Luc 6, 39-45 Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: d'abord un regard sur le texte grec qui comporte parfois des variantes, avant de procéder à une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation. Sommaire Le récit en lui-mêmeCe récit fait partie du discours dans la plaine, l’équivalent du sermon sur la montagne de Matthieu. Après un appel à être miséricordieux et à rappeler qu’on sera jugé comme on aura jugé les autres, Luc écrit que Jésus dit à ses disciples une parabole. Suivent alors une série d’images dont il est difficile à première vue de saisir le lien logique : un aveugle ne peut conduire un autre aveugle, le disciple n’est pas plus grand que son maître, pourquoi regarder la brindille dans l’œil du frère alors qu’on ne voit pas la poutre dans son propre œil, la qualité du fruit dépend de l’arbre, et ainsi un homme bon produit le bon, et un homme mauvais produit le mauvais, le tout se terminant par la conclusion : la bouche exprime l'abondance du cœur. Le vocabulaire À part quelques exceptions comme le mot parabolē (parabole), mēti (est-ce que), et ouchi (ne... pas), hekaston (chaque), idiou (propre), l’ensemble du vocabulaire ne provient pas de Luc, mais de la source Q, cette source commune à Luc et Matthieu. C’est ainsi que la majorité des mots et des phrases apparaissent presqu’identiques à la fois chez Luc et Matthieu. On sait peut de choses de cette source Q, sauf qu’elle rapporte surtout des paroles de Jésus et qu’elle ressemble à un cartable de feuilles volantes, et Luc et Matthieu y pigent selon les besoins de leur récit, de leur catéchèse et de leur vision théologique. Structure et composition Comme une parabole vise à illustrer un enseignement, on peut assumer que lorsqu’il écrit : « Il leur dit aussi une parabole », il entend créer un lien entre ce que Jésus vient de dire (« ne vous posez pas en juges… la mesure dont vous vous servez servira aussi de mesure pour vous ») et la suite d’images qui suivent. Remarquons que toutes les images qui suivent proviennent de différentes feuilles volantes du cartable de la source Q, et que Matthieu utilisera aussi toutes ces images, mais les éparpillera dans différents contextes de son évangile. Quand on regarde de près ces images, Luc construit une suite logique : d’abord l’image de l’aveugle qui conduit un aveugle fait référence à ce qui précède, i.e. celui qui se pose en juge et donc prétend juger l’autre, donc le guider. Suit d'une autre feuille volante l’image du disciple qui n’est pas plus grand que son maître, donc doit se considérer encore comme un aveugle, tant qu’il n’aura pas été formé par son maître. Pour clarifier ce que signifie cette formation, Luc utilise une autre feuille volante autour de l’image de la brindille et de la poutre : on demeure un aveugle tant qu’on n’aura pas vu la poutre qui nous bloque la vue. Mais comment enlever cette poutre? Luc a recours alors à une autre feuille volante de la source Q avec l’image de l’arbre et de son fruit : le fruit du jugement dépend de l’arbre qu’est son être profond : l’homme bon ou mauvais produit un jugement différent. Pour être plus précis, il se sert d’une autre feuille volante qui est une réflexion sur le fait qu’un homme bon profère de son trésor le bon, un homme mauvais profère de son trésor le mauvais; c’est ici que Luc ajoute le mot « cœur », le siège des émotions, des inclinations, de la réflexion et de l’agir, et surtout pour lui, le lieu où se loge à la parole de Dieu, car ce qui dit une personne est le reflet de son cœur. Enfin, pour conclure, il trouve une autre feuille volante qui résume le tout : « Car de l'abondance d’un coeur parle sa bouche ». Ainsi, une personne se révèle dans le jugement qu’elle porte sur les autres. Intention de l'auteur Luc adresse d’abord son évangile à une communauté chrétienne grecque, dont Corinthe est un exemple typique. L’un des traits de cette communauté est d’être rongée par des conflits : quand il écrit sa première lettre aux Corinthiens, Paul dénonce toute une suite de conflits : les factions qui se sont formés (1 Co 1, 11), puis certains conflits d’intérêt qui se règlent par le recours aux tribunaux (1 Co 6, 1-8), les scissions entre classes sociales différentes lors des rassemblements eucharistiques (voir 1 Co 11, 17-34). Cette tradition de conflits existe encore quand le Pape Clément écrit sa lettre aux Corinthiens en l’an 96 de notre ère. Ce contexte aide à comprendre certains axes de l’évangile de Luc, en particulier notre péricope. Après avoir introduit l’exhortation de Jésus à ne pas juger les autres et rappelé qu’on sera jugé de la façon dont on aura jugé les autres, Luc pige dans le cartable de la source Q différentes images et paroles de Jésus pour soutenir son propos et qu’il combine ensemble. Il choisit ainsi l’image d'un aveugle qui conduit un autre aveugle, car le conflit intervient souvent sous prétexte qu’on veut donner à l’autre un bon conseil, i.e. le guider dans la bonne direction. On peut être alors un aveugle qui veut guider un autre aveugle. Mais Luc ne tient pas à seulement accuser les gens en conflit d’être des aveugles, il veut proposer une solution pour sortir de l’aveuglement. C’est ainsi qu’il trouve l’image de la relation disciple-maître, une relation qui vise à ce que le disciple devienne comme le maître. Dans ce contexte, le disciple qui a été associé à l’aveugle guidé par le maître, celui qui voit, peut à son tour devenir un maître. Pour éclairer ce qu’implique cette formation, Luc choisit l’image de la brindille et de la poutre; en effet, l’objectif de cette formation est d’apprendre à découvrir la poutre qui nous empêche de bien voir son prochain et de le guider comme un maître. Mais comment découvre-t-on cette poutre? Luc, qui parle à plusieurs reprises de conversion dans son évangile, sait que c’est seulement par une transformation personnelle qu’on peut voir cette poutre, car notre façon de regarder les autres dépend de qui nous sommes. Aussi choisit-il l’image de l’arbre et de son fruit. Cela permet de faire comprendre à son auditoire que le fruit qu’est le jugement procède de l’arbre qu’est la personne, et tout comme l’arbre bon ou mauvais donne des fruits différents, l’homme bon ou mauvais produit un jugement différent. Ici, Luc tient à ajouter le mot cœur (« du bon trésor de son cœur »), car pour lui tout le comportement humain dépend de ce cœur, et c’est là que peut résider la parole de Dieu qui le transforme. Ceci dit, Luc peut maintenant conclure, et il le fait en choisissant toujours dans le même cartable de la source Q cette phrase : « Car de l'abondance d’un cœur parle la bouche d’une personne ». Ainsi, tous ces jugements portés sur les autres sont le reflet du cœur, i.e. de l’être profond de la personne. Aux Corinthiens de méditer cette phrase.
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parabolēn (parabole) |
Parabolēn est le nom féminin parabolē à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis car le mot est complément d’objet direct du verbe « dire ». Il signifie : comparaison, juxtaposition, illustration, analogie. On le traduit habituellement par « parabole », et le mot n’apparaît que dans les évangiles synoptiques (Jean utilise plutôt le terme « paroimia » qui désigne un langage indirect et figuré) : Mt = 17; Mc = 13; Lc = 18; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Fondamentalement, on utilise une parabole pour expliquer ou clarifier une situation ou un événement en les rapprochant d’une autre situation ou d’un autre événement bien connu, si bien qu’on se retrouve avec le couple : de même que… ainsi. Dans le langage courant, on dira : c’est comme… Parfois, l’évangéliste présentera sous le terme de parabole une simple image ou un dicton, mais parfois ce sera un récit extrêmement développé. On peut penser qu’une partie des paraboles remontent au Jésus historique, étant donné leur nombre dans tous les évangiles, même s’il est difficile de valider une parabole particulière, étant donnée l’absence d’attestations multiples (la même parabole provenant de sources indépendantes). De fait, au moment de la rédaction des évangiles, le mot même de « parabole » a connu une certaine évolution, une évolution dans deux directions différentes :
Luc reprend une bonne part des paraboles de Marc (le semeur, le grain de sénevé, les vignerons homicides et le figuier). Mais il s’en distingue tout d’abord en ne reprenant pas l’expression générique « parler en paraboles » qu’emploie Marc (3, 23; 4, 2; 4, 34; 12, 1). Car pour lui la parabole n’est pas un langage énigmatique que suggère l’expression « parler en paraboles » et qu’il faut interpréter par la suite, comme on interprète un rêve. Aussi, le mot « parabole » est pratiquement toujours au singulier, et Luc tient à souligner que ce qui suit est une parabole, une image pour aider à comprendre une réalité profonde (voir 4, 23; 5, 36; 6, 39; 12, 16; 13, 6; 14, 7; 15, 3; 18, 1.9; 19, 11). De plus, Luc nous présente toute une série de paraboles qui lui sont propres : le bon Samaritain (10, 29-37), l’ami qui se laisse fléchir (11, 5-8), le riche insensé (12, 16-21), la vigilance (12, 35-48), le figuier stérile (13, 6-9), le choix de la dernière place (14, 7-11), la pièce retrouvée (15, 8-10), le fils retrouvé et le fils aîné (15, 11-32), le gérant habile (16, 1-8), le riche et Lazare (16, 19-31), le juge qui se fait prier longtemps (18, 1-8), le Pharisien et le collecteur d’impôts (18, 9-14). On peut dire que Luc est friand des paraboles, et c'est d'ailleurs lui qui utilise le plus ce mot. Notre v. 39 reflète bien ce que nous venons de dire. Car, comme il le fait plusieurs fois, Luc tient à nous avertir que ce qui suit est une parabole. Mais nous pouvons être surpris que ce qui suit soit considéré par Luc comme une parabole, puisque nous n’avons pas vraiment de récit, mais plutôt une question : « Est-ce qu'un aveugle peut servir de guide à un autre aveugle? » Pour Luc, le fait même d’avoir recours à une image pour faire comprendre une situation relève de la parabole. C’est d’ailleurs ce que nous avions plus tôt en Lc 4, 23 : « Et il leur dit: "A coup sûr, vous allez me citer cette parabole : Médecin, guéris-toi toi-même" »; Luc parle de parabole alors que nous sommes devant un dicton. Pour lui, les images comme celles qui suivent au v. 40 (la brindille et la poutre), et v. 43 (le bon arbre et l’arbre pourri) relèvent de la parabole, i.e. des images qui tentent de rendre compte d’une réalité profonde. Notons en terminant que l’expression « Puis, il leur dit une (autre) parabole » est typique du style lucanien et elle parcourt son évangile : 5, 36; 6, 39; 12, 16; 13, 6; 14, 7; 15, 3; 18, 1.9; 21, 29. |
Le nom parabolē dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
mēti (est-ce que) |
Mēti est une particule interrogative : « est-ce que ? ». Le terme est peu fréquent dans l’ensemble de la Bible, et plus particulièrement dans les évangiles : Mt = 4; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 3; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Pour les deux occurrences de la particule chez Luc, c’est lui qui semble l’avoir introduite dans la source qu’il utilise : ici, en 6, 39, il copie une image qui lui vient de la source Q et que Matthieu 15, 14 présente ainsi : « si un aveugle guide un aveugle, tous les deux dans une fosse ils tomberont », mais sous sa plume l’image prend la forme d’une question : « est-ce qu'il (mēti) est capable un aveugle de guider un aveugle? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans une fosse? »; en 9, 13 Luc reprend la scène de la première multiplication des pains chez Marc, mais alors que ce dernier écrit (6, 37b) : « Nous (les disciples) en étant allés, achèterons-nous deux cents deniers de pain? », Luc modifie la phrase avec « Est-ce que (mēti), étant partis, nous achèterons de la nourriture pour tout ce peuple ». Ainsi, si Luc utilise peu souvent cette particule, elle fait partie de son vocabulaire. Quel sens entend-il donner à cette phrase du v. 39. En ajoutant mēti, Luc entend interpeller son auditeur avec une question dont la réponse est évidente, i.e. il est évident qu’un aveugle ne peut conduire un autre aveugle. Le Nouveau Testament nous donne quelques exemples de cette utilisation de mēti :
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La particule mēti dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
dynatai (il est capable) |
Dynatai est le verbe dynamai à l’indicatif présent passif, et le sujet est « aveugle ». C’est un un verbe qui apparaît régulièrement dans les évangiles, surtout chez Jean, et donc l’usage est varié : Mt = 27; Mc = 33; Lc = 26; Jn = 37; Ac = 21; 1Jn = 2; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il signifie : être capable de, pouvoir.
