afin qu’il leur impose les mains et priât. Puis, les disciples les réprimandèrent. 18, 15 Puis, ils lui présentaient aussi les bébés afin qu’il les touchât. Puis, ayant vu, les disciples les réprimandaient.
    14 Puis, ayant vu, le Jésus s'indigna et leur dit: « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas. Car à de telles (personnes) est le royaume de Dieu.14 Puis, le Jésus dit : Laissez les enfants et ne les empêchez pas de venir à moi, car à de telles (personnes) est le royaume des cieux. 18, 3a et il dit : 18, 16 Puis, le Jésus les appela (à lui) en disant : « Laissez les enfants venir à moi et ne les empêchez pas, car à de telles (personnes) est le royaume de Dieu.
    15 Amen, je vous le dit, quelqu'un s'il n'accueille pas le royaume de Dieu comme un enfant, non, qu'il n'y entre pas ».  18, 3b « Amen, je vous le dit : si vous ne changez pas et ne devenez comme les enfants, non, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. 18, 17 Amen, je vous le dit, quelqu'un s'il n'accueille pas le royaume de Dieu comme un enfant, non, qu'il n'y entre pas".
    16 Et les ayant enserré dans ses bras, il les bénissait en posant les mains sur eux. 15 Et leur ayant imposé les mains, il partit de là.   

    Devant ces parallèles, certaines remarques s’imposent.

    • Seul Matthieu a repris ce passage de Marc, Luc la jugeant sans doute sans intérêt pour sa communauté; il ne conservera que le seul verset sur l’interdiction du divorce qu’il insèrera dans une liste d’instructions sur la vie chrétienne (Lc 16, 18). Chez Matthieu ce passage suit le quatrième des cinq grands discours de Jésus, et qui porte sur la vie fraternelle et appartient à un ensemble d’instructions adressées aux disciples.

    • (v. 2) Dans l’introduction du récit, la différence principale est l’ajout par Matthieu de l’expression : « pour tout motif ». La raison est facile à comprendre, car pour lui il y a des motifs pour lequel un homme peut répudier sa femme et qu’il explicitera par la suite, i.e. le motif de porneia, que nous avons traduit par « immoralité sexuelle ».

    • (v. 3) Matthieu a éliminé le contre-interrogatoire de Jésus, s’informant sur la prescription de Moïse concernant le divorce. Pourquoi? On peut penser qu’en raison de sa christologie haute, Matthieu ne peut concevoir que Jésus puisse avoir besoin de s’informer, et donc ne connaisse pas la prescription de Moïse. De plus, dans sa communauté juive, tout le monde connaît cette prescription, contrairement à la communauté romaine de Marc où on pouvait trouver beaucoup de pagano-chrétiens. C’est ainsi que le Jésus de Matthieu passe toute de suite à l’attaque en reprochant aux Pharisiens d’ignorer ce qu’écrit le livre de la Genèse sur le couple.

    • (v. 4) Marc donne le détail de ce qu’avait prescrit Moïse, une information qu’ignorait peut-être son auditoire. Chez Matthieu où on connaissait très bien cette prescription, la scène prend la forme d’une question sur le « pourquoi » d’une telle prescription. En répondant à la question du pourquoi, Jésus se trouvera à relativiser cette prescription. Notons que Matthieu évoque à deux reprises la question du divorce, au ch. 19 où il reprend les grandes lignes du texte de Marc, et dans son Sermon sur la montagne au ch. 5 où il confronte son auditoire juif avec un « vous avez appris ceci » et « moi je vous dis », et donc parmi les choses que son auditoire a apprises est d’émettre ce billet de divorce quand un homme répudie sa femme.

    • (v. 5) La grande différence entre les deux évangélistes est que Matthieu modifie le verbe « a écrit » de Marc pour le remplacer par « accorda » (gr. epitrepō : permettre, accorder). Matthieu insiste pour dire que cette prescription est en fait une concession, une concession en raison de la dureté du cœur des hommes; il aime être précis.

    • (v. 6a) Une différence mineure vient de l’ajout de Matthieu de « ça n’existait pas ainsi » au « à partir du début » de Marc, un trait de son effort de précision pour démontrer que la prescription de Moïse ne vient pas du temps de la création.

