Matthieu 15, 21-28 Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation. Résumé Le récit Après de vives discussions avec les pharisiens de Génésareth sur le pur et limpur, Jésus et ses disciples se retirent dans la région païenne de Tyr et de Sidon. Puis, sortant de sa région, une femme cananéenne, appartenant à un peuple considéré comme impur et ennemi par les Juifs, se rend auprès de Jésus pour lui demander de guérir sa fille possédée par un démon. Mais Jésus ne réagit pas et ne dit rien. Ce sont maintenant les disciples qui vont voir Jésus pour qu'il agisse, car ils sont vraiment gênés par lintensité de ses cris. Mais Jésus leur rappelle sa mission première, qui consiste à ne sadresser quaux Juifs. Puis, la femme revient vers Jésus en exprimant dune certaine manière sa foi en lui, en lappelant "maître". Une fois de plus, Jésus lui rappelle sa mission originelle, en identifiant les païens avec les chiots et en déclarant que la nourriture doit dabord être donnée aux enfants de la maison pour quils puissent survivre et grandir. La femme est daccord avec Jésus, mentionnant astucieusement que cela ne peut pas empêcher les chiots de manger ce qui tombe de la table des maîtres, cest-à-dire quelle pourrait être comblée avec les miettes de lenseignement de Jésus, son maître. Jésus reconnaît alors sa foi étonnante, et la force de cette foi guérit immédiatement sa fille. Le vocabulaire Lhistoire commence avec des mots que Matthieu aime utiliser, à commencer par exerchomai (se retirer dun endroit), où il souligne la rupture avec le milieu juif de Génésareth, puis ekeithen (de là), et enfin anachōreō (il sest retiré) pour présenter le voyage de Jésus comme une retraite stratégique. Et selon son habitude de raconter une histoire, il commence par demander notre attention : idou (voici !). Le personnage principal est une Chananaia (une femme cananéenne), un terme quil est le seul à utiliser, afin de désigner ce peuple considéré comme impur et ennemi dans lAncien Testament. Pour décrire sa demande, Matthieu utilise krazō (crier), pour exprimer un mouvement dune grande intensité, eleeō (avoir pitié), ce que Dieu offrait à son peuple dans lAncien Testament, kyrios (maître, Seigneur) dans la bouche de la femme, pour exprimer sa foi en Jésus, huios Dauid (fils de David), car à ses yeux elle reconnaît en Jésus le Messie juif, kakōs (méchamment) daimonizomai (possédé par un démon), une façon de nous dire quil y a quelque chose de lamentable dans sa situation, qui appelle plus de compassion. Le travail éditorial de Matthieu se poursuit avec ouk apekrithē autē logon (il ne lui a répondu aucun mot), une expression unique dans tout lEvangile, une façon de faire allusion au fait que la mission de Jésus vise dabord les "brebis perdues de la maison dIsraël" (ta probata ta apolōlota oikou Israēl), une phrase qui lui est propre, et la présentation des disciples dans le rôle de médiateur avec le verbe proserchomai (sapprocher), un de ses mots favoris, lorsquils sapprochent de Jésus pour le prier de apolyō (renvoyer / libérer) cette femme. Puis Matthieu utilise son style particulier pour présenter la femme cananéenne comme une personne de foi avec elthousa (être venu), le verbe proskyneō (rendre hommage) et le verbe boētheō (venir au secours) que lon trouve également dans les Psaumes. Le travail éditorial de Matthieu apparaît encore à la fin du récit avec nai (oui) et kai gar (car même), quand la femme, en raison de sa foi, est daccord avec Jésus pour dire quil ne faut jamais jeter du pain aux chiots, et aussi avec le mot pluriel kyrioi, faisant allusion au maître des chiots et de la maison, mais aussi à Jésus comme maître des croyants. Avec son mot fétiche tote (alors), Matthieu conclut ce qui est la conséquence de la foi de la femme, une foi décrite comme grande (megas), le seul moment où cet adjectif est utilisé à propos de la foi dans les Évangiles : ce quelle veut (thelō), un mot clé pour Matthieu, arrive, sa fille est guérie, et cela arrive apo tēs hōras ekeinē (à cette heure même), la façon pour Matthieu de montrer la force de la foi. Structure et composition Cette histoire na pas la structure habituelle dune histoire de miracle avec ses 5 étapes. En raison du rôle des disciples comme médiateurs dans lhistoire, et de lévolution de la foi des Cananéennes, nous parlons ici de la mission chrétienne qui souvrira aux non-juifs. Ceci est confirmé par tout le contexte situé dans la deuxième partie de lévangile, où Jésus centre son enseignement sur ses disciples, après le refus de croire de ses compatriotes, et lhistoire de la femme cananéenne est le moment charnière introduisant un cadre non-juif qui aura son apogée avec la seconde multiplication des pains en territoire non-juif : cest la nouvelle mission des disciples. Lorsque Matthieu écrit son évangile, il a devant lui lhistoire de cette femme païenne racontée par Marc, où laccent est déjà mis sur le fait que la foi en Jésus a atteint les non-juifs. Mais il donnera à lhistoire sa propre tournure : ce sont principalement les disciples qui deviennent un personnage important de lhistoire, et après avoir rappelé les instructions précédentes sur la restriction de la mission aux Juifs, il met en évidence la foi de la femme païenne afin quelle devienne un modèle, et donc une partie de la communauté chrétienne. Intention de l'auteur Cet évangile a probablement eu comme public principal la communauté juive chrétienne dAntioche, et a été écrit vers lan 80 ou 85 par un juif chrétien. Le récit cananéen ne peut être compris sans rappeler la question de lintégration des non juifs dans la communauté chrétienne. Dans sa lettre aux Galates, vers lan 53, Paul parle du conflit avec les chrétiens qui croient quon ne peut pas rejoindre la table commune de leucharistie sans devenir juif et se conformer à toutes les règles juives. Ces chrétiens, appelés "judaïsants", seront actifs pendant de nombreuses années. Malheureusement, pour résoudre ce problème, les dirigeants chrétiens ne pouvaient pas se référer à la pratique de Jésus, car sa mission ne visait que les juifs. Dans ce contexte, vers lan 67, Marc, le premier évangéliste, nous a donné lhistoire dune femme païenne guérie par Jésus à cause de sa foi, en utilisant probablement une vieille tradition sur le miracle de Jésus en dehors de la Galilée, et en lutilisant pour une section de son évangile sur Jésus en dehors de lenvironnement juif. Matthieu reprendra le récit de Marc, mais en le modifiant fortement. Tout dabord, la femme païenne sera appelée une "Cananéenne", qui était considérée comme une race souillée et un ennemi pour un Juif. Ensuite, dans le comportement de Jésus, il exprimera lopinion des Judaïsants selon laquelle la mission de Jésus était exclusivement destinée aux Juifs : "Jai été envoyé SEULEMENT aux brebis perdues de la maison dIsraël". En même temps, il introduit le personnage des douze disciples qui, depuis la mort de Jésus, sont maintenant les médiateurs, et donc tout doit passer par eux et leurs successeurs. Enfin, il met laccent sur la foi de la femme qui dit clairement que Jésus est son maître, et cest cette même foi qui a guéri sa fille. Tout cela est la réponse de Matthieu à la question des Judaïsants : même si la mission de Jésus était dabord pour le peuple élu dIsraël, il aurait reconnu la foi des non Juifs, et la force de leur foi leur aurait permis de faire pleinement partie de la communauté eucharistique.
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exelthōn (étant sorti) |
Le verbe exerchomai est formé de la préposition ek (de, venant de) et du verbe erchomai (venir, arriver, aller). Cest donc lidée de se déplacer en quittant un lieu. On le retrouve partout dans les évangiles : Mt = 43; Mc = 37; Lc = 39; Jn = 30. Mais Matthieu aime bien ce mot; en plus de le recopier de Marc et de la source Q, il apparaît dans les passages qui lui sont propres, ou encore il lajoute parfois quand il édite ses sources. Cest précisément le cas ici : Matthieu recopie un récit quil tient de Marc qui commence ainsi : « Et se levant de là, il séloigna (aperchomai) » (Mc 7, 24). Le verbe aperchomai, formé de la préposition apo (à partir de) et du verbe erchomai (venir, arriver, aller) est similaire à exerchomai : le premier traduit le mouvement dun point A à un point Z, le dernier traduit le fait quon sextrait dun lieu ou quon le quitte. Cest ce dernier verbe qua choisi Matthieu de préférence à celui de Marc; pour lui, il traduisait plus clairement lidée dune rupture, alors que Jésus quitte un lieu pour vivre une forme de retraite.
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ekeithen (de là) | Ladverbe ekeithen Mt = 12; Mc = 5; Lc = 3; Jn = 1; Ac = 3 apparaît de manière un peu dispersée dans les évangiles-Actes. On le voit qualifier des verbes comme sortir (exerchomai), passer (paragō), partir (metabainō), se retirer (anachōreō), sen aller (ekporeuomai), se lever (anistēmi), séloigner (aperchomai); il indique lorigine dun mouvement. Cest un mot familier chez Matthieu, même si lexpression exerchomai ekeithen (sortir de là) est présente dans ses sources (Marc, source Q); elle est probablement typique dans un milieu grec. Et ici, il ne fait que reprendre le ekeithen dans la version de Marc. Mais à quel lieu renvoit ce « là »? Si on se fit au contexte, la seule localité mentionnée auparavant à la fois chez Matthieu (14, 34) et chez Marc (6, 53) est la ville de Gennésareth, sur le bord du lac de Galilée, à quelques kilomètres au sud de Capharnaüm. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
anechōrēsen (il se retira) | Le verbe anachōreō est composé de la préposition ana (décrit un mouvement de bas en haut, ou de retour en arrière ou de recommencement) et du verbe chōreō (faire place, se déplacer); il sagit dun mouvement de retrait. Encore une fois, Matthieu aime beaucoup ce verbe : Mt = 10; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 1; Ac = 2. Il est utilisé quatre fois dans les récits de lenfance où il apparaît dans un cadre de fuite : les Mages se retirent par une autre route pour éviter Hérode (2, 12-13); également pour éviter Hérode, Joseph se retire en Égypte (2, 14), puis en Galilée (2, 22). Quand Jésus est le sujet, le verbe décrit une retraite stratégique de sa part devant une menace imminente :
Autrement, cest Jésus qui demande à la foule de se retirer ou de déguerpir de la maison du chef de synagogue où sa fille est considérée comme morte (9, 24), ou cest Judas qui se retire du temple après avoir jeté ses trente pièces dargent, une retraite qui se termine par son suicide (27, 5). Comment faut-il donc interpréter ici au v. 21 la retraite de Jésus? Quand on regarde le contexte qui précède, on note que Jésus vient de vivre une controverse avec les Pharisiens au point où ses disciples lui disent : « Sais-tu que les Pharisiens se sont choqués de tentendre parler ainsi? » Voilà ce qui semble motiver Jésus à opérer une retraite stratégique. |
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merē (portions) |
Le mot meros ne joue pas un grand rôle dans les évangiles : Mt = 4; Mc = 1; Lc = 4; Jn = 4; Ac = 7. Il signifie fondamentalement la partie dun tout, et lon traduit par portion (dun tout), part (dans un groupe), morceau (dun aliment), région (partie dun pays), reste (dun tout), lot (parmi les différents sorts réservés aux gens), groupe (parmi une population). Sur les quatre présences du mot en Matthieu, trois lui sont propre et elles sont toujours utilisées au pluriel : dans le récit de lenfance, Joseph se retire dans les portions de Galilée (2, 22), puis il y a notre verset où Jésus se retira dans les portions de Tyr et Sidon, et enfin larrivée de Jésus dans les portions de Césarée de Philippe (16, 13). Le terme est très souvent traduit par région ou district, mais chez Matthieu, à part la référence à la Galilée, il ne décrit pas vraiment de frontière politique (on pourra se référer à cette carte de la Palestine). Car Tyr et Sidon appartiennent à la Phénicie, et Césarée de Philippe à lIturée.
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Tyrou kai Sidōnos (Tyr et Sidon) |
La région où se retire Jésus est appelée Tyr et Sidon. Les deux villes apparaissent toujours ensemble dans les évangiles, et ailleurs elles napparaissent que dans les Actes, et séparément (pour Tyr : Mt = 3; Mc = 3; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 2; et pour Sidon : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 1). Ces deux villes de Phénicie, aujourdhui le Liban, qui sont deux ports sur la mer Méditerrannée, que séparent une quarantaine de kilomètres, représentent pour les Juifs des cités païennes. Chez Matthieu, sur trois références, deux proviennent de la source Q (11, 21-22), et ici dans le récit emprunté à Marc, il ajoute la référence à Sidon alors que Marc ne parle que de Tyr; Matthieu a probablement voulu rationaliser les choses, sachant quon les mentionne habituellement ensemble.
Ainsi, Jésus opère une retraite stratégique dans un milieu païen. On ne dit pas que Jésus se rend à Tyr, mais dans la région à laquelle la ville appartient. Notons que la distance entre Gennésareth et Tyr est denviron 60 kilomètres. |
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v. 22 Or, voici quune femme cananéenne, étant arrivée de ces confins, sétait mise à pousser des cris : « Prends-moi en pitié, maître, fils de David, car ma fille est sous lemprise de pulsions mauvaises ».
Littéralement : Et voici (idou) qu'une femme (gynē) cananéenne (Chananaia) de ces frontières (horiōn) -là étant sortie (exelthousa), poussait des cris (ekrazen) disant : prends pitié (eleēson) de moi, seigneur (kyrie), fils de David (huios Dauid). La fille (thygatēr) de moi est méchamment (kakōs) possédée d'un démon (daimonizomai) |
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idou (voici) |
Linterjection idou est limpératif moyen-passif, 2e personne du singulier, du verbe horaō (voir, regarder, observer, remarquer); littéralement il faudrait traduire : sois vu! Sous cette forme, lexpression est si fréquente quelle mérite un traitement à part : Mt = 62; Mc = 7; Lc = 57; Jn = 4; Ac = 23. Dans un récit, elle vise à attirer lattention : « Et voici quarrive un homme... ». Ce procédé est beaucoup utilisé par Luc, Matthieu et la source Q. Chez Matthieu, lexpression apparaît 62 fois, mais comme 9 fois elle se trouve dans le texte de Marc quil recopie et 8 fois dans la source Q, il reste 45 occurrences qui lui sont propres. Mais pour mesurer combien Matthieu aime recourir à cette expression, il faut noter quà 27 reprises il lajoute au récit quil reçoit de Marc, et deux fois au récit quil reçoit de la source Q. Et ici, au v. 22, dans ce récit quil reçoit dune tradition commune à cette de Marc, il se permet dajouter « Et voici » pour attirer lattention sur son récit qui est sur le point de commencer. Nous sommes devant un trait de la plume de Matthieu.