De manière remarquable, ce verbe est presque toujours sous une forme négative dans les évangiles, et Luc ne fait pas exception à cette règle. Donnons quelques exemples :
L’accent est donc mis sur l’incapacité et les limites humaines. Quand le verbe dynamai n’est pas dans une forme négative, il apparaît alors sous forme d’une question dont la réponse est négative. Par exemples :
Chez Luc, il y a une seule exception à cette approche négative : en 3, 8 Jésus affirme que « Dieu peut, des pierres, faire surgir des enfants à Abraham ». Ainsi, seul Dieu ne voit pas sa capacité limitée. Le verbe dynamai de notre v. 39 correspond complètement au motif que nous venons de mettre en relief : il apparaît dans le cadre d’une question dont la réponse attendue est négative. Le style est tout à fait lucanien. |
Le verbe dynamai dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
typhlos (aveugle) |
Typhlos est l’adjectif typhlos au nominatif masculin singulier, mais qui joue ici le rôle d’un substantif (un homme aveugle), le sujet du verbe « guider ». Il est assez présent dans les évangiles : Mt = 17; Mc = 5; Lc = 8; Jn = 16; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Ces statistiques peuvent être trompeuses, donnant l’impression que Jésus est constamment en contact avec des aveugles. Une première distinction s’impose : le mot typhlos apparaît souvent dans des sommaires pour résumer l’activité de Jésus, et donc revêt la forme du pluriel pour parler des « aveugles » en général que Jésus guérit ou qu’il a comme mission de guérir. Car en fait, les scènes de rencontre avec des aveugles particuliers sont plutôt rares : chez Matthieu il y a trois scènes, celle des deux aveugles dans un endroit non spécifié (9, 27-31), celle d’un démoniaque aveugle et muet dans un endroit encore non spécifié (12, 22) qui semble être une introduction à une discussion sur Béelzéboul, et celle des deux aveugles de Jéricho (20, 29-34) qui reprend une scène de Marc; chez Marc, il y a deux scène de Jésus avec des aveugles, d’abord celle de l’aveugle de Bethsaïde (8, 22-26), puis celle de l’aveugle de Jéricho (10, 46-52), deux scènes qui encadrent les annonces de Jésus de sa passion avant l’arrivée à Jérusalem; chez Luc, il n’y a qu’une seule rencontre de Jésus avec un aveugle particulier (18, 35-43), une scène qu’il reprend de Marc; enfin, chez Jean, il n’y a que cette scène de la guérision de l’aveugle-né (9, 1-41). Une deuxième distinction s’impose : typhlos revêt parfois une signification symbolique ou spirituelle, pour désigner le refus de s’ouvrir à la vérité et à la foi. C’est le cas chez Matthieu (23, 26 : « Pharisien aveugle! purifie d'abord l'intérieur de la coupe et de l'écuelle, afin que l'extérieur aussi devienne pur »), chez Jean (9, 39 : « Jésus dit alors: "C'est pour un discernement que je suis venu en ce monde: pour que ceux qui ne voient pas voient et que ceux qui voient deviennent aveugles " ») et dans le reste du NT (Rm 2, 19 : « et ainsi te flattes d'être toi-même le guide des aveugles, la lumière de qui marche dans les ténèbres »). Chez Luc comme chez Marc, être aveugle renvoie seulement à la réalité physique de ne pas voir. Mais cette condition physique dans le troisième évangile est rattachée au groupe plus large des pauvres et des opprimés. C’est ainsi qu’au début de son ministère Jésus présente ainsi sa mission : L'Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a consacré par l'onction, pour porter la bonne nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles (typhlos) le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés (4, 18) Et ce thème reviendra tout au long de son évangile. Ici, au v. 39, Luc reprend une expression qu’il a trouvée dans la source Q, puisqu’elle se retrouve également chez Matthieu (15, 14), celle d’un aveugle guide d’aveugle. Même si l’expression renvoie d’abord à la cécité physique, elle sert d’image pour introduire une réalité spirituelle, celle de l’aveuglement sur soi-même. Mais contrairement à la cécité physique sur laquelle l’être humain n’a pas de contrôle, la cécité spirituelle relève de la liberté humaine, d’où l’exhortation qui suit. |
L'adjectif typhlos dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
hodēgein (guider) |
Hodēgein est le verbe hodēgeō à l’infinitif présent actif, et signifie : guider, conduire. Il est très rare dans tout le NT, et plus particièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 1; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Dans les Synoptiques, ce verbe n’apparaît que chez Matthieu et Luc qui reprennent une expression de la source Q sur un aveugle qui « guide » un autre aveugle. Sa signification peut paraître banale, mais sa présence ailleurs dans le NT laisse entrevoir une dimension très importante de la vie spirituelle : chez Jean (16, 13) l’Esprit de vérité « guide » le croyant vers la vérité entière; dans les Actes, l’eunuque éthiopien a besoin d’être « guidé » pour comprendre l’Écriture; dans l’Apocalypse l’Agneau qu’est le Christ ressuscité a pour mission de « guider » le croyant vers les sources des eaux de la vie, comme un vrai pasteur. Pour comprendre la signification profonde de ce verbe dans le monde biblique, il faut parcourir l’AT. En particulier, une multitude de psaumes font entendre le cri du psalmiste qui demande à Dieu d’être guidé (5, 8 : « Seigneur, guide-moi en ta justice »; 25, 5 : « Guide-moi dans ta vérité »; 27, 11 : « guide-moi dans le droit chemin à cause de mes ennemis »), ou encore, exprime sa foi que Dieu guide ce peuple (80, 1 : « O pasteur d'Israël sois attentif, toi qui guide Joseph comme un troupeau de brebis »), ou encore, rend grâce de ce que Dieu a fait pour lui (23, 3 : « il m'a guidé dans les voies de la justice pour la gloire de son nom »; 61, 3 : « Tu m’as guidé, parce que tu étais mon espérance, et comme une tour armée contre mon ennemi »). Il y a aussi d’Isaïe 63, 14, qui est une forme de psaume adressé à Dieu, rappelant la sortie d’Égypte sous la direction de Moïse : LXX « Ils étaient là, comme des troupeaux dans les champs. L’Esprit du Seigneur est descendu et les a guidés (hodēgeō). C’est ainsi que tu as conduit ton peuple, pour te donner un nom glorieux. » Mentionnons enfin le livre de la Sagesse où l’auteur prie le Seigneur d’envoyer sa Sagesse : « car elle sait et comprend tout. Elle me guidera (hodēgeō) prudemment dans mes actions et me protégera par sa gloire » (9, 11). Ainsi, l’être humain a besoin d’être guidé, et le rôle de guide revient d’abord à Dieu, et qu’il délègue aux personnes qualifiées. Parler d’aveugle qui guide un autre aveugle comme ici au v. 39 est donc une véritable catastrophe. |
Le verbe hodēgeō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ouchi (ne... pas) |
Ouchi est une particule de négation. Elle est semblable à l’adverbe ou (non, ne…pas), sauf qu’elle est une négation renforcée, qu’on pourrait traduire par « absolument pas ». On la trouve quelquefois dans les évangiles-Actes, surtout chez Luc qui l’emploie régulièrement : Mt = 9; Mc = 0; Lc = 18; Jn = 5; Ac = 2; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
La seule raison de nous arrêter brièvement à cette particule est sa fréquence chez Luc. Sur les 18 occurrences dans son évangile, 17 lui sont propres. En fait il y a seulement 12, 6 où le mot lui vient de la source Q, car elle se retrouve également chez Mt 10, 29 (« Ne vend-on pas [ouchi] deux passereaux pour un as? »). Ici, au v. 39, nous avons dit que l’image de l’aveugle qui guide un autre aveugle provient de la source Q, cependant la particule ouchi n’apparaît pas chez Matthieu. Cette particule était-elle originellement dans la source Q que Matthieu aurait laissée tomber, ou n’y était-elle pas et c’est Luc qui l’aurait ajoutée. Étant donnés l’abondance de l’expression chez Luc et le fait que ouchi semble aussi faire partie du vocabulaire de Matthieu, il semble plus probable que Matthieu n’aurait pas intentionnellement laisser tomber la particule, et c’est Luc qui l’aurait ajoutée ici en reprenant la source Q. Luc entend donc insister sur le fait qu’il est sûr que les deux aveugles tomberont dans la fosse. |
La particule de négation ouchi dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
empesountai (ils tomberont) |
Empesountai est le verbe empiptō à l’indicatif futur, forme moyenne, 3e personne du pluriel. Il est formé de la préposition en (dans) et du verbe piptō (tomber), et donc signifie : tomber dans. C’est un verbe très rare dans tout le NT, et n’apparaît que chez Matthieu et Luc dans les évangiles-Actes : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0; car le fait de tomber est surtout exprimé par le verbe piptō (Mt = 19; Mc = 8; Lc = 17; Jn = 3; Ac = 9; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0).
Pourtant le verbe empiptō est bien connu dans la Septante, et l’idée de tomber dans une fosse revient un certain nombre de fois. Par exemples :
Qu’est-ce à dire? Il semble que le verbe empiptō soit tombé en désuétude à l’époque du Nouveau Testament, et qu’on le trouve surtout dans les milieux marqués par la Septante. Or, comment expliquer que le verbe empiptō se retrouve ici sous la plume de Luc, et qu’il soit absent de Mt 15, 14 qui a plutôt le verbe piptō, alors que tous les deux puisent à la même source Q? Est-ce que Luc se contenterait de reprendre la source Q, alors que Matthieu aurait préféré le verbe commun piptō? Mais alors comment expliquer que ce soit l’inverse qui se produise dans une autre scène qui provient de la source Q, celle d’un animal tombé dans un trou le jour du sabbat (Lc 14, 5 || Mt 12, 11), alors que c’est Luc qui emploie piptō, et Matthieu empiptō? Habituellement, Luc tend à mieux respecter ses sources. Mais ici on ne peut arriver à une conclusion ferme. Quoi qu’il en soit, le verbe empiptō renvoie presque toujours à une situation catastrophique : on tombe dans un trou, ou dans les filets du diable, ou dans la tentation, ou aux mains de l’ennemi. |
Le verbe empiptō dans Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
amphoteroi (tous les deux) |
Amphoteroi est l’adjectif amphoteros au nominatif masculin pluriel, le masculin pluriel étant requis car il qualifie le mot « aveugles », le nominatif étant requis car il joue le rôle de sujet du verbe « tomber ». Il signifie : l’un et l’autre, tous les deux. Il est très rare dans le NT : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 5; Jn = 0; Ac = 3; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0; seuls Matthieu et Luc, ainsi que l’auteur de l’épitre aux Éphésiens utilisent ce mot.
Ici, le mot provient probablement de la source Q, puisqu’il se retrouve à la fois chez Matthieu et Luc. En même temps, c’est un mot qui fait partie du vocabulaire de Luc, car il l’utilise dans ses Actes des Apôtres, ainsi que son récit de l’enfance où il cherche à imiter le style de la Septante qui emploie fréquemment cet adjectif. Le mot amphoteros permet de traduire le côté tragique de la situation : à travers les deux aveugles qui tombent dans la fosse, c’est le "prétendu" maître et l’élève qui tombent et connaissent un sort terrible. |
Le nombre indéfini amphoteroi dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
bothynon (fosse) |
Bothynon est le nom masculin bothynos à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis à cause de la préposition eis (vers) : dans le fait de tomber dans une fosse, il y a un mouvement vers la fosse. Le mot n’apparaît que chez Matthieu et Luc dans le NT, et à quelques reprises dans la Septante, en particulier chez les prophètes Isaïe et Jérémie : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il signifie : fosse, trou.
Dans les évangiles, le mot apparaît dans deux contextes, celui des aveugles qui tombent dans une fosse, dont témoigne à la fois Luc 6, 39 et Matthieu 15, 14, puis le contexte de l’animal qui tombe dans une fosse le jour du sabbat dont témoigne Mt 12, 11. Ces deux contextes proviennent de la source Q, et on peut s’étonner que Luc, qui reprend également de la source Q le récit de l’animal tombé dans un trou le jour du sabbat, utilise plutôt le mot « puits » (phrear). Quel mot était dans la source Q, bothynos (trou, fosse) comme chez Matthieu, ou phrear (puits) comme chez Luc? Comme Luc a plus tendance à respecter ses sources, et considérant le fait que le puits fait davantage partie du cadre palestinien que reflète la source Q, on peut penser que le récit originel faisait référence à l’animal qui tombe dans un puits; il est plus facile d’imaginer que Matthieu ait remplacé le mot « puits » par le mot « trou » pour donner une couleur locale au récit, lui qui écrit probablement d’Antioche, une région montagneuse avec des crevasses, que d’imaginer Luc remplaçant le mot « trou » par « puits », alors qu’il écrit dans un milieu urbain grec, peut-être Corinthe (voir Où fut écrit l’évangile selon Luc). Quoi qu’il soit, tout cela ne change pas la signification du récit. Quand on parcourt l’AT tel que traduit par la Septante, le trou ou la fosse renvoie habituellement à une situation catastrophique et nous plonge dans une atmosphère de malheur qui arrive soudainement, à l’improviste. Par exemples :
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Le nom bothynos dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 40 Un disciple n'est pas supérieur au maître. Une fois bien formé, tout disciple ressemblera au maître.
Littéralement : Il n'est pas un disciple (mathētēs) au-dessus du maître (didaskalon)? Puis, ayant été formé (katērtismenos), tout (disciple) sera comme le maître de lui. |
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mathētēs (disciple) |
Mathētēs est le mot mathētēs au nominatif masculin singulier, le nominatif étant requis car le mot est le sujet de verbe « être ». Il signifie : être disciple ou élève ou apprenant; il s'agit de quelqu'un qui est à l'écoute d'un maître ou enseignant. Comme Jésus ne propose pas une doctrine particulière, et ce que les évangiles désignent par « disciples » représentent parfois un groupe très large, certains traducteurs comme André Chouraqui préfèrent traduire mathētēs par « partisan ». Comme on peut l'imaginer, le mot est très fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 72; Mc = 46; Lc = 37; Jn = 78; Ac = 28; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il désigne tant des disciples de Jésus, que ceux de Jean-Baptiste (Lc 5, 33) ou même ceux des Pharisiens (Mc 2, 18).
