Luc 6, 39-45

Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: d'abord un regard sur le texte grec qui comporte parfois des variantes, avant de procéder à une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.


Sommaire

Le récit en lui-même

Ce récit fait partie du discours dans la plaine, l’équivalent du sermon sur la montagne de Matthieu. Après un appel à être miséricordieux et à rappeler qu’on sera jugé comme on aura jugé les autres, Luc écrit que Jésus dit à ses disciples une parabole. Suivent alors une série d’images dont il est difficile à première vue de saisir le lien logique : un aveugle ne peut conduire un autre aveugle, le disciple n’est pas plus grand que son maître, pourquoi regarder la brindille dans l’œil du frère alors qu’on ne voit pas la poutre dans son propre œil, la qualité du fruit dépend de l’arbre, et ainsi un homme bon produit le bon, et un homme mauvais produit le mauvais, le tout se terminant par la conclusion : la bouche exprime l'abondance du cœur.

Le vocabulaire

À part quelques exceptions comme le mot parabolē (parabole), mēti (est-ce que), et ouchi (ne... pas), hekaston (chaque), idiou (propre), l’ensemble du vocabulaire ne provient pas de Luc, mais de la source Q, cette source commune à Luc et Matthieu. C’est ainsi que la majorité des mots et des phrases apparaissent presqu’identiques à la fois chez Luc et Matthieu. On sait peut de choses de cette source Q, sauf qu’elle rapporte surtout des paroles de Jésus et qu’elle ressemble à un cartable de feuilles volantes, et Luc et Matthieu y pigent selon les besoins de leur récit, de leur catéchèse et de leur vision théologique.

Structure et composition

Comme une parabole vise à illustrer un enseignement, on peut assumer que lorsqu’il écrit : « Il leur dit aussi une parabole », il entend créer un lien entre ce que Jésus vient de dire (« ne vous posez pas en juges… la mesure dont vous vous servez servira aussi de mesure pour vous ») et la suite d’images qui suivent. Remarquons que toutes les images qui suivent proviennent de différentes feuilles volantes du cartable de la source Q, et que Matthieu utilisera aussi toutes ces images, mais les éparpillera dans différents contextes de son évangile. Quand on regarde de près ces images, Luc construit une suite logique : d’abord l’image de l’aveugle qui conduit un aveugle fait référence à ce qui précède, i.e. celui qui se pose en juge et donc prétend juger l’autre, donc le guider. Suit d'une autre feuille volante l’image du disciple qui n’est pas plus grand que son maître, donc doit se considérer encore comme un aveugle, tant qu’il n’aura pas été formé par son maître. Pour clarifier ce que signifie cette formation, Luc utilise une autre feuille volante autour de l’image de la brindille et de la poutre : on demeure un aveugle tant qu’on n’aura pas vu la poutre qui nous bloque la vue. Mais comment enlever cette poutre? Luc a recours alors à une autre feuille volante de la source Q avec l’image de l’arbre et de son fruit : le fruit du jugement dépend de l’arbre qu’est son être profond : l’homme bon ou mauvais produit un jugement différent. Pour être plus précis, il se sert d’une autre feuille volante qui est une réflexion sur le fait qu’un homme bon profère de son trésor le bon, un homme mauvais profère de son trésor le mauvais; c’est ici que Luc ajoute le mot « cœur », le siège des émotions, des inclinations, de la réflexion et de l’agir, et surtout pour lui, le lieu où se loge à la parole de Dieu, car ce qui dit une personne est le reflet de son cœur. Enfin, pour conclure, il trouve une autre feuille volante qui résume le tout : « Car de l'abondance d’un coeur parle sa bouche ». Ainsi, une personne se révèle dans le jugement qu’elle porte sur les autres.

Intention de l'auteur

Luc adresse d’abord son évangile à une communauté chrétienne grecque, dont Corinthe est un exemple typique. L’un des traits de cette communauté est d’être rongée par des conflits : quand il écrit sa première lettre aux Corinthiens, Paul dénonce toute une suite de conflits : les factions qui se sont formés (1 Co 1, 11), puis certains conflits d’intérêt qui se règlent par le recours aux tribunaux (1 Co 6, 1-8), les scissions entre classes sociales différentes lors des rassemblements eucharistiques (voir 1 Co 11, 17-34). Cette tradition de conflits existe encore quand le Pape Clément écrit sa lettre aux Corinthiens en l’an 96 de notre ère.

Ce contexte aide à comprendre certains axes de l’évangile de Luc, en particulier notre péricope. Après avoir introduit l’exhortation de Jésus à ne pas juger les autres et rappelé qu’on sera jugé de la façon dont on aura jugé les autres, Luc pige dans le cartable de la source Q différentes images et paroles de Jésus pour soutenir son propos et qu’il combine ensemble. Il choisit ainsi l’image d'un aveugle qui conduit un autre aveugle, car le conflit intervient souvent sous prétexte qu’on veut donner à l’autre un bon conseil, i.e. le guider dans la bonne direction. On peut être alors un aveugle qui veut guider un autre aveugle. Mais Luc ne tient pas à seulement accuser les gens en conflit d’être des aveugles, il veut proposer une solution pour sortir de l’aveuglement. C’est ainsi qu’il trouve l’image de la relation disciple-maître, une relation qui vise à ce que le disciple devienne comme le maître. Dans ce contexte, le disciple qui a été associé à l’aveugle guidé par le maître, celui qui voit, peut à son tour devenir un maître. Pour éclairer ce qu’implique cette formation, Luc choisit l’image de la brindille et de la poutre; en effet, l’objectif de cette formation est d’apprendre à découvrir la poutre qui nous empêche de bien voir son prochain et de le guider comme un maître. Mais comment découvre-t-on cette poutre? Luc, qui parle à plusieurs reprises de conversion dans son évangile, sait que c’est seulement par une transformation personnelle qu’on peut voir cette poutre, car notre façon de regarder les autres dépend de qui nous sommes. Aussi choisit-il l’image de l’arbre et de son fruit. Cela permet de faire comprendre à son auditoire que le fruit qu’est le jugement procède de l’arbre qu’est la personne, et tout comme l’arbre bon ou mauvais donne des fruits différents, l’homme bon ou mauvais produit un jugement différent. Ici, Luc tient à ajouter le mot cœur (« du bon trésor de son cœur »), car pour lui tout le comportement humain dépend de ce cœur, et c’est là que peut résider la parole de Dieu qui le transforme. Ceci dit, Luc peut maintenant conclure, et il le fait en choisissant toujours dans le même cartable de la source Q cette phrase : « Car de l'abondance d’un cœur parle la bouche d’une personne ». Ainsi, tous ces jugements portés sur les autres sont le reflet du cœur, i.e. de l’être profond de la personne. Aux Corinthiens de méditer cette phrase.


 


  1. Établissement du texte grec

    Comme les manuscrits anciens ont été copiés à la main, on trouve des variations entre eux. Nous avons opté pour le texte grec de la 28e édition de Kurt Aland qui a fait certains choix parmi les variations. Le passage de Lc 6, 39-45 ne présente pas de variations importantes qu’il faudrait discuter. Contentons-nous de les mentionner brièvement.

    V. 39
    « Il leur dit encore une parabole: "Un aveugle peut-il guider un aveugle? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou? ». La grande majorité des recensions (les codex Vaticanus, Bezae, Angelicus, Porphyrianus, Washingtonianus, Koridethi, les familles 1 et 13 ainsi qu’un grand nombre de minuscules) présentent le texte retenu : eis bothynon empesountai (litt. : vers le trou ils tomberont dedans). Mais un certain nombre de recensions (les codex Sinaïticus, Alexadrinus, Ephraemi Rescriptus, Zacynthius, Athous Lavrensis et les textes byzantins), plutôt que d’avoir le verbe empiptō (tomber dans), ont simplement le verbe piptō (tomber). Cela a peu d’impact sur la signification de la phrase.

    V. 40
    « Le disciple n'est pas au-dessus du maître; tout disciple accompli sera comme son maître. » La grande majorité des recensions (le papyrus P75, les codex Vaticanus,Bezae, Angelicus, Washingtonianus, Koridethi, Zacynthius, les familles 1 et 13, des minuscules et certaines traductions latines) présentent le texte retenu : hyper ton didaskalon (au-dessus du maître). Mais un certain nombre de recensions (les codex Alexadrinus, Ephraemi Rescriptus, Athous Lavrensis, les textes byzantins et les versions syriaques) ajoutent un pronom personnel à « maître », si bien que l’expression devient : au-dessus du maître de lui, i.e. au-dessus de son maître (hyper ton didaskalon autou). Cela a peu d’impact sur la signification de la phrase.

    V. 43
    « Il n'y a pas de bon arbre qui produise un fruit gâté, ni de même d'arbre gâté qui produise un bon fruit. » Les recensions importantes (le papyrus P75, les codex Sinaïticus, Vaticanus, Angelius, Washingtonianus, Zacynthius, les familles 1 et 13, et quelques minuscules) ont le texte retenu : poioun karpon sapron (lit. : produisant un fruit gâté). Mais des recensions (Codex Bezae, des traductions latines et syriaques) ont l’expression au pluriel : produisant des fruits gâtés. Enfin, des recensions (les codex Alexandrinus, Ephraemi Rescriptus, Bezae, Koridethi, Athous Lavrensis, les textes byzantins, certaines traduction syriaques et coptes) n’ont pas l’adverbe « de même ». Tout cela a peu d’impact sur la signification.

    V. 44
    « Chaque arbre en effet se reconnaît à son propre fruit; on ne cueille pas de figues sur des épines, on ne vendange pas non plus de raisin sur des ronces ». Quelques recensions (le codex Bezae, Tischendorfianus et quelques traduction latines et syriaques) n’ont pas « en effet », et le codex Bezae a « on ne choisit pas de figues » plutôt que « on ne cueille pas de figues ».

    V. 45
    « Le bon homme hors du bon trésor du coeur il met de l'avant le bon, et le mauvais hors du mauvais produit le mauvais. Car de l'abondance du coeur parle la bouche de lui ». L’expression retenue de « du bon trésor du cœur » est soutenue par le papyrus P75, les codex Vaticanus et Alexandrinus, ainsi que quelques manuscrits. Mais certains manuscrits ont plutôt « du bon trésor de son cœur » comme les codex Alexandrinus, Ephraemi Rescriptus, Bezae, Angelicus, Washingtonianus, Koridethi, Zacynthius, Athous Lavrensis, les familles 1 et 13 des minuscules, et les textes byzantins. Notons aussi que les codex Bezae et Washingtonianus n’ont pas l’article « le » devant « bon », et donc présentent la recension : « il met de l'avant bon ».

    Mentionnons enfin que certaines recensions (codex Alexandrinus, Ephraemi Rescriptus, Koridethi, Athous Lavrensis, la famille 13 des minuscules, les textes byzantins, certaines traductions latines et syriaques) ajoutent « du trésor de son cœur » avant l’expression « met de l'avant le mauvais », alors que le texte retenu est soutenu par le papyrus P75, les codex Sinaïticus, Vaticanus, Bezae, Angelicus, Washingtonianus, Zacynthius, les familles 1 et 13 des minuscules, quelques version latines et coptes.

  2. Traduction du texte grec (28e édition de Kurt Aland)

    Texte grecTexte grec translittéréTraduction littéraleTraduction en français courant
    39 Εἶπεν δὲ καὶ παραβολὴν αὐτοῖς· μήτι δύναται τυφλὸς τυφλὸν ὁδηγεῖν; οὐχὶ ἀμφότεροι εἰς βόθυνον ἐμπεσοῦνται; 39 Eipen de kai parabolēn autois• mēti dynatai typhlos typhlon hodēgein? ouchi amphoteroi eis bothynon empesountai? 39 Puis, il dit aussi une parabole à eux: est-ce qu'il est capable un aveugle un aveugle guider? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans une fosse?39 Puis Jésus leur donna un exemple tiré de la vie: "Est-ce qu'un aveugle peut servir de guide à un autre aveugle? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou?
    40 οὐκ ἔστιν μαθητὴς ὑπὲρ τὸν διδάσκαλον· κατηρτισμένος δὲ πᾶς ἔσται ὡς ὁ διδάσκαλος αὐτοῦ.40 ouk estin mathētēs hyper ton didaskalon• katērtismenos de pas estai hōs ho didaskalos autou.40 Il n'est pas un disciple au-dessus du maître. Puis, ayant été formé, tout (disciple) sera comme le maître de lui.40 Un disciple n'est pas supérieur au maître. Une fois bien formé, tout disciple ressemblera au maître.
    41 Τί δὲ βλέπεις τὸ κάρφος τὸ ἐν τῷ ὀφθαλμῷ τοῦ ἀδελφοῦ σου, τὴν δὲ δοκὸν τὴν ἐν τῷ ἰδίῳ ὀφθαλμῷ οὐ κατανοεῖς; 41 Ti de blepeis to karphos to en tō ophthalmō tou adelphou sou, tēn de dokon tēn en tō idiō ophthalmō ou katanoeis? 41 Puis, pourquoi tu regardes la brindille celui dans l'oeil du frère de toi, puis la poutre celle dans le propre oeil, tu ne l'examines pas?41 Pourquoi regardes-tu la brindille dans l'oeil de ton frère, tandis que la poutre qui est dans ton propre oeil, tu ne la considères même pas?
    42 πῶς δύνασαι λέγειν τῷ ἀδελφῷ σου· ἀδελφέ, ἄφες ἐκβάλω τὸ κάρφος τὸ ἐν τῷ ὀφθαλμῷ σου, αὐτὸς τὴν ἐν τῷ ὀφθαλμῷ σου δοκὸν οὐ βλέπων; ὑποκριτά, ἔκβαλε πρῶτον τὴν δοκὸν ἐκ τοῦ ὀφθαλμοῦ σου, καὶ τότε διαβλέψεις τὸ κάρφος τὸ ἐν τῷ ὀφθαλμῷ τοῦ ἀδελφοῦ σου ἐκβαλεῖν.42 pōs dynasai legein tō adelphō sou• adelphe, aphes ekbalō to karphos to en tō ophthalmō sou, autos tēn en tō ophthalmō sou dokon ou blepōn? hypokrita, ekbale prōton tēn dokon ek tou ophthalmou sou, kai tote diablepseis to karphos to en tō ophthalmō tou adelphou sou ekbalein.42 Comment est-tu capable de dire au frère de toi, frère, laisse que je chasse la brindille celle dans l'oeil de toi, toi-même celle dans l'oeil de toi, une poutre, tu n'es pas regardant? Hypocrite, chasse d'abord la poutre de l'oeil de toi, et alors tu verras clairement la brindille celle dans l'oeil du frère de toi pour chasser.42 Comment peux-tu dire à ton frère, "Mon frère, laisse-moi enlever la brindille de ton oeil, alors que toi-même tu ne perçois même pas la poutre dans le tien? Grand aveugle! Commence par enlever la poutre de ton oeil, et alors tu seras en mesure de voir clairement la brindille qui se trouve dans l'oeil de ton frère pour l'enlever.
    43 Οὐ γάρ ἐστιν δένδρον καλὸν ποιοῦν καρπὸν σαπρόν, οὐδὲ πάλιν δένδρον σαπρὸν ποιοῦν καρπὸν καλόν. 43 Ou gar estin dendron kalon poioun karpon sapron, oude palin dendron sapron poioun karpon kalon. 43 car il n'est pas un arbre bon faisant un fruit pourri, ni même de nouveau un arbre pourri faisant un fruit bon.43 En effet, un arbre bon ne produit pas de fruit pourri, pas plus qu'un arbre pourri ne produit un bon fruit.
    44 ἕκαστον γὰρ δένδρον ἐκ τοῦ ἰδίου καρποῦ γινώσκεται· οὐ γὰρ ἐξ ἀκανθῶν συλλέγουσιν σῦκα οὐδὲ ἐκ βάτου σταφυλὴν τρυγῶσιν. 44 hekaston gar dendron ek tou idiou karpou ginōsketai• ou gar ex akanthōn syllegousin syka oude ek batou staphylēn trygōsin. 44 Car chaque arbre est connu à partir du propre fruit. Car à partir des épines ils ne ramassent pas des figues, ni à partir d'une ronce ils vendangent une grappe de raisin.44 De fait, chaque arbre se reconnaît à partir de son fruit. Car des figues ne se ramassent pas des épines, tout comme une grappe de raison ne se vendange pas d'une ronce.
    45 ὁ ἀγαθὸς ἄνθρωπος ἐκ τοῦ ἀγαθοῦ θησαυροῦ τῆς καρδίας προφέρει τὸ ἀγαθόν, καὶ ὁ πονηρὸς ἐκ τοῦ πονηροῦ προφέρει τὸ πονηρόν· ἐκ γὰρ περισσεύματος καρδίας λαλεῖ τὸ στόμα αὐτοῦ.45 ho agathos anthrōpos ek tou agathou thēsaurou tēs kardias propherei to agathon, kai ho ponēros ek tou ponērou propherei to ponēron• ek gar perisseumatos kardias lalei to stoma autou.45 Le bon homme hors du bon trésor du coeur il met de l'avant le bon, et le mauvais hors du mauvais met de l'avant le mauvais. Car de l'abondance du coeur parle la bouche de lui.45 L'être bon fait le bien à partir de la belle richesse de son coeur, tandis que l'être mauvais fait le mal à partir ce qu'il y a de mauvais en lui. En effet, la bouche exprime l'abondance du coeur.

  1. Analyse verset par verset

    v. 39 Puis Jésus leur donna un exemple tiré de la vie: « Est-ce qu'un aveugle peut servir de guide à un autre aveugle? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou?

    Littéralement : Puis, il dit aussi une parabole (parabolēn) à eux: est-ce que (mēti) il est capable (dynatai) un aveugle (typhlos) un aveugle guider (hodēgein)? Ne (ouchi) tomberont-ils (empesountai) pas tous les deux (amphoteroi) dans une fosse (bothynon)?

parabolēn (parabole)
Parabolēn est le nom féminin parabolē à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis car le mot est complément d’objet direct du verbe « dire ». Il signifie : comparaison, juxtaposition, illustration, analogie. On le traduit habituellement par « parabole », et le mot n’apparaît que dans les évangiles synoptiques (Jean utilise plutôt le terme « paroimia » qui désigne un langage indirect et figuré) : Mt = 17; Mc = 13; Lc = 18; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Fondamentalement, on utilise une parabole pour expliquer ou clarifier une situation ou un événement en les rapprochant d’une autre situation ou d’un autre événement bien connu, si bien qu’on se retrouve avec le couple : de même que… ainsi. Dans le langage courant, on dira : c’est comme… Parfois, l’évangéliste présentera sous le terme de parabole une simple image ou un dicton, mais parfois ce sera un récit extrêmement développé. On peut penser qu’une partie des paraboles remontent au Jésus historique, étant donné leur nombre dans tous les évangiles, même s’il est difficile de valider une parabole particulière, étant donnée l’absence d’attestations multiples (la même parabole provenant de sources indépendantes).

De fait, au moment de la rédaction des évangiles, le mot même de « parabole » a connu une certaine évolution, une évolution dans deux directions différentes :

  1. Il y a d’abord eu l’allégorisation des paraboles, i.e. chaque élément dans l’image de la parabole s’est mis à prendre valeur symbolique particulière (par exemple, dans la parabole du semeur, la semence devient la parole de Dieu, le bord du chemin où est tombée la semence devient Satan, les endroits pierreux où est tombée la semence deviennent la détresse et les persécution, les ronces deviennent les soucis du monde; voir Mc 4, 14-20), alors que la pointe originelle de la parabole de Jésus visait simplement à illustrer sa foi au succès de sa mission malgré l’apparence d’insuccès. Ainsi, l'allégorisation de la parabole ne remonte pas à Jésus, mais est l'oeuvre des premiers chrétiens.

  2. Ensuite, avec l’allégorisation, la parabole en est venue à signifier une parole obscure et énigmatique, si bien que parler en paraboles deviendra synonyme d’un langage énigmatique, par opposition à un langage clair. Voilà le paradoxe : la parabole qui se voulait une façon d’éclairer une situation est devenue un langage obscur. C’est ce qu’on note déjà chez Marc qui met dans la bouche de Jésus cette parole : « Et il leur disait: "À vous le mystère du Royaume de Dieu a été donné; mais à ceux-là qui sont dehors tout arrive en paraboles" » (Mc 4, 11), et qui nous présente des disciples obligés de demander à Jésus de donner une explication de la parabole : « et il ne leur parlait pas sans parabole, mais, en particulier, il expliquait tout à ses disciples » (Mc 4, 34). Ainsi, certaines images qui étaient claires à l'époque de Jésus, ne l'étaient plus à l'époque des premières communautés chrétiennes.

Luc reprend une bonne part des paraboles de Marc (le semeur, le grain de sénevé, les vignerons homicides et le figuier). Mais il s’en distingue tout d’abord en ne reprenant pas l’expression générique « parler en paraboles » qu’emploie Marc (3, 23; 4, 2; 4, 34; 12, 1). Car pour lui la parabole n’est pas un langage énigmatique que suggère l’expression « parler en paraboles » et qu’il faut interpréter par la suite, comme on interprète un rêve. Aussi, le mot « parabole » est pratiquement toujours au singulier, et Luc tient à souligner que ce qui suit est une parabole, une image pour aider à comprendre une réalité profonde (voir 4, 23; 5, 36; 6, 39; 12, 16; 13, 6; 14, 7; 15, 3; 18, 1.9; 19, 11). De plus, Luc nous présente toute une série de paraboles qui lui sont propres : le bon Samaritain (10, 29-37), l’ami qui se laisse fléchir (11, 5-8), le riche insensé (12, 16-21), la vigilance (12, 35-48), le figuier stérile (13, 6-9), le choix de la dernière place (14, 7-11), la pièce retrouvée (15, 8-10), le fils retrouvé et le fils aîné (15, 11-32), le gérant habile (16, 1-8), le riche et Lazare (16, 19-31), le juge qui se fait prier longtemps (18, 1-8), le Pharisien et le collecteur d’impôts (18, 9-14). On peut dire que Luc est friand des paraboles, et c'est d'ailleurs lui qui utilise le plus ce mot.

Notre v. 39 reflète bien ce que nous venons de dire. Car, comme il le fait plusieurs fois, Luc tient à nous avertir que ce qui suit est une parabole. Mais nous pouvons être surpris que ce qui suit soit considéré par Luc comme une parabole, puisque nous n’avons pas vraiment de récit, mais plutôt une question : « Est-ce qu'un aveugle peut servir de guide à un autre aveugle? » Pour Luc, le fait même d’avoir recours à une image pour faire comprendre une situation relève de la parabole. C’est d’ailleurs ce que nous avions plus tôt en Lc 4, 23 : « Et il leur dit: "A coup sûr, vous allez me citer cette parabole : Médecin, guéris-toi toi-même" »; Luc parle de parabole alors que nous sommes devant un dicton. Pour lui, les images comme celles qui suivent au v. 40 (la brindille et la poutre), et v. 43 (le bon arbre et l’arbre pourri) relèvent de la parabole, i.e. des images qui tentent de rendre compte d’une réalité profonde.

Notons en terminant que l’expression « Puis, il leur dit une (autre) parabole » est typique du style lucanien et elle parcourt son évangile : 5, 36; 6, 39; 12, 16; 13, 6; 14, 7; 15, 3; 18, 1.9; 21, 29.

Le nom parabolē dans le Nouveau Testament
mēti (est-ce que)
Mēti est une particule interrogative : « est-ce que ? ». Le terme est peu fréquent dans l’ensemble de la Bible, et plus particulièrement dans les évangiles : Mt = 4; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 3; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Pour les deux occurrences de la particule chez Luc, c’est lui qui semble l’avoir introduite dans la source qu’il utilise : ici, en 6, 39, il copie une image qui lui vient de la source Q et que Matthieu 15, 14 présente ainsi : « si un aveugle guide un aveugle, tous les deux dans une fosse ils tomberont », mais sous sa plume l’image prend la forme d’une question : « est-ce qu'il (mēti) est capable un aveugle de guider un aveugle? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans une fosse? »; en 9, 13 Luc reprend la scène de la première multiplication des pains chez Marc, mais alors que ce dernier écrit (6, 37b) : « Nous (les disciples) en étant allés, achèterons-nous deux cents deniers de pain? », Luc modifie la phrase avec « Est-ce que (mēti), étant partis, nous achèterons de la nourriture pour tout ce peuple ». Ainsi, si Luc utilise peu souvent cette particule, elle fait partie de son vocabulaire.

