1 Corinthiens 8, 1-13 comme reflet de la pratique pastorale de saint Paul


Le texte qui suit constitue un travail de recherche complété à l’Institut Catholique de Paris en 1982 pour l’obtention du Diplôme supérieur d’étude biblique. Il vise à découvrir, à travers l’action de saint Paul face aux communautés qu’il a fondé, les traits d’un véritable pasteur. La première lettre adressée aux Corinthiens nous donne l’occasion de bien analyser le pasteur qu’il est, car il doit gérer une série de problèmes qui se posent dans la communauté. Celui qui nous analysons ici est celui des viandes offertes aux idoles : tout comme on le voit un peu aujourd’hui avec la viande kasher ou halal, la boucherie et certains banquets revêtaient à l’époque un caractère sacré, une forme de communion aux divinités de la cité, d’où la question morale pour un chrétien d’y participer ou non. Quand Paul écrit sa réponse, nous sommes vers l’an 55 de notre ère.


Sommaire

On soumet à Paul une question concernant la participation des chrétiens à des banquets festifs où on consommait de la viande provenant de l’abattage d’animaux dans le cadre de rites sacrés païens. Plusieurs chrétiens issus du milieu hellénistique n’y voyaient aucun problème, puisque la connaissance apportée par la foi révélée en Jésus Christ leur montrait que les idoles, auxquelles avaient été offertes ces viandes, n’existaient pas. De plus, la participation à ces repas festifs lors de mariage ou de funérailles ou de célébration d’événements spéciaux était un geste social important.

Paul leur répondra en opposant connaissance et amour, d’abord sur le plan de la relation aux autres. Leur nouveau savoir sur le fait que les idoles n’existent pas les a enfermé dans une bulle abstraite qui les empêche de se rendre compte que d’autres membres de la communauté ont une conscience beaucoup plus fragile qu’eux, et que ceux-ci, en retournant dans leurs vieilles habitudes autour de ces repas sacrés qui donnaient parfois lieu à des séances de débauche, revivent leurs anciens liens et ils quittent alors la communauté chrétienne. Paul oppose également connaissance et amour dans les rapports avec Dieu. Ce n’est pas la connaissance qui définit le véritable rapport avec Dieu, mais l’amour : car celui qui aime témoigne de l’action de Dieu en lui. Et c’est cet amour qu’est venue révéler l’action salvifique du Christ qui rejoint tout être humain là où il est, y compris dans sa situation de faiblesse. La réponse de Paul à la question posée est claire : il vaut mieux s’abstenir de ces repas si cela doit occasionner la rechute de frères dans leur passé païen.

Une analyse serrée de la réponse de Paul à la communauté de Corinthe nous amène à dégager cinq traits d’un véritable pasteur :

  • En véritable pasteur, Paul a perçu la dimension concrète et historique du problème, et donc de son impact sur les gens;
  • En véritable pasteur, il se préoccupait de ce qui pouvait construire ou détruire la communauté;
  • En véritable pasteur, il a cherché les occasions d’enseigner et de compléter la catéchèse;
  • En véritable pasteur, il a centré son action et sa parole sur ce qui est au coeur de l’Évangile, celle d’une bonne nouvelle d’un salut offert gratuitement et qui rejoint les gens dans la situation qui est la leur;
  • En véritable pasteur, il ne s’est pas contenté pas de parler, mais a proposé sa propre vie comme modèle.


Acrobat ReaderVersion imprimable en format PDF.

 

Bible de Jérusalem Texte grec (Nestle-Aland) Translittération
1 Pour ce qui est des viandes immolées aux idoles, nous avons tous la science, c’est entendu. Mais la science enfle; c’est la charité qui édifie. 1 Περὶ δὲ τῶν εἰδωλοθύτων, οἴδαμεν ὅτι πάντες γνῶσιν ἔχομεν. ἡγνῶσις φυσιοῖ, ἡ δὲ ἀγάπη οἰκοδομεῖ• 1 Peri de tōn eidōlothytōn, oidamen hoti pantes gnōsin echomen. hē gnōsis physioi, hē de agapē oikodomei
2 Si quelqu’un s’imagine connaître quelque chose, il ne connaît pas encore comme il faut connaître; 2 τις δοκεῖ ἐγνωκέναι τι, οὔπω ἔγνω καθὼς δεῖ γνῶναι• 2 ei tis dokei egnōkenai ti, oupō egnō kathōs dei gnōnai
3 mais si quelqu’un aime Dieu, celui-là est connu de lui. 3 εἰ δέ τις ἀγαπᾷ τὸν θεόν, οὗτος ἔγνωσται ὑπʼ αὐτοῦ. 3 ei de tis agapa ton theon, houtos egnōstai hyp’ autou.
4 Donc, pour ce qui est de manger des viandes immolées aux idoles, nous savons qu’une idole n’est rien dans le monde et qu’il n’est de Dieu que le Dieu unique. 4 Περὶ τῆς βρώσεως οὖν τῶν εἰδωλοθύτων, οἴδαμεν ὅτι οὐδὲν εἴδωλον ἐν κόσμῳ καὶ ὅτι οὐδεὶς θεὸς εἰ μὴ εἷς. 4 Peri tēs brōseōs oun tōn eidōlothytōn, oidamen hoti ouden eidōlon en kosmō kai hoti oudeis theos ei mē heis.
5 Car, bien qu’il y ait, soit au ciel, soit sur la terre, de prétendus dieux - et de fait il y a quantité de dieux et quantité de seigneurs --, 5 καὶ γὰρ εἴπερ εἰσὶν λεγόμενοι θεοὶ εἴτε ἐν οὐρανῷ εἴτε ἐπὶ γῆς, ὥσπερ εἰσὶν θεοὶ πολλοὶ καὶ κύριοι πολλοί, 5 kai gar eiper eisin legomenoi theoi eite en ouranō eite epi gēs, hōsper eisin theoi polloi kai kyrioi polloi,
6 pour nous en tout cas, il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et pour qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus Christ, par qui tout existe et par qui nous sommes. 6 ἀλλʼ ἡμῖν εἷς θεὸς ὁ πατὴρ ἐξ οὗ τὰ πάντα καὶ ἡμεῖς εἰς αὐτόν, καὶ εἷς κύριος Ἰησοῦς Χριστὸς διʼ οὗ τὰ πάντα καὶ ἡμεῖς διʼ αὐτοῦ. 6 all’ hēmin heis theos ho patēr ex hou ta panta kai hēmeis eis auton, kai heis kyrios Iēsous Christos di’ hou ta panta kai hēmeis di’ autou.
7 Mais tous n’ont pas la science. Certains, par suite de leur fréquentation encore récente des idoles, mangent les viandes immolées comme telles, et leur conscience, qui est faible, s’en trouve souillée. 7 Ἀλλʼ οὐκ ἐν πᾶσιν ἡ γνῶσις• τινὲς δὲ τῇ συνηθείᾳ ἕως ἄρτι τοῦ εἰδώλου ὡς εἰδωλόθυτον ἐσθίουσιν, καὶ ἡ συνείδησις αὐτῶν ἀσθενὴς οὖσα μολύνεται. 7 All’ ouk en pasin hē gnōsis. tines de tē synētheia heōs arti tou eidōlou hōs eidōlothyton esthiousin, kai hē syneidēsis autōn asthenēs ousa molynetai.
8 Ce n’est pas un aliment, certes, qui nous rapprochera de Dieu. Si nous n’en mangeons pas, nous n’avons rien de moins; et si nous en mangeons, nous n’avons rien de plus. 8 βρῶμα δὲ ἡμᾶς οὐ παραστήσει τῷ θεῷ• οὔτε ἐὰν μὴ φάγωμεν ὑστερούμεθα, οὔτε ἐὰν φάγωμεν περισσεύομεν. 8 brōma de hēmas ou parastēsei tō theō. oute ean mē phagōmen hysteroumetha, oute ean phagōmen perisseuomen.
9 Mais prenez garde que cette liberté dont vous usez ne devienne pour les faibles occasions de chute. 9 βλέπετε δὲ μή πως ἡ ἐξουσία ὑμῶν αὕτη πρόσκομμα γένηται τοῖς ἀσθενέσιν. 9 blepete de mē pōs hē exousia hymōn hautē proskomma genētai tois asthenesin.
10 Si en effet quelqu’un te voit, toi qui as la science, attablé dans un temple d’idoles, sa conscience à lui qui est faible ne va-t-elle pas se croire autorisée à manger des viandes immolées aux idoles? 10 ἐὰν γάρ τις ἴδῃ σὲ τὸν ἔχοντα γνῶσιν ἐν εἰδωλείῳ κατακείμενον, οὐχὶ ἡ συνείδησις αὐτοῦ ἀσθενοῦς ὄντος οἰκοδομηθήσεται εἰς τὸ τὰ εἰδωλόθυτα ἐσθίειν; 10 ean gar tis idē se ton echonta gnōsin en eidōleiō katakeimenon, ouchi hē syneidēsis autou asthenous ontos oikodomēthēsetai eis to ta eidōlothyta esthiein?
11 Et ta science alors va faire périr le faible, ce frère pour qui le Christ est mort! 11 ἀπόλλυται γὰρ ὁ ἀσθενῶν ἐν τῇ σῇ γνώσει, ὁ ἀδελφὸς διʼ ὃν Χριστὸς ἀπέθανεν. 11 apollytai gar ho asthenōn en tē sē gnōsei, ho adelphos di’ hon Christos apethanen.
12 En péchant ainsi contre vos frères, en blessant leur conscience, qui est faible, c’est contre le Christ que vous péchez. 12 οὕτως δὲ ἁμαρτάνοντες εἰς τοὺς ἀδελφοὺς καὶ τύπτοντες αὐτῶν τὴν συνείδησιν ἀσθενοῦσαν εἰς Χριστὸν ἁμαρτάνετε. 12 houtōs de hamartanontes eis tous adelphous kai typtontes autōn tēn syneidēsin asthenousan eis Christon hamartanete.
13 C’est pourquoi, si un aliment doit causer la chute de mon frère, je me passerai de viande à tout jamais, afin de ne pas causer la chute de mon frère. 13 διόπερ εἰ βρῶμα σκανδαλίζει τὸν ἀδελφόν μου, οὐ μὴ φάγω κρέα εἰς τὸν αἰῶνα, ἵνα μὴ τὸν ἀδελφόν μου σκανδαλίσω. 13 dioper ei brōma skandalizei ton adelphon mou, ou mē phagō krea eis ton aiōna, hina mē ton adelphon mou skandalisō.

 

Table des matières

Introduction
1.0 Analyse du texte
1.1 Le contexte et la structure
1.11 Le contexte
1.12 La structure
1.2 Le problème des idolothytes
1.3 Les Forts
1.4 Les Faibles
1.5 La réponse de Paul
2.0 Les traits de la pratique pastorale de Paul
2.1 L’homme attentif à la dimension concrète et historique de l’existence
2.2 L’homme de la communauté
2.3 L’homme de l’enseignement
2.4 L’homme centré sur l’enjeu qu’est le salut et la vérité de l’Évangile
2.5 L’homme qui se propose comme modèle
Conclusion
Bibliographie

Introduction

Lorsqu’on étudie saint Paul, plusieurs pistes peuvent se présenter. Certaines d’entre elles nous orientent vers Paul le théologien, car elles tentent de systématiser ce qu’il a dit sur le Christ, l’Église, le salut, la vie chrétienne. Il en existe pourtant d’autres qui nous conduisent cette fois vers Paul le pasteur, le fondateur de communautés qui a dû par la suite veiller comme un père à leur consolidation et à leur édification, à qui on s’est adressé pour résoudre un certain nombre de problèmes. Ce sont ces dernières pistes qui nous ont intéressés.

Pour approfondir le visage pastoral de Paul, on ne peut recourir avec un égal bonheur aux différentes épîtres. Par exemple, si l’épître aux Romains offre une synthèse magistrale de la théologie paulinienne, elle déçoit cependant celui qui chercherait à travers elle les traits d’une communauté, sa situation, ses problèmes; Paul n’avait sans doute qu’une connaissance assez sommaire des chrétiens de Rome au moment d’envoyer sa lettre. En revanche, les épîtres adressées aux Corinthiens sont nées de cette interaction vive et dynamique entre Paul et cette communauté qu’il avait lui-même fondée (Ac 18, 1-18). La situation de l’Église, les traits de ses membres, ses problèmes transparaissent à travers les coups de plume de l’apôtre. Nous pouvons alors observer le pasteur à l’oeuvre.

Dans ses lettres aux Corinthiens Paul affronte les problèmes concrets concernant la vie de la communauté. Il doit alors non seulement faire preuve d’un bon jugement pratique, mais également rappeler les valeurs fondamentales de la vie chrétienne. Dans cette première lettre aux Corinthiens1 Paul est aux prises avec plusieurs problèmes que lui soumettent les Corinthiens eux-mêmes (7, 1.25; 8, 1; 12, 1). Nous avons choisi la question des idolothytes parce qu’elle ne se pose plus aujourd’hui; elle permet donc une analyse sereine et posée, exempte de prise de position a priori comme pourrait l’être la question du mariage (chap. 7); elle permet entre autre une présentation des traits toujours actuels du pasteur. Comme l’écrit J. Murphy-O’Connor, "The specific problem is no longer of ours, yet the principles that Paul develops remain relevant to critical areas of our Christian lives"2.

Notre projet est donc de dégager à travers cette question des idolothytes quelques traits de Paul comme pasteur. La démarche s’articule de manière assez simple en deux temps. Il nous faut d’abord regarder le texte de près pour repérer son contexte et sa structure, situer le problème, faire le portrait des protagonistes et saisir la "pointe" de la réponse de Paul. Par la suite, nous pourrons esquisser un certain nombre de facettes de cette intervention pastorale qui seront en fait autant de qualités que l’on veut retrouver encore aujourd’hui chez le pasteur.

Notons enfin que la bibliographie concernant l’analyse exégétique de 1 Co 8, 1-13 est assez abondante. Quand on relève d’abord les articles traitant soit des v. 1-13, soit de l’ensemble constitué par les chap. 8-10, on constate que les exégètes se sont intéressés d’une manière particulière à cette question au cours de ces dernières années. En effet, si le travail de Max Rauer date de 1923, il faut attendre les années ’60, et plus particulièrement 1965, pour voir apparaître régulièrement des études consacrées à ce sujet. Depuis 1975 seulement, la bibliographie s’est enrichie d’une douzaine d’articles. Du côté des commentaires on connaît les ouvrages classiques de Lietzmann, Weiss, Allo. Mais l’année 1965 semble marquer un regain d’intérêt pour la première épître aux Corinthiens avec la parution de plusieurs commentaires ou travaux (Godet, Hurd, Thrall, Grosheide), auxquels feront suite ceux de Barrett et Conzelmann (1968), De Boor (1973), Orr-Walther (1976), et tout récemment Senft (1979).

1.0 Analyse du texte

1.1 Le contexte et la structure

1.11 Le contexte

La délimitation du contexte général ne pose pas beaucoup de difficultés. Paul répond aux diverses questions d’une lettre que lui ont adressée les Corinthiens, et le problème des idolothytes, annoncé au tout début du chap. 8, reçoit une conclusion finale par l’exhortation du v. 1 au chap. 11. Avec 11, 2 est amorcé le thème du repas chrétien.

Cependant les difficultés apparaissent quand on regarde de près certains éléments de l’ensemble que nous venons de délimiter. Quel rôle joue exactement le chap. 9, 1-10 (Paul insiste sur ses droits auxquels il a renoncé) dans ce bloc thématique? Comment concilier l’homélie du chap. 10, 1-13 ainsi que son application pratique aux v. 14-22 (fuyez l’idolâtrie) avec 8, 1-13 qu’elles semblent contredire? Que vient ajouter au thème des idolothytes l’invitation de 9, 24-27 à la discipline personnelle? Le problème de l’unité littéraire est donc posé.

Nous ne voulons cependant pas débattre cette question. Notre intérêt se limite à vérifier si le texte que nous voulons analyser peut recevoir un éclairage vraiment différent selon les positions que l’on adopte dans la question de l’unité littéraire.

Weiss, Schmithals, Goguel, Dinkler, Héring et Senft affirment que 8, 1-13 et 10, 1-22 ne faisaient pas partie à l’origine d’une même lettre3. De même, selon eux 9, 24-27 renverraient à une autre lettre que celle contenant 8, 1-13. Ainsi donc, l’ensemble 9, 24 - 10, 22 se voit exclu du contexte de 8, 1-13. Par contre, et cela n’est pas une surprise, tous unissent sans difficulté 8, 1-13 et 10, 23 - 11, 1. Enfin, selon tous ces exégètes, à l’exception de Héring, le passage 9, 24 à 10, 22 aurait appartenu à une lettre antérieure à celle où l’on trouve 8, 1-13: la prise de position sévère aurait précédé celle où Paul se montre plus conciliant. Comment expliquer ce revirement? Selon Senft par exemple4, Paul aurait d’abord été informé du conflit selon le point de vue des Faibles que les Forts heurtaient par leur conduite, et quelque temps après il aurait reçut le point de vue des Forts. Devant cette hypothèse nous formulons deux difficultés. En premier lieu, si le point de vue de 10, 14-22 représente celui des Faibles, comment comprendre que Paul admette déjà à ce moment le fait que les idoles ne sont rien (10, 19), ce qui sera repris comme point de vue des Forts (8, 4)? En second lieu? Paul refuse en 8, 1-13 l’une des prétentions des Forts, celle d’influencer le Faible (v. 10), en limitant beaucoup sa participation aux repas sacrés: il ne dit oui qu’aux invitations privées (10, 27) et aux repas pris hors de la vue des Faibles (8, 9; 10, 28).

