Marc 10, 2-16 Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: d'abord un regard sur le texte grec qui comporte parfois des variantes, avant de procéder à une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation. Sommaire Le récit en lui-mêmeJésus se fait poser une question par les Pharisiens sur une pratique courante juive, celle où un homme répudie sa femme. Après s’être fait préciser la prescription de Moïse d’émettre un billet de divorce, Jésus donne la raison de cette prescription : la dureté du cœur humain, puis oppose cette pratique à la vision de Dieu du couple telle qu’explicitée par le livre de la Genèse : l’être humain a été créé homme et femme, et donc il est naturel que l’homme quitte tout pour rejoindre sa femme et ne former qu’un seul être avec elle. Jésus résume ainsi sa position aux Pharisiens : « que l'homme n'aille pas diviser ce que Dieu a uni ». S’en suit une règle générale adressée aux disciples : ni l’homme ni la femme ne doive initier un divorce, sinon ils sont adultères. Ce récit est complété par un deuxième où on veut présenter à Jésus des petits enfants ou des bébés, mais les disciples s’y opposent. Cela provoque l’irritation de Jésus qui demande de laisser ces enfants venir à lui, car ils sont un modèle dans l’accueil de royaume de Dieu. Le récit se termine avec Jésus qui serre dans ses bras ces petits enfants et appelle la bénédiction de Dieu sur eux. Le vocabulaire Au début du récit concernant le divorce (v. 2-6), Marc semble utiliser une tradition, mais qu’il reprend à sa façon. On voit son empreinte à travers quelques mots qui font partie de son vocabulaire, comme « interroger » (eperōtaō), « il est permis » (exesti), « au début » (archē), « création » (ktisis). Puis il insère textuellement le texte grec de la Septante de Gn 1, 27 (v. 6b), puis Gn 2, 24 (v. 7-8a). C’est à ce moment qu’il reprend la plume avec hōste (ainsi) pour renchérir sur la citation de la Septante, avant d’insérer une version grecque d’une parole qui semble venir du Jésus historique (« ce que Dieu a joint, qu'un homme ne le sépare », v. 9). Au v. 10 on retrouve l’évangéliste-conteur avec l’artifice littéraire d’une rencontre à la maison et le vocabulaire qui lui est propre : « maison » (oikia), « disciples » (mathētēs), « interroger » (eperōtaō), « de nouveau » (palin). Et dans la bouche de Jésus, Marc placera ensuite le texte du mini droit canon en vigueur dans la communauté romaine concernant le divorce de l’homme et de la femme qu’il introduira par une expression qui lui est propre : « Quiconque le cas échéant » (hos an). Dans le deuxième récit, celui autour de la place des petits enfants (v. 13-16), il faut distinguer trois parties, le cœur du récit (v. 13-14), une affirmation solennelle (v. 15) et la finale (v. 16). Le cœur du récit est fortement marqué par le vocabulaire de Marc comme « petit enfant » (paidion), « toucher » (haptō), « rabrouer » (epitimaō), « laisser » (aphiēmi), « venir » (erchomai), « tel » (toioutos). Suit une affirmation solennelle de Jésus que Marc introduit par une expression qui lui est propre : « le cas échéant » (hos an). Marc reprend ici la même approche que celle utilisée dans la question du divorce pour introduire le mini droit canon en vigueur dans la communauté romaine, cette fois-ci pour introduire un mini droit canon concernant la place des enfants dans la communauté. Enfin, la finale du v. 16 n’appartient pas à son vocabulaire et semble une copie de la tradition qu’il a reçue. Structure et composition Notre péricope contient deux récits distincts, concernent deux êtres qui, dans la société palestinienne, était considérés comme des mineurs et sans véritable place dans la société : la femme, le petit enfant. Dans le premier récit Marc rassemble des éléments épars : une tradition de l’interaction de Jésus avec les scribes-Pharisiens concernant le divorce qui se terminait avec sa position : « ce que Dieu a joint, qu'un homme ne le sépare pas », et justifiée par une référence à Gn 1, 27 (« mâle et femelle il les a fait »); à cela Marc ajoute une référence à Gn 2, 24 (« À cause de cela un homme quittera son père et mère, et ils seront les deux en une seule chair »), une référence qui lui vient sans doute de l’église primitive qui a cherché à mieux comprendre la position de Jésus, une référence sur laquelle il va insister en ajoutant : « ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair »; alors que le récit proprement dit est terminé, Marc tient à ajouter la législation en vigueur dans sa communauté romaine concernant le divorce, et donc l’introduit par l’artifice géographique d’une retour à la maison, symbole de la communauté chrétienne, et de l’interrogation des disciples, symbole de la réflexion des chrétiens sur le message de Jésus, puis par le terme « le cas échéant » typique d’une législation qui aborde des cas hypothétiques; cette législation est dans la bouche de Jésus, car pour Marc elle a la même autorité que si c’était Jésus lui-même qui l’avait émise. Notre deuxième récit sur la place des petits enfants est aussi composé d’éléments différents. Le cœur du récit (v. 13-14) où on présente à Jésus des enfants auquel s’oppose les disciples, ce qui entraîne l’intervention de Jésus, qui les présente comme un modèle par rapport le royaume de Dieu, pourrait provenir d’une tradition qu’il avait en main, mais sa façon de raconter porte tellement la marque de sa plume et semble tellement faire écho à la question communautaire de l’accès des petits enfants à la communauté, et donc au baptême, qu’il devient difficile de voir ce qui pourrait remonter au Jésus historique. Avec cette intervention de Jésus, le récit est terminé. Mais Marc ajoute ce qui apparaît comme une affirmation solennelle (v. 15), mais qu’il introduit avec une expression typique d’une législation communautaire, « quiconque le cas échéant », ce qui laisse deviner que nous sommes devant une décision de l’église primitive concernant l’accès des petits enfants à la communauté, et donc au baptême. Pour donner toute son autorité à cette décision communautaire, Marc la met dans la bouche de Jésus et l’introduit par : « Amen, je vous le dis ». Enfin, la finale, le v. 16, où Jésus enserre les petits enfants de ses bras et appelle la bénédiction de Dieu sur eux en posant les mains sur eux, présente un vocabulaire tout à fait étranger à l’évangéliste et provient fort probablement d’une tradition très ancienne. Pourquoi a-t-il tenu à ajouter cette finale à son récit qui a peu de valeur théologique et christologique? Peut-être voulait-il nous donner la tradition qui lui a servi à créer le début de notre récit, et de laquelle l’Église a pu inférer la position qu’aurait prise Jésus si on lui avait posé la question de la place des enfants dans la communauté. Intention de lauteur À travers cette marche de Jésus vers sa mort à Jérusalem, Marc centre notre attention sur l’héritage que Jésus a laissé à ses disciples, et en particulier dans notre péricope, sur deux pratiques de l’église primitive, l’une sur le divorce, l’autre sur la place des petits enfants dans la communauté, deux pratiques que les premiers chrétiens ont établies en se basant sur l’enseignement de Jésus.
|
|
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Pharisaioi (Pharisiens) |
Pharisaioi est le nom Pharisaios au nominatif masculin pluriel, le nominatif étant requis, car ce nom est sujet du verbe s’approcher. Dans notre critique textuelle, nous avons déjà noté que le mot n’est pas précédé de l’article défini. Et donc il faut traduire par « des Pharisiens », et non « les Pharisiens », ce qui signifie que Marc tient à faire référence à un groupe de Pharisiens, et non aux Pharisiens en général.
Pour une présentation sur les Pharisiens, on se réfèrera à J.P. Meier. Résumons les éléments principaux.
On ne sait pas le degré de connaissance que Marc avait des Pharisiens. Cela importe peu dans la mesure où ce qui compte pour nous est le rôle qu’il leur fait jouer dans son récit. Ce rôle entre parfois en conflit avec ce que nous savons sur le plan historique : en effet, Marc place plusieurs scènes d’interaction des Pharisiens avec Jésus en Galilée, alors qu’il semble qu’on ne trouvait des Pharisiens qu’en Judée, plus particulièrement à Jérusalem; Marc donne l’impression que ce sont les Pharisiens, avec les Hérodiens, qui sont la cause de la mort de Jésus, alors que sur le plan historique ils ne semblent avoir joué aucun rôle. Considérons le rôle que Marc fait jouer aux Pharisiens. L’évangéliste nous présente sept scènes où les Pharisiens interviennent avec une question.
Comment résumer ce que nous venons d’affirmer? Dans sa composition, Marc a introduit le personnage des Pharisiens pour représenter les Judaïsme dans son orthopraxie et son intransigeance. Cela lui permettait de mettre en contraste l’attitude, le message et la mission de Jésus. Prenons l’exemple de Jésus qui mange chez Lévi (Mc 2, 13-17). En soi, la scène est banale et ne mériterait pas d’être signalée. Mais en mentionnant que des Pharisiens « le suivaient » (2, 16), cette scène va devenir en quelque sorte une anomalie, une réalité inhabituelle : l’attitude de Jésus rompt avec le comportement des plus religieux des Juifs. C’est ainsi qu’avec le personnage des Pharisiens, Marc va mettre en lumière l’attitude, le message et la mission de Jésus qui se détache par contraste du Judaïsme pur et dur. Même si cela a peu de sens d’introduire des Pharisiens en Galilée, l’important est de créer une trame où l’opposition à Jésus va grandissant; le temps révèle de plus en plus l’incompatibilité entre l’évangile et l’attitude figée du Judaïsme. À travers son évangile, Marc prend position dans le débat qui sévit au sein même de sa communauté. |
Le nom Pharisaios dans la Bible | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
proselthontes (s'étant approchés) |
Proselthontes est le verbe proserchomai au participe aoriste, au nominatif masculin pluriel, s’accordant avec le nom "Pharisiens". Il est formé de la préposition pros (vers) et du verbe erchomai (venir, aller), et donc signifie : venir à, aller vers, et donc s’approcher de, s’avancer vers. Il est peu présent dans le Nouveau Testament en dehors des évangiles-Actes, mais il est au cœur du vocabulaire de Matthieu : Mt = 55; Mc = 5; Lc = 10; Jn = 1; Ac = 10. Le verbe exprime l’idée qu’un personnage veut entrer en interaction avec un autre, et donc sert d’introduction à une action ou à une parole.
Chez Marc, une seule occurrence a Jésus pour sujet alors qu’il s’approche de la belle-mère de Pierre pour la faire se lever (1, 31); le verbe « s’approcher » introduit l’intervention miraculeuse de Jésus. Les autres occurrences servent d’introduction soit à une action, d’abord celle demandée par les disciples de renvoyer la foule (6, 35), puis celle de Judas venu donner le baiser du traître (14, 45), soit à une parole, comme celle des Pharisiens (10, 2) ou d’un scribe (12, 28), deux cas où on pose à Jésus une question. Notons que le verbe « s’approcher » est toujours chez Marc au participe aoriste (« s’étant approché »), ce qui dénote le caractère un peu stéréotypé de son utilisation, un écho de son style un peu frustre. Ici, le verbe « s’étant approché » exprime l’idée que les Pharisiens veulent entrer en interaction avec Jésus, et donc sert d’introduction à leur question. |
Le verbe proserchomai dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
epērōtōn (ils l'interrogeaient) |
Epērōtōn est le verbe eperōtaō à la 3e personne pluriel de l’imparfait. Il est formé de la préposition epi (sur) et du verbe erōtaō (faire une demande), et donc signifie : interroger. Il n’apparaît que dans les évangiles-Actes, à l’exception d’une citation d’Isaïe en Rm 10 et d'un ajout non-paulinien en 1 Co: Mt = 8; Mc = 25; Lc = 17; Jn = 2; Ac = 2; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Comme on peut le constater, il appartient au vocabulaire de Marc. Ici, le verbe est à l’imparfait, donc désigne une action continue qui dure dans le temps : c’est une discussion qui est entamée avec un mouvement de va et vient entre les personnages.
Il est rare que l’évangile de Marc, le plus court de tous, présente une fréquence de mots plus élevée que chez les autres. Comment expliquer cette situation avec le verbe « interroger »? Nous proposons trois réponses.
Ici, au v. 2, ce sont les Pharisiens qui interrogent Jésus. C’est un cas où Matthieu, qui reprend cette scène, transforme la phrase et évite d’utiliser le verbe « interroger » avec la formule : « (les Pharisiens) le mettant à l’épreuve et disant : "S’il est permis…" ». Mais Marc ne voit pas de problème avec la formule : « ils (les Pharisiens) l’interrogeaient s’il est permis… ». |
Le verbe eperōtaō dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
exestin (il est permis) |
Exestin est le verbe exestin à la 3e personne de l’indicatif présent actif. C’est un verbe impersonnel qui signifie : il est permis. Il n’est pas très fréquent et n’apparaît que dans les évangiles-Actes, à l’exception de quelques occurrences dans les deux épitres aux Corinthiens : Mt = 9; Mc = 6; Lc = 5; Jn = 2; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Nous sommes devant le vocabulaire de Marc qui l’a introduit dans les évangiles : en effet, les 5 occurrences chez Luc sont dépendantes de Marc, et chez Matthieu, sur ses 9 occurrences, 7 proviennent de Marc. Quand on examine l’utilisation de ce verbe dans le Nouveau Testament, on note qu’il apparaît dans un certain nombre de contextes qu’on peut regrouper en 5 catégories :
Ici, le verbe « il est permis » nous introduit dans le contexte des lois matrimoniales. Mais on peut alors se demander : que vient faire cette question juridique dans les évangiles? Ne sommes-nous pas loin de la prédication sur le royaume de Dieu? Et surtout, pourquoi va-t-on à Jésus pour obtenir une réponse à une question légale? Tout d’abord, il semble que Jésus ait accepté dans sa vie publique d’entrer en interaction avec les scribes, qu’ils soient Pharisiens ou non. Or, ces scribes étaient des spécialistes de la Loi, et donc comme tout juriste, aimaient débattre des points de la Loi, tant écrite qu’orale. Selon J.P. Meier qui a analysé la valeur historique des textes évangéliques sur le sujet, Jésus aurait accepté de discuter et de prendre position sur deux questions, celle des serments, et celle du divorce. Ainsi, les évangiles auraient conservé une tradition sur les interventions de Jésus dans le domaine de la Loi. Malheureusement, on ne connaît pas le détail du contexte dans lequel Jésus aurait fait ses interventions, car le contexte évangélique présente un travail éditorial assez visible. Pour Marc, la scène se passe en Judée alors que l’opposition contre Jésus grandit et qu’on lui tend des pièges. Il reste que la réponse de Jésus, comme on le verra, n’est pas celle d’un juriste, mais d’un prophète qui rappelle la vision de Dieu sur l’union de l’homme et de la femme, et en cela, évoque le royaume de Dieu. |
Le verbe exestin dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
andri (mari) |
Andri est le nom anēr au datif masculin singulier, le datif étant requis par le verbe « il est permis », car le nom joue ici le rôle de complément d’attribution. Il désigne un homme mâle, par opposition à une femme. Il est bien sûr fréquent dans le Nouveau Testament, surtout chez Luc : Mt = 8; Mc = 4; Lc = 27; Jn = 8; Ac = 100; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Dans la langue grecque, deux mots sont habituellement traduits par « homme » : le mot anthrōpos, qui nous a donné le mot « anthropologie » et qui désigne l’homme en général ou le genre humain, tout en étant parfois plus spécifique en désignant le genre masculin, et le mot anēr, au génitif : andros, qui nous a donné les mots androgyne, andropause, androïde, et le nom propre André, qui désigne l’homme de sexe masculin. Dans les évangiles-Actes, on peut repérer quatre contextes où le mot anēr est utilisé.
Une impression générale se dégage quand on parcourt l’usage des mots anēr et anthrōpos dans les évangiles-Actes : ils apparaissent ensemble plus de 500 fois, alors que le mot gynē (femme) se limite à 128 occurrences. Nous sommes dans une société patriarcale. Le mot anēr n’appartient pas au vocabulaire habituel de Marc. Sur les quatre occurrences du mot dans son évangile, deux se retrouvent dans notre péricope concernant le lien conjugal, une autre sert à désigner Jean-Baptiste (6, 20), et enfin, dans la scène de la multiplication des pains, elle fait référence aux participants masculins. Ici, au v. 2, le mot anēr doit être traduit par « mari », car nous sommes dans un contexte de lien conjugal. |
Le nom anēr dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
apolysai (délier) |
Apolysai est le verbe apolyō à l’infinitif actif aoriste. Il est formé de la préposition apo (à partir de, loin de) et du verbe lyō (lier), et donc signifie littéralement : délier ou enlever le lien. Il n’existe presqu’uniquement que dans les évangiles-Actes dans tout le Nouveau Testament (la seule exception est Hébreux 13, 23) : Mt = 19; Mc = 12; Lc = 14; Jn = 5; Ac = 15. Sa signification est déterminée par son contexte. Et quand on regarde l’ensemble des textes, on peut regrouper les contextes à quatre grandes catégories :
Comme on le constate, l’idée est toujours la même : un lien existe, et ce lien est brisé. À partir de l’ensemble des textes évangiles-Actes, on peut établir le tableau suivant.
Malgré le nombre d’occurrences du verbe apolyō dans les évangiles, ce dernier apparaît surtout lors de trois événements :
Chez Marc, l’utilisation de « délier » se limite aux trois contextes que nous venons de nommer, et ce verbe ne semble pas appartenir à son vocabulaire habituel; il faisait probablement partie de la tradition qu’il reçoit, en particulier sur la question du divorce. Par exemple, Marc aurait pu utiliser le verbe aphiēmi (congédier, renvoyer, répudier), un verbe de son vocabulaire qu’il utilise 34 fois dans son évangile, pour parler du divorce, comme le fait Paul en 1 Co 7, 11 : « que le mari ne répudie (aphiēmi) pas sa femme ». On peut imaginer que la tradition qu’il reçoit parlait de « délier ». Parler de « délier » (apolyō) comporte une note juridique : car le mariage est un contrat social qui lie deux partis, et donc il est tout à fait juste de voir le bris de ce contrat comme l’action de délier les partis. Mais il faut s’empresser d’ajouter qu’en Palestine seul l’homme pouvait prendre l’initiative d’un divorce, i.e. de délier la femme, car celle-ci, comme les enfants d’ailleurs, demeuraient mineures toute leur vie, n’étant pas des sujets de droit (les femmes ne pouvaient pas par exemple témoigner dans un procès, leur témoignage n’ayant aucune valeur légale). Pour bien comprendre le divorce dans le milieu palestinien, il faut d’abord saisir ce qu’était le mariage. Celui-ci relevait de pratiques familiales où l’état n’était pas impliqué. Dans le monde juif, le processus matrimonial se déroulait en deux étapes : 1) l’échange formel des consentements devant témoins, et après environ un an, 2) le départ de la mariée pour la maison familiale du marié et le début de la cohabitation. Le consentement avait habituellement lieu quand la jeune fille avait 12 ou 13 ans. L’échange des consentements de l’étape 1 constituait le mariage légalement ratifié selon les termes modernes, car il donnait à l’homme tous les droits sur la jeune fille; elle était dès lors sa femme et toute infraction relevait de l’adultère. C’est exactement la situation dont parle Matthieu 1, 18 (« Sa mère Marie avait été fiancée à Joseph ; mais avant qu'ils ne commencent à vivre ensemble, il s'est avéré qu'elle était avec un enfant ») : Joseph et Marie ont franchi l’étape des consentements, et donc sont considérés comme légalement mariés, même si la cohabitation n’a pas encore commencé, et c’est pourquoi la seule option possible pour Joseph devant sa femme enceinte est le divorce. C’est ce qu’écrit Matthieu au verset suivant : « Son mari Joseph était un homme droit, mais il ne voulait pas l'exposer à la honte publique ; il décida donc de la délier (apolyō) [des liens du mariage] discrètement. |
Le verbe apolyō dans Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
gynaika (femme) |
Gynaika est le nom gynē à l’accusatif féminin singulier, l’accusatif étant requis car le nom est complément d’objet direct du verbe délier : c’est l’homme qui délie la femme. Le nom nous a donné en français les mots gynécologie ou gynécée. Il revêt deux significations, une personne de sexe féminin, et la conjointe d’un homme. Il revient bien sûr régulièrement dans les évangiles : Mt = 29; Mc = 17; Lc = 41; Jn = 22; Ac = 19; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Ces statistiques donnent un peu une idée de la place respective que ces évangélistes donnent à la femme : Luc peut être considéré comme l’évangéliste des femmes en raison de la place qu’il leur donne, suivi de manière surprenante par le Juif Matthieu, et enfin Jean et Marc.
Quand on parcourt les évangiles-Actes, on note que les deux grandes significations du mot se répartissent ainsi :
Les occurrences de gynē comme épouse seraient encore beaucoup moins élevées s’il n’y avait pas le récit autour des Sadducéens qui veulent ridiculiser la foi en la résurrection, et donc évoquent la situation d’un homme mort sans enfants, et dont les sept frères ont le devoir de la prendre pour épouse, un récit présent dans les trois récits synoptiques où le mot apparaît au total 17 fois. Quoi qu’il soit, demandons-nous : qui sont ces femmes? Quels rôles jouent-elles? Si on élimine les références génériques, on obtient le portrait suivant : La femme comme épouse :
La femme comme personne du genre féminin :
Cette compilation donne l’impression que les femmes occupent une place significative dans les évangiles-Actes, malgré le fait que nous soyons dans une société patriarcale. Elle nous montre que Jésus est entré régulièrement en interaction avec des femmes, et la tradition a retenu qu’elles ont été les premiers témoins de sa résurrection. L’évangile de Marc n’est pas celui où la mention des femmes est la plus fréquente. Néanmoins, quatre scènes les mettent en vedette : Hérodiade dans la mort de Jean-Baptiste (6, 17), l’hémorroïsse dont la foi causera sa guérison (5, 25), la syro-phénicienne dont la foi persistante apportera la guérison à sa fille (7, 25), la femme qui répand sur la tête de Jésus un parfum de nard pur et très coûteux (14, 3), expression de ses sentiments pour lui qui devient pour Marc l’annonce de sa mort. Et une cinquième scène peut être ajoutée : des femmes bien identifiées à la mort de Jésus, des femmes « qui le suivaient et le servaient quand il était en Galilée » (15, 41) et qui étaient montées avec lui à Jérusalem; elles voudront compléter l’embaumement, et feront l’expérience du tombeau vide et seront les premières à recevoir l’annonce de la résurrection de Jésus. Ainsi, à part Hérodiade, le portrait des femmes est très beau : des personnes de foi qui se sont attachées à Jésus et ont cru en lui, et l’ont suivi jusqu’à la croix. Or, notre v. 2 mentionne les femmes dans un tout autre contexte : celui d’un homme qui veut briser le lien avec sa conjointe, en quelque sort l’expulser. Rappelons-nous que selon Ex 20, 17 la femme était une possession de l’homme au même titre que son champ, son bœuf et son âne. |
Le nom gynē dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
peirazontes (le mettant à l'épreuve) |
Peirazontes est le verbe peirazō au participe présent actif, au nominatif masculin pluriel, le nominatif étant requis parce que le verbe qualifie le nom Pharisiens. Il signifie d’abord « essayer » ou « tenter » une action. Par exemple :
Mais « essayer » désigne le fait de mettre à l’essai, de faire des tests, et donc de vérifier la qualité d’une chose, et pour les personnes, de les examiner et de les mettre à l’épreuve. Par exemple, Paul demande aux Chrétiens de vérifier la qualité de leur foi :
Quand la mise à l’essai provient d’une intention malveillante, alors on parlera plutôt de « piéger » quelqu’un :
Le verbe n’est pas très fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 6; Mc = 4; Lc = 2; Jn = 2; Ac = 5; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. En fait, dans les récits synoptiques, le verbe n’apparaît que dans deux types de situation. La première situation est celle où Jésus subit les épreuves organisées par Satan selon Marc, par le diable selon Matthieu et Luc (source Q), et selon ces derniers, ces épreuves couvraient les désirs de pouvoir, de possession et ceux reliés aux besoins biologiques; l’idée est de présenter Jésus subissant comme tout être humain normal diverses pulsions contraires et qui a su demeurer en tout cela fidèle à Dieu et à la mission qui lui a été confiée. La deuxième situation est celle créée par les Pharisiens, présentés comme des adversaires de Jésus, qui lui posent diverses questions afin de le piéger et pouvoir l’accuser. Seul Jean nous offre une scène où c’est Jésus qui prend l’initiative de mettre à l’épreuve ses disciples (Jn 6, 6), afin de vérifier le degré de leur foi. Chez Marc, sur les quatre occurrences du verbe, une renvoie à l’épreuve de Jésus au début de sa mission (1, 13) et les trois autres décrivent le désir des Pharisiens de le prendre au piège; ces dernières apparaissent vers la fin de la mission de Jésus alors que l’hostilité des Pharisiens ne cessent de grandir : on lui demande un signe venant du ciel (8, 11), donc « un petit miracle », une demande ironique après que Jésus eut nourrit 4 000 hommes; il y a la question sur le divorce de notre verset 2; et enfin il y a la question politique de l’impôt à César où on pourrait accuser Jésus soit de révolutionnaire, s’il proposait de ne plus payer l’impôt, soit de proromain, et donc anti-juif, s’il proposait de payer l’impôt. En quoi la question sur le divorce de notre verset 2 est-il un piège? Cette question arrive soudainement sans qu’on sache pourquoi. Et par la suite, on n’aura aucune réaction des Pharisiens, nous donnant l’impression qu’on a perdu le contexte originel de cette question, Marc l’ayant insérée de manière un peu superficielle dans un nouveau contexte alors que Jésus s’approche de Jérusalem. Quoi qu’il en soit, on sait que la question du divorce était vigoureusement débattue dans le milieu des juristes juifs, et on peut penser que les Pharisiens voulaient forcer Jésus à prendre position pour un camp et contre l’autre, et donc s’attirer une certaine opposition. On peut penser aussi que cette question était débattue dans la communauté chrétienne de Rome, comme on sait qu’elle a été débattue à Corinthe, comme en témoigne 1 Co 7, 1-16. |
Le verbe peirazō dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 3 Dans sa réponse, Jésus leur dit: "Quelles sont les règles que vous a données Moïse?"
