Analyse biblique de Jean 2, 1-11

Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.


 


  1. Traduction du texte grec (28e édition de Kurt Aland)

    Texte grecTexte grec translittéréTraduction littéraleTraduction en français courant
    1 Καὶ τῇ ἡμέρᾳ τῇ τρίτῃ γάμος ἐγένετο ἐν Κανὰ τῆς Γαλιλαίας, καὶ ἦν ἡ μήτηρ τοῦ Ἰησοῦ ἐκεῖ•1 Kai tē hēmera tē tritē gamos egeneto en Kana tēs Galilaias, kai ēn hē mētēr tou Iēsou ekei•1 Et au jour le troisième une noce survint à Cana de Galilée, et était la mère de Jésus là.1 Et le troisième jour il y eut des noces à Cana de Galilée, et la mère de Jésus s’y trouvait.
    2 ἐκλήθη δὲ καὶ ὁ Ἰησοῦς καὶ οἱ μαθηταὶ αὐτοῦ εἰς τὸν γάμον.2 eklēthē de kai ho Iēsous kai hoi mathētai autou eis ton gamon.2 Fut invité aussi le Jésus et les disciples de lui aux noces.2 Jésus fut aussi invité aux noces avec ses disciples.
    3 καὶ ὑστερήσαντος οἴνου λέγει ἡ μήτηρ τοῦ Ἰησοῦ πρὸς αὐτόν• οἶνον οὐκ ἔχουσιν.3 kai hysterēsantos oinou legei hē mētēr tou Iēsou pros auton• oinon ouk echousin.3 Et manquant le vin, dit la mère de Jésus vers Jésus : « De vin ils n’ont pas ».3 Alors qu’on manquait de vin, la mère s’adresse à Jésus pour lui dire : « Ils n’ont plus de vin ».
    4 [καὶ] λέγει αὐτῇ ὁ Ἰησοῦς• τί ἐμοὶ καὶ σοί, γύναι; οὔπω ἥκει ἡ ὥρα μου.4 [kai] legei autē ho Iēsous• ti emoi kai soi, gynai? oupō hēkei hē hōra mou.4 [Et] dit à elle le Jésus: « Quoi à moi et à toi, femme? Pas encore est arrivée l’heure de moi4 Mais Jésus lui répondit : « Madame, pourquoi me dites-vous cela? Mon heure n’est pas encore venue ».
    5 λέγει ἡ μήτηρ αὐτοῦ τοῖς διακόνοις• ὅ τι ἂν λέγῃ ὑμῖν ποιήσατε.5 legei hē mētēr autou tois diakonois• ho ti an legē hymin poiēsate.5 Dit la mère de lui aux serviteurs: ce quoi qu’il dise éventuellement à vous, faites.5 Sa mère dit aux garçons de table : « Quoi qu’il vous dise, faites-le ».
    6 ἦσαν δὲ ἐκεῖ λίθιναι ὑδρίαι ἓξ κατὰ τὸν καθαρισμὸν τῶν Ἰουδαίων κείμεναι, χωροῦσαι ἀνὰ μετρητὰς δύο ἢ τρεῖς.6 ēsan de ekei lithinai hydriai hex kata ton katharismon tōn Ioudaiōn keimenai, chōrousai ana metrētas dyo ē treis.6 Étaient là de pierre des jarres six en vue de la purification des Juifs placées, contenant chacune des mesures de capacité liquide deux ou trois.6 Il y avait là six jarres en pierre qui avaient été placées pour la purification des Juifs et qui contenaient chacune deux ou trois mesures de quarante litres.
    7 λέγει αὐτοῖς ὁ Ἰησοῦς• γεμίσατε τὰς ὑδρίας ὕδατος. καὶ ἐγέμισαν αὐτὰς ἕως ἄνω.7 legei autois ho Iēsous• gemisate tas hydrias hydatos. kai egemisan autas heōs anō.7 Dit à eux le Jésus: « Remplissez les jarres d’eau ». Et ils remplirent elles jusqu’en haut.7 Jésus leur dit : « Remplissez les jarres d’eau ». Et ils les remplirent jusqu’au bord.
    8 καὶ λέγει αὐτοῖς• ἀντλήσατε νῦν καὶ φέρετε τῷ ἀρχιτρικλίνῳ• οἱ δὲ ἤνεγκαν.8 kai legei autois• antlēsate nyn kai pherete tō architriklinō• hoi de ēnenkan.8 Et il dit à eux: « Puisez maintenant et portez au maître d’hôtel ». Eux alors portèrent.8 Puis il leur dit : « Puisez maintenant et apportez au chef du service ». Et ils lui apportèrent.
    9 ὡς δὲ ἐγεύσατο ὁ ἀρχιτρίκλινος τὸ ὕδωρ οἶνον γεγενημένον καὶ οὐκ ᾔδει πόθεν ἐστίν, οἱ δὲ διάκονοι ᾔδεισαν οἱ ἠντληκότες τὸ ὕδωρ, φωνεῖ τὸν νυμφίον ὁ ἀρχιτρίκλινος9 hōs de egeusato ho architriklinos to hydōr oinon gegenēmenon kai ouk ēdei pothen estin, hoi de diakonoi ēdeisan hoi ēntlēkotes to hydōr, phōnei ton nymphion ho architriklinos9 Puis comme goûta le maître d’hôtel l’eau vin devenue et il n’avait pas su d’où il est, les serviteurs avaient su, eux ayant puisé l’eau, appelle le jeune époux le maître d’hôtel9 Lorsque le chef du service goûta l’eau devenue du vin, - il n’en savait pas la provenance, les serviteurs, eux qui avaient puisé l’eau, savaient – il appelle le jeune marié
    10 καὶ λέγει αὐτῷ• πᾶς ἄνθρωπος πρῶτον τὸν καλὸν οἶνον τίθησιν καὶ ὅταν μεθυσθῶσιν τὸν ἐλάσσω• σὺ τετήρηκας τὸν καλὸν οἶνον ἕως ἄρτι.10 kai legei autō• pas anthrōpos prōton ton kalon oinon tithēsin kai hotan methysthōsin ton elassō• sy tetērēkas ton kalon oinon heōs arti.10 et dit à lui: « Tout homme le premier le bon vin propose, et quand ils se sont enivrés le moindre. Toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à cette heure ».10 et lui dit : « Tout homme sert d’abord le meilleur vin et, quand les gens sont ivres, le moins bon. Toi, tu as attendu jusqu’à maintenant pour servir le meilleur ».
    11 Ταύτην ἐποίησεν ἀρχὴν τῶν σημείων ὁ Ἰησοῦς ἐν Κανὰ τῆς Γαλιλαίας καὶ ἐφανέρωσεν τὴν δόξαν αὐτοῦ, καὶ ἐπίστευσαν εἰς αὐτὸν οἱ μαθηταὶ αὐτοῦ.11 Tautēn epoiēsen archēn tōn sēmeiōn ho Iēsous en Kana tēs Galilaias kai ephanerōsen tēn doxan autou, kai episteusan eis auton hoi mathētai autou.11 Tel il fit commencement des signes le Jésus en Cana de Galilée et il manifesta la gloire de lui, et ils crurent en lui les disciples de lui.11 Tel fut le début des signes qu’accomplit Jésus à Cana en Galilée, il rendit ainsi visible la qualité extraordinaire de son être, alors ses disciples crurent en lui.

  1. Analyse verset par verset

    v. 1 Et le troisième jour il y eut des noces à Cana de Galilée, et la mère de Jésus s’y trouvait.