    • (v. 6b) Matthieu ajoute « n’avez-vous pas lu », ce qui est normal pour son auditoire juif qui a certainement lu ce passage de la Genèse, tout en donnant une note de reproche à la parole de Jésus

    • (v. 7) Lorsque nous avons fait la critique textuelle de ce verset de Marc, nous avons dit que « et il sera uni envers sa femme » était probablement l’ajout d’un copiste pour uniformiser son texte avec celui de Matthieu. Le texte complet est normal chez Matthieu qui est bien familier avec ce passage de la Genèse.

    • (v. 10) Matthieu a complètement ignoré ce moment du récit de Marc où Jésus se retrouve à la maison pour être interrogé par ses disciples. Il a sans doute bien vu que c’était un artifice littéraire de Marc qui revient de temps en temps pour insérer un enseignement particulier à ses disciples, et donc adressé à la communauté chrétienne; il a préféré aller directement à l’enseignement de Jésus. De plus, le texte de Marc introduit une grande incohérence géographique, puisqu'il nous a dit en 10, 1 que Jésus a quitté Capharnaüm, donc la maison, et est maintenant de l’autre côté du Jourdain, en Pérée, pour suivre cette route qui longe le Jourdain et le mènera à Jérusalem au ch. 11.

    • (v. 11) Le point le plus frappant qui distingue Marc et Matthieu est le cas de porneia qui devient chez Matthieu une exception à la règle concernant le divorce. En grec, porneia désigne le dérèglement sexuel, la débauche, la fornication, la prostitution, bref toute relation sexuelle illicite selon les normes de l’époque, ce qui inclut l’homosexualité et l’inceste. Et donc il faut assumer que pour Matthieu un homme peut répudier sa femme si elle est coupable d’immoralité sexuelle. Une autre particularité de Matthieu est l’expression « la fait être adultère » (5, 32a). Qu’est-ce-dire? Une femme sans mari signifie qu’elle est sans soutien pour sa subsistance, et donc doit se chercher un autre homme qui subviendra à ses besoins et la protégera; en ce sens le divorce la force à commettre l’adultère. Luc, pour sa part, se distingue de Marc de deux façons : l’expression « épouser une autre (allos) » est remplacée par « épouser une différente (heteros) », un adjectif qu’adore Luc, le verbe « être adultère » (moichaō) est remplacé par « commettre l’adultère » (moicheuō), un verbe synonyme que préfère Luc.

      Il faut noter les parallèles surprenant entre Matthieu et Luc que nous avons fait remarquer avec la couleur bleue. Rappelons qu’il y a un consensus chez les biblistes que Matthieu et Luc n’ont pas connu leur évangile respectif. Les points communs entre les deux évangélistes proviendraient d’une source connue des deux, appelé « source Q ». Il est possible que ce soit le cas ici, car on y envisage un cas dont ne parle pas Marc, celui d’un homme qui épouse une divorcée.

    • (v. 12) Ni Matthieu ni Luc ne reprennent le cas d’une femme qui répudie son mari. Chez Matthieu, on peut le comprendre, car dans un milieu juif seul l’homme avait le droit de répudier. C’est plus surprenant chez Luc qui s’adresse à un auditoire grec; ou bien c’était une situation très rare (pourtant Paul fait clairement référence à une telle situation dans sa première lettre aux Corinthiens 7, 10-11), ou bien c’est une situation qui ne l’intéressait pas.

    • (v. 13) Matthieu et Luc ont tous les deux repris ce récit de Marc, mais en apportant des retouches. Chez Matthieu, la plus importante est le remplacement du terme « toucher » de Marc, un terme qu’il a dû trouver vague, et peut-être même inapproprié, car le geste de toucher dans le reste des évangiles, soit de la part des gens, soit de la part de Jésus, est relié à la guérison, et il ne s’agit pas de guérison avec les enfants. Aussi, Matthieu lui a substitué la motif de cette rencontre avec Jésus que Marc précisera à la fin du récit et qu’il reformule ainsi : « afin qu’il leur impose les mains et priât »; le geste et la prière sont un appel aux bienfaits de Dieu pour les petits enfants. Luc introduit deux modifications : tout d’abord il précise que ces petits enfants sont en fait des « bébés » (brephos), une conclusion logique du fait que Jésus les enserrera ou les prendra dans ses bras, ensuite il tiendra à mentionner que les disciples interviendront après avoir vu ce qui se passait, une observation tout à fait logique.