Littéralement : Puis, lui, ayant répondu (apokritheis), il leur dit: "Que vous a prescrit (eneteilato) Moïse (Mōusēs) ?" |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
apokritheis (ayant répondu) |
Apokritheis est le verbe apokrinomai au participe aoriste passif, au nominatif masculin singulier, s’accordant avec le nom masculin Petros. Il est formé de la préposition apo (à partir de) et du verbe krinō (décider, choisir, juger, interpréter) : littéralement, prendre une décision ou émettre un jugement à partir de ce qui a été dit, d’où « répondre ». Il est extrêmement fréquent (le 10e verbe pour le nombre d'occurrences) dans les évangiles-Actes : Mt = 55; Mc = 30; Lc = 46; Jn = 78; Ac = 20.
Mais ce qui est remarquable dans les évangiles, c’est de retrouver régulièrement la structure littéraire : « répondre et dire », le premier souvent au participe aoriste et le dernier exprimé par le verbe legō (dire) ou phēmi (déclarer), souvent au passé, par exemple : « Mais ayant répondu, il (Jésus) dit » (Mt 15, 24); pour se convaincre de la fréquence de cette structure, il suffit de regarder les chiffres : Mt = 50; Mc = 19; Lc = 40; Jn = 32. Comme on le constate, Matthieu est un peu le champion de ce style. Pourquoi ajouter le verbe répondre quand on utilise déjà le verbe dire pour introduire ce qu’un interlocuteur est sur le point d’exprimer en style direct, i.e. pourquoi alourdir la phrase avec « répondre et dire » quand on pourrait simplement avoir « dire »? Il semble que pour l’auteur évangélique, cela accentue l’aspect « dialogue » ou l’interaction entre les actants. En effet, la mention qu’un actant « répond » accentue le lien avec ce qui précède. Chez Marc l’expression « répondre et dire » est bien présente, comme c’est le cas ici au v. 3, mais moins que chez Matthieu et Luc. Il y a chez lui une utilisation du verbe « répondre » qui pourrait nous surprendre, car cette utilisation ne suit pas nécessairement une question à laquelle quelqu’un répondrait. En effet, à plusieurs reprises ce verbe exprime le simple fait de réagir. Par exemple, quand on dit à Jésus que sa mère et ses frères sont dehors, en train de le chercher, Marc exprime ainsi la réaction de Jésus :
Aucune question n’a été posée, le verbe apokrinomai introduit simplement la réaction de Jésus. De même, le verbe apokrinomai est parfois simplement synonyme de « prendre la parole ». Par exemple, Marc commence une nouvelle scène alors que Jésus se rend au temple pour enseigner à des gens, et écrit donc :
Encore une fois, il n’y a aucune question, mais simplement l’indication qu’on se met à parler. On pourrait mettre cela sur le compte du style un peu « négligé » de Marc où la précision des mots n’est pas si importante. C’est pourquoi Matthieu et Luc, en recopiant Marc, ont souvent éliminé ce verbe « répondre », comme dans cet exemple où les disciples font remarquer à Jésus en train de prêcher que l’heure est tardive et qu’il faudrait renvoyer la foule pour qu’elle aille se ravitailler dans les villages voisins :
Quand on examine les cas où Jésus est le sujet du verbe « répondre » chez Marc, on note qu’il y a trois scènes où Jésus répond vraiment à une question directement posée :
On aura noté que les deux premières questions auxquelles doit répondre Jésus fait partie des sujets de discussion dans le milieu des scribes juifs, et il est probable que Jésus ait interagi avec eux. Ainsi nous aurions ici une note historique, même si tout le contexte est peut-être artificiel. |
Le verbe apokrinomai dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
eneteilato (il a prescrit) |
Eneteilato est le verbe entellō à l’aoriste actif moyen, 3e personne du singulier. Il signifie : prescrire, commander, enjoindre. C’est un verbe très peu utilisé dans le Nouveau Testament et les quelques occurrences n’apparaissent presqu’exclusivement dans les évangiles-Actes : Mt = 4; Mc = 2; Lc = 1; Jn = 4; Ac = 2; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Dans les évangiles-Actes, si on écarte les deux occurrences (Mt 4, 6; Lc 4, 10) qui sont une citation du texte de la Septante du Psaume 71, on se retrouve avant tout avec deux sujets au verbe « prescrire » : Moïse et Jésus. Commençons avec Moïse. Pour un Juif, toute la vie pratique est réglée par les prescriptions de la Loi qui sont toutes attribuées à Moïse. Les évangiles font référence à deux de ces prescriptions : la règle sur le divorce (Mc 10, 3; Mt 19, 7), et la règle sur l’adultère (Jn 8, 5). Les premiers chrétiens du milieu Juif se sont représenté Jésus comme le nouveau Moïse, ce qui est assez clair chez Matthieu. Aussi, ce n’est plus Moïse qui donne maintenant ses prescriptions, mais Jésus. Ces prescriptions concernent toute la vie chrétienne. Ainsi, dans sa dernière scène de Jésus ressuscité, Matthieu écrit :
On a un langage semblable chez Jean : « Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous prescris (entellō)… Ce que je vous prescris (entellō), c'est de vous aimer les uns les autres » (Jn 15, 14.17). Même quand c’est le Père qui prescrit (Jn 14, 14), c’est aussi Jésus qui prescrit, car lui et le Père ne font qu’un. Et dans les Actes des Apôtres on retrouve le même langage que Matthieu avec cette phrase : « jusqu'au jour où, après avoir donné ses prescriptions (entellō) aux apôtres qu'il avait choisis sous l'action de l'Esprit Saint, il fut enlevé au ciel » (Ac 1, 2). Au v. 3, il s’agit d’une prescription de Moïse sur le divorce, et donc nous sommes dans un milieu Juif. Ce fait ainsi que la considération que « prescrire » (entellō) ne fait pas partie du vocabulaire Marcien nous donne l’indice que nous sommes devant un motif qui pourrait remonter au Jésus historique. |
Le verbe entellō dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Mōusēs (Moïse) |
En grec, ce mot peut avoir aussi la forme Mōsēs ou Mōuseus, et traduit l'Hébreu Mōše. On sera sans doute surpris d'apprendre que c'est chez l'évangéliste le plus Juif que le mot apparaît le moins souvent : Mt = 7; Mc = 8; Lc = 10; Jn = 13; Ac = 19. Et même là, sur les sept occurrences, quatre sont une simple reprise de Marc, et quant aux trois mentions qui lui sont propres, deux proviennent de l'extension que Matthieu donne à la controverse de Marc sur le divorce; ce qui laisse un cas vraiment unique, Mt 23, 2.
Quand on parcourt les évangiles et les Actes, on observe que le terme revêt deux grandes significations : d'une part, il fait référence à la personne historique de Moïse (22 fois, par exemple Mc 9, 4 : « Elie leur apparut avec Moïse et ils s'entretenaient avec Jésus »), d'autre part, il fait référence au Pentateuque, ces cinq premiers livres de l'Ancien Testament qu'on croyait avoir été écrit en totalité par Moïse (35 fois, par exemple Mc 12, 26 : « Quant au fait que les morts ressuscitent, n'avez-vous pas lu dans le Livre de Moïse... »); dans ce dernier cas, on parle de la Loi ou Livre de Moïse (ex. Lc 2, 22), ou de Moïse et les Prophètes (on divise parfois toute la bible hébraïque en trois parties : la Loi, les Prophètes, et les Écrits ou Psaumes, voir Lc 24, 44), ou de Moïse a dit (ex. Mc 7, 10), ou prescrit (Mc 1, 44), ou écrit (Mc 12, 19). Ce qui est fascinant, c'est de constater que, malgré le conflit larvé ou ouvert entre Jésus et les autorités religieuses, entre les premiers chrétiens et l'ensemble de la communauté juive, la figure de Moïse et de ses écrits ne sont jamais présentés de manière négative. Prenons l'exemple de l'évangile selon Jean où l'opposition juive est la plus soutenue et la figure de Moïse très présente. L'évangile met dans la bouche de Jésus ces paroles : « Ne pensez pas que je vous accuserai auprès du Père. Votre accusateur, c'est Moïse, en qui vous avez mis votre espoir. Car si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c'est de moi qu'il a écrit. » (5, 45-46). Affirmer que croire vraiment en Moïse, c'est aussi croire en Jésus, c'est exprimer la conviction qu'il y a continuité entre l'Ancien et le Nouveau Testament, non une rupture (« Celui dont Moïse a écrit dans la Loi, ainsi que les prophètes, nous l'avons trouvé: Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth », 1, 45). Les événements entourant Moïse préfigurent les événements entourant Jésus : « Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l'homme » (3, 14). Bien sûr, entre Jésus et Moïse, il y a un immense saut qualitatif : « Car la Loi fut donnée par Moïse; la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ. » (1, 17); mais ce n'est pas une opposition. Ce que nous venons de dire sur Moïse s’applique à l’évangiles de Marc. Sur les huit occurrences du mot, deux seules concernent la personne de Moïse comme telle lors de la scène de la transfiguration (Mc 9, 4-5), les six autres faisant référence à la Tora ou livre de Moïse, aussi appelé Pentateuque; ces référence concernent les sujets suivants :
Ainsi, au v. 3, quand Jésus dit : « Que vous a prescrit Moïse ? », il fait référence à un des livres de Moïse qu’est le Deutéronome. |
Le nom Mōusēs dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 4 Ils répliquèrent: "Moïse nous a autorisé de rédiger un acte de divorce".
Littéralement : Puis, eux, il dirent: "Moïse permit (epetrepsen) d'écrire (grapsai) un document (biblion) de rupture (apostasiou) et de délier [des liens du mariage]". |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
epetrepsen (il accorda) |
Epetrepsen est le verbe epitrepō à l’aoriste indicatif actif, 3e personne du singulier. Il est formé de la préposition epi (sur) et du verbe trepō (tourner, faire tourner, retourner), et donc traduit l’idée de faire tourner une réalité vers quelqu’un d’autre, d’où transmettre, confier ou remettre à quelqu’un, et lorsqu’il s’agit de transmettre un droit, le verbe signifie : permettre, accorder, autoriser. Il est très rare dans toute la Bible, incluant les évangiles-Actes : Mt = 2; Mc = 2; Lc = 4; Jn = 1; Ac = 5; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Le verbe epitrepō ne semble pas appartenir au vocabulaire habituel des évangélistes. Marc ne présente que deux occurrences, l’une dans la bouche des Pharisiens en réponse à la question de Jésus sur le divorce (Mc 10, 4), un thème qui semble venir d’une tradition ancienne, et l’autre dans un récit qui semble provenir d’une tradition folklorique où Jésus autorise le diable d’entrer dans des porcs (Mc 5, 13). Dans ses deux occurrences, Matthieu reprend d’abord une péricope de la tradition Q (Mt 8, 21) sur le disciple qui demande la permission d’enterrer son père avant de suivre Jésus, puis le texte de Marc sur le divorce (Mt 19, 8). De même, les trois occurrences de Luc proviennent de la même péricope de la tradition Q que Matthieu (Lc 9, 59.61) et du récit de Marc sur les porcs (Lc 8, 32). Quant à Jean, on note une seule occurrence, celle où Pilate permet à Joseph d’Arimathie de prendre le corps de Jésus (Jn 19, 38). Dans tout le Nouveau Testament, la signification de epitrepō est très claire : quelqu’un a une autorité, et en vertu de cette autorité, il permet une action. Cette personne qui a autorité est Jésus (Mc 5, 13 || Lc 8, 32; Mt 8, 21 || Lc 9, 59.61), le procurateur Pilate (19, 38), Moïse (Mc 10, 4 || Mt 19, 8), un tribun d’une cohorte (Ac 21, 39-40), le roi Agrippa II (Ac 26, 1), le centurion Julius (Ac 27, 3), une autorité romaine quelconque (Ac 28, 16), Dieu (1 Co 16, 7; He 6, 3), Paul comme fondateur et responsable de communauté (1 Co 14, 34; 1 Tm 2, 12). Ici, au v. 4, l’autorité est Moïse. Mais pour un Juif, l’autorité de Moïse n’est pas seulement celle d’une personne, elle est également celle de Dieu : la législation qu’il a élaborée pour tout le peuple est considérée comme la parole même de Dieu; aussi son autorité a le poids de Dieu. |
Le verbe epitrepō dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
grapsai (écrire) |
Grapsai est le verbe graphō à l’aoriste infinitif actif. Il signifie : écrire, et apparaît assez régulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 10; Mc = 10; Lc = 20; Jn = 22; Ac = 12; 1Jn = 13; 2Jn = 2; 3Jn = 3. Dans plus de la moitié des cas, le verbe est utilisé pour faire référence à l’Écriture sous la forme du parfait passif : « il est écrit » (gegraptai). On sait que les communautés chrétiennes ont scruté l’Écriture pour comprendre l’événement Jésus, et donc on peut assumer qu’ils ont utilisé régulièrement l’expression : comme il est écrit, pour partager leur compréhension et leurs découvertes; d’ailleurs, dans les évangiles c’est avant tout sous la plume du narrateur qu’apparaît cette expression.
C’est ce qu’on retrouve également chez Marc. Sur les neuf occurrences de graphō, sept apparaissent sous la forme gegraptai (il est écrit) pour faire référence à l’Écriture. Mais il y a deux seules exceptions, et elles revêtent une forme identique : « Moïse a écrit pour nous/vous ». Dans le premier cas, c’est notre passage (Mc 10, 4) où Moïse a écrit une règle concernant le divorce en Dt 24, 1; le deuxième cas est le passage sur le lévirat (Mc 12, 19) où Moïse a écrit une règle concernant l’obligation pour le frère d’un homme décédé sans enfant d’épouser sa conjointe en Dt 25, 5-10. Autant la forme « il est écrit » est typique du vocabulaire chrétien réfléchissant sur l’événement Jésus, autant cette forme « Moïse a écrit pour nous/vous » semble l’écho d’une tradition ancienne et n’appartient pas au vocabulaire habituel de l’évangéliste. |
Le verbe graphō dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
biblion (document) |
Biblion est le nom neutre biblion à l’accusatif singulier. L’accusatif est requis parce qu’il joue le rôle de complément d’objet direct au verbe « écrire ». C’est un mot rare dans les évangiles-Actes : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 2; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Biblion est le diminutif de biblos qui désigne un rouleau de papyrus; c’est ce nom qui nous a donné le mot « Bible ». Biblos renvoie donc au grand rouleau, biblion au petit rouleau. Mais dans la Bible, biblion peut désigner en fait soit le court document écrit qu’est un acte ou un certificat, ou le document plus long qu’est le livre, tandis que biblos renvoie à un livre spécifique, comme le livre de Moïse ou d’Isaïe ou encore le livre de vie.
Dans l’Antiquité, le livre pouvait être fait avec de la peau préparée, puis du parchemin, ou encore du papyrus qu’on roulait pour former un volume. Un livre comportait de 1 800 à 3 000 stiques (lignes de 35 ou 36 lettres). C’est ainsi que la Tora (les cinq premiers livres de la Bible) comprenait de quatre à cinq rouleaux. Ce sont les traducteurs grecs de la Septante qui séparèrent d’abord la Genèse et le Deutéronome qui formaient des unités naturelles, puis le reste en trois parties (Exode, Lévitique, Nombre) ou volumes, et les cinq volumes furent disposés dans une boite à cinq compartiments (Pentateuque). On sépara également Samuel, Rois et Chroniques en raison de longueur, ce qui nous donna 1 et 2 Samuel, 1 et 2 Rois, 1 et 2 Chroniques. Ce n’est qu’au 2e s. de notre ère que le rouleau a été largement remplacé dans les cercles chrétiens par le codex, i.e. une forme de cahier où les pages sont étagées et ficelées ensembles, bref la forme du livre moderne. Notons enfin que la division de la Bible en chapitres date de 1205 et est apparu pour la première fois en 1226 dans la Bible de l’Université de Paris, tandis que la division en versets est l’œuvre de Robert Estienne en 1551 (voir L. Monloubou et F.M. Du But, Dictionnaire biblique universel. Paris-Québec : Desclée-Anne Sigier, 1984, p. 426-427). Quand on parcourt la Septante, on note que le terme biblion demeure un terme très générique pour désigner tout écrit, et c’est pourquoi il est traduit de multiples façons. Par exemple, il peut désigner des lettres :
Il peut désigner des livres de la Bible :
Et il peut désigner les livres en général :
Tout document où on consigne des choses est un biblion :
Et c’est en particulier le cas des chroniques où on enregistrait les actions et les décisions des rois :
Le Nouveau Testament reflète cette description de biblion qui est en fait tout écrit. Il peut désigner le livre en général sous forme d’un rouleau de cuir (Ap 6, 14 : « et le ciel disparut comme un livre qu'on roule ») ou plus spécifiquement la Tora (Ga 3, 10 : « Car il est écrit: Maudit soit quiconque ne s'attache pas à tous les préceptes écrits dans le livre de la Loi pour les pratiquer »), ou encore le livre de l’évangile de Jean (Jn 20, 30 : « Jésus a fait sous les yeux de ses disciples encore beaucoup d'autres signes, qui ne sont pas écrits dans ce livre »), ou même l’Apocalypse (Ap 22, 19 : « Et qui oserait retrancher aux paroles de ce livre prophétique, Dieu retranchera son lot de l'arbre de Vie et de la Cité sainte, décrits dans ce livre! »). De manière métaphorique, Dieu se sert de livres pour colliger les faits et gestes des humains pour le jour du jugement, et ceux qui font de bonnes œuvres voient leurs noms inscrits dans un livre à part, appelé le livre de vie : « Et je vis les morts, grands et petits, debout devant le trône; on ouvrit des livres, puis un autre livre, celui de la vie; alors, les morts furent jugés d'après le contenu des livres, chacun selon ses œuvres… et celui qui ne se trouva pas inscrit dans le livre de vie, on le jeta dans l'étang de feu » (Ap 20, 12.15). Marc n’a qu’une seule occurrence de biblion, une référence à Dt 24, 1, où le mot fait référence à un petit texte exprimant la décision du mari de répudier sa femme. Nos diverses bibles ont traduit biblion par « acte » (BJ, Maredsous, Chouraqui), « attestation » (TOB), « lettre » (NTB, Segond). Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un document que la femme répudiée pouvait utiliser pour démontrer son statut de femme libre de se remarier de nouveau. |
Le nom biblion dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
apostasiou (rupture) |
Apostasiou est le nom neutre apostasion au génitif singulier, le génitif étant requis car apostasion est le complément de nom de biblion (document). Il est formé de deux mots, la préposition apo (à partir de, loin de) et stasis (se tenir debout), et signifie se tenir loin de quelqu’un, donc rupture, sédition, divorce. C’est un mot rare dans toute la Bible, et dans le Nouveau Testament, il n’apparaît que chez Marc que Matthieu a copié dans deux passages : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0; dans toute la Bible il est toujours accompagné de biblion pour faire référence à l’attestation de divorce.
Apportons des précisions sur le divorce en Palestine (sur le sujet, on se réfèrera à J.P. Meier). Dans l’Ancien Testament, c’est dans le Deutéronome qu’apparaît la législation sur le divorce, plus particulièrement Deutéronome 24, 1-4 (LXX): 1 SI un homme qui a pris une femme et consommé son mariage; Tout d’abord, on aura remarqué que seul l’homme peut prendre l’initiative d’un divorce. Ensuite, ce texte du Deutéronome entend moins expliquer les motifs possibles du divorce que d’expliquer la règle qu’un homme ne peut reprendre la femme dont il est divorcé. Aussi, l’expression « si le mari a découvert une tare à lui imputer (à sa femme) » est si vague qu’elle ouvre la porte à tous les motifs possibles. C’est ainsi que pour Philon d’Alexandrie (Des lois spéciales, 3.5 #30-31) cette tare peut être n’importe quoi, incluant le fait qu’il a trouvé une femme plus belle que son épouse. Pour rabbi Hillel (Mishna, Nachin), cette tare peut être n’importe quoi, incluant le fait d’avoir trop cuit le repas de son mari. Tout cela nous donne le contexte dans lequel Jésus intervient. Notons que tous ces mots, biblion et apostasion ne font partie du vocabulaire habituel de Marc, et donc sont l’indice qu’il reprend simplement une tradition qu’il reçoit. |
Le nom apostasion dans la Bible | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 5 Jésus leur dit alors: "C'est parce que vous avez un coeur dur que Moïse vous a donné cette règle.
Littéralement : Puis, le Jésus leur dit: "C'est en raison de la dureté de votre coeur (sklērokardian) qu'il vous a écrit ce précepte (entolē). |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
sklērokardian (dureté de coeur) |
Sklērokardian est le nom sklērokardia à l’accusatif féminin singulier. Il est formé de deux mots : l’adjectif sklēros (dur) et le nom kardia (cœur), et donc signifie : cœur dur. Il est très rare dans toute la Bible, et dans les évangiles-Actes, il n’apparaît que chez Marc, Matthieu se contentant de copier Marc : Mt = 1; Mc = 2; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Le mot sklērokardia ne fait pas partie du vocabulaire habituelle de Marc, et sa présence en Mc 10, 5 provient sans doute de la source qu’il utilise; l’occurrence du mot en Mc 16, 14 n’est pas de Marc, puisque son évangile se termine en Mc 16, 8, le reste de l’évangile étant l’ajout d’un auteur anonyme, sans doute inspiré par l’évangile de Luc.
Qu’entend-on par « cœur dur »? Pour bien comprendre l’expression, il faut saisir ce qu’on désigne par « cœur » dans le monde juif. Tout d’abord, le cœur renvoie à toute la personne, mais vue sous différents aspects.