    Littéralement: Et au jour le troisième (tritē) une noce (gamos) survint à Cana (Kana) de Galilée, et était la mère (mētēr) de Jésus là.

tritē (troisième)
Troisième journée par rapport à quoi? L’indice nous est fourni par 1, 43 : « Le lendemain, Jésus résolut de partir pour la Galilée ». La scène raconte l’appel de Philippe et de Nathanaël par Jésus. Si on considère cette scène comme le jour un, le troisième jour se situe deux jours après (d’où la traduction de la Bible en français courant : « Deux jours après ». Et quand on regarde toutes les notations de temps du ch. 1 de Jean (voir l’analyse du contexte rapproché), on se rend compte que ce 3e jour termine une semaine de 7 jours.
  • Jour 1 (1, 19-28) : Témoignage de Jean Baptiste
  • Jour 2 (1, 29-34) « lendemain » : allusion au baptême de Jésus
  • Jour 3 (1, 35-39) « lendemain » : deux disciples du Baptiste suivent Jésus
  • Jour 4 (1, 40-42) « cette journée-là » : l’appel de Simon.
  • Jour 5 (1, 43-51) « lendemain » : vocation de Nathanaël
  • Jour 7 (2, 1-11) « le troisième jour » après la journée 5 : noces à Cana

Pourquoi cette insistance sur la durée d’une semaine et son sommet avec les noces de Cana? Cela nous renvoie clairement au récit de la Genèse qui raconte que Dieu créa l’univers en sept jours : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme, un vent de Dieu tournoyait sur les eaux. Dieu dit: "Que la lumière soit" et la lumière fut. » (voir Gn 1, 1 – 2, 3). D’ailleurs, Jean ne commence-t-il pas ainsi son évangile : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu... Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie. » (Jean 1, 1-5). Pour l’évangéliste, avec Jésus, nous avons une création nouvelle.

Mais le troisième jour évoque pour le chrétien la résurrection de Jésus. Sur ce sujet, voir l’ensemble du Nouveau Testament :

  • « il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures » (1 Co 15, 4);
  • « qu’il lui fallait... être tué et, le troisième jour, ressusciter. » (Mt 16, 21);
  • « ils le tueront, et, le troisième jour, il ressuscitera » (Mt 17, 23;
  • « le livreront aux païens pour être bafoué, flagellé et mis en croix; et le troisième jour, il ressuscitera » (Mt 20, 19);
  • « Il faut, disait-il, que le Fils de l’homme... soit crucifié, et qu’il ressuscite le troisième jour » (Lc 24, 7);
  • « Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait et ressusciterait d’entre les morts le troisième jour » (Lc 24, 46);
  • « Dieu l’a ressuscité le troisième jour et lui a donné de se manifester » (Actes 10, 40)

Chez Jean, l’allusion est très claire quelques versets plus loin, dans la scène des vendeurs chassés du temple où les Juifs demandent à Jésus un signe qui lui donne le droit d’agir ainsi et auxquels Jésus répond : « Détruisez ce sanctuaire et en trois jours je le relèverai » (Jean 2, 19). Bien sûr, le relèvement dont parle Jésus, c’est sa résurrection. On y retrouve la même idée d’une création nouvelle : par sa résurrection, Jésus remplace le temple, lieu du culte juif, par sa propre personne. Ainsi, les noces de Cana inaugurent une période nouvelle associée à sa résurrection des morts.

Enfin, rappelons que la notion de troisième jour ne provient pas d’une date dans l’histoire correspondant au moment de la résurrection de Jésus, puisqu’il n’y a aucun récit décrivant la résurrection de Jésus. La notion de troisième jour provient d’un texte du prophète Osée que les chrétiens ont relu et associé au fait que Jésus était maintenant ressuscité : « Après deux jours il nous fera revivre, le troisième jour il nous relèvera et nous vivrons en sa présence » (Osée 6, 2).

Ainsi, d’emblée, par cette simple mention de temps, nous sommes avertis du contexte dans lequel il nous faudra relire ce récit des noces de Cana.

gamos (noce)
Bien sûr, parler de noce c’est parler de mariage, un phénomène qui fait partie de la vie courante. Mais dans la Bible, les noces ont aussi une valeur symbolique pour décrire la relation de Dieu avec son peuple, comme on le voit chez Isaïe : « Ton créateur est ton époux, Yahvé Sabaot est son nom, le Saint d’Israël est ton rédempteur, on l’appelle le Dieu de toute la terre » (Isaïe 54, 5); c’est le cas aussi chez Osée où Dieu se décrit comme un époux déçu : « C’est pourquoi je vais la séduire, je la conduirai au désert et je parlerai à son coeur » (Osée 2, 16). Cette idée est reprise par l’Apocalypse qui décrit le festin des noces des croyants avec le Christ, appelé l’Agneau : « car voici les noces de l’Agneau, et son épouse s’est faite belle » (Apocalypse 19, 7). Ce regard symbolique sur la scène des noces de Cana est important, autrement elle perd toute sa valeur et son importance pour ne devenir qu’un fait divers.

Kana (Cana)
Ce petit village était situé à 15 kilomètres au nord de Nazareth, soit environ trois heures de marche (voir la carte de la Palestine). Dans tout le Nouveau Testament, Jean est le seul à y faire allusion, d’abord dans cette scène des noces (Jn 2, 1.11), puis dans le récit de guérison du fils d’un fonctionnaire royal (Jn 4, 46). Il mentionne également que Nathanaël était de Cana. La source qu’utilise ici le quatrième évangile était donc familière avec ce coin de pays.

mētēr (mère)
Le quatrième évangile ne donne jamais le nom de la mère de Jésus, même s’il le connaissait fort probablement. Pourquoi? Tout au long de son évangile, il tient à garder la trame de fond au niveau de la foi : voilà le niveau où se situent les vraies relations. Cela est confirmé par le fait que la mère de Jésus, qui apparaît ici au début de son ministère, ne reviendra qu’à la fin de l’évangile, devant Jésus en croix, alors qu’il dit à sa mère : « Femme, voici ton fils », et qu’il dit au disciple bien aimé : « Voici ta mère ». Nous sommes devant une inclusion sémique.

Le nom mētēr dans le Nouveau Testament
v. 2 Jésus fut aussi invité aux noces avec ses disciples.

Littéralement : Fut invité (eklēthē) aussi le Jésus et les disciples (mathētai) de lui aux noces.

eklēthē (il fut invité)
Le verbe kaleō (appeler, nommer, inviter) est très rare chez Jean (Mt = 24 ; Mc = 4; Lc = 44; Jn = 2); sa seule autre utilisation est pour dire que Simon s’appellera (kaleō) désormais Pierre. On aurait ici l’indice d’une source pré-johannique. Pourquoi mentionner ce fait? Comme nous le verrons plus loin, l’ensemble du vocabulaire du récit des noces de Cana porte la marque de Jean et de son vocabulaire théologique. Mais il est probable qu’il n’a pas créé de toute pièce cette scène, mais a repris un récit où la famille de Jésus participe à des noces.

mathētai (disciples)
Il vaut la peine de reprendre ici une affirmation de M.-E. Boismard (M. E. Boismard, A. Lamouille, Synopse des quatre évangiles, T. III - L’évangile de Jean. Paris : Cerf, 1977, p. 80) selon laquelle le récit originel parlait de « frères » plutôt que de « disciples », et ce serait un scribe ou un réviseur évangélique qui aurait remplacé frères par disciples sous l’influence du v. 11 (et ses disciples crurent en lui). Les arguments avancés sont ceux-ci :

  1. Les mots « et ses disciples » au v. 12 (Après quoi, il descendit à Capharnaüm, lui, ainsi que sa mère et ses frères et ses disciples) sont omis par d’importants témoins du texte johannique : le codex Sinaïticus, une dizaine de minuscules, les meilleurs manuscrits de l’ancienne version latine, les versions arméniennes et géorgiennes, Épiphane, Jérôme et Chrysostome.
  2. Le texte Alexandrin avec P66 et P75 où on lit au v. 12 « ...lui et sa mère et les frères et ses disciples » donne l’impression que « ses disciples » a été ajouté après coup, car on aurait dû avoir : lui et sa mère et les frères et les disciples, l’adjectif possessif couvrant l’énumération qui suit comme il était courant en grec; ainsi, il est probablement qu’à l’origine on avait seulement « lui et sa mère et les frères » et que « et ses disciples » a été ajouté après coup, ce qui expliquerait l’apparition pour une deuxième fois de l’adjectif possessif.
  3. Chrysostome (349 – 407) et Épiphane (315 – 403) lisaient le texte suivant au v. 2 : « Et fut invité Jésus aux noces, et sa mère était-là, et ses frères. »
  4. Nous savons que les scribes modifiaient parfois le texte évangélique en le recopiant. Or, il est plus facile de comprendre qu’un scribe ait remplacé frère par disciple, que l’inverse.