    • (v. 14) À la fois Matthieu et Luc suppriment la mention que Jésus s’est indigné contre ses disciples. Ils ont probablement trouvé le terme trop sévère à l’égard des disciples. Et en particulier Luc a éliminé de son évangile toutes les scènes où les disciples ne sont pas présentés sous un jour favorable, en particulier celle où à Gethsémani ses disciples l’abandonnent, une scène qu’il ignore totalement. Ici, au lieu de reproches, la scène devient un moment d’enseignement de Jésus à ses disciples : « Jésus les appela (à lui) en disant »

    • (v. 15) Luc reproduit tel quel ce verset de Marc sur une affirmation solennelle de Jésus. Pour sa part, Matthieu l’a tout simplement éliminé. Pourquoi? Matthieu aime ce qui est bien structuré et déteste les répétions. Or, Marc a deux scènes d’interaction de Jésus avec les enfants, la première dans la scène de conflit des disciples à propos du plus grand, et la deuxième suit celle sur le divorce. Matthieu a préféré étoffer la première interaction de Jésus avec les enfants avec cette affirmation solennelle de Jésus qui commence avec « Amen ». Mais, en même temps, il en change la signification : il ne s’agit plus d’accueillir le royaume comme un enfant, mais de changer et redevenir des enfants; nous sommes maintenant sur le plan moral et devant une invitation à devenir des êtres nouveaux. En quoi consiste cet être nouveau? Le tout a été précisé dans le Sermon sur la montagne. Nous retrouvons ici le juif Matthieu avec son accent sur l'orthopraxie, i.e. l'agir.

    • (v. 16) Il semble que ce verset, sans grande valeur théologique, ait un peu embarrassé Matthieu et Luc. Ce dernier l’a tout simplement ignoré. Matthieu, pour sa part, a d’abord éliminé ce moment de tendresse de Jésus qui n’avait rien de catéchétique. Ensuite, il a sans doute trouvé redondant la mention que Jésus bénissait les enfants en posant (tithēmi) les mains sur eux, et a donc réécrit le tout en utilisant le langage standard de l’imposition (epitithēmi) des mains.

  4. Intention de l'auteur en écrivant ce passage

    La plupart des biblistes s'entendent pour placer la publication de l'évangile de Marc avant la chute de Jérusalem en l'an 70, car l'auteur semble ignorer cet événement; et donc on a tendance à placer cette publication vers l'an 67. Selon la tradition et par le type de lecteur qu'assume l'évangile, Marc s'adresse d'abord à la communauté chrétienne de Rome. Or, cette communauté va vivre des événements tragiques sous le règne de Néron de l'an 54 à 68, en particulier lors de l'incendie de Rome en l'an 64 et dont ils seront les boucs émissaires. Sur le sujet, l'historien romain Tacite (Annales, 15, 44) écrit :

    Mais aucun moyen humain, ni largesses impériales, ni cérémonies expiatoires ne faisaient taire le cri public qui accusait Néron d'avoir ordonné l'incendie. Pour apaiser ces rumeurs, il offrit d'autres coupables, et fit souffrir les tortures les plus raffinées à une classe d'hommes détestés pour leurs abominations et que le vulgaire appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Pontius Pilatus. Réprimée un instant, cette exécrable superstition se débordait de nouveau, non-seulement dans la Judée, où elle avait sa source, mais dans Rome même, où tout ce que le monde enferme d'infamies et d'horreurs afflue et trouve des partisans. On saisit d'abord ceux qui avouaient leur secte ; et, sur leurs révélations, une infinité d'autres, qui furent bien moins convaincus d'incendie que de haine pour le genre humain. On fit de leurs supplices un divertissement : les uns, couverts de peaux de bêtes, périssaient dévorés par des chiens ; d'autres mouraient sur des croix, ou bien ils étaient enduits de matières inflammables, et, quand le jour cessait de luire, on les brûlait en place de flambeaux. Néron prêtait ses jardins pour ce spectacle, et donnait en même temps des jeux au Cirque, où tantôt il se mêlait au peuple en habit de cocher, et tantôt conduisait un char. Aussi, quoique ces hommes fussent coupables et eussent mérité les dernières rigueurs, les coeurs s'ouvraient à la compassion, en pensant que ce n'était pas au bien public, mais à la cruauté d'un seul, qu'ils étaient immolés.