Quel sens entend-il donner à cette phrase du v. 39. En ajoutant mēti, Luc entend interpeller son auditeur avec une question dont la réponse est évidente, i.e. il est évident qu’un aveugle ne peut conduire un autre aveugle. Le Nouveau Testament nous donne quelques exemples de cette utilisation de mēti :

  • Mt 7, 16 : « Est-ce qu’on (mēti) cueille des raisins sur des épines? Ou des figues sur des chardons? »
  • Mc 4, 21 : « Est-ce que (mēti) la lampe vient pour qu'on la mette sous le boisseau ou sous le lit? »
  • Jn 18, 35 : « Est-ce que (mēti) je suis Juif, moi? (Pilate) »
  • Jc 3, 11 : « Est-ce que (mēti) la source fait jaillir par la même ouverture le doux et l'amer? »

La particule mēti dans la Bible
dynatai (il est capable)
Dynatai est le verbe dynamai à l’indicatif présent passif, et le sujet est « aveugle ». C’est un un verbe qui apparaît régulièrement dans les évangiles, surtout chez Jean, et donc l’usage est varié : Mt = 27; Mc = 33; Lc = 26; Jn = 37; Ac = 21; 1Jn = 2; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il signifie : être capable de, pouvoir.

De manière remarquable, ce verbe est presque toujours sous une forme négative dans les évangiles, et Luc ne fait pas exception à cette règle. Donnons quelques exemples :

  • Lc 1, 20a : « Et voici que tu vas être réduit au silence et sans être capable (dynamai) de parler jusqu’au jour où ces choses arriveront »
  • Lc 13, 11 : « elle était toute courbée et ne pouvait (dynamai) absolument pas se redresser »
  • Lc 14, 27 : « Quiconque ne porte pas sa croix et ne vient pas derrière moi ne peut (dynamai) être mon disciple »

L’accent est donc mis sur l’incapacité et les limites humaines. Quand le verbe dynamai n’est pas dans une forme négative, il apparaît alors sous forme d’une question dont la réponse est négative. Par exemples :

  • Lc 12, 25 : « Qui d’entre vous d’ailleurs peut (dynamai), en s’en inquiétant, ajouter une coudée à la longueur de sa vie? »
  • Lc 18, 26 : « Ceux qui entendaient dirent: "Et qui peut (dynamai) être sauvé?" »

Chez Luc, il y a une seule exception à cette approche négative : en 3, 8 Jésus affirme que « Dieu peut, des pierres, faire surgir des enfants à Abraham ». Ainsi, seul Dieu ne voit pas sa capacité limitée.

Le verbe dynamai de notre v. 39 correspond complètement au motif que nous venons de mettre en relief : il apparaît dans le cadre d’une question dont la réponse attendue est négative. Le style est tout à fait lucanien.

Le verbe dynamai dans les évangiles-Actes
typhlos (aveugle)
Typhlos est l’adjectif typhlos au nominatif masculin singulier, mais qui joue ici le rôle d’un substantif (un homme aveugle), le sujet du verbe « guider ». Il est assez présent dans les évangiles : Mt = 17; Mc = 5; Lc = 8; Jn = 16; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Ces statistiques peuvent être trompeuses, donnant l’impression que Jésus est constamment en contact avec des aveugles. Une première distinction s’impose : le mot typhlos apparaît souvent dans des sommaires pour résumer l’activité de Jésus, et donc revêt la forme du pluriel pour parler des « aveugles » en général que Jésus guérit ou qu’il a comme mission de guérir. Car en fait, les scènes de rencontre avec des aveugles particuliers sont plutôt rares : chez Matthieu il y a trois scènes, celle des deux aveugles dans un endroit non spécifié (9, 27-31), celle d’un démoniaque aveugle et muet dans un endroit encore non spécifié (12, 22) qui semble être une introduction à une discussion sur Béelzéboul, et celle des deux aveugles de Jéricho (20, 29-34) qui reprend une scène de Marc; chez Marc, il y a deux scène de Jésus avec des aveugles, d’abord celle de l’aveugle de Bethsaïde (8, 22-26), puis celle de l’aveugle de Jéricho (10, 46-52), deux scènes qui encadrent les annonces de Jésus de sa passion avant l’arrivée à Jérusalem; chez Luc, il n’y a qu’une seule rencontre de Jésus avec un aveugle particulier (18, 35-43), une scène qu’il reprend de Marc; enfin, chez Jean, il n’y a que cette scène de la guérision de l’aveugle-né (9, 1-41).

Une deuxième distinction s’impose : typhlos revêt parfois une signification symbolique ou spirituelle, pour désigner le refus de s’ouvrir à la vérité et à la foi. C’est le cas chez Matthieu (23, 26 : « Pharisien aveugle! purifie d'abord l'intérieur de la coupe et de l'écuelle, afin que l'extérieur aussi devienne pur »), chez Jean (9, 39 : « Jésus dit alors: "C'est pour un discernement que je suis venu en ce monde: pour que ceux qui ne voient pas voient et que ceux qui voient deviennent aveugles " ») et dans le reste du NT (Rm 2, 19 : « et ainsi te flattes d'être toi-même le guide des aveugles, la lumière de qui marche dans les ténèbres »).

Chez Luc comme chez Marc, être aveugle renvoie seulement à la réalité physique de ne pas voir. Mais cette condition physique dans le troisième évangile est rattachée au groupe plus large des pauvres et des opprimés. C’est ainsi qu’au début de son ministère Jésus présente ainsi sa mission :

L'Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a consacré par l'onction, pour porter la bonne nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles (typhlos) le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés (4, 18)

Et ce thème reviendra tout au long de son évangile.

Ici, au v. 39, Luc reprend une expression qu’il a trouvée dans la source Q, puisqu’elle se retrouve également chez Matthieu (15, 14), celle d’un aveugle guide d’aveugle. Même si l’expression renvoie d’abord à la cécité physique, elle sert d’image pour introduire une réalité spirituelle, celle de l’aveuglement sur soi-même. Mais contrairement à la cécité physique sur laquelle l’être humain n’a pas de contrôle, la cécité spirituelle relève de la liberté humaine, d’où l’exhortation qui suit.

L'adjectif typhlos dans le Nouveau Testament
hodēgein (guider)
Hodēgein est le verbe hodēgeō à l’infinitif présent actif, et signifie : guider, conduire. Il est très rare dans tout le NT, et plus particièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 1; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Dans les Synoptiques, ce verbe n’apparaît que chez Matthieu et Luc qui reprennent une expression de la source Q sur un aveugle qui « guide » un autre aveugle. Sa signification peut paraître banale, mais sa présence ailleurs dans le NT laisse entrevoir une dimension très importante de la vie spirituelle : chez Jean (16, 13) l’Esprit de vérité « guide » le croyant vers la vérité entière; dans les Actes, l’eunuque éthiopien a besoin d’être « guidé » pour comprendre l’Écriture; dans l’Apocalypse l’Agneau qu’est le Christ ressuscité a pour mission de « guider » le croyant vers les sources des eaux de la vie, comme un vrai pasteur.

Pour comprendre la signification profonde de ce verbe dans le monde biblique, il faut parcourir l’AT. En particulier, une multitude de psaumes font entendre le cri du psalmiste qui demande à Dieu d’être guidé (5, 8 : « Seigneur, guide-moi en ta justice »; 25, 5 : « Guide-moi dans ta vérité »; 27, 11 : « guide-moi dans le droit chemin à cause de mes ennemis »), ou encore, exprime sa foi que Dieu guide ce peuple (80, 1 : « O pasteur d'Israël sois attentif, toi qui guide Joseph comme un troupeau de brebis »), ou encore, rend grâce de ce que Dieu a fait pour lui (23, 3 : « il m'a guidé dans les voies de la justice pour la gloire de son nom »; 61, 3 : « Tu m’as guidé, parce que tu étais mon espérance, et comme une tour armée contre mon ennemi »). Il y a aussi d’Isaïe 63, 14, qui est une forme de psaume adressé à Dieu, rappelant la sortie d’Égypte sous la direction de Moïse : LXX « Ils étaient là, comme des troupeaux dans les champs. L’Esprit du Seigneur est descendu et les a guidés (hodēgeō). C’est ainsi que tu as conduit ton peuple, pour te donner un nom glorieux. » Mentionnons enfin le livre de la Sagesse où l’auteur prie le Seigneur d’envoyer sa Sagesse : « car elle sait et comprend tout. Elle me guidera (hodēgeō) prudemment dans mes actions et me protégera par sa gloire » (9, 11).

Ainsi, l’être humain a besoin d’être guidé, et le rôle de guide revient d’abord à Dieu, et qu’il délègue aux personnes qualifiées. Parler d’aveugle qui guide un autre aveugle comme ici au v. 39 est donc une véritable catastrophe.

Le verbe hodēgeō dans le Nouveau Testament

ouchi (ne... pas)
Ouchi est une particule de négation. Elle est semblable à l’adverbe ou (non, ne…pas), sauf qu’elle est une négation renforcée, qu’on pourrait traduire par « absolument pas ». On la trouve quelquefois dans les évangiles-Actes, surtout chez Luc qui l’emploie régulièrement : Mt = 9; Mc = 0; Lc = 18; Jn = 5; Ac = 2; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

La seule raison de nous arrêter brièvement à cette particule est sa fréquence chez Luc. Sur les 18 occurrences dans son évangile, 17 lui sont propres. En fait il y a seulement 12, 6 où le mot lui vient de la source Q, car elle se retrouve également chez Mt 10, 29 (« Ne vend-on pas [ouchi] deux passereaux pour un as? »). Ici, au v. 39, nous avons dit que l’image de l’aveugle qui guide un autre aveugle provient de la source Q, cependant la particule ouchi n’apparaît pas chez Matthieu. Cette particule était-elle originellement dans la source Q que Matthieu aurait laissée tomber, ou n’y était-elle pas et c’est Luc qui l’aurait ajoutée. Étant donnés l’abondance de l’expression chez Luc et le fait que ouchi semble aussi faire partie du vocabulaire de Matthieu, il semble plus probable que Matthieu n’aurait pas intentionnellement laisser tomber la particule, et c’est Luc qui l’aurait ajoutée ici en reprenant la source Q.

Luc entend donc insister sur le fait qu’il est sûr que les deux aveugles tomberont dans la fosse.

La particule de négation ouchi dans les évangiles-Actes

empesountai (ils tomberont)
Empesountai est le verbe empiptō à l’indicatif futur, forme moyenne, 3e personne du pluriel. Il est formé de la préposition en (dans) et du verbe piptō (tomber), et donc signifie : tomber dans. C’est un verbe très rare dans tout le NT, et n’apparaît que chez Matthieu et Luc dans les évangiles-Actes : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0; car le fait de tomber est surtout exprimé par le verbe piptō (Mt = 19; Mc = 8; Lc = 17; Jn = 3; Ac = 9; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0).

Pourtant le verbe empiptō est bien connu dans la Septante, et l’idée de tomber dans une fosse revient un certain nombre de fois. Par exemples :

  • Is 24, 18a : « Et voici ce qui arrivera : celui qui fuira de peur tombera (empiptō) dans la fosse »
  • Is 47, 11a : « Or la perdition viendra sur toi, et tu ne l'auras point su ; il y aura une fosse, et tu y tomberas (empiptō) »
  • Jr 48, 44 : « Celui qui fuit l'épouvante tombera (empiptō) dans la fosse »
  • Ps 7, 15 : « Il a ouvert une fosse, il l'a creusée ; et il tombera (empiptō) dans la fosse qu'il a faite »

Qu’est-ce à dire? Il semble que le verbe empiptō soit tombé en désuétude à l’époque du Nouveau Testament, et qu’on le trouve surtout dans les milieux marqués par la Septante. Or, comment expliquer que le verbe empiptō se retrouve ici sous la plume de Luc, et qu’il soit absent de Mt 15, 14 qui a plutôt le verbe piptō, alors que tous les deux puisent à la même source Q? Est-ce que Luc se contenterait de reprendre la source Q, alors que Matthieu aurait préféré le verbe commun piptō? Mais alors comment expliquer que ce soit l’inverse qui se produise dans une autre scène qui provient de la source Q, celle d’un animal tombé dans un trou le jour du sabbat (Lc 14, 5 || Mt 12, 11), alors que c’est Luc qui emploie piptō, et Matthieu empiptō? Habituellement, Luc tend à mieux respecter ses sources. Mais ici on ne peut arriver à une conclusion ferme.

Quoi qu’il en soit, le verbe empiptō renvoie presque toujours à une situation catastrophique : on tombe dans un trou, ou dans les filets du diable, ou dans la tentation, ou aux mains de l’ennemi.

Le verbe empiptō dans Nouveau Testament
amphoteroi (tous les deux)
Amphoteroi est l’adjectif amphoteros au nominatif masculin pluriel, le masculin pluriel étant requis car il qualifie le mot « aveugles », le nominatif étant requis car il joue le rôle de sujet du verbe « tomber ». Il signifie : l’un et l’autre, tous les deux. Il est très rare dans le NT : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 5; Jn = 0; Ac = 3; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0; seuls Matthieu et Luc, ainsi que l’auteur de l’épitre aux Éphésiens utilisent ce mot.

Ici, le mot provient probablement de la source Q, puisqu’il se retrouve à la fois chez Matthieu et Luc. En même temps, c’est un mot qui fait partie du vocabulaire de Luc, car il l’utilise dans ses Actes des Apôtres, ainsi que son récit de l’enfance où il cherche à imiter le style de la Septante qui emploie fréquemment cet adjectif.

Le mot amphoteros permet de traduire le côté tragique de la situation : à travers les deux aveugles qui tombent dans la fosse, c’est le "prétendu" maître et l’élève qui tombent et connaissent un sort terrible.

Le nombre indéfini amphoteroi dans le Nouveau Testament
bothynon (fosse)
Bothynon est le nom masculin bothynos à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis à cause de la préposition eis (vers) : dans le fait de tomber dans une fosse, il y a un mouvement vers la fosse. Le mot n’apparaît que chez Matthieu et Luc dans le NT, et à quelques reprises dans la Septante, en particulier chez les prophètes Isaïe et Jérémie : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il signifie : fosse, trou.

Dans les évangiles, le mot apparaît dans deux contextes, celui des aveugles qui tombent dans une fosse, dont témoigne à la fois Luc 6, 39 et Matthieu 15, 14, puis le contexte de l’animal qui tombe dans une fosse le jour du sabbat dont témoigne Mt 12, 11. Ces deux contextes proviennent de la source Q, et on peut s’étonner que Luc, qui reprend également de la source Q le récit de l’animal tombé dans un trou le jour du sabbat, utilise plutôt le mot « puits » (phrear). Quel mot était dans la source Q, bothynos (trou, fosse) comme chez Matthieu, ou phrear (puits) comme chez Luc? Comme Luc a plus tendance à respecter ses sources, et considérant le fait que le puits fait davantage partie du cadre palestinien que reflète la source Q, on peut penser que le récit originel faisait référence à l’animal qui tombe dans un puits; il est plus facile d’imaginer que Matthieu ait remplacé le mot « puits » par le mot « trou » pour donner une couleur locale au récit, lui qui écrit probablement d’Antioche, une région montagneuse avec des crevasses, que d’imaginer Luc remplaçant le mot « trou » par « puits », alors qu’il écrit dans un milieu urbain grec, peut-être Corinthe (voir Où fut écrit l’évangile selon Luc).

Quoi qu’il soit, tout cela ne change pas la signification du récit. Quand on parcourt l’AT tel que traduit par la Septante, le trou ou la fosse renvoie habituellement à une situation catastrophique et nous plonge dans une atmosphère de malheur qui arrive soudainement, à l’improviste. Par exemples :

  • Is 47, 11 : LXX « Or la perdition viendra sur toi, et tu ne l'auras point su ; il y aura une fosse (bothynos), et tu y tomberas ; et sur toi viendra la misère, et tu ne pourras te purifier ; et la perdition viendra sur toi tout à coup, et tu n'en auras rien su »
  • Jr 48, 44 : LXX 31, 44 « Celui qui fuit l'épouvante tombera dans la fosse (bothynos) ; et en remontant hors de la fosse (bothynos), il sera pris dans le filet ; car je ferai arriver toutes ces choses en Moab l'année où je le visiterai »

Le nom bothynos dans la Bible
v. 40 Un disciple n'est pas supérieur au maître. Une fois bien formé, tout disciple ressemblera au maître.

Littéralement : Il n'est pas un disciple (mathētēs) au-dessus du maître (didaskalon)? Puis, ayant été formé (katērtismenos), tout (disciple) sera comme le maître de lui.

mathētēs (disciple)
Mathētēs est le mot mathētēs au nominatif masculin singulier, le nominatif étant requis car le mot est le sujet de verbe « être ». Il signifie : être disciple ou élève ou apprenant; il s'agit de quelqu'un qui est à l'écoute d'un maître ou enseignant. Comme Jésus ne propose pas une doctrine particulière, et ce que les évangiles désignent par « disciples » représentent parfois un groupe très large, certains traducteurs comme André Chouraqui préfèrent traduire mathētēs par « partisan ». Comme on peut l'imaginer, le mot est très fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 72; Mc = 46; Lc = 37; Jn = 78; Ac = 28; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il désigne tant des disciples de Jésus, que ceux de Jean-Baptiste (Lc 5, 33) ou même ceux des Pharisiens (Mc 2, 18).

Pourquoi ce terme est-il si répandu dans les évangiles? Pourrait-il être une création des premières communautés chrétiennes pour projeter à l'époque de Jésus leur situation? Après son analyse, J.P. Meier conclut que ce terme appartient vraiment à l'époque de Jésus, puisque que les premiers chrétiens ont plutôt abandonné ce terme pour se définir. De plus, parmi ceux qui ont considéré Jésus comme un maître, on peut distinguer trois groupes différents de personnes,

  1. D'abord, le groupe restreint de ceux qui l'ont accompagné physiquement sur les routes, laissant travail, famille et maison, ensuite,
  2. Ceux qui l'ont accueilli dans leur maison, lui offrant gite et couvert ainsi que de l'argent lorsqu'il visitait leur région,
  3. Enfin, la foule de curieux qui ont écouté sa prédication et exprimé une forme d'intérêt.

Mentionnons que même si plusieurs femmes sont mentionnées, aucune ne se voit attribuée le titre de disciple, en raison sans doute de la culture de l'époque.

Qu’en est-il chez Luc? D’abord, distinguons les Actes des Apôtres des évangiles. Dans les Actes, le mot « disciple » désigne tout baptisé qui s’est joint à la communauté chrétienne. Dans son évangile, il désigne très souvent un groupe très large de partisans, si bien qu’il emploie l’expression « une foule nombreuse de ses disciples » (6, 17) ou « toute la multitude des disciples » (19, 37). Et il s’adresse en ces termes à ces partisans :

  • Lc 6, 20 : « Et lui, levant les yeux sur ses disciples (mathētēs), disait: "Heureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous. »
  • Lc 10, 23 : « Puis, se tournant vers ses disciples (mathētēs), il leur dit en particulier: "Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez! »

Ainsi, les disciples appartiennent au groupe des pauvres (6, 20), de ceux qui ont faim et qui pleurent (6, 21), ceux qui sont haïs et insultés (6, 22), mais c’est eux les « tout petits » à qui sont révélés les mystères du Royaume cachés aux sages et aux intelligents (10, 21-23). Tout cela est cohérent avec le programme initial de Jésus chez Luc proclamé à la synagogue de Nazareth : « annoncer la bonne nouvelle aux pauvres… » (4, 18). Dès lors, quiconque ne porte pas sa croix et ne renonce pas à tous ses biens ne peut être disciple (14, 26-33). De même, le disciple ne s’inquiète pas pour sa vie de ce qu’il mangera et quoi il se vêtira (12, 22).

Luc se distingue des autres évangiles sur le rôle qu’il attribue aux disciples. Car son accent est sur un groupe très large de disciples, si bien que ce sont 72 personnes qu’il envoie en mission deux par deux (10, 1), i.e. tous les disciples. La place des Douze semble plus restreinte chez lui. Tout d’abord, contrairement à Marc qui associe les disciples à Jésus dès le début de son ministère, et contrairement à Matthieu où les Douze ont le rôle d’intermédiaire, Luc introduit pour la première fois le mot disciple en 5, 30, presque trois chapitres après le début du ministère de Jésus. De plus, on n’a pas de scènes explicites comme chez Marc et Matthieu où Jésus appelle ses premiers disciples à le suivre : il y a simplement cette scène de la pêche miraculeuse où Jésus dit à Simon : « Désormais ce sont des hommes que tu auras à capturer », et le narrateur d’ajouter : « Ramenant alors les barques à terre, laisant tout, ils (les fils de Zébédée) le suivirent » (5, 11). Le seul appel explicite est celui de Lévi (5, 27), un collecteur d’impôt, symbole du pécheur. Et ce n’est qu’en 6, 12 que Jésus, à partir du groupe large de ses disciples, en choisit 12 qu’il nomme « apôtres », i.e. « envoyés » (6, 12). On a l’impression que Luc reproduit à l’époque du ministère de Jésus la situation de la première communauté chrétienne, où le disciple désigne l’ensemble des croyants au milieu duquel les apôtres sont les témoins privilégiés de son ministère et de sa résurrection. Terminons en faisant remarquer que Luc a éliminé du récit de la passion leur fuite lors de l’arrrestation de Jésus, pour protéger leur image.

Ici, au v. 39, Luc ne vise pas les « envoyés », mais tout disciple en général. Et même, le terme ne désigne pas nécessairement le disciple de Jésus, mais un disciple quelconque de quelque maître. Et la définition du disciple, en regard de ce qui suit, est celle de quelqu’un qui ne possède pas encore le savoir du maître. Et donc l’accent est sur ce qui lui manque, sur ce qu’il a encore à acquérir. D’ailleurs, ce qui suit est une hyperbole quand on dit : « Le disciple n’est pas au-dessus du maître », car par définition le disciple est celui qui a tout à apprendre du maître ».

Que vient faire cette phrase de la source Q dans notre récit? Après la mention de l’aveugle qui guide un aveugle, l’association du disciple à l’aveugle est naturelle : le disciple n’est pas encore en mesure de guider les autres, c’est un apprenant. Peut-être y a-t-il ici une mise en garde adressée à certains jeunes membres de la communauté chrétienne qui se croient déjà aptes à être les éducateurs des autres.

Le nom mathētēs dans le Nouveau Testament
didaskalon (maître)
Didaskalon est le nom masculin didaskalos à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis à cause de la préposition hyper (au-dessus de). Ce mot est l’équivalent grec de l’hébreu rhabbi et signifie : celui qui enseigne, l’enseignant, le maître. Il est assez fréquent, surtout chez Luc : Mt = 12; Mc = 11; Lc = 17; Jn = 8; Ac = 1.

Dans les évangiles, ce titre est presque toujours attribué à Jésus qui nous est présenté comme un rabbin qui enseigne. Mais il y a quelques exceptions : au temple, il y a avait des enseignants que le jeune Jésus en escapade est allé écouter (Lc 2, 46), puis Jean-Baptiste est appelé didaskalos (Lc 3, 12), enfin, Nicodème reçoit le titre de « maître en Israël » (Jn 3, 10).

Quand on examine quelles sont les personnes qui donnent à Jésus le titre de didaskalos, on note une grande variété : il y a bien sûr ses propres disciples, mais il y a aussi les scribes et les pharisiens (Mc 12, 14.32; Mt 8, 19; 9, 11; 12, 38; 22, 16.36; Lc 19, 39; 20, 39; Jn 8, 4), des délégués des grands prêtres et des scribes (Lc 20, 21), des Sadducéens (Mc 12, 19; Mt 22, 24; Lc 20, 28), des gens de la maison d’un chef de synagogue (Mc 5, 35; Lc 8, 49), quelqu’un de la foule (Mc 9, 17; 10, 17; Mt 19, 16; Lc 9, 38; 12, 13), un légiste (Lc 10, 25; 11, 45), un notable (Lc 18, 18), les collecteurs d’impôt (Mt 17, 24), Nicodème (Jn 3, 2), Marthe (Jn 11, 28), Marie Madeleine (Jn 20, 16). Les évangiles nous donnent l’impression que le titre de rhabbi ou didaskalos était le titre « officiel » de Jésus utilisé par tous, partisans comme adversaires.