Pourquoi ce terme est-il si répandu dans les évangiles? Pourrait-il être une création des premières communautés chrétiennes pour projeter à l'époque de Jésus leur situation? Après son analyse, J.P. Meier conclut que ce terme appartient vraiment à l'époque de Jésus, puisque que les premiers chrétiens ont plutôt abandonné ce terme pour se définir. De plus, parmi ceux qui ont considéré Jésus comme un maître, on peut distinguer trois groupes différents de personnes,
Mentionnons que même si plusieurs femmes sont mentionnées, aucune ne se voit attribuée le titre de disciple, en raison sans doute de la culture de l'époque. Qu’en est-il chez Luc? D’abord, distinguons les Actes des Apôtres des évangiles. Dans les Actes, le mot « disciple » désigne tout baptisé qui s’est joint à la communauté chrétienne. Dans son évangile, il désigne très souvent un groupe très large de partisans, si bien qu’il emploie l’expression « une foule nombreuse de ses disciples » (6, 17) ou « toute la multitude des disciples » (19, 37). Et il s’adresse en ces termes à ces partisans :
Ainsi, les disciples appartiennent au groupe des pauvres (6, 20), de ceux qui ont faim et qui pleurent (6, 21), ceux qui sont haïs et insultés (6, 22), mais c’est eux les « tout petits » à qui sont révélés les mystères du Royaume cachés aux sages et aux intelligents (10, 21-23). Tout cela est cohérent avec le programme initial de Jésus chez Luc proclamé à la synagogue de Nazareth : « annoncer la bonne nouvelle aux pauvres… » (4, 18). Dès lors, quiconque ne porte pas sa croix et ne renonce pas à tous ses biens ne peut être disciple (14, 26-33). De même, le disciple ne s’inquiète pas pour sa vie de ce qu’il mangera et quoi il se vêtira (12, 22). Luc se distingue des autres évangiles sur le rôle qu’il attribue aux disciples. Car son accent est sur un groupe très large de disciples, si bien que ce sont 72 personnes qu’il envoie en mission deux par deux (10, 1), i.e. tous les disciples. La place des Douze semble plus restreinte chez lui. Tout d’abord, contrairement à Marc qui associe les disciples à Jésus dès le début de son ministère, et contrairement à Matthieu où les Douze ont le rôle d’intermédiaire, Luc introduit pour la première fois le mot disciple en 5, 30, presque trois chapitres après le début du ministère de Jésus. De plus, on n’a pas de scènes explicites comme chez Marc et Matthieu où Jésus appelle ses premiers disciples à le suivre : il y a simplement cette scène de la pêche miraculeuse où Jésus dit à Simon : « Désormais ce sont des hommes que tu auras à capturer », et le narrateur d’ajouter : « Ramenant alors les barques à terre, laisant tout, ils (les fils de Zébédée) le suivirent » (5, 11). Le seul appel explicite est celui de Lévi (5, 27), un collecteur d’impôt, symbole du pécheur. Et ce n’est qu’en 6, 12 que Jésus, à partir du groupe large de ses disciples, en choisit 12 qu’il nomme « apôtres », i.e. « envoyés » (6, 12). On a l’impression que Luc reproduit à l’époque du ministère de Jésus la situation de la première communauté chrétienne, où le disciple désigne l’ensemble des croyants au milieu duquel les apôtres sont les témoins privilégiés de son ministère et de sa résurrection. Terminons en faisant remarquer que Luc a éliminé du récit de la passion leur fuite lors de l’arrrestation de Jésus, pour protéger leur image. Ici, au v. 39, Luc ne vise pas les « envoyés », mais tout disciple en général. Et même, le terme ne désigne pas nécessairement le disciple de Jésus, mais un disciple quelconque de quelque maître. Et la définition du disciple, en regard de ce qui suit, est celle de quelqu’un qui ne possède pas encore le savoir du maître. Et donc l’accent est sur ce qui lui manque, sur ce qu’il a encore à acquérir. D’ailleurs, ce qui suit est une hyperbole quand on dit : « Le disciple n’est pas au-dessus du maître », car par définition le disciple est celui qui a tout à apprendre du maître ». Que vient faire cette phrase de la source Q dans notre récit? Après la mention de l’aveugle qui guide un aveugle, l’association du disciple à l’aveugle est naturelle : le disciple n’est pas encore en mesure de guider les autres, c’est un apprenant. Peut-être y a-t-il ici une mise en garde adressée à certains jeunes membres de la communauté chrétienne qui se croient déjà aptes à être les éducateurs des autres. |
Le nom mathētēs dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
didaskalon (maître) |
Didaskalon est le nom masculin didaskalos à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis à cause de la préposition hyper (au-dessus de). Ce mot est l’équivalent grec de l’hébreu rhabbi et signifie : celui qui enseigne, l’enseignant, le maître. Il est assez fréquent, surtout chez Luc : Mt = 12; Mc = 11; Lc = 17; Jn = 8; Ac = 1.
Dans les évangiles, ce titre est presque toujours attribué à Jésus qui nous est présenté comme un rabbin qui enseigne. Mais il y a quelques exceptions : au temple, il y a avait des enseignants que le jeune Jésus en escapade est allé écouter (Lc 2, 46), puis Jean-Baptiste est appelé didaskalos (Lc 3, 12), enfin, Nicodème reçoit le titre de « maître en Israël » (Jn 3, 10). Quand on examine quelles sont les personnes qui donnent à Jésus le titre de didaskalos, on note une grande variété : il y a bien sûr ses propres disciples, mais il y a aussi les scribes et les pharisiens (Mc 12, 14.32; Mt 8, 19; 9, 11; 12, 38; 22, 16.36; Lc 19, 39; 20, 39; Jn 8, 4), des délégués des grands prêtres et des scribes (Lc 20, 21), des Sadducéens (Mc 12, 19; Mt 22, 24; Lc 20, 28), des gens de la maison d’un chef de synagogue (Mc 5, 35; Lc 8, 49), quelqu’un de la foule (Mc 9, 17; 10, 17; Mt 19, 16; Lc 9, 38; 12, 13), un légiste (Lc 10, 25; 11, 45), un notable (Lc 18, 18), les collecteurs d’impôt (Mt 17, 24), Nicodème (Jn 3, 2), Marthe (Jn 11, 28), Marie Madeleine (Jn 20, 16). Les évangiles nous donnent l’impression que le titre de rhabbi ou didaskalos était le titre « officiel » de Jésus utilisé par tous, partisans comme adversaires. Mais ici, au v. 40, didaskalos ne semble pas faire référence à première vue à Jésus, car on parle de la relation générale disciple-maître. Nous avons déjà mentionné que cette phrase provient de la source Q que se contente de copier Luc. Mais si une tradition comme la source Q a pu traverser le temps, c’est qu’elle avait une certaine pertinence. De fait, elle cadre bien avec la situation des premières communautés chrétiennes ou on trouvait différentes fonctions, dont celle de prophète et enseignant (didaskalos) (voir 13, 1; 1 Co 12, 28-29; Ép 4, 11; He 5, 12; Jc 3, 1); Paul lui-même était considéré comme un didaskalos (1 Tm 2, 7; 2 Tm 1, 11). Ainsi, on peut penser que Luc a pu reprendre cette phrase de la source Q sur la relation disciple-maître, car elle avait une certaine pertinence dans sa communauté grecque où on trouvait des « apprenants » et des « maîtres » qui les formaient à la vie chrétienne. |
Le nom didaskalos dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
katērtismenos (ayant été formé) |
Katērtismenos est le verbe katartizō au participe parfait passif, nominatif masculin singulier, le nominatif étant requis car ce participe est l’attribut de tout (disciple). Le verbe katartizō est de la même racine que le mot artios (être en ordre, être complet). Il traduit l’idée de mettre en ordre une chose, de rétablir son intégrité, d’où réparer, rétablir, former, préparer; il y a un mouvement qui part d’une réalité incomplète ou brisée à une réalité fonctionnelle dans toute sa splendeur. C’est un verbe peu fréquent dans tout le NT, et spécialement dans les évangiles où il n’est connu que des Synoptiques : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Dans les Synoptiques, le verbe katartizō a été introduit par Marc 1, 19 pour décrire l’action de réparer les filets de pêche, une scène que copie Mt 4, 21. En Mt 21, 16, Matthieu copie simplement la version de la Septante du Ps 8, 3 ou Dieu « prépare » ou « forme » une louange. Nous nous retrouvons donc avec le cas unique de notre v. 40 où le disciple est appelé à devenir plus complet en étant formé, s’il veut être comme le maître. On aurait pu s’attendre à retrouver le même verbe katartizō chez Mt 10, 25a qui reprend également la source Q sur le même sujet; mais on a plutôt le verbe « devenir » (ginomai) comme le maître. Encore une fois se pose la question : le verbe katartizō provient-il de la source Q, et Matthieu l’aurait remplacé par le verbe plus simple de ginomai (devenir), ou à l’inverse la source Q présentait le verbe ginomai (devenir), et c’est Luc qui l’aurait remplacé par le verbe plus complexe de katartizō (être formé). Comme Luc a tendance à respecter ses sources, et Matthieu tend parfois à simplifier les récits et les rendre plus concis, nous croyons qu’il est probable que katartizō provient de la source Q que Luc se contente de copier. Puisque la source Q est une source ancienne, elle pourrait refléter l’atmosphère des premières communautés chrétiennes. Or les écrits du Nouveau Testament nous aident à comprendre la signification de ce verbe. Par exemple, dans sa première lettre aux Thessaloniciens écrites vers l’an 51, Paul écrit : « Nuit et jour nous lui demandons, avec une extrême instance, de revoir votre visage et de pouvoir parfaire (katartizō) ce qui manque encore à votre foi » (1 Thess 3, 10); Paul, comme didaskalos, cherche à rendre plus complète la foi des jeunes chrétiens. De même, dans sa première lettre aux Corinthiens écrite vers l’an 54, il invite les membres de la communauté chrétienne à être formés (katartizō) dans un même esprit et une même pensée (1 Co 1, 10). C’est toujours l’idée d’un développement commencé mais non terminé. Tout cela nous donne un contexte à la phrase : Une fois bien formé, tout disciple ressemblera au maître; dans la communauté chrétienne, on ne peut pas court-cicuiter le long cheminement de la formation avant de pouvoir être à son tour un didaskalos, i.e. pouvoir guider les autres, car autrement on sera un aveugle qui guide d’autres aveugles. |
Le verbe katartizō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 41 Pourquoi regardes-tu la brindille dans l'oeil de ton frère, tandis que la poutre qui est dans ton propre oeil, tu ne la considères même pas?
Littéralement : Puis, pourquoi tu regardes (blepeis) la brindille (karphos) celui dans l'oeil (ophthalmō) du frère (adelphou) de toi, puis la poutre (dokon) celle dans le propre oeil, tu ne l'examines (katanoeis) pas? |
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blepeis (tu regardes) |
Blepeis est le verbe blepō à l’indicatif actif présent, 2e personne du singulier. Il signifie : regarder, observer, voir. C’est un verbe assez commun dans les évangiles-Actes : Mt = 20; Mc = 15; Lc = 16; Jn = 17; Ac = 13; 1Jn = 0; 2Jn = 1; 3Jn = 0.
Luc n’est pas le plus grand utilisateur de ce verbe, mais il fait néanmoins partie de son vocabulaire, car il l’utilise 13 fois dans les Actes, et sur les 16 utilisations de son évangile, 8 lui sont propres. Voir est une valeur, c’est pourquoi pour Luc Jésus guérit les aveugles pour qu’ils voient (7, 21), et c’est la raison pour laquelle on allume une lampe dans la maison (11, 33), et on doit considérer comme un immense don le fait que les disciples voient les actions de Jésus (10, 23). Mais le verbe voir a aussi une connotation symbolique : voir signifie parfois « comprendre » (21, 30 « dès que le figuier bourgeonne, vous comprenez (litt. voyez : blepō) que l’été est proche »). Regarder une chose exprime également l’intérêt pour cette chose : 9, 62 « Quiconque a mis la main à la charrue et regarde (blepō) en arrière est impropre au Royaume de Dieu ». Enfin, il y a le paradoxe de regarder et de ne pas voir : 8, 10 « mais pour les autres, c'est en paraboles, afin qu'ils regardent (blepō) sans voir (blepō) et entendent sans comprendre », i.e. les donnée sont devant soi, mais on est incapable de les interpréter. Quel est le sens de regarder la brindille de notre verset 41? Bien sûr, nous sommes d’abord devant une image où on regarde physiquement un fétu. Mais cette image a une connotation symbolique : le regard ou l’observation d’une chose exprime son intérêt; la brindille retient notre attention. Pourquoi? Le contexte suggère que notre regard est fixé sur une réalité qui nous dérange, et cette fixation a un effet paralysant. |
Le verbe blepō dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
karphos (brindille) |
Karphos est le nom neutre karphos à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis car le mot joue le rôle de complément d’objet direct du verbe blepō (voir). Il signifie : fétu de paille, brindille, et il est extrêmement rare dans toute la Bible : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. En fait, dans tout le Nouveau Testament, il n’apparaît que dans cet extrait de la source Q que copient Matthieu et Marc. Ailleurs, dans la Bible, il n’y a que cette scène où, à la fin du déluge, la colombe ramène à Noé cette brindille, signe que la nature a repris vie.