    Ce contexte est important pour comprendre l'évangile de Marc : c'est un évangile qui s'adresse à une communauté déchirée, qui comprend mal que celui en qui ils ont mis leur foi, et qu'ils croient ressuscités, ne soient pas intervenus pour leur éviter la persécution, la souffrance et la mort. Voilà pourquoi Marc, comme pasteur de cette communauté, essaie de les introduire progressivement au mystère de la vie qui doit passer par la souffrance et la mort, un chemin d'abord tracé par leur maître. L'évangile de Marc comporte quelque chose de sombre et tragique dans son plan : tout le ministère de Jésus se passe en Galilée, mais ce ministère est en quelque une préparation avant de se mettre en marche vers Jérusalem où il sera condamné à mort; il n'y a en quelque sorte qu'une seule route, celle qui mène au Calvaire.

    Rappelons qu'un évangile n'est pas un journal des activités de Jésus, et donc il n'est pas possible d'établir une chronologie de ce qui s'est passé au cours de ces deux ans et demie de son ministère. D'après Jean, Jésus serait allé plusieurs fois à Jérusalem. D'après Marc, il n'y serait qu'une seule fois pour y mourir : ce n'est pas un plan « historique », c'est un plan « théologique », où après avoir fait connaître la force du règne de Dieu à l'oeuvre dans son action et dans son enseignement à tout le peuple et y avoir associé ses disciples, il accepte d'affronter la souffrance et la mort. N'ayant pas connu directement Jésus, il semble néanmoins disposer d'une grande richesse de traditions écrites et orales. D'après la tradition, il aurait connu Pierre. Ainsi, il réorganise le matériel dont il dispose y imprimant son talent de grand conteur, d’autant plus que l’évangile était destiné à être proclamé tout haut dans l’assemblée chrétienne. Et surtout, il veut être un catéchète pour ses nouveaux baptisés à qui il veut faire découvrir en qui ils ont mis leur foi.

    Notre péricope appartient à ce moment où Jésus quitte Capharnaüm pour prendre le chemin de Jérusalem. La meilleure route, pour éviter les montagnes de Samarie, était de descendre dans la vallée du Jourdain, et de longer le fleuve du côté est, la Jordanie actuelle, et d’aller ainsi jusqu’à Jéricho, avant de monter sur les hauteurs de Jérusalem. C’est ainsi que Marc écrit : « Partant de là, Jésus va dans le territoire de la Judée, au-delà du Jourdain » (10, 1). Partir pour Jérusalem selon Marc, c’est partir vers le lieu de son procès et de sa mise à mort. Déjà, quelques versets plus tôt, Marc a inséré la deuxième annonce par Jésus des souffrances et de la mort qui l’attendent. C’est ce moment que Marc choisit de parler de divorce. Pourquoi? Après ce temps où Jésus s’est adressé aux foules et devant le refus de beaucoup de l’accueillir, Jésus réserve maintenant la majorité de son enseignement à ceux qui ont accepté de l’accueillir, ses disciples. De plus, la perspective de sa mort rend important la formation de ceux qui constitueront les premières communautés chrétiennes, et poursuivront la proclamation de son message. On peut aussi ajouter que Marc tient à insister sur l’intensification des conflits de Jésus avec les représentants du Judaïsme. Or, sur le plan historique, on sait que Jésus a débattu avec les scribes d’un certain nombre de points de la Loi et des traditions juives, et la question du divorce était un point très discuté dans les milieux Pharisiens. Aussi, alors que Jésus est en route pour Jérusalem, Marc a jugé bon d’insérer une question sur le divorce de la part des Pharisiens, même si la présence de Pharisiens de l’autre côté du Jourdain est improbable, car c’est à Jérusalem qu’on pouvait surtout les trouver.