La grande limite des diverses hypothèses tentant d’expliquer certains heurts de la première aux Corinthiens est de manquer de données convaincantes, et donc d’être incapables de franchir l’étape de la pure conjecture. De plus, ces hypothèses n’apportent pas d’éclairage déterminant sur le mouvement de la pensée paulinienne, en tous cas pas plus que le fait certain d’une composition s’étendant sur une certaine période de temps. « The existing breaks, écrit Conzelmann, can be explained from the circumstances of its composition »5. De même Barrett, après avoir pris connaissance des reconstructions très différentes de Héring et Weiss, conclut non sans une pointe d’humour: « The fact that each reconstruction makes good sense is an argument against both, for they cannot both be right, and the sense that one makes, and quite possibly the sense that both make, must be due to the scholar making the reconstruction »6. Comment comprendre alors les solutions différentes proposées par 8, 1-13 et 10, 14-22? E.-B. Allo n’y voit pas de contradiction mais au contraire admire chez Paul sa « stratégie habile et pleine de charité par laquelle il a préparé les Corinthiens à entendre ses décisions »7; la force de ses arguments irait « crescendo, à mesure qu’il a préparé les esprits à pénétrer au fond des choses »8. Pour Barrett 10, 14-22 serait une reprise de la question des idolothytes, mais avec la lumière neuve fournie par ses digressions sur la nature de l’évangile pour lequel il a renoncé à ses droits (chap. 9) et sur la folie de ceux qui se croient préservés du péché et du jugement par les sacrements9 : la particule dioper (10, 14) affirme ce lien. Conzelmann se voit forcé de noter un changement de perspective: dans le premier cas il s’agirait du comportement social qu’est l’acte de manger des idolothytes, dans l’autre de "nourriture". L’accent de 8, 1-13 porterait non pas sur la nourriture qui possède en soi un caractère neutre, mais sur l’acte de manger, i.e. sur ce qu’il exprime et l’impact qu’il produit sur les autres, tandis que 10, 14-22 abandonne la perspective des autres pour se concentrer sur la nourriture en tant qu’elle est communion avec les démons. Dans le premier cas la question demeure ouverte et on est renvoyé à une décision personnelle, dans le second, la question est liée au culte des idoles et ne se pose plus10. Pour notre part, il nous semble essentiel de reconnaître un changement de perspective. Au chap. 8 Paul adopte une approche plus particulièrement pastorale et met à l’avant le souci des Faibles dans la communauté ainsi que les conséquences sur eux de la manière d’agir des Forts, tandis que cette perspective disparaît au chap. 10 et Paul ne considère plus que le Fort et son appartenance au Christ. Il ne peut pas tout dire en même temps. C’est l’homme qui réfléchit et aborde différents aspects de la réalité11. Que l’on songe par exemple que la question de la débauche a été abordée au chap. 6, v. 12-20, alors qu’elle était probablement liée a celle de la participation aux fêtes païennes et des idolothytes12. Ainsi donc 8, 1-13 et 10, 14-22 appartiennent à deux contextes différents tant en ce qui concerne la communauté qu’en ce qui concerne l’aspect de la fête païenne visée.

1.12 La structure

Une lettre ne constitue pas un traité systématique et n’implique pas nécessairement un développement logique et rigoureux. Néanmoins, mettre en lumière une certaine structure peut avoir une valeur euristique et aider à visualiser les étapes de l’argumentation. Voici ce que nous proposons.

Introduction: la question des idolothytes (1a)

A-   1/ LE FAIT de la connaissance (1b)
                 à quoi Paul oppose l’amour
                 sur le plan des conséquences humaines (1c)
      2/ LE FAIT de la connaissance
                 à quoi Paul oppose l’amour
                 sur le plan des rapports avec Dieu (2-3)

B-   LE CONTENU de cette connaissance:
                 -le monothéisme et ses conséquences
                 affirmés par les Corinthiens et qu’entérine Paul (4)

                 -une première nuance apportée par Paul sur les idoles:
                 pour certains il y a plusieurs dieux et seigneurs (5)

                 -une deuxième nuance de Paul sur Dieu:
                 proclamation baptismale évoquant l’histoire du salut (6)

C- L’existence du Faible chez qui on ne retrouve pas cette connaissance et les conséquences pour sa conscience

D- Les conséquences devant Dieu
                 1/ L’argument des Forts: rien à craindre du jugement de Dieu (8)

                 2/ Mise en garde de Paul aux Forts
                      a/ La possibilité du scandale (9)
                      b/ Explicitation (10)
                      c/ Conséquences chez le Faible: il périt (11)
                      d/ Conséquences chez le Fort: il pèche (12)

Conclusion: Paul propose sa propre attitude: devant les conséquences possibles il préfère s’abstenir de viande.

Ce schéma appelle quelques commentaires. Pour les six premiers versets nous avons repris une distinction proposée par G.D. Fee entre le fait et le contenu de la connaissance13. Car aux v. 1b-3 Paul parle de la connaissance à quoi il oppose l’amour sans expliciter le contenu qui ne sera révélé qu’aux v.4-6. Les v. 1b-3 sont polarisés autour de deux mots-clés: connaissance et amour. Paul montre la supériorité de l’amour à la fois dans la relation aux autres, car elle édifie, et dans la relation à Dieu, car elle est le signe de l’initiative bienveillante de Dieu.

Aux v. 4-6 nous avons distingué trois moments. Tout d’abord Paul reprend au v. 4 une affirmation des Corinthiens14. Ensuite il introduit une première nuance concernant la première partie de l’affirmation, les idoles, puis une deuxième nuance concernant la deuxième partie de l’affirmation, Dieu. On a montré avec suffisamment de clarté que la perspective est sotériologique et fonctionnelle, et donc corrige selon nous la perspective hors de l’histoire du v.415.

Le v. 7 introduit une nouvelle donnée, l’existence des Faibles dans la communauté. Tous les commentateurs ont souligné que Paul attaque ici l’argument des Corinthiens exprimé au v. 1b (1b oidamen hoti pantes gnōsis echomen, 7 All’ ouk en pasin hē gnōsis).

Nous croyons que s’amorce avec le v. 8 un nouveau développement. Car les v. 8-12 nous semblent commandés par la question des conséquences devant Dieu: cet ensemble commence avec brōma de hēmas ou parastēsei tō Theō et se termine avec eis Christon hamartanate (v.12). Nous traduisons parastēsei par "comparaître"16. De plus, nous optons pour une origine corinthienne de l’argument constitué par ce v. 817. J. Murphy-O’Connor représente l’un des plus récents défenseurs de cette option. Nous ne voulons pas répéter les arguments traditionnels18, mais insister premièrement sur le fait qu’on peut difficilement attribuer à Paul l’intention de convaincre les Forts de l’indifférence de la nourriture dans la relation à Dieu (« ce n’est pas un aliment qui nous rapprochera de Dieu », selon la traduction de la TOB), car les Corinthiens sont eux-mêmes les plus convaincus (cf. 1 Co 6, 13). Au contraire, Paul entend prendre le contre-pied de cette indifférence en montrant au v. 12 qu’elle peut faire périr et conduire au péché. En second lieu, l’insistance chez Paul sur l’indifférence à la nourriture présupposerait que les Forts attendaient quelque bénéfice spirituel de cette participation au repas païen, ce qui est tout à fait invraisemblable, puisqu’ils affirment que les idoles ne sont rien. Ainsi, nous constatons sur le plan structural que le v. 8 introduit une perspective centrée sur la relation à Dieu et exprimée par la question du jugement, perspective qui sera poursuivie ensuite avec le danger d’une chute (proskoma) pour le Faible. Dans ce cas le Fort affirmerait que la participation au repas païen ne le condamne pas, et ne met donc pas en jeu sa relation à Dieu (v. 8). Paul au contraire attirerait l’attention sur le Faible qui, lui, risque de périr, et donc d’être coupé de Dieu; par là même le Fort pèche, met en cause sa relation à Dieu. Dès lors, tout comme le v. 7 était une objection au v. 1b, ainsi les v. 9ss (blepete de) seraient une objection au v. 8 (brōma de hēmas ou parastēsei).

1.2 Le problème des idolothytes

Le terme "idolothyte" était surtout utilisé dans les milieux juifs, puisque les païens parlaient de hierothyton. De quoi s’agit-il? L’abattage d’animaux revêtait souvent dans l’antiquité un caractère religieux. Une partie de la viande était consumée par le feu, et l’autre partie revenait aux participants de la fête19. Ces festins pouvaient avoir lieu dans les dépendances du temple20. Ce qui restait était vendu au marché. G. Theissen, après avoir montré la rareté de la viande et son caractère de festivité, répertorie les diverses occasions qui se présentaient pour manger ainsi de la viande21. Il y avait d’abord les occasions extraordinaires comme la célébration d’une victoire, des funérailles, ou d’un mariage à laquelle tous les citoyens pouvaient participer. Il existait ensuite des repas sacrificiels institués certains jours de l’année et auxquels pouvaient prendre part tantôt un cercle restreint de gens, tantôt tous les citoyens ou habitants d’une ville. Il y avait aussi les grandes fêtes religieuses qui rassemblaient tous les citoyens. Notons enfin les repas offerts au sein d’une corporation de marchands ou d’artisans, d’une confrérie ou encore lors d’une invitation personnelle22. Ainsi les occasions de prendre part à de tels repas devaient se présenter régulièrement, au point que tout abattage d’animaux en vint à être considéré, à certaines exceptions près, comme un sacrifice23.

C.K. Barrett met en valeur un autre aspect de ces repas, celui de son lien traditionnel avec la débauche. Analysant les textes tirés de l’Apocalypse (2, 6.14.16.20. 24; 9, 20ss), de Jude (7) et de la deuxième lettre de Pierre (2, 6ss), il conclut: « If for the moment we set aside the Pauline material, it appears that the eating of eidōlothyta reprobated in the strongest possible terms, and that it was coupled with fornication »24. Cette attitude sévère a persisté dans l’Église primitive pendant plusieurs siècles, comme on le voit reflété dans la Didachè (6, 3), chez Justin (Tryphon 34), dans les pseudoclémentines (1, 6; 3,1 ). Au 4o siècle s. Augustin doit rejeter le rapprochement fait par les manichéens entre les repas chrétiens offerts au profit des pauvres, des déshérités et des veuves avec les sacrifices païens. « Il faut reconnaître, écrit A.-G. Hamman, que les repas religieux avaient mauvaise réputation, parce qu’ils dégénéraient souvent en beuveries et en orgies »25. Nous croyons qu’il ne devait pas en être autrement à Corinthe. Un indice nous est fourni sur la question de la débauche au chap. 6, 12-2026. De même l’homélie du chap. 10 nous montre un Paul associant Ex. 32, 6 et Nb 25, 9, l’idolâtrie et la débauche (10, 7-8).

Quelle signification pouvait prendre la participation des chrétiens à ces repas païens? Qu’est-ce qui les attirait dans ces temples d’idoles? Certains exégètes comme Allo27 ont souligné le besoin des Forts de se pavaner devant leurs frères, d’afficher orgueilleusement la liberté et l’autorité conférées par leur science; ils iraient donc au temple par esprit de bravade. De fait, Paul reproche souvent aux Corinthiens d’être enflés d’orgueil (4, 6.18.19; 5, 2; 8, 1; 13, 4), comme dans le cas d’une inconduite notoire mentionnée au chap. 5. De plus, il est probable que le terme "édifier" du v. 10 ait été repris de la lettre des Corinthiens: ceux-ci auraient voulu faire accéder les Faibles à leur science et à leur liberté28. Mais il nous semble qu’une autre motivation peut-être plus forte encore a pu jouer: la signification sociale qu’avaient ces banquets païens. « Familien, Vereine und Städte, écrit Theissen, fanden sich hier zusammen und stellten ihre Zusammengehörigkeit" »29. On mesure ainsi l’importance pour un citoyen de participer à ces fêtes pour se retrouver en famille et entre amis, pour exprimer son appartenance et son identité, pour nourrir sa vie sociale et assurer même son avancement30. Une présence à ces fêtes populaires n’était-elle pas réclamée avec une insistance particulière chez les notables? Certains de ceux-ci étaient chrétiens, comme Chrispus, Caius ou Héraste. « Mit ihnen, écrit encore Theissen, war das Problem des Verhëltnisses der Christen zur antiken Gesellschaft aufgeworfen »31.

Que la question elle-même soit posée peut étonner. Car n’a-t-elle pas reçu une réponse à l’assemblée de Jérusalem (48/49) qui demandait aux frères d’origine païenne de s’abstenir des viandes des sacrifices païens, de l’immoralité, du sang, des animaux étouffés (Ac 15, 29)? Selon Murphy-O’Connor Paul aurait délibérément ignoré ce décret, de la même façon dont il a usé d’une certaine liberté face à quelques préceptes de Jésus comme celui de vivre de l’évangile (1 Co 9, 14) ou de ne pas séparer la femme de son mari (1 Co 7, 10-11)32. Si les décisions de l’assemblée de Jérusalem, qui visaient à donner le statut de peuple associé aux helléno-chrétiens (Ac 15, 14), sont bien en place dans le contexte historique décrit par les Actes des Apôtres33, il s’ensuit que Paul a pris l’initiative de militer en faveur d’une autre solution face au problème des païens convertis au christianisme; cette solution fait également appartenir ceux-ci au peuple de la promesse, reflétée par Ep 2, 19 (Vous n’êtes plus des étrangers, ni des émigrés, vous êtes concitoyens des saints), et dès lors les règles du Lévitique (chap. 17-19) dont se faisaient l’écho des décisions de l’assemblée de Jérusalem n’avaient plus cours et Paul devait trouver d’autres bases pour trancher la question des idolothytes. Au reste, l’évangélisation des incirconcis n’avait-elle pas été confiée à Paul? Cependant la solution proposée par l’assemblée de Jérusalem devait s’imposer au 1ier et 2o siècle de l’Église et prendre un caractère moral34.

1.3 Les Forts

Qui sont ces Forts de Corinthe?35 Sont-ils des helléno-chrétiens ou des judéo-chrétiens? Se rattachent-ils à la pensée philosophique grecque populaire, tel le stoïcisme, ou plutôt au judaïsme hellénistique tel qu’exprimé par Philo d’Alexandrie? Nous les connaissons à travers ce que nous en dit Paul. Dans le texte que nous étudions, il ressort clairement qu’ils privilégient la connaissance (gnōsis) (8, 1.2.4.7.10.11) et que cette connaissance leur confère une liberté (exousia) (8, 9). Considérons tour à tour ces deux réalités.

Comment expliquer cette place centrale donnée à la connaissance et à la connaissance de Dieu à Corinthe? On sait l’impact qu’a connu Bultmann en rattachant le vocabulaire corinthien au mysticisme hellénistique et en développant sa théorie sur le mouvement gnostique. On doit aujourd’hui beaucoup nuancer cette position et même apporter des rectificatifs. J. Dupont nous présente dans son ouvrage Gnosis une analyse sérieuse et approfondie de la question36. Son étude le conduit à conclure que le terme gnosis n’a pas dans le stoïcisme de relief particulier, qu’il est utilisé concurremment avec d’autres termes pour désigner la « science à laquelle tend la philosophie; la connaissance de Dieu ne constitue qu’une part de cette science et s’enracine dans une démarche rationnelle et intellectuelle »37. Pour obtenir une explication de l’importance de la notion de gnose dans l’Église de Corinthe ainsi que de sa portée religieuse, il faut se tourner vers le judaïsme alexandrin, car « c’est là qu’apparaît dans le paganisme l’idéal religieux d’une connaissance de Dieu obtenue par révélation »38. Dupont s’emploie à montrer que Philon utilise ce mot en s’inspirant de l’Écriture (Quod det., 142ss; cf. Nb 20, 17 et Dt 28, 14; Leg. all. 3, 126; cf. Ex 28, 26; De fuga et inv. 164-165; cf. Ex 33, 13-23)39. Quant au Livre de la Sagesse, même s’il s’approprie quantité de thèmes stoïciens, il le fait en dépendance de la tradition juive40. Enfin, la gnose corinthienne apparaît orientée vers des applications pratiques; elle est connaissance de la manière sur laquelle il faut agir, et par là s’harmonise mieux avec la gnose juive41. Bultmann avait auparavant remarqué que le terme gnosis avait dans l’Ancien Testament une signification avant tout religieuse et désignait une connaissance révélée au sage ou au juste; il traduit alors souvent l’hébreu dahat 42(Cf. par exemple Pr 2, 6; Ps 94, 10 (LXX 93, 10); Ps 119, 66 (LXX 118, 66). R.A. Horsley s’est fait récemment le plus ardent défenseur d’une origine dans le judaïsme alexandrin des idées corinthiennes43. Pour lui, le Livre de la Sagesse et Philon enseignent que la sagesse consiste précisément dans la connaissance de Dieu (Sg 15, 2-3; Quod Deus 143)44, et cette connaissance de Dieu s’exprime dans la reconnaissance de l’Un (Leg. All, 3, 48.126)45. De même, la polémique contre les idoles est d’origine juive (Dt 4, 19; 29, 25; Jer 16, 19); on la retrouve dans le judaïsme hellénistique (Sg 13-15; Decal, 53-65; Vit. Cont. 3-5), La philosophie grecque avait au contraire une opinion positive des images46. Cette insistance sur le monothéisme et la vanité des idoles s’expliquerait dans le contexte missionnaire du christianisme primitif où des Gentils devenaient des prosélytes au sein d’un mouvement qui devait apparaître comme une branche du judaïsme47.

Nous croyons donc qu’il faut reconnaître l’origine avant tout juive, et plus précisément dans le judaïsme hellénistique, des notions de connaissance de Dieu et de monothéisme que l’on trouve en 1 Co 8, 1-1348. Cela n’étonne pas, car on retrouve dans l’ensemble de cette épître un vocabulaire et des idées (sage, pneumatique, psychique, petit enfant-nèpios, homme parfait-teleion, phronimos, etc) dont les meilleures comparaisons sont offertes par l’oeuvre de Philon d’Alexandrie. Une fois reconnus ces rapprochements, que peut-on conclure? La gnose à Corinthe ainsi que l’ensemble des idées corinthiennes s’expliqueraient totalement, si l’on en croit Horsley, par le judaïsme alexandrin dont elles seraient une partie49. Nous ne pouvons pas souscrire à une idée aussi radicale. D’une part, une telle affirmation fait mal la part de ce qui appartient en propre aux Corinthiens et de ce qui est issu de la prédication de Paul50. D’autre part, certaines idées des Corinthiens ne peuvent s’expliquer simplement par le recours à Philon d’Alexandrie, comme nous le verrons pour la notion de liberté et son rapport à la gnose. Dupont, quant à lui, après avoir affirmé que l’importance prise dans la communauté corinthienne par le terme gnosis se rattacherait concrètement à l’activité missionnaire survenue à Corinthe après le départ de Paul, conclut que ces Forts étaient des Judéo-chrétiens51. Mais nous ne voyons pas pourquoi il faille rattacher le judaïsme hellénistique aux Judéo-chrétiens. Les craignant Dieu ne constituaient-ils pas une partie, sinon la plus grande partie, des convertis au christianisme, et ne peuvent-ils pas expliquer la présence des idées tirées du judaïsme hellénistique (cf. Ac 18, 4.7)? Ne fréquentaient-ils pas les synagogues? De plus, le caractère social du problème des idolothytes nous conduit à présupposer que les Forts étaient bien insérés dans la vie courante, avaient des amis païens (cf. 1 Co 10, 27), ce que l’on conçoit difficilement pour quelqu’un issu du milieu juif.