Dans ce contexte, qu’est-ce qu’un cœur dur? Sur le plan des sentiments et des émotions, ce serait par exemple un être sans compassion et violent. Sur le plan de la réflexion et de la compréhension, ce serait un être qui se ferme à la vérité et refuse de comprendre. Sur le plan moral, ce serait un être dévoyé et destructeur. Mais comment l’Écriture définit-elle le « cœur dur ». Commençons avec l’expression sklērokardia. D’après l’auteur de Mc 16, 14, Jésus ressuscité aurait reproché à ses disciples d’avoir le cœur dur pour ne pas avoir cru à ceux qui l’avaient vu ressuscité auparavant, en particulier Marie de Magdala et les disciples d’Emmaüs. Le manque de foi des disciples serait donc lié à leur dureté de cœur. Comment est-ce possible? Rappelons-nous la scène des disciples d’Emmaüs où ceux-ci mentionnent également que des femmes ont eu une vision d’anges disant que Jésus est vivant et auxquelles ils n’ont pas prêté foi. Que répond Jésus à ces disciples? « Esprits sans intelligence, cœur (kardia) lents à croire tout ce qu’on déclaré les prophètes » (Lc 24, 25). La dureté de cœur est un refus d’entrer dans une compréhension juste de l’Écriture, en particulier la parole des prophètes sur le messie devant emprunter le chemin de la souffrance; c’est donc fondamentalement le refus d’entrer dans le plan de Dieu, un plan différent des pensées humaines. C’est en ce sens que le Deutéronome parle de circoncire la « dureté de cœur », i.e. d’arrêter d’avoir la nuque raide et l’esprit de rébellion pour accueillir avec joie et intelligence la parole de Dieu (Dt 10, 16). En fait, toutes les dimensions du cœur sont impliquées si on en croit le récit des disciples d’Emmaüs : les sentiments (« Notre coeur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin », Lc 24, 32), la compréhension (« Et commençant par Moïse et par les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait », Lc 24, 27) et l’action (« Ils le pressèrent en disant : "Reste avec nous car le soir vient et la journée déjà est avancée" », Lc 24, 29). Un autre mot de l’Écriture qui peut nous éclairer dans notre recherche est le nom pōrōsis (endurcissement). Car Marc met ces mots dans la bouche de Jésus :
Le contexte est celui d’une guérison un jour de sabbat et de la question de Jésus adressée aux Pharisiens : « Ce qui est permis le jour du sabbat, est-ce de faire le bien ou de faire le mal? De sauver un être vivant ou de le tuer? », une question qui ne reçoit que la réponse du silence. Le refus de répondre des Pharisiens est le refus d’entrer dans la compréhension du sabbat proposée par Jésus, et par là d’accueillir son action. En demeurant figés dans leur compréhension de la Loi, les Pharisiens refusent fondamentalement le visage de Dieu proposé par Jésus. On peut comprendre de manière semblable ce qu’écrit Paul, par exemple dans sa lettre aux Romains (11, 25 : « l’endurcissement (pōrōsis) d’une partie d'Israël jusqu'à ce que soit entrée la totalité des païens ») où la dureté de cœur est attribuée à ses compatriotes Juifs qui ont refusé de reconnaître en Jésus le messie promis par Dieu, en raison surtout de la pierre d’achoppement qu’est la mort en croix; l’endurcissement du cœur est une façon d’exprimer le refus de croire et d’entrer dans le plan de Dieu. On obtient un résultat semblable lorsqu’on analyse le verbe pōroō (endurcir). Après la scène où Jésus eut nourri 5 000 personnes, Marc raconte qu’il rejoint ses disciples en barque en marchant sur la mer et explique ainsi le bouleversement des disciples devant cette marche sur les eaux : « ils n'avaient pas compris le miracle des pains, mais leur coeur était endurci (pōroō) » (8, 17). L’échec à interpréter correctement l’action de Jésus de nourrir la foule, donc à y voir une révélation de l’identité de Jésus, a pour cause un « cœur endurci ». Aujourd’hui, on parlerait d’esprit fermé, ou pour utiliser la traduction de la Bible de Jérusalem, « esprit bouché ». Mais l’expression de Marc de « cœur endurci » est sans doute encore plus juste : car le cœur ne fait pas seulement référence au siège de la compréhension chez les Juifs, mais aussi aux sentiments et à l’action. Or, que vivent les disciples devant Jésus marchant sur la mer? La peur, la peur qui est l’exact opposé de la confiance et l’abandon requis dans la foi. Leur cœur est incapable de confiance et d’abandon, il est donc endurci, et cela les empêche de s’ouvrir à l’identité complète de Jésus et de le suivre là où il veut les amener. Cette compréhension de la scène est confirmé par une autre, celle de Mc 8, 17 où les disciples sont consternés d’avoir oublié d’apporter du pain pour la route et auxquels Jésus dit : « Vous ne comprenez pas encore et vous ne saisissez pas? Avez-vous donc le coeur endurci (pōroō) ». On peut compléter notre analyse avec des mots autour du verbe sklērynō (endurcir), qui nous a donné le verbe scléroser, l'adjectif sclérosé et le nom sclérose. Ce n’est pas un mot qui appartient au vocabulaire de Marc comme pōroō ou pōrōsis, mais il transmet une idée similaire, d’autant plus que la racine fait partie du mot sklērokardia que nous analysons. Dans les Actes (19, 9) Luc raconte que Paul se rend à la synagogue d’Éphèse pour convaincre ses compatriote Juifs sur la bonne nouvelle de Jésus, et il écrit : « Certains cependant, s’endurcissaient (sklērynō) et demeuraient incrédules, décriant la Voie devant l'assistance »; refuser de croire vient de l’endurcissement du cœur, comme on l’a vu plus tôt. C’est le livre de l’Exode qui utilise le plus ce verbe pour expliquer pourquoi Pharaon a refusé de laisser partir les Israélites :
Nous avons une situation semblable à celle présentée par Marc après la scène où Jésus a nourri 5 000 personnes et les disciples ont échoué à interpréter correctement l’action de Jésus; cette fois-ci, Pharaon a été incapable de saisir dans le geste de Moïse et Aaron une parole de Dieu, et d’agir en conséquence. Deux autres mots ont la même racine que sklērynō, l’adjectif sklēros (dur) et le nom sklērotēs (dureté). Commençons avec sklēros (dur). Deux textes jettent un peu de lumière à notre recherche, d’abord celui de Jn 6, 60 : « Après l'avoir entendu, beaucoup de ses disciples dirent: "Elle est dure (sklēros), cette parole! Qui peut l'écouter?" ». Même si on n’y parle pas de « cœur dur », le fait que le contenu des paroles de Jésus soit difficile à accueillir, heurtant de front l’horizon habituel de l’être humain, explique la nécessité de faire éclater cet horizon pour s’ouvrir à une réalité différente, à laquelle un « cœur dur » est incapable. L’autre texte intéressant est celui de Proverbes 28, 14 : « Heureux l'homme qui, par piété, craint toutes choses ; les cœurs durs tomberont dans l'infortune ». L’idée est que l’homme de foi est sensible à toutes choses de la vie, et donc en mesure de les interpréter comme une parole de Dieu, contrairement au cœur dur qui est fermé à toute parole. Il y a peu de choses à dire de sklērotēs (dureté) sinon que pour Paul, le refus d’accueillir la parole de l’évangile provient d’un cœur dur et impénitent (Rm 2, 5 : « Par ta dureté et ton cœur impénitent, tu amasses contre toi un trésor de colère, au jour de la colère où se révélera le juste jugement de Dieu »). Il est temps de conclure. Rappelons que sklērokardia ne fait pas partie du vocabulaire habituel de Marc qui préfère utiliser pōroō et pōrōsis pour parler de la dureté du cœur. Mais il reprend sans doute un mot qu’il reçoit de la tradition. Le contexte est celui d’une réponse de Jésus aux Pharisiens. Dans notre analyse, nous avons pu préciser que la dureté de cœur dans le milieu juif et celui des premiers chrétiens renvoie à l’incapacité de comprendre correctement la parole de Dieu manifestée soit dans les actions et les paroles de Jésus, soit dans l’Écriture. Cette incapacité vient de ce que cette parole de Dieu exige que l’être humain abandonne son horizon habituel pour s’ouvrir à une réalité plus grande, et cette ouverture est impossible sans un cœur confiant prêt à s’abandonner à ce nouvel horizon, et donc impossible pour un cœur dur qui se braque dans son monde familier. Ici, au v. 5, cette parole de Dieu sera précisée aux v. 6-8. |
Le nom sklērokardia dans la Bible
Le nom kardia dans les évangiles-Actes L'adjectif sklēros dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
entolēn (précepte) |
Entolēn est le nom entolē à l’accusatif féminin singulier, l’accusatif étant requis parce qu’il est le complément d’objet direct du verbe « il a écrit ». Il signifie : ordre, commandement, précepte, injonction. Il n’est pas très fréquent dans les évangiles-Actes, à l’exception de la tradition johannique : Mt = 6; Mc = 6; Lc = 4; Jn = 10; Ac = 1; 1Jn = 14; 2Jn = 4; 3Jn = 0.
En soi, ce n’est pas un terme technique. Dans l’Ancien Testament, le terme hébreu miṣwâ dérive du verbe ṣāwâ : mander, commander. Il s’applique à une variété de choses, par exemple aux contrats (Jr 32, 11 : « Je pris le contrat de vente, l’exemplaire scellé – les prescriptions (miṣwâ) et les règlements »), aux testaments (Gn 50, 16 : « Ils mandèrent à Joseph : "Ton père a donné cette prescription (ṣāwâ ) avant sa mort »), aux édits royaux (Is 36, 21 : « Le peuple garda le silence et ne lui répondit pas un mot, car la prescription (miṣwâ) du roi était : "Vous le lui répondrez pas" »), aux instructions de sagesse (Pr 2, 1 : « Mon fils, si tu acceptes mes paroles, si mes préceptes (miṣwâ) sont pour toi un trésor »). (Sur le sujet, voir Jean-Pierre Prévost, Nouveau vocabulaire biblique. Paris-Montréal: Bayard-Médiaspaul, 2004, p. 161) C’est le Deutéronome qui en a fait une notion théologique qui renvoie aux exigences de Dieu et qui font partie de son alliance avec le peuple : « Garder décrets et préceptes (miṣwâ), aujourd’hui, pour ton bonheur, pour que tu vives, souviens-toi » (Dt 4, 40). Le mot y apparaît plus de 60 fois, et fait du Judaïsme une orthopraxie, i.e. une religion axée sur l’agir, plus précisément axée sur la fidélité aux divers préceptes de la Loi, cette Loi exprimée par tout le Pentateuque. Par la suite, à l’époque du rabbinisme après la chute de Jérusalem en l’an 70 de notre ère, les diverses prescription se multiplieront si bien que le Talmud (traité Makot 23b) nous enseigne qu’il y a 613 commandements dans la Torah ; 248 commandements positifs (« fais ») et 365 commandements négatifs (« ne fais pas »). Dans les évangiles synoptiques, entolē (prescription, précepte, commandement) revêt la plupart du temps la même signification qu’elle a dans le Deutéronome et a alors une connotation uniquement religieuse, i.e. elle renvoie aux exigences de la Tora (le Pentateuque), et donc de Dieu. Chez Marc, sur les six occurrences du terme,
Comme on le peut constater, il s’agit toujours de références au Pentateuque ou Tora. Et contrairement à ce qu’on trouve chez Paul, la notion de précepte ou commandement conserve toute sa valeur et son autorité. C’est le cas ici aussi. Même si Jésus justifie l’existence de ce précepte sur le billet de divorce en raison de la dureté de cœur des hommes, il ne dit pas pour autant que ce précepte est nul et devrait être aboli. |
Le nom entolē dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 6 Pourtant, à la création de l'univers, Dieu a fait l'humain homme et femme.
Littéralement : Puis, à partir du début (archēs) de la création (ktiseōs), mâle (arsen) et femelle (thēly) il les a fait (epoiēsen). |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
archēs (début) |
Archēs est le nom archē au génitif féminin singulier. C’est un mot qu’on rencontre occasionnellement dans les évangiles synoptiques, mais plus régulièrement dans la tradition johannique : Mt = 4; Mc = 4; Lc = 3; Jn = 8; Ac = 4; 1Jn = 8; 2Jn = 2; 3Jn = 0. Il signifie d’abord : commencement, origine, début, et donc renvoie à ce qui est premier dans le temps. Mais ce qui est premier peut aussi désigner des personnages du monde politique, et donc archē est traduit par magistrat ou prince. De même, dans le monde surnaturel, et souvent au pluriel, archē désigne certaines forces célestes dévoyées et souvent traduit par « Principautés ». Enfin, on applique parfois archē aux objets, comme Luc dans les Actes des Apôtre en référence aux « commencements » d’une pièce de tissu, donc de ses « coins » (Ac 10, 11; 11, 5).
Quand on se limite aux références de archē au temps, on peut distinguer six moments dans les évangiles-Actes.
Pour la jeune communauté chrétienne, ces références au temps sont d’importants points de repère. Elles sont aussi indicatrices de la vision linéaire du temps typique du monde juif. Dans les évangiles synoptiques, c’est Marc qui utilise principalement archē comme référence au temps, d’abord pour désigner le début du ministère de Jésus (1, 1), puis le début de la fin des temps (13, 8), et enfin le début de la création (10, 6; 13, 19). Matthieu ne fait que copier Marc, tandis que chez Luc la seule référence à la dimension temporelle de archē se trouve dans l’introduction à son évangile où il parle des témoins oculaires depuis le début du ministère de Jésus. Aussi, il faut reconnaître que archē appartient au vocabulaire de Marc. Cela signifie qu’il est possible que ce qui suit soit l’œuvre de Marc, ou un écho de la réflexion chrétienne. Ici au v. 6 archē fait référence au début de la création tel que racontée par le livre de la Genèse au chapitre premier. |
Le nom archē dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ktiseōs (création) |
Ktiseōs est le nom ktisis au génitif féminin singulier, le génitif étant requis car il est le complément du nom « début ». C’est un mot peu fréquent dans toute la Bible et n’apparaît que chez Marc dans les évangiles-Actes : Mt = 0; Mc = 3; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il renvoie à l’acte de fonder ou créer ou établir quelque chose. Dans le monde biblique, il s’agit habituellement de l’œuvre de Dieu qui, selon la Genèse, a créé le ciel et la terre (Gn 1, 1). On le traduit soit par « création », soit par « créature ». En fait, les auteurs bibliques entendent désigner par ce mot six réalités différentes :
Avec cette idée de création, nous sommes dans un cadre tout à fait juif. Et au v. 6, ktisis évoque le moment de l’action fondatrice de l’univers par Dieu. Marc utilise le même mot et avec la même signification dans la grande scène apocalyptique sur la fin des temps (13, 19), ce qui suggère un mot bien marcien. Pourquoi évoquer ce moment de la création? Dans le monde juif, Dieu est l’architecte de l’univers, et c’est lui qui en a fixé les contours et les règles. C’est ce que raconte le livre de la Genèse. Mais par la suite, l’esprit de rébellion s’est manifesté chez les hommes. En revenant au moment de la création, on revient avant le moment de la rébellion et à l’intention originelle du créateur. |
Le nom ktisis dans la Bible | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
arsen (mâle) |
Arsen est le nom neutre arsēn à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis car il est complément d’objet direct du verbe « faire ». Il est rare dans tout le Nouveau Testament, et dans les évangiles-Actes on le rencontre seulement chez Marc et Luc, Matthieu l’ayant repris du texte de Marc : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. C’est dans la Septante qu’on retrouve surtout le mot, où il traduit le mot hébreu zākār (mâle); mais les traducteurs ont parfois traduit zākār par le mot grec arsenikos. Il sert à désigner tout être mâle, tant chez les humains que chez les animaux.
Pour mettre en relief notre verset, il vaut la peine de parcourir les mentions du mâle dans la Bible pour faire ressortir la perception qu’on en avait dans le milieu juif. Comme on peut l’imaginer dans une société patriarcale, l’homme et la femme ne sont pas considérer comme des égaux, et cela transparaît dans les textes où on parle du mâle.
Un esprit moderne peut trouver ce portrait désolant de l’inégalité mâle-femelle. Mais il porte la marque de son temps et d’une culture patriarcale. Toutefois, un tel contexte met en valeur d’autres textes où mâles et femelles sont mis sur le même pied.
Ce parcours dans l’ensemble de la Bible met en valeur notre v. 6 qui est une citation de Gn 1, 27 et où mâle et femelle sont présentés de manière égale comme partie intégrale de l’être humain et image de Dieu. Notons qu’à partir du mot « mâle » et jusqu’à la du verset, nous avons une citation mot à mot de la fin de Gn 1, 27. Tout d’abord le début de Gn 1, 27, que ne reprend pas le texte de Marc, disait ceci : « Et Dieu créa l'homme (anthrōpos) ; il le créa à l'image de Dieu ». Deux choses à noter. Tout d’abord, l’être humain est désigné en grec sous le terme de anthrōpos qu’on traduit par « homme », mais qui, comme on le voit avec le reste du verset, comprend à la fois l’homme et la femme. Ensuite, l’expression « image de Dieu » implique non seulement que l’homme et la femme sont images de Dieu, mais que, inversement, l’être de Dieu inclut le masculin et le féminin. Considérons maintenant la fin de Gn 1, 27.
Une telle citation mot à mot du texte de la Septante ne remonte évidemment pas au Jésus historique qui parlait araméen. Mais on peut penser qu’il est le fruit de la réflexion chrétienne à partir de la position de Jésus sur le divorce que nous verrons au v. 9. |
Le nom arsēn dans la Bible | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
thēly (femelle) |
Thēly est le nom neutre thēlys à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis car il est complément d’objet direct du verbe « faire ». Il est rare dans tout le Nouveau Testament, et dans les évangiles-Actes on le rencontre seulement chez Marc, Matthieu l’ayant repris du texte de Marc : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. C’est dans la Septante qu’on retrouve surtout le mot, où il traduit le mot hébreu nĕqēbâ (femelle, tant chez les humains que chez les animaux). Mais les traducteurs ont parfois traduit nĕqēbâ par le mot grec thēlykos, qui signifie également « femelle », mais est beaucoup plus rare.
Ce que nous avons dit sur le « mâle » s’applique aussi à la « femelle », puisque ce sont les deux faces de la réalité sexuelle. La présence de thēly dans ce v. 6, tout comme arsēn, s’explique par la citation du texte de la Septante de Gn 1, 27. |
Le nom thēlys dans la Bible | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
epoiēsen (il a fait) |
Epoiēsen est le verbe poieō à l’indicatif aoriste actif, 3e personne du singulier. Il signifie fondamentalement « faire » avec ce que tout cela implique : achever, réaliser, accomplir, exécuter, créer. C’est le cinquième verbe le plus fréquent dans les évangiles-Actes, après legō (dire), eimi (être), erchomai (aller) et ginomai (devenir), avec un total de 405 occurrences : Mt = 86; Mc = 45; Lc = 87; Jn = 108; Ac = 68; 1Jn = 9; 2Jn = 0; 3Jn = 2. C’est Jean qui l’utilise le plus, car c’est un verbe passe-partout, et il convient parfaitement à la langue simple et rudimentaire du quatrième évangéliste.
La présence de « faire » s’explique ici par la citation de Genèse 1, 27 selon la version grecque de la Septante. Or celle-ci a traduit ainsi le verbe hébreu bārāʾ qui signifie : créer, former, façonner. Ce fut le même procédé pour Gn 1, 1 : « Au commencement Dieu créa (gr. poieō, héb. bārāʾ) le ciel et la terre ». Il y a quelque chose d’étonnant en ce que le traducteur de la Genèse ait opté pour le verbe poieō pour traduire l’hébreu bārāʾ, car il y a en grec le verbe ktizō qui signifie justement : créer. D’ailleurs c’est ainsi que, par exemple, Isaïe 45, 8 a été traduit par la Septante : LXX « Moi je suis le Seigneur qui t'ai créé (gr. ktizō, héb. bārāʾ) »; ou encore Ézéchiel 28, 15 : LXX « Tu as été irréprochable en ta vie, du jour où tu as été créé (gr. ktizō, héb. bārāʾ) ». Il est possible que pour le traducteur de la Genèse le verbe poieō (faire) rendait mieux l’idée de Dieu comme un artisan qui façonne l’univers comme on façonne une œuvre d’art, qui forme l’être humain pour qu’il soit à son image. |
Le verbe poieō dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 7 C'est exactement pour cette raison qu'un homme quittera son père et sa mère [pour s'unir à sa femme].
Littéralement : À cause de (heneken) cela un homme (anthrōpos) quittera (kataleipsei) son père (patera) et mère (mētera) [et il sera collé (proskollēthēsetai) envers sa femme (gynaika);] |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Nous avons ici une citation mot à mot de Genèse 2, 24. Pour bien comprendre ce passage de la Genèse, rappelons-nous du contexte. Il y a d’abord un premier récit de la création (1, 1 – 2, 4a) que les biblistes attribuent à la tradition sacerdotale et qui raconte la création du monde par Dieu basée sur les sept jours de la semaine, avec la lumière au premier jour, le ciel et la terre au deuxième jour, les continents et l’espèce végétale le troisième jour, la création du soleil, de la lune et des étoiles le quatrième jour, de l’espèce animale et des insectes le cinquième jour, l’être humain, homme et femme, le sixième jour, avant le grand repos du septième jour. C’est dans ce premier récit qu’est extrait la première citation (1, 27 : « mâle et femelle il les fit ») que nous avons au v. 6.
Le deuxième récit de la création (2, 4b – 2, 24), que les biblistes attribuent à la tradition yahviste, ignore l’existence du premier récit. En une demi-phrase (« le jour où le Yahvé Dieu fit la terre et le ciel », 2, 4b) il assume la création du ciel et de la terre présentée lors du troisième jour dans le premier récit, puis s’intéresse immédiatement à la création de l’homme qui était urgente, car il n’y avait personne pour cultiver le sol. C’est ainsi que Yahvé façonne l’homme avec la poussière du sol (héb. ʾădāmâ, gr. gē) comme un potier façonne un vase (2, 7), et une fois l’œuvre terminée, il insuffle dans les narines (héb. ʾap, gr. prosōpon : visage) de l’homme l’haleine (héb. nĕšāmâ, gr. pnoē : souffle, vent) de vie (héb. ḥay, gr. zōē). Yahvé créé alors un jardin luxuriant et place l’homme au milieu (2, 8), mais se rend compte qu’il n’est pas bon que l’homme (héb. ʾādām, gr. anthrōpos) soit seul (2, 18), et donc de la même manière qu’il a façonné l’homme comme un potier avec le sol, Yahvé modèle toute la variété des bêtes des champs et des oiseaux du ciel, mais l’homme n’y trouve pas l’aide recherchée (2, 20). C’est alors que Yahvé, après avoir endormi l’homme, lui retire une côte qu’il transforme en une femme (héb. ʾiššâ, gr. gynē). En voyant la femme, l’homme s’écrie : « Voici cette fois l’os (héb. ʿeṣem, gr. osteon) de mes os et la chair (héb. bāśār, gr. sárx), de ma chair, celle-ci, on l’appellera femme (héb. ʾiššâ, gr. gynē) car de l’homme (héb. ʾîš, gr. anēr) qu’elle a été prise » (2, 23). Voilà le contexte du texte de la genèse cité par Marc. C’est un récit étiologique, c’est-à-dire qu’il part du constat actuel de la proximité et de la complémentarité de l’homme et de la femme, et bâtit un récit pour en fournir l’explication. Tout d’abord, pour expliquer que l’homme est fait de matière qui se retrouve partout dans la nature, et qu’en hébreu le mot « homme » se dit ʾādām, l’auteur présente la création de l’homme à partir de la ʾădāmâ (le sol, la terre ferme), un beau jeu de mot avec le nom ʾādām. Pour expliquer que l’homme et la femme sont deux âmes sœurs, déjà reflétées par la parenté des termes ʾîš (homme, mari) et ʾiššâ (femme, épouse), il présente la création de la femme à partir d’une partie du squelette de l’homme. Et quand l’homme s’écrie : c’est l’os de mes os, la chair de ma chair, c’est l’affirmation d’un même être. Considérons maintenant la citation de Gn 2, 24 avec en regard le texte hébreu et la traduction de la Septante.
|
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
heneken (à cause de) |
Le texte commence par un lien avec ce qui précède, l’affirmation que l’homme et la femme ne forment qu’un seul être, et donc Gn 2, 24 exprime la conséquence de cette affirmation. Le mot kēn a été utilisé plus tôt en Gn 1, 7 (« Il sépare les eaux sous le plafond des eaux sur le plafond. Et c’est ainsi (kēn) ») pour montrer que l’action de Dieu est suivi de son résultat. Le traducteur de la Septante a opté pour la préposition heneken : à cause de. C’est cette préposition qui est utilisée dans le récit des négociations entre Dieu qui veut détruire Sodome et Gomorrhe et Abraham : « Et Abraham dit : Seigneur, parlerai-je encore une seule fois ? S'il s'en trouve dix (justes)? Et le Seigneur dit : À cause des (heneken) dix, je ne la détruirai pas » (Gn 18, 32). C’est la même signification que retrouve dans le Nouveau Testament, en particulier chez Marc où heneken sert à faire le lien entre l’évangile et les raisons de donner sa vie. Bref, pourquoi l’homme doit-il tout quitter pour s’attacher à sa femme? Parce qu’il forme un seul être avec elle; il retrouve la moitié qui lui manque pour être complet.
|
La préposition heneken dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
anthrōpos (homme) |
La citation de la Septante de Gn 2, 24 se poursuit avec le mot homme (anthrōpos). Il n’est pas facile de traduire les idées d’une langue dans une autre, et le mot « homme » en est un exemple typique. Dans les évangiles-Actes, le mot anthrōpos revêt en général trois significations :
Or, tout au long des premiers chapitres de la Genèse du texte hébreu, l’homme est désigné sous deux termes : ʾādām (celui qui vient du sol ou le terreux) et ʾîš (l’homme mâle, mari), par opposition à ʾiššâ (femme, épouse). Les premières mentions se trouvent dans le premier récit de la création (Gn 1, 26-27), celui de la tradition sacerdotale, qui affirme que Dieu créa le « terreux » (ʾādām) à son image, « mâle et femelle il les créa ». Et quand la tradition sacerdotale reprendra ce premier récit en Gn 5, 1-2 elle écrira : « Voici le livre de la génération des « terreux » (ʾādām). Le jour où Dieu créa « terreux » (ʾādām), il le créa à l'image de Dieu. Il les créa mâle et femelle, il les bénit. Et il les appela « terreux » (ʾādām), le jour où il les créa ». Selon cette tradition sacerdotale, il n’y aucune ambiguïté, ʾādām est toujours mâle et femelle. Mais comment la Septante traduit-elle en grec cette tradition sacerdotale et en particulier le mot ʾādām? Elle utilisera toujours le terme anthrōpos, donc au sens générique de « l’humanité », sauf en 5, 1-2 où elle traduira : « Le jour où Dieu créa Adam, il le créa à l'image de Dieu. Il les créa mâle et femelle, il les bénit. Et il leur (autōn) donna le nom d'Adam, le jour où il les créa. » Le fait de traduire soudainement ʾādām par Adam, un nom qu’on associe à un individu particulier, introduit une ambiguïté, même si l’expression « leur donna » indique bien que le nom Adam est donné à la fois à l’homme et la femme. Qu’en est-il du deuxième récit de la création (2, 4b – 2, 24), provenant de la tradition yahviste, où se situe Gn 2, 24, le texte de notre citation? Le texte hébreu utilise toujours le terme ʾādām, sauf en 2, 23-24 où il se sert du terme ʾîš (l’homme mâle, mari). Comment ce récit est-il traduit par la Septante? Dans la narration de la création du terreux (ʾādām) à partir du sol, du don du souffle de vie et du placement de cette nouvelle créature au milieu du jardin d’Eden, la Septante traduit toujours ʾādām par anthrōpos. Mais quand vient le temps de l’interaction entre Yahvé et le « terreux » et toutes les bêtes, et dans tout le récit où Yahvé fait tomber le « terreux » dans un état léthargique pour extraire une côte de laquelle il façonnera une femme, la Septante traduit ʾādām par Adam. Puis, avec la création de la femme, l’auteur conclut : « Celle-ci sera appelée femme (ʾiššâ), parce qu'elle a été prise de la chair même de l'homme (ʾîš). La Septante traduit ici îš (homme mâle, mari) par anēr (homme mâle, mari). Mais au verset suivant, le verset 24 de notre citation où le texte hébreu utilise îš (« À cause de cela un homme quittera son père et mère »), la Septante revient au terme anthrōpos, alors qu’il aurait été plus logique de traduire îš de la même façon qu'au verset précédent par anēr. Tout cela créé un contexte où anthrōpos désigne non pas l’être humain en général, mais l’homme mâle. Il faut reconnaître que le récit de la tradition yahviste permet difficilement de faire autrement, puisqu’originellement le « terreux » a été créé pour cultiver le sol, un travail traditionnellement masculin, et que c’est l’une de ses côtes qui a servi à la création de la femme. |
Le nom anthrōpos dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
kataleipsei (il quittera) |
Que fait l’homme dans notre citation de Gn 2, 24 après l’affirmation qu’il est un seul être avec la femme? La traduction de la Septante utilise le terme kataleipō qui signifie : laisser derrière soi, abandonner, quitter. Dans les évangiles-Actes, le verbe sert à décrire par exemple le fait que Lévi a tout quitté pour suivre Jésus (Lc 5, 28), que le berger abandonne ses 99 brebis pour se mettre à la recherche de sa brebis perdue (Lc 15, 4) ou que le jeune homme abandonne son drap dans lequel il était vêtu pour s’enfuir (Mc 14, 52). Mais qu’en est-il dans la Septante?
