John P. Meier, Un certain juif, Jésus. Les données de l'histoire,
v.4, ch. 33 : L'interdiction du serment,
pp 182-234, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Jésus prend-il ses distances face à la loi mosaïque en interdisant le serment?


Sommaire

La réponse est oui: Jésus attaque de front une institution de la loi mosaïque qu’est le serment en l’interdisant complètement. Dans le Judaïsme on obligeait le gardien de biens confiés en location de prêter serment quand ces biens avaient été endommagés ou encore la femme accusée d’adultère de prêter serment sur sa fidélité. Même si certains comme Ben Sira ou Philon d’Alexandrie inviteront leurs compatriotes à éviter le serment, jamais on n’osera l’interdire complètement.

Est-on sûr que cette interdiction vienne du Jésus historique? Nous avons deux seuls témoignages : Matthieu 5, 34-37 et Jacques 5, 12. Quand on élimine ce qui apparaît clairement comme des ajouts rédactionnels chez Matthieu et Jacques, on est capable d’isoler deux formes littéraires qui reflètent une même tradition orale qui pourrait avoir eu cette forme : « Ne jurez pas du tout; que votre oui soit oui, que votre non soit non. »

On peut confirmer que cette interdiction remonte au Jésus historique en utilisant les critères de discontinuité et d’attestations multiples. On parle de discontinuité non seulement par rapport au Judaïsme pour qui le serment était une institution importante, mais également par rapport à l’Église primitive qui a continué à utiliser le serment. On parle d’attestations multiples car Matthieu et Jacques sont deux oeuvres indépendantes l’une de l’autre, mais en même temps font écho d’une parole de Jésus, même si dans le cas de Jacques il n’est pas dit explicitement que cela vient de Jésus; mais Jacques n’est pas un cas unique de citation de paroles de Jésus sans clairement l’affirmer.


L’interdiction des serments

  1. Introduction

    Comme nous l’avons démontré, Jésus a accepté comme tout bon Juif les institutions et les enseignements de la Loi. Nous avons néanmoins repéré une première exception concernant le divorce : alors que le divorce était une institution importante, acceptée et régie par la Loi, Jésus a pourtant affirmé que la personne qui divorçait commettait l’adultère. Une telle exception est-elle unique? Il semblerait que non quand on considère cette autre question, les serments.

  2. Les serments: des Écritures juives à la Mishna

    1. Des clarifications préalables

      Commençons par définir deux termes. Un serment est une affirmation ou promesse qui appelle Dieu à être témoin de la vérité de ce qu’on affirme. Par contre, dans un voeu la personne s’adresse directement à Dieu et promet un objet ou une action qui lui plaira, ou de manière alternative, lui promet de s’abstenir d’un objet ou d’une action.

      La Mishna (3e ap. J.-C.) distingue les serments affirmatifs où on prend Dieu à témoin sur un événement passé ou présent (« Je n’ai pas commis d’adultère », Nb 5, 11-31; « Je ne suis pas en possession des biens volés », Ex 22, 6-12), et les serments promissoires où on fait référence à des actions futures (« J’accomplirai votre demande en allant à l’étranger pour organiser le mariage de votre fils », Gn 24, 1-9). Mais avec les serments promissoires la distinction entre serments et voeux se brouille un peu, car tous les deux font référence à une promesse, si bien que pour beaucoup de gens, il n’y a pas de différence. Pour notre propos, nous maintiendrons une différence.

    2. Les serments dans l’Israël ancien et dans le Judaïsme

      Dans les Écritures juives, tout comme dans tout le Proche Orient ancien, les serments font partie de la vie quotidienne. On les retrouve partout : la Loi, les Prophètes, les Écrits. Les seules restrictions concernent les abus du serment. Il y a même des cas où il y a une obligation légale de prêter serment pour établir la vérité, comme dans le cas de biens qui ont été confiés à quelqu’un et qui ont été endommagés, ou dans le cas d’une femme accusée d’adultère.