    Marc avait probablement en mains quelques bouts de traditions et des paroles de Jésus qu’il va essayer de ficeler ensemble. La tradition nous a laissé un écho du style de Jésus dans son interaction avec les gens qui a quelque chose de socratique, i.e. l’emploi de la question pour répondre à une question. On imagine donc une tradition sur l’interaction de Jésus avec des scribes, peut-être Pharisiens, où on veut sa position sur le divorce. L’introduction du v. 3 porte la marque du vocabulaire de Marc. Mais la majeure partie des v. 4 à 6 semble provenir d’une tradition où on aurait posé à Jésus une question sur le divorce et à laquelle Jésus aurait répondu par une contre-question sur la prescription mosaïque, pour ensuite l’expliquer par la dureté du cœur des hommes et terminer en renvoyant au texte de la Genèse (« mâle et femelle il les a fait »), en indiquant sa position : ce que Dieu a joint, qu'un homme ne le sépare pas (v. 9). Selon Meier, cette phrase que Marc reçoit à travers la tradition grecque a de bonnes chances d’être un écho de la parole araméenne de Jésus. Tel serait le contenu de la tradition que reçoit Marc et reflétée un peu par le v. 2, mais surtout par les versets 4-6 et 9.

    Mais Marc tient à étoffer ce récit de base. Tout d’abord, les premiers chrétiens ont réfléchi sur les paroles et l’enseignement de Jésus en relisant dans cette perspective l’Ancien Testament, et chez les chrétiens d’expression grecque, en le relisant à travers le texte de la Septante. Pour comprendre la position de Jésus sur le divorce, ils ont relu le livre de la Genèse, en particulier Gn 2, 24, dont ils ont extrait ceci : « À cause de cela un homme laissera son père et mère, et ils seront les deux en une seule chair ». C’est cette version de la Septante qu’insère Marc. Et pour insister sur cette compréhension de l’église primitive, Marc ajoute (8b) : « ainsi (hōste, une conjonction très marcienne) ils ne sont plus deux, mais une seule chair ». Et cela lui permet d’introduire la position de Jésus qu’il place au v. 9.

    Enfin, au terme de ce récit, Marc trouve logique et approprié d’introduire maintenant la législation ecclésiastique de l’église primitive concernant le divorce, en particulier celle en vigueur dans sa communauté romaine : Quiconque délie (des liens du mariage) sa femme et épouse une autre, il est adultère; et si elle, ayant délié [des liens du mariage] son mari, qu'elle épouse un autre, elle est adultère (v. 11-12). Nous avons ici un début de droit canon. Mais pour bien marquer que nous sommes dans un contexte de communauté chrétienne, après le départ de Jésus, Marc utilise l’artifice géographique d’être à la maison, symbole de l’Église, et que les disciples interrogent Jésus, symbole de la réflexion chrétienne (v.10). Pourquoi avoir mis ce droit canon dans la bouche de Jésus alors qu’il provient de l’église primitive? Pour Marc, la décision de la communauté chrétienne sur le divorce a la même autorité que si elle provenait de la bouche de Jésus.