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gynē (femme) | Malgré le contexte très juif de son évangile, Matthieu est le deuxième après Luc (on sait que ce dernier peut être considéré comme lévangéliste des femmes) à mentionner la femme sur le plan statistique : Mt = 29; Mc = 17; Lc = 41; Jn = 22; Ac = 19; et sur les 29 mentions, 16 lui sont propres. Tout comme en français, le mot revêt deux significations, une personne de sexe féminin, et la conjointe dun homme. Regardons-les brièvement.
Personne de sexe féminin
Il se dégage de tous ces détails un profond respect de Matthieu pour les femmes et un certain effort pour les mettre en valeur. Et face à cela, les disciples ne paraissent pas toujours bien (voir 19, 10 et 26, 20). La conjointe dun homme
Dans la présentation de la femme comme conjointe chez Matthieu, laccent est toujours sur la relation, si bien que le sort de lhomme et de sa femme sont liés. Son rôle est positif. Que serait-il arrivé si Pilate avait écouté sa femme? Il est temps de revenir à notre v. 22. La référence ici à la femme provient de ce quil reçoit de Marc. Ainsi, dune certaine façon, il ny a rien doriginal à signaler, sinon la mise en scène dune femme cadre bien avec lorientation générale de Matthieu. |
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Chananaia (cananéenne) |
Cest lunique emploi de cet adjectif dans les évangiles, et même dans tout le Nouveau Testament : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0. Il désigne à lépoque des évangiles les gens habitant la Phénicie (la région actuelle du Liban et de la Syrie, voir la carte); Matthieu a préféré cet adjectif à celui de Marc qui parle de syrophénicienne. Pourquoi? On peut le deviner en retournant à lAncien Testament et à ce que représentait le peuple des Cananéens pour les Juifs. Tout dabord, le territoire de ces descendants de Cham est à lorigine très vague et très large :
(LXX) « La frontière des Cananéens allait de Sidon en direction de Gérar, jusquà Gaza, puis en direction de Sodome, Gomorrhe, Adma et Ceboyim, et jusquà Lésha. Tels furent les fils de Cham, selon leurs clans et leurs langues, daprès leurs pays et leurs nations » (Gn 10, 19-20) En dautres mots, ils occupent tout le littoral de la Méditerrannée, du Liban jusquà Gaza. Quand Abraham arrive sur ce territoire, il donne cette consigne à son intendant : (LXX) « Je veux tadjurer, par le Seigneur Dieu du ciel et de la terre, de ne pas prendre une femme pour mon fils Isaac parmi les filles des Cananéens, au milieu desquels je suis passager » (Gn 24, 3)car les Cananéens sont des étrangers avec lesquels il ne faut pas avoir de relation. Par la suite, lorsque les Juifs seront malheureux en terre dÉgypte, Dieu leur fait cette promesse : (LXX) « Je vous délivrerai de loppression des Égyptiens pour vous faire passer en la terre des Cananéens, des Hettéens, des Amorrhéens, des Phérézéens, des Gergéséens, des Évéens, des Jébuséens, en la terre où coulent le lait et le miel » (Ex 3, 17)Ainsi, sannonce le combat pour la possession de la terre où les Cananéens deviendront nécessairement des ennemis : (LXX) « Frappez danathème : Hettéen, Amorrhéen, Cananéen, Phérézéen, Evéen, Jébuséen et Gergéséen, comme vous la prescrit le Seigneur votre Dieu» (Dt 20, 17)À lépoque dEsdras, environ au 4e siècle av. J.C., on parle des Cananées comme dun peuple impur : (LXX : 1 Esdras 8, 66) « Le peuple dIsraël, les chefs, les prêtres et les Lévites nont pas tenu à lécart les peuples de la terre qui sont dune autre race et les impuretés de ces gens, Cananéens, Chettéens, Phérézéens, Jébuzéens, Moabites, Egyptiens et Iduméens » (Esdras 9, 1)Dans ce contexte, le fait pour Matthieu dintroduire cette femme comme une Cananéenne crée une situation où Jésus doit entrer en relation avec quelquun qui appartient à lennemi et à une race impure. |
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horiōn (frontières) | Le mot horion provient du verbe horizō qui signifie : définir, déterminer, marquer de frontières, séparer, et donc se traduit habituellement par : frontière, limite, territoire. Il est peu fréquent dans les évangile-Actes : Mt = 3; Mc = 5; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 1, et absent du reste du Nouveau Testament. Cest Marc qui a introduit le mot, et sur trois usages chez Matthieu, deux sont une copie de Marc, comme ici (étrangement, un peu plus loin, en 15, 39, Matthieu utilise également ce mot, alors que Marc a plutôt meros; il est possible que Matthieu tient à être cohérent et à standardiser le vocabulaire). Même si horion nappartient pas au vocabulaire familier de Matthieu, il est clair quil sert bien son propos : il laisse clairement entrevoir quil y a une forme de mur entre le monde païen et le monde juif. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
exelthousa (étant sortie) | Nous avons déjà analysé plus haut ce verbe, alors quil sagissait de Jésus qui sortait du lieu où il se trouvait en Galilée pour se rendre en quelque sorte à létranger, pour vivre une forme de retraite et disolement. Or, ici, cest la femme cananéenne qui sort. Elle sort de quoi? De ces frontières-là, dit-on. Quest-ce que ça signifie? Nous avons affirmé que son territoire est païen et impur. Matthieu insiste pour nous dire quelle sort de ce territoire pour aller à la rencontre de Jésus. Par là, il nous indique deux choses : dune part, cette femme fait une démarche en sortant de son milieu, dautre part, Jésus, tout comme un bon Juif, ne se souille pas en franchissant cette frontière; la rencontre a lieu en quelque sorte en terrain neutre. Noublions pas, lévangile de Matthieu sadresse dabord à des Judéo-chrétiens. Cest sa version dun récit quil reçoit de Marc chez qui ces frontières nexistent pas. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ekrazen (poussait des cris) | Le verbe krazō signifie : crier, pousser des cris, hurler, brailler; il apparaît surtout dans les évangiles-Actes : Mt = 12; Mc = 10; Lc = 3; Jn = 4; Ac = 11. Matthieu aime bien ce mot, et sur les 12 emplois, 6 lui sont propres, comme cest le cas ici au v. 22. Pourquoi crie-t-on chez Matthieu? Cest souvent un appel à laide (deux aveugles demandent à Jésus davoir pitié deux, 9, 27; une cananéenne demande davoir pitié de sa fille, 15, 22-23), ce sont des cris suscités par la peur (les disciples crient de peur en voyant Jésus marcher sur leau, 14, 26; Pierre, qui essaie de suivre Jésus sur leau, crie à laide quand il se met à couler, 14, 30), la foule proclame sa foi à haute voix (Hosanna au fils de David, 21, 15), et Jésus pousse un grand cri avant dexpirer (27, 50). Quelle que soit la situation, le cri exprime un mouvement de grande intensité. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
eleēson (prends pitié) | Le verbe eleeō est surtout utilisé par Matthieu dans les évangiles-Actes : Mt = 8; Mc = 3; Lc = 4; Jn = 0; Ac = 0, et sur ses 8 emplois, 6 lui sont uniques, comme ici au v. 22. Le mot signifie : avoir pitié, montrer de la miséricorde. Chez Matthieu, il fait partie des béatitudes : Heureux les miséricordieux,
car ils recevront miséricorde (5, 7). Cette béatitude est illustrée par son contraire dans la parabole du débiteur impitoyable qui se termine par un reproche : « ne devais-tu pas, toi aussi, avoir pitié de ton compagnon comme moi jai eu pitié de toi? » (18, 33). Par ailleurs, le mot exprime la prière de quelquun adressée à Jésus pour quil soccupe de son infirmité (deux aveugle, 9, 27), ou de linfirmité dun proche (la fille de la Cananéenne, 15, 22; le fils lunatique dun homme, 17, 15). Et cest un thème important dans le monde Juif, car il est lié à celui du salut, comme lécrit Isaïe : « Cieux, réjouissez-vous. Dieu a eu pitié dIsraël ; sonnez de la trompette, fondements de la terre ; montagnes, poussez des cris dallégresse ; et vous, collines, et vous, arbres qui les couvrez, le Seigneur a racheté Jacob, et Israël sera glorifié » (Is 44, 23). Parce que le visage de Dieu est celui de la compassion, le croyant ose prier avec ces mots comme on le voit dans les Psaumes : (LXX 85, 3) « Aie pitié de moi, Seigneur ; car tout le jour jai crié vers toi » (84, 3). Ce nest pas un hasard que, à part les évangiles, cest chez Paul, et plus particulièrement quand il aborde la question juive dans sa lettre aux Romains (9-11), que ce thème devient central :
En effet, de même que jadis vous (les non Juifs) avez désobéi à Dieu et quau temps présent vous avez obtenu miséricorde grâce à leur (les Juifs) désobéissance, eux de même au temps présent ont désobéi grâce à la miséricorde exercée envers vous, afin queux aussi ils obtiennent miséricorde au temps présent. Car Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde. O abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses décrets sont insondables et ses voies incompréhensibles! (Romains 11, 30-33) Ce que dit Paul, cest que le refus des Juifs daccueillir Jésus a amené lannonce de la bonne nouvelle aux non Juifs, i.e. les païens, et par la suite, à leur tour, les Juifs accueilleront probablement cette bonne nouvelle, démontrant que la miséricorde de Dieu sadresse à tous. Cette vision théologique permet de comprendre lenjeu de notre récit avec la Canannéenne. Car, ne loublions pas, Jésus a quitté la Galilée à la suite dune controverse avec les Pharisiens et les scribes qui reprochent aux disciples de transgresser la tradition des anciens; cest le symbole de la fermeture des Juifs face à ce que Dieu leur offre en Jésus. Et maintenant, Jésus se trouve en contact avec une païenne qui lui demande miséricorde, exactement ce que Dieu veut offrir. |
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kyrie (seigneur) |
Le substantif masculin kyrios désigne en grec classique « celui qui est maître de, qui a autorité », cest-à-dire le maître, le maître de maison, le représentant légal, le tuteur (voir notre Glossaire). Dans une société hiérarchique, cest donc un terme générique pour décrire la relation dun supérieur face à un subordonné : un supérieur exerce une seigneurie sur le subordonné. Cest la Septante, cette traduction grecque de la Bible hébraïque qui a popularisé ce terme pour désigner Dieu : en effet, comme dans le monde Juif le nom propre de Yahvé est imprononçable et est remplacé par אֲדֹנָי (Adonai), pour exprimer son rôle de maître de lunivers, alors les auteurs de la Septante ont choisi de traduire Adonai par kurios (seigneur).
On comprendra que le terme kurios est extrêmement fréquent dans le Nouveau Testament, et plus particulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 80; Mc = 18; Lc = 104; Jn = 52; Ac = 106. De manière générale, le terme y désigne trois personnes différentes : 1) Dieu, 2) Jésus et 3) celui qui exerce le rôle dun maître dans la société. Regardons plus particulièrement lévangile de Matthieu. Si on fait une distinction entre le messie et Jésus dans la référence au Psaume 110, on obtient ces statistiques : Dieu comme seigneur = 18; Jésus comme seigneur = 26; le maître comme seigneur (surtout dans les paraboles) = 33; le messie comme seigneur = 3 (concentré en 22, 43-45 dans la référence au Ps 110). Au-delà de ces statistiques, il faut dabord retenir que Matthieu aime beaucoup utiliser le terme kurios, même si Luc le surpasse dans ce domaine. Pour sen convaincre, il suffit dabord de reprendre ces statistiques en observant les cas où ces références à kurios sont uniques à Matthieu : Dieu comme seigneur = 9; Jésus comme seigneur = 22; le maître comme seigneur = 19; le messie comme seigneur = 1. Mais on peut ensuite examiner comment il transforme sa source, en particulier Marc, pour introduire kurios.
Comme on le constate, Matthieu remplace des termes comme « tu », Jésus, maître, rabbi ou rabbouni quon trouve chez Marc par le titre de Seigneur. Ou encore, quand le récit de Marc est en style indirect, il le transforme en style direct et ajoute le vocatif Seigneur. Que conclure? Deux choses. Dabord, Matthieu aime clarifier et standardiser le vocabulaire; on désigne les mêmes réalités avec les mêmes mots. Ensuite, on retrouve chez lui les prémises dune christologie haute qui atteindra son sommet avec Jean, i.e. Jésus revêt de plus en plus les traits propres à Dieu. Rappelons-nous quon date habituellement lévangile de Marc autour de lan 67, et celui de Matthieu autour de lan 80 ou 85. Au cours de cette période de plus de 10 ou 15 ans, la réflexion autour de la personne de Jésus a évolué, sest affinée, et les traits qui lassocient à Dieu ou à la foi après Pâques deviennent plus importants que ceux qui reflètent telle quelles les données historiques. Cest ainsi que la Cananéenne, aux yeux de Matthieu, exprime en quelque sorte sa foi en lappelant : Seigneur. |
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huios Dauid (fils de David) |
Pourquoi se référer à Jésus comme « fils de David »? Nous savons bien que Jésus nest pas fils de David, mais bien fils de Joseph. Pourtant, dans les évangiles-Actes lexpression revient à quelques reprises : Mt = 9; Mc = 3; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0. Réglons tout de suite le cas de Luc (18, 38-39): ses deux références à Jésus comme fils de David sont simplement une reprise du récit de Marc sur laveugle Bartimée à Jéricho. Ce qui nous amène au récit lui-même de Marc (10, 47-48) où par deux fois laveugle Bartimée interpelle Jésus en lappelant « fils de David ». Pourquoi? Il semblerait que, à lépoque de Jésus, le roi Salomon, fils de David, avait acquis la réputation dans les milieux juifs dêtre un grand exorciste et guérisseur. Lhistorien juif Flavius Josèphe nous raconte lhistoire dÉléazar qui fait des exorcismes en invoquant le nom de Salomon et en utilisant des incantations quil aurait composées. Le Testament de Salomon, écrit apocryphe du 1ier siècle avant notre ère, reflète la même perception (sur ce point voir Meier : les guérisons de Jésus.
Mais avec Matthieu nous entrons dans un autre monde, car pour lui ce titre revêt une grande importance. Bien sûr, tout comme Luc, il reprend de Marc lexpression « fils de David » dans le récit de la guérison de laveugle de Jéricho. Mais dans les sept autres occurrences lexpression lui est unique. Et ça commence dans les récits de lenfance avec la généalogie de Jésus quand Matthieu écrit : « Livre de la genèse de Jésus Christ, fils de David, fils dAbraham » (1, 1). Ainsi, pour Matthieu, au point de départ Jésus est un descendant de David. Et Jésus est fils de David parce que son père, Joseph, est fils de David (1, 20). Par la suite, Matthieu trouve important que Jésus soit interpellé sous ce titre, comme par ces deux aveugles qui crient : « Aie pitié de nous, fils de David! » (9, 27). Et la réaction des foules devant toutes les guérisons quil opère est de dire : « Celui-là nest-il pas le fils de David? » (12, 23). À quelques reprises, quand il reprend un récit de Marc, il ajoute la référence au fils de David.