Mais ici, au v. 40, didaskalos ne semble pas faire référence à première vue à Jésus, car on parle de la relation générale disciple-maître. Nous avons déjà mentionné que cette phrase provient de la source Q que se contente de copier Luc. Mais si une tradition comme la source Q a pu traverser le temps, c’est qu’elle avait une certaine pertinence. De fait, elle cadre bien avec la situation des premières communautés chrétiennes ou on trouvait différentes fonctions, dont celle de prophète et enseignant (didaskalos) (voir 13, 1; 1 Co 12, 28-29; Ép 4, 11; He 5, 12; Jc 3, 1); Paul lui-même était considéré comme un didaskalos (1 Tm 2, 7; 2 Tm 1, 11). Ainsi, on peut penser que Luc a pu reprendre cette phrase de la source Q sur la relation disciple-maître, car elle avait une certaine pertinence dans sa communauté grecque où on trouvait des « apprenants » et des « maîtres » qui les formaient à la vie chrétienne.

Le nom didaskalos dans la Bible
katērtismenos (ayant été formé)
Katērtismenos est le verbe katartizō au participe parfait passif, nominatif masculin singulier, le nominatif étant requis car ce participe est l’attribut de tout (disciple). Le verbe katartizō est de la même racine que le mot artios (être en ordre, être complet). Il traduit l’idée de mettre en ordre une chose, de rétablir son intégrité, d’où réparer, rétablir, former, préparer; il y a un mouvement qui part d’une réalité incomplète ou brisée à une réalité fonctionnelle dans toute sa splendeur. C’est un verbe peu fréquent dans tout le NT, et spécialement dans les évangiles où il n’est connu que des Synoptiques : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Dans les Synoptiques, le verbe katartizō a été introduit par Marc 1, 19 pour décrire l’action de réparer les filets de pêche, une scène que copie Mt 4, 21. En Mt 21, 16, Matthieu copie simplement la version de la Septante du Ps 8, 3 ou Dieu « prépare » ou « forme » une louange. Nous nous retrouvons donc avec le cas unique de notre v. 40 où le disciple est appelé à devenir plus complet en étant formé, s’il veut être comme le maître. On aurait pu s’attendre à retrouver le même verbe katartizō chez Mt 10, 25a qui reprend également la source Q sur le même sujet; mais on a plutôt le verbe « devenir » (ginomai) comme le maître. Encore une fois se pose la question : le verbe katartizō provient-il de la source Q, et Matthieu l’aurait remplacé par le verbe plus simple de ginomai (devenir), ou à l’inverse la source Q présentait le verbe ginomai (devenir), et c’est Luc qui l’aurait remplacé par le verbe plus complexe de katartizō (être formé). Comme Luc a tendance à respecter ses sources, et Matthieu tend parfois à simplifier les récits et les rendre plus concis, nous croyons qu’il est probable que katartizō provient de la source Q que Luc se contente de copier.

Puisque la source Q est une source ancienne, elle pourrait refléter l’atmosphère des premières communautés chrétiennes. Or les écrits du Nouveau Testament nous aident à comprendre la signification de ce verbe. Par exemple, dans sa première lettre aux Thessaloniciens écrites vers l’an 51, Paul écrit : « Nuit et jour nous lui demandons, avec une extrême instance, de revoir votre visage et de pouvoir parfaire (katartizō) ce qui manque encore à votre foi » (1 Thess 3, 10); Paul, comme didaskalos, cherche à rendre plus complète la foi des jeunes chrétiens. De même, dans sa première lettre aux Corinthiens écrite vers l’an 54, il invite les membres de la communauté chrétienne à être formés (katartizō) dans un même esprit et une même pensée (1 Co 1, 10). C’est toujours l’idée d’un développement commencé mais non terminé.

Tout cela nous donne un contexte à la phrase : Une fois bien formé, tout disciple ressemblera au maître; dans la communauté chrétienne, on ne peut pas court-cicuiter le long cheminement de la formation avant de pouvoir être à son tour un didaskalos, i.e. pouvoir guider les autres, car autrement on sera un aveugle qui guide d’autres aveugles.

Le verbe katartizō dans le Nouveau Testament
v. 41 Pourquoi regardes-tu la brindille dans l'oeil de ton frère, tandis que la poutre qui est dans ton propre oeil, tu ne la considères même pas?

Littéralement : Puis, pourquoi tu regardes (blepeis) la brindille (karphos) celui dans l'oeil (ophthalmō) du frère (adelphou) de toi, puis la poutre (dokon) celle dans le propre oeil, tu ne l'examines (katanoeis) pas?

blepeis (tu regardes)
Blepeis est le verbe blepō à l’indicatif actif présent, 2e personne du singulier. Il signifie : regarder, observer, voir. C’est un verbe assez commun dans les évangiles-Actes : Mt = 20; Mc = 15; Lc = 16; Jn = 17; Ac = 13; 1Jn = 0; 2Jn = 1; 3Jn = 0.

Luc n’est pas le plus grand utilisateur de ce verbe, mais il fait néanmoins partie de son vocabulaire, car il l’utilise 13 fois dans les Actes, et sur les 16 utilisations de son évangile, 8 lui sont propres. Voir est une valeur, c’est pourquoi pour Luc Jésus guérit les aveugles pour qu’ils voient (7, 21), et c’est la raison pour laquelle on allume une lampe dans la maison (11, 33), et on doit considérer comme un immense don le fait que les disciples voient les actions de Jésus (10, 23). Mais le verbe voir a aussi une connotation symbolique : voir signifie parfois « comprendre » (21, 30 « dès que le figuier bourgeonne, vous comprenez (litt. voyez : blepō) que l’été est proche »). Regarder une chose exprime également l’intérêt pour cette chose : 9, 62 « Quiconque a mis la main à la charrue et regarde (blepō) en arrière est impropre au Royaume de Dieu ». Enfin, il y a le paradoxe de regarder et de ne pas voir : 8, 10 « mais pour les autres, c'est en paraboles, afin qu'ils regardent (blepō) sans voir (blepō) et entendent sans comprendre », i.e. les donnée sont devant soi, mais on est incapable de les interpréter.

Quel est le sens de regarder la brindille de notre verset 41? Bien sûr, nous sommes d’abord devant une image où on regarde physiquement un fétu. Mais cette image a une connotation symbolique : le regard ou l’observation d’une chose exprime son intérêt; la brindille retient notre attention. Pourquoi? Le contexte suggère que notre regard est fixé sur une réalité qui nous dérange, et cette fixation a un effet paralysant.

Le verbe blepō dans les évangiles-Actes
karphos (brindille)
Karphos est le nom neutre karphos à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis car le mot joue le rôle de complément d’objet direct du verbe blepō (voir). Il signifie : fétu de paille, brindille, et il est extrêmement rare dans toute la Bible : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. En fait, dans tout le Nouveau Testament, il n’apparaît que dans cet extrait de la source Q que copient Matthieu et Marc. Ailleurs, dans la Bible, il n’y a que cette scène où, à la fin du déluge, la colombe ramène à Noé cette brindille, signe que la nature a repris vie.

L’image de la brindille mise en contraste avec la poutre entend faire choc par son exagération, car elle porte un jugement sur la valeur de ce qui préoccupe un protagoniste : ce n’est qu’une vétille qui ne mérite pas tout cet intérêt.

Le fait que karphos n’appartient pas au vocabulaire des évangélistes et nous est parvenu à travers la source Q, une source ancienne, nous laisse penser qu’ultimement il a pu faire partie du vocabulaire du menuisier de Nazareth, surtout quand il est mis en contraste avec la poutre.

Le nom karphos dans la Bible
ophthalmō (oeil)
Ophthalmō est le nom masculin ophthalmos au datif singulier, le datif étant requis à cause de la préposition en (dans), et donc joue le rôle de complément d’objet d’attribution de lieu : la brindille se trouve dans l’œil. Le mot apparaît avec une fréquence régulière dans les évangiles-Actes, surtout chez Matthieu : Mt = 24; Mc = 7; Lc = 17; Jn = 18; Ac = 7; 1Jn = 3; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Chez Luc, sur les 17 occurrences du mot dans son évangile, sept lui sont propres. Mais, le mot « œil » de notre verset appartient à la source Q. En fait sur les 17 occurrences de ce mot dans son évangile, neuf proviennent de la source Q. Celles-ci peuvent être groupées en trois séquences :

  1. Il y a la séquence de 11, 34 : « La lampe du corps, c'est ton oeil (ophthalmos). Lorsque ton oeil (ophthalmos) est sain, ton corps tout entier aussi est lumineux; mais dès qu'il est malade, ton corps aussi est ténébreux »

  2. Il y a la séquence de 10, 23 : « Puis, se tournant vers ses disciples, il leur dit en particulier: "Heureux les yeux (ophthalmos) qui voient ce que vous voyez! »

  3. Il y a la séquence de 6, 41-42 : « Qu'as-tu à regarder la paille qui est dans l'oeil (ophthalmos) de ton frère? Et la poutre qui est dans ton oeil (ophthalmos) à toi, tu ne la remarques pas! Comment peux-tu dire à ton frère: Frère, laisse-moi ôter la paille qui est dans ton oeil (ophthalmos), toi qui ne vois pas la poutre qui est dans ton oeil (ophthalmos)? Hypocrite, ôte d'abord la poutre de ton oeil (ophthalmos); et alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l'oeil (ophthalmos) de ton frère. »

Examinons les deux premières séquences avant d’aborder la troisième. La première séquence fait référence à l’œil comme lampe du corps. Nous sommes placés au niveau de la symbolique de l’œil. Rappelons d’abord que dans le monde juif, l’être humain est son corps : on n’a pas cette dichotomie corps-esprit. Parler de la lampe du corps, c’est parler de la lumière qui guide l’être humain dans sa totalité. Et si l’œil est la lampe du corps, l’œil devient synonyme du cœur humain, où se prennent les décisions, où a lieu l’ouverture ou la fermeture aux autres, et en particulier à la parole de Dieu exprimée à travers les événements. Si l’œil est sain, i.e. s’il est ouvert aux autres et à Dieu, l’être humain reflètera la lumière de Dieu dans son action et par toute sa vie. Mais si l’œil se ferme, tout l’agir humain reflètera les ténèbres d’un monde sans Dieu.

Dans la deuxième séquence (10, 23), nous sommes devant une parole de Jésus qui fait suite à cette autre parole : « Tout m’a été remis par mon Père, et nul ne connaît qui est le Fils, si ce n’est le Père, ni qui est le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le fils veut bien le révéler ». Ainsi, le contexte de la béatitude sur les yeux qui voient est celui d’une révélation par Jésus. Les yeux qui voient ce sont les yeux de la foi, cette ouverture du cœur qui accueille Jésus dans ce qu’il dit et ce qu’il fait.

Qu’en est-il des yeux dans la troisième séquence (7, 41-42) qui appartient à notre péricope? À première vue, l’oeil semble avoir une signification différente de ce que nous avons identifié dans les deux premières séquences. Néanmoins, on ne peut comprendre ce qui est affirmé qu’en rappelant le rôle de l’œil : comme synonyme du cœur, il est le siège de la compréhension des choses, et par là des décisions et de l’agir. Le problème d’un obstacle devant l’œil est qu’il empêche de voir clairement les choses, i.e. d’avoir une compréhension adéquate des choses, et donc de prendre les bonnes décisions et de bien agir. Ainsi, on nous présente un petit obstacle, la brindille, et un grand obstacle, la poutre qui bloque presque totalement la vue. Les conséquences de l’un et l’autre obstacle sont très différentes, et les priorités dans l’enlèvement des obstacles est claire.

Le nom ophthalmos dans les évangiles-Actes
adelphou (frère)
Adelphou est le nom masculin adelphos au génitif singulier, le génitif étant requis car le mot « frère » joue le rôle de complément du nom « œil » : l’œil du frère. Il est extrêmement fréquent dans tout le Nouveau Testament, et en particulier dans les évangiles : Mt = 39; Mc = 20; Lc = 24; Jn = 14; Ac = 57; 1Jn = 15; 2Jn = 0; 3Jn = 3.

Sur les 24 occurrences de « frère » chez Luc, cinq proviennent de la source Q à travers deux séquences.

  1. Il y a d’abord la séquence de 17, 3-4 qui concerne la correction fraternelle : « Si ton frère (adelphos) vient à pécher, réprimande-le et, s'il se repent, remets-lui ». Le frère désigne un membre de la communauté chrétienne, et c’est ainsi que Matthieu, pour sa part, a placé ce verset dans un ensemble de règles sur la gouvernance dans l’église.

  2. Il a notre séquence de 6, 41-42 sur la relation à l’autre qu’est le frère, et d’une certaine façon est liée à la correction fraternelle : comment peut-on corriger son frère, si on ne s’est pas d’abord corrigé.

Ainsi, la signification de frère de la source Q doit être comprise non pas au sens de frère de sang, mais au sens spirituel : le membre de la communauté chrétienne. C’est cette signification de frère que Luc met dans la bouche de Jésus quand il dit à Pierre : « mais moi j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères (adelphos) ». Et les deux séquences de la source Q doivent être comprises dans le cadre de la communauté chrétienne : on peut imaginer des séances de correction fraternelle. Il est probable que cette péricope s’inspire d’une parole de Jésus dont on n’a pas le détail, mais très tôt on l’a actualisée pour l’appliquer à la situation communautaire.

Le nom adelphos dans les évangiles-Actes
dokon (poutre)
Dokon est le nom féminin dokos à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis car le mot est complément d’objet direct du verbe katanoeō (examiner). Le mot dokos désigne cette pièce de charpente appelée : poutre. Il est absent du Nouveau Testament, sauf pour ce passage de la source Q qu’on retrouve chez Lc et Mt : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Dans la Septante, on trouve dix occurrences du mot en référence aux poutres dans la charpente soit de la maison, soit du temple. Il désigne souvent les solives qui soutiennent le toit, et parfois parler des poutres sous le toit comme en Gn 19, 8 est une façon de parler de la maison.

Pourquoi l’image de la poutre a-t-elle été introduite dans notre péricope? Sans doute ces poutres qui soutenaient le toit étaient la partie la plus visible de la charpente de la maison, et donc offrait le contraste le plus saisissant par rapport au fétu de paille ou brindille qui traînait sur le sol de terre battue.

Le nom dokos dans la Bible
katanoeis (tu examines)
Katanoeis est le verbe katanoeō à l’indicatif présent actif, 2e personne du singulier. Il est formé de la préposition kata (qui décrit un mouvement de haut en bas) et du verbe noeō (apercevoir), et donc signifie : poser un regard pénétrant, d’où notre traduction : examiner. Il est peu fréquent dans tout le NT, en particulier dans les évangiles-Actes : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 4; Jn = 0; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Ce verbe appartient au vocabulaire de Luc, puisqu’on le trouve à quatre reprises dans les Actes des Apôtres. Mais dans son évangile, sur les quatre occurrences, trois apparaissent dans deux péricopes qui proviennent de la source Q.

  1. Il y a la péricope 12, 24-27 où Jésus invite à « examiner » (katanoeō) les corbeaux et à « examiner » (katanoeō) les lis qui ne se soucient pas de semer ou de tisser, mais qui mangent à leur faim et sont bien habillés, invitant son auditoire à ne pas donner la priorité à ce type de souci. Matthieu 6, 25-33, qui reprend cette source, n’a pas ces deux occurrences de katanoeō, mais a plutôt dans le premier cas le verbe emblepō (regarder, fixer son regard sur), et dans le deuxième cas katamanthanō (observer, étudier de près), un verbe très rare, le seul cas dans tout le NT. Il est possible que ce soit Luc qui ait voulu uniformiser le vocabulaire et ait remplacé les deux verbes de la source Q par katanoeō.

  2. Et il y a notre péricope de 6, 41 où Jésus invite à d’abord examiner la poutre dans son œil, et le verbe katanoeō se retrouve également chez Matthieu qui insère aussi cette source Q dans son évangile.

Comment interpréter le verbe « examiner », et plus précisément l’expression « examiner la poutre dans son œil »? L’appel à examiner les corbeaux et les lys ne nous aide pas beaucoup. Mais ailleurs des passages du NT apportent un éclairage. Il y a d’abord l’épitre aux Hébreux avec ce passage : « et examinez (katanoeō)-vous les uns les autres pour nous stimuler dans la charité et les oeuvres bonnes » (10, 24), et il y a aussi l’épitre de Jacques (1, 23-24) qui parle de la personne qui s’examine dans un miroir. Ces passages évoquent l’examen personnel ou de conscience dans un contexte de correction fraternelle. Plutôt, nous avons mentionné que le mot « frère » en 17, 3-4 apparaît dans un contexte de correction fraternelle où Jésus invite à reprendre le frère qui vient à pécher, une pratique qui semblait exister dans les premières communautés chrétiennes. Ainsi, « examiner la poutre dans son œil » se comprendrait aisément dans le cadre de ces séances de correction fraternelle : c’est un appel à faire son propre examen de conscience avant de commencer à souligner les vétilles qu’on trouve chez les autres frères de l’assemblée. Dès lors on comprend le choix de deux verbes différents : nous avons d’abord le verbe « regarder » (blepō) pour le regard porté sur la brindille, un regard porté sur l’autre, puis nous avons le verbe « examiner » (katanoeō) quand il s’agit du regard porté sur soi, et donc de son propre examen de conscience.

Le verbe katanoeō dans le Nouveau Testament
v. 42 Comment peux-tu dire à ton frère, "Mon frère, laisse-moi enlever la brindille de ton oeil, alors que toi-même tu ne perçois même pas la poutre dans le tien? Grand aveugle! Commence par enlever la poutre de ton oeil, et alors tu seras en mesure de voir clairement la brindille qui se trouve dans l'oeil de ton frère pour l'enlever.

Littéralement : Comment est-tu capable de dire au frère de toi, frère, laisse (aphes) que je chasse (ekbalō) la brindille celle dans l'oeil de toi, toi-même celle dans l'oeil de toi, une poutre, tu n'es pas regardant? Hypocrite (hypokrita), chasse d'abord (prōton) la poutre de l'oeil de toi, et alors tu verras clairement (diablepseis) la brindille celle dans l'oeil du frère de toi pour chasser.

aphes (laisse)
Aphes est le verbe aphiēmi à l’impératif aoriste actif, 2e personne du singulier. Il est très fréquent dans le Nouveau-Testament, mais se retrouve presqu’exclusivement dans les évangiles : Mt = 47; Mc = 34; Lc = 31; Jn = 15; Ac = 3; 1Jn = 2; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Fondamentalement, il signifie : laisser, au sens de laisser tomber, laisser aller. Mais sa signification varie selon les contextes où il apparaît. On peut regrouper ces contextes de la façon suivante.

  1. Le contexte le plus fréquent est celui du pardon des fautes, qui est souvent présenté comme une remise de dettes. Dans ce cas, aphiēmi traduit l’idée de « laisser aller » la dette, i.e. de remettre au débiteur le billet où est inscrit la dette, et donc de l’oublier ou de l’effacer. Nos bibles traduisent habituellement par « remettre » les péchés ou les manquements.
    • Lc 7, 47 : « A cause de cela, je te le dis, ses péchés, ses nombreux péchés, lui sont laissés (aphiēmi) parce qu'elle a montré beaucoup d'amour. Mais celui à qui on laisse (aphiēmi) peu montre peu d'amour »

  2. Une autre situation assez fréquente est celle où « laisser » signifie abandonner une chose, des biens, des relations, ou des règles, souvent en raison d’un choix pour autre chose. On imagine facilement, par exemple, que l’appel de Jésus à le suivre amène les gens à laisser leur métier, leur biens, leur famille. Mais l’abandon peut avoir une signification négative.
    • Lc 10, 30 : « Jésus reprit: "Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba au milieu de brigands qui, après l'avoir dépouillé et roué de coups, s'en allèrent, le laissant (aphiēmi) à demi mort" »

  3. De manière régulière, le verbe « laisser » est utilisé pour signifier « laisser aller », i.e. permettre ou autoriser une action à avoir lieu. Très souvent aphiēmi est suivi d’un verbe à l’infinitif, et à plusieurs reprises aphiēmi est à l’impératif, i.e. sous la forme d’un ordre.
    • Lc 8, 51 : « Arrivé à la maison, il ne laissa (aphiēmi) personne entrer avec lui, si ce n'est Pierre, Jean et Jacques, ainsi que le père et la mère de l'enfant. »

  4. Un certain nombre de fois, le verbe « laisser » veut simplement dire s’éloigner d’une personne, d’un lieu ou d’une chose, ce qu’on traduit habituellement par quitter.
    • Lc 4, 39 : « Se penchant sur elle, il menaça la fièvre, et elle la laissa (aphiēmi); à l'instant même, se levant elle les servait »

  5. À l’occasion, le verbe « laisser » signifie « laisser quelque chose à quelqu’un », donc donner.
    • Jn 14, 27 : « Je vous laisse (aphiēmi) la paix; c'est ma paix que je vous donne; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Que votre coeur ne se trouble ni ne s'effraie »

On ne sera pas surpris d’apprendre que sur les 31 occurrences de aphiēmi dans l’évangile de Luc, 15 occurrencces renvoient à la remise de dette ou pardon des péchés, et 9 à l’abandon (i.e. tout abandonner pour suivre Jésus), deux de ses grands thèmes. Mais notre périocope provient de la source Q. Dans les passages où Luc insère des éléments de la source Q, on y trouve 10 occurrences de aphiēmi :

  • Notre péricope en 6, 42 où il signifie : permettre ou autoriser une action à avoir lieu (quelqu’un demande à son frère l’autorisation d’enlever la brindille dans son œil)
  • Dans la scène de 9, 60 où Jésus répond à celui qui veut le suivre seulement après avoir enterré son père : « Laisse (aphiēmi) les morts enterrer leurs morts; pour toi, va-t-en annoncer le Royaume de Dieu »; il s’agit de ne pas intervenir et de permettre aux autres d’accomplir les devoirs funèbres
  • À la fin de la prière du Notre Père dans la mention du pardon des péchés : « et laisse (aphiēmi)-nous nos péchés, car nous-mêmes laissons (aphiēmi) à quiconque nous doit » (11, 4)
  • Dans le passage sur le péché contre l’Esprit Saint qui ne sera pas pardonné : « Et quiconque dira une parole contre le Fils de l'homme, cela lui sera laissé (aphiēmi), mais à qui aura blasphémé contre le Saint Esprit, cela ne sera pas laissé (aphiēmi) » (12, 10)
  • Dans la parabole sur la vigilance où le maître de maison de permet pas que sa maison soit cambriolée : « si le maître de maison avait su à quelle heure le voleur devait venir, il n'aurait pas laissé (aphiēmi) percer le mur de sa maison » (12, 39).
  • Dans la plainte de Jésus sur Jérusalem où Jésus annonce que le temple sera abandonné par Dieu : « Voici que votre maison va vous être laissée (aphiēmi) » (13, 35).
  • Dans la scène de la venue du règne de Dieu où s’opère un tri parmi les vivants, i.e. l’un sera choisi et emporté vers la vie, l’autre sera abandonné sur place : « Je vous le dis: en cette nuit-là, deux seront sur un même lit: l'un sera pris et l'autre laissé (aphiēmi); deux femmes seront à moudre ensemble: l'une sera prise et l'autre laissée (aphiēmi) » (17, 34-35)

Que conclure? Aphiēmi est un mot qui fait bel et bien partie de la source Q, cette collection ancienne de paroles attribuées à Jésus. De plus, la signification de ce verbe dans ce verset où quelqu’un demande la permission d’intervenir auprès de son frère se retrouve également dans d’autres passages de la source Q, comme celui où on demande la permission d’enterrer les morts ou, à l’inverse, dans la parabole de la vigilance où on ne permet pas que la maison soit percé.

Pourquoi demander la permission? Une permission se demande devant quelqu’un qui a autorité. Ici, au v. 42 c’est le frère qui a autorité sur sa vie personnelle, et quelqu’un veut entrer dans cette vie personnelle, un geste symbolisé par l’enlèvement de la brindille. Pour agir ainsi, il faut demander l’autorisation.