L’hypothèse de Boismard permet de reconstituer ainsi le début du récit qu’aurait eu Jean en sa possession : Et il eut des noces à Cana de Galilée et Jésus fut invité aux noces et sa mère était là et ses frères. L’avantage d’une telle reconstitution est de nous présenter une scène vraisemblable de la Palestine du 1ier siècle où la famille entière de Jésus est invitée à des noces.

v. 3 Alors qu’on manquait de vin, la mère s’adresse à Jésus pour lui dire : « Ils n’ont plus de vin ».

Littéralement : Et manquant (hysterēsantos) le vin (oinou), dit (legei) la mère de Jésus vers (pros) Jésus : « De vin ils n’ont pas ».

hysterēsantos (manquant)
Voilà un verbe très rare (Mt = 1 ; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 1). Chez Matthieu (19, 20) et chez Marc (10, 21), il apparaît dans le contexte de l’homme qui a observé les commandements et qui se demande ce qui lui manque encore, tandis que chez Luc il apparaît d’abord dans la parabole de l’enfant prodigue qui commence à manquer de l’essentiel (15, 14), et dans une question de Jésus demandant à ses disciples s’ils ont manqué de quelque chose en mission (22, 35). C’est l’indice qu’il ne fait pas partie du vocabulaire habituel de Jean, et donc provient sans doute d’une source qu’il utilise. Pour Boismard, cette source est le document C.

Textes avec le verbe hystereō dans les évangiles-Actes
oinou (vin)
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, on ne parle pas beaucoup de vin dans les évangiles (Mt = 4 ; Mc = 5; Lc = 6; Jn = 6). Dans les récits synoptiques, le mot sert surtout à une analogie de Jésus pour expliquer pourquoi ses disciples ne jeûnent pas : à du vin nouveau il faut des outres neuves (Mc 2, 22 || Mt 9, 17 || Lc 5, 37-38). Autrement, chez Marc et Matthieu, le mot apparaît à la croix alors qu’on donne à Jésus du vin mêlé de fiel / myrrhe (Mc 15, 23 || Mt 27, 34). Bien sûr, il y a eu du vin lors du dernier repas de Jésus avec ses disciples, mais les références sont indirectes alors qu’on parle de « coupe », de « produit de la vigne » et du fait que Jésus boira du vin nouveau dans le Royaume futur. Seul Luc, sans dire directement que Jésus était un buveur de vin, insiste pour mettre en contraste Jean Baptiste qui ne prenait aucun alcool (Lc 1, 15; 7, 33), et Jésus qui passait pour un ivrogne (Lc 7, 34). Avec Jean, nous nous retrouvons dans un contexte totalement différent : toutes les références au vin sont liées à la scène de Cana (Jn 2, 3.9.10; 4, 46), en conformité avec son habitude de regrouper les thèmes importants. Quel serait ici ce thème?

Dans l’Ancien Testament, le vin est lié à la fête, en particulier à la fête offerte par Dieu qui vient libérer son peuple : « Yahvé Sabaot prépare pour tous les peuples, sur cette montagne, un festin de viandes grasses, un festin de bons vins, de viandes moelleuses, de vins dépouillés. Il a détruit sur cette montagne le voile qui voilait tous les peuples et le tissu tendu sur toutes les nations; il a fait disparaître la mort à jamais. Le Seigneur Yahvé a essuyé les pleurs sur tous les visages, il ôtera l’opprobre de son peuple sur toute la terre, car Yahvé a parlé » (Isaïe 25, 6-8). La présence de Jésus est associée à cette fête. C’est les sens des paroles de Marc quand il met dans la bouche de Jésus cette réponse aux Pharisiens qui demandent pourquoi les disciples ne jeûnent pas : « Tant qu’ils ont l’époux avec eux, il ne peuvent pas jeûner ». C’est le temps de la fête, le temps des noces de Dieu avec son peuple. Avec les noces de Cana, Jean présente le même thème.

legei pros (il dit vers)
La phrase peut paraître banale. Mais la syntaxe signale un point intéressant. Car la façon habituelle de Marc, probablement originaire de Jérusalem, et du Juif Matthieu d’exprimer le fait qu’une personne parle à quelqu’un est d’utiliser le verbe legō (dire) suivi du datif, ou complément d’objet indirect, comme en français : dire à quelqu’un. Même si Jean utilise également cette construction, il emploie également une construction très fréquente dans le monde grec, le verbe legō (dire) suivi de pros (vers) et de l’accusatif, ou complément d’objet direct, comme en français : dire à l’adresse de quelqu’un (Mt = 1 ; Mc = 4; Lc = 89; Jn = 18). Comme on peut le constater, c’est une construction qu’utilise très fréquemment Luc, le Grec. Tout cela renforce l’idée que l’introduction de l’intervention de la mère de Jésus avec l’expression « dire à l’adresse de Jésus » se situe dans un contexte grec. Et de fait, pour Boismard, nous retrouvons ici la plume de Jean IIB, l’évangéliste Jean alors qu’il a quitté la Palestine pour rejoindre le monde grec de l’Asie mineure, probablement à Éphèse. Qu’est-ce à dire? La source ancienne mentionnait probablement que le vin vint à manquer, mais Jean aurait ajouté l’intervention de la mère de Jésus, en conformité avec son rôle tel que décrit en croix, à la fin de l’évangile (nous reviendrons sur les différentes couches du récit quand nous analyserons sa structure).

de vin ils n’ont pas
La question qui se pose ici : n’est-il pas invraisemblable qu’une invitée intervienne pour qu’on règle un problème d’intendance? Un autre point d’invraisemblance : pourquoi s’adresser à Jésus? Jusqu’ici Jésus n’a rien fait d’extraordinaire, et on ne voit pas pourquoi il pourrait faire quelque chose face à un problème tout à fait mineur. Ce qui amène une troisième question : en quoi manquer de vin est-il un problème important qui mériterait une intervention divine. Franchement. Faut-il absolument que les gens se soûlent? On sent bien que, si on se situe simplement sur le plan historique et sur le plan humain, quelque chose ne tourne pas rond dans le récit. Revenons à la symbolique du vin qui est reliée à la fête et à l’action libératrice de Dieu, à la symbolique des noces de Dieu et de son peuple. Ne pas avoir de vin, c’est ne pas avoir de fête et de noces, c’est ne pas avoir cette relation de Dieu avec son peuple. À ce niveau, ne pas avoir de vin est dramatique. À ce niveau, c’est justement le rôle de Jésus de rétablir cette relation, et on comprend le rôle de la mère de Jésus. Jean a voulu faire d’elle la mère des croyants, la mère de la communauté chrétienne. Son intervention trouve tout son sens : c’est à Jésus de rétablir la fête, les noces du peuple avec son Dieu.

v. 4 Mais Jésus lui répondit : « Madame, pourquoi me dites-vous cela? Mon heure n’est pas encore venue ».