Le deuxième thème associé aux Corinthiens est celui de la liberté (1 Co 6, 12; 8, 9; 10, 23). L’idée d’exousia (8, 9), selon Dupont, fait partie intégrante de la définition classique de la liberté (eleutheria) dans la philosophie hellénistique52. Cet exousia est le pouvoir de faire tout ce que l’on veut, sans ressentir de contrainte53. Cependant comme il n’est pas permis (ou hexesti) de faire des choses mauvaises et nuisibles, mais seulement ce qui est juste, utile (sumperonta) et bon, cette liberté est possédée uniquement par le sage; son exousia est illimité, car il guide sa vie selon la raison54. Les stoïciens affirment également que « tout appartient au sage »55 (cf. 1 Co 3, 21-22; 4, 8). Cette doctrine recevra des applications diverses, dont la théorie de l’indifférence morale absolue face aux satisfactions sexuelles et la possibilité de manger quoi que ce soit qui vienne d’un sacrifice56. Conzelmann s’appuiera sur le travail de Dupont pour affirmer que des termes comme exestin et sumpherein n’ont de points de comparaison que dans la philosophie cynico-stoïcienne57. Horsley répliquera à Conzelmann qu’on retrouve les mêmes idées chez Philon d’Alexandrie, en particulier dans son traité Quod omnis probus liber, où il affirme que le sage est libre et peut faire ce qu’il veut (cf. 59)58. Mais cela prouve- t-il autre chose que Philon avait assimilé certaines idées des Stoïciens? Dupont conclut donc que, « dans la conception qu’ils se font de leur liberté (exousia), les ’gnostiques’ de Corinthe sont tributaires des thèmes popularisés par la philosophie morale cynico-stoïcienne »59. Cependant Conzelmann soutient que le terme exestin (1 Co 6, 12) n’a pas chez les Corinthiens le sens de "c’est possible" comme c’est le cas chez les Stoïciens, mais le sens de "c’est permis", ce qui dériverait de la doctrine paulinienne de la liberté; le stoïcisme aurait fourni le vocabulaire, non la signification que le mot prît à Corinthe60.

Comment passe-t-on enfin de la connaissance à la liberté? Dupont remarque quelques parallèles dans la philosophie hellénistique, en particulier chez Épictète (4, 7, 16) où la liberté est dépendante d’une connaissance des commandements divins61. Mais il doit avouer que les attestations d’une connexion entre les notions de gnosis et de "liberté" sont peu nombreuses et peu caractéristiques, et qu’elles ne suffisent pas à établir l’existence d’un thème précis qui serait de nature à éclairer 1 Co 8, 1-1362. Car « lorsqu’ils fondent leur exousia sur leur gnosis, les Corinthiens qui mangent des viandes immolées aux idoles se réclament d’une prérogative de charismatiques »63. Horsley, pour sa part, attire l’attention sur certains textes de Philon d’Alexandrie, en particulier Legum Allegoriae 3, 44-48, où on affirme que celui qui a reçu de Dieu la sagesse devient inébranlable; dès lors sa conscience ne peut plus rien lui reprocher (cf. Fug. 117-118; Praem. 162-163). Mais nous ne voyons pas comment cela nous rapproche davantage de la grande permissivité qu’affichaient les Corinthiens? Au contraire, la valorisation de la science de Dieu chez Philon conduisait à exercer une grande maîtrise sur le plaisir charnel et les réalités terrestres (Quod Deus, 143-146).

Que conclure? La position des Corinthiens ne peut s’expliquer totalement ni par la recours à la philosophie grecque ni par le recours au judaïsme hellénistique, ou pour utiliser les termes de Conzelmann, elle ne peut pas être reconstituée sur les bases offertes par l’histoire religieuse générale64. Dupont avait déjà remarqué que « la gnosis des Corinthiens apparaît essentiellement orientée vers les applications pratiques »65. Quels sont les traits de cette position? Barrett a tenté de les résumer ainsi: 1/ une gnose qui est essentiellement pratique; 2/ une gnose qui enseigne un monothéisme strict sur une base rationnelle; 3/ une gnose strictement dualiste; 4/ une gnose qui conduit à l’indifférentisme moral66. Les Corinthiens ont pu utiliser de manière éclectique des idées provenant de la philosophie grecque ou du judaïsme hellénistique, ou encore des religions à mystère, car toutes ces idées étaient répandues dans le milieu cosmopolite de Corinthe. D’ailleurs les chrétiens n’étaient-ils pas d’origine diverse et la communauté un lieu où les idées devaient s’entrechoquer? A ce sujet Collange note « qu’une part essentielle du temps de l’assemblée devait être consacrée à des débats sur l’attitude à tenir dans la multiplicité des problèmes de la vie de tous les jours »67. Malgré tout il est possible que certaines de ces idées connaîtront une évolution si bien que Conzelmann croit déceler des traces isolées de ce qui deviendra plus tard le courant gnostique; nous serions en présence d’un gnosticisme statu nascendi, et les Corinthiens seraient des Proto-gnostiques68. Mais il y a plus. Il est probable que la prédication paulinienne a exercé une influence dans l’attitude qu’on retrouve chez les Forts: ceux-ci auraient repris certaines formules de Paul auxquelles ils auraient donné une application propre. C’est probablement le cas pour la formule panta exestin (1 Co 6, 12) qui se fait l’écho de la prédication de l’Apôtre sur la liberté malgré son vocabulaire stoïcien, et conduira au libertinage69. C’est probablement aussi le cas pour la formule monothéiste de 1 Co 8, 4. Selon Horsley Paul n’aurait pas employé le mot idole dans sa prédication70. Mais comment peut-on négliger certains textes comme 1 Th 1, 9? Au contraire, il semble, comme le croit Murphy-O’Connor, que l’affirmation de l’unicité de Dieu était non seulement un élément fondamental du kérygme, mais « the opposition between the one true God and idols was a key element in Paul’s preaching (1 Th 1, 9; Ga 4, 8; cf. Ac 14, 15)71. De même, le thème de l’édification joue un rôle important dans sa parénèse (cf. 1 Co 8, 1; 10, 23; 14, 4.17; 1 Th 5, 11). Or, si l’on se fie à l’utilisation ironique du terme en 1 Co 8, 10, les Forts auraient repris cette idée pour justifier leur comportement72. Selon cette perspective, des chrétiens récemment convertis auraient assimilé la prédication paulinienne privilégiant et même biaisant certains éléments: la foi au Christ ressuscité devient un mouvement d’ascension spirituelle avec le rédempteur73, un mouvement confirmé par les diverses expériences spirituelles dans la communauté74, l’expérience de l’Esprit devient une expérience de soi; la liberté qu’apporte la foi se transforme en principe spéculatif visant à libérer le pneumatique des attaches terrestres75.

Qui sont donc ces Forts? Dupont croit qu’il faut les chercher du coté des Juifs auxquels se seraient joints des Grecs amenés à prendre position dans le débat76. Nous ne partageons pas cette opinion. Étant donné le caractère éclectique de leurs idées, la facilité avec laquelle ils glissent vers le libertinage et la dimension sociale des repas païens, il est beaucoup plus probable que les Forts étaient majoritairement des helléno-chrétiens77.

1.4 Les Faibles

Qui sont ces Faibles? En quoi consiste leur faiblesse? Quel péril les guette? Telles sont les questions que nous voulons maintenant aborder.

L’identification des Faibles est habituellement liée au v.7 du chap. 8 78: all’ouk en pasin hē gnōsis. Tines de tē synētheia heōs arti tou eidōlou hōs eidōlothyton esthiousin, kai hē syneidēsis autōn asthenēs ousa molynetai. Il se pose tout d’abord un problème de critique textuelle. Quelle est la meilleure leçon, syneitheia (habitude : ﬡ*, A, B, P, syr., cop.) ou syneidēsei (conscience : ﬡc, D, G, it)? Un consensus s’est établi parmi les exégètes pour préférer la leçon syneitheia; on comprend assez facilement qu’un copiste ait écrit par erreur syneidēsei à la place de syneitheia, en raison de la présence de ce mot en fin de verset. Par contre, l’introduction du mot syneitheia employé une seule autre fois par Paul semble plus incertaine79. Coune a essayé de défendre la leçon syneidēsei qui serait selon lui la leçon difficilior : elle nous confronterait à deux sens différents de syneidēsis au sein d’un même verset; le copiste aurait voulu aplanir la difficulté en remplaçant le premier syneidēsis par synētheia80. La thèse de Coune n’a pas réussi à s’imposer81. Il voulait fournir un appui supplémentaire à la thèse de Dupont soutenant que les Faibles ne sont pas des helléno-chrétiens, mais des Judéo-chrétiens82. Cependant la thèse de Dupont n’a pas besoin de bouleverser le texte reçu pour défendre son point de vue. Car le mot "habitude" (synētheia) n’aurait pas le sens limité de "fréquentation des idoles", mais serait plutôt « une certaine manière de considérer les idoles et leur culte »83. A cette souplesse d’interprétation du mot "habitude" Dupont joint d’autres arguments: comment peut-on dire que cette habitude persiste jusqu’à maintenant (heōs harti), alors qu’il s’agit de chrétiens? De plus, l’attitude des Faibles manifeste une certaine peur des idoles: 10, 20 (on redoute une présence démoniaque) et 8, 7 (crainte de se souiller), ce qui pourrait caractériser un Juif craignant la contamination. En fait, le coeur de l’argumentation de Dupont repose sur le contexte de pureté que l’on rencontre au chap. 14 et 15 de l’épître aux Romains (en kyrio Iēso hoti ouden koinon; panta men kathara) (v. 14 et 20) et en 1 Co 8, 7 (molynetai)84; et l’idée du "pur et de l’impur" se rattacherait sans contredit à un milieu littéraire juif85.

L’analyse philologique de Dupont est sérieuse et approfondie. Nous osons cependant critiquer la façon dont il juxtapose les textes. Comment peut-on faire intervenir 1 Co 10, 20 pour décrire l’attitude des Faibles, alors qu’il s’agit de Paul présentant sa façon de voir les choses? De même, il faut distinguer le contexte des chap. 14 et 15 de Romains et celui du chap. 8 de Corinthiens qui ne sont pas les mêmes. Dans le premier cas nous sommes devant une synthèse où sont rassemblés divers problèmes dont celui de la nourriture et du calendrier (cf. 14, 6), dans le deuxième cas il s’agit de la fréquentation de temples d’idoles et de participation aux repas sacrés. Dupont le reconnaît dans un article publié plus tard: « La situation à Rome ne correspond pas exactement à celle de Corinthe. Il n’est pas question d’idolothytes à propos des Faibles de la chrétienté romaine »86.

Murphy-O’Connor soutient la thèse opposée que les Faibles sont des convertis du paganisme87. Selon lui, le verbe molynein ne peut pas être invoqué pour identifier les Faibles, car Paul recourt au verbe typtein (8, 12) pour exprimer la même réalité88. À l’appui de cette position nous pouvons faire remarquer que le mot molysmos en 2 Co 7, 1 a pour antonyme "sanctification" (hagiōsunis) dans le contexte des relations croyants-incroyants (v. 15), et donc revêt un sens non pas rituel, mais moral. L’argument décisif qui tranche le débat se situe au niveau de ce qui pousse le Faible à agir comme le Fort: le facteur social89. Nous avons vu le rôle que jouaient les repas sacrés dans la société. Le fait que le Fort fréquentait ces repas mettait le Faible dans une position difficile devant sa famille et ses amis: comment expliquer son refus. Ce refus, le Faible ne pouvait le justifier par des convictions religieuses, puisque les idoles étaient tenues pour rien. Apparaît alors le risque d’insulter gravement parents et amis. Selon Murphy-O’Connor on voit mal comment un Judéo-chrétien aurait pu connaître ce dilemme, puisque sa famille et ses amis ne fréquentaient certainement pas les lieux païens. Ainsi il conclut: « It is more probable therefore that the Weak were Gentile Christians whose intellectual conviction that there was only one God had not been fully assimilated emotionally90. Pour notre part, nous croyons que cette dimension sociale du problème constitue ce qui explique le mieux la tentation du Faible de céder devant l’exemple du Fort. De plus, la crainte de Paul de voir périr le Faible se comprend très bien face à quelqu’un qui risque de revenir en arrière, de retomber dans l’idolâtrie et dans la débauche; si ce danger guette le Fort (Ac 10, 1-22), à plus forte raison guette-t-il le Faible. Enfin, le principe monothéiste impliquant la vanité des idoles sert d’argument aux Forts pour convaincre les Faibles d’agir comme eux, et ainsi sert à les "édifier" (v. 10). Mais Paul doit leur rappeler que ces Faibles n’ont pas cette connaissance. Comment pourrait-il parler ainsi si ceux-ci étaient des Judéo-chrétiens, donc des gens ayant au centre de leur foi le monothéisme et la vanité des idoles?91

En quoi consiste leur faiblesse? Il s’agirait de faiblesse de la conscience d’après 8,7 et 8, 12. L’expression "conscience faible" fait difficulté, car on ne la retrouve pas comme telle dans la littérature grecque ou juive. Considérons d’abord la notion de conscience.

Absente des évangiles synoptiques, elle apparaît pour la première fois chez s. Paul, précisément dans ce chapitre 8 de la première aux Corinthiens. Sur 14 emplois dans les lettres authentiques, 8 se retrouvent dans la question des idolothytes. Dans les six autres emplois domine le vocabulaire judiciaire où la conscience a pour fonction de rendre témoignage à soi-même (Rm 2, 15; 9, 1; 1 Co 1, 12; cf. aussi Rm 13, 5), ou de juger l’action d’autrui, ce qui signifie pour Paul le jugement des autres sur son ministère (1 Co 4, 2; 5, 11). Philon d’Alexandrie offre des parallèles très intéressants avec ses notions synonymes syneidos et elegchos qui sont à la fois témoins, juges et accusateurs (cf. Dec. 87; Quod Deus 126-134). Aussi Senft se permet de conclure que le sens paulinien du mot « est conforme à son emploi dans le judaïsme hellénistique et chez les moralistes païens de l’époque: la conscience est le témoin qu’il faut craindre autant que Dieu, le juge qui réprimande et avertit, l’instance devant laquelle il n’est ni possible de mentir ni permis de biaiser »92.

Cependant l’apparition soudaine du mot "conscience" chez Paul, précisément avec la question des idolothytes, rend probable l’idée que ce mot fut emprunté à la communauté de Corinthe93. C.A. Pierce94 a mené une enquête approfondie sur la notion de conscience pour arriver à la conclusion qu’elle constitue un terme de la vie courante dans les milieux grecs et non pas un terme technique de la philosophie95 : elle se définit comme la peine ressentie devant une action à l’encontre des limites de sa nature96. Cette définition ressemble à la notion de remords et expliquerait le rôle de juge et d’accusateur qu’on attribue à la conscience. N’expliquerait-elle pas la phrase de Paul : "blesser" (typtein) la conscience (cf. Rm 14, 15: "attrister" le frère)? Paradoxalement, l’avertissement de l’apôtre sous-entendrait que les Forts ont une conscience faible, puisqu’ils n’éprouvent pas de remords à blesser ou à faire périr le Faible. Murphy-O’Connor prenant pour acquis cette vision "douloureuse" de la conscience croit déceler aux v. 29-30 du chap. 10 la réaction des Faibles: le jugement et le blasphème décrivent l’accusation des Faibles à l’endroit des Forts; ils présupposeraient que ces derniers ont agi tout en ressentant comme eux les reproches de la conscience97. Quoi qu’il en soit, on peut supposer que les Faibles ont souffert au niveau de leur conscience, et si le débat fut tel dans la communauté de Corinthe qu’on ait senti le besoin de demander l’avis de Paul, il faut croire que les Faibles ne furent pas totalement passifs.

Comment donc interpréter alors l’idée de faiblesse de la conscience? Tout comme le mot "conscience" est probablement repris par Paul de la lettre ou du milieu des Corinthiens, il est également probable que l’expression "conscience faible" ait été utilisée par les Forts98. Pour comprendre cette expression et l’attitude des Forts, suggère Jewett, il faut supposer que ceux-ci identifiaient syneidēsis et nous99. Ainsi se comprendrait le rapprochement opéré entre conscience faible et absence de connaissance au v. 7: les Forts s’imagineraient qu’un esprit en possession d’une connaissance juste ne ressentirait pas les remords de la conscience, et donc qu’une conscience faible serait un esprit qui n’aurait pas tiré toutes les implications pratiques de ce qu’il sait100. Horsley s’est efforcé de trouver plusieurs textes de Philon d’Alexandrie affirmant que celui qui possède la connaissance de Dieu, le sage, n’a rien à craindre de la part de sa conscience (cf Fug. 117-118; Leg. All, 3, 44-48)101. De même, dans les milieux grecs on reconnaissait le statut privilégié du sage qui n’est troublé par rien (cf. Sénèque, De la constance du sage, 7, 2). Ainsi, le Faible n’ayant pas tiré les conclusions de sa foi nouvelle102, ne les ayant pas assimilées effectivement103, serait l’objet de craintes scrupuleuses104, la proie de sa conscience. Il est intéressant de remarquer que Paul ne parlera plus de conscience faible dans l’épître aux Romains, mais de faiblesse de la foi, reprenant d’une manière chrétienne la dimension noétique du problème.

Cependant tout n’est pas dit sur la faiblesse des Faibles. Les commentateurs ont fait remarquer que Paul passe doucement de la "conscience qui est faible" (v. 7 et 12) à "ceux qui sont faibles" (v. 9 et 11). Dupont a travaillé la notion de faiblesse dans l’Ancien Testament. Il fait observer que la racine hébraïque ksl est traduite en grec tantôt par astheneia, tantôt par skandalon105. Par exemple on lit dans Jérémie 6, 21: « Voici, je vais dresser devant ce peuple des obstacles (miksolîm) où ils trébucheront (wekâselu). Père et fils, tous ensemble, voisin et ami, ils périront (apolountai) ». L’idée d’achoppement et de faiblesse s’est chargée d’une dimension religieuse comme le montrent plusieurs textes (cf. Is 8, 14; Ez 7, 19; Os 5, 5, etc.). Aussi Dupont peut conclure: « La notion biblique est au point de départ de la notion paulinienne »106. De fait, on peut ainsi expliquer le lien entre asthenein (v. 9 et 11), proskomma ( v . 9 ), skandalizei (v.13), apollytai (v. 11) et hamartanein (v. 12). Cependant Dupont s’appuie sur cette conclusion pour évacuer la perspective grecque de 8, 1-13107. A notre avis les deux perspectives coexistent: l’expression "conscience qui est faible" est à comprendre dans le contexte des Forts de Corinthe, et l’expression "ceux qui sont faibles" dans le contexte paulinien et hébraïque. Ce point, croyons-nous, n’a pas été assez souligné par les commentateurs. Cela nous aide à comprendre le v. 12 qui peut paraître étrange à première vue: pourquoi cette juxtaposition de "pécher contre les frères" et "blesser sa conscience qui est faible"? Pourquoi ce deuxième membre, alors que "blesser" est beaucoup moins fort que "pécher" lié au verbe "périr" du v. 11? N’aurait-il pas été plus simple d’écrire: En péchant ainsi contre vos frères, c’est contre Christ que vous péchez? Il nous semble donc que Paul reprend au v.12, sous forme d’inclusion, la double perspective sur la faiblesse : 12a reprend sa propre perspective qui est juive, exprimée au v. 9 à 11; 12b reprend la perspective des Forts de Corinthe exprimée au v. 7.