L’image de la brindille mise en contraste avec la poutre entend faire choc par son exagération, car elle porte un jugement sur la valeur de ce qui préoccupe un protagoniste : ce n’est qu’une vétille qui ne mérite pas tout cet intérêt. Le fait que karphos n’appartient pas au vocabulaire des évangélistes et nous est parvenu à travers la source Q, une source ancienne, nous laisse penser qu’ultimement il a pu faire partie du vocabulaire du menuisier de Nazareth, surtout quand il est mis en contraste avec la poutre. |
Le nom karphos dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ophthalmō (oeil) |
Ophthalmō est le nom masculin ophthalmos au datif singulier, le datif étant requis à cause de la préposition en (dans), et donc joue le rôle de complément d’objet d’attribution de lieu : la brindille se trouve dans l’œil. Le mot apparaît avec une fréquence régulière dans les évangiles-Actes, surtout chez Matthieu : Mt = 24; Mc = 7; Lc = 17; Jn = 18; Ac = 7; 1Jn = 3; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Chez Luc, sur les 17 occurrences du mot dans son évangile, sept lui sont propres. Mais, le mot « œil » de notre verset appartient à la source Q. En fait sur les 17 occurrences de ce mot dans son évangile, neuf proviennent de la source Q. Celles-ci peuvent être groupées en trois séquences :
Examinons les deux premières séquences avant d’aborder la troisième. La première séquence fait référence à l’œil comme lampe du corps. Nous sommes placés au niveau de la symbolique de l’œil. Rappelons d’abord que dans le monde juif, l’être humain est son corps : on n’a pas cette dichotomie corps-esprit. Parler de la lampe du corps, c’est parler de la lumière qui guide l’être humain dans sa totalité. Et si l’œil est la lampe du corps, l’œil devient synonyme du cœur humain, où se prennent les décisions, où a lieu l’ouverture ou la fermeture aux autres, et en particulier à la parole de Dieu exprimée à travers les événements. Si l’œil est sain, i.e. s’il est ouvert aux autres et à Dieu, l’être humain reflètera la lumière de Dieu dans son action et par toute sa vie. Mais si l’œil se ferme, tout l’agir humain reflètera les ténèbres d’un monde sans Dieu. Dans la deuxième séquence (10, 23), nous sommes devant une parole de Jésus qui fait suite à cette autre parole : « Tout m’a été remis par mon Père, et nul ne connaît qui est le Fils, si ce n’est le Père, ni qui est le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le fils veut bien le révéler ». Ainsi, le contexte de la béatitude sur les yeux qui voient est celui d’une révélation par Jésus. Les yeux qui voient ce sont les yeux de la foi, cette ouverture du cœur qui accueille Jésus dans ce qu’il dit et ce qu’il fait. Qu’en est-il des yeux dans la troisième séquence (7, 41-42) qui appartient à notre péricope? À première vue, l’oeil semble avoir une signification différente de ce que nous avons identifié dans les deux premières séquences. Néanmoins, on ne peut comprendre ce qui est affirmé qu’en rappelant le rôle de l’œil : comme synonyme du cœur, il est le siège de la compréhension des choses, et par là des décisions et de l’agir. Le problème d’un obstacle devant l’œil est qu’il empêche de voir clairement les choses, i.e. d’avoir une compréhension adéquate des choses, et donc de prendre les bonnes décisions et de bien agir. Ainsi, on nous présente un petit obstacle, la brindille, et un grand obstacle, la poutre qui bloque presque totalement la vue. Les conséquences de l’un et l’autre obstacle sont très différentes, et les priorités dans l’enlèvement des obstacles est claire. |
Le nom ophthalmos dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
adelphou (frère) |
Adelphou est le nom masculin adelphos au génitif singulier, le génitif étant requis car le mot « frère » joue le rôle de complément du nom « œil » : l’œil du frère. Il est extrêmement fréquent dans tout le Nouveau Testament, et en particulier dans les évangiles : Mt = 39; Mc = 20; Lc = 24; Jn = 14; Ac = 57; 1Jn = 15; 2Jn = 0; 3Jn = 3.
Sur les 24 occurrences de « frère » chez Luc, cinq proviennent de la source Q à travers deux séquences.
Ainsi, la signification de frère de la source Q doit être comprise non pas au sens de frère de sang, mais au sens spirituel : le membre de la communauté chrétienne. C’est cette signification de frère que Luc met dans la bouche de Jésus quand il dit à Pierre : « mais moi j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères (adelphos) ». Et les deux séquences de la source Q doivent être comprises dans le cadre de la communauté chrétienne : on peut imaginer des séances de correction fraternelle. Il est probable que cette péricope s’inspire d’une parole de Jésus dont on n’a pas le détail, mais très tôt on l’a actualisée pour l’appliquer à la situation communautaire. |
Le nom adelphos dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
dokon (poutre) |
Dokon est le nom féminin dokos à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis car le mot est complément d’objet direct du verbe katanoeō (examiner). Le mot dokos désigne cette pièce de charpente appelée : poutre. Il est absent du Nouveau Testament, sauf pour ce passage de la source Q qu’on retrouve chez Lc et Mt : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Dans la Septante, on trouve dix occurrences du mot en référence aux poutres dans la charpente soit de la maison, soit du temple. Il désigne souvent les solives qui soutiennent le toit, et parfois parler des poutres sous le toit comme en Gn 19, 8 est une façon de parler de la maison.
Pourquoi l’image de la poutre a-t-elle été introduite dans notre péricope? Sans doute ces poutres qui soutenaient le toit étaient la partie la plus visible de la charpente de la maison, et donc offrait le contraste le plus saisissant par rapport au fétu de paille ou brindille qui traînait sur le sol de terre battue. |
Le nom dokos dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
katanoeis (tu examines) |
Katanoeis est le verbe katanoeō à l’indicatif présent actif, 2e personne du singulier. Il est formé de la préposition kata (qui décrit un mouvement de haut en bas) et du verbe noeō (apercevoir), et donc signifie : poser un regard pénétrant, d’où notre traduction : examiner. Il est peu fréquent dans tout le NT, en particulier dans les évangiles-Actes : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 4; Jn = 0; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Ce verbe appartient au vocabulaire de Luc, puisqu’on le trouve à quatre reprises dans les Actes des Apôtres. Mais dans son évangile, sur les quatre occurrences, trois apparaissent dans deux péricopes qui proviennent de la source Q.
Comment interpréter le verbe « examiner », et plus précisément l’expression « examiner la poutre dans son œil »? L’appel à examiner les corbeaux et les lys ne nous aide pas beaucoup. Mais ailleurs des passages du NT apportent un éclairage. Il y a d’abord l’épitre aux Hébreux avec ce passage : « et examinez (katanoeō)-vous les uns les autres pour nous stimuler dans la charité et les oeuvres bonnes » (10, 24), et il y a aussi l’épitre de Jacques (1, 23-24) qui parle de la personne qui s’examine dans un miroir. Ces passages évoquent l’examen personnel ou de conscience dans un contexte de correction fraternelle. Plutôt, nous avons mentionné que le mot « frère » en 17, 3-4 apparaît dans un contexte de correction fraternelle où Jésus invite à reprendre le frère qui vient à pécher, une pratique qui semblait exister dans les premières communautés chrétiennes. Ainsi, « examiner la poutre dans son œil » se comprendrait aisément dans le cadre de ces séances de correction fraternelle : c’est un appel à faire son propre examen de conscience avant de commencer à souligner les vétilles qu’on trouve chez les autres frères de l’assemblée. Dès lors on comprend le choix de deux verbes différents : nous avons d’abord le verbe « regarder » (blepō) pour le regard porté sur la brindille, un regard porté sur l’autre, puis nous avons le verbe « examiner » (katanoeō) quand il s’agit du regard porté sur soi, et donc de son propre examen de conscience. |
Le verbe katanoeō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 42 Comment peux-tu dire à ton frère, "Mon frère, laisse-moi enlever la brindille de ton oeil, alors que toi-même tu ne perçois même pas la poutre dans le tien? Grand aveugle! Commence par enlever la poutre de ton oeil, et alors tu seras en mesure de voir clairement la brindille qui se trouve dans l'oeil de ton frère pour l'enlever.
Littéralement : Comment est-tu capable de dire au frère de toi, frère, laisse (aphes) que je chasse (ekbalō) la brindille celle dans l'oeil de toi, toi-même celle dans l'oeil de toi, une poutre, tu n'es pas regardant? Hypocrite (hypokrita), chasse d'abord (prōton) la poutre de l'oeil de toi, et alors tu verras clairement (diablepseis) la brindille celle dans l'oeil du frère de toi pour chasser. |
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aphes (laisse) |
Aphes est le verbe aphiēmi à l’impératif aoriste actif, 2e personne du singulier. Il est très fréquent dans le Nouveau-Testament, mais se retrouve presqu’exclusivement dans les évangiles : Mt = 47; Mc = 34; Lc = 31; Jn = 15; Ac = 3; 1Jn = 2; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Fondamentalement, il signifie : laisser, au sens de laisser tomber, laisser aller. Mais sa signification varie selon les contextes où il apparaît. On peut regrouper ces contextes de la façon suivante.
On ne sera pas surpris d’apprendre que sur les 31 occurrences de aphiēmi dans l’évangile de Luc, 15 occurrencces renvoient à la remise de dette ou pardon des péchés, et 9 à l’abandon (i.e. tout abandonner pour suivre Jésus), deux de ses grands thèmes. Mais notre périocope provient de la source Q. Dans les passages où Luc insère des éléments de la source Q, on y trouve 10 occurrences de aphiēmi :
Que conclure? Aphiēmi est un mot qui fait bel et bien partie de la source Q, cette collection ancienne de paroles attribuées à Jésus. De plus, la signification de ce verbe dans ce verset où quelqu’un demande la permission d’intervenir auprès de son frère se retrouve également dans d’autres passages de la source Q, comme celui où on demande la permission d’enterrer les morts ou, à l’inverse, dans la parabole de la vigilance où on ne permet pas que la maison soit percé. Pourquoi demander la permission? Une permission se demande devant quelqu’un qui a autorité. Ici, au v. 42 c’est le frère qui a autorité sur sa vie personnelle, et quelqu’un veut entrer dans cette vie personnelle, un geste symbolisé par l’enlèvement de la brindille. Pour agir ainsi, il faut demander l’autorisation. |
Le verbe aphiēmi dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ekbalō (que je chasse) |
Ekbalō est le verbe ekballō au subjonctif aoriste actif à la 1ière personne du singulier, le subjonctif étant requis car le verbe exprime un souhait ou désir, plutôt qu’une réalité. Le verbe est formé de la préposition ek (hors de) et du verbe ballō (jeter), et donc signifie : expulser ou chasser, jeter dehors ou rejeter, extraire ou obtenir. Il est assez fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 28; Mc = 18; Lc = 18; Jn = 3; Ac = 5; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 1.
Quand on parcourt les évangiles-Actes, on peut regrouper les diverses utilisations de ekballō en trois catégories.
Ici, au v. 41, le verbe ekballō sert exprimer l’enlèvement ou le rejet de ce qu’on considère comme un mal et qu’on a perçu chez le frère. C’est en quelque sorte similaire à l’expulsion du démon : il s’agit de chasser le mal qui habite l’autre. Dans les passages propres à Luc, ekballō est surtout utilisé pour parler des exorcismes. Mais ici, il reprend la source Q. Et dans la source Q dont témoignent Matthieu et Luc, ekballō a surtout le sens de chasser le mauvais ou expulser les démons. Et c’est la signification qu’on retrouve ici. |
Le verbe ekballō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
hypokrita (hypocrite) |
Hypokrita est le nom masculin hypokritēs au vocatif singulier. La racine du mot est formée de la préposition hypo (sous) et du verbe krinō (juger), et signifie : juger ce qu’il y a sous les choses, donc les interpréter, et cela a donné : interpréter une pièce, jouer un rôle. C’est sous cet aspect que le mot en est venu à décrire celui qui joue la comédie, i.e. ses gestes et ses paroles ne correspondent pas à ce qu’il est vraiment. C’est un mot très rare dans la Bible, sauf chez Matthieu : Mt = 13; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Notre analyse ne peut être complète sans mentionner deux autres mots également très rares : le nom hypokrisis (hypocrisie) : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0; et le verbe hypokrinomai (feindre, être hypocrite) qui n’apparaît que chez Luc dans tout le Nouveau Testament : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Selon les évangiles, qui sont les hypocrites ou ceux qui font preuve d’hypocrisie? On peut repérer différentes situations.
Ici, au v. 42, il peut paraître surprenant que celui qui veut enlever la brindille dans l’œil de son frère se voit traité d’hypocrite. En quel sens est-il un hypocrite? Le fait que dans l’évangile l’hypocrite est parfois synonyme d’aveugle peut nous apporter un éclairage. C’est la signification qu’on trouve en Mt 23, 23-24 comme nous venons de le voir. De plus, notre périocope provient de la source Q. Or, il y une autre péricope qui provient de la source Q chez Luc où apparaît également le mot hypokritēs : Hypocrites (hypokritēs), vous savez discerner le visage de la terre et du ciel; et ce temps-ci alors, comment ne le discernez-vous pas? (Lc 12, 56) L’hypocrite est celui qui manque de discernement, il est aveugle face aux signes du temps, et donc il est incapable de guider les autres à voir la lumière. Nous retrouvons ici la signification de l'araméen hanefâ qui désigne l'impie, l'aveugle incapable de s'ouvrir à Dieu et de reconnaître ses signes. C’est ce visage de l’hypocrite que nous avons au v. 42 : incapable de se voir tel qu’il est, aveugle sur lui-même, il est incapable d’exercer un bon discernement et d’aider vraiment les autres, incluant l’aider à se départir de sa brindille. |
Le nom hypokritēs dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
prōton (d'abord) |
Prōton est un adverbe qui a la même racine que le mot prōtos (premier), et donc signifie : d’abord; il permet d’établir un ordre de priorité. Il apparaît régulièrement dans le Nouveau Testament et dans les évangiles : Mt = 9; Mc = 7; Lc = 10; Jn = 5; Ac = 4; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. On peut le constater, il est bien présent chez Luc où, sur les dix occurrences, huit lui sont propres.
L’adverbe prōton sert à établir les priorités. Ces priorités peuvent être d’ordre religieux. Par exemple :
Les priorités peuvent être d’ordre moral. Par exemple :
Les priorités peuvent être d’ordre rituel. Par exemple :
Les priorités peuvent être d’ordre pratique. Par exemple :
Bref, les priorités peuvent se situer à divers niveaux. Mais ici, l’adverbe appartient à la source Q, car il se retrouve également en Mt 7, 5. Chez Luc, il y a un autre passage où il reprend la source Q et qui contient cet adverbe : « Un autre encore dit: "Je te suivrai, Seigneur, mais d'abord (prōton) permets-moi de prendre congé des miens." » (9, 61). Ici, il s’agit d’une fausse priorité, car pour Jésus s’engager à sa suite a priorité sur les devoirs funéraires. Quel éclairage tout cela jette-t-il sur notre v. 42? Tout d’abord, ce n’est pas Luc qui aurait ajouté cet adverbe à la péricope, car il faisait partie du texte originel. Ensuite, cette péricope nous présente une priorité d’ordre moral : la première étape dans la correction fraternelle est d’abord de faire humblement la lumière sur soi-même, avant de considérer les lacunes du frère. Il s’agit pratiquement d’un parallèle à cette parole qu’on trouve chez Mt 23, 26 : « Pharisien aveugle! purifie d'abord l'intérieur de la coupe et de l'écuelle, afin que l'extérieur aussi devienne pur ». Ne pas respecter cette priorité relève de l’aveuglement. |
L'adverbe prōtov dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
diablepseis (tu verras clairement) |
Diablepseis est le verbe diablepō à l’indicatif futur actif, 2e personne du singulier. Il est formé de la préposition dia (à travers) et du verbe blepō (voir), et signifie donc : voir à travers, d’où voir clairement. Dans toute la Bible, il n’apparaît qu’ici dans cet extrait de la source Q (Lc 6, 42 || Mt 7, 5) et en Mc 8, 25 : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Dans la source Q comme chez Marc nous sommes dans un contexte d’un aveugle qui est appelé à voir clair.