Le verbe aphiēmi dans les évangiles-Actes
ekbalō (que je chasse)
Ekbalō est le verbe ekballō au subjonctif aoriste actif à la 1ière personne du singulier, le subjonctif étant requis car le verbe exprime un souhait ou désir, plutôt qu’une réalité. Le verbe est formé de la préposition ek (hors de) et du verbe ballō (jeter), et donc signifie : expulser ou chasser, jeter dehors ou rejeter, extraire ou obtenir. Il est assez fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 28; Mc = 18; Lc = 18; Jn = 3; Ac = 5; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 1.

Quand on parcourt les évangiles-Actes, on peut regrouper les diverses utilisations de ekballō en trois catégories.

  1. L’utilisation la plus vaste (tout près de 50% des cas) concerne les exorcismes où on expulse les démons. Par exemple :
    • Mc 1, 39 : « Et Jésus s'en alla à travers toute la Galilée, prêchant dans leurs synagogues et chassant (ekballō) les démons. »
    • Lc 13, 32 : « Il leur dit: "Allez dire à ce renard: Voici que je chasse (ekballō) des démons et accomplis des guérisons aujourd'hui et demain, et le troisième jour je suis consommé! »

  2. Avec un sens proche de l’expulsion des démons, le verbe ekballō sert aussi à exprimer le rejet de personnes ou de choses considérées comme mauvaises. Par exemples :
    • Mc 11, 15 : « Ils arrivent à Jérusalem. Etant entré dans le Temple, il se mit à chasser (ekballō) les vendeurs et les acheteurs qui s'y trouvaient »
    • Lc 6, 22 : « Heureux êtes-vous, quand les hommes vous haïront, quand ils vous frapperont d'exclusion et qu'ils insulteront et rejetteront (ekballō) votre nom comme infâme, à cause du Fils de l'homme.

  3. Le verbe ekballō traduit aussi l’idée d’extraire ou soutirer ou obtenir quelque chose. Par exemples :
    • Jn 10, 4 : « Quand il a extrait (ekballō) celles qui sont à lui, il marche devant elles et les brebis le suivent, parce qu'elles connaissent sa voix. »
    • Lc 10, 35a : « Le lendemain, il extrait (ekballō) deux deniers et les donna à l'hôtelier »

Ici, au v. 41, le verbe ekballō sert exprimer l’enlèvement ou le rejet de ce qu’on considère comme un mal et qu’on a perçu chez le frère. C’est en quelque sorte similaire à l’expulsion du démon : il s’agit de chasser le mal qui habite l’autre.

Dans les passages propres à Luc, ekballō est surtout utilisé pour parler des exorcismes. Mais ici, il reprend la source Q. Et dans la source Q dont témoignent Matthieu et Luc, ekballō a surtout le sens de chasser le mauvais ou expulser les démons. Et c’est la signification qu’on retrouve ici.

Le verbe ekballō dans le Nouveau Testament
hypokrita (hypocrite)
Hypokrita est le nom masculin hypokritēs au vocatif singulier. La racine du mot est formée de la préposition hypo (sous) et du verbe krinō (juger), et signifie : juger ce qu’il y a sous les choses, donc les interpréter, et cela a donné : interpréter une pièce, jouer un rôle. C’est sous cet aspect que le mot en est venu à décrire celui qui joue la comédie, i.e. ses gestes et ses paroles ne correspondent pas à ce qu’il est vraiment. C’est un mot très rare dans la Bible, sauf chez Matthieu : Mt = 13; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Notre analyse ne peut être complète sans mentionner deux autres mots également très rares : le nom hypokrisis (hypocrisie) : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0; et le verbe hypokrinomai (feindre, être hypocrite) qui n’apparaît que chez Luc dans tout le Nouveau Testament : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Selon les évangiles, qui sont les hypocrites ou ceux qui font preuve d’hypocrisie? On peut repérer différentes situations.

  1. L’hypocrite est celui dont les apparences sont trompeuses, i.e. son comportement et son apparence extérieure ne reflète pas ce qu’est vraiment la personne. Par exemple :
    • Mt 23, 27 : « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites (hypokritēs), qui ressemblez à des sépulcres blanchis: au dehors ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d'ossements de morts et de toute pourriture »

  2. De manière semblable, l’hypocrite est celui qui joue la comédie. Par exemple :
    • Mt 6, 16 : « Quand vous jeûnez, ne vous donnez pas un air sombre comme font les hypocrites (hypokritēs): ils prennent une mine défaite, pour que les hommes voient bien qu'ils jeûnent. En vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. »

  3. L’hypocrite est celui qui pense bien agir, mais son action est destructrice. Par exemple :
    • Mt 23, 15 : « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites (hypokritēs), qui parcourez mers et continents pour gagner un prosélyte, et, quand vous l'avez gagné, vous le rendez digne de la géhenne deux fois plus que vous! »

  4. Dans la langue araméenne, le mot correspondant est hanefâ qui désigne le pervers et l’impie, bref le non croyant qui s’est fermé à la lumière. On trouve parfois ce sens dans les évangiles. Par exemple :
    • Lc 12, 1 : « Sur ces entrefaites, la foule s'étant rassemblée par milliers, au point qu'on s'écrasait les uns les autres, il se mit à dire, et d'abord à ses disciples: "Méfiez-vous du levain - c'est-à-dire de l'hypocrisie (hypokrisis) - des Pharisiens. »

  5. Enfin, l’hypocrite est parfois synonyme de celui qui est aveugle, qui échoue à bien interpréter la parole de Dieu. Par exemple :
    • Mt 23, 23-24 : « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites (hypokritēs), qui acquittez la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin, après avoir négligé les points les plus graves de la Loi, la justice, la miséricorde et la bonne foi; c'est ceci qu'il fallait pratiquer, sans négliger cela. Guides aveugles qui arrêter au filtre le moucheron et avalez le chameau!

Ici, au v. 42, il peut paraître surprenant que celui qui veut enlever la brindille dans l’œil de son frère se voit traité d’hypocrite. En quel sens est-il un hypocrite? Le fait que dans l’évangile l’hypocrite est parfois synonyme d’aveugle peut nous apporter un éclairage. C’est la signification qu’on trouve en Mt 23, 23-24 comme nous venons de le voir. De plus, notre périocope provient de la source Q. Or, il y une autre péricope qui provient de la source Q chez Luc où apparaît également le mot hypokritēs :

Hypocrites (hypokritēs), vous savez discerner le visage de la terre et du ciel; et ce temps-ci alors, comment ne le discernez-vous pas? (Lc 12, 56)

L’hypocrite est celui qui manque de discernement, il est aveugle face aux signes du temps, et donc il est incapable de guider les autres à voir la lumière. Nous retrouvons ici la signification de l'araméen hanefâ qui désigne l'impie, l'aveugle incapable de s'ouvrir à Dieu et de reconnaître ses signes.

C’est ce visage de l’hypocrite que nous avons au v. 42 : incapable de se voir tel qu’il est, aveugle sur lui-même, il est incapable d’exercer un bon discernement et d’aider vraiment les autres, incluant l’aider à se départir de sa brindille.

Le nom hypokritēs dans la Bible

Le nom hypokrisis dans la Bible

Le verbe hypokrinomai dans la Bible

prōton (d'abord)
Prōton est un adverbe qui a la même racine que le mot prōtos (premier), et donc signifie : d’abord; il permet d’établir un ordre de priorité. Il apparaît régulièrement dans le Nouveau Testament et dans les évangiles : Mt = 9; Mc = 7; Lc = 10; Jn = 5; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. On peut le constater, il est bien présent chez Luc où, sur les dix occurrences, huit lui sont propres.

L’adverbe prōton sert à établir les priorités. Ces priorités peuvent être d’ordre religieux. Par exemple :

  • Mt 5, 24 : « laisse là ton offrande, devant l'autel, et va d'abord (prōton) te réconcilier avec ton frère; puis reviens, et alors présente ton offrande »

Les priorités peuvent être d’ordre moral. Par exemple :

  • Mt 23, 26 : « Pharisien aveugle! purifie d'abord (prōton) l'intérieur de la coupe et de l'écuelle, afin que l'extérieur aussi devienne pur. »

Les priorités peuvent être d’ordre rituel. Par exemple :

  • Lc 11, 38 : « Ce que voyant, le Pharisien s'étonna de ce qu'il n'eût pas fait d'abord (prōton) les ablutions avant le déjeuner. »

Les priorités peuvent être d’ordre pratique. Par exemple :

  • Lc 14, 28 : « Qui de vous en effet, s'il veut bâtir une tour, ne commence d’abord (prōton) par s'asseoir pour calculer la dépense et voir s'il a de quoi aller jusqu'au bout? »

Bref, les priorités peuvent se situer à divers niveaux. Mais ici, l’adverbe appartient à la source Q, car il se retrouve également en Mt 7, 5. Chez Luc, il y a un autre passage où il reprend la source Q et qui contient cet adverbe : « Un autre encore dit: "Je te suivrai, Seigneur, mais d'abord (prōton) permets-moi de prendre congé des miens." » (9, 61). Ici, il s’agit d’une fausse priorité, car pour Jésus s’engager à sa suite a priorité sur les devoirs funéraires.

Quel éclairage tout cela jette-t-il sur notre v. 42? Tout d’abord, ce n’est pas Luc qui aurait ajouté cet adverbe à la péricope, car il faisait partie du texte originel. Ensuite, cette péricope nous présente une priorité d’ordre moral : la première étape dans la correction fraternelle est d’abord de faire humblement la lumière sur soi-même, avant de considérer les lacunes du frère. Il s’agit pratiquement d’un parallèle à cette parole qu’on trouve chez Mt 23, 26 : « Pharisien aveugle! purifie d'abord l'intérieur de la coupe et de l'écuelle, afin que l'extérieur aussi devienne pur ». Ne pas respecter cette priorité relève de l’aveuglement.

L'adverbe prōtov dans les évangiles-Actes
diablepseis (tu verras clairement)
Diablepseis est le verbe diablepō à l’indicatif futur actif, 2e personne du singulier. Il est formé de la préposition dia (à travers) et du verbe blepō (voir), et signifie donc : voir à travers, d’où voir clairement. Dans toute la Bible, il n’apparaît qu’ici dans cet extrait de la source Q (Lc 6, 42 || Mt 7, 5) et en Mc 8, 25 : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Dans la source Q comme chez Marc nous sommes dans un contexte d’un aveugle qui est appelé à voir clair.

Le choix du verbe diablepō est délibéré. À la phrase précédente, Jésus dit : « tu ne vois (blepō) pas la poutre dans ton œil ». On ne pouvait utiliser ici le même verbe blepō, car cela n’a rien donné, puisque l’homme ne voit pas la poutre. Mais en utilisant maintenant diablepō, qui est le fait de jeter un regard pénétrant et que Mc 8, 25 utilise pour parler d’un aveugle qui recouvre la vue, on entend désigner un regard différent de celui qui n’a rien donné; maintenant l’homme verra clairement la poutre devant son œil.

Le verbe diablepō dans la Bible
v. 43 En effet, un arbre bon ne produit pas de fruit pourri, pas plus qu'un arbre pourri ne produit un bon fruit.

Littéralement : car il n'est pas un arbre (dendron) bon (kalon) faisant (poioun) un fruit (karpon) pourri (sapron), ni même de nouveau un arbre pourri faisant un fruit bon.

dendron (arbre)
Dendron est le nom neutre dendron au nominatif singulier, le nominatif étant requis car le nom joue le rôle de sujet du verbe « faisant ». Il signifie arbre et il n’apparaît pas très souvent dans le Nouveau Testament, et presqu’exclusivement dans les évangiles synoptiques : Mt = 12; Mc = 1; Lc = 7; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. On pourrait même ajouter que sur les 20 occurrences dans les évangiles synoptiques, 16 proviennent de la source Q.

Contrairement à plusieurs références à l’arbre dans la Bible qui apparaît comme un élément de la nature avec les plantes, l’intérêt de la source Q pour l’arbre est centré sur l’arbre fruitier. Rappelons les principaux arbres fruitiers de Palestine : le figuier, l’olivier et la vigne sont ceux qui sont nommés les plus souvent, mais il y a aussi :

  • le grenadier (Ct 4, 3 : « Tes lèvres, un fil d'écarlate, et tes discours sont ravissants. Tes joues, des moitiés de grenades, derrière ton voile »),
  • le palmier-dattier (Jn 12, 13 : « Ils prirent des rameaux de palmiers-dattiers [phoinix] et sortir à la rencontre de Jésus »),
  • le caroubier (Lc 15, 16 : « Il aurait bien voulu se remplir le ventre des caroubes que mangeaient les cochons, et personne ne lui en donnait »),
  • le noyer (Ct 6, 11 : « Au jardin des noyers je suis descendu, pour voir les jeunes pousses de la vallée, pour voir si la vigne bourgeonne, si les grenadiers fleurissent »),
  • le pistachier (Gn 43, 11 : « Alors leur père Israël leur dit: "Puisqu'il le faut, faites donc ceci: dans vos bagages prenez des meilleurs produits du pays pour les apporter en présent à cet homme, un peu de baume et un peu de miel, de la gomme adragante et du ladanum, des pistaches et des amandes. »),
  • l’amandier (Qo 12, 5 : « Quand on redoute la montée et qu'on a des frayeurs en chemin. Et l'amandier est en fleur, et la sauterelle est pesante, et la câpre perd son goût. Tandis que l'homme s'en va vers sa maison d'éternité et les pleureurs tournent déjà dans la rue »),
  • le sycomore (Lc 19, 4 : « Zachée courut donc en avant et monta sur un sycomore pour voir Jésus, qui devait passer par là »)
  • le pommier (Joel 1, 12 : « La vigne est étiolée et le figuier flétri; grenadiers, palmiers et pommiers, tous les arbres des champs ont séché. Oui, la gaieté s'est tarie parmi les humains »,
  • le mûrier noir (Lc 17, 6 : « Le Seigneur dit: "Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous auriez dit au mûrier que voilà: Déracine-toi et va te planter dans la mer, et il vous aurait obéi! »)

À plusieurs reprises les évangiles parlent de l’importance de porter du fruit, comme dans la parabole des vignerons (Mc 12, 1-12 || Mt 21, 33-46 || Lc 20, 9-19), ou l’image du sarment qui porte du fruit en étant rattaché à la vigne qu’est Jésus (Jn 15, 2), ou à l’inverse l’image du figuier stérile (Mc 11, 12-14 || Mt 21, 18-19). Dans la source Q, il y deux passages qui portent sur l’arbre fruitier, sans que soit précisé de quel arbre il s’agit.

  1. Lc 3, 9 || Mt 3, 10 rapportent la parole de Jean-Baptiste : « Déjà même, la hache est prête à attaquer la racine des arbres : tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit va être coupé et jeté au feu ».

  2. Lc 6, 43-44 || Mt 7, 18-20 sur l’arbre bon qui produit de bons fruits, et le pourri qui produit des fruits pourris.

L’arbre fruitier est symbole de la vie féconde, et de ce qui est attendu de tout être humain.

Pourquoi Luc introduit-il ici cette séquence sur l’arbre et ses fruits? La source Q est comme un cartable de paroles indépendantes de Jésus. Matthieu a placé la séquence sur l’arbre et ses fruits dans une péricope sur la façon de distinguer les vrais des faux prophètes. Luc place cette séquence après celle de la brindille et de la poutre. On peut d’abord penser que la mention de la brindille et de la poutre de bois a évoqué chez lui l’image de l’arbre. Mais plus profondément, après avoir introduit l’idée qu’on ne peut pas porter un bon jugement sur son frère qu’après s’être examiné soi-même, et donc que son être intérieur détermine la qualité de son action, Luc a cru bon d’insérer la séquence sur l’arbre et ses fruits, comme une bonne suite à ce qui venait d’être affirmé.

Le nom dendron dans la Bible
kalon (bon) Kalon est l’adjectif kalos au nominatif neutre singulier, car il est l’attribut du mot neutre dendron (arbre). Il signifie : bon ou beau, et apparaît sporadiquement chez les évangélistes, mais est plus fréquent chez Matthieu : Mt = 21; Mc = 11; Lc = 9; Jn = 7; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Chez Luc, l’adjectif « bon » qualifie un certain nombre de réalités.

  • « Une bonne tasse à mesurer », i.e. une quantité débordante (Lc 6, 38)
  • « une bonne terre », i.e. une terre féconde (Lc 8, 15)
  • « il est bon que nous soyons ici », i.e. une situation est source de joie et de bonheur (Lc 9, 33)
  • « le sel est bon », i.e. le sel a un effet bénéfique (Lc 14, 34)
  • « les bonnes pierres du temple », i.e. des pierres qui sont belles (Lc 21, 5)
  • « un bon arbre », « un bon fruit » i.e. un arbre fécond qui donne les fruits attendus (Lc 3, 9; 6, 43)

Ainsi, l’adjectif « bon » décrit une réalité avec une certaine qualité, qui est source de joie et de satisfaction. Chez Luc, kalos n’est jamais l’attribut d’une personne.

Ici, au v. 42, kalos qualifie l’arbre et son fruit, tout comme en Lc 3, 9, et dans les deux cas le texte provient de la source Q. Le contexte est celui du monde agricole où on recherche des arbres de qualité qui donneront le fruit attendu. La récolte dépend donc de la qualité de l’arbre; en d’autres mots, il n’y a pas de miracle dans le résultat final, tout dépend d’un bon arbre fruitier.

L'adjectif kalos dans les évangiles-Actes
poioun (faisant)
Poioun est le verbe poieō au participe présent actif, à la forme du nominatif neutre singulier, cette forme étant requise car le participe est ici l’attribut du mot « arbre ». Il signifie fondamentalement « faire » avec ce que tout cela implique : achever, réaliser, accomplir, exécuter, créer. C’est le cinquième verbe le plus fréquent dans les évangiles-Actes, après legō (dire), eimi (être), erchomai (aller) et ginomai (devenir), avec un total de 405 occurrences : Mt = 86; Mc = 47; Lc = 88; Jn = 1110; Ac = 68; 1Jn = 13; 2Jn = 0; 3Jn = 3. C’est Jean qui l’utilise le plus, car c’est un verbe passe-partout, et il convient parfaitement à la langue simple et rudimentaire du quatrième évangéliste. Mais Luc le suit de près, car sur les 87 occurrences dans son évangile, 58 lui sont propres.

Chez Luc, on trouve 13 occurrences de poieō qui proviennent de la source Q. Jetons un regard sur les différents contextes où il apparait.

  • Le contexte d’un arbre qui « fait » ou produit du fruit (3, 8.9; 6, 43)
  • Le contexte de « faire » ou mettre en pratique la parole de Jésus (6, 46.47.49)
  • Le contexte du centurion de Capharnaüm qui, lorsqu’il dit à son serviteur, « fais ceci », il le fait (7, 8)
  • Le contexte de la malédiction sur les Pharisiens qui auraient dû « faire » ou pratiquer la justice et l’amour (11, 42)
  • Le contexte du serviteur vigilant que son maître trouvera à son retour des noces « faisant cela », i.e. distribuant les rations de blé comme il lui a été demandé (12, 47)

Que remarque-t-on? Tous ces contextes se résument fondamentalement à deux : il y a le contexte de l’arbre fruitier qui « fait » du fruit, qu’on traduit par « produit » du fruit, puis il y a le contexte moral de l’être humain qui doit faire ce qui lui a été demandé ou agir conformément à la parole de Dieu. Mais on devine bien que derrière l’image de l’arbre qui fait du fruit, il y a une référence à l’être humain qui est appelé à agir et à donner suite à la parole évangélique reçue par toute sa vie. C’est comme ça que Luc semble avoir compris l’image de l’arbre fruitier. Pour nous en convaincre, jetons un regard sur la façon dont il reprend la parabole du semeur de l’évangile de Marc; nous avons mis en parallèle les évangiles synoptiques et avons souligné ce qui est semblable.

Mc 4, 8Mt 13, 8Lc 8, 8a
Et d’autres (semences) tombèrent dans la bonne terre, et ils donnaient (didōmi) du fruit en montant et grandissant et ils produisaient : l’un trente, l’un soixante, l’un cent.D’autres (semences) tombèrent sur la bonne terre, et ils donnaient (didōmi) du fruit celui-ci cent, celui-là soixante, celui-là trente.Et de l’autre (semence) tomba dans la bonne terre, et ayant poussé, il fit (poieō) du fruit au centuple.

Rappelons que la parabole du semeur exprimait originellement l’espérance de Jésus que sa mission serait fructueuse malgré le rejet par plusieurs, et que par la suite les communautés chrétiennes l’on réinterprétée pour décrire l’impact qu’a eu la parole évangélique chez différents groupes. La semence dans la bonne terre décrit alors le croyant chez qui la parole évangélique s’est transformée en agir conséquent. Or, pour décrire la fécondité de cette semence, Marc emploie l’expression « donner du fruit ». Matthieu pour sa part reprend telle quelle l’expression « donner du fruit » de Marc. Que fait Luc? Il opte plutôt pour l’expression « faire du fruit ». Cela peut surprendre, d’autant plus que Luc lui-même utilise parfois l’expression « donner du fruit » (voir Lc 20, 10). Mais on peut imaginer qu’il ait voulu être cohérent avec les images utilisées deux chapitres plus tôt de la source Q qui parlaient de « faire du fruit ».

Tout cela oriente notre interprétation du v. 43 : « faire du fruit » concerne l’action chrétienne qui donne suite à la parole évangélique entendue.

Le verbe poieō dans les évangiles-Actes
karpos (fruit)
Karpon est le nom masculin karpos (fruit) à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis car « fruit » et le complément d’objet direct du verbe « faire ». Il apparaît régulièrement dans l’ensemble du Nouveau Testament, surtout dans les évangiles, en particulier chez Matthieu : Mt = 19; Mc = 5; Lc = 12; Jn = 10; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Le mot « fruit » désigne bien sûr le produit de l’arbre fruitier que sont la vigne, le figuier et l’olivier, mais il a également une portée symbolique pour désigner métaphoriquement un ensemble de choses :

  • Le fruit désigne toute récolte peut importe ce qui a été semé (voir Mt 13, 26; Jn 12, 24; Mc 4, 7.29; Lc 12, 17)
  • La récolte ne désigne pas seulement ce qu’on peut manger, mais elle peut être financière, comme la collecte pour les pauvres de la communauté chrétienne de Jérusalem (Rm 15, 28)
  • Le fruit désigne ce qui naît de l’accouplement de l’homme et de la femme (Lc 1, 42; Ac 2, 30)
  • Le fruit désigne le résultat de toute action, comme l’action missionnaire ou la correction fraternelle (Ph 1, 22; Rm 1, 13; 6, 21; He 12, 11)
  • Le fruit désigne le résultat, les conséquences ou l’impact d’une attitude ou d’un choix de vie. Par exemples :
    • Les fruits du repentir (Lc 3, 8)
    • Le fruit de l'Esprit qu’est charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, jusqu’à la vie éternelle (Ga 5, 22; Rm 6, 22)
    • Le fruit d’une vie conforme au vouloir de Dieu, appelée une vie de justice (Ph 1, 11)
    • Le fruit d’un attachement sans faille à Jésus (Jn 15, 5)

Quel est la signification de « fruit » au v. 43? Même si le mot « fruit » est associé au mot « arbre », nous devinons bien que le récit évangélique n’entend pas donner une leçon de jardinage. Plus loin, au v. 45, on peut lire : « L’homme bon du bon trésor du coeur produit le bon ». Ainsi, « fruit » est ce que produit le cœur d’une personne, donc l’action qui résulte de l’être de la personne, de son attitude, de ses choix. Déjà, la source Q nous avait orienté dans cette direction avec la parole mise dans le bouche de Jean-Baptiste : « Produisez donc des fruits dignes du repentir » (Lc 3, 8) Et comment Luc a-t-il interprété ces « fruits dignes du repentir? » Voici sa réponse : « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n'en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même… N’exigez rien de plus que ce qui vous est fixé… Ne faites ni violence ni tort à personne et contentez-vous de votre solde » (Lc 3, 10-14). Voilà des exemples du fruit du repentir.

Ainsi, le fruit est n’importe quelle action. Mais le fait d’utiliser le mot « fruit » permet de créer un lien indissociable le cœur d’une personne et son action, comme il y a un lien indissociable entre l’arbre et son fruit.

L’auteur de la source Q s’est probablement inspiré de ce passage de Siracide 27, 6 :

Le fruit d'un arbre fait connaître le champ qui le porte ainsi la parole manifeste les sentiments du cœur de l'homme.