Pourquoi cette insistance de la part de Matthieu? La clé nous est donnée dans ce passage quil reprend de Marc, quand Jésus pose cette question aux Pharisiens : « Quelle est votre opinion au sujet du messie? De qui est-il fils? » (Mt 22, 42). Bien sûr, la réponse est : de David. En fait, dans la tradition juive, la réponse est plus nuancée, puisque la figure du messie prend aussi la forme dun prophète comme Moïse (voir Jn 4, 25). Mais il reste que la promesse de Dieu au prophète Natan a joué un rôle très important : « Et quand tes jours seront accomplis et que tu seras couché avec tes pères, je maintiendrai après toi le lignage issu de tes entrailles... et jaffermirai pour toujours son trône royal. Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils » (2 Samuel 7, 12-14). Un grand courant juif considérait que le messie serait de la descendance de David. À Qumran, le messie de justice apparaît sous la forme dun descendant de David ou dun prêtre ou dun prophète qui a été oint. Dans les apocryphes juifs, il est le fils de David qui vient rassembler son peuple comme un berger, ou il est un roi qui vient régner pour 400 ans et réprimander les injustes (Voir aussi Meier ainsi que cette présentation sur les Psaumes de Salomon, un écrit du 1ier siècle avant notre ère). Et les affirmations de foi les plus anciennes quon trouve dans les épitres de Paul mentionnent que Jésus serait de la descendance de David : « [Cet évangile] concerne son Fils, issu selon la chair de la lignée de David » (Rm 1,3). Ainsi, la Cananéenne, cette femme païenne, reconnaît en Jésus le messie juif promis aux yeux de Matthieu. |
Le nom Dauid dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
thygatēr (fille) |
Le mot thygatēr signifie : fille, par opposition à fils. On le rencontre quelques fois dans le Nouveau Testament (28 fois), et surtout dans les évangiles-Actes (Mt = 8; Mc = 5; Lc = 9; Jn = 1; Ac = 3); on ne se surprendra pas de noter que ce nombre est petit à comparer au mot fils qui apparaît 301 seulement dans les évangiles-Actes et 2Jn. Chez Matthieu, il y a peu de choses à dire, sinon que sur les huit occurrences du mot, six proviennent dune source commune à Marc, à la source Q et même à Jean (21, 5). Et les deux autres occurrences ne sont quune extension de la source Q (10, 37) et du récit de Marc (15, 28). Bref, Matthieu ne présente rien doriginal sur ce point. Une fille renvoit soit à quelquun de particulier : la fille dun chef qui est décédée (9, 18), une femme avec des pertes de sang (9, 22), la fille dHérodiade (14, 6), la fille de la Cananéenne (15, 22.28); soit à la réalité générale de la fille dune mère (10, 35.37) ou des personnes de sexe féminin appartenant à une nation (fille de Sion : 21, 5). Même si Matthieu reçoit le noyau du récit de la Cananéenne dune source, il faut souligner que le fait dintégrer dans son évangile une histoire qui concerne une femme et sa fille, donc deux personnes qui nont pas de statut social dans lAntiquité, révèle quelque chose des valeurs de lévangéliste.
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kakōs (méchamment) |
Kakōs est un adverbe qui signifie : mal, mauvaisement, méchamment, misérablement, lamentablement. Il est peu fréquent dans la Bible, et dans le Nouveau Testament, on ne le retrouve presquexclusivement que dans les évangiles-Actes : Mt = 7; Mc = 4; Lc = 2; Jn = 1; Ac = 1. Chez Marc, ladverbe napparaît que dans lexpression echō kakōs (littéralement : avoir mal ou être mal-portant). Dans les sept emplois de kakōs chez Matthieu, quatre sont simplement une reprise de lexpression echō kakōs de Marc. Dans les trois autres emplois, Matthieu semble piger à une source semblable à celle de Marc, mais son travail éditorial est plus important, si bien quil devient le seul à utiliser kakōs dans ces passages :
Ainsi, il faut reconnaître que kakōs fait partie du vocabulaire matthéen, et même si lévangéliste pige à une source que connaît bien Marc, notre texte porte la marque de son travail éditorial. |
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daimonizetai (elle est possédée d'un démon) |
À la racine du verbe daimonizomai, il y a le mot daimōn (démon) qui désigne un esprit supérieur, voire divin. Dans lAntiquité, il y avait un certain nombre de ces êtres qui exerçaient une influence sur lhumanité, avant tout une influence malfaisante. Dans le Judaïsme, il ny a quun seul Dieu qui domine sur toutes les forces de lunivers, mais il nen reste pas moins quon maintient la croyance en ces forces supérieures, des puissances cachées dont certaines sont responsables des maux de lhumanité (voir par exemple, 1 Hénoch, un écrit apocryphe juif). Ainsi, derrière les diverses maladies, en particulier les maladies mentales, on y voit laction de ces démons. Dans ce contexte, le verbe daimonizomai, qui se décline au passif, se traduit par : être possédé dun démon. Notons quil est très rare dans la Bible et napparaît que dans les évangiles : Mt = 7; Mc = 3; Lc = 1; Jn = 1; Ac = 0. À lexception de notre v. 22, ce verbe apparaît toujours sous la forme dun participe et est utilisé comme un substantif : létant possédé dun démon, traduit habituellement par démoniaque. À trois reprises, Matthieu se contente de reprendre le mot de Marc. Il reste quà quatre reprises le verbe lui est unique (a propos dun être sauvage de Gadara, 8, 28; dun démoniaque muet, 9, 32; dun démoniaque muet et aveugle, 12, 22 et de la fille de la Cananéenne).
Venons-en à notre v. 22 : deux choses sont remarquables, dune part cest le seul cas où le verbe napparaît pas comme un substantif avec lutilisation du participe (le verbe est à lindicatif présent passif, 3e pers. Singulier), et donc ne peut se traduire par « démoniaque », et dautre part, cest le seul cas où le verbe doit être qualifié par un adverbe (kakōs, mal ou méchamment), comme si la seule mention dêtre possédé par un démon nétait pas suffisante pour décrire le côté lamentable de la situation. Que conclure. Tout dabord, il est clair quon sent ici lintervention de la main de lévangéliste pour façonner le récit selon son optique. Lajout de kakōs ne nous ne donne pas plus de détail sur la maladie de la fille de la Cananéenne (Marc, par pour sa part, dit simplement que la mère demande à Jésus de chasser le démon de sa fille), mais nous dit néanmoins quil y a quelque chose de lamentable dans sa situation, ce qui appelle davantage à la compassion. |
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v. 23 Mais lui ne répondit pas un mot. Après sêtre approchés de lui, ses disciples insistèrent pour dire : « Débarrasse-toi delle, car elle est derrière nous à nous casser les oreilles ».
Littéralement : mais lui ne répondit (apekrithē) pas à elle une parole (logon), et s'étant approchés (proselthontes) les disciples (mathētai) de lui priaient (ērōtoun) lui disant congédie (apolyson) elle, car elle pousse des cris par derrière (opisthen) nous |
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apekrithē (il répondit) |
Le verbe apokrinomai est formé de la préposition apo (à partir de) et du verbe krinō (décider, choisir, juger, interpréter) : littéralement, prendre une décision ou émettre un jugement à partir de ce qui a été dit, doù « répondre ». Il est extrêmement fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 55; Mc = 30; Lc = 46; Jn = 78; Ac = 20. Mais ce qui est remarquable dans les évangiles, cest de retrouver lexpression stéréotypée : « répondre et dire », le premier souvent au participe aoriste et le dernier exprimé par le verbe legō (dire) ou phēmi (déclarer), souvent au passé, par exemple : « Mais répondant, il (Jésus) dit » (Mt 15, 24); pour se convaincre de ce stéréotype, il suffit de regarder les chiffres : Mt = 50; Mc = 19; Lc = 40; Jn = 32. Comme on le constate, Matthieu est un peu le champion de ce stéréotype. Car il apprécie beaucoup de verbe qui appartient à son vocabulaire familier, si bien que sur les 55 emplois dans son évangile, 43 lui sont particuliers; car bien souvent, il lajoute souvent aux sources quil utilise : par exemple, Marc écrit : « Pierre commença à lui dire : "Voici que nous tout quitté et nous tavons suivi" » (Mc 10, 28), mais Matthieu reprend la phrase comme ceci : « Alors, répondant, Pierre lui dit : "Voici que nous tout quitté et nous te suivîmes " » (Mt 19, 27; voir aussi Mt 13, 11; 15, 3.26; 17, 11; 21, 24; 22, 29; 24, 4; 26, 23.33.66; 28, 5); en ce qui concerne la source Q, Luc écrit : « À cette heure même il exulta par lEsprit Saint et dit : "Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que..." » (Lc 10, 21), mais Matthieu préfère écrire : « En ce temps-là, répondant, Jésus dit : "Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que..." » (Mt 11, 25; voir aussi Mt 8, 8; 25, 26).
Cependant, ici au v. 23, nous avons une forme particulière : une négation (il ne répondit pas). En fait, dans les évangiles, apokrinomai se retrouve sous quatre formes différentes :
Chez Matthieu, on retrouve seulement les formes i) et iii). Examinons les cinq formes négatives :
Réglons tout de suite 26, 62 et 27, 12 (ouden apokrinomai) qui est une expression de Marc que réutilise Matthieu (voir Marc 14, 60-61; 15, 4-5) Il en de même de (ouk apokrinomai) de 27, 14 (Marc 15, 5); seul le reste de la phrase lui est particulier. Or, lexpression « ne répondre aucune parole » de 15, 23 et 22, 46 ne se retrouve nulle part ailleurs dans les évangiles et paraît provenir du travail dédition de Matthieu. La source du récit est connue de Marc, Mais Matthieu la réécrit à sa façon. Enfin, notons que 15, 23 et 22, 46 sont les seuls références à une absence de réponse hors du contexte de la passion; dans ce dernier cas, on comprend la réaction de Jésus qui sait que les dés de son procès sont pipées et quil est inutile de dire quoi que ce soit. Ici, au v. 23, Jésus refuse de répondre à une femme qui crie à laide. |
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logon (parole) |
Si lexpression « ne répondre aucune parole » provient de la plume de Matthieu, il reste que le mot « parole » (logos) est très répandu partout dans le Nouveau Testament et dans les évangiles-Actes : Mt = 33; Mc = 24; Lc = 32; Jn = 40; Ac = 65. logos a la même racine que le verbe legō (dire), doù la traduction habituelle de « parole ». Cest un mot quaime bien Matthieu, au point que sur les 33 récurrences dans son évangile, 19 lui sont propres. Il lui sert à décrire différentes réalités en raison de sa flexibilité :
Il vaut la peine de souligner deux aspects de la parole de Jésus chez Matthieu.
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proselthontes (s'étant approchés) |
Le verbe proserchomai est formé de la préposition pros (vers) et du verbe erchomai (venir, aller), et donc signifie : venir à, aller vers, et donc sapprocher de. Il est peu présent dans le Nouveau Testament en dehors des évangiles-Actes, mais il est au coeur du vocabulaire de Matthieu : Mt = 55; Mc = 5; Lc = 10; Jn = 1; Ac = 10. Quand il édite ses sources, lévangéliste nhésite pas à lajouter à son récit. Par exemple, Marc écrit : « Et le premier jour des Azymes, quand on immolait la Pâque, ses disciples lui disent : "Où veux-tu que nous en étant allés nous préparions pour que tu manges la Pâques? " » (14, 12); Matthieu reformule ainsi le récit : « Or, le premier (jour) des Azymes, les disciples sapprochèrent (proserchomai) de Jésus, disant : "Où veux-tu que nous te préparions (à) manger la Pâques?" » (26, 17). Un exemple avec la source Q, alors que Luc écrit : « Or le diable lui dit : "Si tu es (le) Fils deDieu, dis à cette pierre de devenir du pain " » (Lc 4, 3), Matthieu préfère écrire : « Et sapprochant (proserchomai) le tentateur lui dit : "Si tu es (le) Fils de Dieu, dis que ce pierres deviennent des pains " » (Mt 4, 3). Notons que sur les 55 occurrences du mot dans son évangile, 48 lui sont particulières; cest dire son affection pour ce terme.
Quel rôle joue ce verbe dans son évangile? Il semble que cest une façon pour lévangéliste de poser les réflecteurs sur les personnages qui sont sur le point dentrer en interaction, comme sur une scène alors quil fait noir tout autour. Noublions pas, Matthieu aime les choses ordonnées et la clarté. Cest sa façon dintroduire un récit et damener toute lattention sur les personnages principaux de la scène. Et la plupart du temps, cest de Jésus dont on sapproche (35 fois sur le total de 55). Ceux qui sapprochent sont dabord des gens qui attendent quelque chose de Jésus
Ceux qui sapprochent de Jésus sont aussi des adversaires
Ici, au v. 23, les disciples sapprochent pour faire une demande à Jésus. Ce processus littéraire met laccent sur la requête des disciples et la réponse qui suivra sur Jésus : toute notre attention doit être centrée sur cette interaction, car elle est importante. |
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mathētai (disciples) |
Mathētēs signifie : apprenant, élève, disciple. Le mot désigne celui qui est à lécoute dun maître. Comme on peut limaginer, le mot est important dans les évangiles-Actes : Mt = 72; Mc = 46; Lc = 37; Jn = 78; Ac = 28. Il peut sagir des disciples de Jésus, de Jean ou même ceux des Pharisiens (Mc 2, 18)
On sest posé la question : le mot « disciple » est-il loeuvre de la première communauté chrétienne qui désignait ainsi les membres de la communauté, ou bien reflète-t-il vraiment comment les gens nommaient tous ceux et celles qui sattachaient à Jésus lors de sa prédication? Après son analyse, J.P. Meier conclut que ce terme appartient vraiment à lépoque de Jésus, puisque que les premiers chrétiens ont plutôt abandonné ce terme pour se définir. De plus, parmi ceux qui ont considéré Jésus comme un maître, on peut distinguer trois groupes différents de personnes
Mentionnons que même si plusieurs femmes sont mentionnées, aucune ne se voit recevoir le titre de disciple, en raison sans doute de la culture de lépoque. Matthieu aime le mot disciple : non seulement il lutilise très souvent (il est 2e, derrière Jean), mais sur les 72 occurrences, 42 (environ 60%) lui sont uniques. Mais ce quil faut souligner, cest que Matthieu tient à les associer aux Douze : il est le seul à parler des Douze disciples, dabord pour encadrer le discours de mission (10, 1 et 11, 1), ensuite pour partager le sort qui lattend alors quil monte à Jérusalem (20, 17). Et quand Judas aura trahi Jésus et se sera suicidé, Matthieu parlera des onze disciples (28, 16), une expression quil est seul à utiliser. Or, Marc, qui est la source de Matthieu et Luc, ne parle que des « Douze » et des « Onze ». Quest-ce que cela signifie? Matthieu semble restreindre le titre de disciple au groupe spécifique des Douze qui laccompagne sur la route et quil envoie en mission. Et quand on regarde lensemble de son évangile, il est clair que les disciples de Jésus occupent une place spéciale et quils sont appelés à jouer un rôle unique: Les disciples constituent des gens à part à qui Jésus réserve un enseignement particulier et qui ont une connaissance plus grande de mystère chrétien
Les disciples ont une relation unique avec Jésus et constituent sa famille
Les disciples sont appelés à être le sel de la terre et la lumière du monde
Ce qui est assez particulier à Matthieu, les disciples jouent le rôle dintermédiaire ou de médiateur entre Jésus et la foule.
