Analyse biblique de Luc 15, 1-32

Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.


  1. Traduction du texte grec
  2. Analyse verset par verset en exprimant toutes mes questions ou observations
  3. Analyse de la structure du texte
  4. Analyse du contexte
  5. Analyse des parallèles
  6. Intention de l'auteur en écrivant ce passage
  7. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

 


  1. Traduction du texte grec (28e édition de Kurt Aland)

    Texte grecTexte grec translittéréTraduction littéraleTraduction en français courant
    1 Ἦσαν δὲ αὐτῷ ἐγγίζοντες πάντες οἱ τελῶναι καὶ οἱ ἁμαρτωλοὶ ἀκούειν αὐτοῦ.1 Ēsan de autō engizontes pantes hoi telōnai kai hoi hamartōloi akouein autou.1 Puis étaient de lui approchant tous les douaniers et les pécheurs pour entendre de lui. 1 Or tous les douaniers et les dévoyés s’étaient mis à fréquenter Jésus pour l’écouter.
    2 καὶ διεγόγγυζον οἵ τε Φαρισαῖοι καὶ οἱ γραμματεῖς λέγοντες ὅτι οὗτος ἁμαρτωλοὺς προσδέχεται καὶ συνεσθίει αὐτοῖς.2 kai diegongyzon hoi te Pharisaioi kai hoi grammateis legontes hoti houtos hamartōlous prosdechetai kai synesthiei autois.2 Et ils grommelaient non seulement les Pharisiens mais aussi les scribes disant que lui les pécheurs il fait bon accueil et mange avec eux.2 Mais les Pharisiens aussi bien que les spécialistes de la Bible grommelaient, se plaignant qu’il ouvrait les bras aux dévoyés et mangeait avec eux.
    3 Εἶπεν δὲ πρὸς αὐτοὺς τὴν παραβολὴν ταύτην λέγων.3 Eipen de pros autous tēn parabolēn tautēn legōn• 3 Puis il dit vers eux la parabole celle-ci disant :3 Alors Jésus leur raconta cette histoire tirée de la vie :
    4 τίς ἄνθρωπος ἐξ ὑμῶν ἔχων ἑκατὸν πρόβατα καὶ ἀπολέσας ἐξ αὐτῶν ἓν οὐ καταλείπει τὰ ἐνενήκοντα ἐννέα ἐν τῇ ἐρήμῳ καὶ πορεύεται ἐπὶ τὸ ἀπολωλὸς ἕως εὕρῃ αὐτό;4 tis anthrōpos ex hymōn echōn hekaton probata kai apolesas ex autōn hen ou kataleipei ta enenēkonta ennea en tē erēmō kai poreuetai epi to apolōlos heōs heurē auto? 4 Quel homme parmi vous ayant cent moutons et ayant perdu parmi eux un n’abandonne-t-il pas les quatre-vingt-dix neuf dans le désert et marche pour le perdu jusqu’à ce qu’il trouve lui?4 « Si quelqu’un parmi vous avait cent moutons et qu’il en perdait un, ne laisserait-il pas les quatre-vingts dix neuf dans un lieu désertique pour se mettre en marche vers celui qui s’est perdu aussi longtemps qu’il ne l’a pas trouvé?
    5 καὶ εὑρὼν ἐπιτίθησιν ἐπὶ τοὺς ὤμους αὐτοῦ χαίρων5 kai heurōn epitithēsin epi tous ōmous autou chairōn 5 et ayant trouvé il le pose sur les épaules de lui se réjouissant5 Quand il l’a trouvé, il le met plein de joie sur ses épaules.
    6 καὶ ἐλθὼν εἰς τὸν οἶκον συγκαλεῖ τοὺς φίλους καὶ τοὺς γείτονας λέγων αὐτοῖς• συγχάρητέ μοι, ὅτι εὗρον τὸ πρόβατόν μου τὸ ἀπολωλός.6 kai elthōn eis ton oikon synkalei tous philous kai tous geitonas legōn autois• syncharēte moi, hoti heuron to probaton mou to apolōlos. 6 et étant allé dans la maison il appelle ensemble les amis et les voisins disant à eux : réjouissez-vous ensemble avec moi, car j’ai trouvé le mouton de moi le perdu.6 À son retour à la maison, il appelle les amis et des voisins en leur disant : "Venez vous réjouir avec moi, car j’ai retrouvé le mouton que j’avais perdu."
    7 λέγω ὑμῖν ὅτι οὕτως χαρὰ ἐν τῷ οὐρανῷ ἔσται ἐπὶ ἑνὶ ἁμαρτωλῷ μετανοοῦντι ἢ ἐπὶ ἐνενήκοντα ἐννέα δικαίοις οἵτινες οὐ χρείαν ἔχουσιν μετανοίας7 legō hymin hoti houtōs chara en tō ouranō estai epi heni hamartōlō metanoounti ē epi enenēkonta ennea dikaiois hoitines ou chreian echousin metanoias.7 Je dis à vous qu’ainsi une joie dans le ciel sera pour un seul pécheur se repentant que pour quatre-vingt-dix-neuf justes lesquels pas besoin n’ont de repentance. 7 C’est de la même façon, je vous le dis, qu’il y aura de la joie chez Dieu pour un seul dévoyé qui réoriente sa vie, que pour quatre-vingt-dix-neuf personnes irréprochables qui n’ont pas besoin de réorienter leur vie.
    8 Ἢ τίς γυνὴ δραχμὰς ἔχουσα δέκα ἐὰν ἀπολέσῃ δραχμὴν μίαν, οὐχὶ ἅπτει λύχνον καὶ σαροῖ τὴν οἰκίαν καὶ ζητεῖ ἐπιμελῶς ἕως οὗ εὕρῃ;8 Ē tis gynē drachmas echousa deka ean apolesē drachmēn mian, ouchi haptei lychnon kai saroi tēn oikian kai zētei epimelōs heōs hou eurē? 8 Ou bien, quelle femme drachmes ayant dix si perdait drachme une seule, elle n’allume pas une lampe et elle balaie la maison et elle cherche avec soin jusqu’à ce qu’elle le trouve?8 Une autre histoire. Quelle femme, possédant l’équivalant de dix jours de salaire et qui perdrait l’équivalant d’une somme d’un seul jour de salaire, n’allumerait pas une lampe et ne balaierait pas la maison pour chercher avec soin tant qu’elle n’aura rien trouvé?
    9 καὶ εὑροῦσα συγκαλεῖ τὰς φίλας καὶ γείτονας λέγουσα• συγχάρητέ μοι, ὅτι εὗρον τὴν δραχμὴν ἣν ἀπώλεσα.9 kai heurousa synkalei tas philas kai geitonas legousa• syncharēte moi, hoti heuron tēn drachmēn hēn apōlesa. 9 et ayant trouvé elle appelle ensemble les amies et les voisins disant : réjouissez-vous ensemble avec moi, car j’ai trouvé la drachme que j’avais perdue.9 Et après avoir trouvé, elle appelle les amies et les voisins en disant : "Venez vous réjouir avec moi, car j’ai retrouvé l’argent équivalant à une journée de salaire que j’avais perdu."
    10 οὕτως, λέγω ὑμῖν, γίνεται χαρὰ ἐνώπιον τῶν ἀγγέλων τοῦ θεοῦ ἐπὶ ἑνὶ ἁμαρτωλῷ μετανοοῦντι.10 houtōs, legō hymin, ginetai chara enōpion tōn angelōn tou theou epi heni hamartōlō metanoounti.10 Ainsi, je dis à vous, il survient joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur se repentant.10 C’est de la même façon, je vous le dis, qu’il y a de la joie chez les gens en relation avec Dieu pour un seul dévoyé qui réoriente sa vie. »
    11 Εἶπεν δέ• ἄνθρωπός τις εἶχεν δύο υἱούς.11 Eipen de• anthrōpos tis eichen dyo huious. 11 Puis il dit : « Un homme quelconque avait deux fils. 11 Jésus ajoute une autre histoire. « Il y avait un homme avec deux fils.
    12 καὶ εἶπεν ὁ νεώτερος αὐτῶν τῷ πατρί• πάτερ, δός μοι τὸ ἐπιβάλλον μέρος τῆς οὐσίας. ὁ δὲ διεῖλεν αὐτοῖς τὸν βίον.12 kai eipen ho neōteros autōn tō patri• pater, dos moi to epiballon meros tēs ousias. ho de dieilen autois ton bion. 12 et il dit le plus jeune d’eux au père : "Père, donne-moi la portion échéante à moi des possessions". Puis lui il distribua à eux l’avoir. 12 Le cadet dit à son père : "Papa, donne-moi la portion d’héritage qui me revient de ce que tu possèdes." Alors le père fait le partage de ses biens.
    13 καὶ μετʼ οὐ πολλὰς ἡμέρας συναγαγὼν πάντα ὁ νεώτερος υἱὸς ἀπεδήμησεν εἰς χώραν μακρὰν καὶ ἐκεῖ διεσκόρπισεν τὴν οὐσίαν αὐτοῦ ζῶν ἀσώτως.13 kai met’ ou pollas hēmeras synagagōn panta ho neōteros huios apedēmēsen eis chōran makran kai ekei dieskorpisen tēn ousian autou zōn asōtōs. 13 Et après pas plusieurs jours, ayant rassemblé toutes choses le plus jeune fils partit en voyage vers une contrée lointaine et là il dilapida la fortune de lui vivant dans la perdition.13 Et sans attendre bien longtemps, ses valises faites, le cadet partit en voyage pour un pays lointain. Et c’est là qu’il gaspilla ce qu’il possédait en menant une vie dissolue.
    14 δαπανήσαντος δὲ αὐτοῦ πάντα ἐγένετο λιμὸς ἰσχυρὰ κατὰ τὴν χώραν ἐκείνην, καὶ αὐτὸς ἤρξατο ὑστερεῖσθαι.14 dapanēsantos de autou panta egeneto limos ischyra kata tēn chōran ekeinēn, kai autos ērxato hystereisthai.14 Puis ayant épuisé de lui toutes choses, étant survenue une famine très forte dans la contrée celle-là, et lui-même commença à être dans la privation.14 Après avoir tout épuisé, il arriva qu’une grande pénurie sévit dans le pays où il se trouvait, si bien qu’il commença à connaître l’indigence.
    15 καὶ πορευθεὶς ἐκολλήθη ἑνὶ τῶν πολιτῶν τῆς χώρας ἐκείνης, καὶ ἔπεμψεν αὐτὸν εἰς τοὺς ἀγροὺς αὐτοῦ βόσκειν χοίρους,15 kai poreutheis ekollēthē heni tōn politōn tēs chōras ekeinēs, kai epempsen auton eis tous agrous autou boskein choirous, 15 Et étant allé, il s’attacha à un des citoyens de la contrée celle-là, et il envoya lui vers les champs de lui paître des cochons.15 Réagissant, il alla offrir ses services à un citoyen de la région, qui l’envoya dans les champs s’occuper des cochons.
    16 καὶ ἐπεθύμει χορτασθῆναι ἐκ τῶν κερατίων ὧν ἤσθιον οἱ χοῖροι, καὶ οὐδεὶς ἐδίδου αὐτῷ16 kai epethymei chortasthēnai ek tōn keratiōn hōn ēsthion hoi choiroi, kai oudeis edidou autō. 16 Et il désirait se rassasier des caroubes que mangeaient les cochons, et personne donnait à lui. 16 Oh! Comme il aurait voulu manger les caroubes que dévoraient les cochons, mais personne n’en lui donnait.
    17 εἰς ἑαυτὸν δὲ ἐλθὼν ἔφη• πόσοι μίσθιοι τοῦ πατρός μου περισσεύονται ἄρτων, ἐγὼ δὲ λιμῷ ὧδε ἀπόλλυμαι.17 eis heauton de elthōn ephē• posoi misthioi tou patros mou perisseuontai artōn, egō de limō hōde apollymai. 17 Puis vers lui-même étant allé, il disait : "Combien de salariés du père de moi surabondent de pains, mais moi de faim ici je péris. 17 Faisant une réflexion personnelle, il se disait : "Combien d’employés de mon père ont tout le pain qu’ils veulent, alors que moi je crève ici de faim.
    18 ἀναστὰς πορεύσομαι πρὸς τὸν πατέρα μου καὶ ἐρῶ αὐτῷ• πάτερ, ἥμαρτον εἰς τὸν οὐρανὸν καὶ ἐνώπιόν σου,18 anastas poreusomai pros ton patera mou kai erō autō• pater, hēmarton eis ton ouranon kai enōpion sou,18 Étant levé, j’irai vers le père de moi et je dirai à lui : Père, j’ai commis une faute contre le ciel et devant toi, 18 Je me lèverai donc pour aller vers mon père, et je lui dirai : Papa, j’ai commis une faute à l’égard de Dieu et à l’égard de toi,
    19 οὐκέτι εἰμὶ ἄξιος κληθῆναι υἱός σου• ποίησόν με ὡς ἕνα τῶν μισθίων σου.19 ouketi eimi axios klēthēnai huios sou• poiēson me hōs hena tōn misthiōn sou. 19 ne plus je suis digne d’être appelé fils de toi. Mais fais-moi comme un des salariés de toi.19 et je n’ai plus le droit d’être ton fils. Mais engage-moi comme un de tes employés.
    20 καὶ ἀναστὰς ἦλθεν πρὸς τὸν πατέρα ἑαυτοῦ. Ἔτι δὲ αὐτοῦ μακρὰν ἀπέχοντος εἶδεν αὐτὸν ὁ πατὴρ αὐτοῦ καὶ ἐσπλαγχνίσθη καὶ δραμὼν ἐπέπεσεν ἐπὶ τὸν τράχηλον αὐτοῦ καὶ κατεφίλησεν αὐτόν.20 kai anastas ēlthen pros ton patera heautou. Eti de autou makran apechontos eiden auton ho patēr autou kai esplanchnisthē kai dramōn epepesen epi ton trachēlon autou kai katephilēsen auton. 20 Et s’étant levé il partit vers le père de lui-même. Mais encore lui d’une grande distance étant éloigné, il vit lui le père de lui et il fut ému jusqu’aux entrailles et ayant couru il se jeta au cou de lui et embrassa lui.20 Alors il se lève pour aller vers son père. Mais comme il est encore loin, son père l’aperçoit à distance et est bouleversé jusqu’aux entrailles. Il court aussitôt vers lui et se jette à son cou pour l’embrasser.
    21 εἶπεν δὲ ὁ υἱὸς αὐτῷ• πάτερ, ἥμαρτον εἰς τὸν οὐρανὸν καὶ ἐνώπιόν σου, οὐκέτι εἰμὶ ἄξιος κληθῆναι υἱός σου.21 eipen de ho huios autō• pater, hēmarton eis ton ouranon kai enōpion sou, ouketi eimi axios klēthēnai huios sou. 21 Puis il dit le fils à lui : "Père, j’ai commis une faute contre le ciel et devant toi, ne plus je suis digne d’être appelé fils de toi.21 Le fils lui dit donc : "Papa, j’ai commis une faute à l’égard de Dieu et à l’égard de toi, je n’ai plus le droit d’être appelé ton fils."
    22 εἶπεν δὲ ὁ πατὴρ πρὸς τοὺς δούλους αὐτοῦ• ταχὺ ἐξενέγκατε στολὴν τὴν πρώτην καὶ ἐνδύσατε αὐτόν, καὶ δότε δακτύλιον εἰς τὴν χεῖρα αὐτοῦ καὶ ὑποδήματα εἰς τοὺς πόδας,22 eipen de ho patēr pros tous doulous autou• tachy exenenkate stolēn tēn prōtēn kai endysate auton, kai dote daktylion eis tēn cheira autou kai hypodēmata eis tous podas,22 Puis il dit le père à l’adresse des serviteurs de lui: "Vite, apportez un vêtement le premier et revêtez lui, et donnez une bague à la main de lui et des sandales aux pieds,22 Aussitôt le père s’adresse à ses serviteurs pour leur demander : "Vite, apportez le plus bel habit pour le revêtir, mettez-lui une bague au doigt et des sandales au pied.
    23 καὶ φέρετε τὸν μόσχον τὸν σιτευτόν, θύσατε, καὶ φαγόντες εὐφρανθῶμεν,23 kai pherete ton moschon ton siteuton, thysate, kai phagontes euphranthōmen, 23 et apportez le veau l’engraissé, égorgez, et mangeant célébrons,23 Apportez aussi le veau en train d’être engraissé, abattez-le, et faisons la fête par un banquet.
    24 ὅτι οὗτος ὁ υἱός μου νεκρὸς ἦν καὶ ἀνέζησεν, ἦν ἀπολωλὼς καὶ εὑρέθη καὶ ἤρξαντο εὐφραίνεσθαι.24 hoti houtos ho huios mou nekros ēn kai anezēsen, ēn apolōlōs kai heurethē. kai ērxanto euphrainesthai. 24 car celui-ci le fils de moi mort était et est remonté à la vie, il était s’étant perdu et il a été retrouvé. Et ils commencèrent à célébrer.24 Car mon fils que voici était mort, il a maintenant repris vie, il s’était perdu, on l’a retrouvé." Et on commença à fêter.
    25 ῏Ην δὲ ὁ υἱὸς αὐτοῦ ὁ πρεσβύτερος ἐν ἀγρῷ• καὶ ὡς ἐρχόμενος ἤγγισεν τῇ οἰκίᾳ, ἤκουσεν συμφωνίας καὶ χορῶν,25 Ēn de ho huios autou ho presbyteros en agrō• kai hōs erchomenos ēngisen tē oikia, ēkousen symphōnias kai chorōn, 25 Puis était le fils de lui le plus vieux dans un champ. Et lorsque venant il s’approcha de la maison, il entendit un concert d’instruments et des choeurs de danse,25 Mais le fils ainé se trouvait encore aux champs. Alors qu’il s’était approché de la maison, il entendit la musique et les pas de danse.
    26 καὶ προσκαλεσάμενος ἕνα τῶν παίδων ἐπυνθάνετο τί ἂν εἴη ταῦτα.26 kai proskalesamenos hena tōn paidōn epynthaneto ti an eiē tauta.26 et ayant appelé un des garçons de service il s’enquérait quoi peut bien être ces choses?26 Il appelle donc un des garçons de service pour s’enquérir de ce qui se passait.
    27 ὁ δὲ εἶπεν αὐτῷ ὅτι ὁ ἀδελφός σου ἥκει, καὶ ἔθυσεν ὁ πατήρ σου τὸν μόσχον τὸν σιτευτόν, ὅτι ὑγιαίνοντα αὐτὸν ἀπέλαβεν.27 ho de eipen autō hoti ho adelphos sou hēkei, kai ethysen ho patēr sou ton moschon ton siteuton, hoti hygiainonta auton apelaben. 27 Puis lui dit à lui que le frère de lui était arrivé, et a fait égorgé le père de lui le veau l’engraissé, car en santé lui il a récupéré.27 On lui dit donc que son frère était revenu à la maison, et que le père avait fait égorger le veau qu’on engraissait, car il l’avait retrouvé en bonne santé.
    28 ὠργίσθη δὲ καὶ οὐκ ἤθελεν εἰσελθεῖν, ὁ δὲ πατὴρ αὐτοῦ ἐξελθὼν παρεκάλει αὐτόν.28 ōrgisthē de kai ouk ēthelen eiselthein, ho de patēr autou exelthōn parekalei auton. 28 Puis il se mit en colère et ne voulait pas entrer, mais le père de lui étant sorti exhortait lui.28 À ce moment il piqua une grande colère et ne voulait même pas entrer. Alors le père sortit pour l’en prier.
    29 ὁ δὲ ἀποκριθεὶς εἶπεν τῷ πατρὶ αὐτοῦ• ἰδοὺ τοσαῦτα ἔτη δουλεύω σοι καὶ οὐδέποτε ἐντολήν σου παρῆλθον, καὶ ἐμοὶ οὐδέποτε ἔδωκας ἔριφον ἵνα μετὰ τῶν φίλων μου εὐφρανθῶ•.29 ho de apokritheis eipen tō patri autou• idou tosauta etē douleuō soi kai oudepote entolēn sou parēlthon, kai emoi oudepote edōkas eriphon hina meta tōn philōn mou euphranthō• 29 Puis lui ayant répondu dit au père de lui: "Voici tant d’années je sers toi et jamais le précepte de toi je n’ai enfreint, et à moi jamais tu n’as donné un bouc afin que avec les amis de moi je célèbre.29 L’aîné fit cette réponse à son père : "Ça fait si longtemps que je suis à ton service et jamais je n’ai désobéi à tes règles, et pourtant jamais tu as pris la peine de me donner même une chose sans valeur comme le mâle d’une chèvre pour fêter avec mes amis.
    30 ὅτε δὲ ὁ υἱός σου οὗτος ὁ καταφαγών σου τὸν βίον μετὰ πορνῶν ἦλθεν, ἔθυσας αὐτῷ τὸν σιτευτὸν μόσχον.30 hote de ho huios sou houtos ho kataphagōn sou ton bion meta pornōn ēlthen, ethysas autō ton siteuton moschon. 30 Puis quand le fils de toi, celui-là, l’ayant dévoré de toi l’avoir avec des prostituées il est allé, tu as égorgé pour lui l’engraissé veau.30 Par contre, quand ton fils que voilà, qui revient d’avoir dévoré tous tes biens avec les putains, tu t’es donné le mal d’égorger le veau qu’on engraissait."
    31 ὁ δὲ εἶπεν αὐτῷ• τέκνον, σὺ πάντοτε μετʼ ἐμοῦ εἶ, καὶ πάντα τὰ ἐμὰ σά ἐστιν•.31 ho de eipen autō• teknon, sy pantote met’ emou ei, kai panta ta ema sa estin• 31 Puis lui dit à lui : "Enfant, toi toujours avec moi tu es, et toutes choses les miennes les tiennes est.31 Le père lui répondit : "Mon enfant, tu demeures toujours avec moi et tu sais que ce qui est à moi est aussi à toi.
    32 εὐφρανθῆναι δὲ καὶ χαρῆναι ἔδει, ὅτι ὁ ἀδελφός σου οὗτος νεκρὸς ἦν καὶ ἔζησεν, καὶ ἀπολωλὼς καὶ εὑρέθη.32 euphranthēnai de kai charēnai edei, hoti ho adelphos sou houtos nekros ēn kai ezēsen, kai apolōlōs kai heurethē.32 Puis célébrer et se réjouir il fallait, car le frère de toi celui-là mort était et il est devenu vivant, et il avait été perdu, il a été retrouvé. " »32 Mais il fallait fêter et se réjouir que ton frère, qui était mort, qu’il soit revenu à la vie, qui s’était perdu, qu’il ait été retrouvé." »

  1. Analyse verset par verset

    v. 1 Or tous les douaniers et les dévoyés s’étaient mis à fréquenter Jésus pour l’écouter.

    Littéralement: Puis étaient de lui approchant (engizontes) tous (pantes) les douaniers (telōnai) et les pécheurs (hamartōloi) pour entendre (akouein) de lui.

engizontes (approchant)
Le verbe engizō signifie : s’approcher, se faire proche de. Même si c’est un mot qu’il reprend de Marc quand ce dernier parle du Règne de Dieu qui s’est approché (10, 9) ou de Jésus qui s’approche de Bethphagé, au mont des Oliviers (19, 29), il l’utilise fréquemment à toutes les sauces (Mt = 7 ; Mc = 3; Lc = 18; Jn = 0; Ac = 6) pour décrire la proximité d’une ville ou d’un événement, et dans le cas qui nous occupe, la proximité humaine qui permet d’établir une relation : c’est soit Jésus qui prend l’initiative (15, 1; 18, 40; 24, 15), soit d’autres (15, 1; 22, 47). Nous avons traduit engizō par « fréquenter » pour rendre l’idée que se rendre proche de quelqu’un signifie s’ouvrir à sa pensée et établir une relation continue.

pantes (tous)

Notons simplement que le mot grec pas (tous) est fréquemment utilisé par Luc : (Mt = 129 ; Mc = 67; Lc = 159; Jn = 65; Ac = 172), et donc un total de 331 pour l’ensemble de son évangile et des Actes. C’est une façon pour lui de souligner l’unanimité des gens et la popularité de Jésus.

telōnai (douaniers)
Nous avons traduit telōnēs (publicain, péager, percepteur) par douanier, car le mot grec est dérivé de telos (impôt), et que dans le contexte de la Galilée il désignait probablement les gens qui s’occupaient du péage dans cette zone frontalière. Évidemment, ces gens étaient mal vus, car on les considérait comme des collaborateurs de l’occupant romain, et leur travail ouvrait la possibilité d’exactions.

Or, ces gens mal vus sont présentés par les trois évangiles synoptiques (Mt = 6 ; Mc = 1; Lc = 7; Jn = 0; Ac = 0) comme des gens qui sont allés vers Jésus pour l’écouter (Lc 15, 1) et même partager sa table (Mc 2, 15; Mt 9, 10), tout comme ils se sont mis à l’écoute de Jean Baptiste (Lc 3, 12; 7, 29; Mt 21, 32), et qu’enfin l’un d’eux est devenu un disciple de Jésus (Lévi selon Lc 5, 27, Matthieu selon Mt 10, 3). Mais c’est Luc qui nous donne le portrait le plus positif avec ce récit sur la prière du Pharisien et du Publicain/douanier (Lc 18, 10), alors que le Juif Matthieu n’hésite pas à les utiliser comme exemple de ce qu’il ne faut pas être : Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous? Les douaniers eux-mêmes n’en font-ils pas autant? (5, 46); Que s’il refuse de les écouter, dis-le à la communauté. Et s’il refuse d’écouter même la communauté, qu’il soit pour toi comme le païen et le douanier (18, 17). En cela, Luc poursuit de manière cohérente l’oeuvre de son évangile de réhabiliter et mettre en valeur les pauvres, les marginaux, les gens mal vus comme les bergers ou les gens sans statut social comme les femmes.

hamartōloi (pécheurs)
Quant au mot pécheur (hamartōlos), il a une longue histoire biblique, car il apparaît à peu près partout dans l’Ancien Testament. Une évocation typique nous est donnée par les Psaume 51, 15 : Aux pécheurs (ḥaṭṭāʾ) j’enseignerai tes voies, à toi se rendront les égarés (pšʿ). Dans les évangiles, Luc est celui qui nous parle le plus du pécheur : (Mt = 5 ; Mc = 6; Lc = 18; Jn = 4). Mais quel sens faut-il donner à ce mot et comment le traduire? Car jamais en ce 21e siècle il nous viendrait à l’idée de traiter un groupe de gens de « pécheurs ». Ça ne fait plus partie de notre vocabulaire. Retournons à l’étymologie du mot. Tout d’abord, en Hébreu, la racine ḥṭʾ signifie d’abord : négliger, faire défaut, être en tort (voir Jean l’Hour, Nouveau Vocabulaire Biblique, p. 148). L’idée générale est qu’on a raté la cible qu’on visait, si bien que le pécheur est quelqu’un qui s’est mis en porte-à-faux vis-à-vis de quelqu’un, et donc est en situation de rupture vis-à-vis de cette personne. Dans le monde grec classique, si le verbe pécher (hamartanō) évoque le fait de manquer le but ou la cible, et donc de se tromper et de commettre une erreur, le mot « pécheur » n’apparaîtra que plus tard sous la plume d’Aristote où il désigne quelqu’un qui se trompe ou fait fausse route (voir André Myre, Nouveau Vocabulaire Biblique, p. 391). Pour compléter ce tableau, il faut se rappeler que le monde antique est celui où prédomine la collectivité sur l’individu. Ainsi, quelqu’un qui se désaligne des règles communautaires est un pécheur. Et comme nous sommes dans un monde où les dimensions sociale et religieuse sont fusionnées, quelqu’un qui s’écarte des règles communes devient quelqu’un en rupture avec Dieu, un transgresseur, un révolté, un dévoyé, un hors-la-loi, un pervers, un égaré, un marginal, un infidèle, un renégat, des qualificatifs tous synonymes de pécheur. Les diverses traductions de la Bible pigent allègrement dans ce vocabulaire. Personnellement, j’ai opté pour le mot « dévoyé », car d’une part il garde l’idée de quelqu’un qui dévie et s’égare, et d’autre part il véhicule une connotation péjorative. Ce qu’il faut retenir ici, c’est que selon Luc, Jésus n’a pas peur de ces gens, et même exerce sur eux une certaine fascination.

Quand on regarde plus en détail ce que disent les évangiles sur le pécheur, on note ceci.

  • L’évangile selon Marc a lancé le bal avec le couple publicain (douanier) / pécheur (Mc 2, 15-16), que reprend Matthieu et qu’il élargit à l’aide de la source Q (Mt 9, 10-11; 11, 19), tout comme Luc (Lc 5, 30; 7, 34; 15, 1-2); tous ces passages insistent pour dire que Jésus était proche d’eux, qu’il faisait table commune avec eux, qu’il les accueillait à bras ouvert, ce qui déclenchait la colère de certains, en particulier des Pharisiens.

  • Mais Luc va plus loin en identifiant un douanier pécheur, Zachée, qu’il décrit comme chef des douaniers qui était très riche (19, 2). S’était-il enrichi malhonnêtement? Le récit se contente de mentionner que Zachée promet de remettre au quadruple si jamais il avait extorqué quelqu’un. Car son métier lui permettait de faire des exactions. Mais le fait qu’il appartienne au groupe des pécheurs est clair : Il est allé loger chez un homme pécheur, murmure-t-on (19, 7).

  • Un autre douanier pécheur apparaît dans cette parabole de Luc où un Pharisien et un douanier montent au temple pour prier (18, 10-14); c’est le douanier lui-même qui se reconnaît comme un pécheur. Il est difficile de savoir si c’est la nature même de son travail qui l’amenait à se considérer comme un pécheur. Quoi qu’il en soit, il est possible que pour Luc le cadre du temple et la vérité d’un coeur droit amène quelqu’un à être sensible à la distance entre la sainteté de Dieu et l’état fragile d’un homme. C’est du moins ce que semble proposer cet autre passage de Luc où Pierre, après la pêche miraculeuse, vue comme une intervention divine, s’écrie : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur » (5, 8).

  • Luc met en scène un autre pécheur, ou plutôt une pécheresse, qu’il introduit ainsi dans son récit, alors qu’elle entre dans une maison de Pharisien pour toucher à Jésus en train de manger et répandre sur lui du parfum (7, 36-50). On ne connaît pas son nom, mais la réaction du Pharisien laisse entendre qu’elle était peut-être une prostituée.

  • Malgré la présentation sympathique de tous ces pécheurs par Luc, il n’en reste pas moins que ce ne sont pas des gens exemplaires qu’il faut imiter tel quel : Que si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on? Car même les pécheurs aiment ceux qui les aiment (voir Lc 6, 32-34).

  • Il y a même plus. Ce sont les pécheurs qui sont responsables de sa mort, comme l’affirme ces paroles que Marc met dans la bouche de Jésus : Désormais vous pouvez dormir et vous reposer. C’en est fait. L’heure est venue: voici que le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs (14, 41; voir aussi Mt 26, 45 et Lc 24, 7). Et Marc met également ce jugement sur le monde dans la bouche de Jésus : cette génération adultère et pécheresse (8, 38).

  • Mais alors, pourquoi Jésus s’est-il fait proche de ces gens alors qu’ils ne sont pas à imiter, alors qu’ils seront responsables de sa mort? Marc a été le premier à le dire en mettant cette phrase dans la bouche de Jésus : Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. (2, 17) C’est la même idée que reprennent Matthieu 9, 13 et Luc 5, 32 (la même idée est sous-jacente à Lc 15, 7.10)

  • Et l’évangéliste Jean dans tout ça? Ses quatre mentions du mot « pécheur » se trouvent au chap. 9 où Jésus reçoit l’épithète « pécheur »; dans tout l’évangile, il est le seul à être considéré comme un pécheur.

Que conclure? Nous avons dit que le terme pécheur était attribué aux gens en infraction face aux règles socioreligieuses. Il ne faut pas avoir la mentalité hippy et croire que c’était un idéal à imiter. Sur ce point Luc est très clair : autant Jésus a su se faire proche d’eux et susciter leur fascination, autant il a voulu les introduire à un changement de vie, ce qu’il appelle : la repentance. Il donne des exemples : Zachée a donné la moitié de sa fortune, la « pécheresse » de Lc de 7, 36 s’est probablement éloignée de sa vie ancienne. On ne doit pas avoir une approche romantique à leur égard. Mais le message est très clair : on ne peut les rejoindre si on ne fait pas proche d’eux et on ne les comprend pas de l’intérieur.

akouein (pour entendre)
Quant au verbe akouō (entendre, écouter, apprendre, comprendre), qu’aime beaucoup Luc (Mt = 57 ; Mc = 41; Lc = 57; Jn = 54; Ac = 89) avec un total de 131 pour l’ensemble évangile et Actes, il fait surtout référence (70% du temps) à l’accueil de la parole de Jésus et à ses actions, ou encore aux merveilles opérées par Dieu. D’ailleurs, à 7 reprises l’expression « Parole » ou « Parole de Dieu » lui est associée (voir par exemple 8, 15.21; 10, 39; 11, 28). C’est en ce sens qu’il faut lire ici ce mot.

Textes avec le verbe akouō dans les évangiles-Actes
v. 2 Mais les Pharisiens aussi bien que les spécialistes de la Bible grommelaient, se plaignant qu’il ouvrait les bras aux dévoyés et mangeait avec eux.

Littéralement : Et ils grommelaient (diegongyzon) non seulement (te) les Pharisiens (Pharisaioi) mais (kai) aussi les scribes (grammateis) disant que lui les pécheurs il fait bon accueil (prosdechetai) et mange (synesthiei) avec eux.

diegongyzon (grommelaient)
Avec diagonguzō (murmurer, grommeler, grogner, râler), nous avons un mot unique à Luc dans tout le Nouveau Testament : Mt = 0 ; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0. Luc a dû s’inspirer de l’Ancien Testament grec où le mot apparaît à quelques reprises, en particulier pour décrire la réaction d’insatisfaction du peuple juif à l’égard de Moïse en raison des difficultés de l’expérience du désert, comme l’absence d’eau et de nourriture (Ex 15, 14; 16, 2.7.8). Ailleurs, dans son évangile, les gens râlent parce qu’il est allé manger chez le pécheur Zachée (19, 7). Ainsi, ce verbe sert à décrire une attitude d’insatisfaction et d’incompréhension devant une situation choquante. S’il fallait chercher un parallèle contemporain, il faudrait parler d’une personne bien vue dans le monde religieux qui s’inviterait chez un couple homosexuel avec des enfants.

te... kai (non seulement... mais)
La seule raison de souligner cette expression est pour faire remarquer que nous avons ici la signature de Luc : Mt = 3 ; Mc = 0; Lc = 6; Jn = 3; Ac = 148 (un total de 154 pour l’ensemble évangile et Actes). Luc a marqué de son style cette introduction aux paraboles.
Pharisaioi (Pharisiens)
Sur les Pharisiens, on se réfèrera à l’étude de J.P. Meier. Rappelons que la fréquence des controverses de Jésus avec les Pharisiens est plus le reflet des conflits vécus avec eux par les premières communautés chrétiennes, même s’il est clair que Jésus a eu des démêlés avec eux, surtout sur l’interprétation de la loi mosaïque où les Pharisiens se référaient à leur propre tradition orale. Ce qui nous intéresse ici est la définition même du mot « pharisien » qui provient peut-être de l’araméen : perûsîm, qui signifie « les séparés », i.e. ceux qui ne sont pas comme les autres. Luc nous en donne un tableau dans cette scène de prière au temple quand le Pharisien dit : Mon Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont rapaces, injustes, adultères, ou bien encore comme ce douanier (18, 11). On imagine que l’ardeur et la passion des Pharisiens dans l’étude et la pratique zélée et minutieuse de la loi mosaïque les ait emmenés à se distancer de certains de leurs compatriotes, mais aussi à entrer en conflit avec Jésus qui proposait une interprétation différente de la même loi.