Ainsi, selon le Siracide, la parole qui sort de la bouche de quelqu’un est à l’image du fruit d’un arbre, elle manifeste la véritable inclination du cœur de la personne comme le fruit manifeste la qualité d’un arbre.

Le nom karpos dans le Nouveau Testament
sapron (pourri)
Sapron est l’adjectif sapros à l’accusatif masculin singulier et s’accordant avec le mot « fruit ». Il signifie : pourri, gâté, ce qui est entré en état de putréfaction, et donc de manière générale ce qui a perdu sa qualité et est devenu sans valeur. Il est extrêmement rare dans toute la Bible, et de fait n’apparaît que dans le Nouveau Testament : Mt = 5; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Dans les évangiles, c’est avant tout la source Q avec son image de l’arbre et de son fruit qui nous a apporté cet adjectif, la seule exception étant l’image du pêcheur chez Matthieu qui rejette les poissons sans valeur (13, 48). L’adjectif sapros entend décrire ici le fruit de la vigne ou de l’olivier ou du figuier qui s’est dégradé pour quelque raison que ce soit.

Une chose peut surprendre. Quand Matthieu reprend cette même tradition dans la séquence de Mt 7, 17-18, à deux reprises il parle plutôt de « fruit mauvais ». Alors se pose la question : la source Q avait-elle « fruit pourri » comme chez Luc, ou « fruit mauvais » comme chez Matthieu? Il est probable que la source Q avait l’expression « fruit pourri », que Luc a respecté, mais que Matthieu a modifié par « fruit mauvais », et cela pour les raisons suivantes :

  1. sapros ne fait pas partie du vocabulaire de Luc où il apparaît en 6, 43 pour la seule et unique fois,
  2. Matthieu est un grand utilisateur de l’adjectif « mauvais » (ponēros) qui apparaît fréquemment dans son évangile
  3. Matthieu a tendance à généraliser et moraliser les paroles de Jésus pour leur donner une portée plus large, comme il le fait par exemple dans ses béatitudes (Mt 5, 3) : « Heureux les pauvres en esprit », plutôt que « heureux vous les pauvres » (Lc 6, 20) chez Luc; et donc en Mt 7, 17-18 Matthieu fait la même chose avec les « fruits mauvais » pour leur donner immédiatement une application morale

Comme nous l’avons vu pour le mot fruit, l’adjectif « pourri », même s’il désigne d’abord le fruit de l’arbre, revêt une signification symbolique. Matthieu l’a compris ainsi et s’est empressé de le remplacer par « mauvais ». Comme le mot « fruit » entend désigner l’action d’une personne, l’expression « fruit pourri » entend désigner l’action mauvaise d’une personne. D’ailleurs, il est révélateur de retrouver cette utilisation de sapros dans l’épitre aux Éphésiens 4, 29 : « De votre bouche ne doit sortir aucun propos pourri (sapros), mais plutôt toute bonne parole capable d'édifier, quand il le faut, et de faire du bien à ceux qui l'entendent ». Ici, nous avons un éclairage sur l’expression « propos pourri » par une présentation de son contraire, i.e. une parole constructive capable d’édifier, et une parle qui fait du bien (i.e. littéralement en grec : une parole qui donne la grâce). Ce verset de l’épitre aux Éphésiens fournit un contexte intéressant à toute la séquence de la source Q chez Luc, car n’avons-nous pas parlé de la brindille dans l’œil de l’autre et de la poutre dans son œil, et n’avons-nous pas dit qu’un contexte possible de ce verset est la correction fraternelle? Or, la correction fraternelle concerne justement des propos que l’on dit sur son frère. L’épitre aux Éphésiens nous décrit la qualité que doit avoir ce propos, et qu’il oppose au propos pourri, comme le fruit pourri. Voir simplement la brindille dans l'oeil de l'autre n'est pas un propos constructif et ne donne pas "la grâce".

L'adjectif sapros dans la Bible
v. 44 De fait, chaque arbre se reconnaît à partir de son fruit. Car des figues ne se ramassent pas des épines, tout comme une grappe de raison ne se vendange pas d'une ronce.

Littéralement : Car chaque (hekaston) arbre est connu (ginōsketai) à partir du propre (idiou) fruit. Car à partir des épines (akanthōn) ils ne ramassent (syllegousin) pas des figues (syka), ni à partir d'une ronce (batou) ils vendangent (trygōsin) une grappe de raisin (staphylēn).

hekaston (chaque)
Hekaston est l’adjectif hekastos au nominatif neutre singulier, car il est l’attribut du mot arbre (dendron). Il signifie : chaque, et apparaît à l’occasion dans les évangiles, mais plus fréquemment dans le reste du Nouveau Testament : Mt = 4; Mc = 1; Lc = 5; Jn = 4; Ac = 11; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Cet adjectif qui est présent chez Luc à travers cette séquence de la source Q est absent du passage parallèle de Matthieu 12, 33b qui a plutôt « Car à partir du fruit l’arbre est connu ». Il est difficile de déterminer si c’est Luc qui a ajouté cet adjectif à sa source, ou c’est Matthieu qui l’a enlevé, car le mot semble faire partie du vocabulaire des deux évangélistes; par exemple, chez Matthieu toutes les occurrences lui sont propres, et donc on comprendrait mal qu’il l’aurait enlevé dans cette séquence de la source Q. Aussi, il y a une certaine probabilité que Luc aurait ajouté « chaque » à cette séquence de la source Q. Pourquoi? En écrivant « chaque arbre » Luc mettrait l’accent sur le caractère unique de chaque arbre, tout comme Paul a mis l’accent sur la particularité des charismes de chacun. Et mettant l’accent sur le caractère unique de chaque arbre, il met l’accent sur la fonction révélatrice et unique du fruit, les actions de chacun.

L'adjectif hekastos dans les évangiles-Actes
ginōsketai (il est connu)
Ginōsketai est le verbe ginōskō au passif de l’indicatif présent, 3e personne du singulier. Il signifie : connaître, et est très fréquent dans les évangiles-Actes, plus particulièrement dans la tradition johannique : Mt = 19; Mc = 11; Lc = 26; Jn = 57; Ac = 16; 1Jn = 25; 2Jn = 1; 3Jn = 0.

Dans le monde biblique, et plus particulièrement dans les évangiles, le verbe « connaître » entend désigner différentes réalités, dont les principales pourraient être résumées ainsi.

  1. « Connaître » désigne la connaissance factuelle, la réception d’une information, i.e. apprendre un fait ou être mis au courant de quelque chose. Par exemple :
    • Lc 2, 43 : « Une fois les jours écoulés, alors qu'ils s'en retournaient, l'enfant Jésus resta à Jérusalem sans que ses parents le sachent (ginōskō). »

  2. « Connaître » désigne la saisie d’une situation de vie à partir de certains indices, ce qu’on traduit souvent par : comprendre. Par Exemple :
    • Lc 20, 19 : « Les scribes et les grands prêtres cherchèrent à porter les mains sur lui à cette heure même, mais ils eurent peur du peuple. Ils avaient bien compris (ginōskō), en effet, que c'était pour eux qu'il avait dit cette parabole. »

  3. « Connaître » est la connaissance issue de la foi, et permet d’entrer dans la vision de Dieu sur l’histoire humaine. Par exemple :
    • Lc 8, 10 : « Il dit: "A vous il a été donné de connaître (ginōskō) les mystères du Royaume de Dieu; mais pour les autres, c'est en paraboles, afin qu'ils voient sans voir et entendent sans comprendre. »

  4. « Connaître » désigne la perception de l’identité d’une réalité et est traduit la plupart du temps par : reconnaître. Une reconnaissance présuppose une connaissance préalable, et certains indices permettent de faire le lien avec cette connaissance préalable. Par exemple :
    • Lc 24, 35 : « Et eux de raconter ce qui s'était passé en chemin, et comment ils l'avaient reconnu (ginōskō) à la fraction du pain. »

  5. « Connaître » dans le monde biblique a parfois une signification sexuelle, pour désigner l’accouplement sans le mentionner directement, ou le fait d’être en relation de couple. Par exemple :
    • Lc 1, 34 : « Mais Marie dit à l'ange: "Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais (ginōskō) pas d'homme?" »

De quelle connaissance parle-t-on au v. 44? L’enjeu est l’identification de l’arbre, et il s’agit de reconnaître de quel arbre il s’agit. Bien sûr, il y a quelque chose de caricatural dans l’affirmation qu’on ne peut connaître l’identité d’un arbre qu’au moment il nous donnera son fruit. Les connaissances en botanique des Juifs de Palestine étaient suffisantes pour distinguer par exemple un figuier d’un olivier ou d’une vigne sans attendre qu’il donne des figues. Tout cela est l’indice que dans l’esprit de l’auteur de cette séquence de la source Q et également dans l’esprit de Luc qui reprend cette phrase, le point de départ de l’image est celui de l’être humain qui révèle son identité à travers ses actions. À moins d’être Dieu (« Il leur dit: "Vous êtes, vous, ceux qui se donnent pour justes devant les hommes, mais Dieu connaît (ginōskō) vos coeurs; car ce qui est élevé pour les hommes est objet de dégoût devant Dieu », 16, 15), nous devons passer par la médiation de ses actions pour déterminer l’identité de l’être humain, i.e. sa qualité d’être. Et bien sûr, cette reconnaissance présuppose une certaine idée de la qualité d'être, et c'est à travers l'indice de certaines actions qu'on la retrouvera.

Le verbe ginōskō dans les évangiles-Actes
idiou (propre)
Idiou est l’adjectif idios au génitif masculin singulier, car il est l’attribut de fruit qui est au génitif en raison de la préposition ek (hors de, à partir de). Idios signifie : propre, particulier; c’est donc à partir de son propre fruit que l’arbre est identifié. Il apparaît de manière régulière chez tous les évangélistes : Mt = 10; Mc = 8; Lc = 6; Jn = 15; Ac = 16; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Cet adjectif prend habituellement trois formes :

  • Un adjectif qui joue le rôle d’adjectif possessif : « sa propre monture » (Lc 10, 34), « sa propre ville » (Mt 9, 1), « son propre champ » (Mt 22, 5)
  • Avec la préposition kata, il forme l’expression katʼ idian, qui signifie littéralement « par lui-même », et est habituellement traduit par : en particulier, en privé, à l’écart. Par exemple : « Jésus se retira à l’écart (katʼ idian) » (Lc 9, 10); « Jésus leur dit en particulier (katʼ idian) » (Lc 10, 23)
  • Au pluriel il peut prendre la forme d’un substantif et signifier : ses biens, ses possessions. Par exemple : « Voici que nous avons laissé tous nos biens (idia) » (Lc 18, 28)

Au v. 41 comme au v. 44, il signifie : propre. Dans le premier cas il qualifie l’œil de celui qui voit la brindille dans l’œil du frère, pour insister sur l’aveuglement sur soi-même, sur sa propre situation; dans le deuxième cas il qualifie le fruit pour insister sur la particularité de chaque fruit, chaque fruit étant unique, et par ricochet, chaque arbre est unique. Cette insistance démontre bien que l’auteur vise l’être humain et son action, car on serait bien en peine de démontrer comment chaque raisin ou chaque figue ou chaque olive est unique.

Or, les v. 41 et 44 apparaissent dans une séquence qui provient de la source Q. En même temps, l’adjectif idios n’apparaît pas chez Matthieu (Mt 7, 3 et 7, 20) qui reprend les mêmes séquences. Qu’est-ce-à dire? Pourtant l’adjectif idios semble faire partie du vocabulaire de Matthieu. Il est probable que ce soit Luc qui ait ajouté idios à la source Q, lui qui utilise régulièrement cet adjectif, surtout dans les Actes des Apôtres. Ainsi, après avoir ajouté l’adjectif « chaque » pour accompagner le mot « arbre », il a ajouté l’adjectif « propre » pour accompagner le mot « fruit », insistant sur la particularité de chaque arbre et la particularité de chaque fruit, i.e. la particularité des individus et de leurs actes, les actes devenant la signature des individus.

L'adjectif idios dans les évangiles-Actes
akanthōn (épines)
Akanthōn est le nom féminin akantha au génitif pluriel, le génitif étant requis par la préposition ek (hors de, à partir de). Le mot signifie : épine, et est très peu fréquent dans tout le Nouveau Testament, en fait il n’y apparaît que dans les évangiles : Mt = 5; Mc = 4; Lc = 4; Jn = 1; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Pour être plus précis, ce mot ne se retrouve que chez Marc et la source Q dans les évangiles synoptiques, Matthieu et Luc se contentant de copier ces deux sources. Chez Jean, le mot provient de la tradition sur la couronne d’épine de Jésus.

Au v. 44, le mot appartient à cette séquence de la source Q qu’ont copiée Luc et Matthieu. Qu’entend-on exprimer avec les épines? Rappelons que dans la Bible les épines évoquent une réalité négative : c’est ce qui fait mal (« je broierai vos chairs à force de coups d'épines du désert et de Barcenim », Jg 8, 7), et donc c’est quelque chose dont on ne veut pas et rejette (« Tous sont comme l'épine méprisée que l'on ne prend pas avec la main », 2 Sm 23, 6). Néanmoins, les épines apparaissent quand on ne s’occupe pas d’un arbre : « Et j'abandonnerai ma vigne, et elle ne sera plus ni taillée ni bêchée ; et sur elle s'élèveront des épines comme sur une terre aride, et j'ordonnerai aux nuées de ne jamais l'arroser de pluie » (Is 5, 6). Et l’image d’un arbre ou d’une plante dont on espérait une récolte mais qui donne des épines est connue :

  • Is 5, 2 : « Et je l'ai entourée d'une haie, et je l'ai palissadée, et je l'ai plantée du plant de Sorec ; et au milieu j'ai bâti une tour, où j'ai creusé un cellier ; et j'ai compté qu'elle me donnerait du raisin, mais elle a produit des épines (akantha). »
  • Jr 12, 13 : « Semez du blé, et vous récolterez des épines (akantha); leur part d'héritage ne leur rapportera rien ; soyez confondus à cause de votre orgueil et de vos outrages à la face du Seigneur. »

Ainsi, l’idée n’est pas qu’à partir d’un pommier on ne récolte pas des oranges, ce qui est une évidence, mais plutôt qu’à partir d’un arbre mort on ne peut plus cueillir de fruit; les épines sont vues comme un arbre desséché. L’accent est donc sur les conditions requises pour produire du fruit, i.e. un arbre en santé.

Notons que chez Matthieu on a l’ordre inverse : alors que Luc commence avec le figuier pour terminer avec la vigne, Matthieu (7, 16b) fait le contraire avec une phrase plus concise, typique de son style.

Le nom akantha dans le Nouveau Testament
syllegousin (ils ramassent)
Syllegousin est le verbe syllegō à l’indicatif présent actif, 3e personne du pluriel, le pluriel faisant référence à un sujet générique et habituellement traduit par : on. Il signifie : ramasser, cueillir. C’est un verbe qu’on ne trouve que chez Matthieu et la source Q dans tout le Nouveau Testament : Mt = 7; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Ce n’est pas un verbe qui fait partie du vocabulaire de Luc, puisque la seule occurrence chez lui provient de la source Q. Nous sommes devant une image agricole, puisque même si on peut ramasser des pierres ou des morceaux de bois, c’est surtout la récolte qu’on ramasse ou des fruits qu’on cueille dans la Bible. Chez Matthieu, à part ce verset provenant de la source Q, le verbe est utilisé pour la ramassage de l’ivraie afin de le jeter au feu, pour le ramassage des bons poissons lors de leur tri, et de manière symbolique, pour ramasser ceux qui font le mal et les exclure du royaume.

Ici, au v. 44, le verbe est utilisé pour décrire la cueillette des figues. En fait, le verbe a une forme négative : on ne cueille pas des figues sur des épines, i.e. quand le figuier est desséché, il est inutile de chercher des figues, car on ne trouvera que des épines.

Le verbe syllegō dans le Nouveau Testament
syka (figues)
Syka est le nom neutre sykon à l’accusatif pluriel, l’accusatif étant requis car le mot est complément d’objet direct du verbe « ramasser ». Il signifie : figue, et est très rare dans tout le Nouveau Testament, incluant les évangiles : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0, et peu fréquent dans le reste de la Bible. On ne peut mentionner « figue » sans mentionner également sykē (figuier), un mot un peu plus fréquent : Mt = 5; Mc = 4; Lc = 3; Jn = 2; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Le figuier avec ses figues étaient très appréciés, comme l’écrit Jg 9, 11 : « Puis-je abandonner mon doux suc et mes excellents fruits ». Il représente avec la vigne et le grenadier ce qui fait la valeur de cette terre promise qu’est la Palestine, symbolisés par leurs fruits surdimensionnés : « Arrivés au vallon de la Grappe, ils l'explorèrent ; ils y prirent un rameau avec sa grappe et ils remportèrent sur des leviers ; ils cueillirent aussi des grenades et des figues ». Habituellement, quand un agriculteur avait une vigne, il cultivait en même temps sur sa terre le figuier comme en témoigne cette parabole : « Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint y chercher des fruits et n'en trouva pas » (Lc 13, 6). De fait, quand on parcourt l’AT, la vigne et le figuier sont très souvent mentionnés ensemble : « Si vous voulez être bénis, venez à moi, chacun mangera le fruit de sa vigne et de ses figuiers, et vous boirez l'eau de vos citernes » (Is 36, 16; voir aussi : Jr 8, 13; Os 2, 14; Jl 1, 7; Mi 4, 4; Ha 3, 17; Za 3, 10; Ps 104, 33; Ct 2, 13; 1 M 14, 12); la vigne et le figuier sont ensemble le symbole de la terre de l’agriculteur.

La figue, un mot qui nous vient de la source Q, renvoie donc à une réalité familière du paysan palestinien. Et faire remarquer qu’on ne peut cueillir de figues d’un arbre desséché au point d’être associé à des épines devait être une évidence pour lui.

Le nom sykon dans la Bible

Le nom sykē dans la Bible

figuier

Un figuier

batou (ronce)
Batou est le nom féminin batos au génitif singulier, le génitif étant requis à cause de la préposition ek (hors de, à partir de). Le mot batos désigne le Rubus ulmifolius, i.e. la Ronce à feuilles d'Orme, une ronce buissonnante, épineuse, de la famille des rosacées. C’est un mot extrêmement rare dans toute la Bible, et plus particulièrement dans le Nouveau Testament où il n’apparaît que dans les évangiles-Actes; en fait, les occurrences dans les évangiles se réduisent à deux, celle de la source Q que copie Luc 6, 44, et celle de Mc 12, 26 que copie Lc 20, 37 : Mt = 0; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 2; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Presque que toute les occurrences renvoient à la scène de la ronce enflammée où Moïse a un dialogue avec le Seigneur, sauf notre passage de Lc 6, 44 et celui de Job 31, 40. Ainsi, seul ce passage de Job peut nous éclairer.

« Que les champs, au lieu de froment, ne produisent pour moi que des orties ; et au lieu d'orge qu’une ronce (batos). Et Job cessa de parler. »

Le livre de Job nous donne un exemple où la ronce symbolise la déception d’une récolte ratée. C’est une réalité négative. Le texte de source Q a une démarche inverse, puisqu’il ne dit pas : « au lieu d’une grappe de raisin, la vigne a produit une ronce », mais plutôt : « à partir d'une ronce on ne vendance pas une grappe de raisin ». La raison est simple : plutôt que de se centrer sur le produit final, l’accent est sur l’identité de l’être producteur; en d’autres mots, si on veut un pont d’arrivée spécifique, il faut un point de départ spécifique.

On peut se demander pourquoi avoir choisi la ronce comme exemple d’une plante qui ne donne pas de raisin? Il est possible que l'auteur de la source Q a jugé que physiquement il y a une certaine ressemblance entre la Ronce à feuilles d'Orme et une vigne; de fait, il y a une similarité entre les feuilles.

Alors que Matthieu a le couple : épines versus grappes de raisin et chardons versus figues, Luc a plutôt le couple : épines versus figues et ronce versus grappes de raisin. Qui respecte mieux la source Q? Il est presqu’impossible de répondre à cette question. Mais nous sommes portés à penser que le mot « ronce » provient de la source Q, car Matthieu, qui a plutôt le mot « chardon » (tribolos), avait tout intérêt à présenter le couple « épines – chardons » qui était très connu dans le milieu juif, comme en témoignent He 6, 8 (« Mais celle qui porte des épines et des chardons est réprouvée »), Gn 3, 18 (« Il produira pour toi épines et chardons »), Os 10, 8 (« épines et chardons grimperont sur leurs autels »). La leçon plus difficile de Luc avec le couple « épines - ronce » semble préférable.

Que représente l’image de la ronce? C’est un arbrisseau qui ne produit pas de fruit, mais est garni d’aiguillons en forme de faucilles et se développe en sol pauvre et en milieu aride. C’est donc l’image d’un individu à la vie non fructueuse, apte à blesser, dans un environnement humainement pauvre.

Le nom batos dans la Bible
trygōsin (ils vendangent)
Trygōsin est le verbe trygaō à l’indicatif présent actif, 3e personne du pluriel. Il signifie : vendanger, et il est extrêmement rare dans tout le Nouveau Testament, n’apparaissant que dans l’Apocalypse et notre passage de Lc 6, 44 : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Dans le milieu de l’AT, le temps où on cueille la grappe de raisin est un temps de réjouissance et de fête, et ne pas pouvoir vendanger est un temps de deuil. L’agriculteur est fier du produit de sa vigne. Encore une fois, nous sommes dans un monde agricole. Et chacun sait qu’on ne peut cueillir de grappes de raisin d’une ronce.

Le verbe trygaō dans la Bible
staphylēn (grappes de raisin)
Staphylēn est le nom féminin staphylē à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis car le mot est complément d’objet direct du verbe « vendanger ». Il désigne la grappe de raisin, et est également très rare dans le Nouveau Testament, n’apparaissant que dans l’Apocalypse et dans ce passage de la source Q copié par Luc et Matthieu : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Comme aujourd’hui, le raisin pouvait être consommé tel quel ou être fermenté et donner du vin. Si on en croit le Siracide (39, 26), il faisait partie des biens essentiels : « Ce qui est de première nécessité pour la vie de l'homme, c'est l'eau, le feu, le fer et le sel, la farine de froment, le miel et le lait, le sang de la grappe de raisin (staphylē), l'huile et le vêtement ». La libation de jus de raisin sur l’autel accompagnait également l’holocauste (voir Si 50, 15).

Bref, la vendange de la grappe de raisin était une activité importante.

Le nom staphylē dans la Bible
v. 45 L'être bon fait le bien à partir de la belle richesse de son coeur, tandis que l'être mauvais fait le mal à partir ce qu'il y a de mauvais en lui. En effet, la bouche exprime l'abondance du coeur.

Littéralement : Le bon (agathos) homme (anthrōpos) hors du bon (agathos) trésor (thēsaurou) du coeur (kardias) il met de l'avant (propherei) le bon (agathos), et le mauvais (ponēros) hors du mauvais produit le mauvais. Car de l'abondance (perisseumatos) du coeur parle (lalei) la bouche (stoma) de lui.

agathos (bon)
Agathos est l’adjectif agathos au nominatif masculin singulier, et est l’attribut du mot « homme ». Il signifie : bon, et est parfois utilisé comme synonyme de kalos que nous avons vu plus tôt. Il apparait régulièrement dans le Nouveau Testament, mais son usage est surtout concentré chez Luc et Matthieu : Mt = 16; Mc = 4; Lc = 16; Jn = 3; Ac = 3; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 1.

Chez Luc, que signifie agathos et se distingue-il de kalos, qui lui est synonyme? Réglons tout de suite la question du pluriel : au pluriel, agathos désigne très souvent les « bonnes choses » d’une personne, i.e. ses biens (par exemple, 1, 53 : « Il a comblé de biens les affamés »; 12, 18 : « j'y recueillerai tout mon blé et mes biens »).