    On peut faire remarquer que Marc s’est contenté de refléter la casuistique romaine, en l’appuyant d’une tradition sur la position de Jésus concernant le divorce. On chercherait en vain certaines nuances, comme on le trouve chez Paul en 1 Co 7, alors qu’il reprend la position de Jésus sur le divorce, mais admet que certaines situations, comme un conflit avec un conjoint non croyant, autorise le divorce et un remariage, même si le nouveau conjoint doit être chrétien. De même, Matthieu, reflétant sa communauté chrétienne d’orient, peut-être Antioche, admet une exception à la position de Jésus dans un cas d’immoralité sexuelle. Qu’est-ce ces exceptions nous indiquent? La position de Jésus se situe dans un contexte très précis : celui d’une domination totale de l’homme sur la femme, et celui d’un homme qui propose une parole prophétique. En se référant au récit de la Genèse où Dieu créa l’être humain homme et femme, donc sur un pied d’égalité et reflétant chacun à sa façon l’être humain voulu par Dieu, Jésus s’est montré révolutionnaire et attaquait de front la pratique abusive où l’homme traite la femme comme un objet en s’en débarrassant à son gré. On ne peut bien interpréter la parole de Jésus sans connaître ce contexte. Ensuite, la perspective de Jésus n’est pas légale, mais prophétique : il nous livre la vision de Dieu sur le couple, qui en formant une seule chair, anticipe ce que Dieu veut pour l’humanité. Une parole prophétique n’est pas une parole légale, i.e. elle ne répond pas à la question pratique : qu’est-ce qu’on fait si cela échoue? Paul, comme pasteur y a répondu. Matthieu, comme pasteur, y a répondu. Ce n’était pas la mission de Jésus, c’est la nôtre.

    Malgré tout, Marc nous donne sa perspective sur la parole de Jésus concernant le divorce en lui adjoignant un autre récit, celui qui concerne les petits enfants. Marc semble avoir connu une tradition concernant les enfants. Il nous en a donné un écho dans le récit sur un conflit parmi les disciples pour savoir qui est le plus grand (9, 33-37). Et voici qu’il l’insère maintenant après la position de Jésus sur le divorce. On peut être surpris et voir difficilement le lien. Mais justement, il y a un lien entre la femme qu’on répudie et l’enfant à qui on refuse l’accès à Jésus. Les deux sont des mineurs dans la société de l’époque, des êtres sans importance dont on dispose à son gré. Et donc, à sa façon, Marc nous donne le contexte pour comprendre la parole concernant la répudiation de la femme, i.e. un contexte non légale, mais celui du regard de Jésus sur les êtres humains.

    Le texte que nous propose Marc sur les petits enfants (v. 13-16) comporte deux parties. Une première partie, les v. 13 – 15 très marquée par le vocabulaire marcien, et le v. 16 contenant des mots ou des expressions rares qu’on ne trouve pas ailleurs chez Marc. Où Marc a-t-il pu puiser cette scène où on présente à Jésus des enfants et que les disciples repoussent, suivie de l’intervention de Jésus qui les présente comme modèle? Il est possible que l’évangéliste connaissait une tradition sur le sujet, mais la scène porte tellement l’empreinte du vocabulaire de Marc qu’il n’est pas possible de l’isoler. Et surtout, son intention est claire : présenter la position de l’église primitive sur l’accès de petits enfants et des bébés à la communauté chrétienne, et par là au baptême. En particulier, au v. 15 il emploie le même langage juridique que nous avions à propos du divorce, cette fois-ci pour nous présenter la nécessité d’avoir la même attitude que celle d’un enfant, totalement ouvert, avec une gratitude confiante, pour entrer dans le royaume de Dieu, et donc pour l’instant, dans la communauté chrétienne. C’est comme si Marc avait transposé à l’époque de Jésus le débat qu’ont eut les premiers chrétiens sur la place des enfants dans la communauté. Et pour justifier la position finale de l’Église, il pouvait utiliser ce que la tradition nous a laissé de l’interaction de Jésus avec les enfants et qu’il nous présente au v. 16 : « Et les ayant enserré dans ses bras, il les bénissait en posant les mains sur eux »

    Ainsi à travers cette marche de Jésus vers sa mort à Jérusalem, Marc centre notre attention sur l’héritage que Jésus a laissé à ses disciples, et en particulier dans notre péricope, sur deux pratiques de l’église primitive, l’une sur le divorce, l’autre sur la place des petits enfants dans la communauté, deux pratiques que les premiers chrétiens ont établies en se basant sur l’enseignement de Jésus.

  5. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

    1. Suggestions provenant des différents symboles du récit

      Les symboles dans ce récit sont extrêmement nombreux. Choisissons-en quelques uns.