Littéralement : [Et] dit à elle le Jésus: « Quoi à moi et à toi (ti emoi kai soi), femme (gynai)? Pas encore est arrivée l’heure (hōra) de moi

ti emoi kai soi (quoi à moi et à toi)
Cette expression est tout à fait hébraïque pour dire : qu’y a-t-il de commun entre nous? Quelle relation y a-t-il entre nous pour que tu t’adresses à moi. Nous en avons plusieurs exemples dans l’Ancien Testament :
  • Juges 11, 12 (LXX): Et Jephté dépêcha des envoyés au roi des fils d’Ammon, disant : Qu’y a-t-il entre moi et toi (Ti emoi kai soi), pour que tu viennes ici apporter la guerre en ma contrée
  • 2 Samuel 16, 10 (LXX) : Mais le roi répondit : Qu’y a-t-il entre vous et moi (Ti emoi kai hymin), fils de Servia? Laisse-le, et qu’il continue de maudire, car le Seigneur lui a dit de maudire David ; qui donc ira lui dire : D’où vient que tu agis de la sorte?
  • 2 Samuel 19, 23 (LXX) : Mais David dit : Qu’y a-t-il entre vous et moi (Ti emoi kai hymin), fils de Sarvia, pour qu’aujourd’hui vous me tendiez un piège ? Nul homme en Israël aujourd’hui ne sera mis à mort ; est-ce que j’ignore que je règne sur Israël?
  • 1 Rois 17, 18 (LXX): Et la femme dit à Élie : Qu’y a-t-il entre moi et toi (Ti emoi kai soi), homme de Dieu? Es-tu venu chez moi pour rappeler le souvenir de mes péchés, et pour faire mourir mon fils?

Ainsi, le cadre est une interaction hostile où l’un des protagonistes dit en quelque sorte : que t’ai-je fait pour que tu me veuilles du mal? On retrouve la même idée dans le Nouveau Testament.

  • Marc 1, 24 || Mt 8, 29 || Lc 4, 34 : en disant: "Que nous veux-tu (ti hēmin kai soi), Jésus le Nazarénien? Es-tu venu pour nous perdre? Je sais qui tu es: le Saint de Dieu."
  • Marc 5, 7 || Lc 8, 28: et cria d’une voix forte: "Que me veux-tu (ti emoi kai soi), Jésus, fils du Dieu Très-Haut? Je t’adjure par Dieu, ne me tourmente pas!"

Chez Jean, le contexte n’est pas hostile, et il faut donc donner un sens différent à cette expression. L’idée est plutôt : pourquoi entrer en relation, nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde. Pourquoi l’évangéliste met-il une telle parole dans la bouche de Jésus alors qu’il s’adresse à sa mère? Il faut regarder la suite.

gynai (femme)
On peut être surpris de voir Jésus appeler sa mère : femme, et non pas maman, ou encore mère. La première observation que nous pouvons faire, c’est que l’évangéliste utilise la même expression à plusieurs reprises :
  • Jean 4, 21 : Jésus lui (la Samaritaine) dit: "Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père
  • Jean 8, 10 : Alors, se redressant, Jésus lui (la femme adultère) dit: "Femme, où sont-ils? Personne ne t’a condamnée?"
  • Jean 19, 26 : Jésus donc voyant sa mère et, se tenant près d’elle, le disciple qu’il aimait, dit à sa mère: "Femme, voici ton fils."
  • Jean 20, 13 : Ceux-ci (deux anges) lui (Marie de Magdala) disent: "Femme, pourquoi pleures-tu?" Elle leur dit: "Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis."
  • Jean 20, 15 : Jésus lui (Marie de Magdala) dit: "Femme, pourquoi pleures-tu? Qui cherches-tu?" Le prenant pour le jardinier, elle lui dit: "Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai."

Il n’est pas seul à le faire.

  • Matthieu 15, 28 : Alors Jésus lui (la Cananéenne) répondit: "O femme, grande est ta foi! Qu’il t’advienne selon ton désir!" Et de ce moment sa fille fut guérie
  • Luc 13, 12 : La voyant, Jésus l’interpella et lui (la femme avec des pertes de sang) dit: "Femme, te voilà délivrée de ton infirmité"
  • Luc 22, 57 : Mais lui (Pierre qui renie connaître Jésus) nia en disant: "Femme, je ne le connais pas."

En français courant, il faudrait traduire « femme » par « madame », ce qui exprime un certain respect, mais sans intimité. Alors, pourquoi l’évangéliste Jean met-il ce mot dans la bouche de Jésus quand il s’adresse à sa mère? Anticipons ce que nous dirons au paragraphe suivant : c’est seulement dans le cadre de l’heure, i.e. celui de la résurrection de Jésus, et de la foi en cette résurrection, que les relations prendront leur véritable dimension. Nous avons deux exemples :

  • Jean 19, 27 : Puis il dit au disciple: "Voici ta mère."
  • Jean 20, 16 : Jésus lui dit: "Marie!" Se retournant, elle lui dit en hébreu: "Rabbouni" - ce qui veut dire: "Maître."

Quand est arrivé l’heure où Jésus rejoint son père, les relations changent. La mère de Jésus n’est plus simplement « madame », elle devient la mère des croyants. Marie de Magdala qui se faisait appeler « femme » ou « madame », devient Marie, celle qui entre dans l’intimité de Jésus. Pour l’évangéliste, la période qui précède l’heure et celle qui est introduite par l’heure représentent deux mondes différents, qu’essaie de traduire les titres donnés aux gens.

hōra (heure)
Même si le quatrième évangile n’est pas le seul à parler de l’heure (en fait seul Marc, à Gethsémani, parle de l’heure comme référence au procès et à la mort de Jésus, repris par Matthieu), il en fait néanmoins une notion clé (Mt = 21 ; Mc = 12; Lc = 17; Jn = 26; Ac = 11; 1Jn = 2; 2Jn = 0; 3Jn = 0). Écartons tout de suite les emplois où l’heure n’est pas reliée à la mort de Jésus, mais se réfère simplement au temps qui marque nos jours : la dixième heure (1, 39); la sixième heure (4, 6); la septième heure (4, 52-53); une heure (5, 35); douze heures (11, 9); l’heure d’accoucher (16, 21); sixième heure (19, 14); cette heure-là (19, 27).

Sur les 25 emplois en Jean, il en reste donc 15 qui revêtent un sens théologique. On peut les regrouper en quatre catégories :

  1. L’heure de Jésus n’est pas arrivée
    • Aux noces de Cana, il semble décliner la demande de sa mère (2, 4)
    • Ses ennemis n’arrivent pas à se saisir de lui (7, 30; 8, 20)
  2. L’heure de Jésus approche
    • À ce moment on n’adorera plus le Père au mont Garizim ou à Jérusalem (4, 21)
    • À ce moment les disciples seront tués par des gens qui penseront ainsi rendre un culte à Dieu (16, 2)
    • Jésus annonce d’avance ce qui attend les disciples parce qu’à ce moment là il ne sera plus avec eux (16, 4)
  3. L’heure de Jésus a commencé à arriver
    • L’heure vient - et c’est maintenant - où les véritables adorateurs adoreront le Père dans l’esprit et la vérité (4, 23)
    • L’heure vient - et c’est maintenant - où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’auront entendue vivront (5, 25.28)
  4. L’heure de Jésus est arrivée
    • (Quand les Grecs veulent voir Jésus) Voici venue l’heure où doit être glorifié le Fils de l’homme (12, 23)
    • Maintenant mon âme est troublée. Et que dire? Père, sauve-moi de cette heure! Mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure (12, 27)
    • Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde vers le Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’à la fin (13, 1)
    • Ainsi parla Jésus, et levant les yeux au ciel, il dit: "Père, l’heure est venue: glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie et que, selon le pouvoir que tu lui as donné sur toute chair, il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés" (17, 1-2)

L’heure renvoie à la mort en croix de Jésus, suivie de sa résurrection. Cette heure commence au moment où les Grecs veulent voir Jésus (ch. 12), et donc au moment où on anticipe l’attrait de Jésus sur l’humanité entière, un attrait qui est le fruit de sa mort-résurrection. Cette mort est célébrée avec son dernier repas (qui commence au ch. 13) où Jean nous présente son discours d’adieu. Mais ce qui importe est d’en saisir l’impact.