La Septante a traduit par kataleipō le terme hébreu ʿāzab (laisser, perdre, abandonner). Mais elle n’a pas traduit systématiquement les dix occurrences de ʿāzab dans le livre de la Genèse de la même façon. Intéressons-nous aux cas où ʿāzab a été traduit par kataleipō en dehors de Gn 2, 24. En fait, il y a seulement deux événements, d’abord le récit autour de Joseph et de ses démêlées avec la femme de son maître égyptien Potiphar, alors qu’elle saisit son vêtement pour le retenir et coucher avec lui, et que Joseph laisse son vêtement entre ses mains et s’enfuit (Gn 39, 12-13.15.18); puis il y a le récit de Joseph en Égypte et de ses frères, alors que Joseph, non reconnu par ses frères, demande que le plus jeune, Benjamin, demeure avec lui, et qu’il se fait répondre par Juda : « Ce garçon ne peut quitter (héb. : ʿāzab, grec kataleipō) son père (Jacob), car celui-ci mourra s’il le quitte (héb. : ʿāzab, grec kataleipō) » (Gn 44, 22). Dans les deux situations, pour le vêtement ou pour le garçon, il y a une forme de rupture. C’est probablement dans le même sens qu’il faut interpréter Gn 2, 24 où l’homme quitte son père et sa mère pour s’attacher à sa femme. Sachant l’importance de la famille dans le monde juif, le terme « quitter / abandonner » avait quelque chose de radical. Mais cette radicalité était justifiée la définition de l’être humain, i.e. il est mâle et femelle, donc couple. Ce n’est pas un homme qui prend possession d’une femme, mais c’est l’homme qui retrouve son intégralité. On peut poser la question : Pourquoi seul l’homme est-il mentionné dans cette rupture du lien familial pour former la cellule conjugale? Et dans les faits, n’est-ce pas la femme qui quittait sa famille pour suivre son mari? Une réponse possible provient du statut de la femme dans la société juive antique qui demeurait une mineure toute sa vie sur le plan civil, et donc son déplacement était normal et n’avait rien de significatif pour être mentionné. De plus, dans notre contexte c’est l’homme qui a le rôle important en étant celui qui vient de donner le nom de « femme » à cette nouvelle créature, et donc le fait même qu’il doive quitter le giron familial est extrêmement significatif. Tout cela rehausse la valeur de la femme : même si elle demeure une mineure, elle vaut la peine que l’homme quitte tout pour former un couple avec elle. |
Le verbe kataleipō dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ton patera autou kai tēn mētera (son père et mère) |
On ne peut comprendre la signification du geste de l’homme qui quitte le giron familial sans mentionner la place qu’occupaient le père et la mère dans la société juive. Rappelons que nous sommes dans une société patriarcale, au point que la maison est « la maison du père », et que les fils se définissent par le fait d’être « fils de tel père ». Et souvent l’un des fils, souvent l’aîné, reprenait le métier du père, et dans un univers agricole, toute la famille collaborait à l’activité de la maison.
La valeur des parents est telle qu’elle a sa place dans la législation de base telle que définie dans les dix paroles données par Yahvé à Moïse au Sinaï : « Honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent sur la terre que te donne le Seigneur, ton Dieu » (Ex 20, 12), et qui est accompagnée de diverses règles comme celle-ci : « Et qui insulte son père ou sa mère sera mis à mort » (Ex 21, 17). Un tel contexte met en relief la rupture exigée de l’homme pour se joindre à sa femme : dans l’échelle des valeurs, le lien avec la conjointe est plus important que le lien avec les parents. |
Le nom patēr dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
proskollēthēsetai (il sera collé) |
Pour traduire l’hébreu dābaq (coller, s’accrocher), la Septante a eu recours au verbe grec proskollaō, un verbe formé de la préposition pros (vers, envers) et du verbe kollaō (coller, joindre), et donc signifie : coller, s’attacher à une entité. Dans la Genèse, on trouve quatre occurrences de dābaq. Quelles sont les trois autres?
Que constatons-nous? Sur les quatre occurrences de dābaq, deux ont une signification similaire : 2, 24 avec l’homme qui « colle » sa femme et Gn 34, 3 avec Sichem qui « colle » Dina ; le verbe traduit alors le désir d’une vie commune. D’après les biblistes, ces deux récits relèvent de la tradition yahviste. Par contre, la Septante n’a pas jugé bon de traduire ces deux occurrences de même façon, ayant recours à prosechō (s’occuper de, s’appliquer à, s’adonner à) pour la dernière occurrence, une façon d’atténuer l’intensité du geste de Sichem. Quant aux deux autres occurrences de dābaq, Gn 19, 19 où le malheur « colle » à Loth, peut-être de tradition yahviste, et Gn 31, 23 où Laban « colle » Jacob au mont Galaad, probablement de tradition élohiste, c’est l’idée d’attraper quelqu’un ou quelque chose, et que la Septante a traduit avec le verbe katalambanō (atteindre, se saisir de, s’emparer de). Que conclure? Tout d’abord, dābaq n’est pas un terme technique qui ne concernerait que les relations humaines. Ses 54 occurrences dans la Bible hébraïque servent à décrire des situations où il y a un rapprochement entre des entités, et dès lors la Septante les a traduit de diverses façons, sauf douze occurrences où elle a eu recours à proskollaō. Ensuite, il vaut la peine de signaler que dābaq a servi un certain nombre de fois à décrire la relation de l’être humain avec son Dieu. Mais la Septante a eu recours à divers verbes pour traduire dābaq dans ces cas-là. Il y a bien sûr le verbe proskollaō : Dt 11, 22 (« si vous marchez en toutes ses voies, si vous vous attachez à lui »), Jos 23, 8 (« Mais restez attachés au Seigneur notre Dieu »; il y a aussi son synonyme de la même racine, kollaō : 2 R 18, 6 (« Il (Ézékias) se colla au Seigneur, il ne cessa pas de le suivre »); mais la Septante a eu recours à d’autres verbes comme echō (avoir, posséder, tenir à) : Dt 30, 20 (« Aimer le Seigneur ton Dieu, être docile à sa parole, et tenir à lui »); ou encore prostithēmi (ajouter, adjoindre), Dt 13, 5 (« Vous suivrez le Seigneur votre Dieu ; vous le craindrez ; vous serez dociles à sa parole ; vous vous adjoindrez à lui »); ou encore proskeimai (être près de, demeurer auprès de), Jos 22, 5 (« d'aimer le Seigneur votre Dieu, de marcher en toutes ses voies, d'observer ses commandements, de demeurer auprès de lui, de le servir de tout votre esprit et de toute votre âme »). Bref, les différents traducteurs de la Septante ont opté pour les mots de leur choix. Le fait que dābaq ait servi à décrire la relation de l’être humain avec son Dieu met en valeur la description de la relation de l’homme avec son épouse, tout comme cette relation sera mise en valeur dans l’épitre aux Éphésiens quand elle servira d’image de la relation du Christ et de l’Église. Une dernière remarque s’impose. Si on traduit habituellement dābaq et proskollaō par s’attacher à, coller, se joindre, on peut aussi traduire par « s’unir à », à condition d’éviter toute connotation sexuelle, car tant le terme hébreu que grec n’en comportent aucune. |
Le verbe proskollaō dans la Bible | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
gynaika (femme) |
Gynaika est le nom féminin gynē au datif singulier. La datif est requis car gynē est un complément indirect d’attribution du verbe proskollaō (coller à, s’attacher à). Le mot signifie « femme », et désigne là tant une personne de sexe féminin que l’épouse. Mais le contexte de cette citation de la Septante spécifie clairement que le terme renvoie à l’épouse; même si le sujet de la phrase est anthrōpos (homme), un terme générique, le fait que l’homme se « colle » à la femme nous place dans le contexte d’un couple.
Le terme grec gynē traduit l’hébreu ʾiššâ qui, comme en grec et en français, désigne tant une femme qu’une épouse. Par exemple, Gn 12, 11 : « Or, au moment d’atteindre l’Égypte, Abram dit à sa femme (héb. ʾiššâ, gr. gynē) Saraï : "Vois, je sais bien que tu es une femme (héb. ʾiššâ, gr. gynē) belle à voir" ». Or, notre récit, au v. 22, est celui qui introduit pour la première fois le terme ʾiššâ qui, par la suite, parcourra toute la Bible, et en particulier le livre de la Genèse avec 151 occurrences. Considérons donc le contexte immédiat en mettant en regard le texte hébreu et le texte de la Septante
Une première observation s’impose quand on considère l’évolution des noms. Dans le récit yahviste, l’être humain, ʾādām, que nous avons traduit par « terreux », car il est fait de terre (ʾădāmâ), est au début un être « neutre », « non défini ». L’action de Dieu, en lui enlevant une côte, se trouve à le diviser. Mais en le divisant, Dieu lui donne une identité, il sera un îš, un homme, mais cette identité n’existe qu’en fonction de ʾiššâ, une femme; il ne peut y avoir de îš sans ʾiššâ, et pas de ʾiššâ sans îš. L’homme et la femme ont été créés en quelque sorte en même temps. Une deuxième observation s’impose quand on considère la structure de ces trois versets qu’on pourrait établir ainsi :
On assiste à deux mouvements, celui de Dieu qui se déplace vers l’homme pour lui offrir le cadeau d’une femme, puis celui de l’homme qui se déplace pour se joindre à sa femme. L’action de Dieu est celui de diviser le terreux en lui extrayant une côte, l’action de l’homme est celui de se joindre à sa femme et de former un couple; la division opérée par Dieu n’a pas entraîné de séparation, mais au contraire une nouvelle unité sous une nouvelle identité. |
Le nom gynē dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 8 Le deux deviennent un seul être; ils ne sont plus deux êtres, mais un seul.
Littéralement : et ils seront (esontai) les deux en une seule chair (sarka), ainsi (hōste) ils ne sont plus deux, mais une seule chair. |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
esontai (ils seront) |
Esontai est le verbe eimi (être) au futur, 3e personne du pluriel. Pourquoi le verbe est-il au futur? Rappelons qu’en hébreu il n’y pas de temps au futur, car les deux seuls temps qui existent sont « achevé » et non « achevé », i.e. une action est soit complétée, soit non complétée. Or, le traducteur de la Septante a pourtant traduit avec un futur le verbe hébreu hāyâ (être) qui lui est en Gn 2, 24 au temps « achevé », et donc aurait dû être traduit : « ils sont les deux une seule chair ».
Prenons un bref moment pour analyser le temps futur en grec en parcourant les évangiles-Actes pour saisir les différences nuances qu’il permet d’exprimer. Dans le monde juif et chrétien, en raison même de la place qu’occupe le jour du jugement de Dieu que les chrétiens ont associé au retour du Christ et à la résurrection générale, les occurrences du verbe « être » au futur pour désigner ce moment est extrêmement présent. Le futur indique ce point dans le temps qu’on est incapable de déterminer, mais qui, croit-on, sera néanmoins atteint un jour:
Les évangiles rapportent les paroles et les actions de Jésus qui sont maintenant du passé. Cela a pour conséquence que, si on se place dans la perspective de Jésus, le temps de l’Église est une réalité future, même si pour l’évangéliste c’est un temps présent. Ainsi, l’évangéliste utilise le futur pour parler de son présent :
Le futur n’est pas seulement utilisé pour indiquer un point dans le temps vers lequel on se dirige, mais affirme parfois qu’un état présent se prolonge indéfiniment :
Il arrive que le futur ne soit utilisé que pour exprimer les conséquences d’une action. Aucun temps spécifique n’est en vue, mais le futur entend décrire simplement la séquence d’une série d’actions :
Le grec n’a pas de temps spécifique pour exprimer une situation hypothétique, une situation qui est verbalisée en français par exemple sous la forme : « Supposons qu’on vous donnait une grosse somme d’argent ». Une telle situation sera exprimée par un futur :
Enfin, dans la langue grecque, le futur sert aussi à exprimer une injonction ou une obligation, qu’on verbalise souvent par l’impératif, comme en français lorsqu’on dit : « Tu m’apporteras du pain », une façon indirecte de dire : « Apporte-moi du pain ».
Comment interpréter le temps futur de la traduction de la Septante de Gn 2, 24 : « ils seront les deux en une seule chair »? Aucun point dans le temps n’est visé, i.e. on ne dit pas : « Un jour ils seront les deux en une seule chair ». Une première réponse vient de ce que le futur sert à exprimer une injonction et qu’on pourrait traduire ainsi : « Qu’ils soient les deux en une seule chair ». C’est un appel, une exigence, un impératif. C’est du même niveau que cette phrase de Matthieu 5, 48 : « Vous donc, vous serez (eimi) parfaits comme votre Père céleste est parfait », une phrase souvent traduite par : « Soyez parfaits… ». Une deuxième réponse vient de ce que futur, comme nous l’avons vu, ne sert pas toujours à indiquer un point dans le temps vers lequel on se dirige, mais affirme plutôt qu’un état présent se prolonge indéfiniment, et exprime l’idée qu’un état se développe et progresse. C’est ainsi que certains ont traduit ainsi Gn 2, 24 de la Septante : « Ils deviendront les deux en une seule chair »; le couple existe, mais est appelé à s’approfondir, tout comme le « vous serez parfaits » de Jésus. Ainsi, pour rendre justice aux deux aspects du futur dans le texte de la Septante, il faudrait traduire : « Qu’il deviennent les deux en une seule chair ». La vie de couple est un état qui se prolonge, mais aussi un appel à devenir ce qu’on est. |
Le verbe eimi au futur dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
sarka (chair) |
Sarka est le nom féminin sarx à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis par la préposition eis (vers, à) qui indique un mouvement local, une direction précise : l’homme et la femme iront vers une seule chair. On le traduit la plupart du temps par « chair », mais c’est un mot qui a de multiples significations.
Le grec sarx traduit l’hébreu bāśār. Il suffit de parcourir les 31 occurrences de ce mot dans le livre de la Genèse pour se rendre compte que le mot désigne différentes réalités.
Bref, bāśār n’est pas un terme technique, mais un terme général pour désigner les différents aspects de l’être humain en tant qu’être créé, qui possède un corps vivant au même titre que les animaux, et donc un être limité soumis aux grandes lois biologiques, incluant la souffrance et la mort (sur le sujet on pourra consulter J.-P. Prévost, Vocabulaire de théologie biblique : Basar. Paris-Montréal : Bayard-Médiaspaul, 2004, p. 101) Dans notre analyse, nous devons inclure également le Nouveau Testament, car notre citation de la Genèse était lue dans les milieux chrétiens, et il important de préciser l’univers mental concernant le mot « chair ». Et commençons par mentionner que le mot sarx n’est pas très fréquent dans les évangiles-Actes, à l’exception de la tradition johannique : Mt = 5; Mc = 4; Lc = 2; Jn = 13; Ac = 3; 1Jn = 2; 2Jn = 1; 3Jn = 0; le terme sera beaucoup plus présent dans la tradition paulinienne, en particulier dans les épitres aux Corinthiens, aux Galates et aux Romains. On peut faire une première observation : les évangiles et l’ensemble du Nouveau Testament reprennent presque telles qu’elles les principales perceptions sur le bāśār de l’Ancien Testament.
Ceci étant dit, un deuxième type d’observation s’impose quand on considère la signification de sarx dans le Nouveau Testament. En effet, jusqu’ici la « chair » ne comportait en soi rien de négatif, et ses limites et sa fragilité faisaient partie de la condition humaine, sans impliquer la responsabilité humaine. Mais il faut croire que la voie suivie par Jésus et son message avaient quelque chose qui dépassaient l’entendement et échappaient à la logique humaine, et dès lors non seulement on insistera sur les limites de la « chair », mais sur le fait qu’elle peut être un obstacle et un adversaire en regard de la vie chrétienne.
Ce long détour de l’analyse de bāśār/sarx nous permet de fournir un contexte à « et ils seront les deux en une seule chair ». Tout d’abord, « chair » renvoie à l’être humain tout entier en tant que corps, qui dans l’univers juif, définit vraiment l’être humain. Mais « chair » sert aussi à désigner l’être humain dans son existence de tous les jours, dans sa fragilité et sa vulnérabilité, dans les aléas de la vie biologique tout comme dans la vie sociale. Dès lors, devenir un seul corps c’est assumer une commune destinée, une commune histoire. |
Le nom sarx dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
hōste (ainsi) |
Hōste est une conjonction qui introduit dans la proposition subordonnée les conséquences de la proposition principale, et il est traduit selon les contextes par : ainsi, c’est pourquoi, si bien que, de telle sorte que, au point de. Il apparaît quelques fois dans les évangiles-Actes, surtout chez Matthieu et Marc : Mt = 15; Mc = 13; Lc = 4; Jn = 1; Ac = 8; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0; mais notons que sur les 15 occurrences chez Matthieu, cinq sont une copie de Marc.
On peut affirmer que hōste appartient au vocabulaire de Marc. Il apparaît dans les passages qui lui sont propres et reflètent son style. Par exemple, Marc a construit son évangile autour de ce qu’on appelle le secret messianique de l’identité de Jésus qui se révèle lentement à travers ses actions et ses paroles; tout au long de son évangile, les gens sont appelés à s’interroger sur son identité. La conjonction hōste lui permet de créer un lien entre ce que Jésus fait ou dit et la question de la foule. Par exemple :
Marc aime insister sur la popularité de Jésus. Dans son style coloré de grand conteur, il créé des images qui saisissent l’imagination sur cette popularité. La conjonction hōste lui permet de montrer l’impact de cette popularité. Par exemple :
Même un passage comme Mc 2, 28 (« en sorte que (hōste) le Fils de l'homme est maître même du sabbat ») pourrait donner l’impression d’une tradition qui remonte à Jésus que Marc se serait contenté de copier, mais le bibliste J.-P. Meier après son analyse de Mc 2, 23-28, arrive à la conclusion que les vv. 27-28 ont été ajoutés plus tard par la communauté chrétienne pour renforcer les arguments un peu faibles du récit originel sur le sabbat. Bref, on peut affirmer que nous sommes ici au v. 8 devant un mot qui provient de la plume de Marc. Qu’est-ce à dire? Depuis le début du v. 7, nous étions devant une citation de Gn 2, 24 à partir de la traduction de la Septante. Cette citation vient de se terminer avec l’expression « et ils seront les deux en une seule chair ». Brusquement, hōste (ainsi, c’est pourquoi, en conséquence) est ajouté pour nous donner l’impact de cette citation. C’est comme s’il y avait un débat, et après avoir étalé l’argument principal tiré de Gn 2, 24, on voulait mettre fin au débat avec une conclusion qui découle logiquement de l’argument principal. Cela nous donne quelque chose comme ceci : puisque la Genèse nous dit que l’homme s’attache à sa femme et les deux ne forment qu’un seul être, alors logiquement, vous le voyez bien, ils ne sont plus deux êtres, mais un seul être. On aura remarqué que la citation de la Genèse a le verbe « être » au futur (« ils seront »), tandis que l’explication des conséquences a le verbe « être » au présent (« ils sont »); on ne parle plus de projet, mais d’état présent. Ainsi, cette dernière partie du v. 8 qui commence avec hōste est rédactionnelle, elle est l’œuvre de Marc, qui nous donne peut-être un écho des débats dans les communautés chrétiennes sur le divorce. Mais ce qui est clair, cet ajout qui est une façon d’insister sur Gn 2, 24 et d’en tirer les conséquences, sert avant tout de transition avec ce qui suit, le v. 9, qui lui, selon l’analyse de Meier, remonte fort probablement au Jésus historique. |
L'adverbe hōste dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 9 Ainsi donc, que l'homme n'aille pas diviser ce que Dieu a uni.
Littéralement : Donc ce que Dieu a joint (synezeuxen), qu'un homme ne le sépare (chōrizetō) pas". |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
synezeuxen (il a joint) |
Synezeuxen est le verbe syzeugnymi à l’indicatif aoriste actif, 3e personne du singulier. C’est un verbe extrêmement rare dans toute la Bible, n’étant présent que chez Marc, repris par Matthieu, et chez le prophète Ézéchiel : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il est formé de la préposition syn (avec) et du verbe zeugnymi (joindre sous un même joug).
Malheureusement, la seule véritable autre occurrence de ce verbe de Marc se trouve chez Ézéchiel (1. 11.23) et concerne les anges dont les ailes se joignent. Aussi, avons-nous élargi notre examen pour inclure les mots de même racine. Il y a d’abord le nom zygos (joug) qui désigne la pièce bois assujettissant les têtes d’une paire de bœufs, et par extension, l’attelage des bêtes de trait. Mais dans le Nouveau Testament le mot a surtout un sens métaphorique, exprimant l’autorité sous laquelle on soumet sa vie, par exemple la Loi, ou le maître dans une relation maître-esclave. Il y a aussi le nom zeugos qui signifie « pair » et est souvent associé dans la Bible à une paire d’animaux ou au couple d’animaux : une paire de bœufs, une paire d’ânes, une paire de tourterelles. Enfin, mentionnons la seule occurrence de syzygos, qui signifie « compagnon », mais qui en Éph 4, 3 pourrait aussi bien signifier le nom propre d’une personne. Au terme de ce bref parcourt, nous nous retrouvons avec un verbe un peu déroutant qui a ses racines dans le monde animal où on joint des animaux sous un joug pour une tâche commune. Est-ce là l’image du couple et de ce que Dieu a voulu? Comme nous l’avons mentionné précédemment, il est fort probable que ce verset 9 remonte au Jésus historique selon J.P. Meier, et cela pour les raisons suivantes :
Mais Jésus parlait araméen, et donc le verbe grec syzeugnymi (joindre sous le même joug) n’est certainement pas sorti de sa bouche. Il faut donc conclure que l’auteur de cette tradition qui est parvenue à Marc a jugé bon que syzeugnymi pouvait bien traduire l’image d’un homme qui se joint à sa femme, et ensemble ils forment un couple qui affrontent ensemble les aléas de la vie, comme une paire d’animaux attelée à la même tâche. Une dernière question : quel est le sujet de syzeugnymi? C’est Dieu qui serait le sujet du verbe joindre. Pourtant, la citation de la Septante chez Marc disait simplement que l’homme quittera son père et sa mère après avoir considéré que la femme était l’os de ses os et la chair de sa chair, et donc ne présentait aucun précepte de Dieu. Il faut donc croire que le Jésus historique, imprégné sans doute du récit de la Genèse, y voyait le plan de Dieu dans ce qui est présenté comme l’initiative d’un homme se joignant à sa femme pour devenir une seule chair. Et comme prophète, il devait rappeler le plan de Dieu. |
Le verbe syzeugnymi dans la bible | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
chōrizetō (qu'il sépare) |
Chōrizetō est le verbe chōrizō à l’impératif présent actif, 3e personne du singulier. Dans le Nouveau Testament, c’est un verbe qu’on retrouve surtout chez Paul, alors que dans les évangiles il n’apparaît que dans cette parole de Jésus chez Marc, que copie Matthieu : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 3; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Le verbe signifie : séparer.