Au singulier, agathos peut être l’attribut d’une personne, comme dans ce passage copié de Marc où un notable appelle Jésus : bon maître (Lc 18, 18). Plutôt, nous avons noté que kalos chez Luc n’est jamais l’attribut d’une personne. De même, dans ce passage copié de la source Q, un serviteur est appelé « bon » (agathos : Lc 19, 17); il est appelé bon pour s’être bien accompli de ses responsabilités, fidèle à la volonté de son maître. Enfin, dans ce passage sur Joseph d’Arimathie copié de Marc 15, 43, Luc ajoute ceci : homme bon (agathos) et juste. En quel sens Joseph est-il un homme bon? Certaines bibles ont traduit ici agathos par : droit. Le fait que agathos soit associé à « juste » (dikaios), un terme qui désigne quelqu’un respectueux des règles religieuses, tout comme le père de Jésus, Joseph, ainsi que Zacharie et Élisabeth sont appelés « juste », laisse croire qu’il désigne un être fidèle à Dieu et à l’écoute de sa volonté. Tout cela pourrait nous aider à comprendre cette parole surprenante que Marc 10, 18 met dans la bouche de Jésus : « Pourquoi m'appelles-tu bon (agathos)? Nul n'est bon (agathos) que Dieu seul ». En effet, si la bonté est le privilège de Dieu, l’être humain ne peut être bon qu’en reflétant ce que Dieu est et ce qu’il veut, bref en faisant sa volonté, en lui étant loyal et fidèle.

Quelle nuance doit-on établir entre agathos et kalos, puisque les deux termes sont souvent traduits par : bon? On observe chez Luc une chose surprenante : dans la parabole du semeur, quand il copie la phrase de Mc 4, 8 des grains tombés dans la bonne (kalos) terre, Luc 8, 8 remplace kalos par agathos. Mais quand Lc 8, 15 copie l’explication de la parabole de Mc 4, 20, il conserve cette fois le terme kalos de Marc pour désigner « la bonne terre », comme si agathos et kalos étaient interchangeables. Mais pourquoi dans ce même verset parler de ceux qui ont accueilli la parole avec l’expression « avec un cœur kalos et agathos »? Personne n’a osé traduire : « avec un cœur bon et bon ». La Bible de Jérusalem a traduit : « avec un coeur noble et généreux », la TOB par « d’un cœur loyal et bon », la Nouvelle Traduction de la Bible par « dans un cœur noble et bon », Maredsous par « avec un cœur droit et bon », Louis Second par « avec un cœur honnête et bon », André Chouraqui par « avec un cœur beau et valeureux ». On remarque qu’il y a presqu’unanimité pour traduire kalos par bon; de fait, comme nous l’avons noté plus tôt, kalos désigne chez Luc une chose de qualité, qu’on peut traduire par bon ou encore beau (comme les « belles » pierres du temple en Lc 21, 5). Quant à agathos, nous avons vu que le terme appliqué à Joseph d’Arimathie désigne un être fidèle à Dieu et à l’écoute de sa volonté, respectueux des règles religieuses. Ainsi traduire agathos par « loyal » comme la TOB, ou « droit » comme Maredsous est tout à fait justifié. Mais tout cela peut-il éclairer le fait que Luc emploie d’abord agathos pour désigner la bonne terre, puis ensuite kalos? Ce serait chez Luc un exemple de grande cohérence : puisque la terre représente le cœur humain, la semence de la parole est tombée dans un cœur fidèle à la volonté de Dieu (agathos) et intègre, i.e. non corrompu qui a gardé toutes ses propriétés (kalos), comme le bon sel ou le bon arbre.

Quel est la signification de agathos au v. 45 qui est utilisé trois fois dans le même verset? Notons que l’adjectif qualifie d’abord deux réalités différentes : un homme et le trésor de son cœur, puis il est utilisé comme un substantif neutre : « il met de l’avant le bon ». De plus, nous sommes devant un verset qui provient de la source Q. On trouve chez Luc deux autres occurrences de agathos qui proviennent de la source Q, Lc 11, 13 qui parle de « bonnes choses » qu’on donne aux enfants et Lc 19, 17 dans la parabole du « bon serviteur » demeuré fidèle à ses responsabilités en l’absence du maître. « L’homme bon » pourrait être compris comme le « bon serviteur », celui est qui fidèle et loyal à son maître, i.e. à Dieu, et le « bon trésor du cœur » désigne cette capacité de bien réfléchir et de prendre les bonnes décisions comme nous le verrons dans notre analyse du « cœur ». Que signifie « il met de l’avant (propherei) le bon »? Rappelons que le verbe grec propherō nous a donné le verbe « proférer », et nous oriente dans un contexte où on s’exprime oralement. Et à « bon » on doit donner la même signification que cet autre passage de la source Q en Lc 11, 13 qui parle des bonnes choses qu’on donne aux enfants, i.e. ce qui est bénéfique, utile, constructif. Ainsi, l’être humain fidèle à la volonté de Dieu est celui qui est en mesure de comprendre dans son cœur et de vouloir ce que Dieu veut, et par là profère les paroles qui seront bénéfique et constructives pour l’autre. Le reste du verset confirmera que nous sommes dans un contexte de correction fraternelle.

L'adjectif agathos dans les évangiles-Actes
anthrōpos (homme)
Anthrōpos est le nom masculin anthrōpos au nominatif singulier, le nominatif étant requis car il joue le rôle de sujet du verbe « mettre de l’avant » ou proférer. C’est un mot omniprésent dans toute la Bible : Mt = 115; Mc = 56; Lc = 95; Jn = 59; Ac = 46; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il signifie : homme, mais ce mot revêt trois grandes significations.
  1. Il désigne l’espèce humaine ou la nature humaine, sans aune connotation sexuelle; il s’applique à tout être humain en tant qu’être humain, et le distingue des animaux ou de Dieu. Le mot est aussi utilisé en référence à Jésus dans l’expression : fils de l’homme. Il apparaît surtout au singulier. Par exemple :
    • Lc 4, 4 : «Et Jésus lui répondit: "Il est écrit: Ce n'est pas de pain seul que vivra l'homme (anthrōpos)."»

  2. Le mot fait référence à la société en général, aux individus qui la composent, à tous ceux et celles qui nous entourent. Nos bibles traduisent souvent ce mot par « les gens » ou « les autres ». Bien entendu, le mot inclut tant les femmes que les enfants, et il très souvent au pluriel. Par exemple :
    • Lc 6, 31 : « Ce que vous voulez que les hommes (anthrōpos) fassent pour vous, faites-le pour eux pareillement »

  3. Enfin, il désigne un être masculin, un individu particulier et bien identifié dont on donne parfois le nom. Souvent, c’est le contexte qui permet de déterminer qu’il s’agit bel et bien d’un mâle. Par exemple :
    • Lc 2, 25 : « Et voici qu'il y avait à Jérusalem un homme (anthrōpos) du nom de Syméon. Cet homme (anthrōpos) était juste et pieux »

Luc utilise très fréquemment ce mot comme tous les autres évangélistes, avec les trois grandes significations que nous avons identifiées. À 24 reprises, le mot appartient à la source Q que copie Luc. Encore ici, on retrouve une distribution similaire des trois grandes significations, avec une part plus grande pour la référence à l’espèce humaine en général en raison de l’expression « Fils de l’homme » qui y apparaît à sept reprises.

Au v. 45, l’expression « l’homme bon » ne désigne aucun individu particulier qu’on pourrait nommer, ou des gens actuels de la société, mais bien l’être humain en général : nous sommes au niveau d’une considération philosophique de l’espèce humaine. Les extraits de la source Q que nous donne Luc contiennent un certain nombre de ces considérations :

  • L’être humain ne vit pas seulement de pain (Lc 4, 4, dans une citation de Dt 8, 3)
  • Le vrai disciple est celui qui met en pratique la parole reçue, et est semblable à l’être humain qui a posé les fondements de sa maison sur le roc, et non sur le sol, et donc a pu faire face aux intempéries (Lc 6, 47-49)
  • La situation de l’être humain libéré du démon (i.e. devenu chrétien) devient pire par la suite quand il tombe de nouveau en son pouvoir (i.e. devient un apostat) (Lc 11, 24-26)

Ici, au v. 45, l’auteur de ce passage de la source Q entend considérer le lien entre ce que dit une personne et son identité profonde devant Dieu : pour dire des choses constructives à son frère il faut que le cœur de l’être humain appartienne déjà à Dieu.

Le nom anthrōpos dans les évangiles-Actes
thēsaurou (trésor)
Thēsaurou est le nom masculin thēsauros (trésor) au génitif singulier, le génitif étant requis à cause de la préposition ek (hors de, à partir de). Ce nom nous a donné le verbe : thésauriser. Le nom est peu fréquent dans l’ensemble du Nouveau Testament, incluant les évangiles : Mt = 9; Mc = 1; Lc = 4; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Comme on peut le constater, c’est Matthieu qui utilise le plus ce mot.

Quand on parcourt la Bible sur l’usage de thēsauros, par lequel la Septante traduit souvent l’hébreu : ʾôṣār, on peut faire les remarques suivantes.

Thēsauros désigne parfois des réalités physiques ou matérielles, parfois des réalités spirituelles.

Comme réalité physique, le trésor peut faire référence à diverses possessions matérielles qu’on amasse, et que bien souvent on garde dans un endroit sécurisé. Par exemples :

  • Mt 6, 19 : « Ne vous amassez point de trésors (thēsauros) sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs percent et cambriolent »
  • Is 2, 7 : « Leur terre regorgeait d'argent et d'or, et leurs trésors (thēsauros, héb.ʾôṣār) étaient sans nombre. Et leur pays était couvert de chevaux, et l'on ne pouvait compter leurs chars. »

Comme réalité physique, le trésor peut aussi faire référence à la chambre, ou magasin, ou coffret où on dépose ses possessions. Par exemples :

  • Is 39, 4 : « Et le prophète reprit : Qu'ont-ils vu dans ton palais ? Et le roi répondit : Ils ont vu tout ce que mon palais renferme ; il n'y a rien que je ne leur aie montré, soit dans mon palais, soit dans mes trésors (thēsauros, héb.ʾôṣār
  • Dn 1, 2 : « Et le Seigneur lui livra le roi Joakim avec une partie des vases du temple de Dieu, et il emporta ces vases en la terre de Sennaar, où était le temple de son dieu, et il les déposa dans la maison du trésor (thēsauros, héb.ʾôṣār) de son dieu »

Comme réalité spirituelle, le trésor peut faire référence à l’enseignement de l’Écriture, à la sagesse qui y est contenue, à la lumière apportée par le Christ, à la présence d’un ami fidèle, à une situation favorable dans le monde de Dieu. Bref, il s’agit de divers biens intangibles. Par exemples :

  • Mc 10, 21 : « Alors Jésus fixa sur lui son regard et l'aima. Et il lui dit: "Une seule chose te manque: va, ce que tu as, vends-le et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor (thēsauros) dans le ciel; puis, viens, suis-moi." »
  • Si 1, 25 : « Les trésors (thēsauros) de la sagesse renferment des maximes de prudence, mais la piété envers Dieu est en abomination au pécheur. »

Le mot thēsauros n’appartient pas au vocabulaire de Luc : sur les quatre occurrences dans son évangile, trois proviennent de la source Q, et une de Marc. Quelle est sa signification? Dans deux occurrences (12, 33 qui provient de la source Q, et 18, 32 qui provient de Marc), on parle du « trésor dans les cieux ». Ce trésor est opposé aux richesses terrestres. C’est comme s’il existait un capital spirituel qu’on pouvait accumuler. Dans la mentalité juive, on évoque parfois un grand livre de vie dans le ciel où sont inscrites toutes les actions humaines, comme en témoigne 1 Hénoch : « J’ai lu le livre de tous les actes des hommes, de tous les enfants de la chair sur la terre, jusqu’à la génération finale » 81, 2 (voir les allusions à ce livre en Ex 32, 32; Ps 69, 29; Dn 12, 1). Cette notion des gens inscrits au livre de vie existe aussi à la période du Nouveau Testament, comme on le voit chez Paul (Ph 4, 3) et chez Luc 10, 20 : « Pourtant ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux » (voir aussi Ap 3, 5; 13, 8; 17, 8; 20, 12.15; 21, 27). Ainsi, un livre de comptabilité spirituelle permet d’établir des gens riches aux yeux de Dieu.

Les deux autres occurrences (6, 45 et 12, 34) associent le trésor avec le cœur. D’abord, 12, 24 nous avons : « où est ton trésor, là sera aussi ton cœur », qu’on peut traduire ainsi : ce qu’on considère comme une richesse révèle où sont nos intérêts, nos préoccupations, nos pensées et nos actions.

Puis, en 6, 45, nous avons ici une expression qui a peu d’équivalent dans toute la Bible : « le bon trésor de son cœur ». Notons que Matthieu parle simplement du « du bon trésor »; l’expression « de son cœur » est probablement un ajout de Luc à la source Q, car chez lui le mot « cœur » occupe une place importante. Qu’entend-il exprimer par « trésor de son cœur »? Nous avons déjà noté que dans l’AT, le mot « trésor » peut désigner une réalité spirituelle, comme le trésor qu’est la sagesse (voir Si 1, 25). Pour un Juif, la Loi est un véritable trésor, comme l’affirme ce passage d’Isaïe 33, 6 : « Ils se soumettront à la loi ; notre salut est dans ses trésors ; c'est là que la sagesse, la science et la piété sont auprès du Seigneur ; ce sont là les trésors de la justice ». Pour le chrétien, le trésor n’est plus la Loi, mais la révélation apportée par le Christ, comme on peut le lire dans l’épitre aux Colossiens : « Je veux qu’ainsi leurs cœurs soient encouragés et qu’étroitement unis dans l’amour, ils accèdent, en toute sa richesse, à la plénitude de l’intelligence, à la connaissance du mystère de Dieu : Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » (2, 2-3). Et pour Luc, ce trésor se résume à la parole de Dieu qu’on doit accueillir dans le cœur : « Ce qui est dans la bonne terre, ce sont ceux qui entendent la parole dans un cœur loyal et bon » (8, 13). Ainsi, « le trésor de son cœur » renvoie à la parole de Dieu qui réside dans le croyant. Ce trésor est bon, car il vient de Dieu, le « bon » par excellence.

Le nom thēsauros dans le Nouveau Testament
kardias (coeur)
Kardias est le nom féminin kardia au génitif singulier, le génitif étant requis car le nom est complément de nom du mot « trésor ». Il signifie : cœur, et il occupe une place importante dans tout le Nouveau Testament, incluant les évangiles-Actes : Mt = 16; Mc = 11; Lc = 22; Jn = 7; Ac = 20; 1Jn = 4; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Cette importance est claire chez Luc tant dans son évangile que dans ses Actes des Apôtres. Qu’est-ce donc que le cœur?

Le cœur renvoie à toute la personne, mais vue sous différents aspects.

  1. L’être humain est capable de sentiments et d’émotions, et le cœur en est le siège, par exemple :
    • Jn 16, 6 : « Mais parce que je vous ai dit cela, la tristesse remplit vos cœurs (kardia) »

  2. L’être humain est capable de réfléchir et comprendre, et pour un Juif, cette réflexion et cette compréhension se passe dans le cœur, par exemple :
    • Mc 2, 8 : « Et aussitôt, percevant par son esprit qu'ils pensaient ainsi en eux-mêmes, Jésus leur dit: "Pourquoi de telles pensées dans vos cœurs (kardia)? »

  3. L’être humain est un être moral, habité par des valeurs, capable de prendre des décisions et d’agir. Pour un Juif, l’origine de ces décisions et de ces actions est le cœur. Par exemple :
    • Mc 7, 21 : « Car c'est du dedans, du coeur (kardia) des hommes, que sortent les desseins pervers: débauches, vols, meurtres »

Pour Luc, comme pour le monde du Nouveau Testament, le cœur est donc au centre de l’identité de la personne et constitue le siège de ses émotions, de ses sentiments, de ses intérêts, de sa mémoire, de ses interrogations, de sa réflexion, de ses valeurs, de ses décisions et de son action, et c’est là que peut se loger la parole de Dieu. C’est ainsi que Luc présente les sentiments suscités par cette parole sur les disciples d’Emmaüs : « Notre coeur (kardia) n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin, quand il nous expliquait les Écritures? » (Lc 24, 32). Quand cette parole suscite des interrogations, c’est dans le cœur que ça se passe : « Tous ceux qui en entendirent parler les mirent dans leur coeur (kardia), en disant: "Que sera donc cet enfant?" » (Lc 1, 66). Mais cette parole ne peut être complètement comprise qu’après Pâques, et c’est pourquoi elle doit être longuement méditée dans son cœur : « Quant à Marie, elle conservait avec soin toutes ces choses, les méditant en son coeur (kardia) » (Lc 2, 19). Pour arriver à la compréhension de cette parole, il faut être capable de s’ouvrir à un horizon plus grand que le sien, d’où cette parole de Jésus : « O coeurs (kardia) sans intelligence, lents à croire à tout ce qu’ont annoncé les Prophètes! » (Lc 24, 25). Enfin, la réflexion du cœur débouche sur la décision et l’action, comme l’illustre l’attitude des premiers chrétiens : « La multitude des croyants n’avait qu’un coeur (kardia) et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun » (Ac 4, 32).

Ici, au v. 45, dans l’expression « du bon trésor du cœur », Luc a ajouté « du cœur » à l’expression « du bon trésor » qui lui venait de la source Q, comme en témoigne Matthieu. Pourquoi? On peut penser que l’expression originelle de la source Q : « Le bon homme hors du bon trésor met de l’avant le bon », comportait à ses yeux une certaine ambiguïté; de quel trésor parle-t-on? Probablement que l’auteur de la source Q entendait désigner la sagesse chrétienne avec le mot « trésor ». Luc aurait voulu personnaliser cette phrase en désigant la parole de Dieu telle que reçue dans l’être croyant, dans ce cœur capable de vibrer à cette parole, de la comprendre et d’agir en conséquence.

Mais ce lien entre le cœur et la parole ou l’agir humain était déjà présent dans le monde juif, comme on la vu plus tôt dans notre analyse du mot « fruit » avec Siracide 27, 6. Des textes intertestamentaires en témoignent aussi, comme on le voit dans le Testament d’Asher :

« Mais si l’inclination de l’homme est au mal, tout son agir est dans le mal… Même s’il fait le bien, cela tourne au mal; car lorsqu’il commence à faire le bien, la finalité de son action le pousse au mal puisque le trésor de son inclination est plein d’esprit mauvais » (1, 8-9).

Le cœur définit l’orientation et la valeur de la parole ou de l’action.

Le nom kardia dans les évangiles-Actes
propherei (il met de l'avant)
Propherei est le verbe propherō à l’indicatif présent actif, 3e personne du singulier. C’est un verbe formé de la préposition pro (devant, en avant de) et du verbe pherō (porter); il nous a donné le verbe : proférer. Il signifie donc : porter devant, mettre de l’avant, d’où proférer, produire. C’est un verbe très rare dans toute la Bible et n’apparaît qu’ici dans tout le Nouveau Testament.

Ce verbe n’appartient pas au vocabulaire de Luc et sa présence au v. 45 s’explique simplement parce qu’il provient de la source Q qu’utilise Luc. Matthieu qui reprend également cette source Q a préféré remplacer ce verbe presqu’inconnu par un des verbes de son vocabulaire qu’il utilise beaucoup : ekballō (extraire). Mais ce faisant, il modifie la signification de sa phrase, puisqu’il s’agit maintenant pour lui d’extraire de son trésor de bonnes choses, comme on sort de son sac des objets précieux.

Quelle est la signification de la phrase chez Luc avec sa façon d’utiliser la source Q? Quand on examine les quelques occurrences de propherō dans la Septante, on note qu’il a presque toujours la signification de « proférer quelque chose » ou « avancer une idée », et donc nous situe dans un contexte d’interaction orale. Un bel exemple est Pr 10, 13 : « Celui dont les lèvres met de l’avant (propherō) la sagesse frappe d'une verge l'homme privé de sens »; en d’autres mots, le sage écrase l’insensé par la sagesse qui sort de sa bouche. Dans le 3e livre des Maccabées, un écrit d’un juif d’Alexandrie vers l’an 100 av. l’ère moderne, on utilise propherō uniquement pour introduire un dialogue. Ainsi, chez Luc, l’idée est que l’homme bon, à partir du bon trésor de son cœur habité par la parole de Dieu, profère une parole qui est constructive et bénéfique.

Le verbe propherō dans la Bible
ponēros (mauvais)
Ponēros est l’adjectif ponēros au nominatif masculin singulier, et il est l’attribut du mot « homme » sous-entendu, qui est le sujet du verbe « mettre de l’avant ». C’est un mot utilisé diversement par les évangélistes, i.e. très peu par Marc, mais assez abondamment par Matthieu : Mt = 25; Mc = 2; Lc = 12; Jn = 3; Ac = 8; 1Jn = 6; 2Jn = 1; 3Jn = 1.

Ce n’est pas un mot qui semble faire du vocabulaire de Luc. Malgré les 12 occurrences répertoriées, 8 sont simplement une copie de la source Q. Sur les quatre occurrences qui pourraient lui être propres, deux apparaissent dans l’expression « esprit mauvais » (Lc 7, 21; 8, 2), une autre désignent les « choses mauvaises » faites par Hérode Antipas à Jean-Baptiste (Lc 3, 19), et une quatrième apparaît dans un contexte provenant de la source Q et pourrait ne pas être de lui (Lc 6, 35).

Concentrons-nous sur les occurrences qui proviennent de la source Q, puisqu’ici au v. 45 il s’agit d’un extrait de cette source. Que constatons-nous? Dans la majorité des cas, l’adjectif mauvais fait référence à des êtres humains : « serviteur mauvais » (Lc 19, 22), « génération mauvaise » (Lc 11, 29), « vous qui êtes mauvais » (Lc 11, 13), « l’homme mauvais » (Lc 6, 45), auquel on pourrait ajouter Lc 6, 35 qui apparaît dans un contexte de citation de la source Q : « Dieu est bon pour les ingrats et les méchants ». Qui sont ces méchants? Commençons avec le « serviteur méchant » (Lc 11, 29) qui a eu peur de son maître qu’il considérait comme sévère et a caché ce qui lui avait été confié, sans le faire fructifier : c’est l’exemple de celui qui ne connaît pas vraiment Dieu et n’a pas fait fructifier la parole reçue; la « génération mauvaise » (Lc 11, 29) est celle qui demande de signes, car elle n’est pas vraiment croyante; « vous qui êtes mauvais » (Lc 11, 13) entend mettre en contraste la bonté de Dieu face aux limites de l’être humain, mais le contexte est aussi celui d’une invitation à la prière dans un contexte où la foi est difficile; enfin, le « Dieu qui est bon pour les ingrats et les méchants » (Lc 6, 35) apparaît dans un contexte de prière pour les ennemis, et les ingrats et les méchants désignent les incroyants. Bref, le méchant ne désigne pas l’être corrompu, mais plutôt l’incroyant ou celui qui n’a pas accueilli adéquatement la parole de Dieu telle que Jésus l’a fait connaître.

C’est dans ce contexte de l’être qui n’a pas accueilli adéquatement la parole de Dieu qu’il faut comprendre l’homme méchant du v. 45. Et cet « homme méchant » est mis en contraste avec « l’homme bon », i.e. l’être humain fidèle à la volonté de Dieu.

Le mot « mauvais » revient deux autres fois dans ce verset, d’abord dans l’expression : « hors du mauvais il met de l’avant… », une expression mise en contraste par rapport à « hors du bon trésor du cœur il met de l’avant… ». Que signifie ce deuxième « mauvais »? Remarquons que nous n’avons pas un véritable parallèle avec l’homme bon, car pour le mauvais, Luc ne parle plus de trésor et ne parle plus de cœur. Sur ce point, Matthieu apparaît plus fidèle à la source Q quand il écrit : « et le mauvais homme hors du mauvais trésor ». Pourquoi Luc aurait-il éliminé le mot « trésor » et n’aurait pas ajouté le mot « cœur »? Comme le mot « trésor » faisait probablement référence à la parole de Dieu, cela n’avait aucun sens de parler de « mauvais trésor ». Et en éliminant le mot « trésor » il se trouvait à éliminer automatiquement son complément de nom. Que signifie alors « hors du mauvais il met de l’avant… »? Nous avons déjà défini l’homme mauvais comme celui qui n’a pas accueilli adéquatement la parole de Dieu, et donc « hors du mauvais » désigne cette foi imparfaite, et même l’incroyance.

Le mot « mauvais » revient enfin dans l’expression « il met de l’avant le mauvais ». Nous avons dit plus tôt que l’homme bon profère une parole constructive et bénéfique. Par contraste, l’homme mauvais profère une parole qui n’est pas constructive ni bénéfique, donc destructrice, i.e. mauvaise.