Le choix du verbe diablepō est délibéré. À la phrase précédente, Jésus dit : « tu ne vois (blepō) pas la poutre dans ton œil ». On ne pouvait utiliser ici le même verbe blepō, car cela n’a rien donné, puisque l’homme ne voit pas la poutre. Mais en utilisant maintenant diablepō, qui est le fait de jeter un regard pénétrant et que Mc 8, 25 utilise pour parler d’un aveugle qui recouvre la vue, on entend désigner un regard différent de celui qui n’a rien donné; maintenant l’homme verra clairement la poutre devant son œil. |
Le verbe diablepō dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 43 En effet, un arbre bon ne produit pas de fruit pourri, pas plus qu'un arbre pourri ne produit un bon fruit.
Littéralement : car il n'est pas un arbre (dendron) bon (kalon) faisant (poioun) un fruit (karpon) pourri (sapron), ni même de nouveau un arbre pourri faisant un fruit bon. |
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dendron (arbre) |
Dendron est le nom neutre dendron au nominatif singulier, le nominatif étant requis car le nom joue le rôle de sujet du verbe « faisant ». Il signifie arbre et il n’apparaît pas très souvent dans le Nouveau Testament, et presqu’exclusivement dans les évangiles synoptiques : Mt = 12; Mc = 1; Lc = 7; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. On pourrait même ajouter que sur les 20 occurrences dans les évangiles synoptiques, 16 proviennent de la source Q.
Contrairement à plusieurs références à l’arbre dans la Bible qui apparaît comme un élément de la nature avec les plantes, l’intérêt de la source Q pour l’arbre est centré sur l’arbre fruitier. Rappelons les principaux arbres fruitiers de Palestine : le figuier, l’olivier et la vigne sont ceux qui sont nommés les plus souvent, mais il y a aussi :
À plusieurs reprises les évangiles parlent de l’importance de porter du fruit, comme dans la parabole des vignerons (Mc 12, 1-12 || Mt 21, 33-46 || Lc 20, 9-19), ou l’image du sarment qui porte du fruit en étant rattaché à la vigne qu’est Jésus (Jn 15, 2), ou à l’inverse l’image du figuier stérile (Mc 11, 12-14 || Mt 21, 18-19). Dans la source Q, il y deux passages qui portent sur l’arbre fruitier, sans que soit précisé de quel arbre il s’agit.
L’arbre fruitier est symbole de la vie féconde, et de ce qui est attendu de tout être humain. Pourquoi Luc introduit-il ici cette séquence sur l’arbre et ses fruits? La source Q est comme un cartable de paroles indépendantes de Jésus. Matthieu a placé la séquence sur l’arbre et ses fruits dans une péricope sur la façon de distinguer les vrais des faux prophètes. Luc place cette séquence après celle de la brindille et de la poutre. On peut d’abord penser que la mention de la brindille et de la poutre de bois a évoqué chez lui l’image de l’arbre. Mais plus profondément, après avoir introduit l’idée qu’on ne peut pas porter un bon jugement sur son frère qu’après s’être examiné soi-même, et donc que son être intérieur détermine la qualité de son action, Luc a cru bon d’insérer la séquence sur l’arbre et ses fruits, comme une bonne suite à ce qui venait d’être affirmé. |
Le nom dendron dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
kalon (bon) |
Kalon est l’adjectif kalos au nominatif neutre singulier, car il est l’attribut du mot neutre dendron (arbre). Il signifie : bon ou beau, et apparaît sporadiquement chez les évangélistes, mais est plus fréquent chez Matthieu : Mt = 21; Mc = 11; Lc = 9; Jn = 7; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Chez Luc, l’adjectif « bon » qualifie un certain nombre de réalités.
Ainsi, l’adjectif « bon » décrit une réalité avec une certaine qualité, qui est source de joie et de satisfaction. Chez Luc, kalos n’est jamais l’attribut d’une personne. Ici, au v. 42, kalos qualifie l’arbre et son fruit, tout comme en Lc 3, 9, et dans les deux cas le texte provient de la source Q. Le contexte est celui du monde agricole où on recherche des arbres de qualité qui donneront le fruit attendu. La récolte dépend donc de la qualité de l’arbre; en d’autres mots, il n’y a pas de miracle dans le résultat final, tout dépend d’un bon arbre fruitier. |
L'adjectif kalos dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
poioun (faisant) |
Poioun est le verbe poieō au participe présent actif, à la forme du nominatif neutre singulier, cette forme étant requise car le participe est ici l’attribut du mot « arbre ». Il signifie fondamentalement « faire » avec ce que tout cela implique : achever, réaliser, accomplir, exécuter, créer. C’est le cinquième verbe le plus fréquent dans les évangiles-Actes, après legō (dire), eimi (être), erchomai (aller) et ginomai (devenir), avec un total de 405 occurrences : Mt = 86; Mc = 47; Lc = 88; Jn = 1110; Ac = 68; 1Jn = 13; 2Jn = 0; 3Jn = 3. C’est Jean qui l’utilise le plus, car c’est un verbe passe-partout, et il convient parfaitement à la langue simple et rudimentaire du quatrième évangéliste. Mais Luc le suit de près, car sur les 87 occurrences dans son évangile, 58 lui sont propres.
Chez Luc, on trouve 13 occurrences de poieō qui proviennent de la source Q. Jetons un regard sur les différents contextes où il apparait.
Que remarque-t-on? Tous ces contextes se résument fondamentalement à deux : il y a le contexte de l’arbre fruitier qui « fait » du fruit, qu’on traduit par « produit » du fruit, puis il y a le contexte moral de l’être humain qui doit faire ce qui lui a été demandé ou agir conformément à la parole de Dieu. Mais on devine bien que derrière l’image de l’arbre qui fait du fruit, il y a une référence à l’être humain qui est appelé à agir et à donner suite à la parole évangélique reçue par toute sa vie. C’est comme ça que Luc semble avoir compris l’image de l’arbre fruitier. Pour nous en convaincre, jetons un regard sur la façon dont il reprend la parabole du semeur de l’évangile de Marc; nous avons mis en parallèle les évangiles synoptiques et avons souligné ce qui est semblable.
Tout cela oriente notre interprétation du v. 43 : « faire du fruit » concerne l’action chrétienne qui donne suite à la parole évangélique entendue. |
Le verbe poieō dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
karpos (fruit) |
Karpon est le nom masculin karpos (fruit) à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis car « fruit » et le complément d’objet direct du verbe « faire ». Il apparaît régulièrement dans l’ensemble du Nouveau Testament, surtout dans les évangiles, en particulier chez Matthieu : Mt = 19; Mc = 5; Lc = 12; Jn = 10; Ac = 1; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Le mot « fruit » désigne bien sûr le produit de l’arbre fruitier que sont la vigne, le figuier et l’olivier, mais il a également une portée symbolique pour désigner métaphoriquement un ensemble de choses :
Quel est la signification de « fruit » au v. 43? Même si le mot « fruit » est associé au mot « arbre », nous devinons bien que le récit évangélique n’entend pas donner une leçon de jardinage. Plus loin, au v. 45, on peut lire : « L’homme bon du bon trésor du coeur produit le bon ». Ainsi, « fruit » est ce que produit le cœur d’une personne, donc l’action qui résulte de l’être de la personne, de son attitude, de ses choix. Déjà, la source Q nous avait orienté dans cette direction avec la parole mise dans le bouche de Jean-Baptiste : « Produisez donc des fruits dignes du repentir » (Lc 3, 8) Et comment Luc a-t-il interprété ces « fruits dignes du repentir? » Voici sa réponse : « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n'en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même… N’exigez rien de plus que ce qui vous est fixé… Ne faites ni violence ni tort à personne et contentez-vous de votre solde » (Lc 3, 10-14). Voilà des exemples du fruit du repentir. Ainsi, le fruit est n’importe quelle action. Mais le fait d’utiliser le mot « fruit » permet de créer un lien indissociable le cœur d’une personne et son action, comme il y a un lien indissociable entre l’arbre et son fruit. L’auteur de la source Q s’est probablement inspiré de ce passage de Siracide 27, 6 : Le fruit d'un arbre fait connaître le champ qui le porte ainsi la parole manifeste les sentiments du cœur de l'homme. Ainsi, selon le Siracide, la parole qui sort de la bouche de quelqu’un est à l’image du fruit d’un arbre, elle manifeste la véritable inclination du cœur de la personne comme le fruit manifeste la qualité d’un arbre. |
Le nom karpos dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
sapron (pourri) |
Sapron est l’adjectif sapros à l’accusatif masculin singulier et s’accordant avec le mot « fruit ». Il signifie : pourri, gâté, ce qui est entré en état de putréfaction, et donc de manière générale ce qui a perdu sa qualité et est devenu sans valeur. Il est extrêmement rare dans toute la Bible, et de fait n’apparaît que dans le Nouveau Testament : Mt = 5; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Dans les évangiles, c’est avant tout la source Q avec son image de l’arbre et de son fruit qui nous a apporté cet adjectif, la seule exception étant l’image du pêcheur chez Matthieu qui rejette les poissons sans valeur (13, 48). L’adjectif sapros entend décrire ici le fruit de la vigne ou de l’olivier ou du figuier qui s’est dégradé pour quelque raison que ce soit. Une chose peut surprendre. Quand Matthieu reprend cette même tradition dans la séquence de Mt 7, 17-18, à deux reprises il parle plutôt de « fruit mauvais ». Alors se pose la question : la source Q avait-elle « fruit pourri » comme chez Luc, ou « fruit mauvais » comme chez Matthieu? Il est probable que la source Q avait l’expression « fruit pourri », que Luc a respecté, mais que Matthieu a modifié par « fruit mauvais », et cela pour les raisons suivantes :
Comme nous l’avons vu pour le mot fruit, l’adjectif « pourri », même s’il désigne d’abord le fruit de l’arbre, revêt une signification symbolique. Matthieu l’a compris ainsi et s’est empressé de le remplacer par « mauvais ». Comme le mot « fruit » entend désigner l’action d’une personne, l’expression « fruit pourri » entend désigner l’action mauvaise d’une personne. D’ailleurs, il est révélateur de retrouver cette utilisation de sapros dans l’épitre aux Éphésiens 4, 29 : « De votre bouche ne doit sortir aucun propos pourri (sapros), mais plutôt toute bonne parole capable d'édifier, quand il le faut, et de faire du bien à ceux qui l'entendent ». Ici, nous avons un éclairage sur l’expression « propos pourri » par une présentation de son contraire, i.e. une parole constructive capable d’édifier, et une parle qui fait du bien (i.e. littéralement en grec : une parole qui donne la grâce). Ce verset de l’épitre aux Éphésiens fournit un contexte intéressant à toute la séquence de la source Q chez Luc, car n’avons-nous pas parlé de la brindille dans l’œil de l’autre et de la poutre dans son œil, et n’avons-nous pas dit qu’un contexte possible de ce verset est la correction fraternelle? Or, la correction fraternelle concerne justement des propos que l’on dit sur son frère. L’épitre aux Éphésiens nous décrit la qualité que doit avoir ce propos, et qu’il oppose au propos pourri, comme le fruit pourri. Voir simplement la brindille dans l'oeil de l'autre n'est pas un propos constructif et ne donne pas "la grâce". |
L'adjectif sapros dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 44 De fait, chaque arbre se reconnaît à partir de son fruit. Car des figues ne se ramassent pas des épines, tout comme une grappe de raison ne se vendange pas d'une ronce.
Littéralement : Car chaque (hekaston) arbre est connu (ginōsketai) à partir du propre (idiou) fruit. Car à partir des épines (akanthōn) ils ne ramassent (syllegousin) pas des figues (syka), ni à partir d'une ronce (batou) ils vendangent (trygōsin) une grappe de raisin (staphylēn). |
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hekaston (chaque) |
Hekaston est l’adjectif hekastos au nominatif neutre singulier, car il est l’attribut du mot arbre (dendron). Il signifie : chaque, et apparaît à l’occasion dans les évangiles, mais plus fréquemment dans le reste du Nouveau Testament : Mt = 4; Mc = 1; Lc = 5; Jn = 4; Ac = 11; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Cet adjectif qui est présent chez Luc à travers cette séquence de la source Q est absent du passage parallèle de Matthieu 12, 33b qui a plutôt « Car à partir du fruit l’arbre est connu ». Il est difficile de déterminer si c’est Luc qui a ajouté cet adjectif à sa source, ou c’est Matthieu qui l’a enlevé, car le mot semble faire partie du vocabulaire des deux évangélistes; par exemple, chez Matthieu toutes les occurrences lui sont propres, et donc on comprendrait mal qu’il l’aurait enlevé dans cette séquence de la source Q. Aussi, il y a une certaine probabilité que Luc aurait ajouté « chaque » à cette séquence de la source Q. Pourquoi? En écrivant « chaque arbre » Luc mettrait l’accent sur le caractère unique de chaque arbre, tout comme Paul a mis l’accent sur la particularité des charismes de chacun. Et mettant l’accent sur le caractère unique de chaque arbre, il met l’accent sur la fonction révélatrice et unique du fruit, les actions de chacun. |
L'adjectif hekastos dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ginōsketai (il est connu) |
Ginōsketai est le verbe ginōskō au passif de l’indicatif présent, 3e personne du singulier. Il signifie : connaître, et est très fréquent dans les évangiles-Actes, plus particulièrement dans la tradition johannique : Mt = 19; Mc = 11; Lc = 26; Jn = 57; Ac = 16; 1Jn = 25; 2Jn = 1; 3Jn = 0.