  • Le culte ancien, peu importe le lieu du temple, sera remplacé par un culte nouveau sans temple, où la relation à Dieu est en esprit et en vérité
  • Les morts revivront
  • Jésus exercera un attrait universel
  • Jésus donnera la vie éternelle à tous ceux qui viendront vers lui
  • En même temps, les disciples de Jésus connaîtront la persécution et même la mort à leur tour

En prenant connaissance de ce que signifie l’heure, pouvons-nous répondre à la question : quel est le lien entre l’heure de Jésus et la demande de sa mère? La véritable célébration des noces du peuple avec son Dieu doit passer par cette heure où Jésus aime jusqu’au don de sa vie, où la mort définitive est vaincue et la vie éternelle offerte.

Le nom hōra dans les évangiles-Actes
v. 5 Sa mère dit aux garçons de table : « Quoi qu’il vous dise, faites-le ».

Littéralement : Dit la mère (mētēr) de lui aux serviteurs (diakonois) : ce quoi qu’il dise éventuellement à vous, faites (ho ti an legē hymin poiēsate).

mētēr (mère)
Faisons quelques observations sur ce mot. Quand on considère l’ensemble des évangiles ainsi que les Actes des Apôtres, on peut regrouper ce que désigne ce mot sous trois catégories : 1) la mère de Jésus; 2) la mère d’une personne en particulier, comme Élisabeth mère de Jean Baptiste, ou Hérodiade, mère de celle qui dansa devant Hérode; 3) la mère en général, comme la demande d’honorer sa mère. On peut ainsi établir le tableau suivant.

MtMcLcJnAc
La mère de Jésus827101
La mère d’une personne particulière54503
La mère en général1311510
Total261717114

Dans ce contexte, on observe que Jean est celui qui fait le plus référence à la mère de Jésus dans tous les évangiles. C’est d’autant plus surprenant qu’il n’a pas de récit d’enfance comme chez Matthieu et Luc où la mère de Jésus est omniprésente. Ces références chez Jean apparaissent d’abord aux noces de Cana (4 fois), au début du ministère de Jésus, et en croix (4 fois), à la fin de son ministère, formant ainsi une grande inclusion. La seule autre référence à la mère de Jésus se trouve dans la bouche des Juifs qui disaient: "Celui-là n’est-il pas Jésus, le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère? (6, 42). Enfin, la seule référence à la mère en général est dans la bouche de Nicodème qui se demande comment entrer une seconde fois dans le sein de sa mère et naître (3, 4). Que conclure? Jean fait jouer un rôle fondamental à la mère de Jésus et lui fait exécuter son rôle tel qu’explicité en croix, celui d’être la mère des croyants. Il faut en tenir compte dans l’interprétation des noces de Cana.

diakonois (serviteurs)
Contrairement à ce qu’on peut penser, le mot diakonos (serviteur, ministre, diacre) est peu fréquent dans les évangiles (Mt = 3; Mc = 2; Lc = 0; Jn = 3). Il en est de même de son frère jumeau, le verbe diakoneō (servir, être serviteur, être diacre), qui n’est guère plus fréquent (Mt = 6; Mc = 5; Lc = 8; Jn = 3). Quand on regroupe ces deux mots, on note qu’ils servent à désigner trois situations différentes : 1) être sous l’autorité de quelqu’un dont on accomplit les demandes (celui qui voudra devenir grand parmi vous, sera votre serviteur); 2) accomplir le service des tables (Prépare-moi de quoi dîner, ceins-toi pour me servir); 3) subvenir aux besoins de quelqu’un (Jeanne..., Suzanne et plusieurs autres, qui les servaient de leurs biens). Voici une grille selon les évangiles.
MtMcLcJn
Être sous l’autorité de quelqu’un4413
Servir aux tables1053
Pourvoir aux besoins de quelqu’un4320
Total9686

Dans ce contexte, le quatrième évangile présente certaines caractéristiques intéressantes. Notons d’abord sa parenté avec Luc : tout comme ce dernier, le service des tables occupe une certaine place (à part eux, seul Matthieu le mentionne, mais dans le contexte d’une parabole), et chez les deux évangélistes Marthe est l’un des sujets de cette action. Le service des tables apparaît aux noces de Cana, au début du ministère de Jésus, et lors du repas chez Marthe et Marie (ch. 12), avec Lazare, peu de temps avant son dernier repas (ch. 13) et sa mort. La symbolique du repas apparaît donc à des moments stratégiques, encadrant son ministère. Nous avons ici une forme d’inclusion. Et à chaque fois qu’on parle de repas, on parle de service, incluant le denier repas où Jésus se met à laver les pieds de ses disciples, invitant ses disciples à être serviteur (doulos, un synonyme de diakonos). Voilà le paradoxe : le repas évoque la fête et la joie, mais en même temps le service.

ho ti an legē hymin poiēsate (ce quoi qu’il dise éventuellement à vous, faites)
La première observation à faire concerne le rapprochement de cette expression avec un passage de la Genèse concernant l’histoire de Joseph. Rappelons-nous du récit. Le Pharaon a fait un rêve que Joseph interprètera comme sept années d’abondance qui s’annoncent et qui seront suivies de sept années de disette, et qui lui donne l’occasion de l’inviter à faire des réserves pour éviter la catastrophe. Joseph sera perçu comme un homme sage et mis à la tête du pays pour assister le Pharaon (voir Genèse 41, 1-57). Quand la famine sévit dans le pays, le Pharaon dit : Allez à Joseph, et faites ce qu’il vous dira (ho ean eipē hymin, poiēsate). Cette expression-ci est presqu’identique à celle de Jean : ho (le pronom démonstratif « ce »); ean ou an expriment la même idée d’une réalité conditionnelle (quoi que ce soit), eipē ou legē sont deux déclinaisons du même verbe verbe legō (dire), l’un à l’aoriste du subjonctif, l’autre à l’indicatif du subjonctif; hymin (pronom personnel « à vous »); poiēsate (le verbe « faire » à l’impératif aoriste, « faites »).

Jean ferait donc un rapprochement entre Joseph, l’envoyé providentiel de Yahvé en Égypte, pour répondre au problème de pénurie de nourriture, et Jésus, l’envoyé du Père, pour répondre au problème de pénurie de vin, qui est fondamentalement l’absence de ces noces entre Dieu et son peuple.

Mais il est important de faire une autre observation. Qui prononce cette parole et invite à écouter Jésus, peu importe ce qu’il dise? La mère de Jésus que nous avons défini comme la mère des croyants. Or, Jésus vient de lui dire que son heure n’est pas encore venue. N’y a-t-il pas quelque chose d’illogique d’agir comme s’il n’avait rien dit? Nous avons ici un procédé typiquement johannique. Mettons en parallèle trois scènes.

Noces de CanaGuérison du fils du centurionLa ressuscitation de Lazare
Situation problématiqueIl n’y a plus de vinLe fils du centurion est malade à CapharnaümLazare de Béthanie est malade
Jésus semble refuser d’agirMon heure n’est pas encore venueSi vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croirez pas!Cette maladie ne mène pas à la mort
Insistance du requérant qui exprime ainsi sa foiQuoi qu’il vous dise, faites-leSeigneur, descends avant que ne meure mon petit enfantOui, Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, qui vient dans le monde

Le refus apparent de Jésus semble mettre en valeur la foi du requérant. Mais il y a plus. Ce refus exprime un aspect de la théologie du quatrième évangile : la suprême liberté de Jésus. Personne ne peut le forcer à faire quoi que ce soit, personne ne peut même l’arrêter et le tuer. C’est toujours Jésus qui prend l’initiative d’agir, incluant celle de donner sa vie. C’est ce qu’on appelle la « théologie haute » de Jean, où le Jésus terrestre porte déjà les traits du ressuscité.

v. 6 Il y avait là six jarres en pierre qui avaient été placées pour la purification des Juifs et qui contenaient chacune deux ou trois mesures de quarante litres.