Terminons avec la question: quel péril guette le Faible? Ce péril est mentionné au v. 11: apollytai. La signification du terme "périr" est claire chez Paul, elle est l’antithèse du salut (cf. 1 Co 1, 18; 1 Co 2, 15); il y a ceux qui se perdent et ceux qui sont sauvés. C’est le sort de l’incrédule (2 Co 4, 3-4) ou de celui qui demeure dans ses péchés (1 Co 15,18). Rm 15, 18 offre un terme synonyme: être condamné (katakekritai). II s’agit donc de la perte du salut, de la rupture avec Dieu, C’est l’avis de Conzelmann qui fait remarquer qu’il ne faut pas prendre apollytai au sens affaibli de ruine morale, mais au sens fort de damnation éternelle108. Nous manquons de données pour nous représenter la gravité de la situation du Faible. Si la damnation est liée chez Paul à l’incrédulité, cela signifie-t-il que le Faible "perdait la foi"109? S’imaginant sous la sphère d’influence des dieux, perdait-il de vue la puissance de Dieu en Jésus Christ? Ou encore, retrouvant ses parents et amis païens, abandonnait-il la communauté chrétienne?

Murphy-O’Connor a explicité la dimension communautaire du problème, dont les indices sont fournis par une expression qu’on ne rencontre qu’ici chez Paul: "pécher contre Christ" (v.12)110. Nous croyons qu’il a raison lorsqu’il lie "pécher" à faire "périr" (v.11), et donne au mot Christ le sens de "corps du Christ", représenté par la communauté (1 Co 6, 15; 12, 12). Dès lors, on peut s’expliquer pourquoi Paul passe du singulier (ce frère, v. 11) au pluriel (vos frères, v. 12): toute l’Église est affectée par ce qui touche un seul (1 Co 6, 6; 2 Co 2, 5). Ainsi, « to destroy a brother is to destroy the community »111.

1.5 La réponse de Paul

Tout le chapitre 8 fait, bien sûr, partie de la réponse de Paul. Mais nous voulons dans cette section isoler les principes qui commandent l’argumentation et qui serviront à résoudre le problème. Ces principes sont contenus aux v. 1c-3 où intervient la dialectique: connaissance-amour. Les Forts mettent en avant la connaissance, Paul répond en leur opposant l’amour tant au niveau des relations avec les autres, qu’au niveau des relations avec Dieu. Cette préférence donnée à l’amour ne paraît pas dans le vocabulaire, puisque le terme "amour" ne se rencontre qu’à deux reprises (v. 1: agapē; v. 3: agapein), alors que les termes liés à la connaissance (gnōsis, ginōskein, oida) se présentent 11 fois. Cependant la solution proposée ne se comprend qu’en référence à l’amour.

"La connaissance enfle, l’amour édifie" (v. 1c). L’opposition entre connaissance et amour concerne deux niveaux de réalité. Il ne s’agit pas seulement de mettre en contraste une réalité d’ordre cognitif et une réalité d’ordre affectif, mais aussi de montrer comment poser correctement le problème: les Corinthiens présentent un comportement face aux idolothytes qu’ils justifient par des arguments rationnels. Paul élargit les perspectives et reporte le centre de la question sur le frère et l’impact qu’a sur lui le comportement des Forts112. On passe de l’abstrait au domaine concret113, d’une question théologique à une question éthique. Quand on parle d’amour, on parle de relations entre individus et de situation concrète. Aussi le principe invoqué par Paul demandera d’être prolongé par une présentation de la situation des Faibles (cf. v. 7-12).

Connaissance et amour sont définis à travers deux rôles différents: l’un enfle, l’autre édifie. L’opposition est très marquée. Que l’on songe aux deux images qu’évoquent physiō et oikodomeō. Le premier nous renvoie au "vent", à la "bulle d’air"114. Le second vise une bâtisse, une construction. C’est l’opposition entre ce qui est inefficace, sans solidité, et ce qui est fécond et durable115. Mais c’est aussi et surtout l’opposition entre l’attitude individualiste, voire égoïste, et le souci des autres, la recherche des intérêts d’une communauté. Les Forts peuvent dire: "Tous, nous possédons la connaissance", parce qu’ils ignorent l’existence des autres. Seule l’attention portée aux autres permet de prendre conscience que tous ne sont pas dans la même situation. Dans l’hymne à l’amour du chap. 13 on peut lire: « L’amour prend patience, l’amour rend service, il ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt » (v.4-5). C’est une autre façon d’exprimer le travail d’édification de l’amour. D’ailleurs Paul utilise le verbe sympherein comme synonyme de oikodomein116. De même que la recherche d’édification sert de critère dans le problème des idolothytes, de même la recherche de "ce qui convient" aux autres sert de critère au chap. 6 dans l’usage que chacun fait de sa liberté. L’apôtre aura à coeur de mettre en pratique ce principe: « Ne cherchant pas mon avantage personnel (symphoron) , mais celui du plus grand nombre » (1 Co 10, 33; cf. 1 Co 7, 35; 1 Co 8, 10).

Qu’est-ce donc qui convient au Faible et l’édifie? C’est d’abord prendre conscience qu’il existe, c’est l’accueillir, lui et la situation qui est la sienne: ouk en pasin è gnōsis. Ceux qui n’ont pas la connaissance n’en possèdent pas moins des droits dans la communauté117. L’amour fait naître la solidarité envers ceux qui sont fragiles:118 « J’ai partagé la faiblesse des faibles, pour gagner les faibles » (1 Co 9, 22; cf. 2 Co 11, 29). Cette tâche peut devenir lourde car il s’agit « de prendre sincèrement en charge, donc de le supporter lui, avec toutes ses déficiences de caractère et ses péchés, et de porter une part de ses fardeaux pour l’en alléger d’autant »119. Cela conduit à une attitude de patience ou l’on doit s’attendre les uns les autres: l’amour prend patience (1 Co 13, 4; cf. Rm 6, 23).

L’amour veut que le Faible vive, et non pas qu’il meure. Cette dialectique "édifier-détruire" est tout à fait paulinienne. Au chap. 3 de cette première lettre aux Corinthiens, après avoir présenté son apostolat comme posant les fondements de la maison de Dieu (v. 10), Paul écrit: « Si quelqu’un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira » (v. 17). De même, dans sa deuxième lettre parle-t-il du pouvoir que le Seigneur lui a donné "pour édifier et non pour détruire" (13, 10). Car édifier signifie aussi solidifier. Que l’on pense aux synonymes utilisés comme exhorter, encourager (1 Co 14, 3). Devant la fragilité du Faible, la communauté offrira le milieu qui le soutiendra, qui contribuera à ce qu’il fasse sans cesse de nouveaux progrès (1 Th 4,1 0; cf. 4, 1), qui l’aidera à trouver la place qui est la sienne120. Cette dialectique "édifier-détruire" vaut également pour la question des idolothytes (cf. v.10-11). La connaissance dont se vante le Fort, loin de conduire celui-ci à accueillir et soutenir le Faible, devient tentation d’exercer une certaine violence sur ce dernier121 : loin de le respecter, il blesse sa conscience. La connaissance devient un moyen d’émancipation122, un moyen d’exercer une autorité (exousia v. 9), mais en écrasant le Faible, en agrandissant le fossé qui le sépare de lui. Celui-ci, aliéné de lui-même et des normes de sa conscience, périt (v. 11). Cette destruction affecte non seulement l’individu, mais aussi la communauté. Le Fort, en éloignant les Faibles de l’Église, en ébranlant la communauté, se coupe également d’elle: « si quelqu’un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira » (1 Co 2, 17). Paul utilise deux fois au v. 12 le mot: péché. Il y a d’une part perversion et rupture de la relation avec le frère123, et d’autre part perversion et rupture de la relation avec Dieu. L’exousia du Fort, est devenu une caricature et une perversion de l’amour. Pourtant le Christ exerce une seigneurie sur les hommes (Rm 14, 4), mais cet exousia s’enracine dans le don de sa propre vie (Rm 14, 9); un prix a été payé pour ce rachat (1 Co 6, 20; 7, 23)124. L’exousia et l’édification dans le Christ ont été pervertis par le Fort (cf. v. 10 et l’utilisation ironique du terme: édifier).

Il peut sembler étonnant que les exigences de la véritable édification s’expriment d’une manière négative: ne pas être une occasion de chute (v. 9), ne pas scandaliser (v. 13). Car l’image de l’édification est aussi associée à l’image de la croissance125. Or que demande Paul aux Forts? S’abstenir d’utiliser leurs droits, limiter leur liberté, ne pas troubler la conscience des Faibles. Comment cela contribue-t-il à édifier ces derniers, à les faire grandir? Murphy-O’Connor suggère l’idée que la conscience ne peut être contrainte, même par son possesseur, à changer, qu’elle ne peut être éduquée par une injection de science126. Les réactions instinctives ne peuvent être vaincues de manière directe, mais seulement de manière indirecte comme conséquence d’une lente croissance vers la maturité chrétienne où le converti prend possession graduellement de son nouveau mode d’être127. Paul s’est contenté d’amorcer le processus d’édification, d’en présenter la première étape, alors que l’amour se fait souci respectueux du Faible. À notre avis, une telle attitude correspond à celui qui se dit père de la communauté de Corinthe. N’a-t-il pas écrit sur sa façon de procéder: « C’est du lait que je vous ai fait boire, non de la nourriture solide : vous ne l’auriez pas supportée » (1 Co 3, 2). Dès lors, pour utiliser les mots de Spicq, « l’abstention est considérée comme un bien moral (kalon) »128. Et la croissance n’est pas niée, mais elle est conçue dans le temps avec un certain nombre d’étapes. De plus, elle se fait en Église, car c’est le rôle de cette dernière d’être communauté de formation129.

De même, la liberté n’est pas niée. Bien sûr, Paul refuse une liberté absolue conçue à la manière stoïcienne130 où l’accent est mis sur la maîtrise de soi, l’autonomie complète, la distance face aux opinions des autres et l’affranchissement de ses propres passions. Cette liberté repose fondamentalement sur l’effort personnel131. Par contre, la liberté paulinienne est d’abord un don, et elle est constituée avant tout par l’affranchissement du péché (Rm 6, 17-18), pour rendre l’homme capable de pratiquer la justice; elle est liberté pour le bien132. Les Corinthiens menaçaient cette liberté d’une double façon. D’une part, leur "tout est permis" les conduisait à retomber dans l’esclavage (6, 12). D’autre part, en ébranlant la communauté, ils ébranlaient le lieu même de la liberté. Murphy-O’Connor soutient que chez Paul l’homme est libéré du péché quant il appartient à cette communauté eschatologique où le péché n’a plus de prise, cette communauté qui l’arrache à un environnement mauvais133. Par l’inauthenticité d’un seul « les tentacules du Péché peuvent s’insinuer en des lieux pourtant protégés contre son influence »134. En éloignant le Faible de la communauté, le Fort le livrait à Satan (cf. 1 Co 5, 5). Au terme, il en arrive à détruire la liberté135.

Ainsi l’amour, en formant la communauté et en constituant ce qui l’unit, devient la norme suprême. C’est l’amour qui rend libre pour l’autre et garde l’homme délié même s’il se fait "esclave" du frère et de Dieu (Rm 6, 18. 22)136. C’est l’amour qui critique la liberté, quand celle-ci suscite un agir "non profitable"137, et peut la limiter138. L’amour devient ce qui opère un jugement moral139, ou pour utiliser les termes de Spicq, il fournit à la prudence ses lumières140. Nous connaissons l’importance du mot "discerner" (dokimazein) chez Paul par lequel il invite ses lecteurs à repérer l’essentiel ou la volonté de Dieu (Rm 2, 17; 12, 2; 14, 22). Ainsi écrit-il aux Philippiens : « Que votre amour abonde encore, et de plus en plus, en clairvoyance et en parfaite sensibilité pour discerner ce qui convient le mieux » (1, 9-10). L’amour permet de discerner les vraies valeurs et constitue un principe de choix moral141.

« Si quelqu’un s’imagine connaître quelque chose, il ne connaît pas encore comme il faudrait. Mais si quelqu’un aime Dieu, il est connu de lui » (v. 2-3). Après la relation au frère (v. 1c) vient maintenant la relation à Dieu142. Paul va également critiquer ici l’attitude des Forts. Tout d’abord, il oppose deux façons de connaître exprimées par le temps des verbes: le parfait (egnōkenai) et l’aoriste (egnō et gnōnai). Dans le premier cas on a l’idée de quelque chose d’achevé et de définitif, dans l’autre l’idée d’une action indéterminée, devant se poursuivre sans que la durée soit précisée143. Dans un cas on a une relation à l’objet, figée dans le passé, dans l’autre elle est dynamique. En fait, Paul s’oppose à un type d’attitude face à Dieu manifestée par les Corinthiens : ceux-ci s’imaginent qu’en ayant acquis une conception de Dieu, en possédant des idées sur lui, ils ont acquis l’attitude juste144. On retrouve ici le même comportement affiché en présence des frères : la tentative d’une appropriation égocentrique145.

Paul réagit en affirmant: « Mais si quelqu’un aime Dieu, il est connu de lui ». Cette réaction comporte deux volets. D’une part, il précise que c’est l’amour et non la connaissance qui spécifie la relation juste avec Dieu, tout comme c’est l’amour et non la connaissance qui spécifie la relation juste avec le frère. D’autre part, il renverse les perspectives et passe de la connaissance de Dieu dont se vantaient les Forts au fait d’être connu de Dieu (cf. 1 Co 13, 12; Ga 4, 9). À première vue l’expression paulinienne paraît étrange et les commentateurs ont senti le besoin d’apporter des éclaircissements. On la rapproche des motifs religieux dans le milieu grec et surtout de la notion hébraïque yd’ dans son contexte religieux (Ex 33, 12.17; Am 3, 2; Jer 1, 5, etc.)146. Dupont conclut pourtant son analyse de yd’ en affirmant qu’il n’a pas le sens technique d’élection divine en faveur de ceux qui sont connus, mais celui de faire l’objet de la bienveillante sollicitude de Dieu auquel se joint l’idée d’une appartenance particulière147. Quoi qu’il en soit, il s’agit de toute façon de l’initiative première et gratuite de Dieu en faveur de l’homme, une initiative qui se situe dans l’histoire. Si quelqu’un aime Dieu, c’est là le signe d’une oeuvre accomplie par Dieu148. En insistant ainsi sur l’intervention de Dieu dans l’histoire, Paul rappelle le kérygme. En soulignant la gratuité de ce don, il repousse la tentation de s’appuyer sur ses connaissances acquises pour le salut. D’ailleurs nous savons que pour lui « l’amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rm 5, 5).

Nous comprenons maintenant la "pointe" de l’intervention de Paul devant le problème des idolothytes. Il ne répond ni par oui ni par non à la question posée, mais il replace celle-ci dans le contexte qui doit être le sien pour un chrétien : ce contexte tient compte du frère et des conséquences sur lui de la liberté du Fort. C’est à l’intérieur d’un contexte communautaire semblable qu’on jugera également la valeur de l’exercice de certains charismes comme celui de parler en langues et de prophétiser (1 Co 14) : cela édifie-t-il? Un tel contexte ne peut exister que si l’amour existe. Le Fort aura lui-même à déterminer quand il est bien de manger ces viandes sacrifiées aux idoles, et quand c’est mal. Par les choix qu’il fera, il exprimera où il en est dans l’amour du frère et de la communauté. Au lieu de dire : tout est permis, il pourra faire sienne cette phrase de saint Augustin: Aime, et fais ce que tu veux.

2.0 Les traits de la pratique pastorale de Paul

Nous avons analysé les thèmes dominants de la réponse à la question des idolothytes. Tentons maintenant de considérer ce que cette réponse et la façon dont elle est proposée révèlent de la pratique pastorale de Paul. À travers les caractéristiques de son intervention nous arrivons à dégager les traits d’un véritable pasteur. Ces traits sont regroupés autour de cinq thèmes : l’homme attentif à la dimension concrète et historique de l’existence, l’homme de la communauté, l’homme de l’enseignement, l’homme centré sur l’enjeu qu’est le salut et la vérité de l’Évangile, l’homme qui se propose comme modèle.

2.1 L’homme attentif à la dimension concrète et historique de l’existence

Sous ce titre un peu énigmatique, nous voulons éclairer deux directions de l’effort de Paul, celui de faire ressortir la dimension subjective du problème, et celui d’ouvrir les yeux des Forts aux conséquences de leur action.

Le pasteur de Corinthe n’a pas voulu laisser ses auditeurs à leur vérité abstraite, mais il leur fait prendre conscience de la dimension subjective du problème. Cette vérité abstraite est formulée au v. 4: il n’y a aucune idole dans le monde et il n’y a d’autre dieu que le dieu unique. Que fait Paul? Il répond d’abord: « Bien qu’il y ait de prétendus dieux au ciel et sur la terre - et il y a de fait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs »(v. 5). Ainsi, les dieux existent dans la mesure où certaines personnes croient en eux. Le terme kurioi souligne le rôle qu’exercent ces nombreux dieux vis-à-vis des hommes. Il exprime l’acclamation provenant d’un certain nombre d’hommes qui se soumettent à leur puissance149. Les Forts, en se situant uniquement au niveau d’une vérité objective, faisaient abstraction de ce fait humain. Par son intervention Paul les ramène à la dimension subjective de la question et, à ce niveau, prime non pas la logique et les vérités abstraites, mais ce que croient de fait les gens150; il ne peut confondre théorie et réalité151.