      • « Femme ». Dans le monde patriarcal de la Bible, la femme demeure une mineure toute sa vie et l’homme pouvait en disposer quand elle ne lui plaisait plus. Aujourd’hui nous sommes confrontés au féminicide. Toutes les époques, toutes les civilisations et toutes les religions sont confrontées à sa vision de la femme. Quel éclairage apporte notre récit?

      • « Lien matrimonial ». Un lien peut exister à plusieurs niveaux. Il y a les liens sentimentaux, les liens pratiques demandés dans un travail de collaboration, il y a les liens de solidarité, il y a les liens contractuels et juridiques. Nous pouvons vivre tous ces liens à la fois. Quel est notre perception de ce lien qu’on appelle « matrimonial »? Où le situons-nous par rapport à ce que nous révèle le récit de Marc?

      • « Répudiation ». C’est le geste de renvoyer quelqu’un qui ne comble plus ses besoins, c’est mettre fin à un lien de quelque type que ce soit : répudier un ami, un collaborateur, un fournisseur, un parent, un conjoint. N’est-ce pas parfois justifié? Quand est-ce que la répudiation est une action appropriée, quand est-ce qu’elle ne l’est pas. Notre récit peut-il nous éclairer?

      • « Une seule chair ». Cette expression qui nous vient de la Genèse est très forte, car elle signifie deux personnes deviennent un seul être. Tout d’abord est-ce possible? Est-ce souhaitable? À quelle condition? Pourquoi voudrions-nous devenir un seul être, et pourquoi cela ferait-il partie du projet de Dieu? N’est-ce pas ce que propose notre récit?

      • « Enfant ». L’enfant dont parle le Nouveau Testament ne renvoie pas un être innocent, pur et sans imperfection morale, mais à l’être totalement dépendant et sans grande valeur sociale? Ce symbole de la dépendance totale peut heurter une société où l’idéal est de devenir indépendant et tout contrôler. Mais peut-on contrôler ce qui nous dépasse? La seule option devant ce qui nous dépasse n’est-elle pas de le recevoir avec gratitude? N’est-ce pas ce que nous enseigne notre récit?

    2. Suggestions provenant de ce que nous vivons actuellement

      Le défi ici est de considérer comment un passage évangélique peut fournir un éclairage sur des événements comme ceux-ci :

      • La pandémie a entraîné le confinement des gens, ce qui a créé beaucoup de stress pour les couples. On a pu observer beaucoup de tensions, sinon des conflits. Qu’est-ce qui permet aux couples de survivre ces moments difficiles, et même de grandir? Notre récit peut-il y contribuer?

      • Il semble qu’il n’y ait pas de limite aux malheurs d’un peuple. Haïti a vu son président être assassiné, avant de connaître un nouveau tremblement de terre. La dureté de la vie marque son visage. Comment un tel peuple peut-il recevoir la parole de Jésus : « quiconque n'accueille pas le domaine de Dieu à la manière d'un enfant, n'y a pas accès »? Peut-il croire en des jours meilleurs, et que ces jours meilleurs lui seront donnés gratuitement?

      • Les Talibans sont sur le point de contrôler tout l’Afghanistan. Cela implique que la scolarisation des femmes ne sera plus permise et qu’elles devront porter la burqa ou le niqab. C’est le retour de leur oppression, un grand recul. Quelle place occupe notre récit pour maintenir l’espérance dans l’expression de la grandeur de la femme?

      • Lors du confinement provoqué par la pandémie, plusieurs ont perdu leur emploi, ce qui a créé une crise quant à la possibilité de perdre son logement. Certaines lois qui empêchaient l’éviction ne font que retarder le problème. C’est vivre une grande fragilité que de ne pas être sûr de pouvoir se loger. Dans un tel contexte, proposer comme modèle l’enfant dépendant n’est-il pas effronté? Mais n’est-ce pas la voie pour un profond changement de société?

      • Au Canada, on estime qu’il y a un féminicide (une femme ou une fille tuée en raison de son genre) tous les deux jours et demi. En 2020, cela représente le meurtre de 160 femmes. Cela ne révèle-t-il pas un problème dans les relations homme-femme? Comment peut-on changer les choses? Notre récit peut-il y contribuer?

 

-André Gilbert, Gatineau, août 2021