      Dans la période préexilique en général et dans le Pentateuque, il n’y a aucune réserve face à l’institution du serment. À l’occasion, les prophètes peuvent dénoncer ceux qui font de faux serment, sans remettre en question l’institution. On note de petits changements lors de la période postexilique, en particulier avec l’arrivée de la culture hellénique en Palestine. Par exemple, Ben Sira (Si 23, 9-11) dénoncera ceux qui prêtent fréquemment des serments, et des serments frivoles. Dans les manuscrits de Qumran, on note des réserves face aux serments privés où on recommande d’éviter d’invoquer le nom de Dieu. Mais cela n’empêche pas d’exiger un serment solennel lors de l’entrée en communauté. De manière générale, on ne trouvera pas à Qumran d’interdiction générale du serment, et cela est indicateur de l’ensemble du Judaïsme palestinien.

      Dans le Judaïsme de la diaspora, en particulier chez Philon, on note une certaine tension entre sa fidélité à la Loi mosaïque et à sa culture grecque. Cela l’amène à demander d’éviter autant que possible les serments, et de ne l’utiliser qu’en dernier recours. Mais il ne va pas jusqu’à parler d’une interdiction complète. L’historien Juif Josèphe quant à lui ne voit aucun problème avec les serments qu’il a dû accumuler au cours de sa vie.

      La Mishna a un traité sur les serments. Elle essaie d’y mettre un peu d’ordre. Une nouveauté : la permission d’éviter le serment dans le cas de biens volés ou perdus, pourvu que la personne responsable accepte d’offrir une compensation. Cela dit, il ne s’agit pas d’interdiction générale du serment. Au contraire, le serment faisait trop partie de la vie ordinaire pour être éradiqué.

  3. L’interdiction des serments dans le Nouveau Testament

    1. La situation spéciale des sources néotestamentaires

      L’interdiction totale du serment attribuée à Jésus en Matthieu 5, 33-37 apparaît à la fois comme compréhensible et choquant. Elle est compréhensible quand on note la montée des critiques face au serment dans le Judaïsme comme on le voit chez Ben Sira ou chez Philon; on s’attend donc à des réserves semblables chez un leader religieux comme Jésus. Mais ce qui est choquant est la position extrême de Jésus : il ne s’agit plus de réserve, mais d’interdiction totale. Dès lors il est légitime de se poser la question : cette interdiction vient-elle vraiment de Jésus ou Matthieu ajoute-t-il à son évangile une position venant des milieux juifs des premières communautés chrétiennes. Cette question est d’autant plus légitime que ce passage de Matthieu est unique dans les évangiles et le seul parallèle se trouve dans l’épître de Jacques (Jc 5, 12).

    2. Une comparaison préliminaire des deux textes (les mots identiques sont soulignés)

      Matthieu 5, 34-37 Jacques 5, 12
      34a Eh bien! moi je vous dis
      34b de ne pas jurer du tout:
      34c ni par le ciel,
      34d car c’est le trône de Dieu;
      12a Mais avant tout, mes frères,
      12b ne jurez
      12c ni par le ciel,
      35a ni par la terre,
      35b car c’est l’escabeau de ses pieds;
      12d ni par la terre,
      35c ni par Jérusalem,
      35d car c’est la Ville du grand Roi.
      12e n’usez d’aucun autre serment.
      36a Ne jure pas non plus par ta tête,
      36b car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir.
       
      37a Que votre langage soit: Oui? Oui, Non? Non.
      37b ce qu’on dit de plus vient du Mauvais.
      12f Que votre oui soit oui, que votre non soit non,
      12g afin que vous ne tombiez pas sous le jugement

      Les biblistes s’entendent pour dire que nous avons ici deux formes d’une même tradition.

      1. Nous avons un même contenu : une interdiction (ne pas jurer) avec trois exemples, suivie d’un commandement positif : que le oui ou le non reflète la réalité
      2. Nous avons une même structure littéraire : un commandement négatif avec trois exemples suivi d’un commandement positif
      3. Nous avons un vocabulaire semblable : jurer, ciel, terre, l’adjectif possessif « votre », le verbe être à l’impératif (« soit »), oui, non

      Cependant les différences sont notables.