Quand on examine les différents usages de chōrizō, on note que seul Paul nous offre une situation semblable à celle rapportée par Marc. En effet, au chapitre 7 de la première épitre aux Corinthiens, Paul doit aborder la question des relations conjugales soumises par la communauté de Corinthe, en particulier dans le contexte où certains enthousiastes aimeraient reproduire maintenant dans leur vie ce que sera leur vie future dans le monde de Dieu, surtout dans la foi que ce monde de Dieu est sur le point d’arriver : Paul doit inviter à la prudence face au projet de certains hommes de pratiquer l’abstinence (v. 1) en raison de la possible exacerbation du désir sexuel et des dérèglements possibles (v. 5), même s’il souhaiterait qu’on pratique le célibat comme il le fait (v. 7); sa règle d’or est que personne ne change d’état (v. 8), i.e. que les gens non mariés ne se marient pas, et que les gens mariés le demeurent, et c’est à ce moment qu’il fait appel à l’enseignement du Seigneur (v. 10) : que la femme ne se sépare pas de son mari, et que l’homme ne répudie pas sa femme (v.11). Si le texte de Paul a des similudes avec celui de Marc, il n’est pas identique. Paul écrit : « que la femme ne se sépare (chōrizō) pas de son mari » (v. 10). Une telle situation n’est possible que dans le monde grec de Corinthe, et non pas en Palestine dans l’univers de Jésus où seul l’homme pouvait prendre une telle initiative. L’action de rompre de la part de l’homme est exprimée ainsi chez Paul : « que le mari ne répudie (aphiēmi) pas sa femme » (v. 11). L’exhortation de Paul pourrait être paraphrasée ainsi : que la femme ne quitte pas ou ne s’enfuie pas de son mari, et que l’homme ne renvoie pas sa femme (dans sa famille) ou ne l’abandonne pas. Que conclure? Jésus et Paul appartiennent à deux univers différents. Jésus répond à la question des Pharisiens sur le droit de l’homme d’expulser sa femme en la déliant du lien conjugal, et la réponse de Jésus est claire : c’est non, car selon le récit de la Genèse, en se joignant à la femme l’homme est devenu un seul être avec elle, et donc la femme n’est plus un accessoire qu’on peut expulser. Jésus agit comme un prophète qui rappelle la parole de Dieu. Par contre, Paul n’agit pas en prophète mais en pasteur de communauté auquel on soumet des cas concrets. Un de ces cas concrets, c’est l’enthousiasme de certains qui voudraient déjà vivre maintenant le monde de l’au-delà, incluant l’abstinence sexuelle et le célibat. Le pasteur Paul connaît la nature humaine et considère ce projet comme dangereux, devant les possibles dérèglements sexuels. Mais surtout, devant la perspective imminente du retour du Christ, il ne vaut pas la peine de changer quoi que ce soit à sa situation matrimoniale. C’est ici que Paul évoque cette parole du Seigneur sur l’interdiction du divorce. Et sa première application est à une femme (v. 11). C’est surprenant, puisque la parole de Jésus concernait l’expulsion de la femme par l’homme. Ensuite, jusqu’ici dans sa lettre Paul commençait toujours par l’homme avant de passer à la femme (v. 2 que chacun ait sa femme, et chacune son mari; v. 3 Que l’homme paye sa dette envers sa femme, et la femme envers son homme). Il est donc possible que Paul aborde ici le cas concret d’une femme notoire dans la communauté. Et ce projet de séparation aurait été provoqué par un conflit, puisque Paul parle de réconciliation (« qu’elle se réconcilie avec son mari »). N’ayant pas en main les dernières nouvelles, Paul doit envisager le cas où elle s’est déjà séparée, ce qui l’amène à demander qu’elle ne se remarie pas, conformément à ses principes généraux qu’il ne faut pas changer d’état et que le célibat est préférable. Ainsi, comme pasteur, Paul a fait une première adaptation de la parole du Seigneur en l’appliquant au milieu Corinthien où la femme pouvait prendre l’initiative de quitter le giron conjugal. Mais il va faire une deuxième adaptation. Que faire dans le cas d’un couple où l’un des partenaires n’est pas un croyant au Christ? La réponse de Paul est simple : si le partenaire non croyant consent à cette union avec un partenaire croyant, qu’il n’y ait pas de divorce; par contre, si le partenaire non croyant veut la séparation, que le divorce ait lieu. C’est ce qu’il est convenu d’appeler le « privilège Paulin ». Notons que le verbe « séparer » (chōrizō) est synonyme de « divorcer »; ce n’est pas simplement une prise de distance, mais une rupture du lien conjugal. Quel est le motif? « Dieu vous a appelés à vivre en paix » (v. 15). En d’autres mots, quand la paix n’est plus possible, et que le couple est un devenu un « attelage disparate » (2 Co 6, 14 : « Ne formez pas d'attelage disparate avec des infidèles »), le mari ou la femme ne sont plus tenus à l’union. Cette comparaison entre Jésus et Paul nous a permis de fournir un contexte à l’affirmation de Jésus. Dans le milieu palestinien, l’homme avait tous les droits et lui seul pouvait prendre l’initiative du divorce pour n’importe quel motif, incluant celui d’avoir trouvé une femme plus belle ou que sa conjointe a trop cuit le repas. La parole prophétique de Jésus, en retournant au plan originel de Dieu concernant l’union conjugal, rétablit le rôle de la femme dans toute sa grandeur où elle n’est plus un objet qu’on peut expulser selon son humeur, mais constitue l’égal de l’homme et forme avec lui un seul être. Puisque la parole de Jésus se situe dans un contexte précis et se veut une parole prophétique, ce serait travestir ce message que de l’appliquer sans nuance dans toutes les circonstances, et surtout de lui donner une signification juridique. C’est pourquoi un homme comme Paul ne se gênera pas de l’adapter à son milieu et d’inclure des exceptions. L’église de Matthieu (Mt 5, 32; 15, 19) fera la même chose en incluant l’exception de la porneia, un terme général qui couvre un ensemble de dérèglements sexuels selon les normes de l’époque. Il vaut la peine de mentionner que le verbe chōrizō n’est pas un terme technique relié au mariage, comme l’est aujourd’hui le verbe « divorcer ». Par exemple, Luc dans ses Actes se sert de ce verbe pour parler de Paul qui s’éloigne (chōrizō) d’Athènes (Ac 18, 1). On peut faire les mêmes observations en regardant les verbes synonymes formés de la même racine. Par exemple, le verbe apochōrizō formé de la préposition apo (à partir de) et de chōrizō est utilisé par Luc pour décrire le fait que Paul finit par se « séparer » de Barnabé (Ac 15, 29). De même, le verbe diachōrizō, formé de la préposition dia (à travers) et de chōrizō est utilisé par Luc pour décrire le fait que Moïse et Élie, à la fin de la scène de la transfiguration « se séparent » de Jésus (Lc 9, 33), ou encore dans la Genèse dans le récit de la création : « Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara (diachōrizō) la lumière des ténèbres » (Gn 1, 4). Finalement, quel est le sujet du verbe chōrizō? En d’autres mots, à qui Jésus demande-t-il de ne pas briser le lien conjugal? En grec, le sujet est anthrōpos qui, comme nous l’avons vu plus tôt, peut désigner tant l’être humain en général qu’un homme mâle individuel. Mais ici, au v. 9, qui est-il? D’une part, comme il y a contraste entre deux sujets, Dieu (« Ce que Dieu a joint »), et homme (« que l’homme ne sépare pas »), on pourrait penser que anthrōpos désigne l’être humain en général qui ne doit pas contrecarrer l’intention de Dieu. Mais d’autre part, comme seul le mari (anēr) peut rompre le lien, on pourrait suggérer que anthrōpos désigne l’homme mâle. Malheureusement, nous n’avons pas les paroles araméennes prononcées par Jésus. En araméen, « homme » se dit ʾĕnāš. Par exemple, dans la section araméenne du livre de Daniel, on a cette phrase : MT 4, 17; LXX 4, 14 : « Telle est la sentence du veillant et la parole des saints, afin que les vivants sachent que le Seigneur est le dominateur du royaume des hommes (aram. : ʾĕnāš, gr. : anthrōpos), et qu'il le donne à qui bon lui semblera, et qu'il élèvera pour le gouverner celui qui est en mépris parmi les hommes (aram. : ʾĕnāš, gr. : anthrōpos). Le terme araméen ʾĕnāš est l’équivalent de l’hébreu ʾîš (l’homme mâle). Mais quand la tradition chrétienne de langue grecque a repris cette parole de Jésus, elle a probablement voulu tenir compte du contexte grec où la femme pouvait aussi initier le divorce, et donc le terme anthrōpos au sens de l’être humain en général lui permettait d’inclure aussi les femmes. C’est sans doute la signification que nous avons ici dans l’évangile de Marc. |
Le verbe chōrizō dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 10 Une fois à la maison, les disciples se mirent à l'interroger sur le sujet.
Littéralement : Et à la maison (oikian) les disciples (mathētai) l'interrogeaient (epērōtōn) de nouveau (palin) à ce sujet. |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
oikian (maison) |
Oikian est l’accusatif singulier du nom féminin oikia qui signifie : maison. Deux mots désignent en grec la maison, le nom masculin oikos, et le nom féminin oikia. Tous les évangélistes utilisent les deux termes : oikos (Mt = 10; Mc = 13; Lc = 33; Jn = 5; Ac = 25; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0) et oikia (Mt = 25; Mc = 18; Lc = 24; Jn = 5; Ac = 11; 1Jn = 0; 2Jn = 1; 3Jn = 0). Comme on peut le constater, Matthieu et Marc préfèrent oikia à oikos, alors que Luc préfère oikos à oikia, tandis que Jean les utilise de manière équivalente. Il ne semble pas y avoir de nuance entre les deux termes. Un exemple typique provient de Jean où la maison de Marthe et Marie est appelée dabord oikos, puis oikia :
Quand on parcourt lutilisation de oikia par les évangélistes, on note quatre significations possibles.
Le nom oikia fait bel et bien partie du vocabulaire habituel de Marc. On aura peut-être noté que Marc utilise l’article déterminé « la » pour désigner la maison, comme si tout le monde savait de quelle maison il s’agit. En fait, dès le début de son évangile Marc nous parle de la maison de Simon et André à Capharnaüm, sur le bord du lac de Galilée : « Et aussitôt, sortant de la synagogue, il vint dans la maison (oikia) de Simon et d’André, avec Jacques et Jean » (Mc 1, 29) Mais ici, au v. 10, il semble que nous soyons devant un artifice littéraire de Marc autour de la valeur symbolique de « maison ». En effet, à quelques reprises dans son évangile Marc utilise la structure suivante :
Par exemples :
Qu’est-ce à dire? À travers cet artifice littéraire, Marc distingue deux choses : l’enseignement de Jésus et les événements qui lui sont reliés, d’une part, et la réflexion qui s’en suivit de la part de la communauté chrétienne, d'autre part. D’ailleurs, la symbolique de la maison ou d’être à l’écart suggère la « communauté église » ou la « réflexion » après coup. C’est particulièrement évident avec la parabole du semeur qui a été allégorisée au temps de l’Église où chaque élément du récit prend une valeur symbolique. Notre v. 10, introduit une réflexion de la communauté chrétienne autour de la parole de Jésus sur le divorce qu’elle essaie de préciser et d’appliquer à sa situation concrète. Comme le montre les versets suivants qui parleront du divorce initié par la femme, une situation impossible en Palestine, nous ne sommes plus devant une parole de Jésus, mais devant la façon dont la communauté chrétienne a appliqué la parole de Jésus à sa situation. |
Le nom oikia dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
mathētai (disciples) |
Mathētai est le nom masculin mathētēs au nominatif pluriel, le nominatif étant requis il est le sujet du verbe « interroger ». Il signifie : être disciple ou élève ou apprenant; il s'agit de quelqu'un qui est à l'écoute d'un maître. Comme on peut l'imaginer, le mot est très fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 72; Mc = 46; Lc = 37; Jn = 78; Ac = 28; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il peut s'agir des disciples de Jésus, de Jean ou même ceux des Pharisiens (Mc 2, 18)
On s'est posé la question : le mot « disciple » est-il l'oeuvre de la première communauté chrétienne qui désignait ainsi les membres de la communauté, ou bien reflète-t-il vraiment comment les gens nommaient tous ceux et celles qui s'attachaient à Jésus lors de sa prédication? Après son analyse, J.P. Meier conclut que ce terme appartient vraiment à l'époque de Jésus, puisque que les premiers chrétiens ont plutôt abandonné ce terme pour se définir. De plus, parmi ceux qui ont considéré Jésus comme un maître, on peut distinguer trois groupes différents de personnes,
Mentionnons que même si plusieurs femmes sont mentionnées, aucune ne se voit attribuée le titre de disciple, en raison sans doute de la culture de l'époque. Qu'en est-il chez Marc? Un premier point à souligner est qu'il associe les disciples au tout début du ministère de Jésus, dès qu'il commence à enseigner. Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée, proclamant l'Évangile de Dieu et disant: "Le temps est accompli et le Royaume de Dieu est tout proche: repentez-vous et croyez à l'Évangile. Comme il passait sur le bord de la mer de Galilée, il vit Simon et André, le frère de Simon, qui jetaient l'épervier dans la mer; car c'étaient des pêcheurs. Et Jésus leur dit: "Venez à ma suite et je vous ferai devenir pêcheurs d'hommes." (1, 14-17) Pourtant, le groupe des Douze ne sera officialisé que beaucoup plus loin en 3, 13-14, alors que par neuf fois il a déjà fait référence aux disciples. L'intention de Marc est claire : le ministère de Jésus ne se conçoit pas sans ses disciples auxquels il est étroitement associé. Et pour sa communauté chrétienne, le message est tout aussi clair : dans ce ministère de Jésus, ils doivent se voir eux-mêmes. Il y a un deuxième point à souligner dans le rôle que Marc fait jouer aux disciples : ils sont l'objet d'un enseignement particulier de Jésus. Cette idée est introduite avec l'enseignement en paraboles quand Marc écrit : « et il ne leur parlait pas sans parabole, mais, en particulier, il expliquait tout à ses disciples » (4, 34); ainsi, ils ont le privilège d'accéder à une compréhension plus profonde de l'enseignement de Jésus. Ce thème se poursuivra tout au long de l'évangile, introduit par cette mention : « Quand il fut entré dans la maison, à l'écart de la foule » (7, 17; voir aussi 9, 28; 10, 10); à la maison, Jésus prend le temps d'expliquer ce qu'il vient de dire. De même, tout au long de l'Évangile, Marc fait référence au fait que « Jésus instruisait ses disciples » (9, 31), qu'il les appelle pour leur donner un enseignement (8, 1.34; 10, 42; 12, 43). Ici, au v. 10, les disciples ont le privilège d’interroger Jésus et de recevoir un enseignement particulier. Pour Marc, chaque membre de sa communauté doit s’identifier à ces disciples. |
Le nom mathētēs chez Marc | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
epērōtōn (ils interrogeaient) |
Epērōtōn est le verbe eperōtaō à la 3e personne pluriel de l’imparfait, et il a pour sujet les disciples. Nous avons déjà analysé plus tôt au v. 2 ce verbe alors que le sujet était les Pharisiens. Rappelons que le verbe à l’imparfait signifie une action continue, et donc le questionnement et la réflexion est une action qui se poursuit dans le temps, qui n’est pas terminée.
|
Le verbe eperōtaō dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
palin (de nouveau) |
Palin est un adverbe qui signifie « de nouveau », « encore », ou « en sens inverse » i.e. répéter le même trajet. Quelque soit le mot choisi, c’est l’idée d’une répétition qui est exprimée par l’adverbe palin. C’est Jean qui l’utilise le plus, mais Marc l’utilise également beaucoup, ce qui est significatif pour un évangile plus court : Mt = 17; Mc = 28; Lc = 3; Jn = 45; Ac = 5; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Nous sommes devant un mot qui appartient au vocabulaire typique de Marc.
Qu’est-ce qui amène Marc à avoir recours si régulièrement à l’adverbe palin? L’évangéliste se distingue d’abord par son grand art de conteur, et la structure ternaire est typique des contes. Par exemple, dans la parabole des vignerons meurtriers, c’est trois fois que le propriétaire envoie quelqu’un pour recevoir du fruit de la vigne, et c’est ainsi que Marc écrit : « De nouveau (palin), il leur envoya un autre serviteur » (12, 4); ou encore, c’est par trois fois que Jésus va à l’écart pour prier à Gethsémani, et c’est ainsi que l’évangéliste écrit : « Puis il s'en alla de nouveau (palin) et pria, en disant les mêmes paroles. De nouveau (palin) il vint et les trouva endormis, car leurs yeux étaient alourdis » (14, 39-40); de même, c’est par trois fois que Pierre jure ne pas connaître Jésus, et l’évangéliste écrit alors : « La servante, l'ayant vu, dit de nouveau (palin) aux assistants: "Celui-là en est!". Mais de nouveau (palin) il niait. Peu après, les assistants disaient encore (palin) à Pierre: "Vraiment tu en es; et d'ailleurs tu es Galiléen." » (14, 69-70). Un autre motif du recours régulier à palin semble être l’intention de Marc de nous décrire l’activité habituelle de Jésus. Déjà en 1, 21-39 il nous avait présenté une journée typique de Jésus. Par la suite, il écrit que Jésus entre de nouveau à Capharnaüm (2, 1), qu’il sort de nouveau au bord de la mer (2, 13), qu’il va de nouveau vers la mer de Galilée (7, 31), qu’il s’embarque de nouveau vers l’autre rive (8, 1; 8, 13). Jésus ne fait pas que se déplacer, mais il ne cesse d’enseigner : il entre de nouveau dans une synagogue (3,1), il se met de nouveau à enseigner (4, 1), il appelle de nouveau la foule près de lui pour lui parler (7, 14). Et le mot palin permet à Marc d’insister sur le succès phénoménal de Jésus : de nouveau la foule se rassemble au point qu’il ne peut manger (3, 20), de nouveau une foule nombreuse se rassemble, une foule que Jésus nourrira par la suite (8, 1). Voilà sur quoi semble insister l’évangéliste Marc. Mais l’adverbe palin a aussi un autre rôle. Rappelons le plan général de l’évangéliste Marc où Jésus connaît une opposition croissante qui connaîtra son apogée à Jérusalem avec son procès et sa mort. Dans cette marche vers Jérusalem et la croix, les disciples ont peur, et alors Jésus doit répéter son enseignement qui se fait difficilement une place dans leur esprit : « Prenant de nouveau (palin) les Douze avec lui, il se mit à leur dire ce qui allait lui arriver » (10, 32). Il en de même sur les exigences pour le suivre, en particulier concernant les richesses, et Jésus doit sans cesse revenir sur le sujet : « Les disciples étaient stupéfaits de ces paroles. Mais Jésus répondit de nouveau (palin) et leur dit: "Mes enfants, comme il est difficile d'entrer dans le Royaume de Dieu!" » (10, 24). C’est dans le même sens qu’il faut interpréter notre v. 10 qui est une suite d’une parole de Jésus sur le divorce. Bien sûr, la réaction des disciples chez Marc est différente de celle qu’on trouve chez Matthieu où les disciples disent : « Si telle est la condition de l’homme avec la femme, il n’est pas expédient de se marier » (Mt 19, 10). Mais il reste que pour un homme c’est une parole qui heurte toute une tradition et qui apparaît exigeante. Tout comme dans la parole sur les richesses, Marc nous présente les disciples qui interrogent de nouveau, une façon de montrer que cette parole est difficile à avaler. |
L'adverbe palin dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 11 Jésus précisa: "Un homme qui divorce de sa femme pour en épouser une autre, il commet l'adultère à son égard.
Littéralement : Et il leur dit: "Quiconque le cas échéant (hos an) délie [des liens du mariage] sa femme et épouse (gamēsē) une autre, il est adultère (moichatai) à son égard; |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
hos an (quiconque le cas échéant) |
Hos an est une expression formée du pronom relatif hos (quiconque, celui ou celle qui) et de la particule an qui est l’équivalent de la locution française « le cas échéant » et qui donne à la proposition un sens conditionnel. On la rencontre à quelques reprises dans les évangiles-Actes, surtout chez Marc : Mt = 8; Mc = 11; Lc = 7; Jn = 0; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0 (pour cette analyse, nous n’avons pas tenu compte de la forme hos d' an, « quiconque par lequel le cas échéant »). Les statistiques sur les occurrences peuvent être trompeuses, car sur les huit occurrences de Matthieu, cinq sont une copie de Marc, tout comme sur les sept occurrences de l’évangile de Luc, trois sont une reprise de Marc. Nous sommes donc devant une expression marcienne.
L’expression hos an permet d’envisager des situations hypothétiques et de déterminer les conséquences qui s’en suivent.
Il vaut la peine de signaler ici cette expression, non seulement pour rappeler que nous ne sommes plus devant un écho à une parole de Jésus, celle du v. 9, mais pour prendre conscience que nous venons d’entrer dans la casuistique qui s’est développée dans les premières communautés chrétiennes. En effet, Jésus nous a laissé cette phrase lapidaire : « ce que Dieu a joint, qu'un homme ne le sépare pas ». Mais comment appliquer cette proposition dans un milieu différent de celui de la Palestine de Jésus où tant la femme que l’homme pouvait initier le divorce. De même, Jésus n’a pas parlé des conséquences qu’entraînait le non respect de cette proposition. Réfléchissant sur tout ce qu’a enseigné Jésus, en particulier sur sa présentation de l’intention originelle de Dieu concernant le couple marital, les premiers chrétiens se sont mis à évoquer différents scénarios (si telle situation…) et à appliquer (alors) la parole de Jésus à chacun des scénarios. Ici, au v. 11, on envisage le scénario hypothétique où, malgré la parole de Jésus, un chrétien initie un divorce pour épouser une autre femme. Face à un tel scénario, voici le jugement de l’Église : l’homme est adultère face à sa première femme. L’idée d’être adultère face à la première femme est étrangère au monde palestinien et reflète peut-être le milieu romain de Marc, puisque ni Matthieu ni Luc n’ont cru bon de reprendre l’expression « face à sa première femme ». |
L'expression hos an dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
gamēsē (qu'il épouse) |
Gamēsē est le verbe gameō au subjonctif aoriste actif, 3e personne du singulier, le subjonctif étant requis par la particule an qui a introduit une situation hypothétique, donc irréelle. Il signifie « se marier » ou « épouser quelqu’un ». Il apparaît peu souvent dans l’ensemble du Nouveau Testament; de fait, en dehors des évangiles synoptiques, on ne l’aperçoit qu’au chapitre 7 de l’épitre aux Corinthiens où Paul aborde explicitement cette question, et dans l’épitre à Timothée.