Si on se tourne vers Luc, on observe qu’il reprend un certain nombre des controverses de Marc, comme l’impureté rituelle lors des repas (5, 30), les actions interdites le jour du sabbat (6, 2), la relativisation du jeûne (6, 2), tout comme celles de la source Q, par exemple la minutie dans le prélèvement de la dîme (11, 42) ou dans la purification de ce qui sert au repas (11, 39). Mais il nous présente également un portrait qui lui est propre : Mt = 29 ; Mc = 12; Lc = 27; Jn = 20; Ac = 9. Tout d’abord, à quelques reprises il nous donne un tableau positif de Pharisiens : à trois reprises Jésus est invité à manger par un Pharisien (7, 36; 11, 37; 14, 1), et il note même que des Pharisiens et des docteurs de la Loi étaient venus de tous les villages de Galilée, de Judée, et de Jérusalem pour entendre son enseignement (5, 17). Il ne faut pas s’en surprendre, car ses Actes des Apôtres nous présentent des Pharisiens favorables aux chrétiens, comme Gamaliel (5, 34) et affirment même que plusieurs Pharisiens sont devenus Chrétiens (15, 5), dont le plus notable est Paul de Tarse. D’ailleurs, les Pharisiens partageaient avec Jésus un certain nombre de points : l’élection d’Israël, l’importance de répondre de tout son coeur aux exigences de la loi, la promesse de Dieu de son messie et la résurrection des morts accompagnée du jugement final.

Par contre, Luc a sa propre litanie de reproches à l’égard des Pharisiens : leur orgueil et leur besoin des honneurs publics (11, 43), leur amour de l’argent (16, 14), leur prétention à la perfection et d’être à part des autres (18, 11). C’est dans tout ce contexte qu’il faudra lire les trois paraboles de l’évangile, car il nous permettra de comprendre le changement d’univers auxquels les Pharisiens seront invités.

grammateis (scribes)
Les mots grecs grammateus (scribe, greffier, secrétaire), gramma (lettre, caractère, écrit, signe de l’alphabet) et graphō (écrire, tracer des lettres, rédiger, noter par écrit) partagent la même racine. Voilà pourquoi on traduit grammateus par : scribe, car il renvoie à celui qui a une fonction sociale bien définie de lire et écrire dans un monde où la majorité des gens ne savent ni lire ni écrire. Personnellement, j’aime traduire le mot par « spécialiste de la Bible », car la Bible était l’objet principal par lequel on apprenait à lire, et son but premier. D’ailleurs, quand on observe leurs interventions dans les évangiles, on remarque qu’ils entendent débattre de points particuliers de l’Écriture, comme cet écho chez Marc où ils enseignaient qu’Élie doit venir avant le messie (9, 11), que le messie est fils de David (12, 35), et que Dieu est unique (12, 32). Alors se pose la question : comment distinguer les Pharisiens des scribes? Certains scribes appartenaient au groupe des Pharisiens, mais les Pharisiens n’étaient pas tous des scribes. On trouve chez Luc l’expression « les Pharisiens et leurs scribes » (5, 21) alors qu’il clarifie l’expression « les scribes des Pharisiens » de Marc 2, 16. Il est encore plus clair dans les Actes avec la phrase : Quelques scribes du parti des Pharisiens se levèrent (23, 9). Ainsi, le titre de scribe exprimait un rôle social, alors que celui de Pharisien exprimait l’appartenance à un groupe politico-religieux. C’est probablement avec les scribes, ces spécialistes de la Bible, que Jésus a eu des démêlées concernant l’interprétation de certains passages de la Bible.

La multiplication de la présence des Pharisiens aux côtés des scribes dans les évangiles est avant tout l’oeuvre de la communauté chrétienne des décennies plus tard en conflit direct avec eux. C’est ce que semble confirmer l’évolution de la rédaction des évangiles: alors que Marc, qu’on date vers l’an 67, mentionne 20 fois les scribes, il n’a pourtant que trois fois le couple scribes-Pharisiens, et à chaque fois en lien avec le problème des règles alimentaires (2, 16; 7, 1.5), alors que les scribes apparaissent seuls 9 fois, (à part des Pharisiens, ils sont associés 8 fois avec les grands prêtres). Ainsi, les scribes sont beaucoup plus nombreux que les Pharisiens. Par contre, Matthieu qu’on date vers 80 ou 85, sur 21 mentions, a 10 fois le couple scribes-Pharisiens. Enfin, Jean, qu’on date vers l’an 90, le mot scribe n’apparaît qu’une fois et avec le couple scribes-pharisiens, par contre le mot pharisien apparaît 20 fois. On voit bien que les Pharisiens se sont accrus avec le temps.

Et Luc dans tout ça, lui dont l’évangile aurait été écrit à peu près à la même époque que Matthieu? Ici, il se situerait à mi-chemin entre Marc et Matthieu avec 5 fois le couple scribes-pharisiens. Il est possible que son évangile fut écrit un peu avant celui de Matthieu. Voici le tableau complet des diverses expressions. Les deux premières rangées affichent le nombre de présences des mots scribes et pharisiens, et les autres leurs combinaisons ou non combinaisons :

ExpressionMarcLucMatthieuJeanActes
Le mot scribe20142114
Le mot Pharisien122729209
Couple scribes-pharisiens351011
Scribes seuls92500
Pharisiens seuls41912148
Scribes avec les grands prêtres87500
Scribes avec les anciens00002
Autres types de scribe (chrétien ou grec)00101

Bref, sur le plan historique, c’est avant tout avec les scribes que Jésus a eu des discussions sur l’interprétation de l’Écriture, surtout si on se réfère à la Galilée (les Pharisiens se retrouvaient surtout à Jérusalem). Même si Jésus a probablement connu des conflits avec les Pharisiens, ces conflits ont pris plus d’importance au temps de la communauté chrétienne. Luc, ici dans cette introduction aux trois paraboles, trouve sans doute important d’avoir à la fois les scribes ou spécialistes de la Bible, reflétant ainsi les nombreux débats que Jésus a eus avec eux, mais également les Pharisiens, car ce sont eux qui étaient heurtés par la promiscuité de Jésus avec les dévoyés et tous ces gestes qui ne respectaient pas les règles de pureté rituelle.

prosdechetai (il fait bon accueil)
Le verbe grec prosdechomai signifie : accueillir quelqu’un, recevoir favorablement, admettre, attendre. C’est un mot tout à fait lucanien : Mt = 0 ; Mc = 1; Lc = 5; Jn = 0; Ac = 2, qui à part notre verset ici, désigne l’attente du messie (2, 15), du salut (2, 38), du retour du maître (12, 36), du royaume de Dieu (23, 51). Il exprime donc une tension ou un élan vers quelqu’un. Jésus veux cette relation avec les dévoyés, ceux qu’on appelait les pécheurs; aussi j’ai opté pour la traduction : il leur ouvrait les bras.

synesthiei (il mange)
Luc n’a rien inventé ici et reprend une bonne partie du langage de la manducation de Marc : Mt = 24 ; Mc = 27; Lc = 32; Jn = 15; Ac = 7; mais il lui donne une portée plus grande.

  1. En effet, dans plusieurs cas Luc se contente de reprendre la question déjà soulevée chez Marc sur la raison pour laquelle Jésus mangeait avec les pécheurs (5, 30), ou pour laquelle ses disciples mangent des épis arrachés le jour du sabbat (6, 4), ou encore, le souci qu’a Jésus pour soulager la faim des autres, par exemple la fille de Jaïre qu’il vient de ressusciter (8, 55) ou encore la foule à Bethsaïde à qui il a prêche, enfin son initiative de prendre un dernier repas avec eux (22, 8.11). De la source Q, il reprend la réputation de Jésus d’être un glouton et ivrogne, contrairement à Jean Baptiste (7, 33-34), et surtout la mise en garde face aux soucis concernant la nourriture (12, 22.29) et la tentation de faire la fête en oubliant sa responsabilité de se préparer à la venue du règne de Dieu (12, 45).

  2. Mais dans d’autres cas, il introduit de son cru le verbe manger, d’abord pour clarifier les textes de Marc sur le jeûne en précisant qu’il concerne le boire et le manger (4, 2; 5, 33), ou encore le texte sur le froissement des épis en précisant que le but était de les manger (6, 1).

Ce qu’il faut surtout signaler, c’est que le geste de manger occupe une plus grande place chez lui, parce qu’il apparaît comme le coeur de toute relation : Jésus accepte à plusieurs reprises les invitations à manger (7, 36; 14, 1), et Luc explicite clairement le sens du dernier repas de Jésus avec ses disciples (J’ai ardemment désiré manger (esthiō) cette pâque avec vous avant de souffrir : 22, 15), et le repas fera partie de la vie dans le royaume de Dieu (22, 30; voir aussi 14, 15). C’est dans un tel contexte qu’il faut lire le geste de Jésus de se faire proche des dévoyés, et plus tard, du geste du père qui vient de retrouver son fils, et tout cela peut apparaître choquant.

v. 3 Alors Jésus leur raconta cette histoire tirée de la vie :

Littéralement : Puis il dit vers eux la parabole (parabolēn) celle-ci disant :

parabolēn (parabole)
Le mot grec parabolē signifie : comparaison, juxtaposition, illustration, analogie. Fondamentalement, on veut expliquer ou clarifier une situation ou un événement en les rapprochant d’une autre situation ou d’un autre événement bien connu, si bien qu’on se retrouve avec le couple : de même que... ainsi. En français, voulant expliquer une situation, on dira : « c’est comme...». Comme un bon leader, il semble que Jésus soit passé maître dans l’art de la parabole pour bien communiquer. Comme très souvent, son point de comparaison est une histoire assez détaillée, et une histoire vraisemblable dans le contexte palestinien, j’ai opté pour la traduction : histoire tirée de la vie. Malheureusement, avec le temps, deux tendances se sont présentées :

  1. d’abord, l’allégorisation des paraboles, i.e. les différents éléments de la parabole ont pris une valeur symbolique (par exemple, la semence devient la parole de Dieu, le bord du chemin où est tombée la semence devient Satan, les endroits pierreux où est tombée la semence deviennent la détresse et les persécution, les ronces deviennent les soucis du monde, alors que la pointe originelle de la parabole de Jésus visait simplement à illustrer sa foi au succès de sa mission malgré l’apparence d’insuccès; voir Marc 4, 14-20 dans cette explication de la parabole du semeur qui est fort probablement l’oeuvre de la communauté chrétienne, et non pas de Jésus)

  2. ensuite, avec l’allégorisation, la tendance à devenir obscure et énigmatique, si bien que parler en paraboles deviendra synonyme d’un langage énigmatique, par opposition à un langage clair. Voilà le paradoxe : la parabole qui se voulait une façon d’éclairer une situation est devenue un langage obscur. C’est ce qu’on note déjà chez Marc qui met dans la bouche de Jésus cette parole : Et il leur disait: A vous le mystère du Royaume de Dieu a été donné; mais à ceux-là qui sont dehors tout arrive en paraboles (4, 11), et qui nous présente des disciples obligés de demander à Jésus de donner une explication de la parabole : et il ne leur parlait pas sans parabole, mais, en particulier, il expliquait tout à ses disciples (4, 34)..

Bien sûr, comme Luc dépend de Marc, il reprend une bonne partie de son matériel, incluant l’expression « parabole ». Mais on note chez lui un effort pour s’éloigner de l’association des paraboles avec un langage énigmatique : à une exception près (8, 10) où il copie le texte de Marc, il élimine l’expression « parler en paraboles » qu’on trouve souvent chez Marc (3, 23; 4, 2.11; 12, 1). Si on élimine cette exception qu’est 8, 10, le mot parabole est toujours au singulier, car il désigne une histoire ou une illustration précise. Et sa parabole n’a pas besoin d’explication, elle s’éclaire d’elle-même. C’est ce qu’on note dans ce récit que nous commentons.

Notons enfin que Luc aime bien nous avertir que ce qui suit est une parabole : à l’image de Marc (2, 21) sur coudre un drap neuf à un vieux vêtement, Luc prend la peine d’ajouter qu’il s’agit d’une parabole (5, 36), ou encore, à l’image de la source Q sur un aveugle qui ne peut guider un autre aveugle, Luc prend la peine d’ajouter qu’il s’agit d’une parabole (6, 39). Et ici, avant les trois récits que nous analysons, il prend la peine de dire qu’il s’agit d’une parabole.

v. 4 Si quelqu’un parmi vous avait cent moutons et qu’il en perdait un, ne laisserait-il pas les quatre-vingts dix neuf dans un lieu désertique pour se mettre en marche vers celui qui s’est perdu aussi longtemps qu’il ne l’a pas trouvé?

Littéralement : Quel (tis) homme parmi (ex) vous (hymōn) ayant cent (hekaton) moutons (probata) et ayant perdu (apolesas) parmi eux un n’abandonne-t-il (kataleipei) pas les quatre-vingt-dix neuf (enenēkonta ennea) dans le désert (erēmō) et marche (poreuetai) pour le perdu (apolōlos) jusqu’à ce qu’il trouve (heurē) lui?

tis ex hymōn (qui d'entre vous)
Il vaut la peine de relever l’expression grecque : tis ex hymōn (qui parmi vous). Car elle constitue un style interpellant, où on oblige l’auditoire à prendre position. On retrouve l’expression ailleurs dans les évangiles : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 6; Jn = 1. Cet art de la communication ne pourrait-il pas avoir sa source dans le Jésus historique? Même si c’est sous la plume de Luc que l’expression apparaît le plus souvent, il ne l’a probablement pas créée de toute pièce pour les critères suivants : la multiplicité des sources (on la retrouve dans la source Q, chez Jean et dans la source qui lui est particulière), et le critère de cohérence avec le prédicateur charismatique qu’a probablement été Jésus, se référant à la vie quotidienne. À cela on pourrait ajouter le cas où Luc présente une expression similaire sans sentir le besoin de la rectifier pour l’aligner avec les autres, ce qui aurait été le cas si c’est lui qui aurait introduit tis ex hymōn. Donnons plus de détails.

  • Lc 11, 5 (source particulière de Luc) : Il leur dit encore: "Si l’un de vous (tis ex hymōn), ayant un ami, s’en va le trouver au milieu de la nuit, pour lui dire: Mon ami, prête-moi trois pains
  • Lc 11, 11 (source Q) Quel est d’entre vous (tis ex hymōn) le père auquel son fils demandera un poisson, et qui, à la place du poisson, lui remettra un serpent?
  • Lc 12, 25 (source Q) Qui d’entre vous (tis ex hymōn) d’ailleurs peut, en s’en inquiétant, ajouter une coudée à la longueur de sa vie?
  • Lc 14, 28 (source particulière de Luc) Qui de vous (tis ex hymōn) en effet, s’il veut bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi aller jusqu’au bout?
  • Lc 15, 4 (une partie provenant de la source Q, mais sans l’interpellation) Lequel d’entre vous (tis ex hymōn), s’il a cent brebis et vient à en perdre une, n’abandonne les 89 autres dans le désert pour s’en aller après celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvée?
  • Lc 17, 7 (source particulière de Luc) Qui d’entre vous (tis ex hymōn), s’il a un serviteur qui laboure ou garde les bêtes, lui dira à son retour des champs: Vite, viens te mettre à table?
  • Mt 6, 27 (source Q): Qui d’entre vous (tis ex hymōn) d’ailleurs peut, en s’en inquiétant, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie?
  • Mt 7, 9 (source Q): Quel est d’entre vous (tis ex hymōn) l’homme auquel son fils demandera du pain, et qui lui remettra une pierre?
  • Mt 12, 11 (source Q): Mais il leur dit: "Quel sera d’entre vous (tis ex hymōn) l’homme qui aura une seule brebis, et si elle tombe dans un trou, le jour du sabbat, n’ira la prendre et la relever?
  • Jn 8, 46 : Qui d’entre vous (tis ex hymōn) me convaincra de péché? Si je dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas?

À cela on peut ajouter l’expression semblable :

  1. Lc 14, 5 (source Q; voir Mt 12, 11) : Puis il leur dit: "Lequel d’entre vous (tis hymōn), si son fils ou son boeuf vient à tomber dans un puits, ne l’en tirera aussitôt, le jour du sabbat?"

Bref, face à son auditoire qui comprend mal son attitude, Jésus leur dit : « Regardez, vous auriez fait la même chose ».

hekaton (cent)
Le chiffre cent ne semble pas jouer de rôle particulier, sinon d’être un chiffre rond générique pour illustrer un nombre assez important : Mt = 4; Mc = 3; Lc = 3; Jn = 1; Ac = 0. Par exemple, Luc évoque une dette de cent barils d’huile ou de cent mesures de blé (16, 6-7), Marc parle de la semence qui produit du cent pour un (4, 8), ou Jean qui mentionne 100 litres de myrrhe et d’aloès apportées par Nicodème pour l’embaumement de Jésus (19, 39). Il est amusant de constater que Luc ne semble pas apprécier beaucoup le détail des chiffres, puisqu’il remplace les chiffres de Marc dans la parabole de la semence (et ils ont produit l’un 30, l’autre 60, l’autre cent) par une expression générique : centuple (8, 8), et a éliminé tout chiffre dans l’explication de la parabole (8, 15) ; de même, dans sa reprise de la scène de la multiplication des pains de Marc, il a éliminé l’organisation de la foule en carrés de cent et de cinquante (Mc 6, 40 || Lc 9, 10; c’est ce que fait aussi Matthieu, car cette organisation devait paraître incompréhensible). Le chiffre 100 de notre récit ici provient de la source Q, car il se retrouve également dans le récit semblable de Matthieu (18, 12). Il entend évoquer un grand nombre de moutons.

probata (moutons)
Luc n’est pas très « mouton » : Mt = 11; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 19; Ac = 1. Même en ajoutant les agneaux (Arēn) et les boucs (eriphos), les statistiques changent peu : Mt = 12; Mc = 2; Lc = 4; Jn = 19; Ac = 1. Sur les quatre mentions, trois proviennent de la source Q, et le quatrième appartient à notre parabole quand le fils ainé reproche à son père de ne même pas avoir sacrifié un bouc pour lui. Que conclure? D’une part, l’univers de Luc est en toute probabilité celui de la ville (peut-être Corinthe en Grèce, voir mon texte : Où fut écrit l’évangile de Luc?), et l’image du berger et de ses moutons avait peu d’intérêt, comme cela pouvait l’être dans la Palestine de Jésus; cela renforce l’idée que Luc n’a pas inventé cette parabole. D’autre part, l’image du berger et de ses moutons comporte une grande signification pour l’Ancien Testament et l’univers juif. Rappelons quelques unes d’elles.

  • Le prophète Ézéchiel reproche aux leaders juifs d’avoir laissé se disperser les brebis et de ne pas avoir été à la recherche de celles qui s’égaraient, si bien que dorénavant c’est Yahvé qui s’occupera lui-même de son troupeau, en particulier par l’entreprise de son serviteur qui ressemblera à David (Éz 34)
  • C’est le même message qu’envoie Jérémie (Jr 23, 1-4)
  • Enfin, le prophète Michée se fait le porte-parole de Yahvé promettant de ramener les moutons qui se sont éloignés (Mi 4, 6-7)

Bref, Luc connaissait bien l’Ancien Testament, et en reprenant ce qu’il recevait de la tradition Q, il devait bien saisir que ce pasteur promis par Yahvé pour rassembler les égarés était en fait Jésus lui-même.

apolesas (ayant perdu)
Le verbe apollymi qu’on traduit habituellement par « périr » comporte deux significations : 1) perdre une possession; 2) détruire ou mourir ou éliminer physiquement ou symboliquement. C’est un mot bien connu dans les évangiles : Mt = 18; Mc = 10; Lc = 27; Jn = 9; Ac = 2. Même si sa fréquence est plus élevée chez Luc, cela n’en fait pas pour autant un mot qui appartient au style lucanien. Car dans la moitié des cas, le mot provient de Marc ou de la source Q. De plus, l’ensemble des trois paraboles que nous analysons l’utilise sept fois. En d’autres occasions, ce mot est une façon pour lui d’atténuer le langage trop cru qu’il reçoit de sa source (voir 6, 9 où périr remplace le « tuer » de Mc 3, 4; voir 11, 51 où périr remplace « assassiner » de Mt 18, 35), selon son habitude d’éviter les situations ou les mots trop brutaux. Bref, nous avons probablement ici le vocabulaire qu’il a reçu de sa source, et dans le contexte du troupeau de moutons, nous sommes dans une situation où un berger a perdu son mouton.

kataleipei (il abandonne)
Le verbe kataleipō (laisser, quitter, délaisser) n’est pas très fréquent : Mt = 4; Mc = 4; Lc = 4; Jn = 0; Ac = 4. Très souvent, il concerne des gens qu’on laisse ou quitte. Chez Luc, c’est Lévi qui quitte tout (5, 28), c’est Marthe qui se plaint d’être laissée seule (10, 40), et dans une scène reprise de Marc, ce sont sept maris qui meurent sans laisser d’enfant (20, 31). Et il y a bien sûr notre parabole où le berger laisse ses moutons. C’est un mot simple où il ne faut pas chercher de sens technique ou théologique. On ne sait pas quel verbe faisait partie de la source Q, puisque chez Matthieu c’est plutôt le verbe aphiēmi (renvoyer, congédier, laisser de côté, négliger, omettre, remettre, laisser, quitter, abandonner) qui apparaît dans la parabole équivalente, un mot plus fréquent, surtout chez Matthieu : Mt = 48; Mc = 34; Lc = 36; Jn = 15; Ac = 8. Il est possible que Luc soit ici plus près de la source.

enenēkonta ennea (quatre-vingt-dix neuf)
Cet adjectif numéral n’apparaît qu’ici dans le contexte de la parabole et dans l’autre écho de ce récit dans la source Q chez Matthieu : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0.

erēmō (désert)
Le mot erēmos (désert, vide, désolé, stérile) sert à décrire d’abord le lieu où prêchait Jean Baptiste, le lieu où Jésus s’est retiré après son baptême, le lieu où il aime se retirer pour prier ou pour se protéger de la foule. Il ne faut donc pas imaginer un lieu sablonneux comme le Sahara. Il s’agit plutôt d’un endroit non habité, isolé, sauvage. C’est dans un tel endroit que Jésus prêche un jour à la foule et qui cause un problème de logistique, car l’absence d’habitation empêche de loger et nourrir les gens pour la nuit (voir Lc 9, 12). Luc suit sur ce point l’ensemble des évangiles : Mt = 8; Mc = 9; Lc = 10; Jn = 5; Ac = 9. Par contre, sa version de la parabole diverge de celle de Matthieu, puisque ce dernier parle non pas de désert, mais de montagne (Mt 18, 12). Quelle était la version de la source Q? Est-ce Luc ou Matthieu qui a modifié le lieu où s’est égaré le mouton? Si la parabole remonte à Jésus, il est plus probable qu’on y parlait de lieu sauvage ou désertique, en accord avec la topographie de la Palestine. Par contre, si la tradition a raison en plaçant la rédaction de l’évangile de Matthieu à Antioche (la ville moderne d’Antakya en Turquie), alors on comprendrait que Matthieu adapte la parabole à son auditoire, car Antioche est entourée de montages. Quoi qu’il en soit, si on regarde la version de Luc, il faut donc imaginer que le troupeau de mouton pâturait près des lieux habités, et que l’un d’eux s’est perdu dans un lieu sauvage.

Textes avec l'adjectif erēmos dans le Nouveau Testament
poreuetai (il marche)
Le verbe poreuō (marcher, faire route, aller, se rendre) occupe une grande place dans les écrits de Luc (89 fois) : Mt = 29; Mc = 3; Lc = 52; Jn = 16; Ac = 37. Car la vie semble pour lui un long cheminement, et c’est un Jésus qui chemine qu’il présente, en particulier cette longue marche qui le conduira à Jérusalem (9, 51 – 19, 28). Pourtant, en ce qui concerne le début de cette parabole, il semble que la source Q contenait également poreuō puisqu’on le retrouve également dans la version de Matthieu (18, 12). Se mettre à la recherche de quelqu’un est exigent, car il oblige à l’action, à marcher, à cheminer.

apolōlos (le perdu)
Il s’agit du même verbe apollymi que nous avons examiné plus haut, mais au participe parfait, et qui est utilisé comme un substantif avec son article to. Pourquoi le souligner? Tout d’abord, cette forme reviendra 4 fois dans cet ensemble que nous analysons, puis elle conclura la scène du douanier Zachée : Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu (to apolōlos) (Lc 19, 10). Mais elle se retrouve également chez Matthieu à deux reprises dans la bouche de Jésus :
  • 10, 6 : allez plutôt vers les brebis perdues (ta apolōlota) de la maison d’Israël
  • 15, 24 : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues (ta apolōlota) de la maison d’Israël

Que conclure? Avec « brebis perdue », nous avons l’impression d’être devant une expression assez ancienne, qui n’a été créée ni par Luc ou ni par Matthieu. De fait, elle remonte à l’Ancien Testament :

  • Ézéchiel 34, 4 : Vous n’avez pas ramené celle qui s’égarait, cherché (zēteō) celle qui était perdue (to apolōlos). Mais vous les avez régies avec violence et dureté
  • Ezéchiel 34, 16 : Je chercherai (zēteō) celle qui est perdue (to apolōlos), je ramènerai celle qui est égarée
  • Jérémie 50, 6 : Les gens de mon peuple étaient des brebis perdues (apolōlota)
  • Psaume 119, 176 : Je m’égare, brebis perdue (apolōlos): viens chercher (zēteō) ton serviteur

L’image du mouton perdu faisait partie de l’univers juif, et il est facile d’imaginer que Jésus a repris cette image et a vu sa mission dans cette ligne.

heurē (il trouve)
Le verbe heuriskō (trouver, rencontrer, découvrir, constater, reconnaître) occupe une si grande place chez Luc, qu’on pourrait penser que nous avons ici la signature de Luc : Mt = 27; Mc = 11; Lc = 45; Jn = 11; Ac = 35. Pourtant, le même verbe est présent dans la version de Matthieu (18, 13). On peut croire qu’il faisait partie de la parabole originelle de la source Q, d’autant plus que zēteō (chercher) appartient à l’image vétérotestamentaire comme on l’a vu plus haut chez Ézéchiel 34 et le Psaume 119. Le travail d’édition de Luc a peut-être consisté à éliminer le verbe « chercher » dans l’expression qu’on trouve chez Matthieu (se mettant en marche il cherche le perdu), trouvant le verbe « chercher » redondant avec celui de « marcher ».
v. 5 Quand il l’a trouvé, il le met plein de joie sur ses épaules.

Littéralement : et ayant trouvé il le pose (epitithēsin) sur les épaules (ōmous) de lui se réjouissant (chairōn)

epitithēsin (il pose)
Le verbe epitithēmi est un mot composé : tithēmi (mettre) et epi (sur), d’où la traduction : poser sur, mettre sur, imposer, infliger, fournir : Mt = 5; Mc = 8; Lc = 4; Jn = 2; Ac = 13. Ce n’est pas un mot qu’utilise beaucoup Luc, sauf dans les Actes où la plupart du temps il désigne l’imposition des mains. Dans son évangile où le mot apparaît quatre fois, il se présente d’abord dans deux scènes qui lui sont propres (le bon Samaritain où les bandits « infligent des coups » à la victime (10, 30), et la guérison de la femme courbée sur laquelle Jésus « impose les mains » (13, 13)), puis dans la scène reprise de Marc où on prend Simon de Cyrène pour s’occuper de la croix de Jésus, mais que Luc modifie pour employer l’expression : « ils mirent sur lui » la croix à porter (23, 26), et enfin ici dans notre passage. Alors se pose la question : comme il l’a fait pour la scène avec Simon de Cyrène, Luc a-t-il ajouté le mot epitithēmi à la source Q? Nous ne le pensons pas. D’une part, epitithēmi ne joue aucun rôle théologique, et d’autre part, on voit mal comment un homme de la ville aurait pris la peine d’ajouter un tel détail dans cette scène pastorale.

ōmous (épaules)
Dans tout le Nouveau Testament, ce mot n’apparaît qu’ici et chez Matthieu 23, 4 : Ils lient de pesants fardeaux et les imposent (epitithēmi) aux épaules (ōmos) des gens, mais eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt. Quand on considère l’ensemble de la Bible, jamais on ne trouve une scène semblable où un berger met un mouton sur ses épaules. D’où vient cette image? De Jésus lui-même? Peut-être. On peut être surpris de voir un berger obligé de porter ainsi son mouton. Il faut imaginer qu’il est trop jeune ou trop faible pour faire le chemin du retour, ou trop égaré pour retrouver son chemin.

chairōn (se réjouissant)
On peut décrire l’évangile de Luc comme un évangile de la joie. Il s’ouvre sur le thème de la joie avec l’annonce à Marie et aux bergers. À plusieurs reprises, la foule se réjouit en voyant les merveilles que Jésus accomplit. Quand on compile la présence du verbe « se réjouir » (chairō) et du substantif « joie » (chara), on obtient le tableau suivant : Mt = 12; Mc = 3; Lc = 20; Jn = 18; Ac = 11. Mais cette joie dans la parabole était probablement présente dans la parabole originelle, car on la retrouve également dans la version de Matthieu en 18, 13 (Et s’il parvient à la retrouver, en vérité je vous le dis, il tire plus de joie d’elle que des 99 qui ne se sont pas égarées).

v. 6 À son retour à la maison, il appelle les amis et des voisins en leur disant : "Venez vous réjouir avec moi, car j’ai retrouvé le mouton que j’avais perdu."

Littéralement : et étant allé (elthōn) dans (eis) la (ton) maison (oikon) il appelle ensemble (synkalei) les amis (philous) et les voisins (geitonas) disant à eux : réjouissez-vous ensemble (syncharēte) avec moi, car j’ai trouvé le mouton de moi le perdu.

elthōn eis ton oikon (étant allé dans la maison)
Pour désigner la maison, le grec possède deux mots avec la même racine, mais l’un ayant la forme masculine comme ici (oikos) : Mt = 10; Mc = 13; Lc = 33; Jn = 5; Ac = 25; et l’autre ayant la forme féminine (oikia) : Mt = 25; Mc = 18; Lc = 24; Jn = 5; Ac = 11. Comme on peut le constater, Luc préfère habituellement la forme masculine, et surtout, quand on additionne le tout, il fait souvent référence à la maison. Alors est-ce lui qui a voulu que la scène du berger qui retrouve son mouton se déplace maintenant à la maison? D’une part, l’expression erchomai eis ton oikon (aller dans la maison) n’apparaît jamais ailleurs sous sa plume; il écrira plutôt : entrer à la maison (eiserchomai eis ton oikon : 1, 40), partir pour la maison (aperchomai eis ton oikon : 1, 23), retourner à la maison (hypostrephō eis ton oikon : 1, 56), descendre à la maison (katabainō eis oikon : 18, 14). D’autre part, une seule fois on verra sous sa plume erchomai, mais avec la forme féminine oikia, alors qu’il précise le texte de Marc sur la ressuscitation de la fille de Jaïre en disant : Or, venu à la maison (erchomai eis tēn oikian : 8, 51). Fait-il ici la même chose avec une scène qu’il aurait reçue? Il est difficile de conclure. Les scènes à la maison semblent plaire à Luc quand on regarde sa fréquence dans son évangile.

synkalei (il appelle)
Le verbe synkaleō est composé de la préposition syn (avec) et du verbe kaleō (appeler), et on traduit habituellement par : convoquer, assembler, réunir. Il est très rare : Mt = 0; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 3, mais se retrouve surtout sous la plume de Luc, comme d’ailleurs les verbes avec syn (avec) comme préfixe, ou encore suivis de syn. Dans l’évangile de Luc, la seule occurrence en dehors du texte que nous analysons se trouve en 9, 1 alors que Jésus convoque les Douze pour les envoyer en mission. Nous n’avons rien de décisif pour conclure que nous aurions ici l’oeuvre de Luc, plutôt que la source Q. Mais les mots ont une saveur lucanienne.

philous (amis)
On continue ici avec un mot qui a une saveur lucanienne : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 15; Jn = 6; Ac = 2. Sur les 15 occurrences, une seule vient de la source Q (7, 34). La plupart du temps, il apparaît dans des passages uniques à Luc, sauf deux fois où il reprend la source Q, mais insère le mot philos (voir 7, 6 et 12, 4).

geitonas (voisins)
Ce mot est presque totalement absent de tout le Nouveau Testament, sauf pour trois passages de Luc (dont deux dans notre ensemble : 14, 12; 15, 6.9) et un passage de Jean (dans l’épisode de l’aveugle né : 9, 8) : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 3; Jn = 1; Ac = 0. C’est donc un mot qui fait partie du vocabulaire de Luc.

syncharēte (réjouissez-vous ensemble)
Encore une fois, nous avons une construction chère à Luc avec un verbe (chairō : se réjouir) précédé de syn (avec). Et on ne sera pas surpris d’apprendre qu’il est le seul à utiliser ce mot dans les évangiles (ailleurs il se retrouve seulement sous la plume de Paul : 1 Co 12, 26; 13, 6; Phil 2, 17.18) : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0. Au début de son évangile, Luc a cette phrase : Les gens d’alentour et ses (d’Élisabeth) proches apprirent que le Seigneur avait fait éclater sa miséricorde à son égard, et ils s’en réjouissaient avec elle (synchairō) (1, 58). Ainsi, les arguments s’accumulent pour voir dans tout le verset des traits tout à fait lucanien, et non un élément de la source Q.