      1. Chez Matthieu c’est Jésus qui parle, pas chez Jacques
      2. Chez Matthieu le texte fait partie d’une antithèse (Vous avez encore entendu qu’il a été dit aux ancêtres ... Eh bien! moi je vous dis), ce qui n’est pas le cas chez Jacques
      3. Les mots et les phrases ont des formes grammaticales différentes
      4. La liste des exemples chez Matthieu est plus longue que chez Jacques
      5. L’interdiction totale est exprimée au début chez Matthieu, mais chez Jacques elle survient comme dernier des trois exemples
      6. La forme de l’impératif du verbe être en grec est différente : estō chez Matthieu, ētō chez Jacques
      7. Le commandement final à dire la vérité prend une forme différente.

      On pourrait expliquer ces différences par un cadre rédactionnel différent pour chaque auteur. Mais ces différences sont telles qu’elles éliminent la possibilité d’une source littéraire commune. Les biblistes parlent plutôt de deux formes littéraires d’une tradition orale commune.

    3. La version disponible la plus ancienne de la tradition

      1. Reconstitution de la source orale

        Cette source devait ressembler à cette partie des textes de Matthieu et Jacques qui se correspondent presque mot pour mot.

        Matthieu 5 Jacques 5
        Ne jurez pas (du tout):
        ni par le ciel,
        ni par la terre,
        Ne jurez (par aucun autre serment)
        ni par le ciel,
        ni par la terre,
        Que votre langage soit: Oui? Oui, Non? Non Que votre oui soit oui, que votre non soit non

      2. Les ajouts à cette source orale

        Il faut maintenant tenter d’expliquer la nature secondaire des éléments de Matthieu que nous avons éliminés pour reconstituer cette source commune.

        Commençons avec Mt 5, 36 : « Ne jure pas non plus par ta tête ». Cette phrase est non seulement absente du texte de Jacques, mais elle interrompt la suite des trois exemples (ciel, terre, Jérusalem). Les trois premiers exemples font référence à l’Écriture avec l’expression « car », alors que l’exemple de la tête fait simplement appel au sens commun. De plus, on passe soudainement de la 2e personne du pluriel à la 2e personne du singulier, et on répète le verbe « jurer », comme si on ignorait qu’il avait été prononcé au verset précédent. Enfin, c’est dans le monde gréco-romain plutôt que dans le Judaïsme palestinien qu’on trouve des références au serment sur la tête de quelqu’un. Bref, le v. 36 apparaît comme une incise dans le texte et proviendrait soit de Matthieu lui-même ou de sa source particulière M.

        Matthieu écrit de ne pas jurer « par Jérusalem, car c’est la Ville du grand Roi. » Contrairement au serment par le ciel ou la terre, le serment par Jérusalem était rarement utilisé dans le monde juif. De plus, sur le plan stylistique on note un changement : alors qu’on utilise la préposition grecque en (par) + datif pour parler du serment par le ciel et par la terre, ici utilise la préposition eis (littéralement : vers) pour parler du serment par Jérusalem. Il s’agirait donc d’une addition à la source originelle.

        À la fois Matthieu et Jacques ajoutent une conclusion générale à la demande de ne pas jurer. Matthieu écrit : « Ce qu’on dit de plus (perisson) vient du Mauvais (ponēros). » Or, les mots grecs perisson et ponēros sont des mots favoris de Matthieu, et donc nous indiquent soit une composition de Matthieu lui-même ou de sa source M. De son côté, Jacques écrit : « Afin que vous ne tombiez pas sous le jugement ». Or, Jacques a un penchant à parler régulièrement du jugement. D’ailleurs juste avant notre texte, il parle de l’Avènement du Seigneur qui est proche et écrit : « Ne vous plaignez pas les uns des autres, frères, afin de n’être pas jugés ». Bref, tout comme chez Matthieu, cette conclusion semble une addition pour offrir une conclusion rhétorique et logique. Ainsi, nous nous retrouvons avec le noyau suivant :

        Matthieu 5 Jacques 5
        34b : Ne jurez pas (du tout):
        34c : ni par le ciel,
        35a : ni par la terre,
        12b : Ne jurez
        12c : ni par le ciel,
        12d : ni par la terre,
        12e : (par aucun autre serment)
        37a : Que votre langage soit: Oui? Oui, Non? Non 12f : Que votre oui soit oui, que votre non soit non