Dans le monde biblique, et plus particulièrement dans les évangiles, le verbe « connaître » entend désigner différentes réalités, dont les principales pourraient être résumées ainsi.
De quelle connaissance parle-t-on au v. 44? L’enjeu est l’identification de l’arbre, et il s’agit de reconnaître de quel arbre il s’agit. Bien sûr, il y a quelque chose de caricatural dans l’affirmation qu’on ne peut connaître l’identité d’un arbre qu’au moment il nous donnera son fruit. Les connaissances en botanique des Juifs de Palestine étaient suffisantes pour distinguer par exemple un figuier d’un olivier ou d’une vigne sans attendre qu’il donne des figues. Tout cela est l’indice que dans l’esprit de l’auteur de cette séquence de la source Q et également dans l’esprit de Luc qui reprend cette phrase, le point de départ de l’image est celui de l’être humain qui révèle son identité à travers ses actions. À moins d’être Dieu (« Il leur dit: "Vous êtes, vous, ceux qui se donnent pour justes devant les hommes, mais Dieu connaît (ginōskō) vos coeurs; car ce qui est élevé pour les hommes est objet de dégoût devant Dieu », 16, 15), nous devons passer par la médiation de ses actions pour déterminer l’identité de l’être humain, i.e. sa qualité d’être. Et bien sûr, cette reconnaissance présuppose une certaine idée de la qualité d'être, et c'est à travers l'indice de certaines actions qu'on la retrouvera. |
Le verbe ginōskō dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
idiou (propre) |
Idiou est l’adjectif idios au génitif masculin singulier, car il est l’attribut de fruit qui est au génitif en raison de la préposition ek (hors de, à partir de). Idios signifie : propre, particulier; c’est donc à partir de son propre fruit que l’arbre est identifié. Il apparaît de manière régulière chez tous les évangélistes : Mt = 10; Mc = 8; Lc = 6; Jn = 15; Ac = 16; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Cet adjectif prend habituellement trois formes :
Au v. 41 comme au v. 44, il signifie : propre. Dans le premier cas il qualifie l’œil de celui qui voit la brindille dans l’œil du frère, pour insister sur l’aveuglement sur soi-même, sur sa propre situation; dans le deuxième cas il qualifie le fruit pour insister sur la particularité de chaque fruit, chaque fruit étant unique, et par ricochet, chaque arbre est unique. Cette insistance démontre bien que l’auteur vise l’être humain et son action, car on serait bien en peine de démontrer comment chaque raisin ou chaque figue ou chaque olive est unique. Or, les v. 41 et 44 apparaissent dans une séquence qui provient de la source Q. En même temps, l’adjectif idios n’apparaît pas chez Matthieu (Mt 7, 3 et 7, 20) qui reprend les mêmes séquences. Qu’est-ce-à dire? Pourtant l’adjectif idios semble faire partie du vocabulaire de Matthieu. Il est probable que ce soit Luc qui ait ajouté idios à la source Q, lui qui utilise régulièrement cet adjectif, surtout dans les Actes des Apôtres. Ainsi, après avoir ajouté l’adjectif « chaque » pour accompagner le mot « arbre », il a ajouté l’adjectif « propre » pour accompagner le mot « fruit », insistant sur la particularité de chaque arbre et la particularité de chaque fruit, i.e. la particularité des individus et de leurs actes, les actes devenant la signature des individus. |
L'adjectif idios dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
akanthōn (épines) |
Akanthōn est le nom féminin akantha au génitif pluriel, le génitif étant requis par la préposition ek (hors de, à partir de). Le mot signifie : épine, et est très peu fréquent dans tout le Nouveau Testament, en fait il n’y apparaît que dans les évangiles : Mt = 5; Mc = 4; Lc = 4; Jn = 1; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Pour être plus précis, ce mot ne se retrouve que chez Marc et la source Q dans les évangiles synoptiques, Matthieu et Luc se contentant de copier ces deux sources. Chez Jean, le mot provient de la tradition sur la couronne d’épine de Jésus.
Au v. 44, le mot appartient à cette séquence de la source Q qu’ont copiée Luc et Matthieu. Qu’entend-on exprimer avec les épines? Rappelons que dans la Bible les épines évoquent une réalité négative : c’est ce qui fait mal (« je broierai vos chairs à force de coups d'épines du désert et de Barcenim », Jg 8, 7), et donc c’est quelque chose dont on ne veut pas et rejette (« Tous sont comme l'épine méprisée que l'on ne prend pas avec la main », 2 Sm 23, 6). Néanmoins, les épines apparaissent quand on ne s’occupe pas d’un arbre : « Et j'abandonnerai ma vigne, et elle ne sera plus ni taillée ni bêchée ; et sur elle s'élèveront des épines comme sur une terre aride, et j'ordonnerai aux nuées de ne jamais l'arroser de pluie » (Is 5, 6). Et l’image d’un arbre ou d’une plante dont on espérait une récolte mais qui donne des épines est connue :
Ainsi, l’idée n’est pas qu’à partir d’un pommier on ne récolte pas des oranges, ce qui est une évidence, mais plutôt qu’à partir d’un arbre mort on ne peut plus cueillir de fruit; les épines sont vues comme un arbre desséché. L’accent est donc sur les conditions requises pour produire du fruit, i.e. un arbre en santé. Notons que chez Matthieu on a l’ordre inverse : alors que Luc commence avec le figuier pour terminer avec la vigne, Matthieu (7, 16b) fait le contraire avec une phrase plus concise, typique de son style. |
Le nom akantha dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
syllegousin (ils ramassent) |
Syllegousin est le verbe syllegō à l’indicatif présent actif, 3e personne du pluriel, le pluriel faisant référence à un sujet générique et habituellement traduit par : on. Il signifie : ramasser, cueillir. C’est un verbe qu’on ne trouve que chez Matthieu et la source Q dans tout le Nouveau Testament : Mt = 7; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Ce n’est pas un verbe qui fait partie du vocabulaire de Luc, puisque la seule occurrence chez lui provient de la source Q. Nous sommes devant une image agricole, puisque même si on peut ramasser des pierres ou des morceaux de bois, c’est surtout la récolte qu’on ramasse ou des fruits qu’on cueille dans la Bible. Chez Matthieu, à part ce verset provenant de la source Q, le verbe est utilisé pour la ramassage de l’ivraie afin de le jeter au feu, pour le ramassage des bons poissons lors de leur tri, et de manière symbolique, pour ramasser ceux qui font le mal et les exclure du royaume. Ici, au v. 44, le verbe est utilisé pour décrire la cueillette des figues. En fait, le verbe a une forme négative : on ne cueille pas des figues sur des épines, i.e. quand le figuier est desséché, il est inutile de chercher des figues, car on ne trouvera que des épines. |
Le verbe syllegō dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
syka (figues) |
Syka est le nom neutre sykon à l’accusatif pluriel, l’accusatif étant requis car le mot est complément d’objet direct du verbe « ramasser ». Il signifie : figue, et est très rare dans tout le Nouveau Testament, incluant les évangiles : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0, et peu fréquent dans le reste de la Bible. On ne peut mentionner « figue » sans mentionner également sykē (figuier), un mot un peu plus fréquent : Mt = 5; Mc = 4; Lc = 3; Jn = 2; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Le figuier avec ses figues étaient très appréciés, comme l’écrit Jg 9, 11 : « Puis-je abandonner mon doux suc et mes excellents fruits ». Il représente avec la vigne et le grenadier ce qui fait la valeur de cette terre promise qu’est la Palestine, symbolisés par leurs fruits surdimensionnés : « Arrivés au vallon de la Grappe, ils l'explorèrent ; ils y prirent un rameau avec sa grappe et ils remportèrent sur des leviers ; ils cueillirent aussi des grenades et des figues ». Habituellement, quand un agriculteur avait une vigne, il cultivait en même temps sur sa terre le figuier comme en témoigne cette parabole : « Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint y chercher des fruits et n'en trouva pas » (Lc 13, 6). De fait, quand on parcourt l’AT, la vigne et le figuier sont très souvent mentionnés ensemble : « Si vous voulez être bénis, venez à moi, chacun mangera le fruit de sa vigne et de ses figuiers, et vous boirez l'eau de vos citernes » (Is 36, 16; voir aussi : Jr 8, 13; Os 2, 14; Jl 1, 7; Mi 4, 4; Ha 3, 17; Za 3, 10; Ps 104, 33; Ct 2, 13; 1 M 14, 12); la vigne et le figuier sont ensemble le symbole de la terre de l’agriculteur. La figue, un mot qui nous vient de la source Q, renvoie donc à une réalité familière du paysan palestinien. Et faire remarquer qu’on ne peut cueillir de figues d’un arbre desséché au point d’être associé à des épines devait être une évidence pour lui. |
Le nom sykon dans la Bible
Un figuier | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
batou (ronce) |
Batou est le nom féminin batos au génitif singulier, le génitif étant requis à cause de la préposition ek (hors de, à partir de). Le mot batos désigne le Rubus ulmifolius, i.e. la Ronce à feuilles d'Orme, une ronce buissonnante, épineuse, de la famille des rosacées. C’est un mot extrêmement rare dans toute la Bible, et plus particulièrement dans le Nouveau Testament où il n’apparaît que dans les évangiles-Actes; en fait, les occurrences dans les évangiles se réduisent à deux, celle de la source Q que copie Luc 6, 44, et celle de Mc 12, 26 que copie Lc 20, 37 : Mt = 0; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 2; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Presque que toute les occurrences renvoient à la scène de la ronce enflammée où Moïse a un dialogue avec le Seigneur, sauf notre passage de Lc 6, 44 et celui de Job 31, 40. Ainsi, seul ce passage de Job peut nous éclairer. « Que les champs, au lieu de froment, ne produisent pour moi que des orties ; et au lieu d'orge qu’une ronce (batos). Et Job cessa de parler. » Le livre de Job nous donne un exemple où la ronce symbolise la déception d’une récolte ratée. C’est une réalité négative. Le texte de source Q a une démarche inverse, puisqu’il ne dit pas : « au lieu d’une grappe de raisin, la vigne a produit une ronce », mais plutôt : « à partir d'une ronce on ne vendance pas une grappe de raisin ». La raison est simple : plutôt que de se centrer sur le produit final, l’accent est sur l’identité de l’être producteur; en d’autres mots, si on veut un pont d’arrivée spécifique, il faut un point de départ spécifique. On peut se demander pourquoi avoir choisi la ronce comme exemple d’une plante qui ne donne pas de raisin? Il est possible que l'auteur de la source Q a jugé que physiquement il y a une certaine ressemblance entre la Ronce à feuilles d'Orme et une vigne; de fait, il y a une similarité entre les feuilles. Alors que Matthieu a le couple : épines versus grappes de raisin et chardons versus figues, Luc a plutôt le couple : épines versus figues et ronce versus grappes de raisin. Qui respecte mieux la source Q? Il est presqu’impossible de répondre à cette question. Mais nous sommes portés à penser que le mot « ronce » provient de la source Q, car Matthieu, qui a plutôt le mot « chardon » (tribolos), avait tout intérêt à présenter le couple « épines – chardons » qui était très connu dans le milieu juif, comme en témoignent He 6, 8 (« Mais celle qui porte des épines et des chardons est réprouvée »), Gn 3, 18 (« Il produira pour toi épines et chardons »), Os 10, 8 (« épines et chardons grimperont sur leurs autels »). La leçon plus difficile de Luc avec le couple « épines - ronce » semble préférable. Que représente l’image de la ronce? C’est un arbrisseau qui ne produit pas de fruit, mais est garni d’aiguillons en forme de faucilles et se développe en sol pauvre et en milieu aride. C’est donc l’image d’un individu à la vie non fructueuse, apte à blesser, dans un environnement humainement pauvre. |
Le nom batos dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
trygōsin (ils vendangent) |
Trygōsin est le verbe trygaō à l’indicatif présent actif, 3e personne du pluriel. Il signifie : vendanger, et il est extrêmement rare dans tout le Nouveau Testament, n’apparaissant que dans l’Apocalypse et notre passage de Lc 6, 44 : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Dans le milieu de l’AT, le temps où on cueille la grappe de raisin est un temps de réjouissance et de fête, et ne pas pouvoir vendanger est un temps de deuil. L’agriculteur est fier du produit de sa vigne. Encore une fois, nous sommes dans un monde agricole. Et chacun sait qu’on ne peut cueillir de grappes de raisin d’une ronce. |
Le verbe trygaō dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
staphylēn (grappes de raisin) |
Staphylēn est le nom féminin staphylē à l’accusatif singulier, l’accusatif étant requis car le mot est complément d’objet direct du verbe « vendanger ». Il désigne la grappe de raisin, et est également très rare dans le Nouveau Testament, n’apparaissant que dans l’Apocalypse et dans ce passage de la source Q copié par Luc et Matthieu : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Comme aujourd’hui, le raisin pouvait être consommé tel quel ou être fermenté et donner du vin. Si on en croit le Siracide (39, 26), il faisait partie des biens essentiels : « Ce qui est de première nécessité pour la vie de l'homme, c'est l'eau, le feu, le fer et le sel, la farine de froment, le miel et le lait, le sang de la grappe de raisin (staphylē), l'huile et le vêtement ». La libation de jus de raisin sur l’autel accompagnait également l’holocauste (voir Si 50, 15). Bref, la vendange de la grappe de raisin était une activité importante. |
Le nom staphylē dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 45 L'être bon fait le bien à partir de la belle richesse de son coeur, tandis que l'être mauvais fait le mal à partir ce qu'il y a de mauvais en lui. En effet, la bouche exprime l'abondance du coeur.