En introduisant au v. 6 son acclamation baptismale avec all’ hēmin, Paul poursuit son approche subjective152. Il met en opposition deux groupes de gens ayant leurs convictions religieuses propres: eux (v. 5) et nous (v. 6). Cela montre l’enracinement de la foi dans une décision personnelle, un choix existentiel, et ce choix peut varier selon les individus153. Il ne s’agit pas de l’affirmation d’un fait brut, mais d’une acclamation qui confesse l’engagement et l’orientation d’une vie.

Le refus de la logique abstraite au profit de l’attention aux personnes se remarque encore au v. 7: « Mais tous n’ont pas la connaissance ». La situation concrète s’impose brutalement et ne suit pas nécessairement la voie de la raison. Le souci pastoral de Paul l’amène à tenir compte de ce qui peut faire figure d’exception. Il ne rejette pas le contenu de l’affirmation des Forts, mais oriente leur attention sur la vie quotidienne154. Selon Murphy-O’Connor les Forts présupposaient que le monde subjectif de tous les croyants était le même parce que tous adhéraient à la même vérité objective, alors qu’en fait les Faibles n’avaient pas encore eu le temps d’assimiler sur le plan de leurs sentiments ce qu’ils avaient accueilli sur le plan intellectuel155. Il nous semble difficile de déterminer ce qui relève de la sensibilité et ce qui relève de l’intelligence dans l’attitude des Faibles. Le fait demeure cependant que celle-ci est attribuée à une longue habitude des idoles (heos arti). Ces réflexes face aux idoles ont pénétré sans aucun doute au plus profond de la sensibilité, si bien que la conscience en est encore affectée (molynein, typtein)156, Paul donne une place à cette dimension affective du problème. Il accepte le fait que l’adhésion au même Évangile n’entraîne pas pour tous le même comportement (cf Rm 14, 2: « La foi de l’un lui permet de manger de tout, tandis que l’autre par faiblesse, ne mange que des légumes »).

D’après Senft, « les circonstances corinthiennes ont conduit Paul à une découverte importante: la contingence des injonctions de la conscience»157. De fait, l’apôtre se porte à la défense de ces Faibles affligés par une conscience scrupuleuse, tout en reconnaissant que la fréquentation des temples païens n’est pas en soi péché : le péché consiste pour le Fort à amener le Faible à agir contre sa conscience; pour le Faible il consiste à manger des viandes sacrifiées aux idoles, alors que sa conscience le lui interdit (v. 11; cf. Rm 14, 23). Peut-on affirmer davantage le fait que la conscience, la vie morale, le comportement issu de la foi, s’insèrent dans un contexte particulier, qu’ils portent nécessairement la marque d’une histoire collective et individuelle?

Cette caractéristique de la réponse de Paul se manifeste également aux v. 9-11, alors qu’il ne parle pas de conscience faible, mais de la conscience de celui qui est faible, ou encore parle simplement de Faibles. On perçoit aisément le changement d’accent. L’expression "conscience faible" désigne une réalité abstraite, et devait peut-être se retrouver dans la bouche des Forts. Par contre, l’expression utilisée par Paul met au centre la personne, car c’est bien elle qui est l’enjeu : « In a series of carefully calculated steps, écrit Murphy-O’Connor, he has shifted the emphasis from an abstract interpersonal ’weak conscience’ to a highly concrete ’weak brother’ who possesses a conscience »158. Au v. 28 du chap. 10 on aurait le même procédé : Paul insère l’expression "celui qui vous a averti" à coté du mot "conscience" utilisé par les Corinthiens pour bien faire sentir que c’est la personne qui compte159.

L’attention de Paul, comme pasteur, à l’aspect concret et historique de la vie ne l’amène pas seulement à mettre en valeur la dimension subjective des convictions religieuses et de la conscience, mais aussi à prêter une grande attention aux conséquences réelles du comportement des Forts et à les intégrer dans l’appréciation morale: « Mais prenez garde que cette liberté même, qui est la votre, ne devienne une occasion de chute pour les Faibles ». Cette attention aux conséquences de la liberté démarque Paul de la position des philosophes grecs160. Ceux-ci la définissaient comme la possibilité de vivre comme on l’entend161. Paul ne propose pas ici une définition de la liberté, mais lui donne un cadre historique, et par là, la limite. Car les Forts, en basant leur conduite uniquement sur l’affirmation monothéiste et ses conséquences logiques, proposaient une liberté hors du temps et de l’espace, hors de toute situation concrète. Paul n’affirme pas que fréquenter le temple païen affecte le Fort, ce qui serait pour lui un péché, mais il montre les répercussions possibles de leur conduite sur le Faible et sur la façon dont celui-ci interprète cette liberté (v. 10: « ce spectacle édifiant ne poussera-t-il pas celui dont la conscience est faible... »)162. Et ces répercussions ne se déduisent pas abstraitement, mais sont liées à l’histoire des individus et des communautés.

Nous comprenons ainsi pourquoi Paul privilégia dans sa réponse l’amour aux dépens de la connaissance. Sur le plan de la connaissance, il ne pouvait que donner en partie raison aux Forts. Seul l’amour permet de quitter des vérités abstraites pour devenir sensible à la dimension subjective du problème. La connaissance n’est pas niée, mais intégrée dans un contexte plus large. C’est là l’un des accents de l’effort pastoral163.

2.2 L’homme de la communauté

Par définition le pasteur est responsable d’une communauté. Paul, nous le savons, fut à l’origine de plusieurs Églises, dont celle de Corinthe. Même s’il préférait quitter une Église bien établie, où les dirigeants étaient choisis (cf. 1 Th 5, 12-13), et partir vers d’autres milieux pour annoncer Jésus Christ là où il ne l’était pas encore (cf. Rm 15, 20), il a poursuivi par lettres son travail de consolidation auprès de ces Églises qu’il avait fondées.

L’homme de la communauté se révèle de multiples façons dans le passage que nous étudions. Quand Paul dit au v. 2 que l’amour édifie, il pose le principe qui constitue la communauté. Collange avait déjà noté que « l’amour paulinien est avant tout communautaire »164; quand l’apôtre parle d’amour - souvent sans en préciser les destinataires - le contexte indique qu’il s’agit de ce ’lien parfait’ (ho sundesmos tes teleiotètos : Col 3, 14) qui unit les communautés chrétiennes165 (Rm 12, 9; 2 Co 6, 6; 1 Co 13, 1.2.3.4.8.13; 14, 1; 16, 14; 1 Co 8, 7.8.24; Ga 5, 6.22; Ph 1, 9.16; 2, 1.2; 1 Th 1, 3; 5, 8; Phm 9; Col 1, 8; 2, 2; 3, 14). Même si l’amour chez Paul s’étend aussi à l’ensemble des hommes (eis pantas, 1 Th 3, 12), nous sentons bien que son souci concerne d’abord la communauté où la réciprocité dans l’amour peut exister. A ce sujet les chap. 12 et 13 de l’épître aux Romains offrent un exemple intéressant. En 12, 3-16 l’exhortation concerne surtout les rapports fraternels dans la communauté et l’amour y joue un rôle central : « Que l’amour fraternel vous lie d’une mutuelle affection » (v. 10; cf. v. 7). Par contre 12, 17-21 concerne les rapports avec tous les hommes, et à ce moment c’est "faire le bien" qui joue un rôle-clé. Ce rapport avec tous les hommes se poursuit avec 13, 1-7 où il s’agit d’obéir à l’autorité civile et de lui rendre ce qui lui est dû. Mais 13, 8-10 reprend le thème des relations fraternelles, de même que celui de l’amour mutuel. Ainsi Paul réserve la plupart du temps le thème de l’amour aux rapports communautaires.

Cette référence à la communauté ne vient pas seulement du terme "amour", mais aussi de l’activité qui lui est attribuée: édifier (v. 1c). En effet, l’objet de cette édification est l’Église (cf. 1 Co 14, 12). Le mot véhicule l’image d’un édifice. Paul utilise cette image pour désigner entre autres la communauté de Corinthe (1 Co 3, 1); il s’agit, bien sûr, d’un édifice spirituel (1 Co 3, 16); cet édifice est essentiellement l’oeuvre de Dieu (1 Co 3, 9). Mais cette tâche d’édification s’accomplit à travers le travail des hommes. Elle dénote d’abord l’activité de l’apôtre lui-même (2 Co 10, 8; 13, 10; 12,19166. Les membres de la communauté y sont également associés (1 Th 5, 11). Cette tâche est tellement importante qu’elle devient un critère d’appréciation de l’agir chrétien : c’est le cas dans le problème du "parler en langues" (1 Co 14, 4.17) comme dans la question de l’usage de la liberté face aux idolothytes (8, 9-10). Il est un peu paradoxal que dans le premier cas c’est l’intelligence (nous) qui édifie (1 Co 14, 15), dans l’autre l’amour (1 Co 8, 1). Mais en fait dans le premier cas le souci communautaire conduit à instruire les autres (katèchèsô: 1 Co 14, 19), dans l’autre à se rendre solidaire des plus Faibles (cf. 1 Co 9, 22; 2 Co 11, 29; 1 Th 5, 14).

Murphy-O’Connor a développé l’hypothèse que 1 Co 8, 6 constitue la reprise par Paul d’une acclamation baptismale167. En effet, le v. 6 relève comme 1 Tm 2, 5 d’un genre littéraire précis, celui de l’acclamation168. L’acclamation se présente habituellement en face d’un acte de puissance de Dieu, comme on le remarque dans l’acclamation devant Sérapis169. Pour le chrétien l’acte de puissance de Dieu est expérimenté de manière privilégiée au baptême, car il passe de la mort à la vie170. Que fait donc Paul? Si l’hypothèse de Murphy-O’Connor est juste, l’apôtre mentionnerait une acclamation baptismale pour rappeler aux Forts ce moment où ils sont entrés dans une communauté de frères; leur baptême les a intégrés à un tout organique qu’est le corps du Christ171.

Cette dimension communautaire est aussi mentionnée par la double utilisation du mot "frère" (v. 11-12) et par l’expression : pécher contre Christ (v. 12). En faisant périr le Faible, le Fort porte atteinte au corps du Christ qui est l’Église: il détruit l’oeuvre de Dieu (cf Rm 14, 20). Certains Faibles risquaient peut-être de quitter la communauté chrétienne. L’intervention de Paul comme pasteur veut sauvegarder l’intégrité du troupeau. Pour lui même les Faibles ont leur place. N’a-t-il pas écrit, quoique dans un autre contexte: « Même les membres du corps qui paraissent les plus faibles sont nécessaires, et ceux que nous tenons pour les moins honorables, c’est à eux que nous faisons le plus d’honneur » (1 Co 12, 22-23).

Nous croyons possible que le v. 8 reflète la position des Corinthiens : « Ce n’est pas un aliment qui nous fera comparaître devant Dieu; si nous n’en mangeons pas nous ne sommes pas dans l’abondance, si nous en mangeons nous ne sommes privés de rien » (selon la leçon A2 et 17)172. En d’autres mots, selon cette hypothèse, les Forts constatent que la consommation des idolothytes ne les prive en rien des dons spirituels173, et donc n’implique aucun jugement de la part de Dieu. Si cette hypothèse est juste, Paul déplace les perspectives en quittant le rapport "moi-Dieu" (v. 8) du Fort pour proposer celui "moi-le corps du Christ" (v. 12) qu’est l’Église. Face aux idolothytes la vraie question n’est pas : est-ce que mon action n’entraîne aucune condamnation de la part de Dieu?, mais plutôt : est-ce que mon action peut être cause de chute pour les autres, est-ce qu’elle brise la communauté?

C’est donc comme pasteur d’une communauté que Paul a abordé la question des idolothytes. II a voulu que chacun assume aussi ce souci de la communauté.

2.3 L’homme de l’enseignement

Les Corinthiens ont posé une question d’ordre éthique. La réponse qui s’étend sur 13 versets n’ndique pas simplement le comportement à suivre, mais présente un enseignement qui rappelle l’essentiel de la foi chrétienne et sert d’horizon à l’éthique. On reconnaît couramment que les exhortations pauliniennes sont issues de sa présentation du kérygme et peuvent prendre cette forme-ci : Deviens ce que tu es. « The imperative, écrit R. Bultmann, ’walk according to the Spirit’, not only does not contradict the indicative of justification (the believer is rightwised) but results from it »174.

On peut ne pas remarquer immédiatement que Paul rappelle le kérygme chrétien en 1 Co 3, 1-13. Nous avons souligné le fait qu’il reprenait plusieurs affirmations des Corinthiens avec lesquelles il semblait d’accord. Mais il est arrivé souvent à l’apôtre de louer la foi et l’amour de ses lecteurs dans un premier temps (cf. 1 Th 1, 3.7; 2, 13; 3, 6), d’admirer la richesse de leurs dons (cf. 1 Co 1, 5), puis de suggérer finement dans un deuxième temps qu’ils doivent faire de nouveaux progrès (1 Th 4, 10.13), qu’ils ont encore beaucoup à recevoir (cf. 1 Co 4, 8). Notre passage ne fait pas exception à la règle. D’une part, le pasteur des Corinthiens assume l’une de leurs affirmations: « Tous, c’est entendu, nous possédons la connaissance » (v. 1). Mais d’autre part, il apporte aussitôt une rectification: « Si quelqu’un s’imagine connaître quelque chose, il ne connaît pas encore (oupô) comme il faudrait connaître (v. 2). Il existe un "pas encore". « Their illusion of having reached the goal, écrit Conzelmann, is destroyed, as in 4, 8, but with new arguments »175. Comment cet enseignement est-il complété?

Nous avons eu l’occasion d’analyser le v. 3 (cf. section 1.5). Paul apporte un premier correctif à la position des Forts en affirmant que l’attitude juste dans la relation à Dieu n’est pas la possession d’une connaissance sur lui, mais une vie d’amour. Il va plus loin et précise que cet amour est un don, qu’il résulte de la bienveillance de Dieu. Ainsi les Forts se vantent de leur situation privilégiée procurée par leur connaissance, mais Paul renverse les perspective et rappelle une constante du témoignage de l’Écriture et de sa propre prédication : cette relation à Dieu est un don gratuit: « Qui te distingue en effet? Qu’as-tu que tu n’aies reçu? Et si tu l’as reçu, pourquoi t’en enorgueillir comme si tu ne l’avis pas reçu? » (1 Co 4, 7).

Selon le même procédé l’apôtre reprend au v. 5 une affirmation des Corinthiens pour aussitôt en ajouter d’autres qui la complètent, même s’il ne parle pas explicitement d’affirmation déficiente : la conjonction gar (car) qui prolonge le v. 4 ne doit pas nous tromper. Le v. 5 apporte une première nuance tirée de la vie concrète à Corinthe et dans le monde païen. Mais c’est au v. 6 que Paul rappelle le coeur du kérygme chrétien et rectifie le plus les perspectives. Nous devons nous y arrêter.

On reconnaît généralement aujourd’hui qu’il s’agit d’une formule pré-paulinienne176. Mais la discussion se poursuit sur le contexte dans lequel Paul la situe et dans lequel il faut l’interpréter. Plusieurs exégètes ont entrepris de démontrer que ce contexte est sotériologique et non pas cosmologique. On ne s’entend pas toujours sur la part à attribuer aux deux perspectives. Pour Conzelmann, par exemple, « the soteriological significance is not contained in a direct statement, but is expressed indirectly by the confessional style and the hint that revelation is new creation »177. Selon lui, la dimension sotériologique se devine surtout à travers l’expression "mais pour nous" (all’ hēmin) qui amorce une confession de foi chrétienne; les expressions "ta panta" tirées du panthéisme, "Père", présentant Dieu comme créateur, et "dia ou" présupposant la préexistence du Christ et employant une christologie du type logos-eikōn-sophia nous situent dans une dimension cosmologique. Feuillet fait coexister à part égale les deux perspectives, si bien qu’il peut écrire : « La version que nous proposons fait également du Christ un médiateur dans l’ordre du salut : non seulement tout a été créé par lui, mais c’est en passant par lui que les chrétiens vont à la rencontre du Père »178. Cet auteur sent très bien que le "nous" (hēmeis eis auton, hēmeis di’autou) désigne l’ensemble des croyants, et nous renvoie donc à l’histoire du salut. Mais Giblin179 et Murphy-O’Connor180 vont plus loin en affirmant que, si l’expression ta panta plonge ses racines dans le panthéisme stoïcien, elle revêt dans le contexte de 1 Co 8, 1-13 une signification sotériologique. Ce dernier cite les diverses utilisations chez Paul de ta panta (1 Co 2, 10-15; 12, 4-6; 1 Co 4, 14-15; 5, 18; Rm 8, 28.31-32) qui sont les plus rapprochées dans le temps de 1 Co 8, 6 et note que leur signification est sotériologique (ex. en Rm 8, 31-32: « Lui (Dieu) qui n’a pas épargné son propre Fils mais l’a livré pour nous tous, comment avec son Fils, ne nous donnera-t-il pas tout (ta panta)? » Ainsi « in both the panta which are ek tou Theou and dia Christou are the realities which found and maintain that new mode of existence »181. Plutôt que de voir deux perspectives juxtaposées, Murphy-O’Connor croit que nous sommes devant un seul mouvement dont le point de départ est marqué par ek, le point d’arrivée par eis, et l’endroit où il passe par dia; et ce mouvement reçoit la signification de son terme : la nouvelle création182. Giblin fut le premier à interpréter ce texte dans le cadre des v. 7-13 où Paul insiste sur l’amour et la mort du Christ pour le frère, si bien que ta panta "would seem at least to comprise God’s gracious gifts to the community, among which, of course, is the gift of gnōsis (cf. 1 Co 1, 5) »183. Dès lors, tenant compte de ce contexte, on peut affirmer que « Paul himself decidedly subordinates the notions of ’creating’ and ’mediating creative activity’ to that of interpersonal relationships, notably among a plurality of believers »184. Il faut aussi situer ce verset dans le contexte plus large des écrits pauliniens, par exemple ce texte de 2 Co 5, 15.19 : « Et il est mort pour tous afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes... Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. Le monde ancien est passé, voici qu’une réalité nouvelle est là. Tout vient de Dieu (ta de panta ek tou Theou) qui nous a réconciliés avec lui par (dia) le Christ et nous a confié le ministère de la réconciliation ». Dans cette perspective nous comprenons comment la formule du v. 6 a pu servir à exhorter les Forts à enraciner leur vie dans l’amour de ce frère pour lequel Christ est mort.