Dans les évangiles synoptiques (Mt = 6; Mc = 4; Lc = 6; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0), ce sont deux questions qui ont amené les évangélistes à parler du mariage, d’abord celle du divorce, ensuite celle du statut matrimonial dans le monde de la résurrection. Autrement, l’allusion au mariage est totalement secondaire. Chez Marc, la seule occurrence qui n’est pas liée à la question du divorce et du statut matrimonial dans l’autre vie est l’allusion au mariage d’Hérode Antipas avec la femme de son demi-frère Philippe. Chez Matthieu, la seule mention qui lui est vraiment propre est la réaction des disciples à la parole de Jésus sur le divorce : « Si telle est la condition de l'homme envers la femme, il n'est pas expédient de se marier (gameō) » (Mt 19, 10), une réaction qui n’est pas à l’honneur du mariage et des disciples. Chez Luc, la seule situation qui lui est propre est celle de cet homme qui donne un grand repas, mais reçoit un refus d’un invité parce qu’il vient de se marier (Lc 14, 20). Bref, à part la référence à Gn 2, 24 et la parole de Jésus, nous avons peu de matériel pour établir une théologie du mariage. Qu’en est-il de la tradition paulinienne? Au chapitre sept de la première épitre aux Corinthiens, Paul aborde deux situations, celle des gens mariés, et celle de ceux qui ne le sont pas. Pour les gens mariés, il leur demande de demeurer ensemble et de remplir leur devoir conjugal, et bien sûr, en référence à la parole de Jésus, refuse la possibilité du divorce, sauf dans le cas de mariage « mixte » avec une partie non croyante qui ne veut plus de ce mariage; un nouveau mariage est possible, mais seulement avec un partenaire chrétien. Pour les gens non mariés, que ce soit ceux qui ne l’ont jamais été ou les veufs/veuves, Paul recommande de demeurer célibataire comme il l’est lui-même. À cela il offre deux grandes raisons : d’abord, le temps avant le retour du Christ est très court et Dieu attend de chacun qu’il gère bien la situation dans laquelle il se trouve présentement, ensuite, le mariage peut distraire de sa mission présente et urgente, surtout quand le partenaire n’a pas la même foi, et cela entraîne de grandes tensions dans le couple. Cependant, si le célibat ouvre la porte à l’immoralité sexuelle, il vaut mieux se marier. La première épitre à Timothée va dans le même sens en encourageant les jeunes veuves à se marier, pour éviter les débordements du désir sexuel. On chercherait en vain dans tout cela du matériel célébrant la beauté et la grandeur du mariage. On pourrait évoquer Éphésiens 5, 32, qui fait partie de la tradition paulinienne, même si un grand nombre de biblistes ne croient pas que Paul en soit directement l’auteur, et qui, après la référence à Gn 2, 24 (« l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux ne seront qu’une seule chair »), écrit : « Ce mystère est grand : je déclare qu’il concerne le Christ et l’Église ». Une théologie du mariage a été construire à partir de cette phrase. Mais d’une part, ce texte d’Éphésiens nous renvoie simplement à la parole de Jésus et à sa source dans le récit de la Genèse, et d’autre part, elle est encore dépendante d’une culture patriarcale où les relations hommes-femmes ne sont pas égalitaires : l’homme a autorité sur la femme comme le Christ a autorité sur son Église (5, 21), si bien que la femme est invitée à se soumettre à son mari comme l’Église se soumet au Christ, et si l’homme est invité à aimer sa femme comme le Christ aime son Église, la femme est appelée à respecter/craindre son mari (5, 33). Cette vision est dépendante de l’homme pourvoyeur, et de la femme dont on doit prendre soin. Revenons au texte de Marc. La situation hypothétique qu’il envisage est celui d’un homme qui, après avoir répudié sa femme, en épouse une autre. On doit assumer que cette « deuxième » épouse était libre, soit qu’elle n’avait jamais été mariée jusqu’ici, ou bien qu’elle avait reçu son billet de divorce de son ex-mari. Matthieu, pour sa part, envisage les deux situations à deux moments différents de son évangile : il y a d’abord la situation générale évoquée par Marc où il ne précise pas le statut de la nouvelle femme (Mt 19, 9), puis il y a celle où un homme épouse une femme répudiée (5, 32); on peut se demander pourquoi Matthieu distingue-t-il explicitement deux situations? Peut-être trouvait-il la phrase de Marc ambiguë, et donc veut-il couvrir tous les angles pour clarifier les choses : un second mariage n’est possible ni avec « une vierge » (Mt 19, 9) ni avec une femme qui a reçu son billet de divorce et est considérée comme « libre » (Mt 5, 32). Luc a fait la même chose que Matthieu, mais en couvrant les deux situations dans le même verset : « Tout homme qui répudie sa femme et en épouse une autre commet un adultère, et celui qui épouse une femme répudiée par son mari commet un adultère » (Lc 16, 18). Pourtant, cette casuistique, provenant des premières communautés chrétiennes et qui appliquent à des situations concrètes la parole de Jésus, change un peu l’accent de ce qu’a dit Jésus. En effet, Jésus a dit : « Ce que Dieu a joint, qu'un homme ne le sépare pas ». En d’autres mots, Jésus a dit : qu’il n’y ait pas de répudiation. Malgré cela, tous les évangélistes écrivent : « Quiconque répudie sa femme… ». Qu’est-ce à dire? Jésus n’est pas un juriste, mais un prophète qui rappelle la vision de Dieu, alors que les premières communautés chrétiennes ont été confrontées à la réalité concrète et se sont posées la question : si telle situation, qu’est-ce qu’on fait? En d’autres mots, le rôle de Jésus était de rappeler la grandeur de la vocation du mariage, et non pas d’établir les règles en cas d’échec. Ici, au v. 11, nous sommes en face d'une situation d'échec et de la décision de la communauté chrétienne concernant les règles à suivre. Notons qu’il existe en grec deux autres mots pour désigner le mariage, gamizō (Mt = 2; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0), qui signifie « être donné en mariage », et donc ne s’applique dans l’Antiquité qu’à la femme, et apparaît toujours dans le couple « (l’homme) se marie et (la femme) est donnée en mariage », sauf chez Paul, et le verbe gamiskō, synonyme de gamizō, qui n’apparaît que chez Luc dans toute la Bible (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0). |
Le verbe gameō dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
moichatai (il est adultère) |
Moichatai est le verbe moichaō à l’indicatif présent, forme moyenne, 3e personne du singulier. La forme moyenne est requise car il ne s’agit pas d’un verbe transitif : c’est le sujet lui-même qui est affecté. Il signifie : commettre l’adultère ou devenir adultère. C’est un verbe très rare dans la Bible, et plus spécifiquement dans les évangiles-Actes : Mt = 2; Mc = 2; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Pour être plus spécifique, c’est Marc qui a introduit ce mot dans ce passage sur l’interdiction du divorce, et Matthieu n’a fait que le copier dans la référence au divorce en Mt 5, 32 et Mt 19, 9. Ailleurs dans la Bible, il n’apparaît que chez les prophètes Jérémie et Ézéchiel dans la Septante, si on ne tient pas compte des Psaumes de Salomon; il a surtout un sens symbolique en référence à l’infidélité du peuple face à l’alliance avec Yahvé, alors qu’il succombe au culte des idoles.
Mais en grec, il existe un verbe synonyme et apparenté plus fréquent : moicheuō, qui signifie également « commettre l’adultère » : Mt = 4; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 1; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il ne semble pas y avoir de différence entre les deux verbes, et les auteurs bibliques les utilisent tour à tour. Pour traduire l’hébreu nāʾap (commettre l’adultère), les traducteurs de la Septante ont utilisé indifféremment l’un ou l’autre verbe grec. Dans la présentation des tables de la Loi au Sinaï (LXX « Tu ne commettras pas d’adultère », Ex 20, 13 || Dt 5, 17), c’est le verbe moicheuō qui a été choisi et que reprend Marc dans son récit sur l’appel du riche (10, 19), copié par Mt 19, 18 et Lc 18, 20; c’est parce qu’il fait référence à ces tables de la Loi que Paul dans son épitre aux Romains (2, 22; 13, 9) et l’auteur de l’épitre de Jacques (2, 11) utilisent également le verbe moicheuō. Dans la Septante, chez les prophètes, il a avant tout un sens symbolique en référence à l’infidélité du peuple face à l’alliance avec Yahvé, alors qu’il succombe au culte des idoles. Cette analyse linguistique ne serait pas complète sans mentionner certains mots apparentés. Il y a d’abord l’adjectif moichalis (Mt = 2; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0) qui est utilisé dans les évangiles dans l’expression « génération adultère » et ailleurs dans la Septante le mot désigne la femme adultère. Puis il y a le nom féminin moicheia qui fait référence à l’acte d’adultère (Mt = 1; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 1; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0) et apparaît souvent au milieu d’une liste des différents actes répréhensibles de l’être humain. Enfin, le nom masculin moichos désigne l’homme adultère, mais n’apparaît que chez Luc dans les évangiles (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0), et ailleurs dans la Bible est peu présent, sinon pour faire référence de manière très générale aux hommes adultères. Dans le monde juif, l’adultère est condamné de manière unanime. Il fait partie de l’alliance fondamentale entre Dieu et son peuple explicitée par les dix paroles du Sinaï. Notons que l’adultère est d’abord vu comme un vol de ce qui est une possession de l’homme (« elle a péché envers son mari », Si 23, 23). C’est un acte si répréhensible que Lv 20, 10 demande de mettre à mort l’homme et la femme impliqués. Et si jamais un enfant naît de cette union illicite, ce bâtard n’a pas le droit de faire partie de la communauté juive. Cet acte répréhensible a beaucoup servi d’image symbolique chez les prophètes pour décrire la perversion du peuple qui refuse de s’attacher totalement à Yahvé et fait plutôt confiance aux dieux étrangers et, sur le plan politique, à des puissances étrangères. Que signifie donc notre v. 11? Rappelons que le mariage à l’époque, et donc le divorce, était une affaire de famille, sans exigence d’inscription dans un registre d’état quelconque. Rappelons également que l’évangile de Marc avait d’abord comme public cible les chrétiens de Rome, et donc des chrétiens soumis aux lois romaines. Mais à Rome comme en Palestine, l’adultère était associé à un acte d’infamie. Il semble qu’en principe à Rome comme en Palestine, les gens impliqués dans l’adultère étaient passibles de mort aux mains de la partie lésée, à l’instar d’un crime d’honneur. Mais nous n’avons aucune attestation qu’un tel châtiment ait été appliqué sur le plan historique. Quand l’évangile de Jean rapporte le cas d’une femme prise en flagrant délit d’adultère et rappelle la loi mosaïque de la lapidation dans un tel cas (Jn 8, 3-11), aucune action n’est en fait prise contre cette femme. À Rome, une femme adultère pouvait être bannie d’un remariage (selon T. McGinn, "Concubinage and the Lex Iulia on Adultery". Transactions of the American Philological Association. 121 (1991)335–375), et était retournée chez ses parents avec seulement la moitié de sa dote (C. Edwards, The Politics of Immorality in Ancient Rome. Cambridge University Press, 1993, p. 38). Mais Paul, quand il s’adresse aux Romains, fait allusion à l’infamie de l’adultère chez la femme, mais cette infamie disparaît à la mort du mari : « C'est donc du vivant de son mari qu'elle portera le nom d'adultère, si elle devient la femme d'un autre; mais en cas de mort du mari, elle est si bien affranchie de la loi qu'elle n'est pas adultère en devenant la femme d'un autre » (Rm 7, 3). Que vise donc Marc en rapportant cette décision de la communauté chrétienne de déclarer adultère un chrétien qui répudie sa femme pour en épouser une autre? Nous savons que selon le monde romain, qui autorisait le divorce, il n’y a pas ici d’adultère. Mais dans le monde chrétien, cette déclaration d’adultère veut simplement jeter le discrédit et l’infamie sur le divorce; on ne parle pas du tout des conséquences, même pas d'exclusion de la communauté, ce qui inclut l'assemblée eucharistique. |
Le verbe moichaō dans la Bible
Le verbe moicheuō dans la Bible | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 12 Et si pour sa part une femme divorce de son mari pour en épouser un autre, elle commet l'adultère".
Littéralement : Et si elle, ayant délié [des liens du mariage] son mari, qu'elle épouse un autre, elle est adultère". |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Le v. 12 reprend presque textuellement le v. 11, mais en inversant les rôles : c’est maintenant la femme qui expulse son mari. Comparons les deux versets.
Le parallélisme n’est pas parfait, en commençant par l’introduction. En effet, au v. 11, nous avons le cas classique d’introduction d’une jurisprudence où on envisage un cas hypothétique dans le futur : quiconque le cas échéant (hos an), ce qui implique un verbe au subjonctif (qu’il délie). Mais au v. 12 on envisage plutôt diverses situations (ean = « si »), qui ont eu lieu avec un verbe au participe aoriste (ayant délié). Qu’est-ce-à-dire? Le v. 11 et v. 12 n’ont pas la même source. On peut imaginer qu’au v. 11 Marc reprendrait une tradition chrétienne venue de Palestine concernant une décision sur le divorce à la suite de la parole de Jésus, tandis qu’au v. 12 il doit adapter cette décision à la situation romaine où la femme pouvait aussi initier le divorce, tout comme dans tout le milieu gréco-romain (voir 1 Co 7, 10 : « Que la femme ne se sépare pas de son mari ») : le v. 12 serait donc une création de Marc lui-même prolongeant au milieu romain une tradition palestinienne. Notons que la finale n’est pas la même. La tradition qu’il reçoit parle d’adultère « à l’égard » de la femme (epʼ autēn), un aspect qu’il ne croit pas bon de reprendre. |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 13 Par la suite, des gens présentèrent à Jésus des petits enfants pour qu'il les touche, mais se firent réprimander par les disciples.
Littéralement : Et ils lui présentaient (prosepheron) des petits enfants (paidia) afin qu'il les touchât (hapsētai). Puis, les disciples les rabrouèrent (epetimēsan). |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
prosepheron (ils présentaient) |
Prosepheron est le verbe prospherō à l’indicatif imparfait actif, 3e personne du pluriel. Il est peu fréquent dans l’ensemble du Nouveau Testament, et en particulier dans les évangiles-Actes, sauf chez Matthieu et l’épitre aux Hébreux : Mt = 15; Mc = 3; Lc = 4; Jn = 2; Ac = 3; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Le verbe est composé de la préposition pros (vers, en vue de) et du verbe pherō (porter), et donc signifie : porter vers, i.e. offrir, présenter. Quand il s’agit d’un objet, on traduit le plus souvent : offrir; quand il s’agit d’une personne, on traduit le plus souvent : présenter.
Jetons un bref regard sur les deux principales significations du verbe prospherō dans les évangiles-Actes.
Ici, au v. 15, l’objet du verbe prospherō sont des enfants, et donc le verbe doit être traduit par « présenter ». Le verbe est à l’imparfait, et donc il s’agit d’une action non achevée, continue. Qu’est-ce à dire? Nous sommes donc devant une situation différente de celle où on présente à Jésus un malade pour qu’il le guérisse, une action ponctuelle. Ici, l’action de présenter les enfants se prolonge dans le temps. Si les premières communautés chrétiennes ont tenu à garder en mémoire les relations de Jésus avec les enfants, et à décrire cette présentation comme un geste qui se poursuit dans le temps, c’est que cela soutenait l’une de leur pratique, celle d’accueillir des enfants dans la communauté, et l’accueil par excellence étant le baptême. Notons que le verbe prospherō n’appartient pas au vocabulaire habituel de Marc. Il n’apparaît qu’à deux reprises avec une personne comme objet (la présentation du paralytique en 2, 4 et ici), et c’est ici le seul cas où il est décliné à l’imparfait. On peut très bien imaginer qu’il reprend simplement ce qu’il reçoit de la tradition Quel est le sujet du verbe prospherō? Ce n’est pas spécifié. On peut imaginer qu’il s’agit des parents des enfants. Pour garder le caractère anonyme, on peut traduire par « ils » ou « des gens ». |
Le verbe prospherō dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
paidia (enfants) |
Paidia est le nom neutre paidion à l’accusatif pluriel, l’accusatif étant requis car il est le complément d’objet direct du verbe « présenter ». Dans le monde grec, selon Hérodote (rapporté par Henry George Liddell, Robert Scott, A Greek-English Lexicon), paidion désigne l’enfant jusqu’à sept ans. Il est plus fréquent que pais (enfant, garçon), puisqu’on retrouve 52 occurrences, surtout dans les évangiles : Mt = 18; Mc = 12; Lc = 13; Jn = 3; Ac = 0; 1Jn = 2; 2Jn = 0; 3Jn = 0; 1 Co = 1; He = 1. Rappelons que dans le Nouveau Testament il existe six mots pour désigner l’enfant : teknon (enfant) et son diminutif teknion (petit enfant), pais (enfant) et son diminutif paidion (petit enfant), nēpios (plus jeune) et brephos (nourrisson). Sur le sujet, voir notre glossaire.
Le tableau suivant permet de situer les différentes appellations pour désigner l’enfant selon l’âge.
Comme on peut le constater, sur le plan chronologique l’enfance se déroule de la naissance jusqu’à l’âge de 13 ans, au moment du bar mitzwah (fils de la Loi), où l’enfant en devenant soumis à la Loi, passe à l’âge adulte. Cette enfance se divise en deux parties, paidion, qui désigne l’enfant de moins de 7 ans, et pais, qui désigne en général l’enfant de 7 à 13 ans (mais il y a des cas où le mot est utilisé de manière générale). Nēpios est le bébé au tout début de sa phase paidion, tout comme brephos d’ailleurs, mais ce dernier peut inclure l’embryon dans le sein maternel. Quant au terme teknon, le plus fréquent dans le Nouveau Testament, c’est l’enfant sans aucune connotation d’âge. Et teknion, son diminutif, concerne un adulte à qui on veut exprimer son affection et son attachement, comme en français lorsqu’on dit Ti-Jean, Ti-Louis, ou Loulou. Quant aux nombres d’occurrences dans les évangiles-Actes selon les différentes appellations, nous pouvons faire l’observation suivante.
On aura noté que chez Marc, deux seuls termes sont utilisés pour parler de l’enfant, le terme générique de teknon, et paidion. Mais Marc ne présente aucune scène avec un teknon comme personnage : les teknon sont évoqués de manière générale (« Laisse d'abord les enfants (teknon) se rassasier, car il ne sied pas de prendre le pain des enfants (teknon) et de le jeter aux petits chiens » 7, 27), ou utilisés de manière métaphorique à l’égard des adultes comme terme d’affection (« Mes enfants (teknon), comme il est difficile d'entrer dans le Royaume de Dieu », 10, 24). Ainsi, Marc ne se sert que d’un seul terme dans les scènes d’enfant : paidion, qui apparaît dans cinq récits : la ressuscitation de la fille de Jaïre (5, 35-43), la guérison de la fille de la Syrophénicienne (7, 24-30), la guérison d’un enfant épileptique (9, 24), le geste de Jésus de proposer l’enfant comme modèle d’attitude face au royaume de Dieu et de les embrasser (9, 36-37) et notre scène où Jésus les accueille et les bénit. Tout cela a pour effet de créer beaucoup d’imprécision sur l’âge de ces enfants. Par exemple, à la fin de la scène de la ressuscitation de la fille de Jaïre on apprend que l’enfant avait douze ans, ce qui contredit l’usage de réserver le terme paidion aux enfants de moins de sept ans. Quand la Syrophénicienne fait référence aux petits chiens sous la table qui mangent les miettes des enfants, ceux-ci doivent avoir autour de deux ou trois ans, un âge où on répand la nourriture tout autour de soi quand on mange. Devant tant d’imprécision dans le récit de Marc, il est difficile d’avoir une idée de l’âge des enfants dans notre récit du v. 13. On imagine qu’ils sont très jeunes, car on les « présente » à Jésus, et non pas « on les lui amène », ce qui présuppose qu’ils ne peuvent marcher; et à la fin de la scène, Jésus les prendra dans ses bras, ce qui nous oriente vers des bébés. Quand Luc copiera cette scène de Marc il enlèvera toute ambiguïté en remplaçant le paidion de Marc par le mot grec brephos, i.e. « bébé ». |
Le nom paidion dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
hapsētai (il touchât) |
Hapsētai est le verbe haptō au subjonctif aoriste, à la forme moyenne, 3e personne du singulier, le subjonctif étant requis parce que la proposition a été introduite par la conjonction hina (afin que), et donc entend exprimer le but recherché par l’action de présenter les enfants. Ce verbe revêt deux significations, d’abord « toucher », puis allumer (une lampe). Dans le Nouveau Testament, il apparaît surtout dans les évangiles synoptiques : Mt = 9; Mc = 11; Lc = 13; Jn = 1; Ac = 1; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Nous sommes devant un mot tout à fait marcien dans sa signification de toucher. Même s’il y a 13 occurrences chez Luc, trois occurrences signifient « allumer », quatre sont une simple copie de Marc, si bien qu’il y a seulement trois scènes qui lui sont propres : Jésus qui touche le cercueil du fils de la veuve de Naïm (Lc 7, 14), Jésus qui se laisse toucher par une pécheresse dans un repas chez un Pharisien (Lc 7, 39), et Jésus qui touche l’oreille du serviteur du grand prêtre qui venait d’être emportée par un coup d’épée (Lc 22, 51). Chez Matthieu, sur les neuf occurrences, cinq sont des copies de Marc, si bien qu’il n’y a que quatre occurrences qui lui sont propres : l’ajout du geste de Jésus de toucher la main de la belle-mère de Pierre pour la guérir (Mt 8, 15), la guérison de deux aveugles quand Jésus leur touche les yeux (Mt 9, 29), à la fin du récit de la transfiguration alors que Jésus touche à ses trois disciples prostrés par la crainte pour les inviter à se relever (Mt 17, 7) et la guérison des deux aveugles de Jéricho quand Jésus leur touche les yeux (Mt 20, 34). Sur les onze occurrences de « toucher » chez Marc, sept désignent le geste des gens qui touchent ou veulent toucher Jésus en vue d’une guérison, comme si une force transformatrice sortait de lui (3, 10; 5, 27-31; 6, 56), comme le résume ce passage : « Et en tout lieu où il pénétrait, villages, villes ou fermes, on mettait les malades sur les places et on le priait de les laisser toucher (haptō) ne fût-ce que la frange de son manteau, et tous ceux qui le touchaient (haptō) étaient sauvés». À l’inverse, on trouve deux occurrences où c’est Jésus qui prend l’initiative de toucher (1, 41 : il touche un lépreux pour le guérir; 7, 33 : il touche la langue du sourd-muet après avoir craché), et deux occurrences où on demande à Jésus de toucher, d’abord un aveugle pour le guérir (8, 22), ensuite des enfants (10, 13). Tout cela souligne le caractère unique de notre passage. Pourquoi demander de toucher des enfants? Ce geste est habituellement toujours lié à une guérison, et pourtant personne n’est malade dans cette scène. Matthieu a vu le problème, et a donc devancé la finale de cette scène en écrivant : « afin qu’il pose les mains sur eux et priât » (Mt 19, 13). Luc a inséré cette scène après la parabole du Pharisien et du collecteur d’impôts qui se termine ainsi : « car tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui s’abaisse sera élevé » et fait le raccord avec le récit des enfants par cette phrase : « ils lui présentaient aussi les bébés »; les bébés rejoignent les abaissés qui seront élevés, et dès lors le geste de toucher établit une relation et une reconnaissance de la valeur des enfants dans leur attitude, et par là ils sont « élevés ». Chez Marc, la signification de la demande de toucher les enfants est moins évidente. De prime abord, le seul indice qui est donné est la scène qui précède autour du fait qu’une femme était à la merci du bon vouloir du mari qui pouvait la répudier pour n’importe quel motif, et auquel Jésus oppose la vision de Dieu où l’homme et la femme deviennent une seule chair; la femme comme l’enfant étaient considérés comme des mineurs sur le plan social. La demande de toucher les enfants est une demande reconnaissance de leur valeur. La réponse complète nous sera donnée à la fin de cette scène. |
Le verbe haptō dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
epetimēsan (ils rabrouèrent) |
Epetimēsan est le verbe epitimaō à l’indicatif aoriste actif, 3e personne du pluriel. Dans le grec classique, le mot signifie « honorer » ou « adjuger », mais dans le grec du Nouveau Testament il signifie : rabrouer, réprimander, menacer. Dans notre traduction littérale, nous avons opté pour « rabrouer », au sens de s’adresser à quelqu’un sans ménagements, en le repoussant avec des paroles dures et sur un ton cassant. Dans le Nouveau Testament, ce verbe n’apparaît presqu’exclusivement dans les évangiles synoptiques : Mt = 6; Mc = 9; Lc = 12; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Voilà un autre mot tout a fait marcien. Les six occurrences chez Matthieu proviennent toutes de Marc, tandis que chez Luc, parmi les 12 occurrences, six proviennent de Marc.
Il existe trois situations différentes où ce verbe est utilisé.
Ici, ce sont les disciples de Jésus qui rabrouent des adultes qui présentent à Jésus des bébés. Parmi les trois cas où des gens rabrouent chez Marc, c’est le seul cas où ce sont les disciples comme groupe qui rabrouent. Pourquoi? La symbolique est assez claire : le groupe des disciples représentent la jeune communauté chrétienne. C’est donc cette communauté à travers ceux qui exercent une certaine autorité qui s’opposent à ce qu’on donne accès à Jésus aux bébés. De quel accès s’agit-il? L’accès normal à Jésus dans une communauté chrétienne, c’est d’abord le baptême. Nous avons déjà souligné que le vocabulaire de tout le v. 13 est très marcien. Mais néanmoins Marc semble reprendre une tradition ancienne qu’il redit en ses propres mots. Car le contenu de cette tradition fait écho à une réflexion de la communauté chrétienne et à une décision concernant les bébés ou les jeunes enfants face au baptême, et une décision a été prise en référence à ce que Jésus a pu dire concernant les bébés ou les jeunes enfants. |
Le verbe epitimaō dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 14 À cette vue, Jésus s'indigna de l'attitude de ses disciples et leur dit: "Laissez les petits enfants venir à moi, ne les empêchez pas. Car c'est à des gens semblable qu'appartient le domaine de Dieu.