L'adjectif ponēros dans les évangiles-Actes
perisseumatos (abondance)
Perisseumatos est le nom neutre perisseuma au génitif singulier, le génitif étant requis à cause de la préposition ek (hors de, à partir de). Il signifie : abondance, et est très rare dans toute la Bible : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.

Dans les évangiles, le mot est apparu d’abord dans le récit de Marc sur la deuxième multiplication des pains (8, 8) où l’abondance entend désigner le surplus dont les gens n’ont pas eu besoin pour se nourrir. Autrement, le mot se trouve dans ce passage de la source Q cité presque littéralement par Luc (6, 45) et Matthieu (12, 34).

Que signifie l’expression : « de l'abondance d’un cœur... »? Nous avons déjà fait remarquer que le cœur désigne l’être de la personne dans ses sentiments, sa réflexion et son agir, c’est son identité, ce qui le définit. L’abondance désigne donc les sentiments, la réflexion et l’agir dominants. C’est dans cette ligne qu’il faut comprendre ce passage de Qohélet 2, 15 : « Et j'ai dit en mon cœur : La même fin adviendra à l'insensé et à moi-même ; pourquoi donc ai-je acquis la sagesse ? J'ai donc, en outre, dit en mon cœur : Cela aussi est vanité, puisque l'insensé parle aussi d'abondance (perisseuma) ». Rappelons que la sagesse dans le monde biblique n’est simplement un savoir, mais une façon d’être qui inclut l’agir. Qohélet déplore le fait que le sage comme l’insensé expriment pareillement leur être dans leur parole, et donc cette parole a le même poids, et de plus, tous les deux finiront leurs jours de la même façon.

Ainsi, l’abondance d’un cœur fait référence à tout le poids des sentiments, des pensées et de l’agir d’une personne qui marque son identité et prend le chemin de la parole. Cette abondance peut être marquée par la parole de Dieu, comme par son absence.

Nom perisseuma dans la Bible
lalei (il parle)
Lalei est le verbe laleō à l’indicatif présent actif, 3e personne du singulier et il signifie : parler. On imagine bien que ce verbe est très fréquent : Mt = 26; Mc = 21; Lc = 31; Jn = 59; Ac = 59; 1Jn = 1; 2Jn = 1; 3Jn = 1. On retrouve surtout ce verbe chez Jean qui introduit son évangile avec la parole (logos) qui s’est fait chair, et chez Luc pour qui la parole est un thème central de son évangile et de ses Actes. Mais de manière générale on peut dire que le Judaïsme nous présente un Dieu qui parle, ce qui nous a donné ces livres de la Bible, et le Nouveau Testament rend témoignage de cette parole fait chair en Jésus. Il ne faut donc pas s’étonner que les verbes legō (dire), le plus fréquent chez les évangélistes (plus de deux mille fois), et laleō reviennent si souvent.

Mais il existe en grec une distinction entre legō (dire) et laleō (parler) : legō est seul à pouvoir introduire le contenu d’une parole, et souvent ce verbe est au participe présent, ce qui nous donne une structure qu’on trouve souvent dans les évangiles-Actes : « il parla, disant » (par exemple, Ac 8, 26 : « L'Ange du Seigneur parla à Philippe disant »). Sur les 31 occurrences de laleō chez Luc, 25 lui sont propres. Quand on examine les passages où ces occurrences lui sont propres, on note que le verbe exerce un certain nombre de fonctions :

  1. La première et principale fonction est une fonction révélatrice où Dieu est intervenu dans l’histoire et a pris la parole sous différentes façons : il a parlé par les Pères en faveur d’Abraham et sa prostérité (1, 55), il a fait des promesses par l’intermédiaire des prophètes (1, 70; 24, 25), et maintenant par l’intermédiaire de l’ange Gabriel (1, 19) ou des bergers (2, 18), ou la prophétesse Anne (2, 38) il annonce la bonne nouvelle. Jésus est cette parole vivante qui annonce le royaume de Dieu (9, 11) et souvent « parler » chez Jésus est synonyme d’enseigner (5, 4). Après sa résurrection, on fera référence à ce dont il a parlé quand il était en Galilée (24, 6.44). Ainsi « parler » est une référence à la parole de Dieu, si bien qu’on trouve chez Luc cette expression curieuse : « parler la parole » (voir 2, 17.50; 24, 44)

  2. Il y a chez Luc une fonction à l’action de parler également présente chez les autres évangélistes, alors qu’on mentionne que quelqu’un parle, sans évoquer son contenu : on veut simplement affirmer qu’il y a un changement d’état, qu’une personne qui était muette est maintenant guérie, ou qu’une personne morte a retrouvé la vie, ou à l’inverse, qu’une personne qui pouvait parler ne le peut plus. Par exemple :
    • Lc 7, 15 : « Et le mort se dressa sur son séant et se mit à parler (laleō) » (voir aussi 1, 20.22.64; 11, 14)

  3. Une autre fonction du verbe, souvent au participe présent, qu’on trouve également chez les autres évangélistes, est celle d’établir un raccord ou un lien avec ce qui précède, une façon de montrer qu’une scène qui commence doit être lue à la lumière ce qui précède. Par exemple :
    • Lc 22, 60 : « Pierre dit : "Homme, je ne sais ce que tu dis." Et à l'instant même, comme il parlait (laleō) encore, un coq chanta » (voir aussi 8, 49; 11, 37; 22, 47; 24, 36)

Où situer notre verset 45 dans ce que nous venons d’identifier comme les fonctions du verbe « parler »? On remarque qu’affirmer que « de l'abondance d’un coeur parle la bouche » ne cadre pas du tout avec aucune des trois fonctions que nous avons spécifiées. Il ne faut pas s’en surprendre, car Luc copie ici ce qui lui vient de la source Q. La fonction de la parole est alors d’être le miroir de la personne, de refléter son identité. En même temps, ce verset assume au point de départ que nous sommes dans un contexte d’interaction orale : des gens parlent, et alors on invite l’auditoire à comprendre que le contenu de ce qui est dit donne un éclairage sur l’identité de la personne, et donc permet de qualifier la valeur de ce qui est dit. Le contexte n'est plus celui de la prédication sur le royaume de Jésus, mais celui de l'interaction communautaire.

Le verbe laleō dans les évangiles-Actes
stoma (bouche)
Stoma est le nom neutre stoma au nominatif singulier, et il est le sujet du verbe « parler ». Il signifie: bouche. Sa présence dans les évangiles-Actes est concentrée chez Matthieu et Luc (évangile et les Actes) : Mt = 11; Mc = 0; Lc = 9; Jn = 1; Ac = 12; 1Jn = 0; 2Jn = 2; 3Jn = 2. La bouche chez l’être humain a deux grandes fonctions : parler et manger; mais la fonction de parler domine largement dans les évangiles-Actes, car sur le total de 37 occurrences, 32 font référence à la bouche comme organe de la parole.

Chez Luc, la bouche fait toujours référence à sa fonction dans la parole, à l’exception de 21, 24 avec l’expression « bouche du glaive », une expression biblique (voir Gn 34, 26; Jos 8, 24; 19, 47; Jg 1, 8; Si 28, 18; He 11, 34) pour décrire le fait que le glaive dévore les humains en les faisant mourir. Ainsi la bouche de Zacharie s’ouvre pour bénir Dieu (1, 64), la bouche des prophètes ont annoncé une force de salut (1, 70), des paroles pleines de grâce sortent de la bouche de Jésus (4, 22), face à leurs adversaire, les disciples auront dans leur bouche une parole de sagesse pour confondre leurs adversaires (21, 15), on surveille ce qui sort de la bouche de Jésus pour le piéger (11, 54), ce qui sort de la bouche de Jésus sur le fils de l’homme est utilisé pour sa condamnation (22, 71), ce qui sort de la bouche du serviteur sur la sévérité de son maître sert à sa condamnation (19, 52).

Notre v. 45 où le mot « bouche » provient de la source Q appartient à une classe à part, car il ne fait référence à aucun message particulier. Même s’il désigne clairement l’organe de la parole, aucune parole spécifique n’est mentionnée : nous avons simplement l’affirmation générale que ce qui sortira de cette bouche doit être jugé d'après la qualité de la personne.

Le nom stoma dans les évangiles-Actes
  1. Analyse de la structure du récit

    Introduction : Jésus annonce une parabole v. 39a

    1. Image de l’aveugle v. 39b - 40
      1. Question sur la capacité d’un aveugle de guider un aveugle
      2. Application au disciple : le disciple n’est pas au-dessus du maître et doit être guidé jusqu’à sa formation complète

    2. Image de la brindille et de la poutre v. 41-42
      1. Question sur la fixation sur la brindille et l’aveuglement sur la poutre
      2. Réponse sur les conditions pour faire la correction fraternelle

    3. Image de l’arbre et de son fruit v. 43-45a
      1. Observation générale sur le lien entre l’arbre et son fruit
      2. Application à l’être humain

    Conclusion : Car la bouche reflète le cœur v. 45b

    Repérer une structure à l’ensemble des versets 39-45 représente un défi. Tout d’abord, c’est un découpage qui provient d’un choix liturgique. Ensuite, Luc lui-même a pigé dans la source Q, ce grand cartable avec des feuilles volantes de paroles de Jésus, diverses paroles qui n’ont pas de lien entre eux et qu’on trouve également chez Matthieu dispersées autrement et dans d’autres contextes. Ainsi, l’image de l’aveugle conduisant un aveugle est l’une de ces feuilles volantes, l’affirmation du disciple qui n’est pas au-dessus du maître est une autre feuille volante, l’image de la brindille et de la poutre en est une autre, l’image de l’arbre et de son fruit en est une autre, l’image de l’homme et du trésor de son cœur en est une autre. Le fait de réunir ensemble ces phrases disparates, comme le fait Luc, leur donne une nouvelle signification.

    Ainsi, la relation maître-disciple peut être vue comme une application de l’image d’un aveugle qui ne peut conduire un autre aveugle, l’image de la brindille et de la poutre qu’on ne voit pas peut être vue comme la continuation de l’image de l’aveugle qui ne peut conduire un aveugle, l’image de l’arbre et de son fruit peut être vue comme la suite de l’image sur la poutre, car le fruit étant vu comme la capacité de bien voir ou bien juger, et cette capacité est dépendante du cœur humain, comme le fruit est dépendant de l’arbre.

  2. Analyse du contexte

    Procédons en deux étapes, d’abord en considérant un plan possible de l’ensemble de l’évangile et en observant où se situe notre passage dans ce grand plan, ensuite en considérant le contexte immédiat de notre récit, i.e. ce qui précède et ce qui suit.

    1. Contexte général

      Il n'y pas d'accord sur un plan des évangiles et des Actes des Apôtres. Nous en proposons un qui suit la géographie des scènes et n'est probablement pas très loin de l'intention de Luc. Le récit de l'enfance, pour sa part, représente comme une conclusion de l'Ancien Testament : tous les personnages principaux sont des Juifs pieux, ce qu'il y a de meilleur dans l'Ancien Testament, et leurs prières sont constituées de matériaux de l'Ancien Testament, en particulier les psaumes. Pour Luc, l'Ancien Testament fait partie de la grande histoire du salut, et son récit de l'enfance créé une sorte de pivot par lequel on peut passer au Nouveau Testament. Dans ce cadre, la mission de Jésus apparaît comme le milieu de l'histoire qui suit l'Ancien Testament, et sera suivi par le temps de l'Église.

      VersetsDescriptionContenuGéographie
      Ancien Testament
      1, 1 – 2, 39Apport de l'Ancien Testament et récits de l'enfance
      • Le propos de Luc (1, 1-4)
      • Annonciation à Zacharie (1, 5-25)
      • Annonciation à Marie (1, 26-38)
      • Visite de Marie à Élisabeth et prière de louange (1, 39-56)
      • Naissance de Jean-Baptiste (1, 57-58)
      • Circoncision de Jean-Baptiste (1, 59-66)
      • Prière de louange de Zacharie (1, 67-79)
      • Sommaire sur Jean-Baptiste (1, 80)
      • Naissance de Jésus et visite des bergers (2, 1-20)
      • Circoncision de Jésus (2, 21)
      • Présentation de Jésus au temple : prophéties de Syméon et Anne (2, 22-39)
      • Sommaire sur Jésus enfant (2, 40)
      • Jésus au milieu des maîtres du temples (2, 41-52)
      Judée (Jérusalem) et Galilée (Nazareth)
      Le milieu du temps : l'événement Jésus
      3, 1 – 4, 13Prélude à la mission
      • Le baptême de Jésus (3, 21-22)
      • La généalogie de Jésus (3, 23-30)
      • Les tentations de Jésus (4, 1-13)
      Galilée
      4, 14 – 9, 50La mission initiale
      • La prédication initiale de Jésus (4, 16-30)
      • Jésus à CapharnaÏm : prédication et guérisons (4, 31-44)
      • Pêche miraculeuse et appel des premiers disciples (5, 1-11)
      • Des guérisons : un lépreux, un paralysé (5, 12-26)
      • Appel de Lévi et des pécheurs (5, 27-32)
      • Controverses : le jeûne, le vieux et le neuf, le sabbat (5, 33 – 6, 11)
      • Choix des douze apôtres (6, 12-16)
      • Grande prédication dans la plaine (6, 17-49)
      • Guérisons : esclave du centurion, jeune homme de Naïn (7, 1-17)
      • Question de Jean-Baptiste et discussions sur lui (7, 18-35)
      • Jésus et la pécheresse (7, 36-50)
      • Les femmes qui accompagnent Jésus (8, 1-3)
      • Prédication en parabole : la semence (8, 4-18)
      • Parole sur la vraie famille de Jésus (8, 19-31)
      • Interventions miraculeuses de Jésus : tempête apaisée, une femme, fille de Jaïre (8, 32-56)
      • Envoi en mission des Douze (9, 1-6)
      • Hérode et Jésus (9, 7-9)
      • Jésus nourrit une foule (9, 10-17)
      • Confession de Pierre et première annonce de la passion (9, 18-22)
      • Suivre Jésus et la croix (9, 23-27)
      • Transfiguration (9, 28-36)
      • Guérison d'un possédé (9, 37-43)
      • Deuxième annonce de la passion (9, 44-45)
      • Questions des disciples à Jésus : le plus grand, les autres exorcistes (9, 46-50)
      9, 51 – 19, 28La montée vers Jérusalem
      • Envoi de disciples en Samarie (9, 51-56)
      • Conditions du disciple (9, 57-62)
      • Envoi des 72 disciples (10, 1-20)
      • La révélation aux tout petits (10, 21-24)
      • L'amour de Dieu et du prochain (10, 25-37)
      • Marthe et Marie : priorité de la parole (10, 38-42)
      • Enseignement sur la prière (11, 1-13)
      • Controverse sur les exorcismes de Jésus (11, 14-23)
      • Enseignements divers : risques de rechute, le vrai bonheur, sur le discernement des signes, sur les Pharisiens, sur les richesses, sur la vigilance et le discernement des signes, sur la conversion et l'appel aux résultats (11, 24 – 13, 9)
      • Guérison d'une femme le jour du sabbat (13, 10-17)
      • Enseignements sur le royaume et sur Jérusalem (13, 18-35)
      • Guérison d'un hydropique un jour de sabbat (14, 1-6)
      • Enseignements sur l'humilité, sur le choix des pauvres, sur le renoncement, sur l'accueil des pécheurs, sur la gestion de l'argent, sur le mariage, sur l'au-delà, sur le scandale, sur le pardon, sur le service (14, 7 – 17, 10)
      • Guérison des dix lépreux (17, 11-19)
      • La venue du règne et du fils de l'homme (17, 20-37)
      • Enseignement en paraboles : sur la prière et sur l'attitude pour être justifié devant Dieu (18, 1-14)
      • Enseignement sur l'attitude requise pour entrer dans le royaume (18, 15-30)
      • Troisième annonce de la passion (18, 31-34)
      • Guérison d'un aveugle à Jéricho (18, 35-43)
      • La conversion de Zachée (19, 1-9)
      • La parabole des mines sur la nécessité de faire fructifier ce qui a été reçu (19, 10-28)
      En route vers Jérusalem
      19, 29 – 24, 53L'activité à Jérusalem, la passion et le jour de Pâques
      • L'entrée à Jérusalem (19, 29-44)
      • Jésus au temple : dénonciation et enseignement (19, 45-48)
      • Controverse avec des Juifs : son autorité, leur rejet de Dieu, question de l'impôt à César, la résurrection, le messie comme fils de David (20, 1-47)
      • Enseignement sur la pauvre veuve qui a tout donné (21, 1-4)
      • Enseignement sur la fin des temps (21, 5-38)
      • Dernier repas de Jésus (22, 1-38)
      • La prière de Jésus au mont des Olivers (22, 39-46)
      • Arrestation de Jésus (22, 47-65)
      • Procès juif de Jésus devant le Sanhédrin (22, 66-71)
      • Procès devant Pilate et Hérode (23, 1-25)
      • Crucifixion et mort de Jésus (23, 26-56)
      • La scène du tombeau vide (24, 1-12)
      • Les disciples d'EmmaÏs (24, 13-35)
      • Rencontre des onze avec Jésus ressuscité (24, 36-53)
      Jérusalem
      Le temps de l'Église (Actes des Apôtres)
      1, 1 – 5, 42La communauté de Jérusalem
      • Introduction : Jésus prépare ses disciples
      • Élection de Matthias
      • La Pentecôte
      • Activités de Pierre et Jean
      • La mise en commun des biens
      • Arrestation des apôtres et discours de Pierre
      Jérusalem
      6, 1 – 15, 35Vers une Église ouverte
      • Activité missionnaire des Hellénistes
      • Activité missionnaire de Pierre
      • Activité missionnaire de l'Église d'Antioche : première mission de Paul
      • Le concile de Jérusalem et décision sur les non-Juifs
      Hors de Jérusalem
      15, 36 – 28, 31La mission de Paul jusqu'à Rome
      • Deuxième mission de Paul
      • Troisième mission de Paul
      • Paul est fait prisonnier à Jérusalem
      • Paul est conduit à Rome pour y être jugé
      Hors de Palestine jusqu'aux extrémités de la terre

      Nous avons souligné en rouge où se situe notre péricope dans l’ensemble de l’œuvre de Luc : elle fait partie de ce grand discours programme de Jésus dans la plaine, l’équivalent du Sermon sur la montagne de Matthieu, et qui commence avec les béatitudes.

      Tout l’ensemble 4, 14 – 9, 50 se passe en Galilée et constitue la mission initiale de Jésus. Elle commence avec la fameuse prédication à la synagogue de Nazareth où Jésus reprend un texte d’Isaïe qui décrit sa mission comme l’œuvre de l’Esprit Saint pour apporter la vue aux aveugles, la liberté aux captifs et la bonne nouvelles aux pauvres. La suite de l’évangile donne des exemples de cette mission, puis Jésus commence à se choisir des disciples jusqu’à établir officiellement le groupe des Douze. C’est à ce moment qu’il fait ce grand discours programme adressé à ses disciples et auquel appartient notre péricope de 6, 39-45. Ce grand discours se termine en 6, 49, et alors Jésus reprend ses guérisons.

    2. Contexte immédiat

      Notre péricope appartient à cette prédication appelée discours « dans la plaine » (6, 20-49), le lieu étant indiqué en 6, 17, alors que Jésus vient de choisir les douze apôtres sur une montagne (6, 12-16), et que Luc écrit : « descendant avec eux, il s’arrêta sur un endroit plat » (6, 17). Ce discours est bien délimité, car il commence en 6, 20 avec : « Alors, levant les yeux sur ses disciples, Jésus dit », et se termine en 7, 1 avec : « Quand Jésus eut achevé tout son discours devant le peuple, il entra dans Capharnaüm ».

      Comment est structuré ce discours?

      1. Introduction : Béatitude sur les disciples pauvres, affamés, en deuil et persécutés, et malheur sur les riches, les repus, les fêtards et les gens de bonne réputation v. 20-26
      2. Exhortation sur l’agir face aux ennemis : les aimer et ne pas répliquer par le mal v. 27-35
      3. Exhortation sur l’agir face prochain : la compassion et l’absence de jugement, et Dieu aura la même attitude envers soi v. 36-38
        • Illustration par une parabole ou suite d’images v. 39-45
          1. Image de l’aveugle guidant un autre aveugle, et importance de suivre le maître jusqu’en être un
          2. Image de la brindille et de la poutre, et conditions pour la correction fraternelle
          3. Image de l’arbre et de son fruit, et application à l’être humain dans sa parole sur les autres
      4. Conclusion : exhortation à mettre en pratique l’enseignement reçu v. 46-49
        1. Exhortation générale : faites ce que je dis
        2. Parabole de la construction d’une maison avec une fondation et application au disciple
        3. Parabole de la construction d’une maison sans fondation et application au disciple

      Faisons quelques observations. Alors que le discours programme de Jésus à la synagogue de Nazareth (4, 16-21) était centré sur la bonne nouvelle apportée par Jésus, le discours dans la plaine, adressé principalement à celui qui se considère comme un disciple, présente la conduite attendue du parfait disciple : tout d’abord, sa consolation il l’attend seulement de Dieu, ensuite son attitude épouse celle même de Dieu qui est bon pour tous.

      Notre péricope (souligné en rouge) peut donc être vue comme une illustration de l’exhortation sur l’attitude à avoir face au prochain, et en particulier le frère dans la communauté; en effet, on avait invité le disciple à être miséricordieux et à ne pas juger. L’image de l’aveugle est une invitation à restreindre son jugement sur les autres, car comme un disciple doit longuement cheminer avec d’être au même niveau que le maître, il faut longuement cheminer avant de sortir de son aveuglement et de voir clair sur son prochain. L’image de la brindille et de la poutre est encore plus précise : le disciple dont la foi n’a pas encore assez muri n’est pas en mesure de poser un bon jugement sur le frère, tant qu’il n’a pas pris conscience de ses propres grosses lacunes. L’image de l’arbre et de son fruit vient expliquer pourquoi il en ainsi : comme la qualité du fruit dépend de l’arbre qui le produit, ainsi le jugement porté sur une personne est dépendante de son cœur, siège de ses émotions, ses inclinations, sa réflexion et son agir, là où vient loger la parole de Dieu qui doit y murir.

      L’exhortation finale à mettre en pratique ce qui a été dit n’apporte pas d’enseignement nouveau, mais demande simplement de passer à l’action après avoir entendu l’appel à aimer les autres, bons et mauvais, et à ne pas les juger.

  3. Analyse des parallèles

    Rappelons que, selon la théorie la plus acceptée dans le monde biblique, Marc aurait été le premier à publier son évangile, Matthieu et Luc auraient réutilisé une bonne part de l'oeuvre de Marc dans leur évangile, tout en intégrant une autre source, connue des deux et appelée « source Q », ainsi que d'autres sources qui leur sont propres, et enfin Jean aurait publié plus tard un évangile indépendant, sans connaître Marc, Matthieu et Luc, même s'il semble avoir eu accès à des sources semblables.

    Dans ce contexte, l'étude des parallèles nous permet de mieux cerner ce qui est spécifique à chaque évangéliste. Voici notre convention : on a mis en bleu ce qui est commun à Matthieu et Luc, i.e. la source Q. Les versets de Matthieu entre parenthèses carrées ont été placés hors séquence pour fin de comparaison.