Qu’enseigne donc Paul en utilisant cette formule du v. 6? En premier lieu, il rappelle la dimension historique de la foi chrétienne : ce que savent les Forts ne provient pas de leurs spéculations philosophiques, mais de la révélation de Dieu; "pour nous" les croyants, "toutes choses" viennent de Dieu "par" (dia) Jésus Christ. En deuxième lieu, cette révélation concerne notre situation de sauvés, cette création nouvelle, qui nous permet d’aller vers Dieu (eis auton) par Jésus Christ (dia autou). En troisième lieu, on souligne le rôle historique du Christ, et donc de la croix, comme l’éclairera la suite, quand Paul écrira: "ce frère, pour lequel Christ est mort" (v. 11). En quatrième lieu, le Père et le Fils exercent des fonctions différentes mais coordonnées au sein d’un même projet de salut.

Ainsi, Paul donne sa propre compréhension, plus profonde, du monothéisme chrétien; celui-ci affirme l’action historique de personnes différentes en vue d’un unique projet de salut en faveur des croyants. Face à la formule par trop théiste des Forts, l’apôtre parle du Christ, et de sa médiation historique qui prendra le visage d’une croix. Cette christologisation des perspectives se remarque aussi par la suite, quand on passe de l’affirmation du v. 8 que nous avons attribuée aux Forts (ce n’est pas un aliment qui nous fera comparaître devant Dieu) à la remarque de Paul au v. 12 (vous péchez contre Christ). Face à l’insistance des Forts sur la connaissance, Paul parle du don du salut qui recrée et nous fait marcher vers Dieu. Il s’agissait de régler un problème particulier, de donner un avis sur un comportement pratique, et, comme le note Conzelmann, « it is with the doctrinal teachings that Paul’s criticism begins »185.

2.4 L’homme centré sur l’enjeu qu’est le salut et la vérité de l’Évangile

Pourquoi Paul a-t-il pris position en faveur du Faible? Nous avons déjà abordé la question du péril qui le menaçait: celui-ci risquait de perdre le salut en quittant la communauté, en retournant à la pratique de l’idolâtrie, en devenant incroyant. Dès lors Christ serait mort en vain pour lui. Il ne s’agit pas simplement de gens choqués par l’exemple des autres, ou encore de heurts entre groupes différents qui se jugent ou se méprisent (Rm 14,1-12). Mais Paul s’émeut devant une question de vie ou de mort pour des individus et une communauté.

Ne peut-on pas s’étonner de la façon d’intervenir de Paul? Pourquoi n’essaie-t-il pas de libérer les Faibles de leurs scrupules, mais préfère-t-il au contraire limiter la liberté des Forts? Ne se trouve-t-il pas à refuser une liberté conférée par l’Évangile, et en cela ne contredit-il pas son attitude dans la question galate où il défend la liberté: « À ces gens-là, écrit-il, nous ne nous sommes pas soumis, mené pour une question momentanée, afin que la vérité de l’Évangile fut maintenue pour nous » (Ga 2, 5).

Il est tout d’abord important de remarquer que dans la question des idolothytes Paul ne nie pas l’existence d’une liberté : ces viandes sont en elles-mêmes moralement neutres (cf. 10, 25-27) et peuvent être mangées. C’est en raison même de cette possibilité que la question est née. Pour un Juif non libéré de la loi, ou encore pour un chrétien suivant les décisions de l’assemblée de Jérusalem, cette possibilité n’existait pas. Quand Paul suggère sa propre conduite dans la circonstance (8, 13) et parle ensuite de ses droits auxquels il a renoncé, il entend bien présenter cette renonciation comme un acte de liberté au service du frère et du Christ186.

Mais il y a plus. L’épître aux Galates constitue un vibrant plaidoyer en faveur de la liberté conférée par l’Évangile. Mais de quelle liberté s’agit-il? Aux Galates qui veulent se soumettre à la pratique de la loi et acceptent la circoncision sous l’influence de "faux frères", Paul les exhorte ainsi: « C’est pour que nous soyons vraiment libres que Christ nous a libérés. Tenez donc fermes et ne vous laissez pas remettre sous le joug de l’esclavage » (Ga 5, 1). Celui qui a mis sa foi en Christ n’est plus soumis à la loi. Il existe comme une incompatibilité entre le régime de la loi et celui de la foi (Ga 3, 12), si bien que celui qui se fait circoncire a rompu avec le Christ (5, 4); la mort de celui-ci ne sert à rien. Pour l’apôtre, le non-Juif qui se soumet à la loi proclame qu’il a besoin de la loi pour être justifié, et ainsi contredit l’Évangile de la justification par le Christ (Ga 5, 5). C’est le coeur du témoignage chrétien qui est en jeu. On comprend la réaction de l’apôtre qui défend cette liberté face à la loi; nier cette liberté, c’était nier l’Évangile187.

Mais tel n’est pas le cas dans la question des idolothytes : restreindre la liberté que se donnaient les Forts n’affectait pas la vérité de l’Évangile. « As a personal right, écrit Bultmann, it (la liberté) would no longer be Christian freedom but a legal claim »188. Pour Murphy-O’Connor l’erreur fondamentale des Corinthiens était de confondre la "liberté de" conférée par la foi au Christ, et la "liberté pour", et de transférer le caractère absolu du premier sur le second en proclamant: "Tout est permis"189. En effet, celui qui croit en Christ est libéré des contraintes de la loi. On comprend que les règles du Lévitique (chap. 17-19), qui pouvaient être utilisées en tant que normes dans la question des idolothytes comme ce fut le cas à l’assemblée de Jérusalem, n’ont plus de valeur. Il en est de même de la conscience d’autrui à laquelle je n’ai pas à me soumettre (1 Co 10, 29). Quels seront alors les points de repère éthiques? « Ne vous conformez pas au monde présent, écrit Paul aux Romains, mais soyez transformés par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bien, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait (12, 2) »190. Cette recherche de la volonté de Dieu pouvait être l’objet de rencontres régulières dans l’Église de Corinthe et a probablement conduit à poser à son fondateur la question des idolothytes. Cette volonté de Dieu, même si elle ne peut être déterminée a priori, comporte du moins une direction: « Vous, frères, c’est à la liberté que vous avez été appelés. Seulement, que cette liberté ne donne aucune prise à la chair! Mais, par l’amour, mettez-vous au service les uns des autres. Car la loi tout entière trouve son accomplissement en cette unique parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5, 13-14). Paul fera intervenir cette règle de l’amour dans la question des idolothytes. Ainsi, le chrétien est vraiment libéré de la loi, mais pourtant cette liberté et la fidélité à l’Esprit le conduisent à se soumettre à la loi de l’amour.

L’apôtre semble aimer le paradoxe. Il utilise le mot "loi" en un sens négatif, en liant cette notion à la mort (Ga 2, 19) et au péché (Ga 3, 10); il l’utilise aussi en un sens positif, en disant qu’elle se résume au commandement de l’amour et en parlant de "loi du Christ"; il exhorte ainsi les Galates: « Portez les fardeaux les uns des autres; accomplissez ainsi la loi du Christ » (Ga 5, 14). Il en est de même de la servitude: « Oui, libre à l’égard de tous, je me suis fait l’esclave de tous, pour en gagner le plus grand nombre » 1 Co 9, 19. De même écrira-t-il aux Romains: « N’ayez aucune dette envers qui que ce soit, sinon celle de vous aimer les uns les autres » (13, 8). Le paradoxe concerne aussi la question du scandale. Paul demande aux Forts de ne pas scandaliser les Faibles, mais n’a-t-il pas proclamé tout haut le scandale de la croix qui fut une cause de chute pour plusieurs (1 Co 1, 18-25)? Ne risquait-il pas d’être une cause de scandale pour les Judéo-chrétiens? En fait, pour lui l’unique vérité est Jésus Christ mort et ressuscité, et le salut moyennant la foi en lui. Tout ce qui rapproche du Christ prend une valeur positive: il donne sens à tout. Il n’y a de scandale que ce qui éloigne du Christ. La liberté est fausse, quand elle fait emprunter un autre chemin que celui du Christ aimant jusqu’à donner sa vie. La loi est mauvaise, quand elle fait espérer un autre salut que celui offert par le Christ.

Ce souci de la vérité de l’Évangile avait enfin un autre aspect qu’on ne peut négliger de souligner. Après avoir remarqué que Paul ne donne aucune indication sur la façon de renforcer la conscience du Faible, Conzelmann écrit dans une note: « This is an example of the Christian humanity which allows our brother to stand as the man he is, not as the man he ought to be according to some ideal standard »191. Cette note touche un point important du message évangélique : l’homme, qu’il soit faible ou fort, est rejoint par Dieu là où il est, accueilli au coeur même de la condition qui est la sienne. « Que celui qui mange, écrira plus tard Paul aux Romains, ne méprise pas celui qui ne mange pas, car Dieu l’a accueilli » (14, 3). C’est une autre façon de proclamer la justification par la foi au Christ. Si la loi n’apporte pas le salut, la connaissance ne l’apporte pas davantage. On sait combien Paul a insisté au début de sa lettre aux Corinthiens sur l’échec de la sagesse humaine (cf. 1 Co 1, 21). De même, le Faible est un homme rejoint par l’appel, l’amour, le salut du Christ, indépendamment du niveau atteint par sa connaissance, indépendamment de sa faiblesse. Senft a bien mis en relief ce point : « L’appel qu’il a reçu lui permet - lui donne la liberté - d’appartenir au Christ et de le servir avec cette caractéristique humaine, la faiblesse, qui est la sienne »192. Blesser sa conscience, c’était lui masquer le fait qu’il est accueilli avec sa conscience faible devant Dieu. Pour Paul, la condition originelle a peu d’importance: « Par ailleurs, que chacun vive selon la condition que le Seigneur lui a donnée en partage, et dans laquelle il se trouvait quand Dieu l’a appelé » (1 Co 7, 17). En raison de cette diversité des conditions originelles, la réponse à l’appel de Dieu prendra des visages différents. Aussi Senft peut-il écrire: « La conscience, faible ou forte, assigne à la liberté de chacun ses limites, limites qui seront aussi celles de sa foi, en ce sens qu’elles définissent l’espace à l’intérieur duquel il peut et doit vivre sa vie d’homme justifié »193. Le respect et l’amour du Faible mettent en jeu la vérité même de l’Évangile, de cette justification offerte à tous indépendamment des oeuvres.

2.5 L’homme qui se propose comme modèle

Au v. 13 Paul propose ainsi sa solution au problème des idolothytes: « Voilà pourquoi, si un aliment doit faire tomber mon frère, je renoncerai à tout jamais à manger de la viande plutôt que de faire tomber mon frère » (1 Co 8, 13). Alors qu’il a utilisé la 2o et la 3o personne du singulier, ainsi que la 1ière, 2o et 3o personne du pluriel dans les 12 premiers versets, dans la conclusion il a recours au "je". Plutôt que d’émettre un avis contraignant, il se contente de dire : voici ce que je ferais personnellement dans cette situation. Et en proposant son propre comportement, Paul se présente comme un modèle à imiter. Que ce soit là la pensée de Paul, nous en avons la confirmation à la fin du chap. 10, quand se termine toute cette section consacrée aux idolothytes: « C’est ainsi que moi-même je m’efforce de plaire à tous en toutes choses, en ne cherchant pas mon avantage personnel mais celui du plus grand nombre, afin qu’ils soient sauvés. Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même de Christ » (1 Co 10, 33 -11, 1).

On a noté que ce thème de l’imitation, emprunté à l’hellénisme, ne se trouve guère dans le Nouveau Testament que dans les épîtres pauliniennes194. L’objet de cette imitation est avant tout l’apôtre lui-même (1 Co 4, 16; 11, 1; 1 Th 1, 6). Celui-ci ne se propose pas à l’imitation parce qu’il serait un modèle de perfection. Il indique plutôt son travail missionnaire, la façon dont il a accueilli l’Évangile (1 Th 1, 6) et la façon dont il l’annonce (1 Co 4, 9-13)195. « L’imitation paulinienne, écrit Collange, est toujours kérygmatique »196. Ce qu’il propose d’imiter, concerne un comportement qui ne vise qu’un but, l’Évangile du salut (1 Co 10,3 3). S’il s’est fait l’esclave de tous, s’il a été Grec avec les Grecs et Juif avec les Juifs, s’il a partagé la faiblesse des faibles, c’est "à cause de l’Évangile" (1 Co 9, 19-23). Voilà pourquoi il a renoncé à ses droits et propose-t-il aux Corinthiens: imitez-moi! C’est selon cette perspective qu’il faut lire également 1 Co 8, 13, même si on parle non pas de salut, mais au contraire de pierre d’achoppement. Tout comme l’apôtre a renoncé au droit d’être pris en charge par la communauté, "pour ne créer aucun obstacle à l’Évangile du Christ" (1 Co 9, 12), de même propose- t-il aux Forts de ne pas utiliser le droit que leur confère leur connaissance pour ne pas être un obstacle pour les Faibles. La motivation est évangélique : tout comme Paul, les Forts ont a témoigner de l’Évangile du Christ, premièrement en n’étant pas une cause de scandale pour leurs frères; secondement en accueillant et respectant les Faibles qui ont été appelés comme eux par Dieu. De même que Paul par sa parole et par l’ensemble de sa vie missionnaire est un modèle pour les croyants, de même le croyant en suivant ce chemin qu’il a tracé, non seulement imite ce missionnaire, mais aussi devient à son tour modèle pour les autres (cf. 1 Th 1, 7). Voilà ce que propose aux membres de la communauté le pasteur de Corinthe : prolonger son action au service de l’Évangile.

Quand on regarde le contexte dans lequel intervient l’exhortation à l’imitation, on note une situation où existe la "détresse" (1 Th 1, 6), la "condamnation à mort" (1 Co 4, 9), le renoncement à son propre "avantage" (1 Co 10, 33), la "croix du Christ" (Ph 3,1 8). 1 Co 8, 13 ne fait pas exception à la règle, puisqu’il s’agit pour les Forts de limiter leur liberté. Le chap. 9 prolonge ce contexte, alors que Paul insiste sur les droits auxquels il a renoncé. L’apôtre est un modèle dans la mesure où il s’est dépouillé de lui-même197. S’il en est ainsi, c’est qu’il s’est fait l’imitateur du Christ (1 Co 10, 33), il l’a rendu présent198. Imiter Paul, c’est aussi imiter le Christ (1 Th 1, 6). En effet, celui-ci s’est dépouillé prenant la condition de serviteur, s’abaissant jusqu’à la mort sur une croix (Ph 2, 6-11); « Vous connaissez en effet la générosité de notre Seigneur Jésus Christ qui, pour vous, de riche qu’il était, s’est fait pauvre, pour vous enrichir de sa pauvreté » (1 Co 8, 9). Quand Paul propose aux Forts son propre comportement (v. 13), quand il leur propose de limiter l’exercice de leur liberté, il présente en définitive le comportement du Christ à reproduire. Ainsi le Fort, loin d’être cause de chute pour le Faible, collaborera tout comme Paul à ce salut offert par le Christ199.

À Corinthe, l’apôtre appuis son exhortation à l’imiter sur la paternité spirituelle: « Vous n’avez pas plusieurs pères. C’est moi qui, par l’Évangile, vous ai engendrés en Jésus Christ » (1 Co 4, 15). En se situant niveau de la relation au Christ, Paul revendique une autorité, non seulement parce qu’il est à l’origine de leur être nouveau, qu’il les a engendrés à la vie en Christ, mais aussi parce qu’il peut leur montrer la route à suivre, qu’il a le devoir de les éduquer200. Cette image de la paternité se retrouve également dans la lettre adressée aux Thessaloniciens, à l’intérieur d’un contexte de travail pastoral et d’imitation: « Traitant chacun de vous comme un père ses enfants, nous vous avons exhortés, encouragés et adjurés de vous conduire d’une manière digne de Dieu qui vous appelle à son royaume et à sa gloire » (1 Th 2, 11-12). Cette paternité spirituelle relève de la relation du converti avec le prédicateur responsable de sa conversion201. Elle définit bien le cadre dans lequel il faut lire 1 Co 8,13. Quand Paul exprime ce qu’il ferait dans la question des idolothytes, il ne se définit pas comme quelqu’un donnant un conseil d’ami, mais affiche sa qualité de père spirituel qui peut rappeler les "principes de vie en Christ" (1 Co 4, 17). Et pourtant cette autorité ne comporte pas un caractère contraignant : les chemins proposés incluent un élément de motivation (1 Co 8, 1.3.6) et essaient de respecter la liberté du croyant : voici ce que moi je ferais. Cette autorité paternelle ne ressemble pas à l’autorité d’un maître202. La lettre à Philémon fournit un autre exemple. Paul écrit : « Aussi bien que j’aie, en Christ, toute liberté de te prescrire ton devoir, c’est de préférence au nom de l’amour que je t’adresse une requête... Je n’ai rien voulu faire sans ton accord, afin que ce bienfait n’ait pas l’air forcé, mais qu’il vienne de ton bon gré » (8.14). Paul ne veut pas exercer tous les droits que lui confère sa paternité spirituelle : « Et je ne te rappelle pas que toi, tu as aussi une dette envers moi, et c’est toi-même! » (19)203. La façon dont il peut exercer son autorité sans émettre d’avis contraignant est de se proposer comme modèle.

Conclusion

Comment résumer les résultats de cette analyse?

Dans l’antiquité, manger de la viande était peu fréquent, et donc constituait un événement festif. Comme l’abattage d’animaux revêtait un caractère sacré, une partie étant consumée par le feu, le reste vendu au marché, la question se posait pour un chrétien d’en consommer. La question se posait d’autant plus que la consommation de viande était avant tout une activité sociale puisqu’elle survenait à l’occasion de funérailles ou d’un mariage, ou lors de festivités religieuses de la cité ou de repas offerts part des corporations professionnelles. De plus, ces festivités pouvaient donner lieu à des séances de débauche. Quelle devait être l’attitude des chrétiens? On peut être surpris de cette question, car n’avait-elle pas été réglée au concile de Jérusalem vers l’an 48/49 alors qu’on demandait aux chrétiens de s’abstenir? Il faut croire que Paul avait une position beaucoup plus libre.

Des chrétiens qui se targuaient de posséder la connaissance de Dieu ne voyaient aucun problème à participer à ces repas. On les appelle des « forts », par opposition à ceux qu’ils considéraient comme des « faibles » en raison de leur scrupule de conscience face à ces repas. Qui sont-ils? Ce sont probablement des Grecs, d’abord convertis au Judaïsme, et ensuite devenu chrétiens. On peut alors comprendre leur dilemme, puisqu’ils étaient probablement bien insérés dans la vie courante de Corinthe et avaient des amis païens qui fréquentaient ces banquets. Leurs idées ressemblent en partie à ceux de Philo d’Alexandrie, un Juif immergé dans la culture hellénistique. On comprend alors le sens de leur insistance sur la connaissance qui n’est que le reflet de l’idéal religieux d’une connaissance de Dieu obtenue par révélation et par laquelle on sait que les idoles ne sont rien. De plus, leur insistance sur la liberté issue de cette connaissance pourrait s’expliquer en partie par la prédication même de Paul parlant de la liberté chrétienne.