Littéralement : Puis, ayant vu, le Jésus s'indigna (ēganaktēsen) et leur dit: "Laissez (aphete) les petits enfants venir (erchesthai) à moi, ne les empêchez (kōlyete) pas. Car à de telles (toioutōn) [personnes] est le royaume de Dieu (basileia tou theou). |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ēganaktēsen (il s'indigna) |
Ēganaktēsen est le verbe aganakteō à l’indicatif aoriste actif, 3e personne du singulier. À l’origine ce verbe exprime le sentiment d’une irritation violente par l’effet du froid intense sur le corps. Et donc de manière métaphorique, il exprime la douleur d’être vexé ou blessé par quelque chose et quelqu’un. On le traduit habituellement par : être indigné, être irrité, être offensé. C’est un verbe extrêmement rare dans toute la Bible; dans le Nouveau Testament, il n’apparaît que dans les évangiles synoptiques : Mt = 3; Mc = 3; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Notons que sur les trois occurrences chez Matthieu, deux proviennent de Marc, si bien que ce dernier est celui qui utilise le plus ce verbe.
Pour mieux comprendre sa signification ici au v. 14, faisons un tour rapide des synoptiques :
Que remarque-t-on? Tout d’abord, l’indignation survient quand certaines valeurs fondamentales sont attaquées, ou un environnement religieux et ses règles sont remis en question. L’indignation est vécue comme une blessure qui fait mal à son monde. Ensuite, dans les quatre cas que nous avons mentionnés, deux ont pour sujet les disciples, et deux des autorités juives. Enfin, tous ces cas d’indignation ne sont pas louables et ne proviennent pas d’un cœur digne d’être disciple de Jésus. Tout cela met en contraste notre v. 14 où c’est Jésus qui est indigné, ce qui met en lumière son caractère unique dans les évangiles. Qu’est-ce à dire? Tout d’abord, une réaction si forte de la part de Jésus accentue le fait de repousser des bébés reflète une très grande incompréhension du monde de Jésus et de son message. Encore une fois, les disciples sont présentés comme des gens obtus, qui n’arrivent pas à bien comprendre leur maître et dont le cœur n’a pas encore l’attitude attendue. Mais en même temps, on sent ici les traits de plume de Marc qui présente un Jésus très humain qui peut être indigné, et des disciples qui encore une fois ne comprennent rien, comme il l’avait plus tôt fait dans la section des pains (« Vous ne saisissez pas encore et vous ne comprenez pas? », Mc 8, 17). Matthieu et Luc, en recopiant cette scène, sans doute gênés par l’indignation de Jésus, ont tous deux éliminé ce détail. En présentant ainsi la réaction de Jésus, Marc entend sans doute appuyer une décision de la communauté chrétienne primitive d’accueillir des jeunes enfants au baptême et au rassemblement communautaire, une décision qu’il juge en droite ligne de tout le message de Jésus. |
Le verbe aganakteō dans la Bible | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
aphete (laissez) |
Aphete est le verbe aphiēmi à l’impératif aoriste 2e personne du pluriel. Il est très fréquent dans le Nouveau-Testament, mais se retrouve presqu’exclusivement dans les évangiles : Mt = 47; Mc = 32; Lc = 31; Jn = 15; Ac = 3; 1Jn = 2; 2Jn = 0; 3Jn = 0. C’est un verbe tout à fait marcien, car en tenant compte du fait que chez Matthieu sur ses 47 occurrences, 16 sont une copie de Marc et 9 proviennent de la source Q, et que chez Luc, sur ses 31 occurrences, 14 sont une copie de Marc et 9 proviennent de la source Q, c’est Marc qui l’utilise le plus. Fondamentalement, il signifie : laisser, au sens de laisser tomber, laisser aller. Mais sa signification varie selon les contextes où il apparaît. On peut regrouper ces contextes de la façon suivante.
Quel est donc la signification de aphiēmi ici au v. 15? La situation est celle où on permet ou autorise une action à avoir lieu. Nous sommes dans un contexte similaire à celui de l’onction à Béthanie où une femme brise un flacon d’albâtre avec un parfum très coûteux pour le répandre sur la tête de Jésus, ce qui suscite l’indignation des disciples, et auxquels Jésus dit : « Laissez (aphiēmi)-la; pourquoi la tracassez-vous? C'est une bonne oeuvre qu'elle a accomplie sur moi » (Mc 14, 6). Dans les deux cas, aphiēmi n’est pas seulement une permission ou une autorisation, mais une forme d’ordre et d’exigence. D’ailleurs, dans la majorité des cas où aphiēmi est à l’impératif, le verbe est dans la bouche de Jésus, et quand il s’agit de permettre une action (Mt 3, 15 permettre son baptême; Mc 7, 28 laisser les enfants se rassasier avant les chiens; Lc 17, 3 si le frère se repent, pardonner; Jn 12, 7 laisser Marie baigner ses pieds d’un parfum précieux; Jn 18, 8 permettre aux disciples de quitter Gethsémani au moment de son arrestation), le ton de Jésus est sans appel. Ainsi, au v. 15 comme à quelques reprises ailleurs, aphiēmi apparaît dans la bouche de Jésus non seulement comme une autorisation ou une permission pour que les enfants aient accès à sa présence, mais également comme une demande et un ordre. Et comme on le voit dans des passages similaires, cette autorisation/ordre est suivie d’une justification. C’est ce que nous verrons un peu plus loin. |
Le verbe aphiēmi dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
erchesthai (venir) |
Erchesthai est le verbe erchomai à l’infinitif présent et à la voix moyenne. Après legō (dire) et eimi (être), erchomai (venir, aller) est le verbe le plus fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 113; Mc = 85; Lc = 99; Jn = 155; Ac = 50; 1Jn = 3; 2Jn = 2; 3Jn = 2. Comme on peut le constater, c’est dans la tradition johannique qu’il apparaît le plus souvent, reflet du vocabulaire limité de l’évangéliste qui s’en tient aux mots de base. Mais Marc n’est pas en reste, car malgré le fait que son évangile soit le plus court, le nombre d’occurrences de erchomai est impressionnant et se compare aux autres Synoptiques, d’autant plus que chez Matthieu les occurrences qui lui sont propres de ce verbe se limitent à 51, et chez Luc à 56, les autres occurrences étant une copie soit de Marc, soit de la source Q. Nous sommes donc devant un mot qui appartient tout à fait au vocabulaire habituel de Marc.
Le verbe erchomai est utilisé très souvent pour décrire un déplacement géographique : on vient de tel lieu, et vient en tel lieu. Mais il peut être utilisé de manière symbolique pour décrire l’objet d’une mission (« Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs », Mc 2, 17) ou la manifestation d’un événement dans le futur (« Béni soit le Royaume qui vient, de notre père David! Hosanna au plus haut des cieux! », Mc 11, 10). Mais le verbe revêt une signification particulière quand il est utilisé pour décrire le mouvement vers Jésus. Évidemment, pour aller vers quelqu’un il faut se déplacer, mais le geste exprime beaucoup plus qu’un déplacement physique : c’est l’expression d’une interaction avec Jésus. Cette interaction peut avoir une visée négative (« Alors viennent à lui des Sadducéens - de ces gens qui disent qu'il n'y a pas de résurrection - et ils l'interrogeaient », Mc 12, 18). Mais elle peut avoir une visée positive. Examinons deux exemples représentatifs :
Les deux exemples montrent une foi en Jésus de la part de la personne qui vient à lui, et en retour elle reçoit soit une guérison, soit un enseignement. Notre verset 14 parle d’enfants qui viennent à Jésus. Bien sûr, ces enfants sont portés par la foi d’adultes, probablement leurs parents (mais le fait qu'on ne nomme pas explicitement les parents pourraient suggérer que l'adulte qui introduit l'enfant à la communauté est un parrain). Mais cela n’enlève pas la signification générale de la démarche d’ensemble, qui est une démarche de foi. Et en retour, comme nous venons de le voir, cette interaction avec Jésus transforme la personne, soit par une guérison, soit par un enseignement. Cet aspect sera précisé à la fin du récit. Tout cela vient confirmer notre proposition de lire ce récit à un second niveau : c’est probablement ici une référence à la démarche baptismale dans les communautés primitives. |
Le verbe erchomai chez Marc | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
kōlyete (empêchez) |
Kōlyete est le verbe kōlyō à l’impératif présent, 2e personne du pluriel. C’est un verbe peu fréquent dans le Nouveau Testament. Dans les évangiles, il est utilisé seulement par Luc et Marc, puisque la seule occurrence de Matthieu est une copie d’un texte de Marc : Mt = 1; Mc = 3; Lc = 6; Jn = 0; Ac = 6; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 1. Et dans l’évangile de Luc, trois des six occurrences sont une copie de Marc. Le verbe signifie « empêcher » quelque chose de se produire.
Chez Marc, le verbe apparaît dans deux scènes. Il y a d’abord celle où Jean, disciple de Jésus, indique à son maître que son groupe s’est opposé à ce que quelqu’un, qui n’était pas son disciple, fasse un exorcisme, pour se faire répondre qu’il ne faut pas l’en empêcher, car son action va dans la même direction (Mc 9, 38-39). Et il y a notre scène où les disciples s’opposent à ce qu’on présente à Jésus des bébés et des petits enfants. On aura observé le même paradigme à l’œuvre dans les deux scènes : d’une part, il y a la vision très restrictive des disciples, et d’autre part la vision beaucoup plus ouverte de Jésus. Pourquoi Marc a-t-il retenu ces deux scènes dans la composition de son évangile adressée à la communauté chrétienne, en premier lieu celle de Rome? Ce choix n’est pas neutre. On ne peut s’empêcher de penser que certaines visions répandues dans la communauté chrétienne sont ici remises en question. Il y a peut-être d’abord celle un peu sectaire où on refusait de collaborer avec des non chrétiens dans la lutte contre le mal. Puis, il y a celle on trouvait inacceptable d’offrir le baptême aux bébés et aux petits enfants. Marc nous présente un Jésus qui s’oppose à ces visions restrictives. Quand on élargit notre enquête à l’ensemble du Nouveau Testament, on se rend compte qu’il y a d’autres situations qui vont dans le même sens. Il y a d’abord celle reliée au baptême, quand un Éthiopien, probablement un craignant-Dieu converti au Judaïsme, ne voit aucun obstacle à son baptême chrétien (Ac 8, 36), puis quand Pierre affirme qu’on ne peut refuser de baptiser le centurion Corneille et sa famille, un païen romain, de recevoir le baptême (Ac 10, 47; 11, 17). Il y a aussi celle du parler en langue dans les rassemblements chrétiens et au sujet duquel Paul demande de ne pas s’opposer (1 Co 14, 39). Puis il y le courant ascétique, peut-être marqué par l’enthousiasme devant la vie de l’au-delà sur le point de commencer, qui aurait voulu interdire le mariage, auquel s’oppose l’auteur de la première épitre à Timothée. Enfin, on peut mentionner les chrétiens d’origine juive qui se sont opposés à ce qu’on annonce la bonne nouvelle aux païens (1 Th 2, 16). Dans l’ensemble, c’est toujours le même paradigme : certains soutiennent une vision restrictive de la vie chrétienne à laquelle il est important de s’opposer. Ainsi, le fait de présenter Jésus qui s’oppose à une vision restrictive de l’appartenance chrétienne dans la personne des bébés et de petits enfants est cohérent avec beaucoup d’autres situations observées dans les communautés primitives. |
Le verbe kōlyō dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
toioutōn (de telles) |
Toioutōn est le pronom démonstratif toioutos au génitif neutre pluriel, le neutre pluriel étant requis car toioutos fait ici référence à paidia (bébés, jeunes enfants), et la datif étant requis car ce pronom joue le rôle de complément d'objet indirect d’attribution au verbe eimi (être). Il n’est pas très fréquent dans les évangiles-Acts, mais c’est chez Marc qu’il apparaît le plus souvent, tandis que Matthieu et Luc n’ont qu’une seule occurrence qui leur est propre, les autres étant une copie de Marc : Mt = 3; Mc = 6; Lc = 2; Jn = 3; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 1. Il peut être soit adjectif, soit pronom. Littéralement, il signifie : tel.
Nous tenons à signaler ce pronom/adjectif en raison du nombre d’occurrences chez Marc, une indication d’un mot de son vocabulaire et qui reflète son style. Sur les six occurrences, quatre apparaissent comme adjectif démonstratif, et deux comme pronom démonstratif. Le rôle de toioutos est bien sûr d’indiquer clairement de qui ou de quoi on parle pour éviter toute ambiguïté. Mais en même temps, on établit une catégorie de choses ou de personnes qui sert de point de référence. Considérons l’utilisation de Marc.
Cette analyse nous permet maintenant de jeter un éclairage sur notre v. 14 : « car c'est à de tels qu'appartient le Royaume de Dieu ». Le pronom démonstratif « tel » renvoie aux petits enfants ou bébés qu’on vient de mentionner, mais en même il établit une catégorie de personnes à laquelle appartient le Royaume de Dieu. Qu’est-ce qui caractérise cette catégorie? Ici, nous avons peu d’indices, sinon qu’ils sont totalement dépendants, ayant été présentés à Jésus par des adultes. Plus tôt (Mc 9, 33-37) Marc avait associé les petits enfants (paidion) à ceux qui sont derniers, et les présentant comme contre-exemple à l’ambition des disciples; ils sont des êtres non seulement sans grande valeur sociale, mais sans ambition ou esprit compétitif. Pour qui est destiné le Royaume de Dieu? À des êtres qui reconnaissent leur dépendance et savent qu’ils ont tout reçu, des êtres qui acceptent d’être les derniers sur le plan social, donc refusent de s’engager sur la voie de la réussite ambitieuse pour être remarquée. |
L'adjectif / pronom toioutos dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
basileia tou theou (royaume de Dieu) |
L’expression basileia tou theou revient régulièrement dans les évangiles synoptiques: Mt = 36; Mc = 14; Lc = 32; Jn = 2; Ac = 6; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Notons que chez Matthieu elle prend la forme de basileia tōn ouranōn (Royaume des Cieux), car dans les milieux juifs on évitait de prononcer le mot « Dieu », qui est ici remplacé par « Cieux », le lieu considéré comme la résidence de Dieu : le pluriel était requis, car ce monde au-dessus du firmament avait plusieurs étages, Dieu occupant le dernier étage (sur le ciel, voir le glossaire).
Il vaut la peine de bien comprendre l’expression « Royaume de Dieu », car Jésus en fait le thème central de sa prédication (sur le sujet, voir Meier). En premier lieu, il faut faire remarque que l’expression est absente de la Bible hébraïque et qu’on la rencontre pour la première fois dans la Bible grecque à travers Sg 10, 10 : « Ainsi le juste qui fuyait la colère de son frère, elle le guida par de droits sentiers, elle lui montra le royaume de Dieu et lui donna la connaissance des choses saintes ». L’Ancien Testament parle plutôt de Dieu comme roi qui règne en sauvant son peuple. Un prophète comme Jérémie évoque la promesse d’un nouveau David qui règnera sur le royaume d’Israël, après que Dieu ait réuni les douze tribus d’un peuple démoli. Ceci étant dit, il reste que cette royauté de Dieu n’est pas un thème dominant de l’Ancien Testament, et même de toute la littérature intertestamentaire. Qu’est-ce-à dire? Jésus semble avoir saisi une image et un langage qui n’était pas centrale dans le Judaïsme et a consciemment décidé d’en faire son message central. Qu’est-ce qui caractérise ce règne ou ce royaume de Dieu? Tout d’abord, c’est une réalité future qu’on souhaite voir advenir, comme l’exprime la demande du Notre Père : « Que vienne ton règne ». C’est l’attente de la venue de Dieu venant libérer son peuple, comme on le trouve partout dans l’AT. Et lors de son dernier repas, Jésus proclame ainsi son espérance : « En vérité, je vous dis que je ne boirai plus du produit de la vigne jusqu’à ce jour-là où je le boirai, nouveau, dans le royaume de Dieu » (Mc 14, 25) : malgré l’échec de son projet de vie que confirmera sa mort violente, la Règne de Dieu viendra. Lors de ce règne, des gens viendront de partout dans le monde pour se joindre à la communauté juive dans le royaume de Dieu (Mt 8, 11-12 || Lc 13, 28-29). Et on assistera à un renversement de situation pour les défavorisés de la vie, comme l’exprime les béatitudes : « Heureux les pauvres car le royaume des Cieux est à eux, heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés, heureux ceux qui ont faim car ils seront rassasiés » (Mt 5, 3-13 || Lc 6, 20-23). En même temps, Jésus prétend que le règne de Dieu est en quelque sorte déjà arrivé, du moins partiellement et symboliquement. Selon Meier, les passages suivant remontent probablement au Jésus historique.
Ainsi, ce règne de Dieu se manifeste déjà dans la personne de Jésus, même s’il est incomplet. Un tel royaume n’est pas un état d’esprit, mais un événement dynamique de Dieu venant avec puissance régner sur son peuple Israël à la fin des temps, un drame eschatologique déjà commencé partiellement à travers le ministère de Jésus. Ce parcours qui cherchait à remonter au Jésus historique nous offre le contexte pour comprendre notre v. 14 qui affirme que le Royaume de Dieu est pour ceux qui appartiennent à la catégorie des petits enfants. Rappelons que pour Jésus les affligés de la vie verront leur situation renversée lors de la venue de ce Royaume, et que ce renversement est déjà commencé avec les guérisons et les exorcismes de Jésus; ainsi on rejoint en cela l’idée de l’Ancien Testament d’un Dieu qui intervient avec sa force libératrice. Mais voilà qu’avec le v. 14 on s’écarte de l’idée d’une intervention libératrice de Dieu pour parler des caractéristiques des membres de ce royaume : l’accent est passé de que Dieu fait à ce qui est attendu de l’être humain. Revisitons Marc avec ce changement d’accent. On trouve d’abord Mc 4, 11 : « Et il leur disait: "A vous le mystère du Royaume de Dieu a été donné; mais à ceux-là qui sont dehors tout arrive en paraboles" ». La scène se passe « à la maison », figure symbolique de la communauté chrétienne » et l’expression « ceux qui sont dehors » renvoie aux non chrétiens (voir en particulier 2 Co 13, 5; 1 Th 2, 7); les membres de la communauté chrétienne sont ceux qui peuvent comprendre la venue du règne de Dieu. Puis, il y a Mc 9, 37 : « Et si ton oeil est pour toi une occasion de péché, arrache-le: mieux vaut pour toi entrer borgne dans le Royaume de Dieu que d'être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne ». Cette péricope est introduite par la mention d’être responsable de la chute d’un seul de ces petits qui croient, et donc fait référence aux membres fragiles de la communauté chrétienne sur le plan de leur foi. Et par la suite on parcourt les membres du corps, la main, le pied et l’œil, qui peuvent être la source de cette chute, une évocation symbolique de toutes les situations où on peut ébranler la foi des plus fragiles de la communauté. La péricope se termine avec l’image du sel qui perd sa saveur, image du baptisé qui ne joue plus son rôle. Ensuite, il y a Mc 10, 23 : « Alors Jésus, regardant autour de lui, dit à ses disciples: "Comme il sera difficile à ceux qui ont des richesses d'entrer dans le Royaume de Dieu!" ». Le contexte est celui d’un homme qui désire recevoir la vie éternelle, et quand Jésus se mit à l’aimer et lui demande de le suivre après s’être départi de tous ses biens, il s’en va tout triste. D’après les Actes des Apôtres, il y avait cette coutume chez les premiers chrétiens : « Tous ceux qui étaient devenus croyants étaient unis et mettaient tout en commun. Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, pour en partager le prix entre tous selon les besoins de chacun » (Ac 2, 44-45). En se basant sans doute sur la prédication et l’exemple de Jésus, Marc considère que l’attachement aux biens est un obstacle à vivre sa foi. Enfin, il y a Mc 12, 34 : « Jésus, voyant qu'il avait fait une remarque pleine de sens, lui dit: "Tu n'es pas loin du Royaume de Dieu" ». Rappelons le contexte où un scribe pose à Jésus la question sur le premier des commandements, et devant la réponse de Jésus qui lui plait, renchérit en affirmant que l’amour de Dieu et du prochain est plus important que tous les sacrifices et les holocaustes. Ce scribe représente ce qu’il y a de mieux dans le Judaïsme. Que lui manque-t-il, puisqu’il n’est pas loin du Royaume de Dieu, mais pas à l’intérieur? Reconnaître en Jésus le messie promis. Le langage est celui des premières communautés chrétiennes. Comment ce parcours éclaire-t-il notre v. 14 avec l’affirmation que le Royaume de Dieu est pour une ceux qui appartiennent à la catégorie des petits enfants? Si l’accent de Jésus était sur la bonne nouvelle d’un royaume qui venait et était en partie arrivée, l’évangéliste Marc et les premiers chrétiens ont associé ce royaume à l’existence de la communauté chrétienne, eux qui ont compris le message de Jésus, et aux exigences pour en être membre : soutenir les plus faibles dans la foi, être libre par rapport à ses biens, accueillir Jésus comme le messie promis. C’est dans ce contexte qu’il faut relire le v. 14, i.e. le royaume de Dieu est pour ceux qui appartiennent à la catégorie des enfants, et donc l’enfant est un modèle pour la communauté chrétienne. Nous avons déjà fait remarquer que l’enfant se caractérisait par la dépendance et l’absence d’esprit compétitif. En cela, il ajoute des éléments nouveaux dans les exigences pour appartenir à la communauté chrétienne : la conscience que cette appartenance n’a rien à voir avec sa valeur personnelle, car elle est un don, tout comme le royaume de Dieu est un pur don; ensuite, le rejet de l’esprit de compétition en acceptant d’être les derniers. Mais en même temps, le modèle de l’enfant consolide les autres éléments, comme celle face aux richesses : l’enfant ne possède rien. Ainsi, en prenant la décision d’accueillir les bébés et les petits enfants au baptême, la première communauté chrétienne avait conscience d’accueillir des êtres qui la représentaient dignement, même si la reconnaissance de Jésus comme messie se faisait par l'intermédiaire des adultes-parents, et il étaient le visage du royaume dont a parlé Jésus. |
L'expression basileian tou theou ou basileian tōn ouranōn dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 15 Vraiment, je vous l'assure, quiconque n'accueille pas le domaine de Dieu à la manière d'un petit enfant, n'y a pas accès".
Littéralement : Amen (amēn), je vous le dit, quiconque le cas échéant (hos an) n'accueille (dexētai) pas le royaume de Dieu comme un petit enfant, non, qu'il n'y entre (eiselthē) pas". |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
amēn (amen) |
Le terme amēn revient régulièrement dans les évangiles, sauf chez Luc : Mt = 31 ; Mc = 14 ; Lc = 6 ; Jn = 50 ; Ac = 0 ; 1Jn = 0 ; 2Jn = 0 ; 3Jn = 0. Il est toujours suivi de l'expression « Je vous le dis » ou « Je te le dis ». Il a déjà été analysé dans le glossaire et on s'y réfèrera. Qu'il nous suffise de rappeler que le terme provient de l'hébreu ʾāman, dont la racine ‘mn renvoit à ce qui est solide et ferme (Ps 89, 53 « Béni soit Yahvé à jamais! Amen! Amen! »). Cet « amen » final a été traduit par la Septante par genoito (que cela arrive, qu'il en soit ainsi), du verbe ginomai (arriver, survenir). Le verbe, pour sa part, décrit l'idée de qui est solide, stable, et donc fiable, comme on le voit en Gn 15, 6 : « Abram se fia (hé'émin) en Yahvé, qui le lui compta comme justice ». La présence de amēn dans le Nouveau Testament s'explique par deux sources : le langage de Jésus, et son utilisation dans la liturgie synagogale, alors que les chrétiens juifs continuaient à fréquenter la synagogue.