Disons un mot en terminant sur la structure d’un verbe à l’impératif, suivi de la conjonction explicative hoti, comme nous l’avons ici : réjouissez-vous ensemble (impératif)... car (hoti). C’est une construction qu’on rencontre un certain nombre de fois dans les évangiles : Mt = 10; Mc = 1; Lc = 9; Jn = 1; Ac = 3. Luc l’aime bien, car il se permet de corriger un passage qu’il reçoit de Marc : renvoie-les (impératif) afin qu’ils (hina) aillent dans les fermes et les villages d’alentour (Mc 6, 36), pour le remplacer par : Renvoie (impératif) la foule, afin qu’ils (hoti) aillent dans les villages et fermes d’alentour (9, 12). Cette construction est toujours son oeuvre, sauf une fois où elle simplement reprise de la source Q (12, 40). On peut donc dire deux choses : la construction est très lucanienne, mais elle apparaît aussi dans la source Q.

Textes avec synchairō dans la Bible
v. 7 C’est de la même façon, je vous le dis, qu’il y aura de la joie chez Dieu pour un seul dévoyé qui réoriente sa vie, que pour quatre-vingt-dix-neuf personnes irréprochables qui n’ont pas besoin de réorienter leur vie.

Littéralement : Je dis à vous (legō hymin) qu’ainsi (houtōs) une joie (chara) dans le ciel (ouranō) sera pour un seul pécheur se repentant (metanoounti) que pour quatre-vingt-dix-neuf justes (dikaiois) lesquels pas besoin n’ont de repentance (metanoias).

legō hymin (Je dis à vous)
L’expression legō hymin (je dis à vous) dans sa forme au pluriel, ou legō soi (je te dis) dans sa forme au singulier est très fréquente dans tous les évangiles : Mt = 48; Mc = 18; Lc = 32; Jn = 30. Elle semble provenir d’une ancienne tradition, car elle relève de l’attestation multiple : Marc (par exemple : 3, 28), la source Q (par exemple : Lc 7, 9 || Mt 8, 10), Jean (par exemple : 5, 24) C’est le reflet sans doute de l’autorité avec laquelle parlait le Jésus historique.

houtōs (ainsi)
La seule raison de souligner houtōs (ainsi, de cette façon, de même que... ainsi), une expression assez fréquente (Mt = 32; Mc = 10; Lc = 21; Jn = 14; Ac = 26), est de faire remarquer qu’elle a sa place naturelle à la fin d’une parabole : après son récit, Jésus fait la comparaison avec la vie (de la même façon...) (par exemple, voir la parabole du riche en 12, 21; parabole du constructeur et du roi en guerre, 14, 33; parabole du serviteur inutile 17, 10).

chara (joie)
Dans les écrits synoptiques, Luc est celui qui insiste le plus sur la joie : Mt = 6; Mc = 1; Lc = 8. Chez Matthieu, sur six occurrences quatre font partie d’un récit parabolique, si bien qu’on se retrouve avec deux passages seulement : les mages qui éprouvent de la joie devant l’étoile (2, 10) et les femmes qui quittent le tombeau vide pleines de joie après la résurrection de Jésus (28, 8). La seule occurrence de Marc fait partie de la parabole de la semence (4, 16) qui se retrouve également chez Matthieu. Chez Luc, le thème transperce tout son évangile : l’ange annonce une grande joie à Zacharie (1, 14) comme il le fait aux bergers (2, 10), les 72 disciples envoyés en mission reviennent tout joyeux (8, 13), les disciples sont fous de joie devant Jésus ressuscité (24, 41) et l’évangile se termine avec ces mots : Pour eux, s’étant prosternés devant lui, ils retournèrent à Jérusalem en grande joie et ils étaient constamment dans le Temple à louer Dieu (24, 52-53). Ici, dans le verset que nous analysons, la joie est celle de Dieu personnifiée par le berger devant le rétablissement des relations avec son mouton.

ouranō (ciel)
Comme on s’en doute, ouranos est un mot fréquent : Mt = 82; Mc = 18; Lc = 36; Jn = 18; Ac = 26. Et on ne sera pas surpris de constater que les occurrences les plus élevées se trouvent chez le Juif Matthieu : car le ciel était chez les Juifs une façon de désigner Dieu tout en évitant de prononcer le nom ineffable. C’est ainsi que sur les 82 occurrences de Matthieu, plus de la moitié (44) sert à dire soit : Royaume des Cieux, soit : Père qui est dans les cieux. Cela amène la question du singulier et du pluriel. Voici des statistiques sur le singulier/pluriel : Mt = 28/54; Mc = 13/5; Lc = 32/4; Jn = 18/0; Ac = 25/1. Ainsi, le singulier mène largement, sauf chez le Juif Matthieu. Bien sûr, le ciel est au singulier quand il désigne cette partie de l’univers en haut, par opposition à la terre (les oiseaux du ciel, voir Mc 4, 32 || Mt 13, 32 || Lc 13, 19; ou encore : le ciel et la terre passeront en Mc 13, 31 || Lc 16, 17 || Mt 24, 35).

Ici, c’est Luc qui nous intéresse, et le mot est presque toujours au singulier. Cette préférence est très claire, car sur les 32 occurrences du singulier, 20 lui sont propres. Cette préférence est d’autant plus vraie que Luc transforme parfois sa source qui contient « cieux » pour que le mot devienne « ciel » (voir 3, 21-22 || Mc 1, 10-11 pour la source qui vient de Marc, et 6, 23 || Mt 5, 12 et 11, 13 || Mt 7, 11 pour la source Q (Comme toute règle, il y a des exception, et chez Luc deux exceptions, i.e. 10, 20 où un texte qui semble propre à Luc a l’expression « cieux » et surtout 18, 22 où Luc reprend Marc qui affiche « ciel » pour le transformer en « cieux »). Bref, la présence du mot « ciel » au singulier dans le verset que nous analysons est tout à fait lucanien. Mais si on se place du point de vue du Jésus historique, on peut imaginer qu’il devait parler « des cieux » comme tout bon Juif pour désigner Dieu. Mais l’écho que nous avons d’écrits juifs dans le siècle qui précède montre qu’on l’emploie tant au pluriel qu’au singulier :

  • Daniel 4, 13 : (le prophète interprète le rêve d’un roi) Et cette parole: Laissez la souche et les racines de l’arbre, c’est que ton royaume sera préservé pour toi jusqu’à ce que tu aies appris que les Cieux (ouranos) ont tout domaine
  • 1 Macchabées 3, 18 : Judas répondit: "Qu’une multitude tombe aux mains d’un petit nombre est chose facile, et il est indifférent au Ciel (ouranos) d’opérer le salut au moyen de beaucoup ou de peu d’hommes

Sur ouranos (ciel), voir le Glossaire
metanoounti (se repentant)
C’est chez Luc qu’on retrouve surtout le verbe metanoeō (changer d’avis, regretter, se repentir) : Mt = 5; Mc = 2; Lc = 9; Jn = 0; Ac = 4. Il apparaît d’abord chez Marc avec l’expression : Le temps est accompli et le Royaume de Dieu est tout proche: repentez-vous (metanoeō) et croyez à l’Évangile (Mc 1, 15; 6, 12). Il est présent dans la source Q (Lc 10, 13 || Mt 11, 21; Lc 11, 32 || Mt 12, 41). Mais c’est Luc qui lui donne toute son expansion où on le voit dans sept passages qui proviennent de sa plume. C’est pour lui un thème très important au point qu’on le retrouve en croix avec le bon larron, même si le mot n’y est pas explicitement utilisé. Quand on regarde les passages qui lui sont propres, à l’exception de la section actuelle que nous analysons, nous observons trois cadres :

  • Le cadre d’un événement dramatique soudain avec plusieurs morts qui sert d’avertissement à l’importance de réorienter dès maintenant sa vie (13, 3.5)
  • Le cadre de la parabole du pauvre Lazare et du riche, alors que ce dernier voudrait avertir sa famille de changer de vie pour ne pas se retrouver comme lui tout souffrant dans l’Hadès, mais pour se faire répondre par Abraham que Moïse et les Prophètes sont suffisants pour comprendre l’importance d’agir autrement en cette vie (16, 30)
  • Le cadre de l’exhortation chrétienne où on demande de pardonner à son frère qui nous a offensé, si ce dernier regrette son action et change d’attitude (17, 3-4)

On traduit habituellement metanoeō par repentir ou conversion. Il me semble que le mot « repentir » est trop marqué par les émotions liées au regret, et « conversion » est trop associé au changement de religion. Pour traduire l’idée que « metanoeō » implique la reconnaissance qu’on est sur une fausse voie et la décision d’orienter différemment sa vie, j’ai opté pour : réorienter sa vie.

dikaiois (justes)
Le mot dikaios (homme de bien, juste, droit, équitable, raisonnable, innocent) est bien connu dans le Nouveau Testament et en particulier dans les évangiles-Actes : Mt = 17; Mc = 2; Lc = 12; Jn = 3; Ac = 6. Fondamentalement, il signifie : conforme ce qui doit être. En français on a un peu cette idée quand on dit : chanter juste, avoir la note juste; c’est comme s’il existe une cible, et qu’on l’atteint en plein milieu. Dans notre langage courant moderne, la signification de « juste » s’est quelque peu rétrécit pour désigner surtout ce qui est équitable : ainsi quelqu’un reçoit une sentence « juste » si elle correspond bien à son crime, ou encore, quelqu’un sera accusé d’être injuste s’il favorise l’un plus que l’autre. Dans le monde du Nouveau Testament, en particulier des évangiles, la signification du mot est beaucoup plus riche.

  • Quelques rares fois, il peut signifier innocent quand on parle d’assassinat et de sang innocent (dikaios) : Mt 23, 35; peut-être aussi Mt 27, 19

  • De même, il peut désigner un homme pieux et attaché à la foi religieuse : c’est ainsi que Syméon était juste (dikaios) et pieux, attendant le messie (Lc 2, 25), et que Corneille était un homme juste (dikaios) et craignant-Dieu (Ac 10, 22)

  • Il peut aussi signifier « conforme à la réalité » ou « conforme à la vérité » quand il est couplé avec l’acte de juger : Mais pourquoi ne jugez-vous pas par vous-mêmes de ce qui est juste (dikaios)? (Lc 12, 57); voir aussi Jn 5, 30; 7, 24; Ac 4, 19.

  • Il a parfois le sens moderne d’équité comme on le voit chez le bon larron qui reconnaît que sa sentence est juste (dikaios) (Lc 23, 41) ou encore chez Joseph d’Arimathie qui est décrit comme un homme droit et juste (dikaios) (Lc 23, 50), et même chez Joseph, père de Jésus, qui ne veut pas répudier publiquement Marie parce qu’il est un homme juste (dikaios) (Mt 1, 19), et enfin dans la parabole des ouvriers envoyés à la vigne où le propriétaire promet un salaire équitable (dikaios) (Mt 20, 4)

  • Le mot est parfois associé aux gens qui sont respectueux de la loi juive et des commandements, comme Élisabeth et Zacharie qui « étaient justes (dikaios) devant Dieu, et ils suivaient, irréprochables, tous les commandements et observances du Seigneur » (Lc 1, 6), et leur fils Jean qui ramènera les rebelles à la loi pour qu’ils deviennent des justes (dikaios) (Lc 1, 17); mais le mot peut avoir une saveur négative quand le respect de la loi est couplé avec l’hypocrisie, comme on le perçoit dans les reproches de Jésus aux scribes et aux Pharisiens qui ont l’apparence de justes (dikaios), mais à l’intérieur sont pleins d’hypocrisies et d’iniquité (Mt 23, 28; voir aussi Lc 18, 9; 20, 20)

  • Enfin, et c’est le cas le plus fréquent, dikaios est l’opposé de pécheur et est associé aux gens qui seront dignes d’avoir part au royaume de Dieu, et qu’on pourrait traduire par « homme de Dieu » ou « saint » au sens juif où la sainteté désigne l’attribut de Dieu, i.e. ils reflètent Dieu et sa volonté. C’est ainsi que Jean peut mettre « Père juste (dikaios) » dans la prière de Jésus (17, 25), et que Luc peut désigner ainsi Jésus : « vous avez chargé le Saint et le juste (dikaios); vous avez réclamé la grâce d’un assassin » (Ac 3, 14); il utilise également ce mot pour parler du messie : « Ils (vos pères) ont tué ceux qui prédisaient la venue du Juste (dikaios), celui-là même que maintenant vous venez de trahir et d’assassiner (Ac 7, 52; voir aussi Ac 22, 14). Alors on n’est pas surpris que Luc modifie Marc au moment de la mort de Jésus (Vraiment cet homme était fils de Dieu!) pour faire plutôt dire au centenier : « Sûrement, cet homme était un juste (dikaios)!" ». À part Jésus, Jean Baptiste est aussi nommé ainsi : Hérode craignait Jean, sachant que c’était un homme juste (dikaios) et saint (Mc 6, 20). Mais à part ces grandes figures, tous les hommes qui reflètent Dieu sont appelés des justes, car ils sont sur le même pied que les prophètes (beaucoup de prophètes et de justes (dikaios) ont souhaité voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu : Mt 13, 17; voir aussi Mt 10, 41 et 23, 29), ils sont des êtres bons par opposition aux méchants (Mt 5, 45; voir aussi Mt 13, 49). Il est possible qu’il faille attendre le jugement de Dieu pour être déclaré juste (à la fin du monde: les anges se présenteront et sépareront les méchants d’entre les justes (dikaios) : Mt 13, 49; voir aussi Mt 25, 37 où les justes se demandent quand ont-ils pu prendre soin du fils de l’homme). Ce qui est sûr, c’est que les justes goûteront au royaume de Dieu et à la vie éternelle : Alors les justes (dikaios) resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père : Mt 13, 43; voir aussi Mt 25, 46; Lc 14, 14.

Dans ce v. 7 que nous analysons, nous avons traduit dikaios par « irréprochable ». Fondamentalement, ce mot devrait se ranger ici dans le dernier groupe sémantique que nous avons présenté : un homme de Dieu par opposition aux méchants et aux dévoyés. Mais le cadre est polémique : l’auditoire est composé de gens qui ressemblent à ceux à qui s’adresse la parabole du Pharisiens et du Publicain et de qui Luc dit qu’ils se flattaient d’être des justes et n’avaient que mépris pour les autres (Lc 18, 9). Ce sont des gens qui se croient parfaits devant Dieu. Il me semble que le titre « irréprochables » leur convient bien, car ce sont des gens qui ont l’illusion de ne plus avoir besoin d’être guidés et d’évoluer. C’est dans le même sens qu’il faut interpréter trois autres passages : je ne suis pas venu appeler les gens irréprochables (dikaios), mais les gens dévoyés à la réorientation de leur vie (Lc 5, 32); je ne suis pas venu appeler les gens irréprochables (dikaios), mais les gens dévoyés (Mt 9, 13); Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les gens irréprochables (dikaios), mais les gens dévoyés (Mc 2, 17).

metanoias (repentance)
Nous avons analysé plus haut metanoeō (réorienter sa vie). Ici, c’est le substantif metanoia. Nous avions dit qu’il s’agissait d’un mot très lucanien. On peut dire la même chose du substantif : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 5; Jn = 0; Ac = 6, donc 11 fois pour l’ensemble Lc-Ac sur un total de 14 fois. Et si on combine le verbe et le substantif, on obtient 24 fois pour Lc-Ac sur un total de 34 fois, soit plus de 70%. Contentons-nous de mentionner que chez Marc et Matthieu, metanoia n’apparaît que dans le contexte du baptême de Jean Baptiste (Mc 1, 4; Mt 3, 8.11). Luc associe aussi metanoia au baptême de Jean (Lc 3, 3.8; Ac 3, 24; 19, 4). Mais c’est surtout l’objet principal de la mission chrétienne qui doit proclamer au nom de Jésus la réorientation de vie (metanoia) à toutes les nations, à commencer par Jérusalem (24, 27); voir aussi Ac 5, 31; 11, 18; 20, 21; 26, 20. Ainsi, affirmer ne pas avoir besoin de réorienter sa vie se ramène à refuser ce qui est au coeur de la mission chrétienne.

v. 8 Une autre histoire. Quelle femme, possédant l’équivalant de dix jours de salaire et qui perdrait l’équivalant d’une somme d’un seul jour de salaire, n’allumerait pas une lampe et ne balaierait pas la maison pour chercher avec soin tant qu’elle n’aura rien trouvé?

Littéralement : Ou bien, quelle femme (gynē) drachmes (drachmas) ayant dix (deka) si perdait drachme une seule (mian), elle n’allume (haptei) pas une lampe (lychnon) et elle balaie (saroi) la maison (oikian) et elle cherche (zētei) avec soin (epimelōs) jusqu’à (heōs hou) ce qu’elle le trouve (eurē)?

gynē (femme)
On peut dire que Luc est l’évangéliste des femmes (gynē) : Mt = 29; Mc = 17; Lc = 41; Jn = 22; Ac = 19; et sur les 41 emplois dans son évangile, 8 proviennent de Marc, 2 de la source Q, ce qui laisse 31 emplois qui lui sont propres. Mais au-delà de ces statistiques, il faut signaler que Luc tient à mettre sur scène un certain nombre de figures féminines, d’abord Élisabeth (1, 5) et Marie (1, 42), ainsi que la prophétesse Anne (2, 36) dans les récits de l’enfance, puis cette femme qui verse un vase de parfum sur ses pieds et dont Jésus dit que ses péchés sont pardonnés car elle a beaucoup aimé (7, 44), cette femme courbée depuis 18 ans dont Jésus dit qu’elle aussi une fille d’Abraham (13, 12), et surtout celles qu’il présente comme des disciples, l’ayant suivi depuis la Galilée (8, 2-3) et Marthe et Marie à qui il dit qu’elle a choisi la meilleure part, l’écoute de la parole, comme les disciples (10, 38). Cette deuxième parabole commence avec la figure d’une femme. Même si nous venons de dire que Luc aime mettre en vedette une femme, il ne s’ensuit pas pour autant qu’il aurait créé cette parabole. Nous avons d’autres exemples de paraboles où l’un est centrée sur un homme, la suivante sur une femme (source Q : l’homme qui sème un grain de sénevé et la femme qui met du levain de la farine, Mt 13, 31-32 || Lc 13, 18-21). Cette séquence homme – femme que nous présente Luc se trouve-t-elle dans la source Q (mais que Matthieu aurait éliminé), ou est-ce Luc qui ajoute à la source Q cette parabole centrée sur une femme qu’il tiendrait d’une autre source? Impossible de répondre.

drachmas (drachmes)
La drachme est une monnaie d’argent grecque, équivalente au denier romain, soit une journée de salaire. La monnaie s’était répandue au Proche Orient avec la conquête d’Alexandre le Grand. Aussi, on la mentionne à quelques reprises dans le livre des Maccabées (2 Macc 4, 19; 10, 20; 12, 43). Cependant, sous l’empire romain, c’est le denier qui domine, et c’est le denier qui est nommé comme monnaie dans les évangiles (14 fois). La drachme n’apparaît qu’ici dans tout le Nouveau Testament : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0. Pourquoi? Est-ce Luc qui aurait modifié sa source en fonction de son public grec? Mais pourquoi ne l’a-t-il pas fait également avec la parabole du débiteur qui devait 500 deniers (7, 41), avec la parabole du bon samaritain qui débourse deux deniers pour sa victime (10, 35), et avec la discussion sur le paiement du tribut à César, où Jésus demande de montrer un denier (20, 24)? Il faut savoir que les monnaies grecques, romaines et juives coexistaient au Proche Orient et que les auteurs des traditions évangéliques se sentaient probablement libres de passer d’une monnaie à l’autre. C’est ainsi que la parabole de l’homme en voyage qui confie sa fortune à ses serviteurs, et qui provient de la source Q, tourne autour de la plus forte monnaie grecque d’argent, le talent, chez Matthieu (25, 15), un talent équivalant à 6 000 deniers, mais elle tourne autour de la mine (60 mines équivalaient à un talent) chez Luc, une autre monnaie grecque d’argent (19, 13). Impossible de savoir quelle était la monnaie de la parabole dansla bouche de Jésus, si jamais elle remonte jusqu’à lui. On peut dire la même chose de celle de la femme avec les dix drachmes.

Sur la monnaie dans la Bible, voir le Glossaire

Textes avec le nom drachmē dans le Nouveau Testament

deka (dix)
Cet adjectif numéral est peu fréquent (Mt = 3; Mc = 1; Lc = 9; Jn = 0; Ac = 1) et semble jouer le rôle d’un chiffre rond commode dans un récit, en particulier pour désigner le nombre le plus élevé ou le nombre d’un groupe. Chez Luc, par exemple, dix lépreux viendront vers lui pour se faire guérir (17, 12), ou encore, un homme partant en voyage confiera 10 mines à dix de ses serviteurs, et le meilleur réussira à en produire 10 autres (19, 13ss). Chez Matthieu, il y a la parabole des dix vierges (25, 1), et dans la parabole des talents, celui qui avait reçu 5 talents en produira 5 autres pour atteindre le total de dix. On peut dire la même chose de la parabole de la femme avec 10 drachmes, tout en reconnaissant que Luc aime plus que les autres le chiffre dix. Mais ce qu’il importe de dire pour notre récit, c’est que la somme de dix drachmes représentent un grande somme, i.e. au minimum dix jours de salaire, probablement l’évalent d’un mois de salaire dans notre monde moderne avec notre organisation du travail.

mian (une seule)
Le chiffre « un » est très fréquent : Mt = 66; Mc = 44; Lc = 43; Jn = 40; Ac = 21. Ici, la drachme unique est en opposition avec les dix drachmes. Rappelons que dix drachmes est une somme énorme. Et donc on pourrait penser que perdre une drachme n’est pas la fin du monde, puisque la femme pourrait vivre avec 9 drachmes. Mais tout le travail de la femme pour retrouver cette drachme perdue montre l’importance de chacune des drachmes. Cela cadre parfaitement avec la parabole où un seul des cent moutons est perdu : chacun est important. Derrière ces deux paraboles, on voit le lien avec le regard de Dieu sur chacun des êtres humains, si nombreux soient-ils.

haptei (elle allume)
Le verbe haptō comporte deux significations différentes : 1) toucher, et 2) allumer quelque chose. C’est Luc qui l’utilise le plus : Mt = 3; Mc = 1; Lc = 9; Jn = 0; Ac = 1. Mais si on considère seulement les passages où il a le sens d’allumer comme ici, on observe qu’il est seul : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 1. Il y a même plus. Dans deux passages où Luc reprend le texte de Marc où ce dernier parle de lampe qu’on doit mettre sur un lampadaire, et non sous le boisseau ou sous le lit, Luc prend d’abord la peine d’ajouter qu’il faut d’abord « allumer la lampe » (haptō lychnon)(8, 16). Remarquons que Matthieu (5, 15) a la même réaction en reprenant lui aussi le texte de Marc, mais il emploie un autre verbe : faire brûler une lampe (kaiō lychnon). Et Luc recopiera son texte de 8, 16 un peu plus loin à peu près tel quel en 11, 33. Alors il faut admettre que ce récit de la femme qui a perdu sa drachme et qui allume une lampe présente un vocabulaire très lucanien. Malgré tout, rien n’empêche de penser qu’il n’invente pas ce récit, mais le reprend en lui donnant une touche personnelle.

lychnon (lampe)
Malgré le fait que le mot renvoie à un objet de la vie courante, lychnos (lampe, flambeau) n’est pas si fréquent : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 6; Jn = 1; Ac = 0. Chez Matthieu, les deux emplois sont une reprise, l’une de Marc, l’autre de la source Q. Chez Luc tout comme chez Matthieu, deux emplois sont également une reprise du même passage de Marc, et un emploi de Luc est une reprise de la même source Q. Ce qui laisse trois passages chez Luc qui proviennent de sa plume ou d’une source qui lui est propre. Encore une fois, nous avons un mot qui fait partie de son univers. La lampe est associée à la lumière qui illumine et permet de voir clair, qui permet donc d’agir et de nous mettre en marche.

saroi (elle balaie)
Il y a peu de chose à dire sur saroō (balayer, nettoyer), sauf qu’il semble presqu’inconnu des évangélistes (et totalement absent du reste du Nouveau Testament) : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0. L’apparition du mot chez Matthieu et dans un passage de Luc est une reprise de la source Q (Mt 12, 44 || Lc 11, 25). Ce qui laisse le passage que nous analysons le seul autre cas du mot. Il est difficile d’y voir un mot que Luc aime bien. Cela faisait sans doute partie de la parabole qu’il reçoit d’une source.

oikian (maison)
Sur oikia (Mt = 25; Mc = 18; Lc = 24; Jn = 5; Ac = 11), contentons-nous de rappeler ce que nous avons dit plus haut : Luc préfère la forme masculine (oikos) à la forme féminine (oikia), mais celle-ci est quand même assez fréquente pour faire partie de son vocabulaire.

zētei (elle cherche)
Le verbe zēteō, qui signifie soit chercher, soit demander, est bien répandu dans les évangiles : Mt = 14; Mc = 10; Lc = 25; Jn = 32; Ac = 9. C’est d’autant plus facile à comprendre qu’il fait partie de l’expression « chercher à se saisir de Jésus » ou « chercher à le faire périr » qui revient comme un leitmotiv dans tous les évangiles. Ce verbe fait partie du vocabulaire de Marc, de la source Q, de Jean, et des passages propres à Luc ou à Matthieu. Chez Luc, même si le mot n’est pas aussi utilisé que chez Jean, le mot apparaît 16 fois sous sa plume sur les 25 occurrences, les autres cas relevant d’un emprunt soit à Marc (surtout dans les récits de la passion et de la résurrection), soit à la source Q (surtout les récits sur la recherche du royaume de Dieu plutôt que de s’inquiéter du lendemain). Dans son récit de l’enfance, les parents de Jésus sont à sa recherche (2, 48-49), par la suite les gens cherchent à le toucher (6, 19), Hérode cherche à le voir (9, 9), Zachée cherche à le voir (19, 3). C’est un mot que Luc aime bien, au point que parfois il modifie sa source, pour ajouter « rechercher » : par exemple, les gens portant un paralytique « cherchent » à l’introduire dans la maison où se trouve Jésus (5, 18 || Mc 2, 3), ou encore la source Q sur l’inquiétude du lendemain où Matthieu parle de s’inquiéter de ce qu’on mangera (6, 31) alors que Luc parle plutôt de ne pas « chercher » ce qu’on mangera (12, 29). Dans la parabole de la drachme perdue, le verbe « chercher » était-il dans la source ou est-il de la plume de Luc qui réécrit la parabole? Impossible de répondre.

epimelōs (avec soin)
Cet adverbe n’apparaît qu’ici dans tout le Nouveau Testament : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0, ce qui est souvent le signe que l’évangéliste utilise une source.

heōs hou (jusqu’à)
Il vaut la peine de s’arrêter un bref instant sur l’expression heōs hou suivi du subjonctif, car elle n’est pas fréquente : Mt = 5; Mc = 0; Lc = 4; Jn = 1; Ac = 1. Chez Matthieu, elle est l’oeuvre de sa plume, sauf un passage provenant de la source Q (Mt 13, 33 || Lc 13, 21). Et ce qui est remarquable, il modifie à deux reprises le texte de Marc, dans un premier cas (Marc qui n’a que heōs + présent) pour ajouter hou + subjonctif (Mt 14, 22 || Mc 6, 45), dans un deuxième cas pour ajouter carrément heōs hou + subjonctif (Mt 17, 9 || Mc 9, 9) dans une phrase où Marc écrit : ei mē hotan (sinon quand). Chez Luc, la situation est plus simple : à part ce passage de la source Q qu’il partage avec Matthieu (13, 21), les trois autres passages proviennent de sa plume ou d’une source qui lui est propre. Ainsi, l’expression de la parabole de la drachme perdue pourrait provenir aussi bien de la plume de Luc que de la source Q.

eurē (elle trouve)
Ce verbe a déjà été analysé et nous avons dit que, même s’il est très fréquent chez Luc, il pourrait tout aussi bien venir de la source Q, comme on l’a vu dans la parabole du berger qui a perdu un mouton.

v. 9 Et après avoir trouvé, elle appelle les amies et les voisins en disant : "Venez vous réjouir avec moi, car j’ai retrouvé l’argent équivalant à une journée de salaire que j’avais perdu."

Littéralement : et ayant trouvé elle appelle ensemble les amies et les voisins disant : réjouissez-vous ensemble avec moi, car j’ai trouvé la drachme que j’avais perdue.

 
Nous avons ici un strict parallèle avec la fin de la parabole de la brebis perdue : mêmes mots, mêmes verbes. Faisons la comparaison à partir de la traduction littérale. En italique, on a mis des mots présents dans une parabole, absente de l’autre, et en caractère gras les mots modifiés.

Hommeet ayant trouvé (masc.)... il appelle ensemble les amis (masc) et les voisins (v. 4-5)
Femmeet ayant trouvé (fém.) elle appelle ensemble les amies (fém.) et voisins (v. 8-9)

Hommedisant (masc.) à eux : réjouissez-vous ensemble avec moi (v. 6)
Femmedisant (fém.): réjouissez-vous ensemble avec moi (v. 9)

Hommecar j’ai trouvé le mouton de moi le perdu (participe parfait, neutre sing.)(v. 6)
Femmecar j’ai trouvé la drachme que (fém.) j’avais perdue (aoriste 1ière pers. sing.) (v. 9)

Ainsi, les deux paraboles se terminent de manière pratiquement identique : la grande différence résidant surtout dans la variation du genre, masculin pour la première (notons qu’en grec le participe et le pronom relatif s’accordent en genre et en nombre), féminin pour la deuxième. Dans un tel cas, les deux paraboles visent à transmettre le même message.

v. 10 C’est de la même façon, je vous le dis, qu’il y a de la joie chez les gens en relation avec Dieu pour un seul dévoyé qui réoriente sa vie. »

Littéralement : Ainsi, je dis à vous (houtōs, legō hymin), il survient (ginetai) joie devant les anges (angelōn) de Dieu pour un seul pécheur se repentant (metanoounti).

 
La première chose à faire remarquer est que cette conclusion est pratiquement identique à celle de la parabole de la brebis perdue, notre première parabole. Regardons de plus près en divisant le verset en trois sections. Nous avons mis en caractère gras les mots différents.

Parabole 1Je dis à vous qu’ainsi
Parabole 2Ainsi, je dis à vous

Parabole 1une joie dans le ciel sera
Parabole 2il survient une joie devant les anges de Dieu

Parabole 1pour un seul pécheur se repentant
Parabole 2pour un seul pécheur se repentant

On aura remarqué que la séquence de certains mots a changé : dans la parabole 2 (drachme perdue), « ainsi » vient avant le « je dis à vous », et non après, tout comme le verbe « il surviendra » vient avant la mention de la joie et de son complément, et non après. Le verbe être au futur (sera) a été remplacé par le verbe « survenir » au présent dans la deuxième parabole, et le ciel a été remplacé par « les anges de Dieu ».

De plus, la particule « que » est disparue dans la deuxième parabole.

Enfin, mentionnons que la conclusion de la première parabole se terminait par « que pour quatre-vingt-dix-neuf justes lesquels pas besoin n’ont de repentance », et qui a évidemment disparu dans la deuxième parabole, puisque le cadre avait complètement changé.

Que conclure? Les différences dans les deux premières sections pourraient indiquer deux auteurs différents des sources qu’utilise Luc. Rien n’empêche de penser que le milieu de ces sources soit le même, i.e. la source Q, même si Matthieu ne la présente pas (a-t-il voulu éliminer un duplicata?). Pourquoi des auteurs différents? Si l’auteur était le même, on se serait attendu à des phrases identiques comme pour tout bon récit populaire facile à mémoriser. Mais rien n’empêche que ces récits soient de milieux semblables.

La différence dans le vocabulaire et les expressions est minime. Par exemple, l’expression « Je dis à vous » avec la particule « que » ou sans la particule « que » semble être utilisée indifféremment dans tous les évangiles, incluant la source Q (voir Lc 10, 12 || Mt 10, 15 avec la particule, voir Lc 7, 9 || Mt 10, 12 sans la particule). Ou encore, « ainsi » peut se trouver indifféremment avant le verbe ou après le verbe (voir Lc 17, 26 || Mt 24, 37 où « ainsi » précède le verbe, voir Lc 12, 43 || Mt 24, 46) où « ainsi » suit le verbe. Enfin, les verbes « sera » et « il survient » sont tout autant attestés dans la source Q (voir Lc 11, 30 || Mt 12, 40 pour « ainsi sera » et Lc 11, 26 || Mt 12, 45 pour « il survient »). Cela étant dit, il en va autrement de la troisième section où les mots sont identiques : pour un seul pécheur se repentant. C’est fort probablement un ajout de Luc à sa source, car non seulement le verbe « se repentir » et le substantif « repentance » apparaissent souvent sous sa plume comme nous l’avons dit plus haut, ils font également partie de sa théologie.

houtōs, legō hymin (Ainsi, je dis à vous)
Ces mots ont déjà été analysés plus haut, où nous avons dit qu’ils semblent le reflet d’une ancienne tradition.

ginetai (il survient)
Le verbe ginomai (être, survenir, devenir, venir à l’existence, apparaître) est aussi fréquent en grec que les verbes avoir et être en français : (Mt = 76; Mc = 54; Lc = 132; Jn = 50; Ac = 110). Même si Luc l’utilise le plus (242 fois pour évangile-Actes), il est impossible de conclure que nous avons ici un trait de sa plume. D’ailleurs, ginomai décliné à la 3e personne du présent comme ici n’et pas si fréquent chez lui : Mt = 6; Mc = 7; Lc = 5; Jn = 0; Ac = 0.

Textes avec le verbe ginomai dans les évangiles-Actes
angelōn (anges)
Luc aime beaucoup les anges : Mt = 20; Mc = 6; Lc = 25; Jn = 3; Ac = 21 (46 fois pour évangile-Actes). Mais il faut se rappeler que angelos est la traduction de l’hébreu : malʾak (messager, envoyé). C’est ainsi que le mot en Lc 7, 24 doit être parfois traduit par « envoyé » ou « messager » : Quand les envoyés (angelos) de Jean furent partis, Jésus se mit à dire aux foules au sujet de Jean (voir aussi Lc 7, 27; 9, 52). Chez Luc, parmi les 25 emplois, 22 désignent ce messager céleste. Notons également que sur les 22 emplois, 20 apparaissent sous la plume de Luc, les deux autres cas provenant l’un de Marc, l’autre de la source Q. De plus, 14 occurrences (64%) apparaissent dans les récits de l’enfance. Mais ce qui nous intéresse ici, est l’expression « anges de Dieu ». Or, à part ce verset-ci que nous analysons, l’expression apparaît ailleurs trois fois, deux fois chez Luc et une fois chez Jean (Et il lui dit: En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme : 1, 51). Mais chez Luc, les deux occurrences apparaissent dans le contexte où Luc reprend la source Q. Comparons la version de Luc avec celle de Matthieu. J’ai mis en caractère gras les mots semblables, et j’ai souligné les différences majeures.