Littéralement : Étaient là de pierre (lithinai) des jarres (hydriai) six (hex) en vue de la purification (katharismon) des Juifs (Ioudaiōn) placées, contenant (chōrousai) chacune des mesures de capacité liquide (metrētas) deux ou trois.

lithinai (pierre)
Avec lithinos (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 1) nous sommes devant un vocabulaire que seul Jean présente dans tous les évangiles. Ce sont des mots rares, car seul lithinos se retrouve ailleurs dans tout le Nouveau Testament, une fois chez Paul (2 Corinthiens 3, 3) pour opposer tables de pierre et table de chair, et une fois dans l’Apocalypse pour décrire le matériau des idoles (Apocalypse 9, 20). Quant à hydria, à part des deux utilisations dans les noces de Cana, il apparaît seulement dans tout le Nouveau Testament dans le récit de la Samaritaine (4, 28) quand celle-ci laisse sa jarre ou cruche pour courir en ville raconter sa rencontre avec Jésus. De manière claire, nous ne sommes pas devant le vocabulaire habituel de l’évangéliste. Il ne faut pas se surprendre que M.E. Boismard (Synopse des quatre évangiles, T. III - L’évangile de Jean) attribue ces deux mots à la source (Document C) qu’utilise l’évangéliste.

hydriai (jarres)
De même, hydria (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 3) apparaît seulement chez Jean dans tous les évangiles. Quand on se tourne vers la Septante, cette traduction grecque de l’Ancien Testament, on sera surpris d’apprendre que le mot hydria n’est pas si fréquent. Il y a d’abord cette scène autour d’un puits où Rebecca acceptera de verser sa cruche pour faire boire le serviteur d’Abraham venu chercher une épouse pour son fils Isaac, et qui prendra l’initiative de verser également de l’eau pour ses chameaux, signe que c’est la femme choisie par Yahvé (Genèse 24). Mais il y a surtout le récit de la pauvre veuve de Sarepta (1 Rois 17) à qui le prophète Élie demande de lui préparer un morceau de pain, et à qui la femme répond qu’elle n’a qu’une poignée de farine dans une jarre et qu’un peu d’huile dans une fiole, qu’elle consommera avant de mourir avec son fils. La femme préparera néanmoins du pain pour le prophète, car celui-ci lui avait promis au nom de Yahvé : Jarre (hydria) de farine ne s’épuisera, cruche d’huile ne se videra, jusqu’au jour où Yahvé enverra la pluie sur la face de la terre. Et la parole de Dieu s’est réalisée, la jarre de farine ne s’est pas épuisée, et la cruche d’huile ne s’est pas vidée. Ce récit a marqué l’imaginaire des premiers chrétiens qui ont vu à travers Élie la figure de Jésus, ce qui a coloré beaucoup de leur catéchèse.

Le récit des noces de Cana en porte des traces : on ne parle pas de jarre de farine qui ne s’épuise pas ou de cruche d’huile qui ne se vide pas, mais d’eau qui devient un excellent vin. D’ailleurs, même l’expression rencontrée plutôt dans la bouche de Jésus : « Qu’y-a-il à toi et à moi? », se retrouve également dans notre récit dans la bouche de la veuve qui s’adresse à Élie : « Qu’y a-t-il entre moi et toi (Ti emoi kai soi) » (1 Rois 17, 18).

hex (six)
Pourquoi l’évangéliste se donne-t-il la peine de mentionner qu’il y avait six jarres? Car il aurait pu simplement dire : « il y avait là des jarres de pierre ». S’il prend la peine de spécifier qu’il y en avait six, c’est qu’il est fort probable qu’il entend leur donner une portée symbolique. Symbole de quoi? À part des passages où on balise le temps avec « six jours plus tard », ou « six jours avant Pâque », on a peu d’indice de sa valeur symbolique (Mt = 1; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 3). Par contre, nous savons que le chiffre sept symbolisait la plénitude ou la totalité dans le monde juif. Quand Matthieu met dans la bouche de Pierre s’il doit pardonner jusqu’à sept fois, il entend exprimer ce que doit être la plénitude du pardon (Mt 18, 21). De même, la durée de la semaine était de sept jours, car selon la Genèse, Dieu a travaillé pendant six jours, et le septième jour il se reposa, si bien que les Juifs travailleront six jours et le septième jour ils se reposeront et fêteront (Gn 2, 1-2). La même logique a été transposée dans le cycle agricole où on cultivera pendant six ans, et la septième année on laissera la terre en jachère (Exode 23, 11). Et cette septième année était aussi une année de grâce où les esclaves étaient libérées de leurs obligations (Exode 21, 2; voir Luc 4, 19 où Jésus fait référence au passage d’Isaïe sur une année de grâce et qu’il identifie à son ministère). Bref, on peu conclure que le chiffre six appartient à l’imperfection, en attente de l’achèvement qu’apportera le chiffre sept.

katharismon (purification)
Le mot katharismos apparait peu souvent dans les évangiles (Mt = 0; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 2). Deux autres mots pointent vers la même réalité, katharizō (purifier, nettoyer : Mt = 7; Mc = 4; Lc = 7; Jn = 0) et katharos (pur sans tache : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 4). Les trois mots désignent une pratique bien connue dans l’antiquité, et que la Bible nous a fait bien connaître : le monde profane et le monde sacré représentent deux mondes bien différents, et on ne peut passer de l’un à l’autre sans un certain rituel qui permet de laisser derrière soi le monde profane, par exemple le rituel des ablutions d’eau ou de l’immersion dans l’eau par laquelle on devient pur et digne du monde sacré. Pour comprendre de quoi il s’agit, il faut se référer à ce passage de Marc 7, 1-4 :

Les Pharisiens et quelques scribes venus de Jérusalem se rassemblent auprès de lui, et voyant quelques-uns de ses disciples prendre leur repas avec des mains impures, c’est-à-dire non lavées -- les Pharisiens, en effet, et tous les Juifs ne mangent pas sans s’être lavé les bras jusqu’au coude, conformément à la tradition des anciens, et ils ne mangent pas au retour de la place publique avant de s’être aspergés d’eau, et il y a beaucoup d’autres pratiques qu’ils observent par tradition: lavages de coupes, de cruches et de plats d’airain

Dans les évangiles, on mentionne en plus un certain nombre de situations qui exigeaient un rite particulier de purification, comme celles qui faisaient suite à une guérison de la lèpre (Mc 1, 40-44) ou à une naissance (Lc 2, 22). Bref, la présence d’eau s’imposait dans un lieu où on offrait une réception et où on mangeait, comme lors de ces noces à Cana : les convives devaient se laver les mains et les bras avant de prendre part au repas.

Ioudaiōn (Juifs)
Mais pourquoi l’évangéliste insiste-t-il pour dire que ces jarres servaient à la purification des Juifs? Car il aurait pu mentionner les jarres sans préciser à quoi ils servaient. Il faut savoir que dans le quatrième évangile le mot « Juif » (Ioudaios : Mt = 13; Mc = 10; Lc = 14; Jn = 77) a une connotation négative, car il désigne l’adversaire, ceux qui s’opposent à Jésus. Dès lors, il faut interpréter l’allusion à la purification des Juifs à travers le rite des ablutions rituelles dans un contexte polémique : comme Jésus annoncera à la Samaritaine le remplacement du temple du mont Garizim et celui de Jérusalem par sa propre personne, de même il faut s’attendre à ce que Jésus remplace cette purification d’eau par autre chose. De fait, Jésus dira lors de son dernier repas : « Déjà vous êtes purs (katharos) grâce à la parole que je vous ai fait entendre » (Jean 15, 3).