Littéralement : Le bon (agathos) homme (anthrōpos) hors du bon (agathos) trésor (thēsaurou) du coeur (kardias) il met de l'avant (propherei) le bon (agathos), et le mauvais (ponēros) hors du mauvais produit le mauvais. Car de l'abondance (perisseumatos) du coeur parle (lalei) la bouche (stoma) de lui. |
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agathos (bon) |
Agathos est l’adjectif agathos au nominatif masculin singulier, et est l’attribut du mot « homme ». Il signifie : bon, et est parfois utilisé comme synonyme de kalos que nous avons vu plus tôt. Il apparait régulièrement dans le Nouveau Testament, mais son usage est surtout concentré chez Luc et Matthieu : Mt = 16; Mc = 4; Lc = 16; Jn = 3; Ac = 3; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 1.
Chez Luc, que signifie agathos et se distingue-il de kalos, qui lui est synonyme? Réglons tout de suite la question du pluriel : au pluriel, agathos désigne très souvent les « bonnes choses » d’une personne, i.e. ses biens (par exemple, 1, 53 : « Il a comblé de biens les affamés »; 12, 18 : « j'y recueillerai tout mon blé et mes biens »). Au singulier, agathos peut être l’attribut d’une personne, comme dans ce passage copié de Marc où un notable appelle Jésus : bon maître (Lc 18, 18). Plutôt, nous avons noté que kalos chez Luc n’est jamais l’attribut d’une personne. De même, dans ce passage copié de la source Q, un serviteur est appelé « bon » (agathos : Lc 19, 17); il est appelé bon pour s’être bien accompli de ses responsabilités, fidèle à la volonté de son maître. Enfin, dans ce passage sur Joseph d’Arimathie copié de Marc 15, 43, Luc ajoute ceci : homme bon (agathos) et juste. En quel sens Joseph est-il un homme bon? Certaines bibles ont traduit ici agathos par : droit. Le fait que agathos soit associé à « juste » (dikaios), un terme qui désigne quelqu’un respectueux des règles religieuses, tout comme le père de Jésus, Joseph, ainsi que Zacharie et Élisabeth sont appelés « juste », laisse croire qu’il désigne un être fidèle à Dieu et à l’écoute de sa volonté. Tout cela pourrait nous aider à comprendre cette parole surprenante que Marc 10, 18 met dans la bouche de Jésus : « Pourquoi m'appelles-tu bon (agathos)? Nul n'est bon (agathos) que Dieu seul ». En effet, si la bonté est le privilège de Dieu, l’être humain ne peut être bon qu’en reflétant ce que Dieu est et ce qu’il veut, bref en faisant sa volonté, en lui étant loyal et fidèle. Quelle nuance doit-on établir entre agathos et kalos, puisque les deux termes sont souvent traduits par : bon? On observe chez Luc une chose surprenante : dans la parabole du semeur, quand il copie la phrase de Mc 4, 8 des grains tombés dans la bonne (kalos) terre, Luc 8, 8 remplace kalos par agathos. Mais quand Lc 8, 15 copie l’explication de la parabole de Mc 4, 20, il conserve cette fois le terme kalos de Marc pour désigner « la bonne terre », comme si agathos et kalos étaient interchangeables. Mais pourquoi dans ce même verset parler de ceux qui ont accueilli la parole avec l’expression « avec un cœur kalos et agathos »? Personne n’a osé traduire : « avec un cœur bon et bon ». La Bible de Jérusalem a traduit : « avec un coeur noble et généreux », la TOB par « d’un cœur loyal et bon », la Nouvelle Traduction de la Bible par « dans un cœur noble et bon », Maredsous par « avec un cœur droit et bon », Louis Second par « avec un cœur honnête et bon », André Chouraqui par « avec un cœur beau et valeureux ». On remarque qu’il y a presqu’unanimité pour traduire kalos par bon; de fait, comme nous l’avons noté plus tôt, kalos désigne chez Luc une chose de qualité, qu’on peut traduire par bon ou encore beau (comme les « belles » pierres du temple en Lc 21, 5). Quant à agathos, nous avons vu que le terme appliqué à Joseph d’Arimathie désigne un être fidèle à Dieu et à l’écoute de sa volonté, respectueux des règles religieuses. Ainsi traduire agathos par « loyal » comme la TOB, ou « droit » comme Maredsous est tout à fait justifié. Mais tout cela peut-il éclairer le fait que Luc emploie d’abord agathos pour désigner la bonne terre, puis ensuite kalos? Ce serait chez Luc un exemple de grande cohérence : puisque la terre représente le cœur humain, la semence de la parole est tombée dans un cœur fidèle à la volonté de Dieu (agathos) et intègre, i.e. non corrompu qui a gardé toutes ses propriétés (kalos), comme le bon sel ou le bon arbre. Quel est la signification de agathos au v. 45 qui est utilisé trois fois dans le même verset? Notons que l’adjectif qualifie d’abord deux réalités différentes : un homme et le trésor de son cœur, puis il est utilisé comme un substantif neutre : « il met de l’avant le bon ». De plus, nous sommes devant un verset qui provient de la source Q. On trouve chez Luc deux autres occurrences de agathos qui proviennent de la source Q, Lc 11, 13 qui parle de « bonnes choses » qu’on donne aux enfants et Lc 19, 17 dans la parabole du « bon serviteur » demeuré fidèle à ses responsabilités en l’absence du maître. « L’homme bon » pourrait être compris comme le « bon serviteur », celui est qui fidèle et loyal à son maître, i.e. à Dieu, et le « bon trésor du cœur » désigne cette capacité de bien réfléchir et de prendre les bonnes décisions comme nous le verrons dans notre analyse du « cœur ». Que signifie « il met de l’avant (propherei) le bon »? Rappelons que le verbe grec propherō nous a donné le verbe « proférer », et nous oriente dans un contexte où on s’exprime oralement. Et à « bon » on doit donner la même signification que cet autre passage de la source Q en Lc 11, 13 qui parle des bonnes choses qu’on donne aux enfants, i.e. ce qui est bénéfique, utile, constructif. Ainsi, l’être humain fidèle à la volonté de Dieu est celui qui est en mesure de comprendre dans son cœur et de vouloir ce que Dieu veut, et par là profère les paroles qui seront bénéfique et constructives pour l’autre. Le reste du verset confirmera que nous sommes dans un contexte de correction fraternelle. |
L'adjectif agathos dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
anthrōpos (homme) |
Anthrōpos est le nom masculin anthrōpos au nominatif singulier, le nominatif étant requis car il joue le rôle de sujet du verbe « mettre de l’avant » ou proférer. C’est un mot omniprésent dans toute la Bible : Mt = 115; Mc = 56; Lc = 95; Jn = 59; Ac = 46; 1Jn = 1; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Il signifie : homme, mais ce mot revêt trois grandes significations.
Au v. 45, l’expression « l’homme bon » ne désigne aucun individu particulier qu’on pourrait nommer, ou des gens actuels de la société, mais bien l’être humain en général : nous sommes au niveau d’une considération philosophique de l’espèce humaine. Les extraits de la source Q que nous donne Luc contiennent un certain nombre de ces considérations :
Ici, au v. 45, l’auteur de ce passage de la source Q entend considérer le lien entre ce que dit une personne et son identité profonde devant Dieu : pour dire des choses constructives à son frère il faut que le cœur de l’être humain appartienne déjà à Dieu. |
Le nom anthrōpos dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
thēsaurou (trésor) |
Thēsaurou est le nom masculin thēsauros (trésor) au génitif singulier, le génitif étant requis à cause de la préposition ek (hors de, à partir de). Ce nom nous a donné le verbe : thésauriser. Le nom est peu fréquent dans l’ensemble du Nouveau Testament, incluant les évangiles : Mt = 9; Mc = 1; Lc = 4; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Comme on peut le constater, c’est Matthieu qui utilise le plus ce mot.
Quand on parcourt la Bible sur l’usage de thēsauros, par lequel la Septante traduit souvent l’hébreu : ʾôṣār, on peut faire les remarques suivantes. Thēsauros désigne parfois des réalités physiques ou matérielles, parfois des réalités spirituelles. Comme réalité physique, le trésor peut faire référence à diverses possessions matérielles qu’on amasse, et que bien souvent on garde dans un endroit sécurisé. Par exemples :
Comme réalité physique, le trésor peut aussi faire référence à la chambre, ou magasin, ou coffret où on dépose ses possessions. Par exemples :
Comme réalité spirituelle, le trésor peut faire référence à l’enseignement de l’Écriture, à la sagesse qui y est contenue, à la lumière apportée par le Christ, à la présence d’un ami fidèle, à une situation favorable dans le monde de Dieu. Bref, il s’agit de divers biens intangibles. Par exemples :
Le mot thēsauros n’appartient pas au vocabulaire de Luc : sur les quatre occurrences dans son évangile, trois proviennent de la source Q, et une de Marc. Quelle est sa signification? Dans deux occurrences (12, 33 qui provient de la source Q, et 18, 32 qui provient de Marc), on parle du « trésor dans les cieux ». Ce trésor est opposé aux richesses terrestres. C’est comme s’il existait un capital spirituel qu’on pouvait accumuler. Dans la mentalité juive, on évoque parfois un grand livre de vie dans le ciel où sont inscrites toutes les actions humaines, comme en témoigne 1 Hénoch : « J’ai lu le livre de tous les actes des hommes, de tous les enfants de la chair sur la terre, jusqu’à la génération finale » 81, 2 (voir les allusions à ce livre en Ex 32, 32; Ps 69, 29; Dn 12, 1). Cette notion des gens inscrits au livre de vie existe aussi à la période du Nouveau Testament, comme on le voit chez Paul (Ph 4, 3) et chez Luc 10, 20 : « Pourtant ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux » (voir aussi Ap 3, 5; 13, 8; 17, 8; 20, 12.15; 21, 27). Ainsi, un livre de comptabilité spirituelle permet d’établir des gens riches aux yeux de Dieu. Les deux autres occurrences (6, 45 et 12, 34) associent le trésor avec le cœur. D’abord, 12, 24 nous avons : « où est ton trésor, là sera aussi ton cœur », qu’on peut traduire ainsi : ce qu’on considère comme une richesse révèle où sont nos intérêts, nos préoccupations, nos pensées et nos actions. Puis, en 6, 45, nous avons ici une expression qui a peu d’équivalent dans toute la Bible : « le bon trésor de son cœur ». Notons que Matthieu parle simplement du « du bon trésor »; l’expression « de son cœur » est probablement un ajout de Luc à la source Q, car chez lui le mot « cœur » occupe une place importante. Qu’entend-il exprimer par « trésor de son cœur »? Nous avons déjà noté que dans l’AT, le mot « trésor » peut désigner une réalité spirituelle, comme le trésor qu’est la sagesse (voir Si 1, 25). Pour un Juif, la Loi est un véritable trésor, comme l’affirme ce passage d’Isaïe 33, 6 : « Ils se soumettront à la loi ; notre salut est dans ses trésors ; c'est là que la sagesse, la science et la piété sont auprès du Seigneur ; ce sont là les trésors de la justice ». Pour le chrétien, le trésor n’est plus la Loi, mais la révélation apportée par le Christ, comme on peut le lire dans l’épitre aux Colossiens : « Je veux qu’ainsi leurs cœurs soient encouragés et qu’étroitement unis dans l’amour, ils accèdent, en toute sa richesse, à la plénitude de l’intelligence, à la connaissance du mystère de Dieu : Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » (2, 2-3). Et pour Luc, ce trésor se résume à la parole de Dieu qu’on doit accueillir dans le cœur : « Ce qui est dans la bonne terre, ce sont ceux qui entendent la parole dans un cœur loyal et bon » (8, 13). Ainsi, « le trésor de son cœur » renvoie à la parole de Dieu qui réside dans le croyant. Ce trésor est bon, car il vient de Dieu, le « bon » par excellence. |
Le nom thēsauros dans le Nouveau Testament | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
kardias (coeur) |
Kardias est le nom féminin kardia au génitif singulier, le génitif étant requis car le nom est complément de nom du mot « trésor ». Il signifie : cœur, et il occupe une place importante dans tout le Nouveau Testament, incluant les évangiles-Actes : Mt = 16; Mc = 11; Lc = 22; Jn = 7; Ac = 20; 1Jn = 4; 2Jn = 0; 3Jn = 0. Cette importance est claire chez Luc tant dans son évangile que dans ses Actes des Apôtres. Qu’est-ce donc que le cœur?
Le cœur renvoie à toute la personne, mais vue sous différents aspects.