Lc 12, 8-9Mt 10, 32-33
Je vous (le) dit : quiconque me reconnaîtrait devant les hommes, le fils de l’homme aussi le reconnaîtra devant les anges de Dieu. Mais celui qui m’a renié devant les hommes, sera renié devant les anges de Dieu.Quiconque, donc, me reconnaîtra devant les hommes, je le reconnaîtrai moi aussi devant mon Père qui (est) dans les cieux. Mais celui qui me renierait devant les hommes, je le renierai moi aussi devant mon Père qui (est) dans les cieux.

On aura remarqué les différences majeures. Chez Matthieu, c’est Jésus lors du Jugement dernier qui reconnaît ceux qui l’ont confessé et renie ceux qui l’ont renié, et tout se passe devant le Père des cieux. Chez Luc, c’est le fils de l’homme lors du Jugement dernier qui reconnaît ceux qui l’ont confessé, et c’est Dieu (sous-entendu à travers le verbe au passif) qui renie ceux qui ont renié Jésus, et tout se passe devant les anges de Dieu.

La question se pose donc : quelle version parmi les deux reflète le mieux la source Q? Commençons par l’expression « Père qui est dans les cieux ». Sur les 14 occurrences dans les évangiles, 13 apparaissent chez Matthieu (la seule exception étant Mc 11, 25 où le croyant en prière doit remettre les fautes des autres s’il veut que le Père dans les cieux lui pardonne). Or, sur les 13 occurrences chez Matthieu, sept apparaissent dans des passages qui lui sont propres. Et dans les six autres passages, c’est lui qui semble modifier sa source pour ajouter « Père qui est dans les cieux ». Le cas le plus clair est celui de Mt 12, 50 où il modifie le texte de Marc (3, 35: Voici ma mère et mes frères : celui qui fait la volonté de Dieu) qui devient sous sa plume : Voici ma mère et mes frères : car quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux. Il fait la même chose avec la source Q. Par exemple, les biblistes s’entendent en général pour dire que la version de Luc de la prière du « Notre Père » est la plus ancienne. C’est ainsi que nous avons : Père, que soit sanctifié ton Nom (Lc 11, 2). Mais Matthieu l’aurait modifiée ainsi : Notre Père qui est dans les cieux, que soit sanctifié ton Nom (Mt 6, 9) (voir aussi Lc 11, 13 || Mt 7, 11; Lc 6, 46 || Mt 7, 21).

Conclusion : la version de Luc avec « anges de Dieu » reflète le mieux la source Q et c’est Matthieu qui l’a modifiée pour remplacer « anges de Dieu » par « Père qui est dans les cieux ». Et la présence des « anges de Dieu » est tout à fait à sa place dans un contexte de Jugement dernier, comme on le voit dans l’ensemble des évangiles, et qui est confirmé par cette autre source qu’est Jean 1, 51 citée plus haut.

Enfin, on peut régler facilement l’expression « fils de l’homme » chez Luc contre la version de Matthieu : je... moi. « Fils de l’homme » appartient au contexte apocalyptique (voir Daniel 7) qui fut celui de Jésus et il est fort probable que ce soit un titre qui origine de Jésus lui-même (voir R.E. Brown). C’est un titre qui a été un peu une source de confusion chez les premiers chrétiens et on ne l’a pas retenu comme titre majeur de Jésus ressuscité dans la communauté. Par contre, l’expression « je... moi » au moment du Jugement dernier trahit la foi chrétienne en la résurrection de Jésus. Il n’y aucun doute qu’il faut préférer la version de Luc comme étant la plus ancienne et reflétant le mieux la source Q.

Si on revient à la parabole de la drachme perdue, on peut affirmer avec un bon degré de confiance que l’expression « joie devant les anges de Dieu » provient d’une source ancienne et non de Luc, et même plus, elle pourrait bien appartenir à la source Q. Mentionnons en terminant que cette notion d’anges de Dieu remonte à l’Ancien Testament (malʾak yhwh : voir par exemple Genèse 16, 7-13).

Toutefois, il reste un petit point à résoudre : alors que les anges de Dieu apparaissent habituellement dans un contexte de Jugement dernier, et donc dans le futur (voir Lc 9, 26; 12, 8-9; Mc 8, 38; Jn 1, 51), comment peut-on avoir ici un verbe au présent : il survient une joie devant les anges de Dieu, i.e. c’est dès maintenant que réagissent avec joie les anges de Dieu? Dans le monde juif, les anges semblent avoir un rôle particulier lors du jugement final (voir Mc 13, 27; Mt 25, 31), mais leur rôle est beaucoup plus vaste, si bien que Matthieu peut écrire : Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits: car, je vous le dis, leurs anges aux cieux voient constamment la face de mon Père qui est aux cieux (18, 10). Ainsi, les anges semblent être ce canal de communication entre les hommes et Dieu, si bien que les événements de ce monde ont un écho dans l’autre monde. Et quand on considère l’ensemble des évangiles, les anges jouent un rôle dans le présent.

metanoounti (se repentant)
Répétons ce que nous avons dit plus haut : nous somme ici devant un ajout de Luc pour soutenir sa théologie concernant la conversion et le changement de vie, à l’image du bon larron en croix.

v. 11 Jésus ajoute une autre histoire. « Il y avait un homme avec deux fils.

Littéralement : Puis il dit : « Un homme quelconque (anthrōpos tis) avait deux (dyo) fils.

anthrōpos tis (un homme quelconque)
Il vaut la peine de souligner l’expression anthrōpos tis, car elle est unique à Luc dans tous les évangiles et Actes : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 6; Jn = 0; Ac = 0. C’est sa signature pour introduire un récit :

  • 10, 30 : Jésus reprit: "Un homme quelconque (anthrōpos tis) descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba au milieu de brigands qui, après l’avoir dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à demi mort.
  • 14, 2 : Et voici qu’un homme quelconque (anthrōpos tis) était hydropique devant lui.
  • 14, 16 : Il lui dit: "Un homme quelconque (anthrōpos tis) faisait un grand dîner, auquel il invite beaucoup de monde.
  • 15, 11 : Il dit encore: "Un homme quelconque (anthrōpos tis) avait deux fils.
  • 16, 1 : Il disait encore à ses disciples: "Un homme quelconque (anthrōpos tis) était riche qui avait un intendant, et celui-ci lui fut dénoncé comme dilapidant ses biens.
  • 19, 12 : Il dit donc: "Un homme quelconque (anthrōpos tis) de haute naissance se rendit dans un pays lointain pour recevoir la dignité royale et revenir ensuite.

dyo (deux)
Il est intéressant de jeter un coup d’oeil au chiffre deux : Mt = 40; Mc = 18; Lc = 29; Jn = 13; Ac = 0. Car il a dans plusieurs cas une signification symbolique qui dépasse la simple désignation d’un nombre. Nommons-en quelques un :
  • Deux peut signifier la richesse et l’abondance : Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n’en a pas (Lc 3, 11); ne partez pas en mission avec deux tuniques (Lc 9, 3)
  • Deux peut signifier la pluralité de la communauté : Jésus envoie ses disciples en mission deux par deux (Lc 10, 1) et les disciples d’Emmaüs voyagent à deux (Lc 24, 13); quand deux ou trois sont réunis, Jésus est au milieu d’eux (Mt 18, 20)
  • Deux peut signifier l’opposition entre deux réalités : nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et l’argent (Lc 16, 13); lors de la période eschatologique, les familles seront divisées, trois contre deux, deux contre trois (Lc 12, 52)
  • Deux peut signifier le nombre minimum pour un témoignage légal : en cas de litige, il faut au moins deux témoins (Mt 18, 16); on finit par trouver deux témoins pour témoigner contre Jésus (Mt 26, 60)
  • Deux sert à mettre en contraste deux comportements ou deux sorts différents : un débiteur avec une grosse dette et un débiteur avec une dette beaucoup plus petite (Lc 7, 41); dans la période eschatologique, deux personnes partageant le même lieu pourraient connaître des sorts différents (Lc 17, 34-35); deux hommes montent au temple pour prier avec des attitudes totalement différentes (Lc 18, 10); un homme avait deux enfants à qui il demande d’aller travailler au champ, avec des résultats différents (Mt 21, 31)

Bien sûr, le chiffre deux de notre parabole qui s’amorce appartient à cette dernière catégorie.

v. 12 Le cadet dit à son père : "Papa, donne-moi la portion d’héritage qui me revient de ce que tu possèdes." Alors le père fait le partage de ses biens.

Littéralement : et il dit le plus jeune (neōteros) d’eux au père : "Père (pater), donne-moi la portion (meros) échéante (epiballon) à moi des possessions (ousias)". Puis lui il distribua (dieilen) à eux (autois) l’avoir (bion).

neōteros (le plus jeune)
Il s'agit d'un comparatif très peu présent dans le Nouveau Testament et dans les évangiles : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 3; Jn = 1; Ac = 1. Contrairement à notre société où les plus jeunes sont valorisés, l’univers judéo-chrétien a une perception un peu négative des jeunes, si bien qu’ils sont relégués aux tâches subalternes : que le plus grand parmi vous se comporte comme le plus jeune (neōteros), et celui qui gouverne comme celui qui sert (Lc 22, 26); ils s’occupent de tâches que d’autres ne veulent pas faire : Les jeunes gens vinrent envelopper le corps et l’emportèrent pour l’enterrer (Ac 5, 6). On leur reproche leur liberté et leur impulsion : quand tu étais jeune (neōteros), tu mettais toi-même ta ceinture, et tu allais où tu voulais (Jn 21, 18); les jeunes veuves (neōteros), écarte-les. Dès que des désirs indignes du Christ les assaillent, elles veulent se remarier (1 Timothée 5, 11). Alors le début de notre parabole annonce le pire. Et on aura remarqué que c’est Luc qui utilise surtout ce mot. De plus, la seule apparition du mot en dehors de Luc se trouve en Jn 21, 18, basée sur une source que Luc connait également (voir Lc 5).

pater (père)
Le mot patēr (père, ancêtre) est très répandu : Mt = 62; Mc = 18; Lc = 52; Jn = 130; Ac = 34.

  • Mais il désigne avant tout Dieu dans son attribut de père, surtout chez Jean : Mt = 44; Mc = 4; Lc = 13; Jn = 113; Ac = 3.
  • Il peut aussi désigner les ancêtres sous sa forme au pluriel (nos pères) : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 7; Jn = 4; Ac = 22.
  • À quelques occasions, il renvoie à Abraham et à David dans leur relation avec tout le peuple : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 6; Jn = 3; Ac = 2.
  • Enfin, il désigne un humain, père d’enfants : Mt = 15; Mc = 13; Lc = 26; Jn = 8; Ac = 6.

Notons enfin que père, sous forme d’interpellation d’un être humain (au vocatif en grec), n’apparaît que dans cette parabole dans les évangiles.

Textes avec le nom patēr dans les évangiles-Actes

Le nom Père appliqué à Dieu dans la Bible selon R. Brown

meros (portion)
Le mot meros ne joue pas un grand rôle dans les évangiles : Mt = 4; Mc = 1; Lc = 4; Jn = 4; Ac = 7. Il signifie fondamentalement la partie d’un tout, et l’on traduit par portion (d’un tout), part (dans un groupe), morceau (d’un aliment), région (partie d’un pays), reste (d’un tout), lot (parmi les différents sorts réservés aux gens), groupe (parmi une population). Et il est bien connu de Luc comme on le voit dans les Actes des Apôtres. Dans son évangile, sur les 4 occurrences, trois lui sont propres, l’autre provenant de la source Q. Dans la parabole meros désigne bien sûr une part d’héritage. On aura noté que l’héritage ne revient pas seulement à l’ainé, mais également au plus jeune.

epiballon (échéant)
Le verbe epiballō est composé de deux mots : le verbe ballō (jeter) et la préposition epi (sur), d’où les traductions : mettre quelque chose sur quelque chose (par exemple, mettre les mains sur la charrue, ou encore, ajouter quelque chose à quelque chose), échoir sur quelqu’un, se jeter sur quelqu’un ou quelque chose (d’où se saisir de quelqu’un, ou encore, les vagues qui se jettent sur la barque), s’effondrer (Pierre s’effondre (epiballō) en larmes après son reniement). Dans notre parabole, une portion d’héritage échoit au plus jeune, et donc lui revient. Le mot est connu de Luc : Mt = 4; Mc = 2; Lc = 5; Jn = 2; Ac = 4. Et dans son évangile, parmi les 5 occurrences 2 apparaissent dans des passages qui lui sont propres (mettre la main à la charrue : 9, 62; la part de fortune qui échoit à quelqu’un : 15, 12), dans deux occurrences c’est Luc qui ajoute le verbe à sa source marcienne (on cherche à porter la main sur Jésus : 20, 19; on portera la main sur les disciples et on les persécutera), enfin une dernier occurrence provient de la source Q (ajouter un vieux vêtement à un neuf : 5, 36). Dans les Actes, le verbe signifie seulement mettre la main sur quelqu’un.

ousias (possessions)
Voilà un mot absent de tout le Nouveau Testament, à part ces deux occurrences dans notre parabole. Le mot proviendrait du verbe eimi (je suis) au participe présent (ousa) : les choses étant à moi, d’où possessions, propriétés.

dieilen (il distribua)
Diaireō signifie démanteler, fendre en deux, diviser, d’où distribuer et répartir. Mais le mot est presqu’inexistant dans tout le Nouveau Testament. On le rencontre seulement ici (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0) et chez Paul ( Mais tout cela, c’est l’unique et même Esprit qui l’opère, distribuant (diaireō) ses dons à chacun en particulier comme il l’entend : 1 Co 12, 11). Le geste du père peut poser question : pourquoi acquiesce-t-il à la demande de son fils cadet? Est-ce un geste sage? Relisons ce passe du Siracide 33, 20-24 :
A ton fils, à ta femme, à ton frère, à ton ami, ne donne pas pouvoir sur toi pendant ta vie. Ne donne pas à un autre tes biens, tu pourrais le regretter et devrais les redemander. Tant que tu vis et qu’il te reste un souffle, ne te livre pas au pouvoir de qui que ce soit. Car il vaut mieux que tes enfants te supplient, plutôt que de tourner vers eux des regards suppliants. En tout ce que tu fais, reste le maître, ne fais pas une tache à ta réputation. Quand seront consommés les jours de ta vie, à l’heure de la mort, distribue ton héritage.

D’après ce critère, le père n’est pas sage. Si cette parabole provient de Jésus et qu’elle reflète l’image de Dieu, elle se trouve à affirmer que Dieu donne la priorité à la liberté humaine sur l’exercice de l’autorité.

autois (à eux)
La seule raison de mettre les réflecteurs sur ce mot est pour faire remarquer que ce pronom personnel est au pluriel. Le père aurait donc distribué sa fortune aux deux fils. Comme cette distribution ne semble avoir aucun impact sur l’aîné, on peut imaginer que c’est seulement à la mort du père que le fils prendra possession de sa part d’héritage, comme le recommande le Siracide.

bion (l'avoir)
Nous connaissons en français le mot bios, car il nous a donné des mots comme biologie ou biosphère. Fondamentalement, il signifie : vie, non au sens de vie animale, mais au sens de mode ou manière de vivre, d’où sont dérivés gagne-pain, moyens de subsistance, ressources, avoir, fortune, niveau de vie. Il est rare dans le Nouveau Testament et dans les évangiles : Mt = 0; Mc = 1; Lc = 5; Jn = 0; Ac = 0. C’est Marc qui l’utilise pour la première et seule fois quand Jésus dit de la pauvre veuve qui a mis deux piécettes dans le trésor du temple qu’elle a mis « son moyen de subsistance » (Mc 12, 14). Luc reprendra tel quel ce verset (Lc 21, 4). Mais il semble aimer ce mot puisqu’en copiant de Marc son explication de la parabole du semeur, il ajoutera que l’une des causes de l’étouffement de la parole provient des plaisirs du niveau de vie (bios) (Lc 8, 14). De même, dans le récit de l’hémorroïsse qu’il reprend de Marc, il a cette phrase qu’il ajoute : elle avait dépensé tout son avoir ( bios) en médecins (Lc 8, 43). Enfin, nous avons les deux occurrences dans notre parabole. On peut donc penser que Luc n’a pas inventé cette parabole d’un père et de ses deux fils, mais il la reprend à sa manière.

Textes avec le nom bios dans le Nouveau Testament

Textes avec le nom bios dans la Septante

v. 13 Et sans attendre bien longtemps, ses valises faites, le cadet partit en voyage pour un pays lointain. Et c’est là qu’il gaspilla ce qu’il possédait en menant une vie dissolue.

Littéralement : Et après pas plusieurs jours (met’ ou pollas hēmeras), ayant rassemblé (synagagōn) toutes choses (panta) le plus jeune fils partit en voyage (apedēmēsen) vers une contrée lointaine (chōran makran) et là (kai ekei) il dilapida (dieskorpisen) la fortune (ousian) de lui vivant (zōn) dans la perdition (asōtōs).

met’ ou pollas hēmeras (après pas plusieurs jours)
Le mot hēmera, comme on le devine bien, est extrêmement courant, car il renvoie à une réalité quotidienne : Mt = 42; Mc = 25; Lc = 79; Jn = 30; Ac = 86. Comme on le constate, c’est chez Luc qu’il apparaît le plus souvent; mais en soi cela nous renseigne peu. Cependant, si on s’attarde à l’expression « pas plusieurs jours » (ou pollas hēmeras), on se rend compte qu’on est devant une expression unique dans tout l’évangile de Luc et qu’on ne la retrouve telle quelle que chez Jean 2, 12 : Après quoi, il descendit à Capharnaüm, lui, ainsi que sa mère et ses frères et ses disciples, et ils n’y demeurèrent que peu de jours (ou pollas hēmeras) (Il est vrai que le récit de Actes 1, 5 nous présente quelque chose de semblable avec ou meta pollas tautas hēmeras quand Jésus dit à ses disciples : c’est dans l’Esprit Saint que vous serez baptisés sous peu de jours). Ailleurs chez Luc, le qualificatif pour parler de plusieurs jours est : pleiōn (Ac 21, 10; 27, 20), ou encore : hikanos (Ac 27, 7). Il est donc possible que la source de cette parabole appartienne à un milieu qui comporte des similitudes avec celui de Jean. Quoi qu’il en soit, l’idée est la même : on utilise la négation pour dire qu’il s’est passé peu de jours entre la décision du père de partager l’héritage et celle du fils de dépenser cet héritage : c’est dire son empressement.

Textes avec le nom hēmera dans les évangiles-Actes
synagagōn pas (ayant rassemblé toutes choses)
Il y a peu de choses à dire sur synagō (Mt = 24; Mc = 5; Lc = 7; Jn = 7; Ac = 11) qui n’est pas si habituel chez Luc et qui semble à chaque fois provenir d’une source particulière. Mais si on regarde l’expression synagō paspas, un adjectif (tout), est utilisé comme substantif (comme ici où on a traduit : toutes choses), alors on note que le seul autre passage de cette expression se trouve en Mt 22, 10 dans la parabole des invités à la noce qui se défilent : ses serviteurs... ramassèrent tous ceux (synagō pas) qu’ils trouvèrent. Or, cette parabole appartient à la source Q (En Lc 20, 23, Luc mentionne seulement l’ordre du maître sans décrire l’exécution). La parabole du fils cadet vient-elle de la source Q, comme du berger avec ses 100 moutons? C’est possible, mais il faudrait un peu plus d’indices. Nous avons traduit l’expression « ayant rassemblé toutes choses » par « ses valises faites » dans un effort pour l’actualiser dans un contexte contemporain.

apedēmēsen eis chōran makran (il partit en voyage vers une contrée lointaine)
Le verbe apodēmeō ne semble pas faire partie du vocabulaire de Luc : Mt = 3; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0. Car la seule autre mention du mot se trouve dans la parabole des vignerons homicides (20, 9), qu’il copie de Marc (Mc 12, 1). De plus, alors que le mot apparaît deux fois sous la plume de Matthieu dans la parabole des talents (25, 14-15) où le maître part en voyage et donne la responsabilité de son avoir à ses serviteurs, tirée de la source Q, il est totalement absent chez Luc dans sa parabole des mines (19, 12-13), puisée pourtant à la même source. Par contre, dans cette même parabole des mines, apparaît la seule autre mention de l’expression que nous avons ici : contrée lointaine (chōra makros). Encore une fois, est-ce une pure coïncidence que nous nous retrouvons avec la source Q? Quoi qu’il en soit, la mention d’un voyage dans un pays lointain signifie que nous ne sommes plus en terre juive, en terre natale, et nous prépare à ce qui suivra.

kai ekei (et là)
En soi, l’adverbe ekei (là) ne représente pas beaucoup d’intérêt dans l’étude de Luc. Mais il en va autrement quand il suit la conjonction « et » (kai). Et pour être plus précis, nous avons ici une structure de phrase qui revêt une forme particulière : une proposition principale au passé (il partit en voyage), suivie de l’expression kai ekei (et là) qui introduit une autre proposition principale au passé (il dilapida la fortune). On sera peut-être surpris d’apprendre que cette structure de phrase est assez rare dans les évangiles. Chez Luc, c’est ici sa seule présence. Ailleurs, c’est seulement chez Jean qu’il apparaît à trois reprises :

  • Jn 2, 12 : Après quoi, il descendit (aoriste) à Capharnaüm, lui, ainsi que sa mère et ses frères et ses disciples, et là (kai ekei) demeurèrent (aoriste) que peu de jours.
  • Jn 3, 22 : Après cela, Jésus vint (aoriste) avec ses disciples au pays de Judée et là (kai ekei) il séjournait (imparfait) avec eux, et il baptisait.
  • Jn 6, 3 : Jésus gravit (aoriste) la montagne et là (kai ekei), il était assis (imparfait) avec ses disciples.

Ce rapprochement avec Jean est troublant et rejoint d’autres passages de Luc où la source semble venir d’un milieu semblable à celui de Jean.

dieskorpisen (il dilapida)
Le verbe diaskorpizō est un composé de deux mots : skorpizō (disperser, disséminer, dissiper) et la préposition dia (à travers, par le moyen de), et signifie : dilapider, dissiper au loin. Ce n’est pas un mot qui fait partie du vocabulaire habituel de Luc : Mt = 3; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 1. C’est Marc (14, 27) qui a introduit pour la première fois le mot en mettant dans la bouche de Jésus une citation de Zacharie 24, 7 qui annonce qu’on frappera le berger et les brebis seront dispersées (diaskorpizō). Matthieu (26, 31) reprendra ce passage, mais non Luc qui élimine de son récit de la passion la fuite des disciples. Autrement, le mot se retrouve deux autres fois chez Matthieu dans sa parabole des talents (24, 25-26) qui provient de la source Q, où il a le sens de répandre, comme un citoyen qui répand sa semence. Chez Luc, le mot est absent de sa parabole équivalente, celle des mines. Ainsi, à part sa présence dans la parabole du père et du fils cadet, il apparaît dans le récit dans l’enfance dans la prière de louange de Marie (1, 51) qui remercie Dieu d’avoir dispersé (diaskorpizō) les hommes au coeur superbe, et dans la parabole de l’administrateur habile (16, 1) à qui son maître reproche de dilapider (diaskorpizō) ses biens. Or, c’est seulement dans cette dernière parabole que le verbe est associé à l’idée de disperser ses biens. Ainsi, le seul vrai parallèle à la parabole du fils cadet est la parabole de l’administrateur habile. Ces deux paraboles appartiennent à une source que lui seul connaît.

ousian (fortune)
Une seule remarque s’impose : au v. 12, le mot ousia désignait ce que possédait le père. Maintenant, il désigne ce que possède le cadet. Ainsi, en dilapidant son héritage, ce sont les biens du père qu’il dilapide.

zōn asōtōs (vivant dans la perdition)
Encore une fois avec zaō (vivre) nous ne sommes pas dans le monde de Luc, mais plutôt dans celui de Jean : Mt = 5; Mc = 2; Lc = 8; Jn = 19; Ac = 6. Mais ce qu’il faut surtout remarquer, c’est que nous avons ici un cas unique dans tous les évangiles où le verbe zaō s’accompagne d’un adverbe pour décrire une manière de vivre. Et cette manière de vivre est décrite par asōtōs, un adverbe qu’on ne rencontre nulle part ailleurs dans toute la Bible et qui signifie : sans espoir de récupération, cas désespéré, qui apporte la destruction, d’où notre traduction de vie dissolue. Ainsi, le cadet est en train de s’auto-détruire.

v. 14 Après avoir tout épuisé, il arriva qu’une grande pénurie sévit dans le pays où il se trouvait, si bien qu’il commença à connaître l’indigence.

Littéralement : Puis ayant épuisé (dapanēsantos) de lui toutes choses, étant survenue une famine (limos) très forte (ischyra) dans la contrée celle-là (chōran ekeinēn), et lui-même commença (ērxato) à être dans la privation (hystereisthai).

dapanēsantos (ayant épuisé)
Le verbe dapanaō signifie : défrayer toutes les dépenses, consommer, épuiser. C’est un mot rare dans toute la Bible et dans les évangiles : Mt = 0; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 1. Alors que Luc aurait eu la chance de l’utiliser quand il reprend de Marc le récit de l’hémorroïsse (ayant épuisé (dapanaō) tout ce qu’elle avait : Mc 5, 26), il ignore cette incise. À part notre parabole du fils cadet, la seule occurrence du mot chez lui se trouve dans les Actes des Apôtres quand il rapporte que des chrétiens demandent à Paul de défrayer les dépenses (dapanaō) pour faire raser la tête de quatre personnes qui ont fait un voeu, pour montrer qu’il est toujours attaché aux traditions juives (voir Actes 21, 24). Ainsi, il est fort probable que ce mot appartenait à la source qu’utilise Luc.

limos (famine)
Dans les évangiles, la moitié des occurrences de limos est lié à ce passage eschatologique de Marc 13, 8 (Il y aura par endroits des tremblements de terre, il y aura des famines) que reproduisent Matthieu (24, 7) et Luc (21, 11) : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 4; Jn = 0; Ac = 2. Autrement, en dehors de notre parabole sur le fils cadet, la seule mention se trouve dans ce passage de Luc où il met dans la bouche de Jésus une allusion à la famine au temps d’Élie (4, 25). Encore une fois, on ne peut qu’assumer qu’il s’agit d’un mot provenant de la source utilisée par Luc. Notons que dans l’Antiquité, la famine était un phénomène cyclique.

ischyra (très forte)
Il y a deux occurrences chez Luc, dont l’une (11, 21) est une copie de Marc (nul ne peut pénétrer dans la maison d’un homme fort : 3, 27), comme chez Matthieu (12, 29) d’ailleurs : Mt = 2; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0. Ici, dans la parabole du cadet, Luc semble se contenter de reproduire sa source.

chōran ekeinēn (contrée celle-là)
Voilà une expression qui ne se retrouve que dans cette parabole. Autrement, seul Marc nous donne un autre exemple : Mt = 0; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0. Bref, voilà une expression non lucanienne.

ērxato (il commença)
Le verbe archō signifie : commencer, se mettre à, prendre la direction, diriger, commander et apparaît très souvent chez Luc : Mt = 13; Mc = 26; Lc = 31; Jn = 2; Ac = 6. Mais c’est un mot si fréquent également chez Marc que reproduit souvent Luc qu’on ne peut tirer aucune conclusion.

hystereisthai (à être dans la privation)
Le mot hystereō signifie : traîner derrière, être en retard, être inférieur, échouer à obtenir, manquer de, être en manque ou dans le besoin. C’est un mot peu fréquent dans les évangiles (Mt = 1; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 1; Ac = 0) et la seule occurrence en dehors de notre parabole se trouve dans un passage propre à Luc où il met dans la bouche de Jésus une remarque sur les disciples qui n’ont jamais manqué de quoi que ce soit en mission (22, 35). Bref, cela apporte peu d’éclairage sur notre parabole. Ce qui est clair, le fait d’avoir tout dépensé son héritage le conduit à une situation que nous ainsi décririons ainsi aujourd’hui : être dans la rue. Ce qui est moins clair : quel est le lien avec la famine?
Textes avec le verbe hystereō dans les évangiles-Actes

Textes avec le nom hysterēsis dans le Nouveau Testament

Textes avec le nom hysterēma dans le Nouveau Testament

v. 15 Réagissant, il alla offrir ses services à un citoyen de la région, qui l’envoya dans les champs s’occuper des cochons.

Littéralement : Et étant allé, il s’attacha (ekollēthē) à un des citoyens (politōn) de la contrée celle-là, et il envoya (epempsen) lui vers les champs (agrous) de lui paître (boskein) des cochons (choirous).

ekollēthē (il s’attacha)
Le verbe kollaō signifie : coller, cimenter, joindre ensemble de manière serrée, mettre ensemble. Il est presque totalement absent des évangiles : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 5. Dans les Actes, Luc l’utilise surtout pour décrire l’action des gens qui se joignent (kollaō) à la communauté. Dans son évangile, à part notre texte, Luc insère ce verbe dans un passage de Marc : Même la poussière de votre ville qui s’est collée (kollaō) à nos pieds, nous l’essuyons pour vous la laisser (10, 11). Est-ce Luc qui aurait ajouté cette scène à sa source? Difficile de répondre. Le fait de s’attacher à quelqu’un est une sorte de contrat, ce que nous avons traduit par : offrir ses services. Rien n’indique que nous soyons devant une forme d’esclavage typique dans le cas d’une personne endettée.

politōn (citoyens)
Le mot politēs signifie : citoyen, homme libre. À part un passage de l’épitre aux Hébreux (8, 11), seul Luc semble connaître ce mot dans tout le Nouveau Testament : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 1. Dans la parabole des mines où la base provient de la source Q, il est possible que ce soit lui qui ajoute le fait que les concitoyens (politēs) haïssaient l’homme de haute naissance qui part en voyage (19, 14). Aurait-il fait la même chose avec la parabole du fils cadet? C’est possible. Dans ce cas, il aurait accentué l’aliénation du cadet : il est un immigrant, un étranger, sans les droits d’un citoyen.

epempsen (il envoya)
Le verbe pempō signifie : envoyer, renvoyer, conduire, escorter (Mt = 4; Mc = 1; Lc = 10; Jn = 32; Ac = 11) et est bien connu de Luc. Bien sûr, il apparaît à profusion chez Jean pour qui Jésus est « l’envoyé » du Père. Il reste que c’est un mot qu’aime bien Luc. Sur les 10 occurrences dans son évangile, une seule est copiée de la source Q (7, 19). Les neuf autres semblent provenir d’une source qui lui est propre ou de sa propre plume. Un cas typique est la parabole des vignerons homicides que Luc emprunte à Marc : alors que ce dernier utilise apostellō pour décrire l’envoi de serviteur par le maître de la vigne, Luc préfère lui substituer pempō (Mc 12, 4 || Lc 20, 11; Mc 12, 5 || Lc 20, 12; Mc 12, 6 || Lc 20, 13). A-t-il fait la même chose ici? Difficile à dire.

agrous (champs)
Les références de Luc à agros (champ) sont moins fréquentes qu’on pense : Mt = 17; Mc = 9; Lc = 9; Jn = 0; Ac = 1. Sur les neuf occurrences, cinq proviennent de sources qu’il utilise, et les quatre autres proviennent de paraboles qui lui sont propres. Ainsi, on ne peut observer aucun travail d’édition où il aurait ajouté la mention des champs. Cela ne surprend pas : nous avons déjà observé que c’est un homme de la ville, et que parfois il transforme un champ en un jardin (voir Lc 13, 19 où il modifie en jardin un élément de la source Q qui faisait probablement référence à un champ (Mt 13, 31)).

boskein (paître)
Seuls les évangiles mentionnent boskō (nourrir, s’occuper de, paître, brouter) : Mt = 2; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 2; Ac = 0. Et c’est avant tout Marc qui a introduit ce mot dans la scène où des esprits impurs demandent à Jésus, au moment où il s’apprête à les expulser d’un homme, d’être envoyés dans un troupeau de porcs en train de paître (Mc 5, 11.14), et que reprennent Matthieu (8, 30.33), et Luc (8, 32.34). Autrement, seuls Luc (ici, dans notre parabole du fils cadet) et Jean (21, 15.17) ont cette référence à « paître ». Encore une fois, nous avons cette parenté entre la source de Luc et le milieu de Jean.

choirous (cochons)
Les cochons ont été introduits par Marc avec sa fameuse scène de l’homme possédé par une légion de démons qui demande d’être expulsée vers un troupeau de porcs (Mc 5, 11-16) et que reprennent Matthieu (8, 30-32) et Luc (8, 32-33). Autrement, seuls un passage particulier de Matthieu (7, 6) et de Luc (ici dans notre parabole) le mentionnent. On n’est pas surpris d’apprendre qu’il n’y avait pas de porc en milieu juif, car c’était un animal impur (Ni le porc, qui a bien le sabot fourchu et fendu mais qui ne rumine pas; vous le tiendrez pour impur. Vous ne mangerez pas de leur chair et ne toucherez pas à leurs cadavres : Deutéronome 14, 8). La mention des porcs soulignent deux choses : le fils cadet est vraiment en milieu non Juif, donc à l’étranger, et il est réduit à faire un travail quelque peu humiliant pour un Juif.
v. 16 Oh! Comme il aurait voulu manger les caroubes que dévoraient les cochons, mais personne n’en lui donnait.

Littéralement : Et il désirait (epethymei) se rassasier (chortasthēnai) des caroubes (keratiōn) que mangeaient (ēsthion) les cochons, et personne (oudeis) donnait à lui.

epethymei (il désirait)
Le verbe epithymeō (désirer, convoiter, avoir envie de) apparaît surtout chez Luc, et dans des passages qui lui sont propres : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 4; Jn = 0; Ac = 1. Et ce qu’il y a de remarquable, c’est que l’expression « désirer se rassasier » se retrouve également telle qu’elle dans la parabole du riche et de Lazare (16, 21), et la structure « désirer » plus un verbe à l’infinitif apparaît non seulement dans ces deux paraboles, mais également dans une parole que Luc met dans la bouche de Jésus : J’ai ardemment désiré manger cette pâque (22, 15). On pourrait dire que c’est une coïncidence provenant de la source, ou y voir une retouche lucanienne de sa source.

chortasthēnai (se rassasier)
Le verbe chortazō (nourrir, engraisser, se rassasier) n’est pas particulier à Luc : Mt = 4; Mc = 4; Lc = 4; Jn = 0; Ac = 1. Car à part les deux occurrences de « désirer se rassasier » que nous voulons de signaler, les deux autres occurrences proviennent l’un d’un emprunt à la source Q (6, 21), l’autre de Marc (9, 17) dans le récit de la multiplication des pains. Bien sûr, ce mot intervient dans un contexte où on a faim.

keratiōn (caroubes)
Voilà un mot unique dans toute la Bible : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0. La caroube est le fruit comestible du caroubier, gousse longue, plate et coriace contenant une pulpe d’une saveur douce et sucrée. Elle est de couleur brun-rouge foncée et un peu violacée lorsqu’elle est mure. Le caroubier pousse abondamment en Syrie, dans les îles grecques et à Chypre. Et encore aujourd’hui, on se sert de ce fruit pour nourrir les cochons. Mais pourquoi le cadet s’est-il mis à désirer la nourriture des cochons? Il faut croire que son maître qui l’hébergeait lui donnait le strict minimum, surtout en période de famine, et qu’il enviait l’abondance de nourriture à laquelle les cochons avaient droit. En présentant une situation où un être humain est bien moins traité qu’un animal, l’auteur souligne sa déchéance.