      3. La formulation de l’interdiction totale

        Matthieu formule ainsi l’interdiction totale : « Ne jurez pas du tout », alors que Jacques écrit : « Ne jurez... par aucun autre serment ». Quelle formulation est originale? Chez Matthieu, on note que l’adverbe « du tout » (grec : holōs) est extrêmement rare dans le Nouveau Testament, alors qu’on ne le retrouve seulement ici et trois fois dans la première épître aux Corinthiens. Donc, nous n’avons pas ici une expression typique de Matthieu. Chez Jacques, le mot « serment » (horkos) est également très rare dans le Nouveau Testament et n’apparaît qu’ici dans son épître. Encore ici, il faut conclure que cette phrase ne vient pas de Jacques. Bref, Matthieu et Jacques ont eu en main deux formes littéraires différentes se rapportant à une tradition orale commune.

        On pourrait aller plus loin et se demander si les exemples de serment chez Matthieu et Jacques n’auraient pas quelque chose de redondant et ne viseraient qu’à accentuer l’interdiction totale. En effet, parler du ciel et de la terre c’est parler de la totalité de l’existence, et ne jurer ni par le ciel ni par la terre c’est de soi ne jurer par rien. C’est ainsi que la parole de Jésus pourrait avoir été très laconique comme ceci : « Ne jurez pas du tout; que votre oui soit oui, que votre non soit non. »

      4. Un substitut au serment?

        Matthieu 5, 37a Jacques 5, 12f
        Que votre langage soit: Oui? Oui, Non? Non. Que votre oui soit oui, que votre non soit non.

        Certains biblistes se demandent si le commandement de Jésus de dire simplement la vérité serait une nouvelle forme de serment, ou plutôt un substitut au serment. Regardons les choses de près.

        C’est la formule étrange de Matthieu qui prête flanc à cette interprétation alors que les deux « oui » et les deux « non » sont tous des prédicats du même sujet, le langage. Certains biblistes présupposent que l’interdiction de Jésus a dû être choquante dans les milieux Juifs et que la communauté matthéenne a essayé d’atténuer son impact : l’expression « oui, oui » et « non, non » ne serait pas une simple métaphore, mais un substitut au serment et ferait appel indirectement à Dieu. On serait donc en face d’une tendance de ré-judaïsation typique des milieux judéo-chrétiens. Mais une telle interprétation du texte de Matthieu se heurte à des objections majeures.

        1. C’est précisément Matthieu qui est le plus formel sur l’interdiction totale du serment. Et ce serait vraiment bizarre, après avoir si clairement interdit le serment, de le voir revenir à la fin avec une déclaration solennelle sur un substitut au serment : ce serait un cas patent d’auto-contraction.

        2. Il n’existe aucun exemple de serment substitutif dans le Judaïsme du premier siècle qui utiliserait les doubles « oui » et « non ». On évoque parfois 2 Énoch, un écrit apocryphe sur l’Ancien Testament dont la composition se situe probablement au Moyen Âge, qui nous est parvenu en version slavonne courte et longue et qui dit ceci (49, 1) :

          Je jure à vous, mes enfants, mais ne jure pas par n’importe quel serment, ni par le ciel ni par la terre, ni par n’importe quelle autre créature que Dieu a créée. Le Seigneur a dit : Il n’y a aucun serment en moi, ni injustice, mais la vérité. S’il n’y a aucune vérité chez les hommes, laissez-les jurer par les paroles, Oui, oui, ou bien, Non, non.

          On notera tout de suite que ce texte sur le serment n’apparaît que dans la version slavonne longue, qu’il brise la séquence des idées de l’ensemble du livre, et surtout se contredit lui-même : le voyant commence par jurer, avant de citer le Seigneur qui demande de ne pas jurer. Nous sommes probablement devant l’interpolation d’un auteur chrétien qui, gêné par le serment du voyant, introduit une référence à Matthieu et Jacques. Pour toutes ces raisons, on ne peut utiliser ce passage de 2 Énoch pour éclairer Mt 5, 37.