Il ne pas sétonner de cette place unique que donne Matthieu aux disciples. Nous sommes probablement dans le milieu dAntioche vers lan 80 ou 85 où lÉglise commence à se structurer sur le modèle de lAncien Testament et où se dessine cette classification entre clercs et laïcs. Pourtant, malgré ce rôle unique que fait jouer Matthieu aux disciples, il ne se gêne pas pour souligner leur faiblesse, leurs limites et parfois leur étroitesse desprit. Par exemple, ils ont peur quand Jésus marche sur leau (14, 26), ou quils entendent une voix du ciel (17, 6). Quand Jésus présente sa vision du mariage où lhomme ne peut répudier sa femme pour nimporte lequel motif, leur remarque serait considéré comme machiste aujourdhui (19, 10 « Les disciples lui disent: "Si telle est la condition de lhomme envers la femme, il nest pas expédient de se marier." »). Quand Jésus leur dit quil est difficile à un riche dentrer dans le royaume des cieux, Matthieu écrit : « les disciples restèrent tout interdits: "Qui donc peut être sauvé?" » (19, 25). Quand une femme répand un flacon dalbâtre contenant un parfum très précieux sur Jésus, cest sur le dos des disciples que Matthieu fait tomber cette remarque : « À quoi bon ce gaspillage? » (26, 8). Quand Pierre prétend par bravade quil est prêt à mourir pour Jésus et que Marc écrit que « tous » en dirent autant, Matthieu tient à préciser : « Tous les disciples en dirent autant » (26, 35). Ici, au v. 23, Matthieu fait jouer aux disciples ce rôle dintermédiaire alors quils demandent à Jésus dintervenir pour quils retrouvent la paix. Ce rôle permet à Matthieu dintroduire une explication de la part de Jésus de son silence face aux demandes de la femme. En même temps, Matthieu ne se gêne pas pour présenter le visage peut reluisant du visage des disciples : ils veulent quont leur fiche la paix. |
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ērōtoun (il priaient) |
Le verbe erōtaō est ici à limparfait, et donc renvoie à une action en cours qui nest pas terminée. Il signifie : poser une question, interroger quelquun, adresser une demande, prier, inviter. Il est surtout présent dans les évangiles-Actes et les épitres de Jean : Mt = 4; Mc = 3; Lc = 15; Jn = 27; Ac = 6; 1Jn = 1; 2Jn = 1. Cest un mot familier de la tradition johannique, comme on peut le constater, mais peu présent chez Matthieu; en fait, dans les quatre occurrences dans son évangile, un seul lui est propre dans le récit du jeune homme riche (19, 17 « Or il lui dit : "Pourquoi minterroges-tu sur le bon? " »). La seule chose à souligner ici au v. 23 est la transformation par Matthieu de ce récit de la Cananéenne : alors que chez Marc, cest la femme qui « prie » Jésus, ici ce sont les disciples qui prient Jésus, conformément au rôle de médiateur que Matthieu leur fait jouer.
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apolyson (congédie) |
Le verbe apolyō est formé de la préposition apo (à partir de, loin de) et du verbe lyō (lier), et donc signifie littéralement : délier ou enlever le lien. Il nexiste presquuniquement que dans les évangiles-Actes dans tout le Nouveau Testament (la seule exception est Hébreux 13, 23) : Mt = 19; Mc = 12; Lc = 14; Jn = 5; Ac = 15. Sa signification est déterminée par son contexte. Et quand on regarde lensemble des textes, on peut regrouper les contextes à quatre grandes catégories :
Comme on le constate, lidée est toujours la même : un lien existe, et ce lien est brisé. À partir de lensemble des textes évangiles-Actes, on peut établir le tableau suivant.
Une première remarque simpose. Malgré le nombre doccurrences du verbe apolyō dans les évangiles, ce dernier apparaît surtout lors de trois événements : 1) le procès de Jésus devant Pilate et la décision de relâcher soit Jésus, soit Barabbas, une scène racontée par Marc, et reprise par Luc et Matthieu, et racontée aussi par Jean, monopolise le contexte « prison/arrestation » (la seule exception étant une parabole de Mt 18, 27); 2) la scène de la multiplication des pains, racontée par Marc, et reprise par Luc et Matthieu, monopolise une bonne partie du contexte « foule/personne »; 3) la controverse sur le divorce, racontée par Marc, et reprise par Luc et Matthieu, monopolise presque totalement le contexte « mariage » (la seule exception étant chez Matthieu qui lajoute dans son discours sur la montagne et dans son récit de lenfance où Joseph avait lintention de répudier sa femme sans bruit). La deuxième remarque concerne Matthieu où on note le plus grand nombre doccurrences. Mais ce nombre est trompeur parce quil y a en fait que sept occurrences qui lui sont propres. Et parmi ces sept occurrences, trois sont simplement une extension de la discussion sur le divorce (5, 31; 19, 7-8), une est une extension de la scène de la multiplication des pains (14, 53). Il nous reste donc trois occurrences vraiment uniques à Matthieu : la décision de Joseph de répudier sa femme dans le récit de lenfance (1, 19), la parabole où maître qui relâche de prison son serviteur insolvable (18, 27) et notre v. 23 où les disciples demandent de renvoyer la Cananéenne. Cest donc dire que nest pas un mot vraiment familier de Matthieu et qui ferait partie de son arsenal littéraire; il semble jouer un rôle purement utilitaire. Il nous reste maintenant à répondre à la question : quest-ce apolyō signifie ici dans la bouche des disciples? On notera que la plupart des Bibles (voir dautres traductions) ont traduit ce verbe, ici à limpératif aoriste, 2e personne du singulier, par « Renvoie-la » ou « Fais-la partir » ou « Éloigne-la », sauf la Bible de Jérusalem qui a traduit : « Fais-lui grâce », avec la note que la seule façon despérer que cette femme parte est que Jésus lui fasse grâce et la guérisse. Techniquement, le verbe apolyō peut signifier aussi bien congédier quelquun que libérer quelquun de son mal (ce dernier point est confirmé par un seul cas, Luc 13, 12 : « Jésus lui dit: "Femme, te voilà délivrée (apolyō) de ton infirmité »). Bref, le sens premier de ce que demande les disciples est de voir disparaître la femme qui les importune avec ses grands cris, surtout dans le cadre de cette « retraite » à laquelle Jésus semble les avoir convié en séloignant du monde juif. Mais en même temps, on sait très bien que cette femme narrêtera pas de crier avant davoir obtenu ce quelle veut; cest un peu léquivalent de la parabole du juge inique et de la veuve importune en Lc 18, 2-8 qui se termine par cette phrase de Jésus : « Mais le Fils de lhomme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre? ». Ainsi, Matthieu joue probablement sur les deux sens de apolyō : congédier et libérer. |
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opisthen (derrière) |
Opisthen est un adverbe qui signifie : par derrière, en arrière, ensuite, après. Il est très peu fréquent : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0. Si on considère le fait que ce mot, utilisé par Marc dans le récit de la femme avec des pertes de sang (5, 27), est repris tel quel par Luc et Matthieu pour le même récit, on se retrouve avec seulement trois occurrences différentes. Ailleurs, Luc lemploie pour parler de Simon de Cyrène qui porte la croix derrière Jésus (23, 26) et Matthieu lemploie ici dans notre récit. Quel rôle les évangélistes lui font-ils jouer? Chez Marc, il permet de montrer lintensité de la femme qui est au milieu de la foule et finit par se faufiler et à toucher de peine et de misère le vêtement de Jésus; cest ce quont compris Matthieu et Luc qui parlent de la « frange » de son vêtement. Ainsi, larrière décrit le point limite jusquoù sa foi a pu aller, et pour Jésus, elle décrit sa force de guérison qui sexerce même lorsquon touche seulement larrière de son vêtement. Chez Luc, où Simon de Cyrène porte la croix derrière Jésus, lallusion est assez claire à la situation du disciple : « Si quelquun veut venir derrière moi, quil se renie lui-même, quil se charge de sa croix chaque jour, et quil me suive » (Lc 9, 23); « Quiconque ne porte pas sa croix et ne vient pas derrière moi ne peut être mon disciple » (Lc 14, 27). Quen est-il de Matthieu? Notons dabord que ladverbe accompagne le verbe krazō (pousser des cris). Ailleurs, chez Matthieu, deux aveugles crient vers Jésus en le suivant et en disant: « Aie pitié de nous, Fils de David! » (9, 27); crier et être derrière Jésus est une façon dexprimer leur foi dans leur demande daide. Mais ici, les cris sont derrière les disciples. Rappelons-nous le rôle dintermédiaire ou de médiateur des disciples que nous avons souligné plus haut : la femme sadresse à Jésus par lintermédiaire des disciples. Et on comprend le geste de la femme de se tourner vers les disciples après le silence de Jésus.
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v. 24 Mais Jésus leur répondit : « Je nai été envoyé quaux brebis perdues de la maison dIsraël ».
Littéralement : je n'ai pas été envoyé (apestalēn), si ce n'est (ei mē) aux brebis (probata), ceux qui ont été perdus (apolōlota) de la maison d'Israël (oikou Israēl). |
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apestalēn (j'ai été envoyé) |
Le verbe apostellō est formé de la préposition apo (à partir de, loin de) et du verbe stellō (équiper, préparer pour un voyage), et donc signifie : envoyer à quelquun, envoyer dans un lieu, envoyer en mission. On devine bien quil est très fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 22; Mc = 20; Lc = 25; Jn = 28; Ac = 23. Habituellement, cest un supérieur qui envoie un subordonné accomplir une mission ou faire un travail : Dieu envoie ses prophètes ou ses messagers, les anges, Jésus envoie ses disciples, un maître envoie ses serviteurs. Matthieu suit cette grande tendance et noffre rien de particulier par rapport aux autres évangiles. Il y a cependant un point où il se distingue des autres. Dans une section (10, 1 11, 1) consacrée à lenvoi en mission des disciples où il donne ses instructions, Matthieu met dans la bouche de Jésus ceci :
Ne vous en allez pas dans le chemin des paëns et nentrez pas dans une ville des Samaritains; partez plutôt vers les brebis perdues de la maison dIsraël. 10, 5-6 En dautres mots, Jésus demande à ses disciples de retreindre leur mission aux Juifs seulement. Ainsi, ce que dit Jésus ici au v. 24, est totalement cohérent avec la mission quil a confié à ses disciples : comme Jésus, dans la perspective de Matthieu, a percu sa mission reçue de Dieu comme étant réservée exclusivement pour les Juifs, de même cest le même type de mission quil a demandé à ses disciples de poursuivre. |
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ei mē (si ce n'est) |
Cette expression grecque pour exprimer une restriction est composée de la conjonction ei (si) et de la particule de négation mē (ne...pas). Elle est habituelle dans les évangiles-Actes : Mt =14; Mc = 13; Lc = 10; Jn = 12; Ac = 2. Matthieu semble bien laimer, car sur les 14 occurrences dans son évangile, cinq lui sont particulières, et dans ce dernier cas il modifie parfois sa source pour ajouter lexpression. Par exemple, quand il reprend Marc 9, 8 (« Et soudain, regardant autour (deux), ils ne virent plus personne sinon (ouketi) Jésus seul avec eux »), Matthieu écrit plutôt : « Or, levant les yeux, ils ne virent personne si ce nest (ei mē) Jésus seul » (17, 8; voir aussi Mt 14, 17 || Mc 6, 38 et Mt 12, 24 || Mc 3, 22). Il fait la même chose avec la source Q (voir Mt 5, 13 || Lc 14, 34-35). Tout cela pour dire que nous sommes en territoire littéraire matthéen.
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probata (brebis) |
Le mot probaton désigne avant tout un petit troupeau danimaux à quatre pattes qui broutent, par exemple les moutons et les chèvres. Mais dans le Nouveau Testament il fait référence aux brebis, le mouton femelle, surtout quand on le distingue du mouton mâle, le bouc (eriphos) ou de lagneau (arēn). Il est moins fréquent quon se serait attendu, étant donné le milieu paysan de Jésus : Mt = 11; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 19; Ac = 1. Mais avec Marc qui sadresse probablement aux chrétiens de Rome, et Luc qui sadresse peut-être à ceux de Corinthe, on peut comprendre ces évangélistes de ne pas être très « mouton ». Cest Matthieu qui a le mieux conservé le cadre de la Palestine et les images pastorales que Jésus a pu employer (chez Jean, malgré le nombre doccurrences, le mot est surtout concentré dans la parabole du bon berger, et à la fin, dans lappel lancé à Pierre à prendre soin du troupeau). En plus de reprendre certains textes de Marc comme la réaction de Jésus devant une foule qui lui apparaît comme un troupeau sans berger (Mt 9, 36), ou la référence à Zacharie 13, 7 où le berger est frappé et les brebis dispersées est une annonce de la fuite des disciples à Gethsémani (Mt 26, 31), et un texte de la source Q où un berger a 100 brebis et lune vient à ségarer (Mt 18, 12), Matthieu introduit huit occurrences qui lui sont propres.
Sadressant à un milieu majoritement juif, Matthieu peut espérer que son auditoire saisira les références à toutes ces images pastorales dont est truffées lAncien Testament. Rappelons quelques unes delles.