ēsthion (ils mangeaient)
Nous avons déjà analysé esthiō au v. 2. Mais contentons-nous de souligner que les références aux animaux qui mangent sont très rares dans les évangiles. À part ce passage, il y a seulement cette mention des chiens qui mangent ce qui tombe de table (Mc 7, 28 || Mt 15, 27).

oudeis (personne)
Avec oudeis (aucun, personne, rien) nous avons un pronom indéfini extrêmement commun dans les évangiles et les Actes : Mt = 45; Mc = 35; Lc = 54; Jn = 66; Ac = 36. Encore une fois, la scène présente un monde sans pitié qui accentue la détresse du cadet.

Textes avec l'adjectif oudeis chez Luc
v. 17 Faisant une réflexion personnelle, il se disait : "Combien d’employés de mon père ont tout le pain qu’ils veulent, alors que moi je crève ici de faim.

Littéralement : Puis vers lui-même étant allé (eis heauton de elthōn), il disait (ephē) : "Combien (posoi) de salariés (misthioi) du père de moi surabondent (perisseuontai) de pains (artōn), mais moi de faim (limō) ici (hōde) je péris (apollymai).

eis heauton de elthōn (vers lui-même étant allé)
L’expression « eis heauton elthōn » est tout à fait unique : elle signifie entrer en soi-même, faire une prise de conscience, faire une réflexion personnelle. On ne trouvera aucun équivalent dans les évangiles et il faut l’attribuer à la source qu’utilise Luc. Ainsi donc, le fait même pour le cadet de toucher les bas-fonds ou de frapper un mur l’oblige à réfléchir.

ephē (il disait)
Voilà un verbe assez commun (Mt = 16; Mc = 6; Lc = 8; Jn = 3; Ac = 25) qui signifie : dire, déclarer, affirmer, penser, supposer. Quand on considère les Actes, Luc l’utilise à profusion. Dans son évangile, c’est moins fréquent, mais sur les 8 occurrences, 7 proviennent de sa plume. Bref, il fait partie de son vocabulaire. Ici, il est utilisé pour décrire un conversation intérieure.

posoi (combien)
Le pronom interrogatif posos (combien, combien grand) est bien présent dans les évangiles : Mt = 7; Mc = 6; Lc = 6; Jn = 0; Ac = 1. Mais il est concentré dans certaines scènes. Par exemple, sur les 6 occurrences chez Marc, 4 se retrouvent dans les deux scènes de multiplication des pains (6, 38; 8, 5.19.20) et Matthieu reprend trois de ces occurrences (15, 34; 16, 9-10). Même s’il l’utilise une fois dans les Actes des Apôtres (21, 20), Luc ne semble pas aimer ce mot : sur 6 occurrences dans son évangile, trois apparaissent dans deux paraboles provenant d’une source (15, 17; 16, 5.7), et les autres proviennent de la source Q (Matthieu qui ne semble pas aimer ce mot l’aurait éliminé de sa version de la source Q). Ce pronom interrogatif ouvre la voie à une comparaison entre la situation du cadet et celle de subalternes chez son père. Cela montre l’état de son délabrement mental : car il n’ose même plus comparer son état avec celui qu’il avait chez son père.

misthioi (salariés)
Voilà un mot très rare qui n’apparaît que dans cette parabole dans les évangiles : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0. Dans l’Ancien Testament, on ne le retrouve que presqu’uniquement dans le Siracide. Il signifie : salarié, travailleur qui a été engagé. Il ne s’agit donc pas d’un esclave, mais de quelqu’un qui est rémunéré pour son travail, souvent traduit par mercenaire. Mais dans le contexte du premier siècle, il semble que le salarié avait un statut social inférieur à l’esclave. Car ce dernier avait un maître qui pourvoyait à ses besoins, et certains étaient éduqués et se voyaient confiés des responsabilités importantes. Par contre, les salariés étaient des journaliers qui devaient se débrouiller eux-mêmes pour survivre. Certains étaient sans éducation et pouvaient être même sans domicile fixe. On leur confiait souvent des tâches ingrates pour un salaire minable. C’est d’ailleurs la situation du cadet avec les cochons. Notons que l’Ancien Testament sent le besoin de protéger ces gens : Tu n’exploiteras pas ton prochain et ne le spolieras pas: le salaire de l’ouvrier ne demeurera pas avec toi jusqu’au lendemain matin (Lv 19, 13). Bref, ce que dit le cadet est ceci : je vais continuer à être salarié, mais au moins mes conditions seront meilleures avec mon père.

perisseuontai (ils surabondent)
Le verbe perisseuō signifie : être en plus, être de reste, abonder, surpasser, être dans l’abondance, exceller, surabonder. Il est présent dans les évangiles (Mt = 6; Mc = 2; Lc = 5; Jn = 2; Ac = 1), surtout dans le contexte du récit de la multication des pains : Mc 8, 8; Lc 9, 17; Mt 14, 20; 15, 37; Jn 6, 12-13. Chez Luc, le seul autre passage que notre parabole où Luc semble introduire ce mot se trouve dans l’introduction à la parabole du riche insensé (12, 15). Autrement, le mot vient de la source Q et de Marc. Ainsi, on peut facilement imaginer qu’il reçoit l’expression de sa source. Mais ce qu’il faut retenir est que le cadet perçoit bien que son père est plus généreux pour ses salariés que ce dont il fait actuellement l'expérience.

Textes avec le verbe perisseuō dans les évangiles-Actes
artōn (pains)
Le pain est la base de la nourriture et on n’est pas surpris de leur voir un peu partout dans les évangiles : Mt = 20; Mc = 21; Lc = 14; Jn = 24; Ac = 5. Luc n’en fait pas un usage abondant, et tient à l’utiliser pour faire référence à la fraction du pain lors de l’eucharistie (24, 25.30). Dans l’usage ordinaire du mot pain, il faut surtout mentionner la parabole de l’ami inopportun qui demande du pain au milieu de la nuit (11, 5). C’est le coeur du repas et la base de la survie. On aura noté que ce qui motive la réflexion du cadet n’est pas du tout le désir de revoir son père, mais le désir d’apaiser sa faim.

limō (faim)
Nous avons déjà analysé plus haut limos. Ajoutons que notre passage est le seul des évangiles où le mot est traduit non pas par famine, mais par faim.

hōde (ici)
L’adverbe hōde signifie : ici, ainsi, de cette manière, comme ce qui suit. Il est assez répandu dans les évangiles : Mt = 18; Mc = 10; Lc = 15; Jn = 5; Ac = 2. Quand on examine les passages où Luc l’utilise, on note que, sur 15 occurrences, 10 apparaissent dans des sections qui lui sont propres, ou encore, ont été ajoutées par sa plume : un cas typique est le récit de la guérison de l’épileptique qu’il emprunte à Marc, mais insère cette phrase : Amène ici (hōde) ton fils (9, 41). Pourtant, ailleurs l’adverbe apparaît dans les passages de la source Q et dans des passage où il copie Marc, si bien qu’il est impossible de tirer une conclusion : le mot peut aussi bien provenir de la source ou de sa plume. Quoi qu’il en soit, l’adverbe sert ici à désigner son milieu comme infect.

apollymai (je péris)
Nous avons déjà analysé ce mot. Mais il faut tout de même souligner qu’il revient huit fois tout au long de notre ensemble comme un leitmotif. C’est l’un des thèmes majeurs.

v. 18 Je me lèverai donc pour aller vers mon père, et je lui dirai : Papa, j’ai commis une faute à l’égard de Dieu et à l’égard de toi,

Littéralement : Étant levé (anastas), j’irai vers le père de moi et je dirai à lui : Père, j’ai commis une faute (hēmarton) contre le ciel et devant (enōpion) toi,

anastas (étant levé)
Le verbe anistēmi est composé de deux mots, ana (en haut) et histēmi (mettre debout, placer, soutenir), et donc signifie : mettre debout, se lever, se dresser, faire se lever, susciter, se réveiller, ressusciter. Dans l’ensemble évangiles-Actes, il est utilisé 113 fois : Mt = 8; Mc = 20; Lc = 31; Jn = 9; Ac = 45. Comme on le remarque, Luc l’utilise intensivement. Mais quand on examine son évangile, on note qu’il suit les structures de phrase habituelles chez les évangélistes : sur les 31 occurrences, le verbe apparaît 20 fois pour introduire une action sous la forme : s’étant levé (anistēmi) il partit, une structure qu’on retrouve partout dans les évangiles; comme c’est le cas ici avec « je me lèverai et j’irai ». Dix autres fois, le verbe est utilisé pour parler de la résurrection du Christ, comme cela se fait dans les autres évangiles. Ainsi, on retrouve dans cette parabole une forme d’expression très commune. Cependant, on ne peut passer sous silence que, derrière le geste de se lever dans le cadre de cette situation de détresse, la symbolique de la résurrection est présente.

hēmarton (j’ai commis une faute)
Le verbe hamartanō signifie : manquer la cible, se tromper de chemin, faillir à atteindre ses objectifs, aller de travers, faillir à obtenir, être privé de, négliger, errer, pécher. Contrairement au mot pécheur, soit le substantif, soit l’adjectif, le verbe pécher n’est pas si fréquent : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 4; Jn = 4; Ac = 1. Chez Luc, deux occurrences du verbe se produisent dans notre parabole, les deux autres provenant l’une de la source Q (17, 3), l’autre d’une source particulière (17, 4). Ces deux derniers cas semblent provenir d’un contexte chrétien avec la mention de « frères », tout comme deux cas chez Matthieu (18, 15.21). Quoi qu’il en soit, il s’agit avant tout d’offenser une personne, avec la préposition eis (envers). Ici, il s’agit plutôt de commettre une faute contre le ciel, et donc contre Dieu. C’est là seule fois dans tout le Nouveau Testament où on a l’expression : pécher contre Dieu. Cela soulève la question : en quoi le cadet a-t-il commis une faute contre Dieu? Sans doute a-t-il enfreint le commandement : honore ton père et ta mère (Ex 20, 12). En demandant immédiatement son héritage, il a considéré son père comme déjà mort, et en dilapidant tous ses biens, il n’a accordé aucune valeur à ce qui provenait de lui. Enfin, en coupant ses liens avec le père, en s’avilissant au point de devenir salarié, et donc en avilissant son être de fils, n’est-ce pas son père qu’il avilit dans son rôle de père?

enōpion (devant)
La préposition enōpion (devant, en face de, sous les regards de) n’apparaît presqu’exclusivement chez Luc dans les évangiles-Actes : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 22; Jn = 1; Ac = 13. Et sur les 35 occurences sous la plume de Luc, 13 apparaissent dans l’expression « devant Dieu » ou « devant le Seigneur ». Notre parabole présente donc quelque chose de paradoxale, un renversement des rôles : alors qu’habituellement dans les évangiles on offense une personne devant Dieu, ici on offense Dieu devant une personne. On peut soupçonner la gravité de la faute et son caractère public. Il reste que ce n’est pas le père que le fils regrette d’avoir offensé, mais Dieu.
v. 19 et je n’ai plus le droit d’être ton fils. Mais engage-moi comme un de tes employés.

Littéralement : ne plus (ouketi) je suis digne (axios) d’être appelé (klēthēnai) fils de toi. Mais fais-moi comme (poiēson me hōs) un des salariés de toi.

ouketi (ne plus)
L’adverbe ouketi signifie : ne plus, pas encore, pas maintenant. En général, c’est une négation pour dire qu’une action ou une situation a cessé. Dans les évangiles, on rencontre cet adverbe chez Marc et surtout chez Jean dans le discours d’adieu de Jésus où il annonce qu’on ne le verra plus : Mt = 2; Mc = 7; Lc = 3; Jn = 12; Ac = 3. Dans l’évangile de Luc, parmi les trois occurrences, deux se trouvent justement dans notre parabole, et la troisième est un emprunt à Marc (20, 40). C’est dire que l’adverbe ne joue pas de rôle particulier chez lui, et donc provient probablement de sa source : la situation de fils a cessé d’exister.

axios (digne)
L’adjectif axios signifie : ce qui est valable, méritant, ce qui est équivalent à, ce qui est digne de. Ainsi, il y a une idée de comparaison dans cet adjectif. On a un peu cette idée quand Luc met dans la bouche de Jean Baptiste cette parole : Produisez donc des fruits dignes (axios) du repentir (Lc 3, 8), littéralement : produisez-donc des fruits comparables ou équivalents à votre repentir. C’est la même idée quand on traduit par « méritant » : car l’ouvrier est méritant de son salaire (Lc 10, 7). Le mot est assez fréquent chez Luc : Mt = 9; Mc = 0; Lc = 8; Jn = 1; Ac = 7. Malgré le fait que dans les 25 occurrences dans les évangiles-Actes, Luc en présente 15, nous ne pensons pas que Luc a introduit ce mot dans la parabole. Car le mot est utilisé dans la source Q (Lc 3, 8), et Matthieu l’utilise allègrement; on ne voit pas ici une touche particulièrement lucanienne. Par contre, il a probablement mis dans la bouche du bon larron l’expression axios thanatou (méritant la mort : Lc 23, 15), une expression qu’on retrouve 4 fois dans les Actes. Ainsi, le fils cadet reconnaît qu’il ne mérite plus le titre de fils. On est loin de l’idée que le simple lien du sang garantit la filiation avec son père : il faut une certaine équivalence entre la situation du fils et la situation du père, et cette équivalence a été perdue par le fils.

klēthēnai (être appelé)
Le verbe kaleō signifie : appeler, convoquer, inviter, citer à comparaître, réclamer. Il est fréquent : Mt = 24; Mc = 4; Lc = 42; Jn = 2; Ac = 18. Et comme on le constate, c’est chez Luc qu’il est le plus fréquent. En particulier, il utilise 23 fois (12 dans les évangiles, 11 dans les Actes) l’expression « étant appelé » (kaloumenos, le participe présent passif de kaleō : par exemple : Simon appelé le Zélote, une ville appelée Naïn, Marie, appelée la Magdaléenne, une soeur appelée Marie, un homme appelé du nom de Zachée, près du mont appelé des Oliviers, arrivés au lieu appelé Crâne), une expression qu’il est le seul à utiliser dans tous les évangiles. C’est un cas clair où Luc édite ses sources. Mais dans la parabole du fils cadet, c’est klēthēnai que nous avons deux fois, le verbe kaleō à l’aoriste infinitif passif et qui ne réapparait que dans les Actes (1, 19) dans tout le Nouveau Testament. Que conclure? Il est possible que Luc retouche sa source avec son style. Mais les données sont très minces. Quoi qu’il en soit, la signification de la phrase est claire : le fils cadet ne mérite plus le titre de fils. Et perdre son nom, c’est perdre son identité.

Textes avec le verbe kaleō dans les évangiles-Actes
poiēson me hōs (fais-moi comme)
Comme en français, le verbe poieō (faire, produire, créer, causer, accomplir, achever, réaliser, exécuter) est si fréquent qu’il apparaît dans tous les chapitres des écrits du Nouveau Testament, et même plusieurs fois par chapitre : Mt = 86; Mc = 45; Lc = 88; Jn = 108; Ac = 68. Mais ce qui nous intéresse ici est l’expression : poieō me hōs, i.e. faire moi comme, autrement dit : traite-moi comme. Nous avons un verbe, ici à l’impératif, suivi d’un pronom personnel et de la conjonction de comparaison. On n’a pas d’équivalent dans le reste des évangiles; en fait, l’expression la plus rapprochée se trouve chez Matthieu 21, 36 : ils traitèrent eux de même (epoiēsan autois hōsautōs). On serait donc enclin à penser que toute la phrase est de la source originelle. Et la signification de la phrase est obvie : ayant perdu son ancienne identité, il en propose une nouvelle, celle d’être un salarié ou un journalier au service de son père.

v. 20 Alors il se lève pour aller vers son père. Mais comme il est encore loin, son père l’aperçoit à distance et est bouleversé jusqu’aux entrailles. Il court aussitôt vers lui et se jette à son cou pour l’embrasser.

Littéralement : Et s’étant levé (anastas) il partit (ēlthen) vers le père de lui-même. Mais encore (eti) lui d’une grande distance (makran) étant éloigné (apechontos), il vit (eiden) lui le père de lui et il fut ému jusqu’aux entrailles (esplanchnisthē) et ayant couru (dramōn) il se jeta (epepesen) au cou (trachēlon) de lui et embrassa (katephilēsen) lui.

anastas ēlthen (s’étant levé il partit)
Nous déjà analysé plus haut le verbe anistēmi, surtout lorsqu’il est suivi d’un verbe, une tournure habituelle dans les évangiles pour traduire le début d’une action : on se lève pour agir. Ici, on veut seulement faire remarquer une structure également fréquente dans les récits : une intention est suivie d’une action, i.e. un personnage exprime son intention de faire quelque chose, et c’est suivi de la mise en action de l’intention en utilisant à peu près les mêmes mots.

eti (encore)
L’adverbe eti (déjà, encore, encore plus, ne... plus) apparaît régulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 8; Mc = 5; Lc = 16; Jn = 8; Ac = 5. On aura remarqué que Luc est celui qui l’emploie le plus. Mais c’est un adverbe assez commun et on ne peut guère tirer de conclusion, même si à quelques reprises Luc ajoute eti à sa source marcienne (voir la discussion avec les Sadducéens sur la résurrection des morts alors que Marc, copié par Matthieu, présente la phrase : ni ils ne se marient ni elle ne sont épousées, mais ils sont comme des anges (Mc 12, 25 || Mt 22, 30), alors que Luc ajoute après « épousées » : et en effet ils ne peuvent plus (eti) mourir (Lc 20, 36)). Par contre, quand on regarde la structure de la phrase, on note une structure assez unique : un adverbe (eti : encore), suivi d’un pronom personnel (autos : lui), suivi d’un autre adverbe (makran : d’une grande distance), suivi d’un verbe au participe présent (apechō : étant éloigné). Le seul autre cas similaire dans les évangiles se trouve chez Luc (14, 32) au chapitre précédent où Jésus compare les exigences de le suivre à un roi parti en guerre et, voyant qu’il ne peut vaincre et voyant l’ennemi, et encore lui loin étant (eti autou porrō ontos, i.e. adverbe (eti : encore), suivi d’un pronom personnel (autos : lui), suivi d’un autre adverbe (porrō : loin),suivi d’un verbe au participe présent (ontos : étant)). Comment expliquer la similitude entre les deux textes? Deux textes provenant de la même source? Une intervention de la plume de Luc? Difficle de répondre.

makran (grande distance)
L’adverbe makran, qui est peu présent dans les évangiles (Mt = 1; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 1; Ac = 2) et dans l’ensemble du Nouveau Testament, signifie : loin, une grande distance, longuement. Il n’y a aucun recoupement entre les différentes présences de l’adverbe dans les évangiles-Actes. Dans la parabole du fils cadet, il exprimer l’intensité de l’attente du père qui est si forte qu’elle est capable de voir le moindre détail au loin.

apechontos (étant éloigné)
Voici un autre verbe peu fréquent (Mt = 5; Mc = 2; Lc = 4; Jn = 0; Ac = 2) qui signifie : ne pas s’approcher de, s’abstenir de, empêcher de, être loin de, obtenir, recevoir pleinement de. Encore ici, Luc n’est pas le seul à utiliser ce mot. Et sur ses 4 occurrences, l’une vient de Marc, deux viennent de source qui lui sont propres, et une autre semble un ajout à la source Q. Dans ce dernier cas, le récit de la guérison de l’esclave du centurion, on trouve l’expression négative ou makran apechontos (n’étant pas éloigné d’une grande distance), alors que dans la parabole du fils cadet on a l’expression affirmative : makran apechontos (étant éloigné d’une grande distance). Si c’est Luc qui modifie ainsi la source Q, a-t-il fait la même chose avec la parabole du cadet? C’est possible, sans qu’on puissance avoir une conclusion définitive.

eiden (il vit)
Le verbe horaō signifie : voir, regarder, viser, percevoir, observer, remarquer, discerner, veiller. Il est si fréquent qu’on ne peut rien conclure de particulier : Mt = 76; Mc = 60; Lc = 81; Jn = 83; Ac = 72.

esplanchnisthē (il fut ému jusqu’aux entrailles)
Voilà un verbe très rare dans toute la Bible et dans le monde gréco-romain : Mt = 5; Mc = 4; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0. Il signifie : avoir pitié, être ému de compassion, avoir des entrailles. C’est Marc qui a introduit le mot, d’abord pour décrire les sentiments de Jésus face à un lépreux qui le supplie (1, 41), puis pour décrire ses sentiments face à la foule qui était comme un troupeau sans berger (6, 34), et qui n’avait pas quoi manger après l’avoir écouté trois jours (8, 2). Mais il y a aussi chez lui le cas de ce père d’un enfant épileptique qui demande à Jésus d’avoir pitié (splanchnizomai) de lui et de son enfant (9, 22). Matthieu reprendra à trois reprises des passages Marc où l’expression s’y trouve, d’abord en duplicant l’attitude de Jésus face à la foule lors de la première multiplication des pains (9, 36 et 14, 4), puis en reprenant son attitude dans la deuxième multiplication des pains (15, 32). Les deux autres occurrences surviennent dans la parabole du débiteur insolvable où le roi est pris de pitié (18, 27) et dans la rencontre de Jésus avec deux aveugles pour lesquels Jésus est pris de pitié (20, 34). Chez Luc, les trois occurrences apparaissent dans des passages qui lui sont propres : la ressuscitation de la veuve de Naïn alors que Jésus est ému de compassion devant sa douleur (7, 13), dans la parabole du bon Samaritain où ce dernier est ému de compassion devant l’homme laissé à demi mort (10, 33) et dans notre parabole du fils cadet. Nous sommes devant un mot du vocabulaire lucanien. Il n'en demeure pas moins que le message est frappant : en étant bouleversé jusqu’aux entrailles, le père montre combien il aimait son fils jusqu’à en mourir.

dramōn (ayant couru)
Le verbe trechō signifie : se mouvoir rapidement, courir. De manière générale, on ne court pas dans les évangiles : Mt = 2; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 2; Ac = 0. Sachant que les hommes et les femmes portaient une robe ample ou une tunique, on imagine facilement qu’il était difficile de courir. Néanmoins nous avons quelques scènes où on court. Chez Marc, un possédé d’un esprit impur court au pied de Jésus pour le supplier de ne pas le tourmenter (5, 6) et en croix quelqu’un court tremper une éponge dans le vinaigre quand Jésus lance un grand cri avec le mot Eli du Psaume 22 (15, 36); dans les deux cas, l’atmosphère est celle d’une émotion intense et de grande agitation. Matthieu reprend telle quelle la scène de la croix (27, 48), mais il y aussi la scène des femmes au tombeau vide qui courent pleines de joie apporter la bonne nouvelle aux disciples (28, 8); dans ce dernier cas, c’est une grande joie qui fait courir. Chez Jean, les deux occurrences apparaissent après la mort de Jésus : c’est d’abord Marie qui court vers Pierre et l’autre disciple pour annoncer que le tombeau est vide, et qu’on a peut-être volé le corps de Jésus (20, 2), et c’est ensuite Pierre et le disciple bien-aimé qui courent au tombeau vide vérifier les choses (20, 4); dans les deux cas, la course est motivée par l’intensité de leur amour pour Jésus. Enfin, chez Luc, à part cette parabole du cadet, il y a cette scène qui est une variante de celle de Jean, où Pierre court au tombeau (24, 12); encore une fois, dans les deux, c’est l’amour qui fait courir.

epepesen (il jeta)
Le verbe epipiptō signifie : tomber sur, se jeter sur, se pencher sur, attaquer, assaillir. Il est presqu’absent des évangiles : Mt = 0; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 6. Chez Marc, les gens se jettent sur Jésus pour être guéris (3, 10). Chez Luc, à part notre parabole, le mot n’apparaît que dans le récit de l’enfance quand la crainte est tombée Zacharie à la vue de l’ange (1, 12). On serait donc devant un verbe unique provenant d’une source particulière. Pourtant, les Actes mentionnent trois fois que l’Esprit est tombé sur des gens (8, 16; 10, 44; 11, 15), puis que la crainte est tombée les gens d’Éphèse, ensuite que Paul s’est penché sur l’homme perçu comme mort (20, 10), et surtout, lors du discours d’adieu de Paul à Milet (20, 37), que les gens en sanglots se jettent (epipiptō) au cou (trachēlos) de Paul pour l’embrasser (kataphileō). Voilà une phrase pratiquement identique à celle de la parabole du fils cadet. Il est difficile de nier que nous sommes en plein langage de Luc, et que ce dernier a sans doute marqué de sa plume ce qu’il recevait de sa source.

trachēlon (cou)
Comme on peut le deviner, trachēlos (cou, nuque) est un mot rare dans tout le Nouveau Testament : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 2 (en dehors de ces auteurs, il apparaît seulement en Romains 16, 4). S’il n’y avait pas ce passage de Marc 9, 42 sur les scandales (il serait mieux pour lui de se voir passer autour du cou une de ces meules), repris par Matthieu 18, 6 et Luc 17, 2, on aurait seulement la parabole du fils cadet et des deux passages des Actes pour mentionner l’existence du cou. Mais ce qu’il faut signaler, c’est seulement cette scène du père au cou du fils cadet et celle des gens en sanglots autour du cou de Paul (Ac 20, 37) qui mettent valeur le cou dans un contexte positif d’un grand geste d’affection (autrement le cou sert à tuer quelqu’un, comme dans les passages sur le scandale, ou la remarque de Paul en Rm 16, 4 sur les gens qui ont offert leur cou pour sauver sa vie, ou à y mettre un joug pour l’étouffer d’obligations comme le signale Ac 15, 10). Que le geste de se jeter au cou de quelqu’un soit convenant ou non, cela importe peu pour un père qui accepte de laisser déborder son amour.

katephilēsen (il embrassa)
Kataphileō signifie : embrasser, donner un baiser, caresser. Dans tout le Nouveau Testament, il n’apparaît que dans les évangiles-Actes : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 1. Et si ce n’était de Luc, on ne connaîtrait que le baiser de Judas pour ce verbe. En effet, Mc 14, 45 (Rabbi, et Judas lui donna un baiser (kataphileō)) a été repris presque tel quel par Mt 26, 49. On notera que Luc refuse d’utiliser kataphileō pour le baiser de Judas (il utilise plutôt phileō : aimer, donner une marque d’affection). Pourquoi? Ce qui est clair, il tient à réserver kataphileō pour des gestes d’amour authentique et de grande affection (la pécheresse qui couvre de baisers les pieds de Jésus (7, 38.45), le père qui embrasse son fils cadet, et les gens en sanglots qui embrassent Paul pour lui dire adieu (Ac 20, 37)). On peut aussi conjecturer que le geste de Judas était si dégoûtant et infâme qu’il ne méritait pas le beau mot de kataphileō. Notons enfin que le geste d’embrasser ses parents, ses frères, ses enfants et ses amis est très connu dans l’Ancien Testament :
  • Laban reproche à Jacob de ne pas lui avoir laissé la chance d’embrasser ses fils et ses filles (Gn 31, 28)
  • Joseph couvre tous ses frères de baisers et pleure en les embrassant (Gn 45, 15)
  • Élisée demande à Élie de pouvoir embrasser son père et sa mère avant le suivre (1 Rois 19, 20)
  • Aaron va à la rencontre de Moïse et l’embrasse (Ex 4, 27)
  • David embrasse son fils Absalom (2 Sm 14, 33)
  • Pour faire compétition au tribunal du roi David son père, Absalom interpelle les gens en leur proposant un meilleur jugement, et si la personne se prosternait devant lui, il l’embrassait (2 Sm 15, 5)

v. 21 Le fils lui dit donc : "Papa, j’ai commis une faute à l’égard de Dieu et à l’égard de toi, je n’ai plus le droit d’être appelé ton fils."

Littéralement : Puis il dit le fils à lui : "Père, j’ai commis une faute contre le ciel et devant toi, ne plus je suis digne d’être appelé fils de toi.

 
La seule raison pour laquelle nous nous arrêtons à ce verset est pour souligner qu’elle est simplement la mise en action du propos du fils cadet exprimé au v. 18-19. Comparons le propos et la mise en action avec la traduction littérale.

ProposMise en action
Père, j’ai commis une faute contre le ciel et devant toi, ne plus je suis digne d’être appelé fils de toi.Père, j’ai commis une faute contre le ciel et devant toi, ne plus je suis digne d’être appelé fils de toi.
Mais fais-moi comme un des salariés de toi.

Comme on peut le remarquer, la première partie de la mise en action est identique au propos, i.e. non seulement la reconnaissance de la faute, mais la reconnaissance de la gravité de la faute, et de ses conséquences, la perte de l’identité de fils. Mais la deuxième partie diverge, celle qu’on pourrait appeler la punition ou la mise en oeuvre du jugement : elle est totalement absente de la mise en action. Pourquoi? Le verset suivant nous donne la réponse : le père interrompt le boniment du fils pour mettre en oeuvre la restitution de sa dignité de fils et amorcer la célébration. Qu’est-ce-à-dire? Si le père reflète correctement l’image de Dieu, cela signifie qu’il n’y a jamais de la part de Dieu de punition S’il y a de la part d’une personne reconnaissance de sa faute et le désir de rectifier sa voie, c’est l’accueil total qui s’en suit. Qu’est-ce qui se serait passé si le cadet n’avait pas fait cette réflexion intérieure et s’était entêté dans sa voie? Nous n’avons aucune parabole pour nous le dire, mais on peut être sûr que le père n’aurait pas cherché à ajouter quoi que ce soit au malheur de son fils; il serait resté son fils quoi qu’il arrive. On constate ici la grande différence entre le monde des hommes et le monde de Dieu : dans le monde des hommes ont puni dans un effort d’établir une équivalence entre le châtiment et la faute, tout en espérant créer un effet dissuasif; dans le monde de Dieu il ne semble y avoir que le désir de réhabilitation.

v. 22 Aussitôt le père s’adresse à ses serviteurs pour leur demander : "Vite, apportez le plus bel habit pour le revêtir, mettez-lui une bague au doigt et des sandales au pied.

Littéralement : Puis il dit le père à l’adresse des serviteurs (doulous) de lui: "Vite (tachy), apportez (exenenkate) un vêtement (stolēn) le premier (prōtēn) et revêtez (endysate) lui, et donnez une bague (daktylion) à la main (cheira) de lui et des sandales (hypodēmata) aux pieds (podas),

doulous (serviteurs)
Le mot doulos signifie : esclave, serviteur, auxiliaire, subordonné, et il est très présent dans les évangiles : Mt = 30; Mc = 5; Lc = 28; Jn = 11; Ac = 4. Il est difficile à traduire, car c’est une catégorie sociale qui n’existe plus de nos jours. Traduire par esclave ne rend pas justice au mot, car aussitôt nous viennent à l’esprit les noirs travaillant dans les champs de coton aux États-Unis. Bien sûr, c’était des gens qui n’étaient pas rémunérés. Mais leur maître prenait soin de subvenir à leur besoin, de les éduquer, de les soigner et leur confiait de grandes responsabilités. Nous en connaissons le nom de quelques uns, comme Onésime, esclave de Philémon, devenu chrétien, qui s’est occupé de Paul (Philémon 1, 10-17). On naissait esclave, fils ou fille de parents esclaves, et on mourrait esclaves, à moins d’avoir les moyens de devenir une personne libre (voir 1 Corinthiens 7, 21 où Paul recommande aux esclaves de demeurer dans la condition qui est la leur). Bref, dans le judaïsme et dans le monde gréco-romain, être né esclave ou serviteur faisait partie de la réalité sociale et n’avait pas nécessaire une connotation négative. C’est ce qu’on voit chez Luc :
  • Le centurion demande à Jésus de venir s’occuper d’un esclave qui lui est cher et mal en point (7, 2-10)
  • En l’absence du maître, c’est un esclave qui gère son domaine et qui doit veiller à tout comme un bon gestionnaire ; il est comme son bras droit avec d’importantes responsabilités (12, 37-47; voir aussi 19, 13-22)
  • C’est l’esclave qui est chargé d’exécuter l’ordre du maître et qui voit son autorité lui être déléguée (14, 17-23)
  • En même temps, il ne peut réclamer de salaire ou de reconnaissance, car cela fait partie de son être que de servir (17, 7-10)

On peut observer l’absence de perception négative de cette réalité sociale dans le fait que Marie se définit devant l’ange Gabriel comme l’esclave (doulos) du Seigneur (1, 38.48), ainsi que Syméon, tout heureux d’avoir vu le messie (2, 29). Bref, le père du fils cadet, sans doute comme tout propriétaire terrien, possède des esclaves. Nous avons préféré traduire doulos par serviteur plutôt qu’esclave, pour éviter cette connotation négative.

tachy (vite)
L’adjectif tachys signifie : rapide, vite, prompt, précipité, vif. Il ne se rencontre que quelques fois dans les évangiles-Actes : Mt = 3; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 3; Ac = 4. Il n’a pas de rôle spécial, sinon de traduire la hâte à accomplir une action, par exemple annoncer que Jésus est ressuscité (Mt 28, 7-8). Chez Luc, il décrit la hâte de Dieu à répondre à la prière du croyant (18, 8). Dans la parabole du cadet, il décrit l’empressement du père à réhabiliter son fils et à fêter, tant sa joie est grande.

exenenkate (apportez)
Ce mot est formé de la préposition ek (de, venant de) et du verbe pherō (porter, apporter, produire, supporter, emporter), et on traduit habituellement par : emporter dehors, produire, faire sortir, livrer. Mais il est presqu’absent du Nouveau Testament. À part 1 Tm 6, 7 et He 6, 8, il n’apparaît que chez Luc : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 3. Dans les Actes, les 3 occurrences ne servent qu’à décrire le fait qu’on emporte (ekpherō) le corps d’Annie et Saphire. Ainsi, le mot dans la bouche du père revêt un caractère unique, en ce qu’on ne peut trouver aucun autre exemple dans le Nouveau Testament. Et probablement, si on voulait le traduire littéralement et rendre la préposition ek dans le verbe, il faudrait dire : faites sortir le vêtement, comme on sortirait un vêtement rangé depuis un certain temps dans les boules à mite.

stolēn (vêtement)
Le mot stolē désigne : vêtement, vêtement tombant, habit, robe. Seuls Marc et Luc l’utilise : Mt = 0; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0. Chez Marc, il apparaît dans deux scènes, l’une concernant les scribes qui aiment circuler en « grandes robes » (Mc 12, 38 : le texte a simplement stolē, mais les traducteurs sentent le besoin de traduire par grandes robes ou longues robes pour rendre l’idée d’un vêtement d’apparat), et l’autre décrivant la présence d’un jeune homme en robe (stolē) blanche au tombeau vide après la résurrection (Mc 16, 5). Luc (20, 46) a repris la scène de Marc sur les scribes avec de grandes robes, puis nous présente la parabole du fils cadet. Dans l’Ancien Testament, le mot désigne entre autres l’habit du grand prêtre (voir par exemple Ex 28, 4). Bref, le vêtement que le père demande au serviteur est un vêtement d’apparat.