À l’opposé, des chrétiens appelés des « faibles » selon la première épitre aux Corinthiens craignaient d’être contaminés par ces viandes. Ces chrétiens étaient probablement issus du monde païen, car les Juifs s’étaient totalement isolés de ces fêtes sociales. Au contraire, ceux qu’on appelle « faibles » subissaient la pression de la famille et des amis. N’ayant pas totalement assimilé l’unicité de Dieu, ils risquaient de retomber dans leurs vieilles habitudes. Et alors ils ressentent le reproche de leur conscience, du remord, et voient l’attitude des « forts » comme un véritable blasphème. Ces derniers répliquaient en leur reprochant d’avoir une conscience faible, car lorsqu’on a une connaissance juste des idoles on ne ressent aucun remord. Quand Paul interviendra, il parlera, non pas de conscience faible, mais de ceux qui sont faibles, faisant appel à la notion biblique de faiblesse ou scandale : en retrouvant leurs amis dans ces fêtes sociales, ces gens risquaient de quitter la communauté chrétienne, et par là de perdre la foi.

La réponse de Paul tourne autour de deux mots clés, connaissance et amour. Tout d’abord, c’est l’amour qui spécifie la relation juste avec les autres : la connaissance enfle, l’amour édifie. Cela l’aide à élargir la perspective pour reporter le centre de la question sur le frère et l’impact qu’a sur lui le comportement des Forts. Et seul l’amour permet de sortir d’une perspective abstraite et individualiste et de se soucier des autres. Le premier résultat de l’amour, c’est de prendre conscience que ceux qui n’ont pas la connaissance n’en possèdent pas moins des droits dans la communauté, et d’exprimer alors sa solidarité à leur égard. Quand Paul parle de l’amour qui édifie, il entend décrire la tâche de soutenir le Faible et l’aider à trouver la place qui est la sienne dans la communauté. À l’opposé, la connaissance dont se vante le Fort, loin de conduire celui-ci à accueillir et soutenir le Faible, devient tentation d’exercer une certaine violence sur ce dernier : loin de le respecter, il blesse sa conscience, provoque son éloignement de la communauté, et par là sa mort spirituelle. Aussi, Paul demande au Fort ne pas être occasion de chute, de ne pas scandaliser, car une conscience ne peut être éduquée par une injection de science. Cela n’est pas pour autant une négation de la liberté. Pour Paul, la liberté est avant tout un affranchissement de l’esclavage du péché, la capacité de pratiquer le bien. Ultimement, c’est l’amour qui rend libre pour l’autre et garde l’homme délié même s’il se fait "esclave" du frère.

Après avoir parlé de la relation aux autres, Paul discute ensuite de la relation à Dieu : « Si quelqu’un s’imagine connaître quelque chose, il ne connaît pas encore comme il faudrait. Mais si quelqu’un aime Dieu, il est connu de lui » (v. 2-3). En d’autres mots, les Forts s’illusionnent en s’imaginant qu’en ayant acquis une conception de Dieu, en possédant des idées sur lui, ils ont acquis l’attitude juste. Au contraire, c’est l’amour qui spécifie la relation juste avec Dieu, car celui qui aime est le signe vivant de l’oeuvre que Dieu est en train d’accomplir.

On aura remarqué que Paul ne répond ni par oui ni par non à la question posée, mais il replace celle-ci dans le contexte qui doit être le sien pour un chrétien : ce contexte tient compte du frère et des conséquences sur lui de la liberté du Fort.

L’analyse de la réponse de Paul permet de dégager cinq traits du pasteur qu’est Paul. Le premier trait est celui d’une personne attentive à la dimension concrète et historique de l’existence. Elle ramène la discussion sur la vérité abstraite de l’inexistence des idoles au niveau subjectif de l’impact de la fréquentation des banquets païens sur des membres de la communauté, soulignant par là la dimension affective et contingente des injonctions de la conscience. Toute discussion sur la connaissance et la liberté doivent se situer dans un cadre historique qui peut leur imposer une limite.

Le deuxième trait est celui d’une personne responsable d’une communauté. Pour elle, la tâche centrale est de construire cette communauté. Celle-ci est d’abord l’oeuvre de Dieu, mais chaque chrétien y est associé. Elle est si importante qu’elle devient le critère d’appréciation de l’agir chrétien. Voilà pourquoi Paul rappelle aux Forts la gravité de leur geste, car ils risquent de détruire la communauté.

Le troisième trait du pasteur est celui d’une personne qui prend le temps d’enseigner. Paul donne sa propre compréhension, plus profonde, du monothéisme chrétien; il affirme l’action historique de personnes divines différentes en vue d’un unique projet de salut en faveur des croyants. Face à la formule par trop théiste des Forts, l’apôtre parle du Christ, et de sa médiation historique qui prendra le visage d’une croix.

Le quatrième trait du pasteur est celui d’une personne centrée sur l’enjeu qu’est le salut et la vérité de l’Évangile. Si Paul intervient avec une telle vigueur, c’est que la position des forts se trouve à biaiser le coeur de l’Évangile : la véritable libération provient de la mort et la résurrection de Jésus Christ, et non pas de la connaissance, et celle libération nous permet d’aimer comme Lui jusqu’à donner sa vie. Il y a plus. Cette libération rejoint tout être humain dans la condition qui est la sienne, dans sa conscience faible ou forte. En attaquant la conscience du Faible, le Fort se trouvait à masquer le fait qu’il est accueilli avec sa conscience faible devant Dieu, et donc à attaquer le coeur de l’évangile.

Enfin, le cinquième trait du pasteur est celui d’une personne qui peut se proposer comme modèle. « Voilà pourquoi, si un aliment doit faire tomber mon frère, je renoncerai à tout jamais à manger de la viande plutôt que de faire tomber mon frère » (1 Co 8, 13). Ce qu’il propose d’imiter, concerne un comportement qui ne vise qu’un but, l’Évangile du salut. De fait, Paul ne cesse répéter que lui-même s’est fait l’imitateur du Christ. Enfin, s’il ose demander qu’on l’imite, c’est qu’il se considère comme le « père » de la communauté qu’il a engendrée, en la créant.

Le problème des idolothytes ne se pose plus aujourd’hui. Il a pourtant représenté un défi pour l’Église primitive qui s’enracinait dans un monde culturel nouveau. Paul a relevé ce défi, non pas en rappelant les normes juives traditionnelles, non pas en exploitant les ouvertures sur les étrangers offertes par la tradition juive, comme on le fit à l’assemblée de Jérusalem, mais en se montrant original et audacieux.

Ses points de repère éthiques ne sont pas des normes abstraites, mais des personnes et leur situation concrète. Il fera appel à l’amour. Et pourtant ce qu’il propose ne se réduit pas à un appel à la bonté ou à la bonne entente. L’horizon demeure le fait que Christ est mort pour le frère, que celui-ci est appelé à vivre le don de Dieu dans la situation de faiblesse qui peut être la sienne; l’Évangile rejoint la personne là où elle est actuellement.

Comme pasteur il a cherché à protéger les plus faibles de la communauté. Il l’a fait en complétant ce qui manquait à la science chrétienne des Forts et en montrant le péril qui les guettait, afin que tous, Faibles ou Forts, soient sauvés et qu’aucun ne se perde. Comme un père, il a veillé sur chacun d’eux, il leur a consacré sa vie. Par lui le Christ, le véritable pasteur, demeurait vivant et agissait.

 

-André Gilbert, 1982

Bibliographie

Sur 1 Co 8, 1-13

ARAI, S., « Die Gegner des Paulus in I Korintherbrief und das Problem der Gnosis », NTS, 19(1973)430-437.
BARRETT, C.K., « Things sacrificed to Idols », NTS, 11(1965)138-153.
BAOER, J.B., « TOIS AGAPOSIN TON THEON: Rm 8, 28 (1 Co 2, 9; 8, 3) », ZNTW, 505(1950)106-112.
COLLANGE, J.F., « Connaissance et liberté: exégèse de 1 Co 8 », Cahiers Bibliques, 203(1965)523-538.
COOPER, Eugene J., « Man’s Basic Freedom and Freedom of conscience in the Bible: Reflections on 1 Co 8-10 », ITQ, 42(1973)272-283.
COUNE, M., « Le problème des idolothytes et l’éducation de la Syneidēsis », RSR, 51(1963)497-534.
CRADDOCK. F.B., « Occasion, Text Sermon. A Case study », Interpretation, 35(1980)59-71.
DEMKE, Christoph, « Ein Gott und viele Herre; Die Verkündigung des einen Gottes in den Briefen des Paulus », ET, 36(1976)473-484.
DENNEY, J., « The Cup of the Lord and the Cup of Demons », Expeditor, (1908)289-304.
FEE, G.D., « Eidolothyta Once Again: An Interpretation of 1 Co 8-10 », Biblica, 61(1980)172-197.
FEUILLET, A., Le Christ Sagesse de Dieu d’après les épîtres pauliniennes. Paris: Gabalda, 1966 (Études Bibliques) p. 59-85.
FRIEDRICH, G., « Freiheit und Liebe im erstcn Korintherbrief », Theol. Z. , 26(1970)80-98.
GALIAZZO, Dino, «La prima lettera ai Corinzi (terza parte): Gli idoloti », Ric.Bib.Rel., 9(1974)5-32.
GIBLIN, C.H., « Three Monotheistic Texts in Paul », CBQ, 37(1975)527-547.
HARRIS, B.F., « Syneidésis (Conscience) in the Pauline Writing », West. Journ.Theol. . 24(1962)173-186.
HORSLEY, R.A., « Gnosis in Corinth 1 Co 8, 1-6 », NTS, 27(1980)32-51.
HORSLEY, R.A., « The Background of the Confessional Formula in Cor. 8, 6 », ZNW, 69(1978)130-135.
HORSLEY, R.A., « Consciousness and Freedom among the Corinthians: 1 Co 8-10 », CBQ, 40(1978)574-589.
KERST, Rainer, « 1 Ko 8, 6 - ein vorpaulinische Taufbekenntnis? », ZNTU, 66(1975)130-139.
KINZ, Christoph, « Bewahrung und Verkehrung der Freiheit in Christo: Versuch einer Transformation von 1 K 10, 23-11, 1 (8, 1-10.22) », Gnosis und Neues Testament (Berlin, Evangelische Verlagsanstalt, (1973)405-422.
LANGKANNER. P.H., « Christus mediator creationis », VD, 45(1967)201-208.
LANGKANNER, P.H., « Literanische und theologische Einzelstucke in 1 K 8, 6 », NTS, 17(1971)193-197.
MURPHY-O’CONNOR, J., « Food and Spiritual Gifts in 1 Co 8, 8 », CBQ, 41(1979)292-298.
MURPHY-O’CONNOR, J., « 1 Co 8, 6: Cosmology or Soteriology », RB, 85(1978)253-267.
MURPHY-O’CONNOR, J., « Freedom or the Ghetto: 1 Co 8, 1-13; 10, 23 - 11, 1 », RB, 85(1978)543-574.
RAUER, Max, « Die ’Schwachen’ in Korinth und Rom nach den Paulusbriefen », Biblischen Studien, 21. Freiburg: Herder, 1923.
SAGNARD, F.M.M., « A propos de 1 Co 8,6 », ETL, 26(1950)54-58.
SODEN, H. F. von, « Sakrament und Ethik bei Paulus », Das Paulusbild in den Neueren deutschen Forschung. Wege der Forschung, 24(Darmstadt Wisa Buchges, 1969)338-379.
THEISSEN, G., « Die Starken und Schwachen in Korinth. Soziologische Analyse eines theologischen Streites », ET, 35(1975)155-172.
THRALL, M.E., « The Meaning of oikodomeō in relation to the concept of suneidēsis (1 Co 8, 10) », Studia Evangelica IV (Berlin, Akademie-Verlag, 1968)468-472.

Sur 1 Corinthiens

ALLO, E.-B., La première épître aux Corinthiens. Paris: Gabalda, 1934 (Études Bibliques).
BACHMANN, Philipp, Der erste Brief des Paulus an die Korinther. KNT (Zahn) 7. Leipzig und Erlangen: Deichert, 1936.
BARRETT, C.K. , A Commentary on the First Epistle to the Corinthians. London: Adam & Charles Black, 1960 (Black’s N.T. Commentaries).
CONZELMANN, Hans, Der erste Brief an die Korinther. Gottingen: Vandenhoek &. Ruprecht, 1969 (Meyers Kommentar, 5).
DE BOER, Werner, Der erste Brief des Paulus an die Korinther. Wuppertal: R. Brockhaus, 1973.
DUPONT, J., Gnosis, La connaissance religieuse dans les épitres de s. Paul. Paris-Louvain: Gabalda-Nauwelaerts, 1949, 265-377.
GODET, FREDERlC, Commentaire sur la première épître aux Corinthiens. Neuchâtel: Monnier, 1965.
GROSHEIDE, F.W., Commentary on the First Epistle to the Corinthians. Grand Rapids: Michigan Eerdmans, 1965.
HERING, Jean, La première épître de saint Paul aux Corinthiens. Neuchâtel-Paris: Delachaux & Niestlé, 1949 (Commentaire du N.T. VII).
HUBY, Joseph, Saint Paul : Première Épître aux Corinthiens. Paris: Beauchesne, 1946 (Verbum Salutis, 13).
HURD, J.J.C., The Origin of 1 Corinthians. Londres: SPCK, 1965.
LIETZMANN, Hans., An die Korinther. Tubingen: J.C.B. Mohr, 1949 (Werner Georg Kummel, H.N.T., 9).
MOFFAT, James, The First Epistle of Paul to the Corinthians. Londres: Hodder and Stoughton Ltd, 1954 (The Moffat New Testament Commentary) .
ORR, W.F., WALTHER, J.A., 1 Corinthians. Garden City. Double Day & Co., 1976 (The Anchor Bible, 32).
ROBERTSON, A., PLUMMER , A., Critical and Exegetical Commentary on the First Epistle of St Paul to the Corinthians. Edinburgh: T & T Clark, 1914.
SENFT, C., La première épître de saint Paul aux Corinthiens. Neuchâtel: Delachaux & Niestle, 1979 (Comm. du N.T., 7).
WEISS, Johannes, Der Erste Korintherbrief. Gottingen, Vanderhoeck & Ruprecht, 1910 (Meyer’s Kommentar, N.T., 5).

 


1 Nous désignons, bien sûr, ici la première lettre canonique écrite avant la Pentecôte 55, sachant qu’elle suivait une autre lettre. Cf. C. Perrot, Nouvelle introduction à la Bible, t. 3, vol. 3, p. 20-27.

2 J. Murphy-O’Connor, « Freedom or Ghetto (1 Cor., VIII, 1-13; X, 23-XI, 1) », RB, 85(1978)543.

3 Voir par exemple J. Héring, La première épître de saint Paul aux Corinthiens, Neuchâtel-Paris: Delachaux & Niestlé, 1949, p. 11; M. Goguel, Introduction au Nouveau Testament, vol. 4. Paris: Leroux, 1926, p. 86; C. Senft, La première épître de saint Paul aux Corinthiens, Neuchâtel-Paris: Delachaux & Niestlé, 1979 (Commentaire du Nouveau Testament 2o série, VII), p. 17-19; H. Conzelmann, 3 Corinthians, Philadelphia: Fortress Press, 1975, p. 3-4.

4 Senft, op. cit., p. 108. Sed contra, J. Murphy-O’Connor, art. cit., p. 543.

5 Conzelmann, op. cit., p. 4.

6 C.K. Barrett, The First Epistle to the Corinthians, New York and Evanston, Harper & Row, 1968, p. 14.

7 E.-B. Allo, Saint Paul. Première épître aux Corinthiens. Paris: J. Gabalda, 1934 (études Bibliques), p. 236.

8 Idem.

9 C.K. Barrett, op. cit., p. 16.

10 Conzelmann, op. cit., p. 170. Cf. p. 148, v.8 et 10.

11 Nous ne pouvons pas reconnaître comme Allo une stratégie préparée par Paul, un mouvement allant crescendo. Cela présupposerait que Paul connaissait parfaitement la solution et, tel un bon enseignant, l’expose en plusieurs étapes. Il nous semble préférable de voir Paul en plein effort de réflexion. Cf. 1 Co 1, 16 qui donne une certaine idée de l’atmosphère dans laquelle a été composée la lettre.

12 Cf. Barrett, « Things sacrificed to Idols », NTS, 11(1965) 139-141.

13 G.D. Fee, « Eidolothyta Once Again: An Interpretation of 1 Co 8-10", Biblica, 61(1980)188.

14 Sur ce point un consensus s’est établi chez les exégètes (Conzelmann, Senft, Barrett, Horsley, Murphy-O’Connor).

15 Cf. par exemple Giblin, « Three Monotheistic Texts in Paul », CBQ, 37(1975)527-547; A. Feuillet, Le Christ Sagesse de Dieu d’après les épîtres pauliniennes, Paris: J. Gabalda (études Bibliques), 1966, p. 59-85; Murphy-O’Connor, « 1 Co 8, 6: Cosmology or Soteriology », RB, 85(1978)253-267.

16 C’est bien l’idée du jugement qui est signifiée ici avec le futur. Ont opté dans ce sens Senft, Héring, Murphy- O’Connor.

17 Conzelmann, Fee, Jeremias (8a seulement), Barrett (8a seulement), Murphy-O’Connor considèrent ce verset comme un slogan des Corinthiens.

18Par exemple, le pronom personnel "nous" est utilisé quand Paul reprend un slogan corinthien (v. 1 et 4), ou encore, quand Paul et les Corinthiens sont d’accord sur un point (v. 6). De même, le blepete de du v. 9 jouerait le même rôle que le alla ouk du v. 7. Cf. Murphy-O’Connor, « Food and Spiritual Gifts in 1 Co 8, 8 », CBQ, 41(1979) 292-298. En ce qui concerne le v. 8b, celui-ci propose la leçon A2 et 17. L’argumentation s’appuie sur peu de manuscrits, mais elle demeure plausible.

19 Cf. F. Poland, «Geschichte des griechische Wereinwesens », Leipzig: Teubner, 1909, p. 274.503-513.

20 Cf. A. Faux, « Idolothytes », S.D.B.,, col. 187-195.

21 G. Theissen, « Die ’Starken’ und ’Schwachen’ in Korinth. Soziologische Analyse eines theologischen Streites », ET,35(1975)160-161.