          D’autres biblistes donnent comme exemple le Talmud de Babylone (b. Seb. 3a), dont la rédaction finale date également du Moyen Âge. Raba bar Joseph Hama (probablement 4e siècle ap. J.-C.) y affirme qu’on ne formule un serment que lorsqu’on répète deux fois « oui » ou « non ». Mais il s’agit ici d’une discussion intellectuelle avec Rabbi Éléazar, et l’idée que cela pourrait remplacer le serment est totalement hors de leur horizon mental. Bref, dans le Judaïsme à l’époque de Jésus, on ne trouve aucun texte soutenant qu’un double « oui » ou « non » serait un serment substitutif.

  4. Cette interdiction remonte-t-elle au Jésus historique?

    Reconnaissons d’abord que la tradition primitive utilisée par Matthieu et Jacques remonte probablement à la première génération chrétienne (30-70 ap. J.-C.) pour les raisons suivantes :

    • L’évangile de Matthieu et l’épître de Jacques furent écrits lors de la seconde génération chrétienne (70-100 ap. J.-C.)
    • Les deux oeuvres sont indépendantes l’une de l’autre
    • Les formes que prenne l’interdiction sur serment chez les deux auteurs présupposent un développement en plusieurs étapes

    Mais nous pouvons aller encore plus loin et affirmer que cette interdiction remonte au Jésus historique en utilisant les critères de discontinuité et d’attestations multiples.

    1. Le critère de discontinuité

      1. Comme nous l’avons démontré, il n’existe aucun enseignement tant du côté Juif que du côté chrétien (à part ces passages de Matthieu et Jacques) au début du premier siècle qui ose interdire le serment.

      2. Cette discontinuité apparaît même à l’intérieur du Nouveau Testament. En effet, on y trouve plusieurs auteurs qui pratiquent le serment : Paul à plusieurs reprises (exemple, 2 Corinthiens 1, 23 : « Pour moi, j’en prends Dieu à témoin sur mon âme »), l’auteur de l’épître aux Hébreux qui l’assume comme pratique courante (He 6, 16 : « Les hommes jurent par un plus grand, et, entre eux, la garantie du serment met un terme à toute contestation. »), Jean dans son Apocalypse qui met le serment dans la bouche d’un ange (Ap 10, 5-6 : « Alors l’Ange que j’avais vu, debout sur la mer et la terre, leva la main droite au ciel et jura par Celui qui vit dans les siècles des siècles »). Si les premiers chrétiens pratiquaient le serment, ils ne peuvent avoir inventé son interdiction.

    2. Le critère d’attestations multiples

      Avant de reconnaître que nous avons ici un cas d’attestations multiples, il faut d’abord régler le fait que l’épître de Jacques ne rapporte pas l’interdiction du serment comme une parole de Jésus. Ne serait-ce pas un cas de référence implicite?

      1. L’existence de références implicites à des paroles de Jésus

        1. Le Nouveau Testament

          Nous trouvons des exemples de référence implicite à des paroles de Jésus dans les épîtres de Paul. Par exemple, il a cette référence à la demande de Jésus aux missionnaires de vivre de dons (1 Co 9, 14 || Lc 10, 7 : « De même, le Seigneur a prescrit à ceux qui annoncent l’Évangile de vivre de l’Évangile. »), ou encore à la dernière cène (1 Co 11, 23-25 : « Pour moi, en effet, j’ai reçu du Seigneur ce qu’à mon tour je vous ai transmis: le Seigneur Jésus, la nuit où il était livré, prit du pain... »), ou encore cette phrase qu’on sait venir de Jésus sans le mentionner (Rm 12, 14 : « Bénissez ceux qui vous persécutent; bénissez, ne maudissez pas. ») On pourrait trouver d’autres exemples dans les épitres de 1 Pierre ou aux Hébreux.