Voir le glossaire sur les vêtements dans le Nouveau Testament

Textes sur stolē dans le Nouveau Testament

prōtēn (premier)
L’adjectif prōtos (principal, majeur, premier, qui est en avant, début) est assez fréquent : Mt = 16; Mc = 10; Lc = 10; Jn = 6; Ac = 12. Très souvent (44 fois pour la Bible de Jérusalem), on traduit par l’adjectif numéral « premier » (par exemple, premier par rapport au dernier), autrement on traduit par « notables » (6 fois) pour décrire les hommes et les femmes qui sont premiers dans une société, ou encore par « avant » dans l’ordre chronologique et hiérarchique (3 fois, en particuier chez Jean pour décrire le rapport entre Jésus et le Baptiste). Ici, dans la parabole du cadet la plupart des Bibles traduisent prōtos par : plus beau, pour rendre l’idée que le vêtement est premier (voir les traductions). C’est ainsi un cas unique qui nous indique que le récit provient sans doute d’une source dont dépend Luc.

endysate (revêtez)
Le verbe signifie endyō : vêtir, revêtir, se vêtir, s’habiller, s’introduire dans. On pourrait dire que Luc n’aime pas beaucoup parler de vêtement : Mt = 3; Mc = 3; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0. À part l’histoire du fils cadet, on retrouve endyō à la fin de son évangile dans la bouche de Jésus quand il demande à ses disciples de demeurer à Jérusalem jusqu’à ce qu’ils soient revêtus (endyō) de la force d’en haut (24, 49). C’est ainsi qu’il ignore cette scène de Marc 15, 20 où on ôte le vêtement de pourpre dont on avait revêtu Jésus pour se moquer pour remettre ses vêtements. Et si on n’avait que l’évangile de Luc, on ne saurait pas que Jean Baptiste était vêtu d’une peau de chameau (Mc 1, 6). Bien sûr, il reprend les consignes de mission de Marc 6, 9 qui demande de ne pas avoir deux tuniques, mais sans parler de les revêtir, mais plutôt comme contenu de bagages. Ainsi, la scène du père qui demande de revêtir son fils a quelque chose de vraiment unique chez lui, provenant sans doute de sa source qu’il accepte telle quelle.

daktylion (bague)
Il y a peu de chose à dire sur daktylios, car c’est un mot unique dans tout le Nouveau Testament : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0. Il signifie : anneau, bague. Mais l’anneau est bien sûr connu dans le monde juif comme nous le révèle l’Ancien Testament. Mais les passages qui jettent le plus de lumière sur notre récit sont les suivants :
  • Gn 41, 42 (LXX) : Puis, le Pharaon ôtant l’anneau (daktylios) de sa main (cheir), le mit à la main de Joseph ; il le revêtit (endyō) d’une robe (stolē) du lin le plus fin, et lui passa autour du cou un collier d’or
  • Esther 3, 10 (LXX) : Et le roi ôtant son anneau (daktylios) le remit à Aman pour sceller l’édit contre les Juifs.
  • Esther 8, 2 (LXX) : Et le roi prit l’anneau (daktylios) qu’il avait ôté à Aman et il le remit à Mardochée ; et la reine chargea celui-ci d’administrer les biens d’Aman.

C’est donc un geste où on remet l’autorité à quelqu’un. Ainsi, le père redonne à son fils tous ses droits de fils.

cheira (main)
Le mot cheir se traduit littéralement par main ou bras. C’est ce qu’on constate dans les évangiles: Mt = 24; Mc = 26; Lc = 26; Jn = 15; Ac = 45. Mais ce qui surprend au prime abord, c’est que pour être précis, la parabole du fils cadet aurait dû parler de la bague au doigt, et non de la bague à la main. Car le mot doigt existe bel et bien en grec : daktylos. Et tous les évangiles connaissent ce mot : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 3; Ac = 0. Il faut en déduire que pour la parabole, la précision technique n’était pas importante. Car en fait, c’est la main qui est importante, puisque la main est symbole de puissance, cette main par laquelle agit le Seigneur (Lc 1, 66), cette main de l’ennemi de laquelle on prie d’être délivré (1, 71.74). Ainsi, en mettant la bague à la main, on lui redonne sa puissance et son autorité, même si en fait c’est au doigt qu’on met la bague.

Textes avec le nom cheir chez Luc
hypodēmata (sandales)
Les évangiles-Actes concentrent toutes les mentions des sandales dans le Nouveau Testament : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 4; Jn = 1; Ac = 2. Par delà leur aide à la marche, les sandales ont une valeur symbolique. Tout d’abord, en soi elles représentent un objet de peu de valeur, si bien qu’Abram peut dire au roi de Sodome : ni un fil ni une courroie de sandale, je ne prendrai rien de ce qui est à toi, et tu ne pourras pas dire: J’ai enrichi Abram (Gn 14, 23). On comprend l’hyperbole quand Marc fait dire à Jean Baptiste : Vient derrière moi celui qui est plus fort que moi, dont je ne suis pas digne, en me courbant, de délier la courroie de ses sandales (Mc 1, 7); Jean Baptiste est indigne de toucher à l’objet sur Jésus qui a le moins de valeur possible. En même temps, porter des sandales est le symbole de l’homme libre, autonome et digne, si bien qu’en présence de Dieu, pour exprimer sa soumission, on les enlève : Yahvé dit à Moïse : "N’approche pas d’ici, retire tes sandales de tes pieds car le lieu où tu te tiens est une terre sainte (Ex 3, 5). Par contre, les pauvres et les esclaves ne portent pas de sandales, et c’est sans sandale que les disciples de Jésus doivent annoncer la bonne nouvelle : N’emportez pas de bourse, pas de besace, pas de sandales, et ne saluez personne en chemin (Lc 10, 4). Si on enlevait des évangiles-Actes les passages qui font référence à l’indignité du Baptiste de délier les courroies des sandales de Jésus, ou aux consignes de la mission du chrétien relié aux sandales, ou à l’allusion à la parole de Yahvé à Moïse d’enlever ses sandales, il ne resterait plus que la parabole du fils cadet. C’est un cas unique où on insiste sur la valeur des sandales pour redonner à quelqu’un sa dignité.

podas (pieds)
Il y a peu de chose à dire ici de ce mot familier des évangiles-Actes (Mt = 10; Mc = 6; Lc = 9; Jn = 14; Ac = 19), sinon qu’il n’est pas essentiel à la compréhension du récit : c’est évident que des sandales vont aux pieds, et on aurait très bien compris la phrase : donnez-lui des sandales, sans l’ajout : aux pieds. Est-ce que la mention des pieds était dans la source originelle? Ou est-ce Luc qui l’aurait ajouté selon selon son habitude de préciser les choses? La réponse à cette question n’est pas importante pour notre analyse.

v. 23 Apportez aussi le veau en train d’être engraissé, abattez-le, et faisons la fête par un banquet.

Littéralement : et apportez (pherete) le veau (moschon) l’engraissé (siteuton), égorgez (thysate), et mangeant célébrons (euphranthōmen),

pherete (apportez)
Le verbe pherō (porter, supporter, apporter, venir avec, produire, emporter) est commun dans l’ensemble des évangiles-Actes : Mt = 2; Mc = 15; Lc = 4; Jn = 16; Ac = 9 et n’est pas spécialement prisé par Luc. Dans son évangile, on porte un paralytique (5, 18), Simon de Cyrène porte la croix de Jésus (23, 26), les femmes portent des aromates (24, 1), et ici dans la parabole, le père demande d’apporter un veau.
ton moschon ton siteuton (le veau l'engraissé)
Le nom moschos (veau, jeune taureau) et l’adjectif siteutos (engraissé, gavé) apparaissent toujours ensemble dans les évangiles et seulement dans cette parabole du fils cadet (moschos apparaîtra seul en He 9, 12.19 et Ap 4, 7). Au Proche Orient, le veau était un met de choix réservé à des occasions spéciales. C’est ainsi qu’Abraham, au chêne de Mambré, lorsqu’il reçoit la visite de Yahvé sous la forme de trois hommes, fait apprêter un beau petit veau bien tendre (Gn 18, 7). Et il semble qu’on choisissait un des veaux pour l’engraisser et lui donner des attentions spéciales. On en a un écho chez Jérémie qui, de manière sarcastique, se moque de mercenaires qui ont été nourris aux petits soins comme un veau gras, et qui ont pourtant décampé devant la menace (Jr 46, 21). Le veau pouvait être engraissé pendant sept ans et il était digne d’être offert à Yahvé en holocause (Jg 6, 25-28). C’est donc dire qu’il fallait une occasion unique pour manger le veau qu’on engraissait depuis quelques années. Cette occasion unique, c’était pour le père le retour de son fils.

thysate (égorgez)
Le verbe thyō signifie : sacrifier, immoler, égorger. Dans tout le Nouveau Testament, il ne s’applique qu’à l’égorgement d’animaux. En dehors de deux occurrences dans la première épitre aux Corinthiens (5, 7; 10, 20), il n’apparaît que dans les évangiles-Actes : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 4; Jn = 1; Ac = 4. Chez Luc, même si on note quatre occurrences, il y en fait deux passages, celle de la parabole du fils cadet où le verbe apparaît trois fois, et la reprise par Luc (22, 7) d’un texte Marc mentionnant le jour des Azymes, où devait être immolée (thyō) la pâque. Ainsi, le verbe thyō n’appartient pas vraiment au vocabulaire de Luc, mais à celui de la parabole, tout comme cela se voit chez Matthieu où il apparaît dans la parabole du roi qui organise un festin des noces pour son fils (22, 4) et fait égorger ses bêtes grasses (sitistos, un synonyme de siteutos).

euphranthōmen (célébrons)
Le verbe euphrainō (causer de la joie, éprouver de la joie, se réjouir) apparaît seulement sous la plume de Luc dans les évangiles-Actes : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 6; Jn = 0; Ac = 2. D’aucuns pourraient conclure que nous avons ici une insertion de Luc dans sa source, d’autant plus que Luc est l’évangéliste de la joie par excellence. Mais quand on regarde d’un peu plus près, il faut admettre qu’il est plutôt probable que les six occurrences de euphrainō dans son évangile viennent de ses sources : car euphrainō apparaît quatre fois dans la parabole du fils cadet, il était apparu plus tôt dans la parabole du riche insensé qui faisait la fête (12, 19) et réapparaîtra au chapitre suivant (16, 19) dans la parabole de Lazare et du riche qui faisait bonbance. Nous sommes loin de la joie évangélique. Et les deux occurrences des Actes sont d’abord une citation du Psaume 16, puis une allusion à Ex 31 (les célébrations autour du veau d’or) dans la bouche d’Étienne. Aussi, vaut-il mieux conclure que la célébration organisée par le père fait partie de la parabole originelle.

v. 24 Car mon fils que voici était mort, il a maintenant repris vie, il s’était perdu, on l’a retrouvé." Et on commença à fêter.

Littéralement : car celui-ci le fils de moi mort (nekros) était et est remonté à la vie (anezēsen), il était s’étant perdu (apolōlōs) et il a été retrouvé (heurethē). Et ils commencèrent (ērxanto) à célébrer (euphrainesthai).

nekros (mort)
Le nom nekros désigne le corps mort ou inanimé, le cadavre, une personne mourante. Dans les évangiles-Actes, il est très présent à cause de l’expression « résurrection des morts » : Mt = 12; Mc = 7; Lc = 14; Jn = 8; Ac = 17. Quand on regroupe toutes les occurrences du mot, on note trois contextes : un contexte général de la résurrection des morts, un contexte de mort physique ou quasi mort physique, et enfin un contexte symbolique (i.e. une situation comparable à la mort). Chez Luc, sur les 14 occurrences, neuf font référence à la résurrection des morts (par exemple, Allez rapporter à Jean... les morts ressuscitent : 7, 22), trois font référence à la mort physique (par exemple le récit de la ressuscitation du fils de la veuve de Naïm en 7, 15 : Et le mort se dressa sur son séant et se mit à parler), et deux font référence à la mort symbolique et qui sont concentrés ici, dans la parabole du fils cadet. Aussi, cette mort symbolique, i.e. le fils était mort dans son identité de fils, appartient probablement à la source originelle.

anezēsen (il est remonté à la vie)
Ce verbe est formé de la préposition ana qui décrit un mouvement de bas en haut et du verbe zaō qui signifie : vivre. On le traduit donc par revivre, reprendre vie, remonter à la vie. Or, ce verbe apparaît seulement ici dans toute la Bible : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0. Il pourrait révéler une forme archaïque du retour à la vie. Les probabilités sont très fortes qu’il provient de la source originelle. Comme la mort avait une valeur symbolique, ainsi ce retour à la vie a aussi une valeur symbolique : le fils a retrouvé son identité de fils, les relations sont rétablies avec le père.

apolōlōs... heurethē (il était s’étant perdu... il a été retrouvé)
Voilà la conclusion de la parabole. Cette conclusion ressemble aux autres de cet ensemble
  • 15, 6 : j’ai trouvé (heuriskō) le mouton de moi le perdu (apollymi)
  • 15, 9 : j’ai trouvé (heuriskō) la drachme que j’avais perdue (apollymi)
  • 15, 24 : il était s’étant perdu (apollymi) et il a été trouvé (heuriskō)

On peut faire deux remarques : la conclusion sur le récit du fils cadet inverse l’ordre « trouvé / perdu » en respectant plus l’ordre chronologique, i.e. on est d’abord perdu avant d’être trouvé, ensuite le verbe heuriskō est maintenant au passif : ceci est compréhensible, car le père n’a fait aucune démarche pour chercher son fils; il s’est contenté d’attendre. Il est possible que le milieu qui nous a donné cette parabole du fils cadet soit différent de celui des deux premières paraboles.

ērxanto... euphrainesthai (ils commencèrent... à célébrer)
Nous avons déjà analysé archō et euphrainō pour conclure que, dans leur contexte précédent, ils pouvaient appartenir à la source originelle. Pourtant, cette phrase ici suit ce que nous avons considéré à la phrase précédente comme la conclusion de la parabole du fils cadet, et elle précède le verset suivant qui apparaît comme une nouvelle parabole, celle du fils aîné. Elle est une phrase de transition.

v. 25 Mais le fils ainé se trouvait encore aux champs. Alors qu’il s’était approché de la maison, il entendit la musique et les pas de danse.

Littéralement : Puis était le fils de lui le plus vieux (presbyteros) dans un champ (agrō). Et lorsque venant il s’approcha de la maison, il entendit un concert d’instruments (symphōnias) et des choeurs de danse (chorōn),

presbyteros (le plus vieux)
L’adjectif presbyteros est le comparatif et le superlatif de presbys (vieil homme), et signifie : plus ancien, plus âgé, plus vieux, l’ancien, l’ancêtre, le vieillard. Il occupe une assez grande place : Mt = 12; Mc = 7; Lc = 5; Jn = 1; Ac = 19. Mais sa signification varie : dans 60% des cas, il désigne le groupe des anciens qui, avec les grands prêtres et des scribes, constituaient l’autorité religieuse dans le monde juif; à quelques reprises il désigne les ancêtres à l’origine d’une tradition; ou encore les plus âgés par rapport aux plus jeunes; enfin, dans les Actes des Apôtres, il désigne ce nouveau groupe des anciens qui jouent un rôle de leadership dans les communautés chrétiennes avec les apôtres. Chez Luc, il fait toujours référence au groupe des anciens juifs qui veulent arrêter Jésus avec les grands prêtres, à l’exception de notre parabole. Notons qu’un presbyteros, i.e. un plus vieux, devait se signaler par sa plus grande sagesse par rapport au plus jeune, d’où leur rôle dans la société.

agrō (champ)
Nous avons déjà analysé agros au v. 15 pour dire que ce n’est pas un mot qui appartient au vocabulaire de Luc; ce dernier semble un homme de la ville et préfère parler de jardin plutôt que de champ. Mais ce qu’il faut retenir ici, c’est que la parabole nous introduit ce fils aîné alors qu’il travaille dans le champ : n’a-t-on pas le symbole du fils fidèle, sérieux, travaillant, un véritable modèle? Et quel contraste après le récit du fils cadet qui a mené une vie dissolue.

symphōnias... chorōn (un concert d'instruments... des choeurs de danse)
Le nom symphōnia signifie : accord des sons, instrument musical, orchestre. Ce mot grec nous a donné le mot français : symphonie. On ne sera pas surpris d’apprendre qu’il s’agit ici d’une occurrence unique du mot dans tout le Nouveau Testament. Par contre, dans le livre du prophète Daniel (version de la Septante), il semble désigner un concert d’instruments, après une énumération d’instruments (voir Dn 3, 5 : À l’instant où vous entendrez le son de la trompette et de la flûte, de la cithare, de la harpe et du psaltérion, et le concert d’instrument (symphōnia) et toute sorte de musique (mousikos)...; voir aussi Dn 3, 7.10.15). Quant à choros, il signifie : danse, choeur, groupe de danseurs et de chanteurs. Comme symphōnia c’est seulement ici qu’il apparaît dans tous le Nouveau Testament. Mais il est bien connu dans l’Ancien Testament (voir par exemple Ex 15, 20 : Miryam, la prophétesse, soeur d’Aaron, prit en main un tambourin et toutes les femmes la suivirent avec des tambourins, et des choeurs de danses (choros); ou encore, Psaume 150, 4 : Louez-le par le tambour et le choeur de danse (choros); louez-le sur les cordes des instruments). Qu’est-ce que tout cela indique? La musique et la danse faisait partie de la culture juive. Et notre parabole reflète l’atmosphère d’une célébration festive.

v. 26 Il appelle donc un des garçons de service pour s’enquérir de ce qui se passait.

Littéralement : et ayant appelé (proskalesamenos) un des garçons de service (paidōn) il s’enquérait (epynthaneto) quoi peut bien (ti an) être ces choses?

proskalesamenos (ayant appelé)
Le verbe proskaleō, former de la préposition pros (vers) et du verbe kaleō (appeler), signifie : convoquer, citer en justice, appeler, et apparaît chez tous les évangélistes, à l’exception de Jean : Mt = 6; Mc = 9; Lc = 4; Jn = 0; Ac = 10. Il exprime l’idée de faire venir quelqu’un ou un groupe pour dire quelque chose d’important ou pour s’enquérir de quelque chose. Ce qui est notable chez Luc, c’est sur les quatre occurrences du mot, deux apparaissent dans une parabole (ici et 16, 5), et deux semblent une addition de Luc, soit à un texte de Marc (18, 6), soit à un récit provenant de la source Q (7, 18). Nous pouvons seulement dire que c’est un mot avec lequel il est à l’aise. Si on se place au niveau du scénario de la parabole, on pourrait se demander : pourquoi a-t-il besoin d’interroger un des serviteurs, et non pas directement son père? Le scénario veut que la fête se passe dans la maison, alors que des serviteurs à l’extérieur de la maison n’étaient sans doute pas directement impliqués dans le soutien de la fête. Le besoin de comprendre du fils aîné est si vif qu’il s’adresse d’abord aux premiers serviteurs qu’il voit.

paidōn (garçons de service)
Le nom pais désigne d’abord un enfant, qu’il soit un garçon ou une fille, mais aussi un serviteur et un esclave. Dans les évangiles-Actes, il est moins fréquent que doulos pour désigner un serviteur : Mt = 8; Mc = 0; Lc = 9; Jn = 0; Ac = 6. On pourrait se demander : quelle différence y a-t-il entre pais et doulos quand on parle d’un esclave? En effet, un peu plus tôt dans la parabole, le père s’est adressé à ses « doulos » pour qu’ils habillent son fils et préparent la fête. Maintenant, le fils aîné s’adresse non à un doulos, mais à un pais. Pourquoi? Une parabole de Luc (12, 35-48) peut nous éclairer, celle du serviteur (doulos) à qui le maître confie la responsabilité de son domaine en son absence. Puisque le maître tarde à revenir, il peut arriver que le serviteur (doulos) se mette à frapper les garçons de service (pais) et les filles de services (paidiskē), à manger, boire et s’enivrer (12, 45). Ainsi, il existerait une hiérarchie dans le monde des esclaves. D’ailleurs, jamais on ne mentionne de responsabilités importantes confiées à un pais, comme on le voit chez un doulos. Bien sûr, il y a des cas où pais désigne non pas un esclave, mais un enfant (l’enfant Jésus resta à Jérusalem à l’insu de ses parents : Lc 2, 43). Donc, le fils aîné s’adresse à un esclave subalterne, qui n’a pas de responsabilité importante dans la fête, pour savoir ce qui se passe.

Sur l'enfant dans le Nouveau Testament, voir le Glossaire
epynthaneto (il s’enquérait)
Le verbe pynthanomai est utilisé lorsqu’on veut obtenir de l’information et signifie : s’enquérir, s’informer, se renseigner sur. C’est un mot très lucanien : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 6. Dans son évangile, à part notre parabole, Luc ajoute ce mot au récit de la guérison de l’aveugle de Jéricho (18, 36). Et bien sûr, il a recours à ce verbe un certain nombre de fois dans les Actes. Dans la parabole du fils aîné, il convient bien dans le contexte de s’informer de ce qui se passe.

ti an (quoi peut bien)
Ti est un pronom interrogatif (quoi?) et an est une particule qui introduit souvent une proposition conditionnelle ou au subjonctif. La seule raison de souligner ti an est que Luc est le seul à l’utiliser cette construction dans les évangiles-Actes (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 3), et elle porte sa signature :

  • Lc 1, 62 : Et l’on demandait par signes au père comment (ti an) il voulait qu’on l’appelât.
  • Lc 6, 11 : Mais eux furent remplis de rage, et ils se concertaient sur ce qu’ils (ti an) pourraient bien faire à Jésus.
  • Lc 15, 26 : Appelant un des serviteurs, il s’enquérait de ce que cela (ti an) pouvait bien être.
  • Ac 5, 24 : A cette nouvelle, le commandant du Temple et les grands prêtres, tout perplexes à leur sujet, se demandaient ce que (ti an) cela pouvait bien signifier.
  • Ac 10,17 : Tout perplexe, Pierre était à se demander en lui-même ce que pouvait bien (ti an) signifier la vision qu’il venait d’avoir, quand justement les hommes envoyés par Corneille, s’étant enquis de la maison de Simon, se présentèrent au portail.
  • Ac 17, 18 : Il y avait même des philosophes épicuriens et stoïciens qui l’abordaient. Les uns disaient: "Que peut bien (ti an) vouloir dire ce perroquet?" D’autres: "On dirait un prêcheur de divinités étrangères", parce qu’il annonçait Jésus et la résurrection.

Ainsi, si Luc utilise une source, il ne se gêne pas pour l’éditer.

v. 27 On lui dit donc que son frère était revenu à la maison, et que le père avait fait égorger le veau qu’on engraissait, car il l’avait retrouvé en bonne santé.

Littéralement : Puis lui dit à lui que le frère (adelphos) de lui était arrivé (hēkei), et a fait égorgé le père de lui le veau l’engraissé, car en santé (hygiainonta) lui il a récupéré (apelaben).

adelphos (frère)
Le nom adelphos est si répandu qu’il est peu révélateur d’un travail rédactionnel : Mt = 39; Mc = 20; Lc = 24; Jn = 14; Ac = 57. Chez Luc, comme dans l’ensemble des évangiles, le mot frère désigne à fois les frères de sang et les frères au sens spirituel. Dans notre parabole, le frère fait bien sûr référence aux liens du sang.

hēkei (il était arrivé)
Le verbe hēkō signifie d’abord : être venu, être là, mais aussi être arrivé, revenir, venir, arriver, se produire. Il est peu fréquent : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 3; Ac = 0. Chez Jean, il fait référence à la venue de l’heure (2, 4), puis à l’arrivée de Jésus en Galilée (4, 47), et au fait qu’il vienne de Dieu (8, 42). Chez Marc, c’est le contexte de la scène de la multiplication de pain alors que Jésus remarque que les gens sont venus de loin (8, 3). Matthieu ne fait que reprendre un texte de la source Q (8, 11), un texte qu’on retrouve également chez Luc (13, 29) sur la venue de beaucoup de gens au festin dans le royaume de Dieu. Il reste donc deux textes de Luc, la parabole du fils aîné et celui de l’annonce par Jésus que des jours viendront où Jérusalem sera assiégé (19, 43). On ne peut dire autre chose de ce verbe dans notre parabole que le fait qu’il est peu utilisé. Mais il rend bien l’idée de quelqu’un qui était attendu, et qui est enfin arrivé.

et a fait égorgé le père de lui le veau l’engraissé
Nous avons déjà analysé ce vocabulaire. Mais nous voulons simplement faire remarquer la concision de la réponse du garçon de service. Pourquoi tout ce bruit? On vient d’abattre le veau qu’on engraissait. C’est une image très superficielle, mais très claire.

hygiainonta (santé)
Le verbe hygiainō signifie : être en santé, être sain. Ce mot grec nous a donné le mot français: hygiène. Dans les évangiles, on ne le retrouve que chez Luc : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0. Malgré sa rareté, c’est un mot qu’il aime bien. Pour s’en convaincre, on a qu’à observer comment il modifie la phrase de Marc 2, 17 : Ce ne sont pas les gens capables (hoi ischyontes) qui ont besoin de médecin, qui devient chez lui (5, 31) : Ce ne sont pas les gens en santé (hoi hygiainontes) qui ont besoin de médecin. Encore une fois, nous avons la touche de Luc dans notre parabole. Notons qu’on ne dit pas : les relations ont été rétablies avec son fils; mais sur le plan physique il va bien. Le garçon de service a une perception superficielle des choses.

apelaben (il a récupéré)
Le verbe apolambanō est composé de la préposition apo (à partir de) et du verbe lambanō (recevoir) et qui signifie : récupérer, reprendre, regagner, recevoir, obtenir, prendre à part. Seul Luc utilise ce verbe : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 5; Jn = 0; Ac = 0. Encore une fois, voici la signature de Luc. Et ce verbe convient bien dans la parabole, car il s’agit de retrouver ce qu’on possédait auparavant.

v. 28 À ce moment il piqua une grande colère et ne voulait même pas entrer. Alors le père sortit pour l’en prier.

Littéralement : Puis il se mit en colère (ōrgisthē) et ne voulait (ēthelen) pas entrer (eiselthein), mais le père de lui étant sorti (exelthōn) exhortait (parekalei) lui.

ōrgisthē (il se mit en colère)
Le verbe orgizō signifie : mettre en colère, irriter, et au passif : se mettre en colère contre quelqu’un; être irrité contre quelqu’un. Il est très rare dans le Nouveau Testament et dans les évangiles : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0. Chez Luc, il apparaît ici et dans la parabole des invités aux noces (14, 21) où le maître se fâche de voir les gens décliner l’invitation au repas et répliquera en invitant le tout venu. Chez Matthieu, il apparaît dans la parabole des deux débiteurs où le maître se fâche de voir l’un de ses débiteurs ne pas montrer la même compassion envers son frère (18, 34), ainsi que le discours sur la montagne où Jésus demande de ne pas se mettre en colère contre son frère (5, 22). Ainsi, sur trois des quatre occurrences dans les évangiles, la colère apparaît dans un récit parabolique pour décrire la réaction de quelqu’un devant une attitude inacceptable. Il est clair que le fils aîné trouve inacceptable de ce qui se passe. On aura au verset suivant plus de détail. Sur le plan rédactionnel, on ne peut rien déceler d’une intervention de Luc.

ēthelen (il voulait)
Il y a peu de choses à dire de thelō (vouloir, vouloir bien, se plaire à, aimer), sinon qu’il est très répandu : Mt = 45; Mc = 25; Lc = 28; Jn = 23; Ac = 14. Même si 75% des occurrences chez Luc se trouvent dans des passages qui lui sont propres, on ne peut rien déduire, car ces emprunts à Marc et la source Q sont trop nombreux. Dans notre parabole, le fils aîné a pris une décision basée sur la colère : il refuse de participer à la fête et d’être complice de la décision du père.

Textes avec le verbe thelō chez Luc
eiselthein (entrer)
Le verbe eiserchomai est formé de la préposition eis (dans) et du verbe erchomai (venir, arriver) et signifie : entrer, pénétrer. C’est un autre verbe fréquent dans tous les évangiles : Mt = 33; Mc = 30; Lc = 50; Jn = 15; Ac = 33. Luc l’utilise à profusion, mais on ne peut dire rien de plus. Dans notre parabole, le fils refuse d’enter dans le lieu de la fête, car cela l’obligerait à y participer, et donc à consentir à la décision du père.

exelthōn (étant sorti)
Le verbe exerchomai décrit l’action inverse du précédent : formé de la préposition ek (de) et du verbe erchomai (venir, arriver), il signifie : sortir, partir, venir de. Lui aussi, il est très fréquent : Mt = 43; Mc = 37; Lc = 39; Jn = 29; Ac = 29. Très souvent, les personnages des évangiles sortent pour aller à la rencontre de quelqu’un. C’est ce qui se passe chez le père. Son geste exprime son amour du fils aîné : il veut garder la relation; comme la situation est bloquée, c’est lui qui prendre l’initiative de l’action.

parekalei (il exhortait)
Le verbe parakaleō est formé de la préposition para (auprès de) et du verbe kaleō (appeler, inviter, convoquer), et signifie : appeler auprès de soi, prier, appeler, inviter, exhorter, avertir, réclamer, consoler, réconforter, encourager. Le verbe est assez présent dans les évangiles, sauf chez Jean, mais c’est dans les Actes des Apôtres qu’il prendra son expansion où les apôtres exhortent et encouragent les membres de la communauté chrétienne : Mt = 9; Mc = 10; Lc = 7; Jn = 0; Ac = 24. Dans les évangiles, il a souvent le sens de supplier. C’est ce que le père du fils aîné semble faire ici.

v. 29 L’aîné fit cette réponse à son père : "Ça fait si longtemps que je suis à ton service et jamais je n’ai désobéi à tes règles, et pourtant jamais tu as pris la peine de me donner même une chose sans valeur comme le mâle d’une chèvre pour fêter avec mes amis.

Littéralement : Puis lui ayant répondu dit au père de lui: "Voici (idou) tant (tosauta) d’années (etē) je sers (douleuō) toi et jamais (oudepote) le précepte (entolēn) de toi je n’ai enfreint (parēlthon), et à moi jamais tu n’as donné un bouc (eriphon) afin que avec les amis de moi je célèbre.

idou (voici)
Le mot idou est l’impératif passif du verbe horaō (voir, regarder, observer, remarquer). Sous cette forme il est si fréquent qu’il mérite un traitement à part : Mt = 62; Mc = 7; Lc = 57; Jn = 4; Ac = 23. Dans un récit, il vise à attirer l’attention : « Et voici qu’arrive un homme... ». Ce procédé est beaucoup utilisé par Luc, Matthieu et source Q. Quand on examine attentivement l’évangile de Luc, on note qu’il aime à ce point ce procédé qu’il ne se gêne pas de l’introduire dans certains textes qu’il reçoit de Marc. Par exemple, alors que Marc met dans la bouche de Jésus cette parole : Allez à la ville; vous rencontrerez un homme portant une cruche d’eau. Suivez-le (Mc 14, 13), Luc modifie ainsi cette phrase : Voici (idou) qu’en entrant dans la ville, vous rencontrerez un homme portant une cruche d’eau. Suivez-le (Lc 22, 10). Dans la majorité des cas, le mot apparaît dans des passages qui lui sont propres. Qu’est-ce à dire? En raison de la présence importante de l’expression également chez Matthieu et la source Q, on ne peut pas simplement l’attribuer au travail éditorial de Luc. C’est ce qu’il faut conclure pour notre parabole.

tosauta (tant)
L’adjectif démonstratif tosoutos signifie : aussi grand, aussi nombreux, autant. Mais il ne fait pas partie du langage habituel des évangiles : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 4; Ac = 2. Ces chiffres peuvent être trompeurs. Chez Matthieu, par exemple, une occurrence provient de la source Q (Mt 8, 10), puis les deux autres apparaissent dans la même phrase dans la scène de la multiplication des pains (Où prendrons-nous, dans un désert, assez (tosoutos) de pains pour rassasier une telle (tosoutos) foule?, Mt 15, 33), une scène qui a son parallèle en Jean où apparaît également le mot (Il y a ici un enfant, qui a cinq pains d’orge et deux poissons; mais qu’est-ce que cela pour tant (tosoutos) de monde?, Jn 6, 9). Chez Luc, parmi les deux occurrences, l’une vient de la source Q, l’autre apparaît dans notre parabole. Il est logique de penser qu’il faisait partie de la source de Luc. Dans la bouche du fils aîné, ce « tant » annonce le nombre impressionnant des bonnes choses qu’il auraît faites.

etē (années)
Voici un mot que Luc aime beaucoup : Mt = 1; Mc = 2; Lc = 15; Jn = 3; Ac = 11. Cependant, il faut se garder de voir ici le travail éditorial de Luc, car la plupart du temps, Luc a recourt à etos pour préciser une chronologie (l’an quinze... le ciel fut fermé pour trois ans... a vécu 7 ans avec son mari... lorsqu’il eut douze ans, etc.). Ici, il n’y a rien de précis : tant d’années. Quoi qu’il en soit, le fils aîné met de l’avant sa fidélité depuis toujours.

douleuō (je sers)
Le verbe douleuō signifie : être esclave, servir quelqu’un, rendre service. Encore une fois, c’est chez Luc qu’on le trouve surtout, alors qu’il est peu fréquent : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 3; Jn = 1; Ac = 2. À part sa présence dans notre parabole, les autres occurrences se situent dans le même verset : Nul serviteur ne peut servir (douleuō) deux maîtres... Vous ne pouvez servir (douleuō) Dieu et l’Argent (16, 13). C’est dire sa rareté, et on peut facilement imaginer que le verbe dans notre parabole provient de la source. Il est important de souligner la signification de ce verbe : c’est être esclave. Cela dit beaucoup sur la façon dont le fils voit sa relation au père. On est loin de l’amour filial. Le fils a fait son devoir de fils de servir son père, il a obéi au précepte divin.

oudepote (jamais)
Oudepote est un adverbe rare dans toute la Bible. Dans les évangiles-Actes, c’est dans l’évangile de Matthieu qu’on le retrouve le plus : Mt = 5; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 1; Ac = 0. Il n’y pas de recoupement entre toutes ces occurrences, sinon cette expression dans la bouche de Jésus : oudepote anegnōte (N’avez-vous jamais lu...), qui apparaît deux fois fois chez Matthieu (21, 16.42) et une fois chez Marc (2, 25). Chez Luc, les deux seules occurrences se situent ici dans notre verset. Décidément, nous ne sommes pas dans le vocabulaire de Luc. Quand quelqu’un utilise le mot jamais, il y a souvent une part de caricature : le ton est très emphatiqe. Le mot jamais, tout comme le mot toujours, comporte une note d’exagération. Ce que dit le fils aîné avec son « jamais », c’est : j’ai été parfait.

entolēn (précepte)
Le mot entolē (ordre, commandement, précepte, injonction) renvoie à une réalité importante du judaïsme, et il est donc présent dans le Nouveau Testament et dans les évangiles-Actes : Mt = 6; Mc = 6; Lc = 4; Jn = 10; Ac = 1. Il faut tout de suite opérer une distinction entre la signification d’entolē chez Jean et sa signification dans le reste des évangiles.