    Luc 6Matthieu 7D’autres textes de Matthieu
    39 Puis, il dit aussi une parabole à eux: est-ce qu'il est capable un aveugle un aveugle guider? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans une fosse? [15, 14 Laissez-les : des aveugles ils sont, guides d’aveugles. Puis, si un aveugle guide un aveugle, tous les deux dans une fosse ils tomberont]
    40a Il n'est pas un disciple au-dessus du maître.  [10, 24 Il n'est pas un disciple au-dessus du maître, ni un serviteur au-dessus de son seigneur]
    40b Puis, ayant été formé, tout (disciple) sera comme le maître de lui. [10, 25a Il suffit au disciple qu’il devienne comme le maître de lui et le serviteur comme le seigneur de lui]
    41 Puis, pourquoi tu regardes la brindille celui dans l'oeil du frère de toi, puis la poutre celle dans le propre oeil, tu ne l'examines pas?3 Puis, pourquoi tu regardes la brindille celui dans l'oeil du frère de toi, puis la poutre dans ton oeil, tu ne l'examines pas? 
    42a Comment est-tu capable de dire au frère de toi, frère, laisse que je chasse la brindille celle dans l'oeil de toi, toi-même celle dans l'oeil de toi, une poutre, tu n'es pas regardant? 4 Ou bien, comment diras-tu au frère de toi : Laisse que je chasse la brindille hors de l’œil de toi, et voici la poutre dans l’œil de toi? 
    42b Hypocrite, chasse d'abord la poutre de l'oeil de toi, et alors tu verras clair la brindille celle dans l'oeil du frère de toi pour chasser.5 Hypocrite, chasse d'abord la poutre de l'oeil de toi, et alors tu verras clair pour chasser la brindille hors de l'oeil du frère de toi. 
    43 car il n'est pas un arbre bon faisant un fruit pourri, ni même de nouveau un arbre pourri faisant un fruit bon.18 Il ne peut pas un arbre beau de faire des fruits mauvais ni un arbre pourri de faire des fruits bons. 
     19 Tout arbre ne faisant pas de fruit bon est coupé et jeté au feu.[3, 10b Tout arbre donc ne faisant pas de fruit bon est coup et jeté au feu.]
    44a Car chaque arbre est connu à partir du propre fruit. 20 Ainsi donc d’après leurs fruits vous les reconnaîtrez.[12, 33b Car à partir du fruit l’arbre est connu.]
    44b Car hors des épines ils ne ramassent pas des figues, ni hors d'une ronce ils vendangent une grappe de raisin.[16b Est-ce qu’ils ne ramassent pas à partir des épines des grappes de raisin, ou sur des chardons des figues?] 
    45a Le bon homme hors du bon trésor du coeur il met de l’avant le bon, et le mauvais hors du mauvais il met de l’avant le mauvais.  [12, 35 Le bon homme hors du bon trésor, il extrait de bonnes choses, et le mauvais homme hors du mauvais trésor extrait de mauvaises choses]
    45b Car de l'abondance d’un coeur parle la bouche de lui. [12, 34b ] Car de l'abondance du coeur parle la bouche.

    Devant ces parallèles, certaines remarques s’imposent.

    • La péricope de Luc 6, 39-45 n’a pas de parallèle exacte nulle part ailleurs dans les évangiles, signe que Luc a rassemblé diverses paroles attribuées à Jésus dont il a fait un montage personnel. Les seuls parallèles qu’on peut trouver se trouvent chez Matthieu, une indication que ces paroles proviennent d’une source commune aux deux évangélistes, une source que les biblistes ont l’habitude d’appeler : Document Q ou Source Q (Q est le début du mot allemand « quelle », i.e. source). Mais les passages équivalent de Matthieu sont dispersés un peu partout dans son évangile, une indication que la source Q ressemble à un grand cartable avec des feuilles volantes des paroles de Jésus, et chaque évangéliste les a utilisé à sa façon selon les besoin de sa catéchèse et sa vision théologique. Regardons de plus près.

    • V. 39 : Une première feuille volante de la source Q est l’image de l’aveugle conduisant un autre aveugle. Chez Luc l’image est introduite comme une parabole qui fait suite à une exhortation à ne pas juger les autres et elle est présentée sous forme de deux questions, dont la réponse est évidente : oui, les deux tomberont dans le trou. Matthieu (15, 14) insère cette image dans une controverse avec les Pharisiens qui sont scandalisés de voir les disciples ne pas faire les ablutions d’eau sur les mains avant le repas et elle est présentée sous forme d’une affirmation : les Pharisiens sont des aveugles conduisant d’autres aveugles, et donc tomberont dans un trou, i.e. ils se retrouveront dans un cul de sac. Ainsi, chez Luc l’image est appliquée aux disciples dans le cadre de leurs relations avec les autres, chez Matthieu elle est utilisée pour porter un jugement sur l’action de Pharisiens.

    • V. 40 : Une deuxième feuille volante est l’image de la relation disciple-maître qui comporte deux affirmations : d’abord, le disciple n’est pas plus grand que le maître, mais au terme de sa formation, il sera comme son maître. Il est difficile de savoir qu’elle était la formulation exacte de la source Q, mais chez Luc la deuxième affirmation devient : lui aussi pourra être un maître avec des disciples. Comme cette image fait suite à celle de l’aveugle guidant un aveugle, le disciple devenu un maître ne sera plus aveugle et il pourra à son tour guider les autres. Matthieu (10, 24-25) a inséré cette image dans un discours adressé aux disciples qui reviennent de mission et à qui Jésus demande de ne pas être surpris de rencontrer l’opposition et la persécution. Dès lors l’image de la relation disciple-maître devient ceci : dans la première affirmation sur le disciple qui n’est pas au-dessus du maître, Jésus se trouve à dire : si on m’a persécuté, on vous persécutera également; dans la deuxième affirmation sur le fait qu’il suffit pour le disciple d’être comme son maître, Jésus se trouve à dire : vous devez être satisfait de connaître le même sort que moi alors qu’on m’a traité de Béelzéboul. Comme on peut l’observer, la même image prend une signification différente selon le contexte dans laquel on l’insère.

    • V. 41-42 Une troisième feuille volante est celle de l’image de la brindille et de la poutre. Comme Luc a inséré cette image après la mention de la relation disciple-maître et du besoin de formation pour devenir à son tour un maître, l’image vient éclairer l’objectif de cette formation : apprendre à découvrir la poutre qui nous empêche de bien voir son prochain et de le guider comme un maître. Matthieu (7, 3-5) a inséré cette image après une exhortation de Jésus à ne pas juger afin de n’être pas jugés et en rappelant qu’on sera jugé de la même façon qu’on aura jugé les autres. Remarquons néanmoins la similitude entre le contexte de Luc et Matthieu : juste avant notre péricope, Luc avait inséré la feuille volante des paroles de Jésus exhortant à ne pas juger et rappelant qu’on sera jugé de la façon dont on aura jugé les autres. Matthieu a collé cette feuille volante avec celle de la brindille et de la poutre. Ainsi, les deux évangélistes partagent le contexte général de l’agir dans les relations aux autres. Il y a même plus, l’image de la brindille et de la poutre fait partie chez Matthieu du sermon sur la montagne, ce grand discours sur l’agir chrétien qui commence avec les béatitudes, tout comme la même image fait partie chez Luc du grand discours dans la plaine adressé aux disciples et qui commence avec les béatitudes. Malgré les similitudes entre les deux contextes, la différence est notoire : chez Luc, l’image de la brindille et de la poutre survient au milieu d’un ensemble bien construit autour d’une idée qui se développe progressivement et éclairera la façon de bien juger les autres avec un cœur imprégné de l’évangile; chez Matthieu, l’exhortation à ne pas juger et l’image de la brindille et de la poutre surviennent comme une météorite après l’invitation à ne pas s’inquiéter du lendemain, puis est suivi de cette parole surprenante de Jésus à ne pas jeter aux chiens ce qui est sacré, sans doute une demande d’éviter de partager son enseignement avec des gens incapables ou refusant de le recevoir.

    • V. 43-44 : Une quatrième feuille volante est celle de l’image de l’arbre et de son fruit. Chez Luc, cette image opère une transition entre, d’une part, l’affirmation qu’il faut d’abord regarder ses propres lacunes représentées par la poutre, et d’autre part, la raison pour laquelle il faut procéder ainsi : le fruit qu’est le jugement procède de l’arbre qu’est la personne, et tout comme l’arbre bon ou mauvais donne des fruits différents, l’homme bon ou mauvais produit un jugement différent. Matthieu (7, 16-20) a inséré cette feuille volante dans un tout autre contexte, celui du problème posé par les faux prophètes. En effet, la fonction de prophète, liée à la proclamation de la parole, était une fonction importante dans les premières communautés chrétiennes. Malheureusement, ces prophètes étaient de valeur inégale, d’où la nécessité de faire le tri. Matthieu se sert donc de l’image de l’arbre et de son fruit pour proposer un critère de discernement : ainsi donc c’est d’après leurs fruits vous les reconnaîtrez, i.e. leur actions. Notons que Matthieu (12, 33) utilise de nouveau cette image plus loin, dans un tout autre contexte, alors qu’il s’adresse aux Pharisiens pour leur dire qu’ils ne peuvent dire de bonnes choses, car ils sont mauvais, comme l’arbre malade produit des fruits malades.

    • V. 45 : Une cinquième feuille volante est une réflexion sur le fait qu’un homme bon profère de son trésor le bon, un homme mauvais profère de son trésor le mauvais, car ce qui dit une personne est le reflet de son cœur. Chez Luc, cette affirmation découle de l’image de l’arbre et de son fruit, donc accentue le lien entre le fruit qu’est le jugement sur une autre personne, et l’arbre qu’est son être représenté par son cœur. On comprend qu’il faut d’abord que le cœur soit transformé par la parole de Dieu pour qu’il puisse porter un bon fruit, i.e. un bon jugement sur son frère, et alors il sera comme un maître pouvant guider les autres, et non plus un aveugle. Matthieu (12, 34-35) place cette feuille volante dans une section sur le discernement, alors que malgré les guérisons qu’il opère, Jésus rencontre l’opposition des scribes et des Pharisiens : la réflexion sur le bon et le mauvais trésor devient une forme d’accusation à l’égard des Pharisiens (« Engeance de vipères… ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur ») et une grande mise en garde (36-37) : « Or je vous le dis : les hommes rendront compte au jour du jugement de toute parole sans portée qu’ils auront proférée. Car c’est d’après tes paroles que tu seras justifié, et c’est d’après tes paroles que tu seras condamné. »

    Au terme de cette analyse des parallèles, on ne peut s’empêcher de noter la différence de style des deux évangélistes. Autant Matthieu ne craint pas la confrontation et les invectives, et peut multiplier les impératifs sur l’agir chrétien au point d’être parfois « cassant », rappelant souvent le jugement de Dieu, autant Luc tend à éviter le plus possible la confrontation et préfère l’approche toute en douceur, organisant son matériel dans un effort de pédagogie progressive afin que tout apparaisse « bien sensé ».

  4. Intention de l'auteur en écrivant ce passage

    Pour bien comprendre l’intention de l’évangéliste, il faut tenter d’abord de se faire une idée du milieu où fut composé son évangile. Car, comme tout bon pasteur, il veut proposer une catéchèse adaptée à son auditoire, tenant compte de son environnement, de ses présupposés, de ses forces et de ses faiblesses, ainsi que des événements auxquels il est confronté. Une majorité de biblistes considèrent que Marc s’adresse d’abord à la communauté persécutée de Rome vers l’année 67 à 70, Matthieu à une communauté avec un groupe important de juifs chrétiens, peut-être à Antioche vers l’an 80 ou 85, et Jean à une communauté un peu isolée vers l’an 90 ou 95 dont les membres juifs chrétiens ont été exclus des synagogues, une communauté qui a pu migrer originellement de Palestine pour s’installer finalement à Éphèse. Qu’en est-il de Luc? Il y a un consensus pour dire que l’auditoire de Luc est grec, que sont évangile a probablement a été écrit en même temps que Matthieu, ou peu de temps après. Pour ma part, je pense que la ville de Corinthe pourrait être ce milieu qui a été le premier destinataire de son évangile (voir Où fut écrit l’évangile de Luc pour le détail de mes arguments); quoi qu’il en soit, Corinthe nous donne un exemple typique d’un milieu grec.

    Résumons brièvement ce que nous savons dela communauté chrétienne de Corinthe, telle que nous le révèlent les lettres de Paul aux Corinthiens écrites entre l’an 54 et 56. Commençons par la ville elle-même de Corinthe, qui possède deux ports de mer, Cenchrée à l’est, située sur la mer Ionienne et ouverte aux bateaux arrivant d’Égypte ou d’Asie, et Léchaeon au nord-ouest, sur l’Adriatique, accueillant les bateaux d’Italie, d’Espagne et de l’ouest du bassin méditerranéen. C’est une ville d’environ 500 000 à 600 000 habitants, une ville prospère et jeune (elle a été rebâtie en 44 av. l’ère moderne), qui voit arriver beaucoup d’aventuriers, venus soit d’Asie, soit d’Égypte pour s’enrichir rapidement. Mais comme beaucoup de villes qui se sont développées rapidement, on y trouve un certain nombre d’oubliés qui n’ont pas suivi le rythme et se sont retrouvés dans la pauvreté. La ville se compose d’anciens militaires de l’armée romaine, d’investisseurs, de commerçants et d’artisans venus d’un peu partout dans l’Empire, et, bien sûr, d’indigènes. La colonie juive avait sa « Synagogue des Affranchis ». Les esclaves pouvaient former les deux tiers de la population. L’environnement culturel hétéroclite est en pleine mutation, les femmes imposent leur présence comme le montre leur participation aux jeux isthmiques. Sur le plan religieux, on note à Corinthe l’influence des religions à mystères où l’accent est mis plus sur la connaissance que sur la dimension éthique de la vie.

    La communauté chrétienne reflète son milieu. Sur le plan économique, on trouve un certain nombre des chrétiens riches, comme Éraste, le trésorier de la ville, Crispus, chef de synagogue, Gaius, Stéphanas et Jason, ou encore Phébée, qui pouvaient tous accueillir chez eux la communauté chrétienne. Paul compte sur eux dans sa collecte pour les pauvres de Jérusalem. Mais il y a aussi les pauvres, probablement surtout chez les esclaves, si bien que Paul écrit : « II n’y a parmi vous ni beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens de bonne famille » (1 Co 1,26). Peut-on être surpris de noter des tensions entre riches et pauvres, si bien que Paul doit dénoncer les scissions lors des rassemblements eucharistiques (voir 1 Co 11, 17-34). Au-delà des écarts économiques, on note un certain nombre de conflits d’intérêt, et encore une fois Paul doit dénoncer le recours aux tribunaux pour régler ces litiges entre chrétiens (voir 1 Co 6, 1-8). La tradition des conflits était si grande qu’elle existe encore quand le pape Clément écrit sa lettre aux Corinthiens en l’an 96. On peut imaginer le caractère animé des rassemblements chrétiens avec ces groupes hétéroclites, surtout quand a ajoute dans l’équation les transformations sociales, surtout du côté des femmes où on note un effort d’émancipation : par exemple, le problème du voile qu’aborde Paul vient sans doute du désir de s’affranchir de coutumes traditionnelles, et de rejeter par là la place bien étroite que l’on faisait à la femme (1 Co 11, 2-16); aussi, des femmes interviennent-elles dans les assemblées, au risque de choquer la sensibilité de certains participants (14, 33b-33). Enfin, l’influence des religions à mystère et leur accent sur la connaissance se fait sentir dans la communauté, alors que certains chrétiens croient suffisants de savoir que le Christ est ressuscité, et affirment que le corps et l’agir n’ont aucune importance, si bien qu’on peut fréquenter les prostituées et manger les viandes offertes aux idoles, et parler d’une résurrection des morts, ce qui inclut une résurrection du corps, est totalement ridicule. Par contre, on privilégie les expériences extatiques et la manifestation de l’Esprit Saint, ce qui explique l’engouement pour le don de prophétie et le parler en langues.

    Voilà le cadre pour comprendre l’évangile de Luc. Essayons d’imaginer la composition de 6, 39-45. L’évangéliste vient de terminer la composition de la scène où Jésus, après avoir passé la nuit à prier sur une montagne, se choisit douze apôtres (Lc 6, 12-16), une scène composée à partir de Marc 3, 16-19. Jésus est donc prêt pour une nouvelle étape de son ministère, la première étape s’étant déroulée alors que Jésus est sans disciple et après avoir présenté le sens de sa mission à la synagogue de Jérusalem. Comme il l’a fait pour la première étape, Luc tient à avoir un discours inaugural pour la deuxième étape. Reprenant d’abord Marc 3, 7-11 où une foule nombreuse de partout vient l’entendre, après avoir mentionné que Jésus n’est plus sur la montagne, mais dans un endroit plat, Luc pige une feuille volante du cartable de la source Q dans une section centrée sur la vie chrétienne, une feuille volante sur les béatitudes, mentionnant que Jésus s’adresse à ses disciples, sachant que cela sera interprété comme un discours adressé à la communauté chrétienne; en effet, dans ce deuxième grand discours de Jésus, Luc veut centrer l’attention sur le chrétien, sur sa vie, sur ce qui est attendu de lui : « Heureux vous les pauvres… Malheureux vous les riches ». On imagine l’impact de ces paroles à Corinthe. Après le texte des béatitudes, Luc ajoute une autre feuille volante, peut-être connexe aux béatitudes, sur l’amour des ennemis, sur l’exhortation à ne pas répliquer au mal par le mal et à donner à qui demande, bref à être miséricordieux comme Dieu. Encore une fois, on imagine l’impact à Corinthe alors que des chrétiens pouvaient régler leurs conflits commerciaux en cour. Pigeant toujours dans cette section sur l’agir chrétien dans le cartable de la source Q, Luc ajoute maintenant une feuille volante exhortant à ne pas juger pour ne pas être jugé, et rappelant qu’on sera jugé de la façon dont aura jugé les autres. On imagine que cette exhortation s’appliquait tout particulièrement à la communauté très conflictuelle de Corinthe. Dans les rassemblements chrétiens, il devait y avoir beaucoup de doigts pointés vers un frère à qui on avait des reproches à faire. Aussi Luc décide-t-il d’insister sur ce point. Comment le fait-il?

    Luc va illustrer par ce qu’il appelle une parabole, en fait diverses images, ce qui est impliqué dans le jugement porté sur les autres. Il choisit donc dans le cartable de la source Q une feuille volante sur un aveugle qui conduit un autre aveugle, car le conflit intervient souvent sous prétexte qu’on veut donner à l’autre un bon conseil, i.e. le guider dans la bonne direction. On peut être alors un aveugle qui veut guider un autre aveugle. Mais Luc ne tient pas à seulement accuser les gens en conflit d’être des aveugles, il veut proposer une solution pour sortir de l’aveuglement. C’est ainsi qu’il trouve une autre feuille volante sur la relation disciple-maître, une relation qui vise à ce que le disciple devienne comme le maître. Dans ce contexte, le disciple qui a été associé à l’aveugle guidé par le maître, celui qui voit, peut à son tour devenir un maître. Pour éclairer ce qu’implique cette formation, Luc choisit dans le cartable une autre feuille volante autour de l’image de la brindille et de la poutre; en effet, l’objectif de cette formation est d’apprendre à découvrir la poutre qui nous empêche de bien voir son prochain et de le guider comme un maître. Mais comment découvre-t-on cette poutre? Luc, qui parle à plusieurs reprises de conversion dans son évangile, sait que c’est seulement par une transformation personnelle qu’on peut voir cette poutre, car notre façon de regarder les autres dépend de qui nous sommes. Aussi choisit-il dans son cartable de la source Q une feuille volante autour de l’image de l’arbre et de son fruit. Cela permet de faire comprendre à son auditoire que le fruit qu’est le jugement procède de l’arbre qu’est la personne, et tout comme l’arbre bon ou mauvais donne des fruits différents, l’homme bon ou mauvais produit un jugement différent. Mais au texte de sa feuille volante sur l’homme bon qui profère de son bon trésor le bon, Luc tient à ajouter le mot cœur (« du bon trésor de son cœur »), car pour lui tout le comportement humain dépend de ce cœur, et c’est là que peut résider la parole de Dieu qui le transforme. Ceci dit, Luc peut maintenant conclure, et il le fait en choisissant une autre feuille volante qui a la capacité de tout résumer : « Car de l'abondance d’un cœur parle la bouche d’une personne ». Ainsi, tous ces jugements portés sur les autres sont le reflet du cœur, i.e. de l’être profond de la personne.

    Comment une telle parole a été reçue à Corinthe? Dans les rassemblements chrétiens, a-t-on commencé à restreindre son jugement et à cesser de pointer du doigt? Comme aujourd’hui, on peut deviner que l’impact a été limité, puisque plus de dix ans plus tard, les conflits dans la communauté de Corinthe étaient encore notoires, comme on le voit dans la lettre du pape Clément en l’an 96. Mais on peut affirmer que, comme aujourd’hui, y a eu à Corinthe des gens dont le cœur a été transformé par cette parole et on quitté leur aveuglement pour devenir des maîtres pouvant guider les autres.

  5. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

    1. Suggestions provenant des différents symboles du récit

      Les symboles dans ce récit sont extrêmement nombreux. Choisissons-en quelques uns.

      • « Un aveugle ». L’aveuglement physique est facile à détecter. Il est plus difficile dans le jugement que nous portons sur les autres, surtout quand les émotions sont impliquées. On peut être aveugle sur soi, aveugle sur les autres. Quelles sont les conditions pour sortir de son aveuglement?

      • « Disciple-maître ». Cette relation affirme que l’être humain a besoin d’apprendre, et dans cet apprentissage il a besoin d’être guidé. Du côté du disciple, cette relation présuppose qu’on ne sait pas tout, qu’on a des choses à apprendre, et donc qu’on doit patiemment cheminer. L’évangile ne propose-t-il pas un objectif pour ce cheminement?

      • « La brindille et la poutre ». Bien sûr, l’image comporte une exagération. Mais n’y a-t-il pas un peu le reflet de notre perception sur les autres et sur soi-même. Il y a une chose remarquable chez Jésus : tout événement devient pour lui un questionnement sur lui-même; c’est ainsi par exemple que la mort de gens dans l’écroulement d’un édifice devient un appel à la conversion personnelle (voir Lc 13, 4-5). Est-ce également notre attitude?

      • « L’arbre et son fruit ». L’image est facile à comprendre. Comment percevons-nous les fruits que nous portons, i.e. l’impact de notre agir. Ne traduisons-nous pas par notre action ce que nous sommes? Notre agir s’est-il modifié au fil des ans? Qu’est-ce que tout cela dit de nous?

      • « Le coeur ». Il est intéressant de noter que cet organe de l’anatomie humaine soit devenu le symbole du mystère de l’être humain dans sa capacité de s’émouvoir, de désirer, de réfléchir et de prendre des décisions. Pour Paul, l’amour a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné (Rm 5, 5). Quand ce cœur s’ouvre-t-il? Quand se ferme-t-il? Quel rôle joue-t-il chez soi dans nos relations aux autres?

    2. Suggestions provenant de ce que nous vivons actuellement

      Le défi ici est de considérer comment un passage évangélique peut fournir un éclairage sur des événements comme ceux-ci :

      • En ce moment, l’humanité est plus que jamais confronté à virus qui semble toujours sortir victorieux. Dans ces moments de tension, les gens portent une multitude de jugement tant sur les vaccinés ou les non vacinés, que sur le personnel soignant, si ce n’est pas sur l’existence du virus lui-même. Notre passage de l’évangile de Luc n’a-t-il pas une pertinence face à ce que nous vivons?

      • La Chine menace plus que jamais de s’emparer de Taiwan, revendiquant l’île comme faisant partie de son territoire. La Russie pour sa part menace d’envahir l’Ukraine, considérant qu’elle n’aurait jamais dû quitter l’union qui existait lors de la période de l’union soviétique, d’autant plus qu’une partie de la population est russophone. Les paroles de Jésus dans notre texte de Luc peuvent-ils nous guider? N’a-t-on pas à travers l’attitude de la Chine et celle de la Russie un reflet de ce qui se passe autour de nous, ou même, chez nous?

      • Face à la vaccination obligatoire, des gens essaient de contourner la règle en obtenant de faux passeports, et il y a des gens prêts à s’enrichir en collaborant au traffic. Mystère des décisions humaines et de l’appât du gain. Quel devrait être notre position? Comment ne pas être aveugle face à ce qui se passe, et poser un jugement et des actions constructives? L’évangile n’offre-t-il pas un éclairage?

      • Un homme dans la rue criait à tue-tête. Il était difficile de comprendre ce qu’il disait. Sans doute avait-il oublié de prendre ses médicaments cette journée-là. Mais il nous arrive de rencontrer de temps en temps ces gens qui perturbent notre quotidien. Luc m’offre des paroles de Jésus pour me guider dans ces situations, me rappelant l’image de la brindille et de la poutre. Suis-je prêt à aller jusqu’au bout de cette réflexion?

      • Les enfants avec différents syndromes comme l’autisme, l’hyperactivité, le déficit de l’attention, ou le trouble d’opposition/provocation, représentent d’énormes défis pour les parents. Dans les moments de crise, il est parfois difficile de porter un jugement juste et constructif. Peut-on trouver une ressource dans ce que nous offre l’évangile?

 

-André Gilbert, Gatineau, décembre 2021