22 On cite souvent cette invitation personnelle conservée dans un papyrus édité par Grenfell et Hunt (Oxyrhynchus papyri. Londres: 1898-1904, I, 110): « Chérémon t’invite à diner à la table du Seigneur Sérapis, demain, qui est le 15o (jour du mois), à 9 heures ». (III, 523, du 2o siècle ap. J.C.): « Antoine, fils de Ptolémée, t’invite à diner avec lui à la table du Seigneur Sérapis, dans la maison de Claude, fils de Sérapis, le 10o (jour du mois), à 9 heures » (d’après la traduction de Prat, Théologie de saint Paul, t.1. Paris: 1930, p. 138).

23 Cf. H. Lietzmann, An die Korinther. Tübingen: J.C.B. Mohr, 1949, p. 49.

24 Barrett, art. cit., p. 141.

25 A.-G. Harnman, La vie quotidienne en Afrique du Nord au temps de s. Augustin. Paris: Hachette, 1979, p. 75.

26 Cf. Murphy-O’Connor, « Corinthian Slogans in 1 Cor, 6: 12-22 », CBQ, 40(1978)391-396.

27 ALLO, op. cit. , p. 196. Cf. R.A. Horsley, « Gnosis in Corinth: 1 Corinthians 8, 1-6 », NTS, 27(1980)48.27

28 La question posée par les Corinthiens aurait pu revêtir cette forme: ouchi hē syneidēsis autou asthenès oikodomèthèsetai? C’est une hypothèse de Jewett que Murphy-O’Connor juge "worthy of respect" (Murphy-O’Connor, Freedom or..., p. 548).

29 Theissen, o.p. cit., p. 162.

30 Cf. l’utilisation politique de ces fêtes, mentionnée par Theissen. Sur ce point Barrett fait observer que beaucoup de Grecs ne voyaient plus son caractère religieux et y participaient pour des raisons sociales (op. cit., p. 196).

31 Theissen, art. cit., p. 163.

32 Murphy-O’Connor, Freedom or..., p. 558.

33 C’est le point de vue de C. Perrot, « Les décisions de l’assemblée de Jérusalem », RSR, 69(1981)195-208.

34 Cf. E. Mangenot, "idolothytes", D. T. C., col. 683-684.

35 On les qualifie tantôt de "gnostiques", tantôt de "pneumatiques", ou encore de "libertins", d’"enthousiastes". Le terme "Fort" est utilisé par opposition à "Faible".

36 J. Dupont, Gnosis. La connaissanrce religieuse dans les épîtres de saint Paul. Louvain-Paris, Nauwelaerts- Gabalda, 1949, p. 367.

37 Ibid., p. 367.

38 Ibid., p. 357.

39 Ibid., p. 362-363.

40 Ibid., p. 364.

41 Ibid., p. 373.

42 R. Bultmann, Theological Dictionary of the New Testament, p. 701-702.

43 Horsley, art. cit., p. 32-51.

44 Ibid., p. 34.

45 Ibid., p. 36.

46 Ibid., p. 37-38.

47 Ibid., p. 40.

48 Cf. Horsley, « Pneumatikos vs Psychikos », HTR, 69(1976) 269-288.

49 Horsley, Gnosis..., p. 48.

50 Au chap. 10 c’est Paul lui-même qui puise dans un thème du judaïsme alexandrin.

51 Dupont, op. cit., p. 374-375.

52 Ibid., p. 298.

53 Ibid., p. 300.

54 Ibid., p. 299-300.

55 Ibid., p. 300-301.

56 Ibid., p. 304.

57 Conzelmann, op. cit. , p. 108; voir aussi Feuillet, op. cit., p. 60.

58 Horsley, Gnosis..., p. 580-581.

59 Dupont, op. cit. , p. 320.

60 Conzelmann, op. cit., p. 109.

61 Dupont, op. cit., p. 355-356.

62 Ibid., p. 357.

63 Ibid., p. 372.

64 Conzelmann, op. cit., p. 15. Horsley a tenté de contredire ce point de vue (Gnosis..., p. 48.) en rapportant les positions de Philon d’Alexandrie, mais l’affirmation de Conzelmann nous semble toujours valable.

65 Dupont, op. cit. p, 373.

66 Barrett, art. cit., p. 151-152.

67 J.-F. Collange, De Jésus à Paul. L’éthique du N.T. Genève: Labor et Fides, 1980, p. 224.

68 Conzelmann, op. cit., p. 15.

69 Ibid., p. 109; cf. Barrett, op. cit., p. 145.

70 Horsley, Gnosis..., p. 37.

71 Murphy-O’Connor , Freedom or. . . , p. 545.

72 Cf. note 28.

73 Conzelman, op. cit., p. 15.

74 Ibid., p. 16.

75 Idem.

76 Dupont, op. cit., p. 375.

77 C’est d’ailleurs l’avis de la majorité des exégètes. Nous n’avons pas présenté le travail de Theissen sur le sujet, car il se situe dans une toute autre perspective, une perspective sociologique et économique. Les Forts appartiennent à une couche sociale supérieure, ils sont plus éduqués que la moyenne, d’où la possibilité de manger régulièrement de la viande; ils jouissent d’une certaine influence, d’où leur tentative d’influencer les Faibles. Ils avaient beaucoup de contacts avec le milieu païen et tenaient à les conserver. « Wer reich werden will un reich ist, muss den Kontact mit Heiden suchen und pflegen" (p. 164). Bref, c’est une élite. De plus, Theissen lie très fort leurs positions avec le système gnostique (p. 166-167). Nous ne pouvons faire ici la critique de ce travail, mais noter cependant que s’il apparaît ouvrir des perspectives neuves et intéressantes, il s’éloigne beaucoup des données fournies par le texte et apporte parfois des conclusions douteuses ou invérifiables.

78 Cf. Conzelmann, op. cit., p. 147, note 19.

79 . Cf. Murphy-O’Connor, Freedom or..., p. 551.

80 M. Coune, « Le problème des Idolothytes et l’éducation de la Syneidesis », RSR, 51(1963)497-534.

81 Ont opté pour syneitheia Murphy-O’Connor, Conzelmann, Orr-Walther, Collange, Barrett, Héring, Jewett, Giblin, Senft. Par contre, nous avons un écho favorable de la position de Coune chez E. Cothenet, "Pureté et impureté", S.D.B.,, col. 548-549.

82 Dupont, op. cit., p. 285.

83 Ibid., p. 284.

84 Ibid., p. 308.

85 Ibid., p. 374.

86 J. Dupont, « Appel aux Faibles et aux Forts dans la communauté romaine (Rom. 14, 1 - 15, 13) », Studiorum paulinorum congressus internationalis catholicus, 1961. Romae: E. Pontificio Instituto biblico, 1963 (Analecta Biblica, 17), p. 358.

87 Murphy-O’Connor, Freedom or..., p. 551-556.

88 Cf. C.A. Pierce, Conscience in the New Testament. Londres: SCM Press, 1955 (Studies in Biblical Theology, 15), p. 81.

89 Murphy-O’Connor, Freedom or..., p. 553-554.

90 Ibid., p. 554.

91 Parmi ceux qui voient dans les Faibles des helléno-chrétiens citons Henrici, Conzelmann, Murphy-O’Connor et Senft.

92 Senft, op. cit., p. 115.

93 Ce point de vue est très peu contesté chez les exégètes; cf. Feuillet, op. cit., p. 60.

94 Pierce, op. cit., p. 13-53.

95 Cf. Ibid., p. 17.

96 Ibid., p. 50.

97 Murphy-O’Connor, Freedom or..., p. 555-556.

98 Cf. Dupont, op. cit., p. 266.

99 Jewett, Paul’s Anthropological Terms. A study of their Use in Conflict Settings. Leiden: 1971, p. 425.

100 Cf. Barrett, op. cit., p. 194-195.

101 Horsley, « Consciousness and Freedom among the Corinthians: 1 Co 8-10 », CBQ, 40(1978)583-584.

102 Barrett, op. cit., p. 194-195.

103 Murphy-O’Connor, Freedom or..., p. 554.

104 Senft, op. cit., p. 112.

105 Dupont, op. cit., p. 277-279.

106 Ibid., p. 279.

107 Idem.

108 Conzelmann, op. cit., p. 149, note 38.

109 Barrett, op. cit., p. 196. Senft, op. cit., p. 116.

110 Murphy-O’Connor, Freedom or..., p. 563-565.

111 Ibid., p. 564.

112 « The argument for his qualification begins not by criticizing the content, but by pointing to the concrete common life, that is to say, the historic character of existence, which is disturbed by the theoretical principals of the strong » (Conzelman, op. cit., p. 146).

113 « Concrétisée ainsi dans l’amour et le détachement, la vie chrétienne échappe à cette dangereuse abstraction, à cet oubli de la situation concrète de l’homme, où vivaient les partisans exaltés de la vie pneumatique" (H. Schlier, Le temps de l’église. Recherches d’exégèse. Tournai: Casterrnan, 1961, p. 167).

114 C. Spicq, Agapē dans le Nouveau Testament, t.2. Paris: Gabalda, 1959, p. 47.

115 C. Spicq, Théologie morale du Nouveau Testament, t.2. Paris: Gabalda, 1965, p. 527, note 2.

116 Spicq, Agapē..., p. 53, note 1.

117 Barrett, op. cit., p. 109.

118 J.-F. Collange, De Jésus à Paul. L’éthique du Nouveau Testament. Genève: Labor et Fides, 1980, p. 158.

119 Spicq, Théologie morale..., p. 663-664.

120 Senft, op. cit., p. 109.

121 Conzelmann, op. cit., p. 140; Murphy-O’Connor, L’existence chrétienne selon saint Paul, Paris: Cerf, 1974, p. 142.

122 Conzelmann, op. cit., p. 140.

123 Collange, op. cit., p. 140.

124 « Il va de soi que cette immolation confère au Seigneur un droit de propriété sur ceux qu’il aime et rachète » (Spicq, Charité et liberté selon le Nouveau Testament. Paris: Cerf, 1964, p. 45).

125 Cf. 1 Co 3, 6-10 où oikodomè et auxanô sont unis; Spicq, Agapē..., p. 51.

126 Murphy-O’Connor, op. cit., p. 165. R. Schnackenburg, Le message moral du Nouveau Testament. Le Puy-Lyon: Xavier Mappus, 1963, p. 266.

127 Murphy-O’Connor, Freedom or..., p. 569; L’existence chrétienne..., p. 166.

128 Spicq, Théologie Morale..., p. 663.

129 « Sa conception (de Paul) de la communauté chrétienne doit beaucoup au concept juif de communauté eschatologique, laquelle, bien sûr, sera une communauté de parfaits, mais il ne fait jamais l’erreur de croire que les nouveaux convertis étaient, de fait, parfaits; il répudie même explicitement cette idée pour ce qui le concerne (Ph 3, 12). L’entrée dans la communauté chrétienne n’était rien de plus qu’une occasion privilégiée d’oeuvrer vers la plénitude humaine » (Murphy-O’Connor, op. cit., p. 136).

130 Cf. J. Cambier, « La liberté du chrétien selon saint Paul », LV, 61(1963)10; G. Friedrich, « Freiheit und Liebe im ersten Korintherbrief », Theol.Z., 26(1970)89-90; Schnackenburg, op. cit., p. 251.

131 « C’est dans le spiritualisme, qu’il porte à l’ascèse ou au libertinage, à l’enthousiasme individualiste ou à la gnose orgueilleuse - autant de procédés par lesquels l’homme se procure lui-même libération et liberté - que lui (Paul) apparaît le grand péril » (Senft, op. cit., p. 22).

132 Spicq, Théologie morale..., p. 662. Schnackenburg, op. cit., p. 250.

133 Murphy-O’Connor, op. cit., p. 92-98.

134 Ibid., p. 95.

135 Ibid., p. 136.

136 Schanckenburg, op. cit., p. 267-268; Schlier, op. cit., p. 167.

137 Senft, op. cit., p. 136.

138 Friedrich, art. cit., p. 81.

139 Murphy-O’Connor, op. cit., p. 142.

140 Spicq, Théologie morale..., p. 662, note 1.

141 Ibid., p. 600; « Depuis Jésus Christ, la morale n’est que du théologal pratiquement vécu » (Spicq, Agapē..., p. 235).

142 Certains manuscrits (P46, C1) ont simplement: ei de tis agapa, sans ton Theon. Mais le contexte établit clairement qu’il s’agit de l’amour de Dieu.

143 M. Carrez, Grammaire grecque du Nouveau Testament. Neuchâtel: Delachaux et Niestle, 1966, p. 142; Héring, op. cit., 64; Collange, art. cit., p. 526.

144 Conzelmann, op. cit., p. 141.

145 Collange, op. cit., p. 159.

146 L’expression a aussi un sens acceptable dans le milieu grec où elle signifie "jouir de la faveur de Dieu"; cf. Dupont, op. cit., p. 81.

147 Idem; Murphy-O’Connor fait siennes les conclusions de Dupont: Freedom or..., p, 559.

148 Barrett, op. cit., p. 190.

149 « It appears as though Paul is highlighting polytheistic acclamations and diverse confessions that entail acknowledgement or multiple, relatively unrelated subjects of divine activity in the world" (Giblin, op. cit., p. 533).

150 Conzelmann, op. cit., p. 145: « The gods become gods by being believed in ».

151 Murphy-O’Connor, Freedom or... , p. 561.

152 Idem.

153 « Here, too, Paul, makes clear that it is not a question of metaphysical or ontological judgment, but of anthropological judgments which as such include the adopting of an attitude » (Conzelmann, op. cit. , p. 145).

154 Ibid., p. 146.

155 -O’Connor, Freedom or..., p. 561.

156 Senft, op. cit., p. 112.

157 Ibid., p. 115.

158 Murphy-O’Connor, Freedom or..., p. 567.

159 Cf. Idem.

160 Ce point est souligné par Conzelmann, op. cit., p. 148.

161 Cf. épictète, Diss. 4.1.1 .: eleutheros estin ho zôn hôs bouletai.

162 Conzelmann, op. cit., p. 148-149.

163 « In 8, 3 Paul shifts the Corinthians viewpoint from a static cognitive and epistemological stance to a dynamic affectional relationship" (Horsley, Gnosis..., p. 49).

164 Collange, op. cit., p. 153.

165 Idem.

166 O. Michel, « oikodorneō », T.D.N.T., p. 140.

167 Murphy-O’Connor, « Cosmology or Soteriology », RB, 85(1978)153-267.

168 Ibid., p. 256-257.

169 Ibid., p. 257.

170 Ibid., p. 259.

171 Murphy-O’Connor, Freedom or..., p. 563.

172 Murphy-O’Connor, « Food and Spiritual Gifts in 1 Cor 8:8 », CBQ, 41(1979)292-298.

173 Sur le sens de perisseuô et de hystereô, cf. Ibid., p. 298.

174 R. Bultmann, Theoloqy of the New Testament, 1. Londres: SCM Press LTD, 1952, p. 332.

175 Conzelrnann, op. cit., p. 141.

176 Cf. H. Lietzmann, « Symbolstudien XI », ZNW, 22(1923)268- 271; O. Cullmann, Les premières confessions de foi chrétienne, Paris: 1933. Giblin, art. cit., p. 530; Murphy-O’Connor, Cosmology or..., p. 254-255. Cette structure grammaticale sans verbe avec un rythme bien cadencé apparaît soudainement au milieu d’un développement en prose. L’examen du style avec les expressions heis theos ho pater, heis kurios confirme son caractère non-paulinien (Murphy-O’Connor, p. 254). Giblin a montré que la juxtaposition d’expressions comme oidamen hoti et kai hoti se produit quand Paul amène une citation (cf. 1 Co 15, 3b-4) (p. 530).

177 Conzelrnann, op. cit., p. 145.

178 Feuillet, op. cit., p. 65.

179 Giblin, art. cit., p. 536-537.

180 Murphy-O’Connor, Cosmology or..., p. 264-267.

181 Ibid., p. 267.

182 Ibid., p. 264-265.

183 Giblin, art. cit., p. 535-536.

184 Ibid., p. 535.

185 Conzelmann, op. cit., p. 140.

186 Cf. Ibid., p. 150. Bultmann, op. cit., p. 343.

187 On ne peut donner raison à Héring qui écrit à propos de cette crise galate (2, 11ss): « C’est que les Jérusalémites accusaient la fâcheuse tendance de vouloir imposer leur faible foi aux forts; ils les ’jugeaient’, ce qui d’après Rrn 14, 3 est expressément condamné. Dès ce moment une question de principe se posait sur laquelle il ne fallait pas céder » (op. cit., p. 68). Car l’enjeu n’est pas le "jugement de l’autre", mais "la justification par la foi au Christ".

188 Bultmann, op. cit., p. 343.

189 Murphy-O’Connor, op. cit., p. 138.

190 Cf. Cambier: « Saint Paul tient aussi, nous le verrons, à ce que chacun cherche lui-même à discerner la volonté de Dieu et juge par lui-même des valeurs chrétiennes sans être lié à la conscience du voisin » (« La liberté du chrétien selon saint Paul », LV, 61(1963)11).

191 Conzelrnann, op. cit., p. 147.

192 Senft, op. cit., p. 114.

193 Ibid. , p. 115.

194 Seuls He 6, 12; 13 ,7 et 3 Jn 11 font exception à la règle. Voir Collange, op. cit., p. 197-204; Spicq, Théologie morale..., 2, p. 220-230; Conzelmann, op. cit., p. 92.

195 Idem: « The summons cannot be separated from Paul’s missionary work ».

196 Collange, op. cit., p. 199.

197 Conzelmann, op. cit., p. 92.

198 Senft, op. cit., p. 139.

199 "The argument is accordingly soteriological" (Conzelmann, op. cit., p. 92.).

200 Spicq, Théologie morale..., 2, p. 721-722.

201 Barrett, op. cit., p. 115.

202 Barrett, op. cit., p. 21.

203 Pierce (op. cit., p. 78) a soumis l’idée que l’attitude libérale de Paul qui ne défend pas catégoriquement de manger des idolothytes proviendrait de son désir de ne pas perdre la moitié de ses convertis. C’est une hypothèse difficile à vérifier. Nous y voyons plutôt la répétition d’une attitude habituelle chez l’apôtre, par laquelle il tranche rarement d’autorité une question, mais veut amener le lecteur à découvrir par lui-même le bien fondé de ce qu’il dit (cf. 1 Co 10, 15).