Textes l'adjectif ioudaios dans les évangiles-Actes
chōrousai (contenant)
Le mot chōreō (accueillir, recevoir, faire place à, contenir : Mt = 4; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 3) est peu fréquent et somme toute banal qui s’applique à deux occasions à la parole orale (ma parole n’a pas sa place (chōreō) en vous, Jn 8, 37), ou écrite (si on mettait par écrit les choses qu’a faites Jésus... le monde lui-même ne suffirait pas à contenir (chōreō) les livres, Jn 21, 25). Dans ce contexte, parler de jarres qui accueillent (chōreō) l’eau avec le même verbe utilisé pour désigner l’accueil de la parole pourrait apparaître un jeu de mot intéressant, mais ce serait probablement voir des choses qui ont échappé à l’auteur lui-même.

metrētas (mesures de capacité liquide)
Le mot metrētēs (mesure) est unique dans tout le Nouveau Testament (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 1). C’est une unité de mesure liquide, correspondant vraisemblablement au bath juif, soit un peu plus de 39 litres. Alors on imagine la capacité des six jarres : soit plus de 468 litres (6 jarres X 2 mesures de 39 litres), ou l’équivalent de plus de 624 bouteilles de 750 ml., soit plus de 702 litres (6 jarres X 3 mesures de 39 litres), ou l’équivalent de plus de 936 bouteilles de 750 ml. De telles quantités apparaissent un peu invraisemblables dans le contexte d’un petit village. Mais elles entendent souligner la surabondance de ce que vient apporter Jésus.

v. 7 Jésus leur dit : « Remplissez les jarres d’eau ». Et ils les remplirent jusqu’au bord.

Littéralement : Dit à eux le Jésus: « Remplissez (gemisate) les jarres d’eau ». Et ils remplirent elles jusqu’en haut (anō).

gemisate (remplissez)
Le mot grec gemizō est très rare non seulement dans les évangiles (Mt = 0; Mc = 2; Lc = 1; Jn = 3), mais également dans tout le Nouveau Testament (il apparaît seulement dans l’Apocalypse avec l’ange qui remplit une pelle de feu et le temple qui se remplit de fumée; voir 8, 5 et 15, 8). On peut faire la même affirmation pour l’Ancien Testament. Les évangiles, Luc en particulier, recourent le plus souvent à pimplēmi (remplir, rassasier, être rempli) pour transmettre l’idée de remplir ou d’être rempli (Mt = 2; Mc = 0; Lc = 13; Jn = 0). Gemizō est utilisé deux fois par Marc : la barque qui se remplit d’eau lors du récit de la tempête apaisée (4, 37) et en croix quand on remplit de vinaigre l’éponge pour la tendre à Jésus (15, 36); et une fois par Luc dans une parabole où le maître, déçu de voir que les gens n’ont pas répondu à son invitation à un banquet, force les gens à entrer pour que la maison soit remplie (14, 23). Chez Jean, le mot apparaît deux fois dans notre verset et lors de la scène où Jésus nourrit une grande foule, quand on ramasse les pains d’orge qui restaient et qu’on en remplit douze couffins (6, 13). Que conclure? Tout d’abord, il faut constater qu’il n’y pas de parenté entre Jean et les synoptiques autour des récits auquel ce vocabulaire appartient, et que chez Jean lui-même, nous ne sommes pas devant un mot familier. Néanmoins, on doit reconnaître que le mot se retrouve dans deux récits dits de miracle, l’un avec le vin, l’autre avec le pain. Peut-être appartient-il à deux récits anciens du même milieu qu’aurait réutilisé l’évangéliste.

On aura sans doute noté que l’action de Jésus intervient après avoir refusé en apparence d’agir. Plus tôt, nous avons noté que nous sommes devant un procédé typique de Jean, en particulier dans les récits de miracle, où il entend exprimer par là la suprême liberté de Jésus qui refuse d’agir sous la pression : il ne fait que ce que lui demande son Père. En dehors des récits de miracle, on retrouve aussi le même procédé dans cette scène en Galilée où les frères de Jésus lui demandent de venir avec eux à Jérusalem pour la fête des Tentes (7, 1-10). Dressons un parallèle.

Jn 2Jn 7
Situation1 Et le troisième jour il y eut des noces à Cana de Galilée...
3 Alors qu’on manquait de vin,
1 Après cela, Jésus parcourait la Galilée; il n’avait pas pouvoir de circuler en Judée, parce que les Juifs cherchaient à le tuer
2 Or la fête juive des Tentes était proche.
Demande d’un prochela mère s’adresse à Jésus pour lui dire : « Ils n’ont plus de vin ».3 Ses frères lui dirent donc: "Passe d’ici en Judée, que tes disciples aussi voient les oeuvres que tu fais:
4 on n’agit pas en secret, quand on veut être en vue. Puisque tu fais ces choses-là, manifeste-toi au monde."
5 Pas même ses frères en effet ne croyaient en lui.
Refus de Jésus4 Mais Jésus lui répondit : « Madame, pourquoi me dites-vous cela? Mon heure n’est pas encore venue »6 Jésus leur dit alors: "Mon temps n’est pas encore venu, tandis que le vôtre est toujours prêt...
8 Vous, montez à la fête; moi, je ne monte pas à cette fête, parce que mon temps n’est pas encore accompli."
9 Cela dit, il resta en Galilée
Action après coup de Jésus7 Jésus leur dit : « Remplissez les jarres d’eau ». Et ils les remplirent jusqu’au bord...
9 Lorsque le chef du service goûta l’eau devenue du vin...
10 Mais quand ses frères furent montés à la fête, alors il monta lui aussi, pas au grand jour, mais en secret.

Ce parallèle permet un certain nombre d’observations.
  • Nous sommes dans les deux cas devant un événement public
  • Dans les deux cas ce sont des proches qui font une demande à Jésus
  • La demande concerne une intervention où Jésus doit manifester une capacité hors de l’ordinaire, une manifestation de son être exceptionnel
  • Cependant les requérants divergent en ce que la mère de Jésus est le modèle du croyant (elle dit aux garçons de table : « Quoi qu’il vous dise, faites-le »), tandis que ses frères sont au contraire le modèle de l’incroyant (Pas même ses frères en effet ne croyaient en lui)
  • Le refus de Jésus puise dans les mêmes motifs : son heure ou son temps n’est pas arrivé; ce qui signifie qu’il ne perçoit pas que cela correspond ce que lui demande maintenant son Père
  • Finalement, dans les deux cas, Jésus va agir quand il l’aura décidé, mais ce sera à sa façon : d’une part, sa transformation de l’eau des urnes est originale, car jamais cela n’a été demandé par sa mère; d’autre part, il se rendra à la fête des Tentes, non pas selon les conditions de ses frères, mais selon ses conditions, i.e. en secret

Tout cela correspond chez Jean à la suprême transcendance de Jésus par rapport à toute volonté humaine, car il n’aspire qu’à une chose, faire la volonté de son Père. Mais en faisant cela, il répond néanmoins aux requêtes humaines, mais d’une façon différente et plus grandiose encore : d’une part, le vin offert sera surabondant et le meilleur qui soit; d’autre part, sa manifestation au monde aura une dimension universelle qui atteindra tous les temps.

anō (haut)
Le mot anō se traduit littéralement : en haut, vers le haut, mais dans notre verset on le rend par : bord. C’est un mot qui ne se trouve que chez Jean dans les évangiles (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 3), et seulement quelque fois (6) dans le reste du Nouveau Testament pour désigner avant tout « le ciel là-haut ». Même chez Jean, son utilisation pour désigner le haut ou le bord de la jarre est unique, car dans les deux autres cas il est synonyme de ciel : moi, je suis d’en haut (8, 23); Jésus leva les yeux en haut et dit: "Père" (11, 41). Tout cela renforce ce que nous avons dit plus tôt : le verset 7 ne reflète pas le vocabulaire habituel de Jean, mais plutôt une source qu’il aurait utilisé.

v. 8 Puis il leur dit : « Puisez maintenant et apportez au chef du service ». Et ils lui apportèrent.