Ainsi, il faut conclure que notre v. 24 est totalement alignée avec la théologie matthéenne et son style littéraire. |
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apolōlota (ceux qui ont été perdus) |
Le verbe apollymi (perdre, faire périr, égarer, démolir, gaspiller, détruire) est assez répandu dans les évangiles-Actes : Mt = 19; Mc = 10; Lc = 27; Jn = 10; Ac = 2. On peut répartir ses 19 occurrences chez Matthieu en trois grandes catégories :
Dans quelle catégorie se range notre v. 24? On ne parle certainement pas de brebis mortes physiquement. Pour bien comprendre de quoi il sagit ici, il faut retourner à lAncien Testament.
Ainsi, la brebis perdue est celle qui semble avoir quitté le peuple de lalliance pour quelque raison que ce soit, qui ne démontre plus son appartenance au peuple élu, et dont Dieu, en quelque sorte, a perdu possession : la relation semble rompue. Pour cette raison, si nous nous plaçons du point de vue de Dieu, le verbe apollymi du v. 24 entre dans la catégorie de « perte de possession » ou « perte de relation ». Mais cette perte de relation implique aussi une perte de valeur et dintégrité. Pour Jésus, rejoindre ces gens perdus constituait le but de sa mission. Vaut-il la peine de noter que même si lusage de apollymi est bien attesté chez tous les évangélistes, Matthieu aime bien ce verbe, si bien que sur ses 19 occurrences, 10 lui sont propres. Et il lajoute parfois à ses sources. Par exemple, alors que Marc 9, 47 écrit : « Et si ton oeil te scandalisait, arrache-le; il est bon (pour) toi borgne, dentrer dans le royaume de Dieu plutôt que, ayant deux yeux, être jeté dans (la) géhenne », Matthieu 5, 29 préfère écrire : « Mais si ton oeil droit te scandalise, arrache-le et jette(-le loin) de toi; car mieux vaut pour toi que périsse (apollymi) un de tes membres et que ton corps entier ne soit pas jeté dans (la) géhenne » (voir aussi 27, 42). De même, alors que Luc 12, 4 reflète la source Q ainsi : « Ne craignez (rien) de ceux qui tuent le corps et après cela nont rien de plus à faire », Matthieu 10, 28 préfère refléter cette version ainsi : « Et ne craignez (rien) de ceux qui tuent le corps mais ne peuvent tuer lâme; craignez plutôt celui qui peut perdre (apollymi) dans (la) géhenne et âme et corps ». |
Le mot apollymi dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
oikou Israēl (maison d'Israël) |
Le mot Israēl est composé du nom hébraïque el « but, domaine, chef », doù « dieu », et du verbe provenant de la racine soit ssr (luire, éclairer, sauver, dominer), soit srh (combattre, lutter). Le nom Israēl a dabord été attribué à Jacob, utilisant une étymologie populaire : « Il (létranger contre lequel Jacob avait lutté toute la nuit) reprit: "On ne tappellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et contre les hommes et tu las emporté." » Mais ici, au v. 24, on parle de « maison dIsraël », donc non pas dun individu, mais dun groupe ethnique descendant de Jacob. En fait, traditionnellement, la maison dIsraël désignait lensemble des descendants de Jacob qui habitaient le nord de la Palestine, tandis que ceux du sud se faisaient appelés : maison de Juda. Ce fut une des réussites du roi David (10e sièce av. JC) de régner dabord sur la maison de Juda (2 Samuel 2, 4 : « Les hommes de Juda vinrent et là, ils oignirent David comme roi sur la maison de Juda »,) puis également sur la maison dIsraël (2 Samuel 12, 8 : « Je (Yahvé, selon les parole de Natan) tai livré la maison de ton maître, jai mis dans tes bras les femmes de ton maître, je tai donné la maison dIsraël et de Juda et, si ce nest pas assez, jajouterai pour toi nimporte quoi »). Malheureusement, la suite est plus complexe et plus douloureuse, alors quun schisme déchire les deux maisons à partir de 933 av. JC, et en 721 av. JC, la Samarie, qui appartient à la maison dIsraël, est prise par les Assyriens qui déportent un certain nombre de personnes et installent des étrangers, si bien quun prophète comme Jérémie (vers 620 av. JC), dans ses promesses au nom de Yahvé, doit constamment distinguer les deux groupes :
Voici venir des jours -- oracle de Yahvé -- où jaccomplirai la promesse de bonheur que jai prononcée sur la maison dIsraël et sur la maison de Juda. En ces jours-là, en ce temps-là, je ferai germer pour David un germe de justice qui exercera droit et justice dans le pays. 16 En ces jours-là, Juda sera sauvé et Jérusalem habitera en sécurité. Voici le nom dont on appellera la Ville: "Yahvé-notre-Justice. 17 Car ainsi parle Yahvé: Jamais David ne manquera dun descendant qui prenne place sur le trône de la maison dIsraël (Jr 33, 14-17) La maison de Juda au sud connaîtra aussi le sort de la maison dIsraël au nord et sera condamné à lexil en Babylonie en 587 av. JC. Mais après le retour dexil de la maison de Judas et la reconstruction du temple de Jérusalem (vers 520 av. JC), les lignes entre maison dIsraël et maison de Juda commencent à sestomper et la signification des expressions commencent à changer. Un exemple est donné par 1 Chroniques 28, 4 (on date le livre des Chroniques vers 340 av. JC) où David parle de la décision de Yahvé de le choisir : De toute la maison de mon père, cest moi que Yahvé, le Dieu dIsraël, a choisi pour être à jamais roi sur Israël. Cest en effet Juda quil a choisi pour guide, cest ma famille quil a choisie dans la maison de Juda, et parmi les fils de mon père, cest en moi quil sest complu à donner un roi à tout Israël. David vient du sud, de la tribu de Juda, mais il est devenu roi de tout Israël, ce qui inclut, selon lancienne terminologie, à la fois la maison dIsraël et la maison de Juda. On voit une autre évolution dans les Psaumes, où maison dIsraël en vient à désigner les laïcs par oppositions aux clercs (prêtres et lévites) : « Maison dIsraël, bénissez Yahvé, maison dAaron, bénissez Yahvé, maison de Lévi, bénissez Yahvé, ceux qui craignent Yahvé, bénissez Yahvé » (Ps 135, 19-20). À laube de lère chrétienne, lexpression « maison de Juda » semble être tombée en désuétude, et seule demeure « maison dIsraël » (par exemple, le livre de Judith, vers 75 av. JC., ne connaît que « maison dIsraël » : 4, 15; 6, 17; 8, 6; 13, 14; 14, 5.10; 16, 14). Quen est-il du Nouveau Testament? La seule référence à la maison de Juda est une citation de Jérémie 31, 31-34 en Hébreux 8, 8 (« Voici que des jours viennent, dit le Seigneur, et je conclurai avec la maison dIsraël et la maison de Juda une alliance nouvelle »). Par contre, lexpression « maison dIsraël » est présente deux fois chez Matthieu en référence à la mission de Jésus et de ses disciples (10, 6; 15, 24), et deux fois dans les Actes des Apôtres, dabord dans le discours de Pierre à la suite de la Pentecôte (2, 36, « Que toute la maison dIsraël le sache donc avec certitude: Dieu la fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié »), ensuite dans le discours dÉtienne qui raconte toute lhistoire sainte et fait une référence au prophète Amos (7, 42, « Alors Dieu se détourna deux et les livra au culte de larmée du ciel, ainsi quil est écrit au livre des Prophètes: Mavez-vous donc offert victimes et sacrifices, pendant 40 ans au désert, maison dIsraël? ») Ainsi, Israël et Juda ont connu une évolution différente. Alors que Juda est à la source du terme « Juif », i.e. de Juda, désignant une race précise, Israël en est venu à désigner une entité politico-religieuse. Alors que jamais on nutilise lexpression Dieu de Juda, lexpression Dieu dIsraël est omniprésente. Et cest ainsi quelle se retrouve dans la bouche de Jésus chez Matthieu pour désigner lobjet de la mission : lensemble dune communauté qui plonge ses racines jusquà Jacob, et occupe un territoire précis. Jésus a-t-il vraiment perçu sa mission comme limitée à un groupe précis et à un territoire précis? Ne trouve-t-on pas lexpression « sauveur du monde » en Jn 4, 42 (voir auss 1 Jn 4, 14)? Il est probable que Matthieu reflète le Jésus historique. Largument le plus lourd provient du fait quil a fallu presquune révolution et le travail acharné de Paul pour faire accepter dans la communauté chrétienne des non-Juifs, une décision prise lors de lassemblée de Jérusalem en lan 51, soit plus de vingt ans après la mort de Jésus; lattitude des anciens disciples plonge ses racines dans ce quils ont observé chez le maître. Et même après la décision de Jérusalem, les tensions sont demeurées vives avec laction de ceux quon appelle les « Judaisants », sous le leadership de Jacques, le frère de Jésus, qui voulaient quon conserve toutes les pratiques juives (sur ce point, voir lépitre de Paul aux Galates, en particulier 2, 4-16). Ainsi, on peut parler de « sauveur du monde » en lan 90, date probable de lévangile de Jean, mais cela provient dune longue évolution. |
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v. 25 Cependant, la femme sétait mise à se prosterner tout contre lui avec ces mots : « Maître, aide-moi ».
Littéralement : Mais elle, étant venue (elthousa), elle se prosternait (prosekynei) devant lui disant : seigneur, aide (boēthei) à moi |
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elthousa (étant venue) | Après legō (dire) et eimi (être), erchomai (venir, arriver, aller, paraître) est le verbe le plus fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 113; Mc = 86; Lc = 99; Jn = 155; Ac = 50. Chez Matthieu, il apparaît à peu près à tous les neuf versets. Cette fréquence sexplique en partie parce quil sagit dun verbe de la vie courante et quil recopie ce verbe qui apparaît dans ses sources. Mais il y a plus, puisque sur les 113 occurrences, 51 lui sont propres. De plus, à plusieurs reprises, il modifie sa source pour ajouter erchomai. Et dans les passages où erchomai lui est propre, très souvent il apparaît sous la forme dun participe (22 fois) : par exemple, « étant arrivé », la personne ou une chose fit telle ou telle action (2, 9 « étant arrivé, létoile se tint au-dessus du lieu où se trouvait lenfant »). Cela se reflète également quand il modifie une source. Par exemple, quand il recopie Marc 2, 15 qui écrit : « Et il arrive quil est à table dans sa maison et de nombreux publicains et pécheurs étaient à table avec Jésus et ses disciples », il modifie la phrase pour obtenir : « Et il arrive comme il était à table, dans la maison, et voici : de nombreux publicains et pécheurs, étant venu (erchomai), étaient à table avec Jésus et ses disciples » (9, 10). Voilà un reflet du style matthéen. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
prosekynei (elle se prosternait) | Le verbe proskyneō signifie : se prosterner, obéir ou se soumettre à quelquun, saluer ou accueillir respectueusement, doù rendre hommage ou adorer. Il sagit habituellement de reconnaître la dignité de quelquun qui est devant soi. À part Matthieu et Jean, il nest pas si fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 13; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 11; Ac = 4. Mais même le nombre doccurrences est trompeur chez Jean, car sur les 11 présences du verbe, 9 apparaissent dans le dialogue avec la Samaritaine où on discute du lieu où on doit rendre un culte (proskyneō). Et si on limite notre analyse aux cas où on se prosterne devant Jésus en signe de véritable hommage, alors on obtient les statistiques suivantes : Mt = 10; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 1; Ac = 0. Cest une particularité de lévangile de Matthieu où les gens se prosternent devant lui. Tout dabord, on se prosterne devant lui pour demander une faveur : un lépreux demande dêtre purifié (8, 2), un chef demande dimposer la main sur sa fille morte (9, 18), la Cananéenne demande dintervenir pour sa fille (15, 25), la mère des fils de Zébédée demande pour ses fils quils siègent à droite et à gauche de Jésus dans le royaume (20, 20). À chaque fois, nous avons la même structure de phrase : sapprocher (proserchomai) ou venir (erchomai) + se prosterner (proskyneō) + dire (legō). Pour Matthieu, cest une démarche de foi.
Mais on se prosterne aussi devant Jésus pour lui rendre hommage, pour reconnaître sa dignité particulière : lévangile commence ainsi (« Entrant alors dans le logis, ils (les mages) virent lenfant avec Marie sa mère, et, tombant à genoux, ils lui rendirent hommage (proskyneō) », 2, 11), et il se termine de la même manière (« Quand ils (les disciples) le virent, ils se prosternèrent (proskyneō) », 28, 17). Il y a même plus. Quand Matthieu reprend de Marc la scène où Jésus marche sur la mer, il complète le récit au moment où le vent sapaise avec cette phrase qui lui est propre : Ceux qui étaient dans la barque se prosternèrent (proskyneō) devant lui, en disant: "Vraiment, tu es Fils de Dieu!" (14, 33). Il y a chez Matthieu une forme de théologie haute, i.e. une théologie qui regarde Jésus, non plus sous ses traits humains, mais avec le regard de la foi après Pâques et avec des sentiments propres à un environnement liturgique. Et le verbe proskyneō sert de véhicule à cette perception et à ces sentiments, si bien quil ne se gène pas pour modifier certaines scènes de Marc pour ajouter proskyneō : le lépreux qui sagenouille en Mc 1, 40 devient quelquun qui se prosterne en Mt 8, 2; le chef qui tombe à ses pieds en Mc 5, 22 devient quelquun qui se prosterne en Mt 9, 18; la femme de notre récit qui tombe à ses pieds en Mc 7, 25 devient ici quelquun qui se prosterne en Mt 15, 25. Voilà lunivers matthéen. Ici, au v. 25, cest la deuxième fois que la Cananéenne intervient auprès de Jésus. La première fois, elle avait interpellé Jésus en disant : « Prends pitié de moi, seigneur, fils de David », donc en faisant appel à son titre messianique (fils de David). Ici, elle « vient » vers Jésus et « se prosterne », ce qui est chez Matthieu une attitude de foi. Et entre les deux demandes de la femme, il y a eu lintervention des disciples. Si on décode bien le langage de Matthieu, il y a eu chez la femme une évolution dans sa foi grâce au rôle des disciples, ce qui lui a permis de voir en Jésus toute sa dignité. |
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boēthei (aide) | Le verbe boētheō (porter secours, aider, venir à la rescousse) est très rare dans tout le Nouveau Testament : Mt = 1; Mc = 2; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 2; 2 Co 6; He = 1; Ap = 1. Dans les évangiles, il napparait que chez Marc dans la scène dun enfant épileptique et muet où le père demande une première fois de laide (« Mais si tu peux quelque chose, viens à notre secours (boētheō) par pitié pour nous », 9, 22), puis après la remarque de Jésus (« Si tu peux!... Tout est possible pour celui qui croit »), le père demande une deuxième fois de laide (« Je crois! Viens au secours (boētheō) de mon manque de foi! », 9, 24). Ainsi, le verbe boētheō apparait vraiment dans un contexte de foi. Ici, au v. 25, nous avons remarqué lévolution de la femme qui vient à Jésus pour se prosterner, une attitude de foi chez Matthieu. Il faut reconnaître quen utilisant lexpression « viens à mon aide » (boētheō), quelque chose de sa foi est exprimé. Matthieu choisit bien ses mots, et il sait quil sagit du vocabulaire typique des Psaumes. Donnons quelques exemples :
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v. 26 Jésus lui répliqua : « Cest mal de prendre le pain des enfants pour le jeter aux chiots ».