        2. L’épître de Jacques

          Ainsi, l’enseignement moral de Jésus a été transmis de diverses façons, soit en l’attribuant explicitement à Jésus à travers le genre littéraire des évangiles, soit en l’insérant de manière indirecte dans les parénèses en dehors des évangiles. L’épître de Jacques est un exemple de ce derniers cas. En effet, Jc 1, 5 (« Si l’un de vous manque de sagesse, qu’il la demande (aiteitō) à Dieu - il donne à tous généreusement, sans récriminer - et elle lui sera donnée (dothēsetai) ») fait écho à des paroles de Jésus qu’on retrouve en Mt 7, 7 et Lc 11, avec les mêmes verbes demander (grec : aitete) et donner (grec : dothēsetai), et même chez Jn 16, 23-24 (« En vérité, en vérité, je vous le dis, ce que vous demanderez (aitēsēte) au Père, il vous le donnera (dōsei) en mon nom... demandez (aiteite) et vous recevrez »). Il est impossible de dire si l’auteur de l’épître de Jacques savait que ces exhortations venaient de paroles de Jésus, mais il est probable qu’il ne connaissait pas les évangiles écrits.

        3. En dehors du Nouveau Testament

          Avec La Didachè (vers l’an 150), nous avons un cas clair d’insertions de paroles qu’on sait venir de Jésus mais sans le dire explicitement. Par exemple, Did 1, 2-5 :

          2. - Voici donc le chemin de la vie. En premier lieu tu aimeras le Dieu qui t’a créé; en second lieu tu aimeras ton prochain comme toi-même. Et tout ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît, ne le fais pas non plus à autrui.
          3. - Voici donc l’enseignement renfermé dans ces paroles : bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour vos ennemis, jeûnez pour ceux qui vous persécutent.
          4. - Car quel gré vous saura-t-on si vous aimez seulement ceux qui vous aiment ? Les païens ne le font-ils pas aussi ?
          5. - Mais vous, aimez ceux qui vous haïssent et vous n’aurez pas d’ennemi.

          On trouve donc dans La Didachè une série de paroles de Jésus qui appartiennent surtout au Sermon sur la montagne de Matthieu que l’auteur connaissait certainement, et peut-être même au discours dans la plaine de Luc. Ce qu’a fait Jacques dans son épître se situe dans la même veine.

      2. Le caractère unique de cette interdiction du serment dans l’épître de Jacques

        Ce passage (Jc 5, 12) est unique, car on ne trouvera aucun autre texte aussi long dans l’épître qui offre un parallèle si serré avec le contenu, la structure et le vocabulaire des synoptiques. Il est également différent de toutes les autres parénèses qu’on y trouve, car celles-ci, au lieu d’être très ciblées comme cette interdiction du serment, se cantonnent dans des exhortations générales, sans référence précise aux pratiques juives ou judéo-chrétiennes. Ce dernier point est un argument majeur pour réfuter l’idée que l’auteur de l’épître serait Jacques, le frère de Jésus, qui a été un ardent défenseur de la circoncision et des règles de pureté rituelle. Bref, notre passage, en attaquant une institution importante de la loi mosaïque, se détache de l’épître comme un corps étranger.

      En conclusion, nous pouvons dire que nous ici un cas d’attestations multiples : 1) Jc 5, 12 est une forme alternative de cette même parole attribuée à Jésus en Mt 5, 34-37; 2) cette tradition sur Jésus a été transmise très tôt de manière orale par la tradition chrétienne sous deux formes, la forme évangélique retenue par Matthieu, et la forme épistolaire, sans l’attribuer à Jésus, qu’a retenu Jacques.

    3. Quelles sont les paroles originelles de Jésus?

      Chez Matthieu, on a : « Que votre langage soit: Oui? Oui, Non? Non », alors que chez Jacques on a : « Que votre oui soit oui, que votre non soit non ». Alors on peut se demander : laquelle de ces deux formulaires est originelle? Malheureusement, on ne peut apporter de réponse satisfaisante à cette question, et cela pour deux raisons : 1) l’interdiction du serment devait être si choquante que Jésus a probablement dû la réitérer plusieurs fois et de diverses manières; 2) la formulation de l’interdiction chez Jacques est plus simple et pourrait apparaître comme originelle, mais l’Araméen, la langue de Jésus, ne permet pas d’adjectif possessif avec oui ou non (i.e. votre oui, votre non) comme on l’a chez Jacques. Aussi les formulations grecques de Matthieu et Jacques pourraient représenter toutes les deux une traduction de l’Araméen, si vraiment la même parole araméenne est derrière les traductions grecques.

Prochain chapitre: Les reproches à l'égard de Jésus qui guérit le jour du sabbat correspondent-ils à la réalité?

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