Pour Luc, comme pour le monde du Nouveau Testament, le cœur est donc au centre de l’identité de la personne et constitue le siège de ses émotions, de ses sentiments, de ses intérêts, de sa mémoire, de ses interrogations, de sa réflexion, de ses valeurs, de ses décisions et de son action, et c’est là que peut se loger la parole de Dieu. C’est ainsi que Luc présente les sentiments suscités par cette parole sur les disciples d’Emmaüs : « Notre coeur (kardia) n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin, quand il nous expliquait les Écritures? » (Lc 24, 32). Quand cette parole suscite des interrogations, c’est dans le cœur que ça se passe : « Tous ceux qui en entendirent parler les mirent dans leur coeur (kardia), en disant: "Que sera donc cet enfant?" » (Lc 1, 66). Mais cette parole ne peut être complètement comprise qu’après Pâques, et c’est pourquoi elle doit être longuement méditée dans son cœur : « Quant à Marie, elle conservait avec soin toutes ces choses, les méditant en son coeur (kardia) » (Lc 2, 19). Pour arriver à la compréhension de cette parole, il faut être capable de s’ouvrir à un horizon plus grand que le sien, d’où cette parole de Jésus : « O coeurs (kardia) sans intelligence, lents à croire à tout ce qu’ont annoncé les Prophètes! » (Lc 24, 25). Enfin, la réflexion du cœur débouche sur la décision et l’action, comme l’illustre l’attitude des premiers chrétiens : « La multitude des croyants n’avait qu’un coeur (kardia) et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun » (Ac 4, 32). Ici, au v. 45, dans l’expression « du bon trésor du cœur », Luc a ajouté « du cœur » à l’expression « du bon trésor » qui lui venait de la source Q, comme en témoigne Matthieu. Pourquoi? On peut penser que l’expression originelle de la source Q : « Le bon homme hors du bon trésor met de l’avant le bon », comportait à ses yeux une certaine ambiguïté; de quel trésor parle-t-on? Probablement que l’auteur de la source Q entendait désigner la sagesse chrétienne avec le mot « trésor ». Luc aurait voulu personnaliser cette phrase en désigant la parole de Dieu telle que reçue dans l’être croyant, dans ce cœur capable de vibrer à cette parole, de la comprendre et d’agir en conséquence. Mais ce lien entre le cœur et la parole ou l’agir humain était déjà présent dans le monde juif, comme on la vu plus tôt dans notre analyse du mot « fruit » avec Siracide 27, 6. Des textes intertestamentaires en témoignent aussi, comme on le voit dans le Testament d’Asher : « Mais si l’inclination de l’homme est au mal, tout son agir est dans le mal… Même s’il fait le bien, cela tourne au mal; car lorsqu’il commence à faire le bien, la finalité de son action le pousse au mal puisque le trésor de son inclination est plein d’esprit mauvais » (1, 8-9). Le cœur définit l’orientation et la valeur de la parole ou de l’action. |
Le nom kardia dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
propherei (il met de l'avant) |
Propherei est le verbe propherō à l’indicatif présent actif, 3e personne du singulier. C’est un verbe formé de la préposition pro (devant, en avant de) et du verbe pherō (porter); il nous a donné le verbe : proférer. Il signifie donc : porter devant, mettre de l’avant, d’où proférer, produire. C’est un verbe très rare dans toute la Bible et n’apparaît qu’ici dans tout le Nouveau Testament.
Ce verbe n’appartient pas au vocabulaire de Luc et sa présence au v. 45 s’explique simplement parce qu’il provient de la source Q qu’utilise Luc. Matthieu qui reprend également cette source Q a préféré remplacer ce verbe presqu’inconnu par un des verbes de son vocabulaire qu’il utilise beaucoup : ekballō (extraire). Mais ce faisant, il modifie la signification de sa phrase, puisqu’il s’agit maintenant pour lui d’extraire de son trésor de bonnes choses, comme on sort de son sac des objets précieux. Quelle est la signification de la phrase chez Luc avec sa façon d’utiliser la source Q? Quand on examine les quelques occurrences de propherō dans la Septante, on note qu’il a presque toujours la signification de « proférer quelque chose » ou « avancer une idée », et donc nous situe dans un contexte d’interaction orale. Un bel exemple est Pr 10, 13 : « Celui dont les lèvres met de l’avant (propherō) la sagesse frappe d'une verge l'homme privé de sens »; en d’autres mots, le sage écrase l’insensé par la sagesse qui sort de sa bouche. Dans le 3e livre des Maccabées, un écrit d’un juif d’Alexandrie vers l’an 100 av. l’ère moderne, on utilise propherō uniquement pour introduire un dialogue. Ainsi, chez Luc, l’idée est que l’homme bon, à partir du bon trésor de son cœur habité par la parole de Dieu, profère une parole qui est constructive et bénéfique. |
Le verbe propherō dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ponēros (mauvais) |
Ponēros est l’adjectif ponēros au nominatif masculin singulier, et il est l’attribut du mot « homme » sous-entendu, qui est le sujet du verbe « mettre de l’avant ». C’est un mot utilisé diversement par les évangélistes, i.e. très peu par Marc, mais assez abondamment par Matthieu : Mt = 25; Mc = 2; Lc = 12; Jn = 3; Ac = 8; 1Jn = 6; 2Jn = 1; 3Jn = 1.
Ce n’est pas un mot qui semble faire du vocabulaire de Luc. Malgré les 12 occurrences répertoriées, 8 sont simplement une copie de la source Q. Sur les quatre occurrences qui pourraient lui être propres, deux apparaissent dans l’expression « esprit mauvais » (Lc 7, 21; 8, 2), une autre désignent les « choses mauvaises » faites par Hérode Antipas à Jean-Baptiste (Lc 3, 19), et une quatrième apparaît dans un contexte provenant de la source Q et pourrait ne pas être de lui (Lc 6, 35). Concentrons-nous sur les occurrences qui proviennent de la source Q, puisqu’ici au v. 45 il s’agit d’un extrait de cette source. Que constatons-nous? Dans la majorité des cas, l’adjectif mauvais fait référence à des êtres humains : « serviteur mauvais » (Lc 19, 22), « génération mauvaise » (Lc 11, 29), « vous qui êtes mauvais » (Lc 11, 13), « l’homme mauvais » (Lc 6, 45), auquel on pourrait ajouter Lc 6, 35 qui apparaît dans un contexte de citation de la source Q : « Dieu est bon pour les ingrats et les méchants ». Qui sont ces méchants? Commençons avec le « serviteur méchant » (Lc 11, 29) qui a eu peur de son maître qu’il considérait comme sévère et a caché ce qui lui avait été confié, sans le faire fructifier : c’est l’exemple de celui qui ne connaît pas vraiment Dieu et n’a pas fait fructifier la parole reçue; la « génération mauvaise » (Lc 11, 29) est celle qui demande de signes, car elle n’est pas vraiment croyante; « vous qui êtes mauvais » (Lc 11, 13) entend mettre en contraste la bonté de Dieu face aux limites de l’être humain, mais le contexte est aussi celui d’une invitation à la prière dans un contexte où la foi est difficile; enfin, le « Dieu qui est bon pour les ingrats et les méchants » (Lc 6, 35) apparaît dans un contexte de prière pour les ennemis, et les ingrats et les méchants désignent les incroyants. Bref, le méchant ne désigne pas l’être corrompu, mais plutôt l’incroyant ou celui qui n’a pas accueilli adéquatement la parole de Dieu telle que Jésus l’a fait connaître. C’est dans ce contexte de l’être qui n’a pas accueilli adéquatement la parole de Dieu qu’il faut comprendre l’homme méchant du v. 45. Et cet « homme méchant » est mis en contraste avec « l’homme bon », i.e. l’être humain fidèle à la volonté de Dieu. Le mot « mauvais » revient deux autres fois dans ce verset, d’abord dans l’expression : « hors du mauvais il met de l’avant… », une expression mise en contraste par rapport à « hors du bon trésor du cœur il met de l’avant… ». Que signifie ce deuxième « mauvais »? Remarquons que nous n’avons pas un véritable parallèle avec l’homme bon, car pour le mauvais, Luc ne parle plus de trésor et ne parle plus de cœur. Sur ce point, Matthieu apparaît plus fidèle à la source Q quand il écrit : « et le mauvais homme hors du mauvais trésor ». Pourquoi Luc aurait-il éliminé le mot « trésor » et n’aurait pas ajouté le mot « cœur »? Comme le mot « trésor » faisait probablement référence à la parole de Dieu, cela n’avait aucun sens de parler de « mauvais trésor ». Et en éliminant le mot « trésor » il se trouvait à éliminer automatiquement son complément de nom. Que signifie alors « hors du mauvais il met de l’avant… »? Nous avons déjà défini l’homme mauvais comme celui qui n’a pas accueilli adéquatement la parole de Dieu, et donc « hors du mauvais » désigne cette foi imparfaite, et même l’incroyance. Le mot « mauvais » revient enfin dans l’expression « il met de l’avant le mauvais ». Nous avons dit plus tôt que l’homme bon profère une parole constructive et bénéfique. Par contraste, l’homme mauvais profère une parole qui n’est pas constructive ni bénéfique, donc destructrice, i.e. mauvaise. |
L'adjectif ponēros dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
perisseumatos (abondance) |
Perisseumatos est le nom neutre perisseuma au génitif singulier, le génitif étant requis à cause de la préposition ek (hors de, à partir de). Il signifie : abondance, et est très rare dans toute la Bible : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; 1Jn = 0; 2Jn = 0; 3Jn = 0.
Dans les évangiles, le mot est apparu d’abord dans le récit de Marc sur la deuxième multiplication des pains (8, 8) où l’abondance entend désigner le surplus dont les gens n’ont pas eu besoin pour se nourrir. Autrement, le mot se trouve dans ce passage de la source Q cité presque littéralement par Luc (6, 45) et Matthieu (12, 34). Que signifie l’expression : « de l'abondance d’un cœur... »? Nous avons déjà fait remarquer que le cœur désigne l’être de la personne dans ses sentiments, sa réflexion et son agir, c’est son identité, ce qui le définit. L’abondance désigne donc les sentiments, la réflexion et l’agir dominants. C’est dans cette ligne qu’il faut comprendre ce passage de Qohélet 2, 15 : « Et j'ai dit en mon cœur : La même fin adviendra à l'insensé et à moi-même ; pourquoi donc ai-je acquis la sagesse ? J'ai donc, en outre, dit en mon cœur : Cela aussi est vanité, puisque l'insensé parle aussi d'abondance (perisseuma) ». Rappelons que la sagesse dans le monde biblique n’est simplement un savoir, mais une façon d’être qui inclut l’agir. Qohélet déplore le fait que le sage comme l’insensé expriment pareillement leur être dans leur parole, et donc cette parole a le même poids, et de plus, tous les deux finiront leurs jours de la même façon. Ainsi, l’abondance d’un cœur fait référence à tout le poids des sentiments, des pensées et de l’agir d’une personne qui marque son identité et prend le chemin de la parole. Cette abondance peut être marquée par la parole de Dieu, comme par son absence. |
Nom perisseuma dans la Bible | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
lalei (il parle) |
Lalei est le verbe laleō à l’indicatif présent actif, 3e personne du singulier et il signifie : parler. On imagine bien que ce verbe est très fréquent : Mt = 26; Mc = 21; Lc = 31; Jn = 59; Ac = 59; 1Jn = 1; 2Jn = 1; 3Jn = 1. On retrouve surtout ce verbe chez Jean qui introduit son évangile avec la parole (logos) qui s’est fait chair, et chez Luc pour qui la parole est un thème central de son évangile et de ses Actes. Mais de manière générale on peut dire que le Judaïsme nous présente un Dieu qui parle, ce qui nous a donné ces livres de la Bible, et le Nouveau Testament rend témoignage de cette parole fait chair en Jésus. Il ne faut donc pas s’étonner que les verbes legō (dire), le plus fréquent chez les évangélistes (plus de deux mille fois), et laleō reviennent si souvent.
Mais il existe en grec une distinction entre legō (dire) et laleō (parler) : legō est seul à pouvoir introduire le contenu d’une parole, et souvent ce verbe est au participe présent, ce qui nous donne une structure qu’on trouve souvent dans les évangiles-Actes : « il parla, disant » (par exemple, Ac 8, 26 : « L'Ange du Seigneur parla à Philippe disant »). Sur les 31 occurrences de laleō chez Luc, 25 lui sont propres. Quand on examine les passages où ces occurrences lui sont propres, on note que le verbe exerce un certain nombre de fonctions :
Où situer notre verset 45 dans ce que nous venons d’identifier comme les fonctions du verbe « parler »? On remarque qu’affirmer que « de l'abondance d’un coeur parle la bouche » ne cadre pas du tout avec aucune des trois fonctions que nous avons spécifiées. Il ne faut pas s’en surprendre, car Luc copie ici ce qui lui vient de la source Q. La fonction de la parole est alors d’être le miroir de la personne, de refléter son identité. En même temps, ce verset assume au point de départ que nous sommes dans un contexte d’interaction orale : des gens parlent, et alors on invite l’auditoire à comprendre que le contenu de ce qui est dit donne un éclairage sur l’identité de la personne, et donc permet de qualifier la valeur de ce qui est dit. Le contexte n'est plus celui de la prédication sur le royaume de Jésus, mais celui de l'interaction communautaire. |
Le verbe laleō dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
stoma (bouche) |
Stoma est le nom neutre stoma au nominatif singulier, et il est le sujet du verbe « parler ». Il signifie: bouche. Sa présence dans les évangiles-Actes est concentrée chez Matthieu et Luc (évangile et les Actes) : Mt = 11; Mc = 0; Lc = 9; Jn = 1; Ac = 12; 1Jn = 0; 2Jn = 2; 3Jn = 2. La bouche chez l’être humain a deux grandes fonctions : parler et manger; mais la fonction de parler domine largement dans les évangiles-Actes, car sur le total de 37 occurrences, 32 font référence à la bouche comme organe de la parole.
Chez Luc, la bouche fait toujours référence à sa fonction dans la parole, à l’exception de 21, 24 avec l’expression « bouche du glaive », une expression biblique (voir Gn 34, 26; Jos 8, 24; 19, 47; Jg 1, 8; Si 28, 18; He 11, 34) pour décrire le fait que le glaive dévore les humains en les faisant mourir. Ainsi la bouche de Zacharie s’ouvre pour bénir Dieu (1, 64), la bouche des prophètes ont annoncé une force de salut (1, 70), des paroles pleines de grâce sortent de la bouche de Jésus (4, 22), face à leurs adversaire, les disciples auront dans leur bouche une parole de sagesse pour confondre leurs adversaires (21, 15), on surveille ce qui sort de la bouche de Jésus pour le piéger (11, 54), ce qui sort de la bouche de Jésus sur le fils de l’homme est utilisé pour sa condamnation (22, 71), ce qui sort de la bouche du serviteur sur la sévérité de son maître sert à sa condamnation (19, 52). Notre v. 45 où le mot « bouche » provient de la source Q appartient à une classe à part, car il ne fait référence à aucun message particulier. Même s’il désigne clairement l’organe de la parole, aucune parole spécifique n’est mentionnée : nous avons simplement l’affirmation générale que ce qui sortira de cette bouche doit être jugé d'après la qualité de la personne. |
Le nom stoma dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
-André Gilbert, Gatineau, décembre 2021 |