Littéralement : Mais lui, ayant répondu, il dit : il n'est pas bon (kalon) de prendre (labein) le pain (arton) des enfants (teknōn) et de jeter (balein) aux chiots (kynariois) |
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kalon (bon) | Kalos est un adjectif qui signifie : bon, beau. Sans être fréquent, il est tout de même bien présent dans les évangiles-Actes : Mt = 21; Mc = 11; Lc = 9; Jn = 7; Ac = 1. Il est utilisé de trois façons différentes.
Pour qualifier un objet matériel (27 fois)
Pour qualifier une personne ou ce quelle fait (9 fois)
Pour qualifier une situation ou une réalité intangible (13 fois : toutes les occurrences ont leur source chez Marc); kalos est alors utilisé comme attribut du verbe être (il est bon)
Ici, au v. 26, Matthieu reprend une phrase de Marc où on qualifie de bonne décision le fait de ne pas dilapider le bien qui revient à sa famille. « Bon » a le sens moral de « bien », comme dans « bien agir ». Le contraire, ce serait de poser un geste qui est mal. |
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labein (de prendre) | Le verbe lambanō fait partie du vocabulaire grec courant et est très fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 53; Mc = 20; Lc = 21; Jn = 46; Ac = 29. Fondamentalement, il signifie : prendre. Mais « prendre » peut avoir deux dimensions, une dimension active où on se saisit de quelque chose et on la manipule (30 fois chez Matthieu; par exemple 5, 40 : « Veut-on te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui même ton manteau »), et une dimension passive où on prend sur soi quelque chose, et donc on laccueille et on la reçoit (18 fois chez Matthieu, par exemple 10, 41 : « Qui accueille un prophète en tant que prophète recevra une récompense de prophète, et qui accueille un juste en tant que juste recevra une récompense de juste »). Mais Matthieu nous présente aussi un usage spécialisé (5 fois) qui relève de la stylistique grecque : tenir conseil (lambanein symboulion; voir 12, 14; 22, 15; 27, 1.7; 28, 12; par contre, Marc a recours à lexpression « assigner conseil » (didōmi symboulion) en 3, 6 et à « faire conseil » (poieō symboulion) en 15, 1). Matthieu évite les variations de Marc, car il aime standardiser la façon de nommer les choses.
lambanō est un mot que Matthieu aime bien (38 fois le verbe lui est propre), si bien quil lui arrive de le préférer au verbe utilisé par sa source; par exemple, alors que Marc utilise airō (emporter) en 8, 19 (« quand jai rompu les cinq pains pour les 5 000 hommes, combien de couffins pleins de morceaux vous avez emportés? »), Matthieu lui substitue lambanō 16, 9 (« Vous ne vous rappelez pas les cinq pains pour les 5 000 hommes, et le nombre de couffins que vous en avez pris? »). Mais ici, au v. 26, nous avons lexpression « prendre le pain ». Cette expression apparaît à cinq occasions dans son évangile : ici avec le récit de la Cananéenne, avec les deux récits de la multiplication des pains (14, 19; 15, 36), avec la discussion sur le fait que les disciples avaient oublié de prendre des pains (16, 5.7), et lors du dernier repas de Jésus (26, 26). Et à chaque fois, Matthieu se contente de reprendre lexpression de la plume de Marc. |
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arton (pain) |
Même sil nest pas le mot le plus fréquent, artos est assez présent : Mt = 20; Mc = 21; Lc = 14; Jn = 24; Ac = 5. Habituellement, Matthieu se contente de copier les sources qui parlent de pain, et en ce sens, le pain nest pas un thème quil aime proposer. Comme on le sait, le pain est au coeur de notre alimentation. Et cela transparaît dans deux passages quil recopie de la source Q, dabord le récit de la tentation de Jésus où le tentateur lui demande de tranformer des pierres en pain alors quil est affamé (4, 3), et la prière du Notre Père où on demande pour aujourdhui le pain quotidien (6, 11). Cest donc un bien précieux, et on comprend limage de Jésus ici au v. 26 qui ne veut pas dilapider un bien si précieux. Mais ce bien si précieux est également au coeur de la symbolique eucharistique que propose Marc avec ses deux multiplications des pains et le dernier repas de Jésus, une symbolique que reprend Matthieu (14, 19; 15, 36; 26, 26).
Il y a cependant deux passages où Matthieu se distingue de ses parallèles : tout dabord, dans son discours sur la montagne, alors quil reprend le thème de lefficacité de la prière tiré de la source Q, il donne lexemple dun fils qui demande du pain à son père, et donc ce qui au coeur de lalimentation dun Juif, et auquel le père ne répondra certainement pas en donnant une pierre (7, 9), alors que Luc présente plutôt lexemple de la demande dun poisson par le fils, lalimentation dun peuple dune zone maritime, et auquel le père ne répondra certainement pas en donnant un serpent (11, 11); ensuite, Matthieu donne une extension à la discussion chez Marc (8, 14-21) où les disciples semblent consternés davoir oublié de prendre du pain et où Jésus leur rappelle les deux multiplications des pains, mais une extension qui reprend la mise en garde de Jésus sur le levain des Pharisiens et des Sadducéens, une mise en garde incomprise chez Marc et qui se termine avec la discussion sur le manque de pain, mais bien explicitée chez Matthieu où lenjeu nest pas le pain, mais le levain que représente lenseignement des opposants à Jésus (16, 11-12). Bref, il faut conclure que Matthieu napporte rien doriginal sur le thème du pain et se contente la plupart du temps de reprendre ses sources. Et ici, au v. 26, en reprenant Marc, il reprend aussi le thème du pain eucharistique qui sous-tend une bonne partie des références au pain de son évangile. |
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teknōn (des enfants) |
Le mot teknon dérive du verbe tiktō qui signifie : engendrer. Il désigne donc la progéniture, et il est présent dans les Synoptiques et les Actes : Mt = 14; Mc = 9; Lc = 14; Jn = 0; Ac = 5. Il se distingue de nēpios (enfant en bas âge, être faible et sans défense), de pais (un garçon de 7 à 14 ans) et de hyios (fils). Matthieu reflète les différents sens du mot teknon
Au v. 26, le mot teknon renvoie assez clairement à la progéniture des parents sur laquelle sexprime leur affection et leur responsabilité. En effet, les parents sont responsables de nourrir leurs enfants, et il serait mal quils ny voient pas, ou posent des gestes qui empêchent de remplir leur responsabilité. Ainsi, lévangéliste reprend lidée que la responsabilité première de Jésus est de nourrir Israël de son enseignement. |
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balein (de jeter) | Le verbe ballō signifie dabord : jeter, doù dérive : lancer, placer, laisser tomber, mettre, déposer. Il napparaît que dans les évangiles-Actes, à lexception de lApocalypse, et dun passage dans lépitre de Jacques et de la première de Jean. Cest un verbe quon voit régulièrement chez Matthieu : Mt = 33; Mc = 17; Lc = 18; Jn = 17; Ac = 5. Même si 20 des 33 occurrences du mot dans son évangile lui sont propres, lévangéliste nessaie pas de le mettre de lavant en le substituant à certans mots clés de ses sources. Car ballō est bien présent chez tous les évangélistes, et la majorité des occurrences particulières chez Matthieu apparaissent dans des scènes qui lui sont propres comme le discours sur la montagne, ou certaines paraboles où il faut faire un tri, ou certaines expressions stéréotypées comme être jeté sur un lit (alité), être jeté en prison, jeter lhameçon. Et ici, au v. 26, comme nous lavons souligné, Matthieu se contente de recopier une phrase de Marc 7, 27. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
kynariois (chiots) | Le nom kynarion (petit chien, chiot) napparaît que dans cette scène dans toute la Bible : Mt = 2; Mc = 2; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0. Cest Marc qui la introduit dans son récit de la Syro-Phénicienne (7, 27-28), repris par Matthieu (15, 26-27). Pourquoi cette référence aux chiots? Tout dabord, que représente le chien? Il faut éviter le biais moderne qui voit dans le chien lanimal de compagnie, fidèle et attachant quon aime gâter, et qui occupe parfois une place dans le lit. Un passage du discours sur la montagne de Matthieu peut nous éclairer :
Ne donnez pas aux chiens (kyōn) ce qui est sacré, ne jetez pas vos perles devant les porcs, de crainte quils ne les piétinent, puis se retournent contre vous pour vous déchirer (7, 6) Ici, le chien est du même niveau que le cochon qui doit se contenter des restes ou des vidanges. Dans lAntiquité, le chien vit à lextérieur et mène souvent une vie de charognard (voir 1 Rois 14, 11 : « Ceux de la famille de Jéroboam qui mourront dans la ville seront mangés par les chiens »), comme le laisse entendre aussi cette parabole du riche et de Lazare : « Bien plus, les chiens eux-mêmes venaient lécher ses ulcères » (Lc 16, 21). Traiter quelquun de « chien » est une insulte, car le chien est associé souvent à un être qui a des habitudes répugnantes : « Il leur est arrivé ce que dit le véridique proverbe: Le chien est retourné à son propre vomissement, et: "La truie à peine lavée se roule dans le bourbier." » (2 Pierre 2, 22). Cest ainsi que Paul peut associer les mauvais ouvriers à des chiens et demander de sen tenir loin : « Prenez garde aux chiens! Prenez garde aux mauvais ouvriers! Prenez garde aux faux circoncis! » (Ph 3, 2). Cest le même écho dans lApocalypse : « Dehors les chiens, les sorciers, les impurs, les assassins, les idolâtres et tous ceux qui se plaisent à faire le mal!" » (Ap 22, 15). La même perception transpire de lAncien Testament : on a peur du chien qui apparaît comme un ennemi (« Des chiens nombreux me cernent, une bande de vauriens mentoure; comme pour déchiqueter mes mains et mes pieds », Ps 22, 17); il est même présenté comme une abomination : « Tu napporteras pas à la maison de Yahvé ton Dieu le salaire dune prostituée ni le paiement dun chien, quel que soit le voeu que tu aies fait: car tous deux sont en abomination à Yahvé ton Dieu » (Ex 23, 19). Quen est-il des chiots, comme ici au v. 26? Comme le laisse deviner le v. 27 qui suit, il semble que les chiots, contrairement aux chiens, pouvaient demeurer dans la maison. Pourquoi? Sans aucun doute en raison de leur fragilité : ils nétaient pas encore en mesure de se défendre contre la hyène ou le loup, et devaient être protégés jusquau jour ils pourraient affronter lennemi. Ainsi, ils pouvaient être nourris des restes de la table, mais jamais de la bonne nourriture, comme le montre Ex 22, 30 : « Vous ne mangerez pas la viande dune bête déchiquetée par un fauve dans la campagne, vous la jetterez aux chiens ». Même en étant temporairement hébergés à la maison, les chiots navaient pas pour autant une grande valeur. Aussi, laffirmation de Jésus, quil est immoral de gaspiller la nourriture essentielle aux enfants auprès des futurs charognards, demeure valide (lAncien Testament parle de « chien crevé » pour décrire un être sans valeur, voir 1 Samuel 24, 15; 2 Samuel 9, 8). On pourrait finalement se poser la question : puisque nous sommes en territoire non juif, y a-t-il un lien entre le chien et le monde païen? Cela est possible, même si ce nest pas clairement affirmé. Tout dabord, nous avons deux exemples (Mt 7, 6 et 2 Pi 2, 22) où chiens et cochons dans associés lorsquon parle dêtres vils dont il faut se tenir loin. Or, les cochons sont associés au monde païen, puisque les Juifs nen mangeaient pas. De plus, les chiens sont présentés comme des êtres mauvais et dangereux quil faut éviter. Ainsi, faire le parallèle entre le monde païen et les chiens comporte une certaine congruence. |
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v. 27 Elle reprit : « Cest vrai, maître, mais il y a aussi que les chiots mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ».
Littéralement : Mais elle dit : oui (nai), seigneur, et c'est pourquoi (kai gar) les chiots, il mange (esthiei) des miettes (psichiōn), ceux tombant (piptontōn) de la table (trapezēs) des seigneurs (kyriōn) d'eux. |
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nai (oui) |
Nai (oui, vraiment) est un adverbe affirmatif peu fréquent dans les évangiles-Actes : Mt = 9; Mc = 0; Lc = 4; Jn = 3; Ac = 2. Cest dans lévangile de Matthieu quil se retrouve le plus. Et de plus, sur les neuf occurrences, sept lui sont propres. Notons tout de suite que ce « oui » apparaît toujours comme une réponse à une question ou à une interpellation, et non pas dans le contexte dune affirmation solennelle de Jésus, Matthieu préférant lexpression : « Amen, je vous le dis »; les deux seules exceptions sont 11, 9 (« Alors quêtes-vous allés faire? Voir un prophète? Oui, je vous le dis, et plus quun prophète ») et 11, 26 (« Oui, Père, car tel a été ton bon plaisir »), qui proviennent de la source Q (les quatre occurrences chez Luc sont un écho également de la source Q). Ainsi, le sermon sur la montagne demande aux disciples davoir un langage franc (« Que votre langage soit: Oui? Oui, Non? Non: ce quon dit de plus vient du Mauvais », 5, 37), les disciples répondent « oui » à Jésus quils ont compris les paraboles (13, 51), Pierre répond « oui » aux percepteurs dimpôt qui lui demandent si son maître paie le didrachme (17, 25), enfin Jésus répond « oui » aux grands prêtres et scribes qui lui demandent, indignés, sil entend bien les enfants crier dans le temple : « Hosanna au fils de David ».