Chez Jean, il désigne le commandement de Jésus de s’aimer les uns les autres (15, 2), et ce commandement est source de vie éternelle (12, 50).

Chez les autres évangiles, entolē fait plutôt référence aux dix commandements donnés au Sinaï et à tout ce qui en découle. C’est ce qu’on voit chez Marc quand Jésus énumère ainsi les commandements : Ne tue pas, ne commets pas d’adultère, ne vole pas, ne porte pas de faux témoignage, ne fais pas de tort, honore ton père et ta mère (10, 19), et qu’il résumera par la suite par : Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur, Tu aimeras ton prochain comme toi-même (12, 19-31).

Mais en même temps, entolē déborde les dix commandements pour couvrir aussi une jurisprudence qui découle de l’application des commandements, comme celle concernant le divorce : C’est en raison de votre dureté de coeur qu’il a écrit pour vous cette prescription (entolē) (rédaction d’un acte de divorce et répudiation) (10, 5). Pour Matthieu le Juif, celui qui violera l’un de ces moindres préceptes de la Loi, et enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des Cieux (5, 19).

Qu’en est-il chez Luc? Sur les cinq occurrences du mot, une seule reprend le passage de Marc qui résume la liste des commandements du Sinaï (18, 20). Malgré le fait que les autres occurrences appartiennent à des passages propres, elles reprennent les mêmes thèmes. Comme Matthieu, le respect des commandements est valorisé : Zacharie et Élizabeth suivent, irréprochables, tous les commandements (entolē) et observances du Seigneur (1, 6); ou encore, les femmes au tombeau vide se tinrent en repos, selon le commandement (25, 36). Dans un tel contexte, l’expression entolē de toi, i.e. ton commandement, surprend quelque peu dans cette parabole. On ne parle plus de commandement de Dieu, mais de commandement du père. On se croirait dans un monde militaire. Pourtant, l’image du père depuis le début est tout autre. Par exemple, il n’oppose aucune résistance à la demande du fils cadet d’avoir immédiatement sa part d’héritage.

Nous sommes sans doute devant l’image du fils de son père : ce n’est pas celui d’un père aimant, mais celui d’un supérieur exigeant. Et dans un tel contexte, ce n’est pas la relation qui importe, mais l’observance de préceptes. Si l’auteur de la parabole nous présente cette image, il entend probablement faire alllusion à la perception de Dieu avec ses commandements chez beaucoup de Juifs.

parēlthon (j'ai enfreint)
Le verbe parerchomai est formé de la préposition para (auprès de, autour de) et du verbe erchomai (venir, arriver), et signifie : passer à côté, passer outre, dépasser, passer. Il apparaît un certain nombre de fois dans les évangiles-Actes, sauf chez Jean : Mt = 8; Mc = 5; Lc = 7; Jn = 0; Ac = 2. Quand on examine l’ensemble des emplois de ce verbe, on constate qu’une signification domine : celle de passer autour de quelque chose ou de quelqu’un comme le vent. Par exemple : En vérité, je vous le dis, cette génération ne passera (parerchomai) pas que tout ne soit arrivé (Lc 21, 32 || Mt 24, 34 || Mc 13, 30); ou encore : L’endroit est désert et l’heure est déjà passée (parerchomai) (Lc 14, 15); ou encore : nul ne se sentait de force à passer (parerchomai) par ce chemin (où se trouvaient deux démoniaques) (Lc 8, 28). Dans ce contexte, le sens de parerchomai dans ce verset de la parabole est assez unique : passer à côté, au sens d’éviter. Nulle part ailleurs dans les évangiles on ne retrouve ce sens d’enfreindre. Cela renforce l’idée que le choix des mots n’est pas de Luc, mais de sa source.

Mais ce qu’il faut noter ici est l’approche négative dans la réaction du fils aîné : il ne dit pas s’être attaché au commandement du père, mais plutôt ne pas avoir cherché à l’éviter ou à l’enfreindre, tout comme on supporte une situation comme une fatalité sans chercher à la changer.

eriphon (bouc)
Dans tout le Nouveau Testament, le mot eriphos n’apparaît qu’ici et chez Matthieu 25, 32 (Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0) quand le fils de l’homme vient dans sa gloire pour séparer les boucs des brebis. Selon la parabole de Matthieu, le bouc est associé à ceux que le fils de l’homme maudira et enverra au feu éternel. Il est ainsi facile d’associer le bouc à ce qui n’avait pas de valeur, en tout cas beaucoup moins qu’une brebis. Ce que dit donc le fils cadet est que son père n’a même pas su lui offrir un animal sans beaucoup de valeur. Mais ce qu’il faut surtout remarquer, c’est l’emploi des deux « jamais »
  • jamais le commandement de toi j’ai enfreint
  • et à moi jamais tu as donné un bouc
Le mot « jamais » unit les deux bouts phrases et établi entre eux un lien très fort : on pourrait paraphraser la parole de l’aîné sous cette forme : jamais je n’ai enfreint ton commandement, en conséquence je méritais quelque chose de toi qui me permette de fêter avec mes amis, ce que tu n’as jamais fait. L’approche du fils aîné prend une forme très mercantile.

v. 30 Par contre, quand ton fils que voilà, qui revient d’avoir dévoré tous tes biens avec les putains, tu t’es donné le mal d’égorger le veau qu’on engraissait.

Littéralement : Puis quand (hote) le fils de toi, celui-là (ho huios sou houtos), l’ayant dévoré (kataphagōn) de toi l’avoir avec des prostituées (pornōn) il est allé, tu as égorgé pour lui l’engraissé veau.

hote (quand)
La conjonction hote (lorsque, quand, où, que) apparaît chez tous les évangélistes : Mt = 12; Mc = 12; Lc = 12; Jn = 21; Ac = 10. Dans l’évangile le Luc, il se traduit habituellement par « lorsque » ou « quand ». Même si chez lui toutes les occurrences, sauf une, appartiennent à des passages propres, ou sont une reprise d’un texte Marc ou de la source Q auquel il ajoute la particule hote, on ne peut en déduire quoi que ce soit concernant son intervention dans notre parabole; même l’expression hote de (mais quand) au début de la phrase, qu’on rencontre ici dans l’évangile et quatre fois dans les Actes, se rencontre également trois fois chez Matthieu. Ici, avec son « quand », le fils ainé s’apprêtre à centrer l’attention sur un événement qu’il n’a pas « digéré ».

ho huios sou houtos (le fils de toi, celui-là)
L’expression est terrible. Tout d’abord, au lieu de dire « mon frère », il dit « ton fils » (ho huios sou). Dans notre monde, il arrive qu’un couple en querelle ne dise plus « notre fils », mais « ton fils », l’une des partis accusant l’autre de l’état lamentable de l’enfant et déniant toute responsabilité personnelle. Pour l’aîné, c’est une façon de nier tout lien avec son frère. Mais ce faisant, il se trouve indirectement à ne plus reconnaître son père comme père; car accepter son lien avec son père serait accepter également un lien avec son frère, ce qu’il ne veut pas.

Ensuite, houtos peut être soit un adjectif, soit un pronom démonstratif. Ainsi il se traduit comme adjectif par : ce, cet ou cette, et comme pronom par : celui-ci, celle-ci, ou celui-là, celle-là, dépendemment si l’objet est près ou loin. Dans l’expression ho huios sou houtos (le fils de toi celui-là), il faut traduire houtos par le pronom démonstratif : celui-là. D’une part, il qualifie le mot fils, d’autre part l’objet se situe au loin sur le plan relationnel. On peut être surpris que l’auteur de la parabole ait senti le besoin d’ajouter cet pronom démonstratif, car l’expression « ton fils » était assez clair pour qu’on ne se trompe pas sur la personne. La présence du pronom démonstratif « celui-là » ajoute une note de mépris, un peu comme on tient un torchon nauséanbond avec ses deux petits doigts au bout de son bras en disant : ce torchon-là.

Comme le signalent Henry George Liddell et Robert Scott (A Greek-English Lexicon), houtos peut être utilisé de manière emphatique pour exprimer le mépris, tandis qu’à l’opposé l’adjectif démonstratif ekeinos, qui se traduit de manière semblable (celui-là) exprime plutôt la louange. Luc nous donne un bel exemple de cette connotation négative associée à houtos dans un texte tiré de la source Q, même s’il n’a pas à ce moment une note de mépris, mais plutôt de découragement et de tristesse : Cette (houtos) génération est une génération mauvaise (11, 29-32).

Il n’y pas de doute : non seulement le fils aîné a coupé toute relation avec celui qui était autrefois son frère, mais il n’a maintenant que du mépris pour lui; il appartient désormais dans un univers différent.

kataphagōn (l’ayant dévoré)
Le verbe katesthiō est formé de la préposition kata (qui décrit un mouvement de haut en bas, souvent traduit par : en bas, sur, dans) et par le verbe esthiō (manger). On le traduit habituellement par : dévorer, comme un animal de proie qui fonce pour dévorer. C’est un mot très rare dans les évangiles : Mt = 0; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 1; Ac = 0. Malgré le fait qu’il apparaît trois fois dans l’évangile de Luc, ce n’est pas un mot qui appartient au vocabulaire lucanien : sur les trois occurrences, deux sont une reprise de Marc (une partie du grain a été foulée aux pieds et les oiseaux du ciel ont tout dévoré (katesthiō) : Lc 8, 5 || Mc 4, 4; les scribes qui dévorent (katesthiō) les biens des veuves : Lc 20, 47 || Mc 12, 40). Notons enfin que l’occurrence du mot chez Jean n’est qu’une citation du Psaume 69, 10 (Le zèle pour ta maison me dévorera : Jn 2, 17). Ainsi, katesthiō semble bien appartenir à la source que Luc utilise. On notera le caractère extrêmement péjoratif du mot « dévorer », si bien que le fils cadet est rangé au même rang que ceux qui dévorent le bien des veuves, et apparaît aux yeux de l’aîné comme un ogre.

pornōn (prostituées)
Le mot grec pornē vient probablement de pernēmi qui signifie : exporter pour vendre, car les prostituées grecques étaient des esclaves qu’on avait achetées (Henry George Liddell et Robert Scott, A Greek-English Lexicon). On ne retrouve que quelques occurrences dans les évangiles-Actes : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0. Il désigne les personnes qui exercent le plus vieux métier du monde, la prostitution. Contrairement aux deux passages de Matthieu où les prostituées sont présentées sous un jour favorable (les douaniers et les prostituées arrivent avant vous au Royaume de Dieu... les douaniers et les prostituées ont cru en Jean : Mt 21, 31-32), notre parabole les présente comme une horreur : en affirmant que son frère les a fréquentées, l’aîné entend bien décrire un comportement dégradant. Et comme la fréquentation des prostituées n’est pas gratuite, c’est là qu’il aurait épuisé son avoir, selon le fils aîné. C’est donc un tableau totalement noir de son frère que dresse l’aîné; ce n’est pas un tableau neutre.

tu as égorgé pour lui l’engraissé veau
Nous avons déjà vu ce vocabulaire aux v. 23 et 27. Mais il est légitime de se poser la question : au v. 23 le père demande au serviteur de préparer le veau engraissé, et au v. 27 le serviteur annonce à l’aîné que le veau engraissé a été tué, alors pourquoi le fils fait-il référence à la même réalité en disant : l’engraissé veau (ton siteuton moschon), et non pas le veau engraissé (ton moschon ton siteuton) comme les autres? Car on peut assumer que ces récits qui circulaient aux premier siècle s’étaient rodés avec le temps et les mots n’étaient pas neutres. Si le récit collait à la réalité des gens, alors on peut assumer que le fait de parler de « l’engraissé » en premier pointait vers l’identificateur le plus connu, si bien que la mention du veau n’était presque plus nécessaire : le fils savait que le père comprendrait à la simple mention de l’engraissé.

v. 31 Le père lui répondit : "Mon enfant, tu demeures toujours avec moi et tu sais que ce qui est à moi est aussi à toi.

Littéralement : Puis lui dit à lui : "Enfant (teknon), toi toujours (pantote) avec moi tu es (met’ emou ei), et toutes choses les miennes les tiennes est (panta ta ema sa estin).

teknon (enfant)
Le mot tecknon est bien connu des évangélistes, à l’exception de Jean : Mt = 14; Mc = 9; Lc = 14; Jn = 0; Ac = 5. Chez Luc, il désigne avant tout l’enfant d’une mère et d’un père. Par exemple : Mais ils n’avaient pas d’enfant (teknon), parce qu’Elisabeth était stérile et que tous deux étaient avancés en âge (Lc 1, 7). Pour parler des enfants, la langue grecque possède un autre mot que nous avons vu plus haut : pais. Y a-t-il une nuance entre les deux? Chez Luc, oui. Dans son évangile, on peut regrouper les emplois de pais en quatre catégories :
  • Le mot désigne l’enfant par rapport au parent comme teknon. Par exemple : Une fois les jours écoulés, alors qu’ils s’en retournaient, l’enfant (pais) Jésus resta à Jérusalem à l’insu de ses parents (2, 43)
  • Le mot désigne un enfant ou serviteur par rapport à Dieu, dans une attitude de foi. Par exemple : Dieu nous a suscité une puissance de salut dans la maison de David, son serviteur (pais) (1, 69)
  • Le mot désigne un esclave subalterne, comme nous l’avons eu plus haut. Par exemple : Mais si ce serviteur dit en son coeur: Mon maître tarde à venir, et qu’il se mette à frapper les garçons de service (pais) et les servantes, à manger, boire et s’enivrer (12, 45)
  • Enfin, le mot désigne un jeune garçon ou une jeune fille. Par exemple : Mais lui, prenant sa main, l’appela en disant: "Enfant (pais), lève-toi (8, 54)

Ainsi, il peut arriver dans son évangile que l’enfant par rapport au parent soit désigné par pais, mais dans la plupart des cas c’est tecknon qui est utilisé, comme ici dans la parabole. Tout comme le fils cadet a interpellé son père avec le mot pater (père) au vocatif, que nous avons rendu par « papa », ici le père interpelle son fils avec le terme tecknon (enfant) au vocatif, que la plupart des Bibles rendent par « mon enfant ». C’est d’ailleurs ce qu’on fait également avec le terme philos (ami) au vocatif, qu’on traduit par « mon ami » (voir Lc 11, 5) (Notons qu’on ne trouve pas pais au vocatif dans le Nouveau Testament). Il y a dans l’expression « mon enfant » quelque chose d’affectueux et d’extrêmement significatif : c’est la reconnaissance d’un lien et d’une relation. Or, le fils aîné vient juste de répudier cette relation en disant : ton fils. Le père refuse d’entrer dans ce jeu, il redit sa paternité et refait les ponts avec son fils aîné.

Sur l'enfant dans le Nouveau Testament, voir le Glossaire
pantote (toujours)
À part Jean, l’adverbe pantote (toujours) est peu présent dans les évangiles-Actes : Mt = 2; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 7; Ac = 0. Il vaut la peine de faire remarquer que les deux occurrences de Marc apparaissent dans le même verset (Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous... mais moi, vous ne m’aurez pas toujours : 14, 7), et Matthieu les reprend tels quels. Chez Luc, il y a l’invitation de Jésus à toujours prier (Lc 18, 1) et notre parabole. Or, « toujours » est l’antonyme de « jamais », et le mot « jamais » est apparu dans notre parabole alors que par deux fois le fils aîné l’utilise (jamais je n’ai enfreint ton précepte... jamais tu m’as donné). Voilà que le père reprend le mot « jamais », comme une balle au rebond, mais en change la direction avec « toujours » : le « jamais » introduit une approche négative, le « toujours » une approche positive. Rappelons-nous, avec son « jamais » l’aîné exprimait ce qui était pour lui important : 1) ne pas enfreindre le précepte du père, et 2) recevoir une récompense pour fêter avec ses amis. Avec son « toujours », le père va exprimer ce qui est important pour lui et ce qui devrait l’être pour son aîné.

met’ emou ei (avec moi tu es)
Voici la première chose importante pour le père : être avec lui, i.e. la relation. Alors que le fils parlait de ne jamais passer à côté de son précepte, le père rectifie le tir en ne parlant que de relation. Voilà sa réponse au premier point de ce qui est important pour l’aîné : ce n’est pas le précepte qui importe, mais c’est ton lien avec moi.

panta ta ema sa estin (toutes choses les miennes les tiennes est)
Voici la deuxième chose importante pour le père : le partage total des biens, car la communion dans la relation conduit à la co-propriété de tout. Alors que la deuxième chose importante pour l’aîné était de recevoir sa récompense pour fêter avec ses amis, le père répond : tu n’as rien à recevoir de moi, tu peux tout prendre, car tu es propriétaire de tout. D’une certaine manière, l’aîné n’a jamais compris son père, il s’est fait une fause perception de lui, et en cela, il s’est fait une fausse image de son identité de fils.

À travers la parabole, c’est bien sûr la fausse perception de Dieu qui est dénoncée, cette perception qui habite la majorité des gens que côtoient Jésus, même ceux qui semblent les plus religieux. Luc semble avoir retouché ici et là certains éléments de la parabole, mais l’essentiel provient d’une source à laquelle il a eu accès, et qui comporte parfois des traits johaniques, comme ici. En effet, quand on cherche dans les évangiles certaines similitudes avec cette parole du père, on ne le trouve que chez Jean, dans la bouche de Jésus, lors de son dernier repas, dans une prière adressée à Dieu : tout ce qui est à moi est à toi (ta ema panta sa estin), et tout ce qui est à toi est à moi, et je suis glorifié en eux (Jn 17, 10). Même si la séquence n’est pas parfaitement identique à cause de la place de panta, on retrouve les mêmes mots. Ainsi, ce que dit le père dans la parabole, reprend les mêmes mots de Jean parlant de la relation de Jésus avec son père.

v. 32 Mais il fallait fêter et se réjouir que ton frère, qui était mort, qu’il soit revenu à la vie, qui s’était perdu, qu’il ait été retrouvé." »

Littéralement : Puis célébrer (euphranthēnai) et se réjouir (charēnai) il fallait (ede), car le frère de toi (ho adelphos sou) celui-là mort (nekros) était et il est devenu vivant (ezēsen), et il avait été perdu (apolōlōs), il a été retrouvé (heurethē).

euphranthēnai (célébrer)
Nous avons déjà analysé euphrainō. Il a été introduit avec la demande du père (célébrons) au serviteur après l’arrivée du fils (v. 23). Puis la demande du père a été exécutée au v. 24 (ils commencèrent à célébrer). Le mot est réapparu au v. 29 avec la plainte de l’aîné qui aurait bien aimé recevoir la même faveur (afin que je célèbre avec mes amis). Enfin, la conclusion arrive (v. 32) où on justifie la demande originelle du père au v. 23. Avec euphrainō, on complète la boucle concernant la parabole du fils cadet et du fils aîné.

charēnai (se réjouir)
Avec chairō, on revient à la parabole au début du berger avec ses 100 moutons (v. 5 : après l’avoir trouvé, il le porte sur ses épaules en se réjouissant), et maintenant on termine avec les fils cadet. C’est une forme de conclusion où on complète la boucle sur tous les être perdus qui ont été retrouvés.

ede (il fallait)
Le verbe deō signifie : lier, attacher, avoir besoin de, manquer de, exiger, demander. On peut être étonné de la diversité de ses significations, mais en fait on peut voir le mouvement logique qui part du fait d’être lié à quelque chose, et donc d’en avoir besoin, et ainsi qu’il soit nécessaire et l’exiger. C’est souvent sous la forme « il faut » ou « je dois » qu’il apparaît. Bien répandu dans les évangiles-Actes : (Mt = 17; Mc = 12; Lc = 23; Jn = 12; Ac = 35), il fait partie de ce leitmotif créé par Marc (Le Fils de l’homme doit (deō) beaucoup souffrir, être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, être tué et, après trois jours, ressusciter : 8, 31) et est repris par les autres évangiles (sauf Jean qui a sa propre version : Il faut que soit élevé le Fils de l’homme : 3, 14; voir aussi 12, 34). Tous les évangélistes utilisent à leur façon ce mot, il n’y a pas moyen d’y voir certains traits distinctifs. Quand on considère l’évangile de Luc qui emploie 23 fois ce verbe, on peut regrouper toutes ces occurrences en quatre significations importantes :
  • L’expression d’un chemin essentiel pour accomplir un but ou sa destinée, surtout sous le regard de Dieu. Par exemple : Aux autres villes aussi il me faut (deō) annoncer la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu, car c’est pour cela que j’ai été envoyé (4, 43)
  • L’expression d’une nécessité vitale liée au sens commun et la logique elle-même de la vie. Par exemple : Et cette fille d’Abraham, que Satan a liée voici dix-huit ans, il n’eût pas fallu (deō) la délier de ce lien le jour du sabbat! (13, 16).
  • L’expression d’une demande ou d’une prière. Par exemple : J’ai prié (deō) tes disciples de l’expulser, mais ils ne l’ont pu (9, 40).
  • L’expression de l’action d’attacher ou lier. Par exemple ce passage que Luc copie de Marc : Allez au village qui est en face et, en y pénétrant, vous trouverez un ânon attaché (deō) (19, 30)

Dans la parabole, le père répond à son fils aîné qu’il fallait célébrer et se réjouir. Ce « fallait » provient du sens commun et de la logique elle-même de la vie : comment ne pas se réjouir et fêter quand quelqu’un retrouve la vie? C’est une réaction vitale spontanée et une façon d’exprimer nos valeurs : la vie est meilleure que la mort.

ho adelphos sou (le frère de toi)
Quand le père dit : « Ton frère », il s’oppose au « Ton fils » de l’aîné. Ce dernier niait la relation à son frère. Le père lui répond : cette relation existe toujours, car il est revenu à la vie. Ces quelques mots expriment l’enjeu de toute l’humanité : accepter la relation, ou la refuser.

nekros... ezēsen (mort... il est devenu vivant)
Ce couple mort-vie rejoint la justification du père au v. 24 pour amorcer la célébration. Il résume non seulement la parabole du fils cadet, et peut-être celle du fils aîné si celui accepte la nouvelle perspective qui lui a montrée son père au v. 31, mais le sens même de toute existence : passer de la mort à la vie.

apolōlōs... heurethē (il avait été perdu... il a été retrouvé)
Ce couple perdu-retrouvé nous ramène aux deux premières paraboles où on parlait de « retrouver ce qui était perdu » (v. 4 et v. 9), puis s’est poursuivit avec la parabole du fils cadet quand le père a parlé du couple perdu-retrouvé et qui se termine par une dernière mention du couple perdu-retrouvé, une forme d’inclusion à l’ensemble des paraboles. On a ici tout le sens de l’action de Jésus et celle du disciple.

  1. Analyse de la structure du récit

    Introduction : établissement du contexte v. 1-3

    • Personnages : Jésus, les Pharisiens et les scribes
    • Événement déclencheur : Jésus fait table commune avec les douaniers et les gens dévoyés
    • Réaction : les scribes et les Pharisiens sont irrités du bon accueil que leur fait Jésus et qu’il fasse table commune avec eux
    • Réponse de Jésus : une parabole

    Parabole du berger qui perd un mouton v. 4-7

    • Interpellation de Jésus : il invite son auditoire à se mettre dans la peau d’un berger et à reconnaître qu’ils auraient fait la même chose que ce qui suit
    • Événement déclencheur : un berger a cent moutons et en perd un
    • Réaction :
      • le berger laisse les 99 dans le désert et se met à le recherche du mouton perdu
      • Il explose de joie en la trouvant et la ramène sur ses épaules à la maison
      • À la maison, il invite amis et voisins à se réjouir avec lui d’avoir retrouvé le mouton perdu
    • Conclusion : nous avons ici le point de vue de Dieu
      • Introduction : une affirmation solennelle suit (Je vous le dis)
      • Affirmation sous forme de comparaison
        1. telle sera la joie de Dieudevant une seule personne dévoyéequi réoriente sa vie
        2. que (une absence de joie?)devant 99 justesqui n’ont pas besoin de réorienter leur vie

    Parabole d’une femme qui perd une pièce de monnaie v. 8-10

    • Interpellation de Jésus : ce qui suit n’est-il pas un comportement normal?
    • Événement déclencheur : une femme possède dix drachmes et en perd une
    • Réaction :
      • Elle allume une lampe et balaie la maison
      • Elle cherche avec soin tant qu’elle n’a pas trouvé
      • Quand elle a trouvé, elle invite amies et voisins à se réjouir avec elle d’avoir retrouvé la drachme perdue
    • Conclusion : nous avons ici le point de vue de Dieu
      • Introduction : une affirmation solennelle suit (Je vous le dis)
      • Affirmation : telle est la joie dans le monde de Dieu devant une seule personne dévoyée qui réoriente sa vie.

    Parabole d’un père et de ses deux fils v. 11-32

    • Introduction : les personnages, un homme et ses deux fils

    • Parabole du père et du fils cadet v. 12-24
      • Demande du cadet : il veut sa part d’héritage
      • Réponse du père : il distribue à ses deux fils l’héritage
      • Action du cadet
        • Il rassemble ses biens et part pour un pays lointain, dilapidant sa fortune dans une vie dissolue
      • Événement
        • Détail : Quand il eut épuisé toute sa fortune, une grande famine sévit dans ce pays, il se trouve dans l’indigence
        • Action du cadet: il offre ses services à un citoyen pour paître son troupeau de cochons
        • Résultat : il est encore dans l’indigence, ne pouvant se nourrir de la nourriture des cochons
      • Décision du cadet
        • Prise de conscience : les salariés de son père sont mieux que lui
        • Décision : il reconnaîtra devant son père sa faute et offrira ses services comme salarié, puisqu’il a perdu sa dignité de fils
        • Suite de la décision : il retourne chez son père
      • Réaction du père
        • Première réaction : Il est ému aux entrailles en l’apercevant de loin et court vers lui pour se jeter à son cou et le couvrir de baiser
        • Suites de sa réaction : Il ne laisse pas son fils terminer son boniment et demande à ses serviteurs
          1. de redonner à son fils tous les signes de sa dignité : le plus beau vêtement, la bague et les sandales.
          2. de commencer la fête avec le veau engraissé
      • Justification de la réaction du père
        • Le fils mort est revenu à la vie
        • Le fils perdu a été retrouvé
      • Conclusion et transition : c’est la fête

    • Parabole du père et du fils aîné v. 25-32

      • Situation de départ : le fils ainé est au champ en train de travailler
      • Événement déclencheur : en revenant à la maison, il entend la musique et la danse
      • Réaction du fils aîné
        • Il s’enquiert auprès d’un serviteur de sa signification
        • Il se met en colère et ne veut pas se joindre à la fête en entrant dans la maison, quand il apprend la signification du geste du père
      • Action du père
        • Il va au devant de son fils aîné en sortant de la maison et l’exhorte (à changer d’attitude)
      • Rétroaction du fils aîné
        • D’une part, son père n’a jamais fait la moindre fête pour lui, même s’il a été un fidèle travailleur sans jamais désobéir aux règles pendant de nombreuses années
        • D’autre part, il a fait une grande fête pour un fils qui a dilapidé ses biens avec les putains
      • Réponse du père
        • Le fils aîné n’a pas à recevoir quoi que ce soit, car il n’est pas un étranger, mais copropriétaire avec le père
      • Conclusion : faire la fête est justifié
        • Le fils mort est revenu à la vie
        • Le fils perdu a été retrouvé

    L’analyse de l’ensemble des v. 1-32 révèle un certain nombre de choses :

    • Ce n’est pas trois mais quatre paraboles qui nous sont présentées. Car on peut décomposer le récit du père et de ses deux fils en deux paraboles, même si celle autour du fils aîné présuppose celle autour du cadet : le drame à la source de ces deux récits est différent.

    • Les quatre paraboles ont le même fils conducteur : la joie ressentie devant les retrouvailles de ce qui était perdu et le besoin de célébrer cette joie, tellement ce qui était perdu était important. En ce sens elles sont une véritable réponse à ceux qui questionne le geste de Jésus qui fait bon accueil et table commune avec les gens dévoyés, car elle dit d’une part l’importance qu’ils ont chacun aux yeux de Dieu, et d’autre part donne la signification de ce geste : rétablir les relations.

    • La parabole du mouton perdu et celle de la drachme perdue ont une structure semblable.

      • Jésus interpelle son auditoire à juger eux-mêmes de la justesse de son action en se mettant dans la peau du berger qui a perdu un mouton ou de la femme qui perdu une drache
      • L’événement déclencheur est la perte d’une seule chose par propriétaire qui en possède beaucoup : un berger qui a 100 moutons et qui en perd un, une femme qui a 10 drachmes et qui en perd une
      • La réaction du propriétaire est la même : il laisse tout pour se concentrer à la recherche de ce qui était perdu, et après l’avoir retrouvé, il est tellement heureux qu’il invite le voisinage à la fête
      • Vient la conclusion où Jésus fait une proclamation solennelle (je vous le dis), affirmant que la parabole reflète l’attitude de Dieu

      Pourtant, il y a une légère différence dans leur conclusion : si les deux paraboles affirment la joie de Dieu devant une seule personne dévoyée qui réoriente sa vie, celle du mouton perdu ajoute la comparaison avec les justes qui n’ont pas besoin de réorienter leur vie. Quand on sait que les mots « justes » et « réorientation de vie » font partie d’un vocabulaire qu’affectionne Luc, et qu’on remarque que le début du 2e élément de la comparaison est boiteuse (qu’est-ce qui fait écho à « telle sera la joie » dans le 2e élément, implicitement l’absence de joie?) on est porté à penser que l’évangéliste s’est permis d’ajouter cette comparaison avec les justes pour ajouter un ton polémique à la discussion : de manière claire ce sont les Pharisiens et les scribes qui sont visés par ces 99 justes qui « pensent » ne pas avoir besoin de réorienter leur vie.

    • Les paraboles autour du père et de ses deux fils ont une structure différente des deux premières et semblent provenir d’une autre source. Elles n’ont pas d’interpellation où Jésus invite son auditoire à juger par eux-mêmes de la valeur d’une action. On dit simplement : Un homme quelconque avait deux fils.

    • La parabole du père et du fils cadet est un long récit plein de péripéties (demande d’héritage, départ pour un païen lointain et vie dissolue, dilapidation de sa fortune, famine et vie misérable auprès d’un propriétaire de cochons, prise de conscience et décision) avant d’arriver au dénouement du récit : l’expression de l’amour du père et le rétablissement de la dignité de son fils. En cela, elle se distingue d’un grand nombre de paraboles qui sont beaucoup plus simples et concises, avec des éléments répétitifs.

    • Même si la parabole du père et du fils aîné commence là où celle du fils cadet se termine, elle s’en distingue par sa plus grande brièveté, son ton différent, et un auditoire visé qui est autre. Il n’y pas de péripétie, seulement la colère du fils aîné et son rejet de l’attitude du père. C’est cette colère avec la liste de reproches au père qui occupe la plus grande place. L’action du père est limitée à aller au devant de lui et à répondre à ses reproches en lui rappelant qu’il n’est pas un étranger mais copropriétaire.

    • On pourrait se demander si les deux paraboles du père et de ses deux fils ne sont pas apparues à des moments différents, la 2e étant ajoutée après coup pour donner à la première une nouvelle extension et répondre à des questions différentes pour un public différent. Mais il reste que ces deux paraboles ont été bien cousues ensemble, avec des mots identiques dans la conclusion de la première comme celle de la deuxième (c’est la fête, car le fils mort est revenu à la vie, il était perdu et il a été retrouvé), et avec une suture dans la bouche du serviteur (c’est la fête, car le fils a été retrouvé vivant) qui assure l’intégration des deux récits.

  2. Analyse du contexte

    Quand on regarde l’ensemble de l’oeuvre de Luc, i.e. son évangile et les Actes des Apôtres, on observe un plan d’ensemble : en Jésus se réalise les promesses de l’Ancien Testament, de telle sorte que Jésus devient la voix de Dieu, et après sa mort/résurrection, c’est l’Église qui porte le témoignage. Ce plan théologique s’accompagne d’un plan géographique :

    dans l’évangile,

    1. Jésus exerce sa mission en Galilée,
    2. puis se met en marche vers Jérusalem, et
    3. termine sa mission à Jérusalem par le don de sa vie;

    dans les Actes des Apôtres,

    1. les premiers chrétiens reprennent le flambeau à Jérusalem, puis
    2. se rendent dans toute la Judée et la Samarie,
    3. avant d’atteindre les extrémités de la terre.

    L’ensemble des quatre paraboles de notre analyse se situe dans cette deuxième partie de l’évantile de Luc, qui est une longue marche vers Jérusalem (9, 51 – 19, 28) amorcée par la phrase : Or, comme arrivait le temps, où il allait être enlevé du monde, Jésus prit résolument la route de Jérusalem. Cette partie contient toute une suite d’enseignements et d’actions de Jésus dans le contexte de son départ prochain, une forme d’héritage pour les disciples. Tout au long de cette partie, la mention que Jésus et ses disciples sont en marche revient comme un leitmotiv, rappel que la vie est un long cheminement. Regardons de plus près cette partie.