En introduisant le mot amēn dans son évangile, Marc poursuit non seulement sa tendance de bon conteur à introduire des termes exotiques, mais il cherche surtout à donner une certaine valeur et une certaine solennité à ce que Jésus est sur le point d'affirmer et, en même temps, est un appel à le croire sur parole. Dans les 13 occurrences du mot chez Marc, onze font référence à un événement futur. Et dans les deux occurrences tournées vers le présent, Jésus s'adresse seulement à ses disciples : qui n'accueille pas le Royaume comme un enfant n'y entrera pas (10, 15); la veuve qui a mis deux piécettes dans le trésor du temple y a mis plus que tous les autres (12, 43). Ces deux cas concernent une attitude fondamentale du coeur humain que discerne Jésus chez les gens et qu'il met en valeur. Ainsi, le v. 15 doit être considéré comme une affirmation solennelle à laquelle la communauté de Marc doit prêter attention. |
Le mot amēn dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
hos an (le cas échéant) |
Hos an est une expression formée du pronom relatif hos (quiconque, celui ou celle qui) et de la particule an qui est l’équivalent de la locution française « le cas échéant » et qui donne à la proposition un sens conditionnel. Nous avons déjà analysé l’expression au v. 11 pour signaler que nous sommes devant une expression marcienne où l’évangéliste présente une situation hypothétique et des conséquences qui s’en suivent, et que nous serions devant une casuistique qui s’est développée dans les premières communautés chrétiennes. Or c’est la deuxième fois que, parmi les situations hypothétiques évoquées, on fasse référence à des petits enfants.
Dans ces deux exemples, on ne parle pas seulement de petits enfants (paidion), mais on utilise le même verbe « recevoir » (dechomai); dans le premier cas, nous sommes devant une affirmation positive (accueillir), et dans le deuxième cas devant une affirmation négative (ne pas accueillir). Mais il reste qu’on est devant des équivalences : petits enfants, Jésus, Dieu, Royaume de Dieu. |
L'expression hos an dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
dexētai (qu'il accueille) |
Dexētai est le verbe dechomai au subjonctif aoriste moyen, 3e personne du singulier, le subjonctif étant requis par la particule an (le cas échéant) qui a introduit une situation hypothétique, donc irréelle pour l’instant. Il signifie : accueillir, recevoir, prendre. Ce verbe présuppose à la base qu’un objet est offert, et qu’on doit donc accueillir, recevoir ou prendre. Il apparaît occasionnellement dans les évangiles-Actes, surtout chez Luc : Mt = 10; Mc = 6; Lc = 16; Jn = 1; Ac = 8; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Chez Marc, ce verbe apparaît dans deux autres situations à part notre passage, d’abord dans l’envoi en mission où Jésus donne ses instructions aux disciples au cas où une localité ne les accueillerait pas (6, 11), et dans son enseignement sur le plus grand où il présente un enfant en exemple et affirme qu’accueillir un tel enfant, c’est l’accueillir lui-même ainsi que celui qui l’a envoyé (9, 37). Qu’est-ce donc qu’accueillir? Dans le cas de l’envoi en mission des disciples, accueillir de la part d’une localité signifie qu’elle veut écouter la prédication des disciples et entend y prêter foi; c’est la signification qu’on retrouve souvent dans le Nouveau Testament. Accueillir un enfant, comme le demande Mc 9, 37, c’est donner de la valeur et de l’importance à ce qui n’en pas dans la société de l’époque, et prendre soin d’un être totalement dépendant; c’est donc donner sans attendre de retour. Ici, au v. 15, on parle d’accueillir le royaume de Dieu, et l’enfant sert d’exemple dans la façon d’accueillir. La difficulté pour comprendre ce verset est que ce royaume de Dieu n’est pas une réalité tangible, mais est présenté chez Marc comme une force dynamique à l’exemple d’une semence qui produit du fruit; c’est donc l’action de Dieu à l’œuvre, que Marc appelle une « bonne nouvelle », un évangile. Accueillir le royaume de Dieu est synonyme chez Marc d’accueillir la bonne nouvelle. Or, il est normal pour un enfant de recevoir un cadeau, sans imaginer d’arrière-pensée, de le recevoir dans la confiance totale, et donc de se laisser transformer par ce cadeau sans trop de résistance et de suspicion. Ainsi, la situation hypothétique mise de l'avant par Marc est celle où on accueille la bonne noouvelle de l'intervention de Dieu comme un don gratuit, et qu'on s'y abandonne dans une confiance totale au point de se laisser transformer par elle. |
Le verbe dechomai dans le Nouveau Testament | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
eiselthē (qu'il entre) |
Eiselthē est le verbe eiserchomai au subjonctif aoriste actif, 3e personne du singulier, le subjonctif étant requis, puisque nous sommes toujours dans une situation hypothétique d’accueillir le royaume de Dieu comme un petit enfant. Le verbe eiserchomai, composé de la préposition eis (vers, dans) et du verbe erchomai (venir, aller), signifie : entrer, pénétrer. On le trouve régulièrement dans les évangiles-Actes, surtout dans la tradition lucanienne : Mt = 33 ; Mc = 30; Lc = 50; Jn = 15; Ac = 33. Mais on peut affirmer que le verbe est aussi fréquent, sinon plus fréquent chez Marc que chez les autres évangélistes, en sachant que sur les 33 occurrences de Matthieu, seulement 14 lui sont propres, et chez Luc, sur ses 50 occurrences, 28 lui sont propres, les autres provenant soit de Marc, soit de la source Q. Nos sommes devant un mot très marcien.
Quand on parle d’entrer, on fait référence à une situation où on entre dans un lieu. Et de fait, sur le total des 161 occurrences du verbe dans les évangiles-Actes, 24 renvoient à l’entrée dans une ville ou une localité, et 85 à l’entrée dans une maison, une synagogue, un temple ou un tombeau, soit tout près de 70% des cas. Ce lieu peut ne pas être géographique, et alors il s’agit par exemple d’entrer dans la communauté chrétienne (l’accès se fait par la porte qu’est Jésus, Jn 10, 9; des loups peuvent y entrer, Ac 20, 29). Et il y a certaines expressions hébraïques comme « entrer et sortir » qui désignent l’activité de toute une vie (Jn 10, 9; Ac 1, 21), ou encore « entrer dans le labeur des autres », une façon d’exprimer que la mission chrétienne hérite de ce qu’a semé Jésus (Jn 3, 5) Mais il arrive que le lieu où on entre soit plus inhabituelle avec une valeur symbolique. C’est le cas quand on entre dans un être animé.
Enfin, il y a des cas où le lieu appartient au monde spirituel. Sur ce point, chaque évangéliste a sa touche particulière. Marc :
Matthieu :
Luc – évangile :
Jean :
Luc – Actes :
En quoi ce parcours biblique éclaire-t-il notre v. 15? L’entrée dans le Royaume de Dieu est une réalité complexe, parce que ce Royaume est à la fois une réalité présente et une réalité future. Parce c’est une réalité présente, la première étape est d’accueillir cette bonne nouvelle. C’est Marc qui insiste sur cette étape en présentant le modèle qu’est le petit enfant, capable d’accepter un don gratuit, sans mérite de sa part, avec une totale confiance, et donc se laisser transformer par ce don et devenir un être nouveau; ainsi accepter ce Royaume comme un enfant c’est déjà y entrer. Matthieu et Jean pointent dans la même direction, l’un parlant de changer pour devenir des enfants (Mt 18, 3), l’autre de naître d’en-haut et naître d'eau et d'Esprit (Jn 3, 5). Cette nouvelle naissance entraîne un comportement nouveau et des exigences propres que développe beaucoup Matthieu, que la source Q présente de manière polémique en décrivant les légistes juifs comme anti-modèles qui bloquent la connaissance de ce Royaume, et que Luc considère comme un temps de souffrance à la manière de Jésus. Mais en même temps, parce que ce Royaume est aussi une réalité future, y entrer pleinement n’aura lieu que dans l’au-delà, et dans la mentalité juive, à la fin des temps quand Dieu exercera son rôle de juge. Voilà le cadre où il faut situer notre v. 15. Celui qui n’accueille pas la bonne nouvelle du don gratuit qu’est le Royaume de Dieu comme un enfant, il est incapable de franchir la première étape de l’entrée dans ce Royaume, où on laisse avec confiance cette force dynamique nous transformer sur le chemin pour devenir un être nouveau. |
Le verbe eiserchomai dans les évangiles-Actes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 16 Après les avoir serré dans ses bras, il se mit à les bénir en posant les mains sur eux.
Littéralement : Et les ayant enserrés dans ses bras (enankalisamenos), il appelait la bénédiction d'en-haut (kateulogei) sur eux en mettant (titheis) les mains (cheiras) sur eux. |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
enankalisamenos (ayant enserré dans ses bras) |
Le verbe enankalisamenos est le verbe enankalizomai au participe aoriste, voix moyenne, au nominatif masculin singulier, le nominatif étant requis car le participe joue le rôle d’attribut au sujet qu’est Jésus. C’est un verbe formé de la préposition en (en, dans) et du verbe ankalizomai (prendre dans ses bras), dont les substantif ankalis signifie : bras. Il signifie donc : enserrer dans ses bras ou faire une embrassade. Il très rare dans toute la Bible, n’apparaissant qu’en Marc 9, 36 et 10, 16, et dans la Septante en Proverbes 6, 10 et 24, 33.
Il est donc difficile de nous faire une idée de ce que Marc entend exprimer par ce verbe. Dans le livre des Proverbes, les deux occurrences appartiennent à la description d’un homme paresseux qui somnole et enserre de ses bras la poitrine, i.e. se croise les bras, signe qu’il ne fait rien. Chez Marc, les deux seules occurrences appartiennent à deux scènes qui mettent en vedette des enfants que Jésus enserre dans ses bras. Quand Matthieu (18, 2-5 et 19, 13-15) et Luc (9, 46-48 et 18, 15-17) reprennent ces deux passages de Marc, ils omettent tous les deux la mention que Jésus enserre des enfants dans ses bras. Pourquoi? On peut émettre l’hypothèse qu’ils étaient mal à l’aise avec ce côté trop « humain » de Jésus. N’oublions pas qu’il s’est passé plus de 20 ans entre la publication de l’évangile de Marc et ceux de Matthieu et Luc, laissant place à une évolution de la christologie. Chez Matthieu, on note une christologie haute où Jésus a plus de traits divins qu’humains, où Jésus n’a pas besoin qu’on l’informe et peut guérir par sa simple parole. Luc insiste plus sur le visage de grand sage chez Jésus, sans cesse conduit par l’Esprit Saint. Avec le temps, les traits du Jésus humain se sont estompés. On aurait peut-être chez Marc un vestige du Jésus historique. Car le geste de Jésus d’enserrer dans ses bras des enfants n’apparaît pas servir un propos théologique quelconque, et ne semble seulement signifier que ces êtres, qu’ils proposent comme modèles pour accueillir la Royaume de Dieu, lui étaient chers. |
Le verbe enankalizomai dans la Bible | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
kateulogei (il appelait la bénédiction d'en-haut) |
Kateulogei est le verbe kateulogeō à l’indicatif imparfait actif, 3e personne du singulier. C’est un verbe composé de la préposition kata (qui décrit un mouvement de haut en bas) et du verbe eulogeō (bénir), qui lui-même est composé de l’adverbe eu (bien) et du verbe logeō (dire). Kateulogeō est traduit habituellement par nos bibles par « bénir », mais pour exprimer le mouvement de haut en bas, il faudrait traduire littéralement : appeler la bénédiction d’en haut. C’est un verbe extrêmement rare dans toute la Bible, n’apparaissant qu’ici et dans la Septante dans le livre de Tobit (10, 14 et 11, 17).
Dans le livre de Tobit, les deux occurrences font suite au mariage de Tobias avec Sara, alors que Tobias appelle la bénédiction d’en-haut sur ses beaux-parents au moment de les quitter pour retourner chez lui, puis une fois chez lui, Tobit son père appelle la bénédiction d’en-haut sur Sara, sa bru, qu’il accueille chez lui. Pourtant le livre de Tobit connaît bien le verbe habituel pour la bénédiction eulogeō (bénir). Mais le verbe eulogeō n’est utilisé que lorsque l’objet du verbe est Dieu (comme en 10, 14, « Tobias partit bénissant (eulogeō) Dieu », jamais une personne humaine. Or, dans les deux occurrences de kateulogeō, c’est toujours une personne qui appelle la bénédiction d’en-haut sur une autre personne. Notre v. 16 chez Marc semble respecter cette logique, car l’objet de la bénédiction n’est pas Dieu, mais des enfants. Pour poursuivre notre analyse, il faut maintenant nous tourner vers la signification du verbe eulogeō, un verbe dont la Septante s’est servie pour traduire l’hébreu bārak (bénir). L’action de bénir dans l’Ancien Testament Pour comprendre le verbe bénir dans l’Ancien Testament, on se réfèrera au glossaire. Résumons ce qui y est dit. Bénir est la prérogative exclusive de Dieu par laquelle il comble l’être humain de bienfaits. C’est ainsi que dès l’origine, « Dieu les (les êtres vivants) bénit (bārak) et dit: "Soyez féconds, multipliez, emplissez l’eau des mers, et que les oiseaux multiplient sur la terre" » (Gn 1, 22). Un être humain ne peut pas bénir un autre être humain, sinon par délégation, sinon en priant que Dieu le bénisse; ainsi, quand Isaac bénit son fils Jacob, il dit : « Que Dieu te donne la rosée du ciel et les gras terroirs, froment et vin en abondance! Que les peuples te servent, que des nations se prosternent devant toi! » (27, 29). Le roi lui-même n’est qu’un médiateur, même si dans la phrase il est le sujet de l’action de bénir : « Puis le roi (Salomon) se retourna et bénit (bārak) toute l’assemblée d’Israël, et toute l’assemblée d’Israël se tenait debout » (1R 8, 14); il faut sous entendre : au nom de Dieu. Mais il arrive aussi qu’une personne bénisse Dieu. Par exemple : « Salomon dit : "Béni (bārak) soit Yahvé, Dieu d’Israël, qui a accompli de sa main ce qu’il avait promis de sa bouche à mon père David" » (1R 8, 15)? Comment l’être humain peut-il bénir Dieu? En fait, une telle phrase est toujours accompagnée d’une proposition relative « qui » où se trouvent énumérés tous les bienfaits accordés par Dieu. En d’autres mots, la phrase pourrait être résumée ainsi : voilà comment a été béni l'homme ou le peuple. Dans ce cas, le mot « béni » est une reconnaissance de ce qu’a fait Dieu; il fait partie d’une prière de louange. Mais on ne peut simplement traduire par le verbe « louer », car il ne s’agit pas simplement de dire de bons mots sur Dieu. C’est une confession de foi où quelqu’un reconnaît l’action de Dieu, comme on le voit par exemple dans le psaume 135 qui, après avoir énuméré les merveilles accomplies par Dieu pour son peuple, se termine par : « Béni (bārak) soit Yahvé depuis Sion, lui qui habite Jérusalem! » (Ps 135, 21); c’est une proclamation de foi. L’action de bénir dans les évangiles Dans les évangiles, on n’a aucune scène comme dans l’Ancien Testament où Dieu parle et bénit sa création; ce type d’anthropomorphisme a été éliminé. Mais l’idée demeure où c’est Dieu et Dieu seul qui peut bénir. Un exemple typique se trouve dans la parabole du jugement dernier chez Matthieu : « Alors le Roi dira à ceux de droite: Venez, les bénis (eulogeō) de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde » (Mt 25, 34); ceux que Dieu a béni reçoivent l’héritage du royaume. Il y a deux types de situation où on parle de « bénir ». Il y a d’abord la situation où Jésus prononce la bénédiction sur le pain : « prenant les cinq pains et les deux poissons, levant les yeux au ciel, il bénit (eulogeō), il rompit les pains et le donnait aux disciples » (Mc 6, 41 || Mt 14, 19 || Lc 9, 16); chez Marc eulogeō n’a pas de complément d’objet direct, et donc ne peut être traduit : il bénit les pains. Certains ont traduit par : il dit la bénédiction, une référence à l’eucharistie. De fait, c’est comme ça que Jean nous présente sa version de la scène : « Jésus prit donc les pains et, ayant rendu grâce (eucharisteō), il les distribua » (Jn 6, 11). Dans sa seconde scène où Jésus nourrit la foule, Marc (ainsi que Luc qui fusionne les deux scènes en une seule) dira cette fois : il les bénit (les poissons); mais comme nous l’avons fait remarquer pour « bénir » dans l’Ancien Testament, il s’agit ici d’une proclamation de foi que les pains ou les poissons sont un don de Dieu. Ce vocabulaire sera repris par Marc et Matthieu, lors du dernier repas de Jésus avec ses disciples : « Et tandis qu'ils mangeaient, il prit du pain, bénit, rompit et leur donna en disant: "Prenez, ceci est mon corps." » (Mc 14, 22 || Mt 26, 26). Luc a préféré utiliser le verbe « rendre grâce » (eucharisteō) pour cette scène, et a gardé le verbe « bénir » pour un repas de Jésus ressuscité avec ses disciples (Lc 24, 50). Qu’on parle de « bénir » ou de « rendre grâce », l’idée est la même, la reconnaissance dans la foi du don de Dieu, le seul qui peut bénir. L’autre situation où apparaît « bénir » est cette entrée triomphale de Jésus à Jérusalem où des gens disent : « Hosanna! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! » (Mc 11, 9-10 || Mt 21, 9 || Lc 19, 38 || Jn 12, 13). C’est une citation du Psaume 118, 26 (LXX 117, 26 : « Béni (gr. eulogeō, héb. bārak) soit celui qui vient au nom du Seigneur! »). La source Q nous donne aussi un écho de cette scène : « Oui, je vous le dis, vous ne me verrez plus, jusqu'à ce qu'arrive le jour où vous direz: "Béni (eulogeō) soit celui qui vient au nom du Seigneur!" » (Mt 23, 39 || Lc 11, 35). C’est une interprétation messianique du psaume : le messie est béni, i.e. il est un don de Dieu, et pour la première communauté chrétienne, il s’agit de Jésus. Revenons à notre verset 15. Le geste de Jésus d’appeler d’en-haut la bénédiction sur les enfants est une façon de reconnaître l’action bienfaisante de Dieu sur les petits enfants. C’est un geste assez extraordinaire, car c’est affirmer qu’ils sont si importants que Dieu intervient auprès d’eux. Ce point a dû apparaître incongru pour Matthieu et Luc qui, en recopiant ce passage, ont éliminé ce geste de Jésus. Notons que le verbe kateulogeō n’appartient pas au vocabulaire habituel de Marc et pourrait remonter à une tradition ancienne et nous donnerait un écho de la relation de Jésus avec les petits enfants. De plus, le verbe est à l’imparfait, exprimant une action qui se poursuit dans le temps, et donc accompagne toute la phase où une personne est un petit enfant. |
Le verbe kateulogeō dans la Bible | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
titheis tas cheiras (en mettant les mains) |
L’expression titheis tas cheiras (mettant les mains) est unique dans tout le Nouveau Testament et n’apparaît ailleurs que dix fois dans la Septante. Et ici, l’expression est suivie de la préposition grecque epi (sur) pour exprimer le fait que c’est sur les petits enfants que Jésus pose ses mains. Que signifie au juste ce geste de Jésus? Quand on se tourne vers la Septante, on trouve seulement quelques passages où on a titheis tas cheiras epi (mettant les mains sur).
Il est difficile de trouver dans la Septante un parallèle pour éclairer ce passage de Marc. Le texte le plus rapproché est celui de Daniel (version de Théodotion) où on met les mains sur la tête de Suzanne, mais c’est un transfert de culpabilité sur la jeune femme pour l’accuser, ce qui est impensable chez Jésus. Que conclure? Chez Marc, l’expression est unique et ne fait pas partie de son vocabulaire; il l’a sans doute reçue d’une tradition qui entendait peut-être exprimer ainsi sous la forme d’un geste le fait que Jésus appelle les bienfaits de Dieu sur les enfants. C’est comme ça que l’a compris Matthieu qui, lorsqu’il a copié ce passage de Marc, a remplacé le verbe tithēmi par epitithēmi (imposer, voir Mt 19, 13.15), le verbe standard dans l’expression « imposer les mains ». Mais alors, pourquoi Marc n’a-t-il pas opté pour le verbe epitithēmi s’il voulait que son lecteur voie dans le geste de Jésus une imposition des mains? Car, n’oublions pas, epitithēmi fait bel et bien partie de son vocabulaire et il l’utilise cinq fois (si on élimine Mc 16, 18 qui n’est pas de Marc) pour parler de l’imposition des mains, plus que les autres évangélistes. Pour offrir une réponse adéquate, prenons le temps d’analyser l’expression « imposer les mains » (epitithēmi tas cheiras). Le geste d’imposer les mains revêt diverses significations. Notons d’abord que dans le monde biblique la main est un symbole de force, et c’est avec sa main que Dieu conduit et protège son peuple. Le geste d’imposer les mains exprime à peu près toujours une forme de transfert. Si on se limitait aux évangiles, et qu’on oubliait le passage de Matthieu qui reprend la scène de Marc sur les enfants, la totalité des 9 occurrences concernent le transfert d’une force de guérison. Par exemple :
Luc, dans ses Actes des Apôtres, introduit deux nouveaux types de transfert. Il y a d’abord le transfert de la puissance de l’Esprit Saint :
Puis, il y a le transfert de l’autorité et des capacités liées à une mission :
Aucun de ces trois types d’imposition des mains ne s’applique à la scène de Jésus avec les enfants. Tournons-nous maintenant vers la Septante. Le cas le plus fréquent est celui où on impose les mains sur la tête de l’animal qu’on amène au temple en sacrifice. L’imposition des mains traduit l’idée d’un transfert de la personne de l’offrant à l’offrande, indiquant que l’animal sert de médiation à l’offrande de sa personne à Dieu :
Dans le rituel de la fête annuelle du Jour du Pardon, le geste de l’imposition des mains sur un bouc qu’on enverra ensuite errer dans un lieu désertique exprime le transfert de tous les péchés du peuple sur un animal qui va ensuite rejoindre les démons des lieux désertiques :
Mais on retrouve aussi dans l’Ancien Testament le geste d’imposer les mains dans deux situations rencontrées dans le Nouveau Testament. Il y a d’abord celui de transfert d’autorité et de capacités liées à un rôle qu’on nous assigne :
On pourrait voir dans les deux scènes suivantes une imposition des mains qui serait précurseur de l’idée de transfert de l’Esprit Saint et de la force de guérison :
Au terme de cette enquête dans la Septante sur l’expression grecque « imposer les mains », on n’a rien trouvé qui puisse éclaire le geste de Jésus sur les enfants. Par contre, si on se détache du geste stricte d’une imposition des mains, on peut trouver dans le livre de la Genèse un geste de bénédiction.
La Septante a utilisé le verbe epiballō (jeter sur, poser) pour traduire le mot hébreu šît (poser, placer, mettre), alors que le même mot hébreu avait été traduit par tithēmi (mettre) pour le Psaume 139, 5 que nous avons vu plus tôt. Il est temps de conclure. Tout d’abord, au v. 16, l’expression « mettant les mains sur eux » est au participe présent et accompagne le verbe qui appelle la bénédiction, et donc le geste de mettre les mains sur les enfants doit être compris comme un geste de bénédiction. Mais notre enquête nous a montré un certain nombre de choses. Premièrement, il n’existe aucun équivalent dans le Nouveau Testament d’un geste de bénédiction par imposition des mains. De plus, le verbe tithēmi (mettre, poser) n’est pas standard pour exprimer une imposition des mains, ce qu’a compris Matthieu en le remplaçant par epitithēmi (imposer). Mais en même temps, dans un monde non technique, le choix des termes fluctuent facilement. Le plus bel exemple est le récit sur Suzanne (Dn 13, 34) : la version de Théodotion emploie le verbe tithēmi (poser) pour décrire le geste des anciens qui posent leurs mains sur la tête de Suzanne pour l’accuser, tandis que la version du grec ancien utilise le verbe epithēmi (imposer) pour décrire le même geste. De même, la Septante a traduit le terme hébreu šît (poser, placer, mettre) par epiballō (jeter sur, mettre sur) le geste de Jacob qui pose sa main sur la tête d’Éphraïm pour le bénir, alors que le même terme hébreu avait été traduit par tithēmi (mettre, poser) dans le Psaume 139, 5 pour décrire le geste de Dieu qui met sa main sur le psalmiste pour l’accompagner. Tout cela pour dire que l’auteur de la tradition dont se sert Marc ne semble pas connaître de termes « consacrés » pour décrire un transfert des bienfaits de Dieu, et se sent peut-être mal à l’aide d’utiliser avec des enfants l’expression technique « imposer les mains » (epithēmi tas cheiras) qu’on trouve dans la Septante pour l’imposition des mains sur la tête des bêtes dans les sacrifices au temple, et dans les premières communautés chrétiennes pour le don de l’Esprit Saint, les guérisons ou l’envoi en mission. Marc a peut être lui aussi vu le problème et se serait donc contenté d’insérer cette tradition dans son évangile sans la modifier. |
Le verbe tithēmi suivi du complément d'objet direct cheir dans la Bible
Le verbe epitithēmi suivi du complément d'objet direct cheir dans la Bible | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
-André Gilbert, Gatineau, août 2021 |