Ici, au v. 27, nous avons lexpression « Oui, Seigneur », la réponse de la Cananéenne à linterpellation de Jésus qui veut lui faire comprendre le sens de sa décision. Or, on retrouve également cette expression un peu plus tôt dans lévangile selon Matthieu (9, 28): « Étant arrivé à la maison, les aveugles sapprochèrent de lui et Jésus leur dit: "Croyez-vous que je puis faire cela" - "Oui, Seigneur", lui disent-ils ». Dans ce dernier cas, nous sommes vraiment dans un contexte de foi. Cette expression napparaît nulle part ailleurs dans les évangiles, sauf chez Jean :
Le fait de retrouver la même expression à la fois chez Matthieu et chez Jean a de quoi étonner, puisque la majorité des biblistes sentendent pour dire que les évangiles de Matthieu et Jean sont indépendants lun de lautre. Il faut penser que lexpression devait être connue dans les communautés chrétiennes et devaient servir à exprimer leur foi. Or, cest justement cette expression que Matthieu met dans la bouche de la Cananéenne. Et ce geste est conscient, puisque chez Marc la femme dit simplement « Seigneur » (certains manuscrits ont « Oui, Seigneur » également chez Marc, mais selon nous, cest une tentative dharmonisation des copistes; voir notre argumentation à la référence 1). Quest-ce à dire? Matthieu tient clairement à nous situer dans un contexte de foi, ce que confirmera la suite. |
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kai gar (c'est pourquoi aussi) |
Avec kai gar nous avons deux conjonctions qui se suivent, une conjonction de liaison, kai (et), et une conjonction causale, gar (car, en effet, cest que, puisque, cest pourquoi). Leffet combiné des deux conjonctions introduit lidée dune explication qui accentue ce qui vient dêtre dit et quon traduit habituellement par : « car aussi » ou « car même » ou « en effet même » ou « et cest pourquoi ». Lexpression est peu fréquente dans les évangiles-Actes : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 6; Jn = 1; Ac = 1. Elle se retrouve surtout chez Luc. Quant à Matthieu, sur les trois occurrences, deux proviennent de ses sources, la source Q en 8, 9 (« Car moi-même, je suis un homme sous lautorité dun autre ») et Matthieu en 26, 73 (« toi aussi, tu en es: car même ton langage te trahit »). Il reste notre verset ici où Matthieu semble ajouter la conjonction gar (car) à ce quil reçoit de Marc. Regardons de près le début de la réponse de la femme chez les deux évangélistes :
Chez Marc, on a limpression que la femme amène un nouveau point de vue : Jésus affirme quil nest pas bien de donner le pain des enfants aux chiots, et la femme lui répond quil oublie de mentionner (le sens de « et » (kai)) que les chiots mangent sous la table les miettes des enfants. Matthieu, par contre, semble vouloir éviter que la femme prenne Jésus en défaut, et donc présente la remarque de la femme comme la continuation de ce que Jésus a dit. Tout dabord, elle dit : « Oui, Seigneur ». Ce « oui » dit : je suis daccord avec ce qui est dit. Ensuite, le « et cest pourquoi » accentue encore ce qui vient dêtre dit; on pourrait paraphraser ainsi : tu as raison de dire quil nest pas bon de jeter le pain des enfants aux chiots, puisque ce sont seulement des miettes tombées par hasard de la table dont se nourrissent les chiots. Doù notre traduction : et cest pourquoi les chiots... Le changement de ton chez Matthieu par rapport à Marc est subtil, mais bien réel comme on le verra par la suite. Pourquoi? Noublions pas deux choses : Matthieu a une christologie haute, i.e. Jésus est vu à travers les yeux de la foi après Pâques, et donc sait très bien ce quil dit et ce quil fait, il nest jamais pris en défaut; ensuite, la Cananéenne, comme on la vu, est présentée par Matthieu comme quelquun qui a la foi. |
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esthiei (il mange) |
La première chose à noter est que le verbe originel (esthiei, indicatif présent actif, 3e personne du singulier) est un verbe au singulier, alors que le sujet (chiots) est au pluriel. Matthieu a-t-il commis une faute de syntaxe? Nous sommes devant une particularité de la langue grecque, plus spécifiquement la version attique, où le verbe peut demeurer au singulier même si le sujet est un nom pluriel neutre (on a des exemples chez Homère): dans ce cas le sujet est considéré comme un tout composé de plusieurs parties (voir Herbert Weir Smyth, A Greek Grammar for Colleges). Or, le sujet est kunaria (chiots), un nom neutre au pluriel.
Le verbe esthiō (manger, dévorer, mettre dans la bouche) est très présent dans les évangiles-Actes : Mt = 24; Mc = 27; Lc = 32; Jn = 15; Ac = 7. Seulement sur le plan statistique, on note demblée que Matthieu y trouve moins dintérêt quun Luc ou un Marc. Et quand on regarde de plus près, on note que Matthieu se contente la plupart du temps de simplement recopier ses sources, la source Q (5 fois), la source marcienne (14 fois). Quant aux cinq occurrences qui lui sont propres, on observe quil lajoute en 12, 1 pour clarifier la raison pour laquelle les disciples froissent les épis dans le récit de Marc, en 15, 20 pour clarifier la question du pur et de limpur que Marc garde à un haut niveau sur le plan moral, mais que le Juif Matthieu lie au fait de se laver ou non les mains, en 15, 38 pour clarifier la conclusion de Marc sur 2e récit de la multiplication en précisant que le chiffre avancé concerne ceux qui ont mangé, et enfin en 25, 35.42 dans la grande fresque du jugement dernier où le fait de donner à manger à ceux qui ont faim est lun des critères de lentrée dans le Royaume. Ainsi, si on peut trouver un point dinsistance chez Matthieu, cest que le thème de la manducation concerne surtout le fait de nourrir les affamés. On est loin des scènes de Luc où Jésus accepte les invitations à manger et se met à table, ou de ses paraboles où on festoie. Il y a quelque chose daustère chez Matthieu. Ici, au v. 27, Matthieu reprend le verbe de la plume de Marc. Mais sous-jacent à lacte de manger affleure déjà lenseignement de Jésus que dévore un chiot comme la cananéenne, comme on le verra bientôt. |
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psichiōn (miettes) |
Malheureusement, le nom psichion est unique : il a été introduit par Marc que recopie Matthieu, et napparaît nulle part ailleurs dans toute la Bible grecque, et est presquabsent des écrits des grands auteurs grecs. Sur le plan symbolique, il traduit lidée que les chiots se contentent des restes minuscules de pain, et donc que la femme païenne est prête à se contenter des restes minuscules de lenseignement de Jésus.
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piptontōn (ceux tombant) |
Le verbe piptō est le plus fréquent chez Matthieu, mais ce dernier ne semble pas lui faire jouer un rôle particulier : Mt = 19; Mc = 8; Lc = 17; Jn = 3; Ac = 9. Il comporte trois grandes significations :
Ici, au v. 27, piptō appartient à une réalité accidentelle où des miettes de pain tombent de la table. Il faut croire que cela arrive régulièrement, puisque les chiots semblent aux aguets. Cela est confirmé par ce passage de Luc qui écrit : « Il (Lazare) aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche » (16, 21). |
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trapezēs (table) |
Contrairement à ce quon pourrait penser, le mot trapeza est peu fréquent dans le Nouveau Testament et dans les évangiles-Actes : Mt = 2; Mc = 2; Lc = 4; Jn = 1; Ac = 2. Il revêt deux grandes significations dans les évangiles-Actes. Il y a dabord cette table, probablement basse avec des pieds (évidemment sans chaise), pour poser la nourriture du repas. À loccasion dune fête et où on avait des convives, cette table se trouvait à létage, sur la terrasse, comme le laisse entendre ce passage de Marc où Jésus demande de préparer la Pâque : « Et il (le propriétaire) vous montrera, à létage, une grande pièce garnie de coussins, toute prête » (14, 15). Cest la même situation qui se présente dans les Actes des Apôtres : « Il (le geolier) les (Paul et Silas) fit alors monter dans sa maison, dressa la table, et il se réjouit avec tous les siens davoir cru en Dieu » (16, 34). Ainsi, étendu sur un tapis avec des coussins, chacun tendait la main pour prendre de la nourriture (« Cependant, voici que la main de celui qui me livre est avec moi sur la table », Lc 22, 21).
Mais trapeza se traduit aussi par comptoir ou banc des changeurs (ce qui a donné notre mot « banque ») : « Etant entré dans le Temple, il se mit à chasser les vendeurs et les acheteurs qui sy trouvaient: il culbuta les comptoirs des changeurs et les sièges des marchands de colombes » (Mc 11, 15). La référence au comptoir des changeurs comme banque est plus explicite chez Luc : « Pourquoi donc nas-tu pas confié mon argent à la banque (trapeza)? A mon retour, je laurais retiré avec un intérêt » (19, 23). Ici, au v. 27, il faut noter que, alors que Jésus mentionnait seulement le fait donner le pain des enfants aux petits chiens, cest la femme qui introduit lidée de la table et de ce qui tombe de la table. La scène a une certaine congruence, car depuis lAntiquité lune des responsabilités de la femme tourne autour de la table. Mais cette expérience devient ici chemin pour exprimer sa requête à Jésus dans la foi : lexpérience de la table lui permet en effet de saisir ce qui ne pouvait être quimplicite dans la parole de Jésus (le pain ne sadresse quaux enfants seulement) et den faire sa prière (mais les chiots peuvent se contenter des miettes de la table). Et pour Matthieu, ce leader de communauté chrétienne, se profile certainement lécho de la table chrétienne, leucharistie (la table comme synonyme deucharistie, voir 1 Corinthiens 10, 21 où Paul doit rappeler à lordre les chrétiens qui participaient aux fêtes dans les temples païens : « Vous ne pouvez boire la coupe du Seigneur et la coupe des démons; vous ne pouvez participer à la table du Seigneur et à la table des démons »). |
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kyriōn (seigneurs) |
Nous avons déjà analysé plus haut kyrios et nous avons relevé que le mot est parfois attribué à Dieu, à Jésus, ou à des humains qui exercent une forme dautorité et quon traduit généralement par maître. Tout dabord, notons que le mot est ici au pluriel, et quil fait évidemment référence à des humains, plus particulièrement aux propriétaires des chiots. Mais le fait même que la femme sidentifie aux chiots dans sa requête à Jésus, et que Matthieu accentue son attitude de foi, on peut voir ici dans kyrios une double signification : les maîtres des chiens, et Jésus qui est devenu un maître pour la femme. Car Matthieu pouvaient simplement faire référence aux chiots sans mentionner leurs maîtres, comme le fait Marc, et écrire : « cest pourquoi les chiots mangent les miettes tombées de la table ». Pourquoi avoir ajouté : « de leurs maîtres », qui nest pas nécessaire? Cest une allusion à la démarche de foi de femme à légard de Jésus devenu son maître, et une transition à ce qui suit.
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v. 28 Alors, prenant la parole, Jésus lui dit : « Ma chère dame, comme ta foi est grande! Quadvienne ce que tu veux! ». Et sa fille fut guérie exactement à ce moment-là.
Littéralement : Alors (tote) ayant répondu le Jésus dit à elle : O (ō) femme! Grande (megalē) de toi est la foi (pistis); que devienne (genēthētō) à toi comme tu veux (theleis) et elle fut guérie (iathē) la fille d'elle à partir de cette heure (hōras) -là (ekeinēs). |
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tote (alors) |
Tote est un adverbe si ordinaire quil ny aurait rien à dire, sil nétait un mot presque fétiche chez Matthieu : Mt = 90; Mc = 6; Lc = 15; Jn = 10; Ac = 21; il revient à peu près à tous les 12 versets. Cest un adverbe de temps quon traduit habituellement par « alors ». Il permet dexprimer une séquence logique de cause à effet. Comme Matthieu aime structurer les choses et les présenter de manière ordonnée, tote devient pour lui loutil idéal. Par exemple, « laisse là ton offrande, devant lautel, et va dabord te réconcilier avec ton frère; puis reviens, et alors présente ton offrande » (5, 24); ici, la réconciliation doit précéder loffrande. Sur les 90 occurrences de son évangile, 81 lui sont propres. Et cest ainsi quil se plaît à ajouter cet adverbe à ses sources, en commençant par Marc. Par exemple, dans la scène où on tend un piège à Jésus sur limpôt à César et quil réplique avec une question sur leffigie de la pièce de monnaie, Marc écrit : « Ils lui dirent : "De César". Puis Jésus leur dit: "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (12, 16-17). Quand Matthieu recopie cette scène, il apporte une légère modification : « Ils disent : "De César". Alors il leur dit: "Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (22, 20-21); ainsi, le « puis » de Marc est devenu chez lui un « alors », car le paiement des impôts découle du fait quon utilise la monnaie de César. Il fait la même chose avec la source Q. Dans le discours de Jésus sur le retour de lesprit impur où ce dernier cherche un lieu de repos et nen trouve pas, Luc écrit : « Il dit : "Je retournerai dans la maison doù je suis sorti" » (11, 24). Pour sa part, Matthieu écrit : « Alors il dit : "Dans ma maison je retournerai, doù je suis sorti" » (12, 44); lajout du petit « alors » permet à Matthieu de montrer la suite logique entre errer sans trouver de repos et le retour au point de départ.
Quen est-il ici de tote au v. 28? Ce que Jésus est sur le point de déclarer est la conséquence de ce que la femme vient de dire : il y une relation logique. La guérison qui sannonce découle de ce que la femme vient de dire, i.e. lexpression de sa foi. |
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ō (O) |
Ō est une interjection ou une exclamation exprimant la surprise, la joie ou la peine. Elle est en même temps une interpellation, car le mot « femme » qui suit est au vocatif et on pourrait la rendre ainsi aujourdhui: « Ma chère femme! Te rends-tu compte comme ta foi est grande? ». Comme on limagine, ō est plutôt rare dans les évangiles-Actes : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 3. En fait, on pourrait dire quil ny a que trois occurrences dans les évangiles, et non cinq.
Les deux autres occurrences (Lc 9, 41 et Mt 17, 17) ne sont quune reprise de Mc 9, 19. Quobserve-t-on? Linterjection est toujours dans la bouche de Jésus, et elle toujours autour de la foi : Jésus exprime soit sa surprise et sa joie devant la foi, soit sa surprise, sa déception ou sa peine devant le manque de foi. La surprise et la joie sont devant une femme païenne, comme si on ne sattendait pas à trouver la foi chez les païens (pensons au récit du centurion romain de Capharnaüm en Mt 8, 10 : « Entendant cela, Jésus fut dans ladmiration et dit à ceux qui le suivaient: "En vérité, je vous le dis, chez personne je nai trouvé une telle foi en Israël »). À linverse, Jésus est déçu de ses compatriotes chez qui il sattendait à trouver la foi. |
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megalē (grande) |
Megas est un adjectif bien ordinaire qui signifie littéralement : grand, mais peut inclure la dimension de force et de puissance. Il est utilisé régulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 20; Mc = 15; Lc = 26; Jn = 5; Ac = 31. Matthieu lemploie comme les autres évangélistes (sur les 20 occurrences, 12 lui sont propres). Il sen sert pour accentuer certains sentiments (grande joie des mages (2, 10), grand joie des femmes quittant le tombeau (28, 8), la valeur du commandement de lamour de Dieu (le plus grand commandement de la Loi (22, 36.38)), le côté impressionnant de la fin des temps (grands signes (24, 24), forte trompette (24, 31)) et de la résurrection de Jésus (grande pierre devant le tombeau (27, 60), grand tremblement de terre alors que lange descend du ciel (28, 2)). Mais ce quil y a de remarquable ici au v. 28, cest le seul cas dans les évangiles où la foi de quelquun est qualifiée de grande : une femme, et une païenne de surcroit.