    • Sur la mission 9, 51 – 10, 20
    • Sur le mystère de Dieu 10, 21-24
    • Sur l’amour 10, 25-37
    • Sur la parole 10, 38-42
    • Sur la prière 11, 1-13
    • Sur le sens des guérisons de Jésus 11, 14-26
    • Sur la valeur unique de la parole écoutée et pratiquée 11, 27-32
    • Sur la lumière de la foi 11, 33-36
    • Sur l’échec des porte-parole de la tradition juive 11, 37-53
    • Sur le courage de témoigner 12, 1-12
    • Sur l’illusion des richesses qu’on accumule 12, 13-34
    • Sur la responsabilité chrétienne 12, 35-48
    • Sur l’urgence d’affronter dès maintenant les crises 12, 49-59
    • Sur l’urgence de réorienter dès maintenant sa vie 13, 1-9
    • Sur la valeur d’une femme également fille d’Abraham 13, 10-17
    • Sur le règne de Dieu 13, 18-30
    • Sur la décision de Jésus d’aller jusqu’au bout malgré les menaces de mort 13, 31-35
    • Sur la priorité de la personne humaine sur toute règle religieuse 14, 1-6
    • Sur certaines attitudes humaines fondamentales : refus des honneurs et des dons calculés 14, 7-24
    • Sur les exigences pour suivre Jésus 14, 25-35
    • Sur l’attitude à avoir face aux gens dévoyés 15, 1-32
    • Sur la capacité de bien gérer les richesses 16, 1-15
    • Sur la tension entre l’Ancien Testament et le règne de Dieu 16, 16-18
    • Sur l’urgence pour les riches de réorienter leur vie 16, 19-31
    • Sur certaines attitudes fondamentales en communauté 17, 1-11
    • Sur la capacité de discerner l’action de Dieu 17, 12-37
    • Sur la prière persévérante 18, 1-8
    • Sur la bonne attitude dans la prière 18, 9-14
    • Sur les conditions pour entrer dans le royaume de Dieu 18, 15-30
    • Sur le sort qui attend Jésus 18, 31-34
    • Sur le regard nouveau requis pour suivre Jésus 18, 35-43
    • Sur la mission de retrouver ce qui était perdu 19, 1-10
    • Sur la responsabilité chrétienne dans l’attente du règne de Dieu 19, 11-28

    Cette section semble un fourre-tout où Luc jette pêle-mêle des paroles et des récits reçus de la tradition. Certains thèmes comme la prière, les richesses ou les conditions pour suivre Jésus sont disséminés un peu partout. Il est donc difficile de trouver une logique rigoureuse. Quoi qu’il en soit, regardons d’un peu plus près le contexte immédiat des paraboles que nous analysons.

    Sur les exigences pour suivre Jésus 14, 25-35
    • Enseignement à de grandes foules v. 25
    • Suivre Jésus c’est lui donner la priorité à sa famille v. 26
    • Suivre Jésus, c’est porter sa croix v. 27
    • Sans cela, on ne pourra aller jusqu’au bout, comme construire un tour sans fondation v. 28-30
    • Sans cela, on ne pourra aller jusqu’au bout comme une armée qui affronte une force plus grande v. 31-32
    • Suivre Jésus, c’est renoncer à tout ce qui nous appartient v. 33
    • Car le rôle du disciple est d’être le sel de la terre, sinon il est totalement inutile v. 34
    Sur l’attitude à avoir face aux gens dévoyés 15, 1-32
    • Reproche des pharisiens et des scribes sur l’accueil de Jésus face aux dévoyés v. 1-2
    • Parabole du berger qui a perdu un mouton v. 3-7
    • Parabole de la femme qui a perdu une drachme v. 8-10
    • Parabole du père et de son fils cadet v. 11-24
    • Parabole du père et de son fils aîné v. 25-32
    Sur la capacité de bien gérer les richesses 16, 1-15
    • Jésus s’adresse à ses disciples v. 1a
    • Parabole d’un homme riche qui accuse son administrateur de dilapider ses biens v. 1b
    • L’homme riche demande à son administrateur un bilan avant de le congédier v. 2
    • Pour affronter une période sans travail qui vient, l’administrateur profite de ses derniers moments comme administrateur pour faire des cadeaux à tous les débiteurs afin de recevoir en retour v. 3-7
    • L’homme riche fait malgré tout l’éloge de l’administrateur, car il a su affronter habilement l’échéance qui lui pendait au bout du nez v. 8a
    • Jésus conclut par la triste constatation que les gens gèrent mieux les choses économiques que leur vie personnelle v. 8b
    • Il en profite pour exhorter les gens à bien gérer l’argent pour créer des relations durable et profondes v. 9
    • Car avoir de l’argent implique une responsabilité, et bien assumer cette responsabilité implique qu’on est capable de bien assumer la responsabilité de la communauté humaine v. 10-12
    • Et on ne peut donner la priorité en même temps à l’argent et à l’être humain, cet enfant de Dieu v 13
    • Les Pharisiens, qui aimaient l’argent, se moquent de cet enseignement, mais Jésus les avertit que Dieu saura révéler la vérité des coeurs

    Que conclure? Tout d’abord, ce qui précède le texte que nous analysons le colore un peu. En effet, la parole de Jésus s’adresse aux disciples qui veulent le suivre, aux exigences que cela implique, une condition essentielle pour devenir le sel de la terre. Bien sûr, les quatre paraboles qui suivent sont adressées aux scribes et aux Pharisiens. Mais par delà eux, l’évangile s’adresse à ceux qui veulent devenir disciple : suivre Jésus c’est marcher dans ses pas, et donc aller vers les gens dévoyés, établir des relations avec eux, les accueillir de tout son coeur. Et on ne peut aller vers les gens dévoyés si on donne la priorité à sa famille ou à l’argent, et si on n’accepte pas cette croix de voir sa réputation entachée. Mais c’est la condition pour devenir le sel de la terre.

    Le texte qui suit nos quatre paraboles est une autre parabole, celle de l’administrateur habille qui a su faire face à l’échéance de son congédiement. À prime abord, il ne semble pas y avoir de lien entre nos quatre paraboles et cette nouvelle parabole. Luc a pu vouloir regrouper ensemble un certain nombre de paraboles. Mais, comme on le note régulièrement dans les évangiles, les auteurs ont parfois tendance à regrouper des péricopes par thèmes ou mots crochets. N’oublions pas, nous sommes surtout dans une culture orale où le regroupement de thèmes et les mots crochets sont importants pour la mémorisation, tout comme la rime en poésie. Or, ce mot crochet apparaît dès 16, 1 : « dilapider » (diaskorpizō), quand on dit que l’homme riche accuse son administrateur de dilapider ses biens, tout comme le fils cadet a dilapidé » (diaskorpizō) ses possessions (15, 13). Bien sûr, le contexte de ces deux dilapidations est totalement différent, mais les mots s’appellent l’un l’autre. Il reste que cela contribue à un rapprochement intéressant : les deux dilapidations ont une fin heureuse, chez le cadet elle l’entraînera dans l’indigence, et donc à la décision de retourner chez son père, chez l’administrateur elle lui permettra d’assurer son avenir en multipliant les cadeaux; chez le cadet, elle l’amènera à rétablir la relation au père, chez l’administrateur elle l’entraînera à établir de nouvelles relations.

    C’est ainsi que nos quatre paraboles, ainsi que le contexte qui précède et celui qui suit touchent à un thème cher à Luc : la relation aux biens et à l’argent : si on ne prend pas ses distance face aux possessions, on ne peut être disciple et sel de la terre (14, 33-34); le berger est attaché à sa relation à chaque mouton et à l’importance de chacun d’eux, et non à la valeur monétaire du troupeau; la parabole de la drachme perdue ne porte pas sur le désir de possession, mais sur l’importance de chaque aspect de son univers; le fils cadet pensait trouver le bonheur dans ses possessions, jusqu’à ce qu’il apprenne durement son erreur; le fils aîné se fait rappeler qu’il possède déjà tout par sa relation au père; enfin, l’administrateur fait une utilisation judicieuse de l’argent en cultivant les relations.

  3. Analyse des parallèles

    Seule la parabole du berger qui a perdu un mouton nous offre un véritable parallèle (|| Mt 18, 12-14). La parabole de la femme qui a perdu une drachme et celle du père et de ses deux fils n’ont aucun autre parallèle dans les évangiles. Ces paraboles semblent provenir d’une source que seul Luc connaît. Malgré tout, il vaut la peine de mettre également en parallèle un autre passage de Luc au début de son évangile et un passage du prophète Ézéchiel.

    Nous avons souligné les mots de Luc 15 qu’on retrouve également en Luc 5, en Matthieu 18 ou en Ézéchiel 33. Dans son chapitre 5 Luc copie Marc, ce que nous avons indiqué en vert.

    Luc 15Luc 5Matthieu 18Ézéchiel 33 (LXX)
    1 Or tous les douaniers et les pécheurs s’approchaient de lui pour l’écouter. 2 Et les Pharisiens et les scribes grommelaient (diagongyzō), disant : « Celui-ci accueille les pécheurs et mange avec eux. »30 Et grommelaient (gongyzō) les Pharisiens et leurs scribes auprès de ses disciples en disant : « Pourquoi mangez-vous et buvez-vous avec les douaniers et les pécheurs? »
    3 Or il leur dit (eipen pros autous)cette parabole, disant :31 Et Jésus, répondant, leur dit (eipen pros autous):
    4 « Quel homme d’entre vous, ayant cent moutons et ayant perdu (apollymi) l’un d’eux, n’abandonne (kataleipō) pas les quatre-vingt-dix-neuf dans le désert et part vers le perdu jusqu’à ce qu’il l’ait trouvé?12 Que vous (en) semble? S’il y a à un homme cent moutons et que s’égare (planaō) l’un d’eux, ne laissera-t-il (aphiēmi) pas les quatre-vingt-dix-neuf sur les montagnes et, étant parti, il cherche l’égaré.
    5 Et, ayant trouvé, il met sur ses épaules, joyeux,13 Et s’il arrive de le trouver,
    6 et, venant à la maison, il convoque les amis et les voisins, leur disant : ’Réjouissez-vous avec moi car j’ai trouvé mon mouton, le perdu.’
    7 Je vous dis que, de même (houtōs), il y aura joie dans le ciel pour un seul pécheur se convertissant, que pour quatre-vingt-dix neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion. »« Les (gens) en santé n’ont pas besoin de médecin, mais les mal-portants. 32 Je ne suis pas venu appeler (les) justes mais (les) pécheurs à la conversion. »Amen, je vous dis, qu’il se réjouit pour lui plus que pour les quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont pas égarés. 14 De même (houtōs), il n’y a pas de vouloir (thelēma), chez votre Père qui (est) dans (les) cieux, que soit perdu un de ces petits11 Dis-leur : Par ma vie, dit le Seigneur, je ne veux (boulomai) pas la mort des impies, (mais) qu’il se détourne (apostrephō) du chemin d’impiété, et qu’il vive. Par le détournement (en grec le nom : apostrophē, en hébreu, le verbe šwb) détournez-vous (grec : apostrephō, hébreu : šwb) de votre chemin ; car pourquoi péririez-vous, maison d’Israël ?

    Analysons les différents parallèles

    1. Luc 15 et Matthieu 18

      • Nous avons des contextes totalement différents.

        • Matthieu 18 est amorcé par une question des disciples à Jésus sur le plus grand dans le royaume de Dieu, pour se faire répondre d’avoir à retourner à l’état d’enfant, suivi d’un rappel qu’accueillir un enfant c’est l’accueillir lui-même, mais aussi de l’avertissement que scandaliser un seul de ces petits qui croient en lui conduit à la géhenne de feu, ainsi que de l’exhortation à ne pas mépriser un seul de ces petits (henos tōn mikrōn toutōn). Et c’est ainsi qu’il raconte la parabole de la brebis qui s’égare et qui se termine par cette parole : il n’y a pas de vouloir, chez votre Père qui (est) dans (les) cieux, que soit perdu un de ces petits (hen tōn mikrōn toutōn). Ainsi, la parabole est centrée sur ceux qu’on considère « petit » dans la communauté et qu’il ne faut pas mépriser, car ils sont importants aux yeux de Dieu. Que signifie « petit »? Nous y reviendrons.
        • Luc 15 est précédé d’un enseignement sur les exigences pour suivre Jésus et l’importance d’être le sel de la terre, suivi de la question des scribes et des Pharisiens sur les motifs de son ouverture aux dévoyés. La parabole se termine avec la mention de la joie de voir le dévoyé changer de voie. Ainsi, tout est centré sur la mission de celui qui veut suivre Jésus et être le sel de la terre.

      • La situation du mouton est différente dans les deux paraboles

        • Chez Matthieu, le mouton s’égare (planaō), alors qu’il est perdu (apollymi) chez Luc. S’égarer a un sens spécifique chez Matthieu, ce qu’on observe quand les disciples posent des questions sur la fin du monde et que Jésus répond : Prenez garde qu’on ne vous égare (planaō). Car il en viendra beaucoup sous mon nom, qui diront: C’est moi le Christ, et ils égareront (planaō) bien des gens (24, 4-5)... Des faux prophètes surgiront nombreux et égareront (planaō) bien des gens (24, 11; voir aussi 24, 24). Ainsi, Matthieu nous situe dans la communauté chrétienne où certains se sont égarés, cédant à de faux prophètes et à divers gurus. Ce sont eux les « petits », pour lesquels le Jésus de Matthieu a cette parole : éviter de scandaliser l’un de ces petits qui croient en moi (18, 6). Comme la communauté de Matthieu semble composée de chrétiens juifs, on peut penser que le scandale provenait de certains ténors qui attaquaient certaines pratiques juives ou encore s’en distanciant, troublant certains membres plus conservateur et plus faibles, les éloignant même de la communauté (un exemple intéressant est celui de la consommation de viande de boucherie qu’on avait auparavant offerte aux idoles : voir le débat dans Paul, pasteur à Corinthe).
        • Chez Luc, le mouton est perdu (apollymi). Contrairement à Matthieu, on ne sent pas de perspective communautaire, i.e. il ne s’agit pas de chrétien qui se serait éloigné de la communauté. Un exemple typique de perdu est Zachée dont le récit se termine ainsi : Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver le perdu (to apolōlos) (Lc 19, 10). La perspective est beaucoup plus universelle, i.e. tous ceux que n’a pas encore rejoints la parole de Jésus et qui ne sont pas encore engagés dans une nouvelle orientation de vie.

      • D’autres différences
        • Chez Matthieu, le berger renvoie (aphiēmi) ses moutons, chez Luc il laisse aller ses moutons (kataleipō), mais les deux mots renvoient à la même idée d’abandonner le troupeau
        • Avec Matthieu le troupeau se trouve dans les montagnes, chez Luc dans le désert. Il est possible que la parabole originelle parlait de désert, typique du milieu palestinien, et Matthieu aurait remplacé désert par montagne pour refléter son milieu.
        • Alors que la parabole se termine chez Matthieu au moment où le berger trouve son mouton, elle connaît chez Luc un nouveau développement avec le geste du berger de mettre son mouton sur les épaules pour le retour à la maison, puis son geste d’inviter amis et voisins à se réjouir avec lui. Par le fait même, il change le sens de la parabole pour mettre l’accent sur la joie et la pertinence de la célébration. On ne peut s’empêcher de penser ici au Luc des Actes Apôtres lorsqu’il parle de la communauté à laquelle s’adjoignait chaque jour de nouveaux membres et qui se réunissaient pour célébrer dans la joie et l’unité.
        • Et c’est ainsi que les conclusions divergent. En fait, chez Matthieu on trouve deux conclusions : la première (le berger se réjouit pour ce mouton plus que pour les quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont pas égarés) découle logiquement de la parabole; la deuxième (il n’y a pas de vouloir, chez votre Père qui (est) dans (les) cieux, que soit perdu un de ces petits) est un prolongement de la réflexion pour rejoindre l’exhortation plus tôt de Jésus à ne pas scandaliser les petits. En faisant cela, il se trouve à faire écho à Ézéchiel 13, 11. La conclusion de Luc est plus cohérente en demeurant uniquement centrée sur la joie.

      • La source des deux paraboles
        • Quand Matthieu et Luc présentent des passages semblables, sinon identiques, les biblistes évoquent l’hypothèse de la source Q (Q pour Quelle en Allemand, i.e. source). Alors spontanément vient la question : quelle était la parabole originelle et comment Luc et Matthieu l’ont-ils modifié pour servir leur propos catéchétique? Bien sûr, tout cela n’est que pure conjecture, mais faire cet effort aide parfois à mieux comprendre le propos de chaque évangéliste.
        • Nous avons déjà noté certains thèmes et certaines préoccupations qui sont propres à chaque évangéliste, et qui colorent leur façon de réécrire la tradition qu’ils reçoivent : chez Matthieu, c’est la personne égarée, ce petit fragile au scandale; chez Luc, c’est la joie de la célébration dans la communauté des sauvés et l’importance de réorienter sa vie (la conversion). La difficulté concerne ce passage de Luc sur l’action du berger après avoir trouvé son mouton et la fête qui s’ensuit : est-ce Luc qui a ajouté cette section, ou est-ce Matthieu qui l’a retranchée de sa source par souci de concision? Comme cette section ne semble pas essentielle et apparaît plutôt comme un effort de Luc pour intégrer l’ensemble des paraboles du chap. 15 (il l’aurait ajouté également au récit de la drachme perdue), nous pensons qu’elle ne fait pas partie de la source Q.
        • On pourrait imaginer la parabole dans la source Q comme ceci :
          Qui d’entre vous, ayant cent moutons et ayant perdu l’un d’eux, n’abandonne-t-il pas les quatre-vingts-dix-neuf dans le désert et ne part-il pas vers le perdu jusqu’à ce qu’il l’ait trouvé? Amen, je vous dis, il se réjouit pour lui plus que pour les quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont pas perdus.

    2. Luc 15 et Luc 5

      La première chose à noter sur Luc 5 est qu’il reprend ici le récit de Marc 2, 16-17. Rappelons le contexte qui est le même que celui de Marc : Jésus appelle le douanier Lévi (Jacques, fils d’Alphée chez Marc) à devenir son disciple, et ce dernier organise une grande fête où sont invités des collègues douaniers et bien d’autres gens. Dans sa réécriture de Marc, Luc modifie de petites choses :

      • Alors que les Pharisiens et les scribes se contentent de poser une question aux disciples de Jésus chez Marc, ils « grommellent » chez Luc, ce qui rend leur attitude plus conflictuelle
      • Chez Marc la question porte sur le fait que Jésus mange avec les douaniers et les pécheurs, chez Luc sur le fait que Jésus mange et « boit » avec eux. Quand on parle de boire, il ne s’agit évidemment pas d’eau, mais de vin, ce qui accentue la fête
      • Chez Marc, ce sont les gens « capables » (hoi ischyontes) qui n’ont pas besoin de médecin, chez Luc ce sont des gens sains ou en santé (hoi hygiainontes), un mot que Luc utilise à quelques reprises.
      • Enfin, quand Jésus affirme qu’il est venu appeler les pécheurs chez Marc, Luc ajoute qu’il est venu les appeler « à la conversion », l’un des thèmes de son évangile. Mais quand on compare Luc 15 et Luc 5, on note des différences qui sont dus au fait qu’au chap. 5 Luc suit Marc : le Pharisiens et scribes adressent leur question aux disciples, et la réponse de Jésus porte directement sur la raison de son action auprès des pécheurs. Mais il reste que le chap. 15 et 5 répondent à la même question : pourquoi Jésus fait-il table commune avec les douaniers et les pécheurs? L’accent de la réponse est cependant différent : au chap. 5 Jésus se trouve à dire qu’il se rend auprès des pécheurs comme un médecin auprès d’un malade; au chap. 15 Jésus met l’accent sur l’importance de célébrer, et donc de boire et manger, devant l’importance du fait que le pécheur a quitté sa voie. Malgré tout, Luc trouve le moyen d’unir ces deux passages avec le thème de la conversion.

    3. Ézéchiel 33

      La seule raison d’évoquer ce passage du prophète Ézéchiel est qu’il présente la position de Dieu face au pécheur : Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se détourne de son chemin. En cela, il rejoint le thème de Luc sur la conversion, tout comme la conclusion de Matthieu sur le vouloir de Dieu de ne voir personne se perdre. Néanmoins le contraste est frappant : chez Ézéchiel on est loin de la manifestation d’amour qui va jusqu’à délaisser tout un troupeau pour s’occuper d’un seul être, et de faire une grande fête joyeuse tellement l’être retrouvé est cher. L’image de Dieu qui se dégage du récit de Luc est celui d’un amour fou pour chacun de nous.

  4. Intention de l'auteur en écrivant ce passage

    • Quand on essaie d’interpréter l’intention d’un évangéliste, il faut d’abord se placer à l’époque où la rédaction finale a eu lieu, et dans le contexte du milieu où il fut écrit, son premier auditoire. Pour l’évangile selon Luc, il y a un consensus chez les biblistes pour situer sa rédaction finale autour de l’an 80, et affirmer que son auditoire était constitué de gens de culture grecque, tout cela à partir des éléments de l’évangile lui-même. Personnellement, j’ai avancé l’hypothèse qu’il y a une probabilité que la rédaction finale ait eu lieu à Corinthe, là se trouvait une Église fondée par Paul (voir Où fut écrit l’évangile de Luc?). Ce qu’il importe de retenir est que nous sommes devant une communauté hétéroclite de culture grecque, dans un port de mer recevant la visite de gens d’un peu partout dans le monde. Diverses cultures et diverses religions s’y côtoyaient. Selon un procédé littéraire connu à l’époque, Luc dédie son livre à un nommé Théophile (voir 1, 1), qui pourrait être une personne fictive, car le nom signifie « ami de Dieu », et donc pourrait représenter le chrétien typique qui vient de se faire baptiser et a besoin de voir complétée la première catéchèse reçue.

    • Luc dispose d’un certain nombre de sources pour écrire sa version de l’évangile, et lui-même considère qu’il est un parmi d’autres à faire ce travail (beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et serviteurs de la Parole : 1, 1-2). Malheureusement, dans l’état actuel de la recherche biblique, on peut seulement affirmer que 1) Luc connaît l’évangile de Marc, puis 2) ce qu’on appelle la source Q (une source que connaît également Matthieu et qui semble surtout une collection de paroles de Jésus), 3) ainsi qu’une autre source que connaît également Jean (par exemple, le récit de pêche miraculeuse chez Lc 5 et Jean 21), et enfin 4) des sources qu’il semble seul connaître. La majorité des biblistes s’entendent pour dire que Luc ne connaît pas les évangiles de Matthieu et de Jean tels que nous les connaissons.

    • C’est dans ce contexte qu’il faut placer les paraboles sur ce qui a été perdu et retrouvé. De la source Q, il a cette parabole d’un berger avec 100 moutons qui en a perdu un et se met à sa recherche jusqu’à ce qu’il le trouve. Il est difficile d’imaginer le sens de cette parabole dans la source Q, mais on peut penser que la mention de la plus grande joie devant le fait de retrouver le mouton perdu que devant l’ensemble du troupeau voulait insister sur la valeur de se mettre à la recherche des gens avec qui la relation est coupée, et qui cadrait parfaitement avec l’action et la mission de Jésus (Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël : Mt 15, 24); ainsi, à l’origine, cette parabole justifiait l’action de Jésus. C’est cette parabole que Luc a en main.

    • Mais vers l’an 80, l’intérêt de Luc n’est pas de raconter ce qui s’est passé en l’an 30 (où pourrait se situer la mort/résurrection de Jésus), mais de parler à des gens comme Théophile du sens de la vie chrétienne. C’est ainsi qu’après avoir parlé des exigences du disciple et de son devoir d’être le sel de la terre, il introduit ici des paraboles sur le perdu-retrouvé dont certaines (comme le berger au 100 moutons) proviennent de la source Q, d’autres d’une source que lui seul connaît. Mais un écrivain ne se contente pas simplement de copier telle quelle sa source, il modifie cette source pour qu’elle soutienne son propos catéchétique, et surtout qu’elle lui permette de répondre à des questions qui se posent dans sa communauté. Peut-on avoir une idée des questions qui se posent dans la communauté de Luc? Une approche possible, c’est d’observer les points sur lesquels il semble insister. Notre analyse des paraboles sur le perdu/retrouvé nous as permis de découvrir ceci :

      • Luc réussit à intégrer la parabole du berger qui a perdu un mouton et celle de la femme qui a perdu une drachme par une scène de célébration à la maison avec amis et voisins qui a pour effet d’insister sur un thème précis
      • De la même façon, il réussit à faire de la célébration autour du perdu un enjeu majeur avec l’extension de la parabole du cadet retrouvé par la parabole du père et du fils aîné, car on y pose clairement la question : mais pourquoi fêter, et donc vivre la communion autour d’une table, avec un être qui a un parcours ignominieux?

      Ainsi, il est clair que la préoccupation de Luc est la communion autour d’une même table avec des gens dont le parcours est peu reluisant. On a qu’à penser à son histoire de Zachée, un douanier, chez qui Jésus va manger et qui se termine ainsi : Ce que voyant, tous grommelaient et disaient: "Il est allé loger chez un homme pécheur!" (19, 7). On peut émettre l’hypothèse que nous avons ici un écho d’une situation communautaire vers les années 75 – 80. Rappelons-nous. Le fait même que l’évangile se répande dans les milieux non-Juifs a posé problème. Il a fallu le concile de Jérusalem pour reconnaître que les non-Juifs n’avaient pas à se soumettre aux règles juives pour devenir chrétien (Actes 15, 1ss). Malgré cela, les tensions sont demeurées dans les célébrations eucharistiques, si bien que Paul doit dénoncer l’attitude de Pierre qui délaisse les célébrations en Galatie (la Turquie actuelle) où sont présents des non-Juifs, sous la pression des conservateurs (voir Galates 2, 12). Et que dire de Corinthe? C’est un nid de conflits où même la personne qui baptise devient une source de division (1 Corinthiens 1, 10-17). Alors on n’est pas surpris d’apprendre que les mêmes divisions apparaissent lors des célébrations eucharistiques qui sont en quelque sorte des repas partage (1 Corinthiens 11, 18ss), où les pauvres ont encore faim et les riches sont déjà ivres.

    • Dans un tel contexte, quelle est la signification du travail de Luc? Il a devant lui des paraboles qui proviennent sans doute de Jésus qui veulent justifier son action auprès des gens qu’on considère des pécheurs, i.e. qui dévient du comportement typique d’un bon Juif pieux; le sens originel des paraboles se trouvait sans doute à illustrer la phrase qu’on prête à Jésus : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël (Mt 15, 24) en insistant pour dire que cela correspondait au vouloir de Dieu : Il y a de la joie au ciel pour un seul perdu qui est retrouvé. Le premier geste de Luc est d’offrir un contexte à ces paraboles, et il le fait en introduisant un passage de Marc 2, 16-17 sur les Pharisiens et les scribes qui s’interrogent sur la raison pour laquelle Jésus s’ouvre aux pécheurs et aux douaniers et vit la communion de table avec eux. Mais aussitôt il modifie le texte de Marc en ajoutant « grommelaient » : la question est donc introduite dans un contexte où on est choqué de l’attitude de Jésus. On ne peut s’empêcher de faire le lien avec la communauté de Corinthe, ou toute communauté semblable, où on pouvait poser la question : n’est-ce pas une horreur de retrouver ensemble pêle-mêle des gens au parcours peu reluisant, provenant d’ethnies et de traditions religieuses si différentes? Qu’est devenue la communauté qu’on nommait communauté des saints? N’est-on pas en train de se rallier au plus petit dénominateur commun? En introduisant ce contexte, Luc se trouve aussitôt à changer l’équilibre des paraboles : il ne s’agit plus seulement de travailler auprès des gens perdus, mais également de vivre en communion avec eux à travers le partage d’une table commune.

    • Par la suite, Luc continue de modifier ses sources. La parabole du berger au 100 moutons reçoit une extension avec la scène à la maison où le berger invite amis et voisins à une grande célébration. Il fait la même chose avec la femme qui a perdu une drachme : le récit reçoit une extension avec la scène où elle invite amies et voisins à une grande célébration. Cette extension porte la marque de la plume de Luc. Le lien qu’il fait avec la communauté eucharistique est clair, et le message est également clair : tous, qui que vous soyez, vous revenez de loin, vous êtes des « convertis », et cette célébration ne fait que proclamer l’action amoureuse de Dieu pour chacun. L’ajout de la parabole du père et de son fils cadet, provenant d’une source que lui seul connaît, ne fait que consolider ce message avec l’image d’un père qui aime tant son fils qu’il le laisse libre de partir, mais se précipite à son cou lorsqu’il revient, et offre une immense fête pour célébrer sa « conversion », et le rétablissement des relations. Mais Luc ne pouvait oublier son point de départ où des gens grommellent. Aussi, comme une inclusion, il adjoint à la parabole du fils cadet celle du fils aîné (la parabole du fils cadet n’a pas besoin de celle du fils aîné pour être complète). Cette dernière provient-elle d’une source particulière? Est-elle du même milieu que celle du fils cadet? Difficile à dire. Quoi qu’il en soit, elle repose la question : pourquoi vivre la communion de table avec des gens au parcours peu reluisant? N’est-ce pas cautionner le péché? La réaction fils aîné reflète probablement celle qu’on trouvait dans certaines communautés chrétiennes de la part de vétérans, ceux qui s’y trouvaient depuis longtemps et qui avaient un parcours sans faute. Et cette réaction est naturelle et compréhensible : il est difficile de regarder en face les cheminements tordus, les erreurs d’une vie, les actions répréhensibles, les gestes stupides, les pratiques parfois barbares, sans même aller jusqu’au partage de l’intimité des gens qui en sont responsables. La réponse que nous offre Luc à travers cette parabole du fils ainé peut se résumer ainsi : entre dans ma perspective de père, tu as la chance de vivre dans mon intimité, tu es mon enfant et tu es aimé, à ton tour aime ton frère comme je l’aime; alors toi aussi tu célèbreras de le voir à la maison autour de la même table.

    • Peut-on résumer en une phrase l’intention de Luc? Dans le contexte des tensions dans une communauté bigarrée, il offre une réflexion sur ce qu’est être disciple de Jésus en reprenant des paraboles qui, à l’origine, devaient servir à justifier l’action de Jésus auprès des gens dévoyés, mais en lui donnant une tournure nouvelle, grâce au fait que, historiquement, Jésus semble avoir partagé la table avec ces dévoyés. C’est ainsi que ces paraboles viennent maintenant soutenir la valeur, l’importance et la signification profonde du partage eucharistique avec les dévoyés qui se sont convertis : elle est la célébration de l’oeuvre amoureuse de Dieu et reflet de sa joie, et de ce que signifie la communauté chrétienne, i.e. la communauté des gens morts qui ont trouvé la vie. Voilà ce que signifie être disciple de Jésus, et en s’ouvrant à cette dimension, il devient sel de la terre pour la transformer.

  5. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

    • « Les gens dévoyés ». Voici une définition large qui inclut tous les gens qui ne cadrent pas avec les attentes habituelles d’un certain monde : ces sont des gens liés à la prostitution, au crime organisé, ou encore de petits criminels et des voleurs, des profiteurs ou des braconniers, des gens qui ne respectent pas la loi, ou encore des marginaux de tout acabit. Pourquoi Jésus s’est tant intéressé à eux? Que cherchait-il? Et aujourd’hui, quel serait le sens de notre intérêt pour eux?

    • « Un berger qui a 100 moutons et qui en perd un ». C’est un symbole très fort. N’est-ce pas un peu fou de laisser derrière soi 99 moutons pour s’occuper d’un seul? En fait, il y a derrière ce geste un amour fou pour chaque individu. Cette image ne sert-elle pas à traduire ce que nous sommes devant Dieu? Et n’est-ce pas une interpellation pour nous dans nos rapports avec les autres?

    • « Réjouissez-vous avec moi ». Pourquoi une telle joie? Le rétablissement des relations, après qu’elles furent rompues, est une réussite sans précédent, un quasi miracle. La fête vient souligner l’importance et la valeur de ce qui vient de se produire. Elle souligne que c’est là le but et le terme de toute mission. Notre action est-elle ainsi enlignée?

    • La figure du père est tout à fait unique. D’une part, il cède à la demande du fils cadet de lui remettre immédiatement sa part d’héritage, alors qu’il connaît certainement l’immaturité de son enfant. D’autre part, il laisse exploser ses sentiments en se jetant au cou de son fils et en l’embrassant. Une société comme la nôtre aurait essayé de prendre les moyens pour éviter que le cadet fasse une gaffe, par exemple en refusant sa demande, et au retour il aurait fallu qu’il paye sa gaffe pour éviter qu’il ait le désir de recommencer. Mais si cette figure du père reflète Dieu, qu’est-ce que cela signifie? Ne dit-elle pas que Dieu est faible et impuissant devant notre liberté? Qu’il ne juge pas et ne condamne pas? Mais qu’il est un amoureux fou ne pouvant qu’attendre notre ouverture pour nous couvrir de baiser?

    • La figure du fils aîné est intéressante et reflète certainement une partie de nous. Profondément ancré en nous, il y un sens de ce qui est juste et équitable. Nous savons faire la différence entre quelqu’un qui travaille fort et acquiert un objet en le payant grâce à son travail, et un être nonchalant qui acquiert un objet en le volant. Il y a des choses qu’on mérite, et d’autres qu’on ne mérite pas. Sur ce plan, l’aîné a raison de dire qu’il mérite plus une fête que le cadet pour ce qu’il a accompli. Mais qu’essaie de dire la parabole? Si on se situe sur le plan de l’amour, la fête ne vient-elle pas proclamer que l’amour a atteint son but, celui de la relation rétablie? Ce n’est pas évident de passer du registre du mérite à celui de l’amour. Qu’est-ce qui pourrait nous aider?

  6. Suggestions provenant de ce que nous vivons actuellement

    • L’acte terroriste de Nice en juillet demeure frais à notre mémoire. C’est un événement incontournable pour qui veut réfléchir sur la vie contemporaine : 84 morts, incluant des enfants et des adolescents, écrasés sous les roues d’un camion fou engagé sur la promenade des Anglais. Le sentiment que plus rien n’est sûr s’est répandu. Comment réagir et dépasser la peur? Les paraboles de ce jour telles que racontées par Luc peuvent-elles apporter un éclairage?

    • Un candidat à l’élection américaine parle d’ériger un mur avec le Mexique. L’Europe de l’est parle d’ériger un mur pour repousser les immigrants. L’état d’Israël a déjà son mur. C’est une façon de voir l’immigrant ou le réfugié. Comment cela se compare-t-il avec l’évangile de ce jour?

    • Dans plusieurs pays, la tendance politique est de se replier devant les grands événements du monde. On est mal à l’aise devant tant de bouleversements, et spontanément on veut revenir en arrière, retourner au monde qui nous était familier et qui nous offrait la sécurité. Est-ce le choix qui nous fera mieux grandir comme peuple du monde? L’évangile de ce jour peut-il nous éclairer?

    • Ma fille est enceinte et doit normalement accoucher le mois prochain. Bien sûr, l’enfant est attendu dans la joie et l’amour. Mais en même temps, tant d’angoisses et de nuits sans sommeil attendent les parents. C’est cependant ce qu’ils ont voulu, et leur foi dans l’avenir est sans borne. Cette façon d’embrasser la vie ne rappelle-t-elle pas Jésus, surtout le Jésus de l’évangile de ce jour?

    • Montréal se prépare à célébrer le 375e anniversaire de sa fondation. Fêter fait partie de l’être humain : nous avons besoin de ces moments de joie, de temps gratuit, où tous nos sens sont rejoints. Ce que nous célébrons n’est-il pas révélateur de qui nous sommes? Comment l’évangile de ce jour peut-il apporter un éclairage nouveau?

 

-André Gilbert, Gatineau, septembre 2016