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pistis (foi) |
Le terme pistis (foi) est bien connu dans tout le Nouveau Testament. Mais on sera surpris dapprendre quil nest pas si fréquent dans les évangiles : Mt = 8; Mc = 5; Lc = 11; Jn = 0; Ac = 15. Chez Matthieu, sur les huit occurrences, quatre lui sont propres. Mais les occurrences propres proviennent surtout de sources particulières, et ne sont pas des ajouts quil fait ici et là à Marc ou à la source Q, selon son habitude. Est-ce dire que la foi nest pas importante pour lui? Au contraire, il est le seul à utiliser le terme oligopistian (peu de foi : 17, 20) et trois fois celui de oligopistos (gens de peu de foi : 8, 26; 14, 31; 16, 8). De plus, alors que Marc attribue lincapacité des disciples à guérir un épileptique au fait que seul la prière peut réussir (9, 29), Matthieu lattribue plutôt à leur peu de foi et conclut quune personne ayant la foi « gros comme un grain de sénevé » serait capable de déplacer les montagnes (17, 20). Et dans ses reproches aux scribes et aux Pharisiens, il mentionne le fait davoir négligé « les points les plus graves de la Loi, la justice, la miséricorde et la foi » (23, 23). Mais la foi nest pas pour lui un thème central et récurrent, comme lest par exemple la pratique de la compassion (voir la scène du jugement dernier au chap. 25, et le leitmotiv « Cest la miséricorde que je veux, et non le sacrifice » (9, 13; 12, 7)).
On ne peut parler de foi sans parler également du verbe : croire (pisteuō) : Mt = 11; Mc = 14; Lc = 9; Jn = 98; Ac = 37; 1 Jn = 9. Ce qui saute aux yeux, cest que le thème de la foi provient avant tout de la tradition johannique; lévangéliste Jean nemploie jamais le mot pistis, mais toujours le verbe pisteuō (croire). Quant à Matthieu, il est égal à lui-même : sur les 11 occurrences, six lui sont propres, mais ces dernières ne jouent pas de rôle particulier. Quest-ce donc la foi ou croire pour Matthieu? Notons dabord que le mot « foi » chez lui, comme dailleurs dans tous les évangiles (la seule exception étant Mc 11, 22 qui parle de foi en Dieu), na pas dobjet explicité; Matthieu ne précise pas la foi « en qui » ou « en quoi ». La foi est quelque chose qui sobserve (chez personne je nai trouvé une telle foi en Israël : 8, 10; Jésus voyant leur foi : 9, 2). La foi a la capacité dopérer des merveilles (tes péchés sont remis : 9, 2; ta foi ta sauvée : 9, 22; elle peut déplacer une montagne : 17, 20). Elle apparaît donc comme une confiance fondamentale en une issue heureuse. Mais implicitement, lévangéliste suggère que cette confiance fondamentale provient de la présence de Jésus qui déclenche toutes ces demandes de guérison (On aura noté au passage que cette foi est différente de la notion observée chez certains de nos contemporains où la foi se définit comme la croyance en lexistence de Dieu ou ladoption dune religion comme lIslam). Regardons maintenant lacte de croire chez Matthieu. Encore une fois, on trouve des cas où lobjet nest pas explicité (2 fois), dont lun est propre à Matthieu : « Allez, comme vous avez cru » (8, 13). Implicitement, on sait très bien quil sagit davoir confiance en lissue heureuse dune démarche, et que Jésus en est le médiateur. Il y a dautres cas où lobjet est explicité (3 fois), dont lun est propre à Matthieu qui insiste sur la confiance en la capacité de guérir de Jésus : « Croyez-vous que je puis faire cela » (9, 28). Enfin, il y a des cas où lobjet est une personne particulière (6 fois), et si on se centre sur ce qui est propre à Matthieu, on a dabord « croire en Jésus » (« Mais si quelquun doit scandaliser lun de ces petits qui croient en moi, il serait préférable pour lui de se voir suspendre autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et dêtre englouti en pleine mer (18, 6; notons que Matthieu recopie ici en gros Marc, mais cest lui qui ajoute le « en moi »); et on a ensuite « croire en Jean Baptiste » : « En effet, Jean est venu à vous dans la voie de la justice, et vous navez pas cru en lui; les publicains, eux, et les prostituées ont cru en lui; et vous, devant cet exemple, vous navez même pas eu un remords tardif qui vous fît croire en lui » (21, 32; notons que cette foi en Jean Baptiste est différente de celle en Jésus, car elle signifie avant tout croire en la vérité du message quil proclame, et qui pointe vers Jésus). Que conclure? Il y a une trame de fond qui se dégage chez Matthieu : la foi est cette confiance fondamentale à la possibilité dune issue heureuse à ce que je cherche, ce que je veux, ce que je désire, et Jésus en en quelque sorte le catalyseur. Cest comme si tout repose dans les mains de lindividu pour que les choses arrivent. Un example typique est cette scène unique à Matthieu où, après avoir vu Jésus marcher sur leau, Pierre demande de pouvoir faire la même chose, mais après avoir fait quelques pas, il se met à couler, assailli par la peur devant le vent qui sélève; et Jésus a cette réplique : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté? ». Tout reposait dans les mains de Pierre et de sa confiance malgré le vent. Au fond, Jésus ne fait que rendre possible lexpression de la pleine force de la foi. Retournons à la Cananéenne. Que dit Jésus? « Grande est ta foi ». On peut maintenant deviner la suite. |
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genēthētō (que devienne) |
Le verbe ginomai (survenir, devenir, venir à lexistence, apparaître) est aussi fréquent en grec que les verbes avoir et être en français : Mt = 76; Mc = 54; Lc = 132; Jn = 50; Ac = 110. Il est inutile den faire ici une analyse détaillée. Observons plutôt comment ce verbe décrit parfaitement la perception de la foi chez Matthieu.
Ainsi, à la Cananéenne, au centurion et aux deux aveugles, le Jésus de Matthieu dit la même chose : quadvienne ce que vous désirez et voulez avec grande confiance. Comme nous lavons souligné en analysant la foi dans son évangile, tout repose entre les mains de la personne croyante qui peut faire advenir des choses; Jésus nest là, si on peut dire, que pour procéder à laccouchement final. On est loin dun Jésus magicien qui multiplie les miracles par sa propre puissance. |
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theleis (tu veux) |
Le verbe thelō signifie : vouloir, être déterminé à, désirer, souhaiter, se plaire à, aimer. Voilà un mot tout à fait matthéen : Mt = 43; Mc = 25; Lc = 28; Jn = 23; Ac = 14. Parmi les 43 occurrences dans son évangile, 27 lui sont propres. Ainsi, non seulement il lemploie plus souvent que les autres évangélistes, mais il lajoute parfois à ses sources. Un exemple typique est le récit de la transfiguration. Marc 9, 5 écrit : « Et, prenant la parole, Pierre dit à Jésus : "Rabbi, il est bon que nous soyons ici; et faisons trois tentes, pour toi une et pour Moïse une et pour Élie une" », Matthieu recopie ce texte avec surtout deux modifications : « Et, prenant la parole, Pierre dit à Jésus : "Seigneur, il est bon que nous soyons ici; si tu veux, je ferai ici trois tentes, pour toi une et pour Moïse une et pour Élie une" » (voir aussi la multiplication des pains où, devant la perspective pour Jésus de renvoyer la foule à jeun, Matthieu ajoute au récit de Marc « je ne le veux pas, ils pourraient défaillir » (15, 32).
Pourquoi cette insistance sur le vouloir? Quand on parcourt lévangile de Matthieu, on note une insistance particulière sur lagir : « Ce nest pas en me disant: Seigneur, Seigneur, quon entrera dans le Royaume des Cieux, mais cest en faisant la volonté de mon Père qui est dans les cieux » (7, 21). Cest une attitude typiquement juive où laccent est sur lorthopraxie, le « faire », laction droite; il est plus important davoir des actions justes, que des idées justes (orthodoxie). Ainsi, il est probable que cest lui qui ajoute « que soit faite ta volonté comme au ciel aussi sur terre » au Notre Père (une phrase absente chez Luc 11, 2). Limportance de cette volonté transparaît dans certaines paraboles, comme celle des ouvriers de la dernière heure : « Prends ce qui est tien, et va. Je veux à ce dernier-ci donner comme à toi. Ne mest-il pas permis de faire ce que je veux de mes biens? Ou bien ton oeil est-il mauvais parce que suis bon? » (20, 14-15); ou encore, celle des deux fils à qui le père demande daller travailler à la vigne : « Je ne veux pas, répondit le premier; ensuite pris de remords, il y alla... le deuxième répondit: Entendu, Seigneur, et il ny alla point. Lequel des deux a fait la volonté du père » (21, 29-31). Ainsi, pour Matthieu, lêtre humain a limmense responsabilité de ses décisions et de ses actes, quil est appelé à ajuster à la volonté de Dieu. Quand il met dans la bouche de Jésus : « Quil tadvienne comme tu veux », il souligne limportance de laction prise par la femme dès le début, du respect de sa décision libre de le poursuivre au point de limportuner. Cette décision et cette action prenaient leur source dans son immense foi. |
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iathē (elle fut guérie) |
Le verbe iaomai signifie : guérir, soigner. Il nest pas très utilisé dans les évangiles, sauf chez Luc : Mt = 4; Mc = 1; Lc = 11; Jn = 3; Ac = 5 (les évangiles semblent préférer son synonyme : therapeuō). Chez Matthieu, le mot est également peu usité : sur les quatre emplois, lun est emprunté à la source Q dans la scène du centurion de Capharnaüm (« dis seulement un mot et mon enfant sera guéri », 8, 8), quil recopie à la fin de la scène (« "Quil tadvienne selon ta foi!" Et lenfant fut guéri sur lheure », 8, 13); un autre est une citation dIsaïe 6, 10 (« que leur esprit ne comprenne, quils ne se convertissent, et que je ne les guérisse », 13, 15). Il ne reste donc que cette scène de la Cananéenne où le mot lui est vraiment propre. Mais on ne peut sempêchere dy voir une formule un peu stéréotypée, comme le permet de le constater la juxtaposition de la guérison de lenfant du centurion où Jésus sémerveille de la foi de ce dernier et de celui de la Cananéenne à qui Jésus dit que sa foi est grande.
La guérison nest en fait que la conséquence de la démarche qui précède. Jésus nest là que pour en témoigner. |
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hōras (heure) |
Commençons par le nom hōra qui est assez présent dans les évangiles-Actes : Mt = 15; Mc = 11; Lc = 5; Jn = 25; Ac = 8. On aura noté le nombre élevé chez Jean où lheure joue un rôle théologique important. Quant est-il de Matthieu? On peut distinguer trois significations différentes :
Bien sûr, hōra au v. 28 nindique pas un moment spécifique de la journée, mais la coïncidence dans le temps entre lexpression de la foi de la Cananéenne et la guérison de sa fille : cette forme dinstantanéité veut mettre en relation causale la démarche dans la foi de la Cananéenne et son résultat. |
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ekeinēs (là) |
Lexpression complète et littérale est : apo tēs hōras ekeinēs (à partir de lheure celle-là). Pourquoi souligner cette expression? Elle ne se trouve que chez Matthieu dans les évangiles, à une exception près (elle apparaît aussi une fois avec une légère variante chez Jean 19, 27 : « Puis il dit au disciple: "Voici ta mère." À partir de cette heure-là (apo ekeinēs tēs hōras), le disciple laccueillit (la mère de Jésus) comme sienne ». Voici les autres cas.
Ces deux exemples sont dautant plus remarquables quen 9, 22 Matthieu recopie Marc 5, 34 qui a simplement : « Va en paix et sois guérie de ton infirmité, ma fille, ta foi ta sauvée »; et en 17, 18 il recopie Marc 9, 25-27 qui écrit : « Jésus commanda à lesprit impur, lui disant : "Esprit muet et sourd, je te lordonne, sors de lui...". Et, criant et le secouant fortement, il sortit... Or Jésus, le prenant par sa main, le redressa, et se leva ». Ainsi, de manière claire et délibérée, Matthieu a ajouté cette expression à ses sources. Il souligne par là, dune part, lautorité de la parole de Jésus qui ne supporte aucun délai, et dautre part, la force de la foi qui agit de manière irrévocable. |
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-André Gilbert, Gatineau, août 2017 1 La recension « Seigneur », sans le « oui », est soutenue par les manuscrits suivants : le papyrus P45 (3e s.), le codex Bezae (5e/6e s.), celui de Washington (5e s.) et le Koridethi (9e s.), quelques minuscules du 9e et 11e s., de vieilles traductions latines (avant la Vulgate de s. Jérome) qui sétalent du 2e au 4e s. et lune des premières traductions en syriaque. Par contre, la recension « Oui, Seigneur » est soutenue par le codex Vaticanus (4e s.), Sinaïticus (4e s.), Alexandrinus (5e s.) et quelques autres, de nombreux minuscules, de vieilles traductions latines, la traduction syriaque de la Peshitta et la traduction copte. Pour décider de la version authentique, on ne peut tout simplement pas mettre toutes ces versions sur une balance et faire triompher le côté avec le plus de manuscrits. Tout dabord, tous les manuscrits nont pas tous la même valeur. Par exemple, pour les biblistes, P45, le Sinaïticus, le Vaticanus et lAlexandrinus occupent une place à part en raison de leur qualité et de leur ancienneté. Mais que faire quand ils ne présentent pas tous la même version, comme cest le cas ici. On ne peut pas simplement dire : le P45 est le plus ancien, et donc est le plus authentique. Car même le plus ancien manuscrit est dépendant dune copie précédente où un copiste a pu commettre des erreurs ou pris la liberté de modifier ce quil copiait. Cest ainsi que, après avoir considéré la qualité des versions, il faut se poser la question : devant deux copies différentes, quest-ce qui est le plus probable si ce nest pas simplement une faute dinattention? Par exemple, devant Marc 7, 28, quest-ce qui est le plus probable, quun scribe ait oublié le « oui » dans « Oui, Seigneur », ou quun scribe ait ajouté le « oui » dans la version de Marc, sachant que Matthieu avait « Oui, Seigneur ». Létude des manuscrits montrent que les copistes ont eu tendance à harmoniser les textes évangéliques, et donc, il est plus probable quun copiste ait ajouté « oui » à la version de Marc pour lharmoniser avec Matthieu, plutôt quun copiste ait oublié le « oui » en copiant « Oui, Seigneur » chez Marc. |