Littéralement : Et il dit à eux: « Puisez (antlēsate) maintenant (nyn) et portez (pherete) au maître d’hôtel (architriklinō) ». Eux alors portèrent.

antlēsate (puisez)
Dans la ligne de ce que nous venons de dire au verset précédent, le verbe antleō (puiser) est unique à Jean et n’apparaît nulle part ailleurs dans tout le Nouveau testament (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 4) : on le voit ici et au verset suivant pour décrire l’action de puiser l’eau devenu du vin, et lors du récit de la Samaritaine où l’évangéliste raconte qu’elle était venue au puits de Jacob pour puiser de l’eau (4, 7) et que, par la suite, elle demande à Jésus de lui donner de son eau afin qu’elle n’ait plus à venir au puits pour puiser de l’eau (4, 15). Il y a sans aucun doute une parenté entre les deux scènes, car toutes les deux tournent autour de l’eau que Jésus est capable de transformer pour qu’elle devienne une source surabondante et inépuisable de joie et de vie (Notons que pour Boismard, la source de Jean qu’est le Document C contenait également le récit de la Samaritaine).

Étant donné le peu de données que nous offre le Nouveau Testament, on peut se tourner vers l’Ancien Testament pour approfondir la signification du geste de puiser. De manière surprenante, le mot est très peu fréquent. Mais deux points méritent d’être soulignés.

  1. La Bible raconte deux scènes décisives autour d’un puits où des femmes viennent puiser de l’eau : celle où Rebecca puisera de l’eau pour l’envoyé d’Isaac et ses chameaux, signe de Yahvé qu’elle sera l’épouse du fils d’Abraham (Genèse 24); celle où Moïse viendra aux secours des filles d’un prêtre de Madiân venues au puits pour puiser de l’eau pour leur troupeau mais attaqués par des bergers, ce qui le conduira au mariage avec l’un des filles du prêtre, Cippora (Exode 2, 15-21)

  2. Étant donné la dimension vitale de l’action de puiser de l’eau, le geste prendra une valeur symbolique : « Voici mon Dieu et mon Sauveur ; je mettrai en lui ma confiance, et je serai sans crainte ; parce que le Seigneur est ma gloire, il est ma louange, il est mon salut. Puisez (antleō) avec joie l’eau des fontaines du salut » (Isaïe 12, 2-3)

Le cadre de l’Ancien Testament colore notre scène : le lieu où on vient puiser l’eau est la source des alliances qui conduisent au mariage, et puiser l’eau équivaut à puiser aux sources du salut. N’est-ce pas la signification profonde des noces de Cana? Autour de ces jarres où on puise l’eau que Jésus transforme avec sa personne, s’amorce une alliance qui sera une source de vie éternelle, selon les mots de l’évangéliste.

nyn (maintenant)
Voici un adverbe courant qui peut sembler banal, mais qui ne l’est pas dans le contexte du quatrième évangile (Mt = 4; Mc = 3; Lc = 13; Jn = 29). Sur le simple plan statistique, on note combien il surpasse tous les autres par l’usage qu’il en fait. Pourquoi? Pour lui, même s’il nous parle d’un Jésus historique qui annonce le Royaume de son Père, ce Royaume est déjà présent, maintenant : ce qui, pour les autres évangélistes, est un futur, est pour lui déjà réalisé en partie. Regardons brièvement son emploi du mot « maintenant » qu’on peut regrouper en quatre grandes catégories.

  1. Le maintenant de la croix, qu’il appelle parfois « son heure », terme de sa mission, qu’il présente comme une glorification (13, 31), même si son âme est troublée (12, 27), car elle signifie le retour vers on Père (17, 5), vers celui qui l’a envoyé (16, 5); et cette mort entraîne une réalité nouvelle :
    • maintenant, les véritables adorateurs adoreront le Père dans l’esprit et la vérité (4, 23)
    • maintenant, les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’auront entendue vivront (5, 25)
    • maintenant, le Prince de ce monde va être jeté dehors (12, 31)
    • maintenant, le monde reconnaîtra qu’il vient vraiment de Dieu (17, 7)
    • maintenant, le monde fera l’expérience de la joie complète qui l’habite (17, 13)

  2. Le maintenant d’une situation nouvelle, car la présence même et la mission de Jésus a introduit un jugement qui comporte deux aspects :

    Un aspect positif pour certains :

    • maintenant, la femme adultère est pardonnée et est appelée à ne plus pécher (8, 11)
    • maintenant, pour les disciples le langage de Jésus est devenu clair (16, 29)
    • maintenant, les disciples croient sans avoir besoin de questionner Jésus (16, 30)
    • maintenant, Marthe croit que malgré la mort de Lazare la prière de Jésus sera efficace (11, 22)

    Un aspect négatif pour d’autres

    • maintenant, les Juifs cherchent à tuer Jésus, parce qu’il dit la vérité (8, 40)
    • maintenant, les Juifs savent maintenant que Jésus est possédé d’un démon (8, 52)
    • maintenant, les Juifs demeurent désormais dans leur péché car ils prétendent voir (9, 41)
    • maintenant, les Juifs cherchent maintenant à le lapider (11, 8)
    • maintenant, les Juifs n’ont maintenant plus d’excuse à leur péché, car Jésus leur a parlé (15, 22)
    • maintenant que les Juifs ont vu les oeuvre de Jésus, ils haïssent Jésus et son Père (15, 24)
    • maintenant, Pilate fait fausse route en s’imaginant que Jésus est roi d’un royaume terrestre, car son royaume n’est pas de ce monde (18, 36)

  3. Le maintenant de l’Église où Simon-Pierre n’est pas en mesure de suivre Jésus tout de suite (13, 36), mais seulement plus tard; où les disciples ont su d’avance le sort de Jésus, ce qui leur permet de croire à sa parole (14, 29); où ils vivent dans la tristesse l’absence de Jésus, mais pourront vivre de nouveau la joie indicible de sa présence (16, 22).

  4. Le maintenant de l’instant présent dans la séquence historique
    • maintenant, le compagnon actuel de la Samaritaine n’est pas son mari (4, 18)
    • maintenant, comment quelqu’un bien connu comme fils de Joseph peut-il dire maintenant qu’il est descendu du ciel? (6, 42)
    • maintenant, comment quelqu’un qui était aveugle peut-il voir maintenant? (9, 21)
    • maintenant, Jésus demande d’apporter à l’instant présent les poissons de la pêche (21, 10)

Après cette analyse du mot « maintenant », revenons à notre verset et demandons-nous : dans quelle catégorie situer le « maintenant » dans la parole de Jésus : « Puisez maintenant ». Bien sûr, après avoir demandé plus tôt de remplir les jarres, le mot « maintenant » a tout son sens pour décrire la suite logique d’une action. Mais sachant tous les registres sur lequel joue l’évangéliste avec ce mot, on pourrait tout aussi bien le mettre dans la catégorie de la situation nouvelle qu’il a introduite par sa présence et sa mission : maintenant, désormais, on peut puiser à cette eau devenue du vin, qui est fondamentalement sa parole. N’oublions pas, c’est le début de son ministère, le premier des signes qu’il nous donnera.

Les textes sur l'adverbe nyn au sens chronologique chez Jean
pherete (portez)
Le verbe pherō (porter, supporter, apporter, emporter, entraîner) est d’usage courant surtout chez Marc et Jean (Mt = 2; Mc = 15; Lc = 4; Jn = 17). Dans le 4e évangile, le verbe est utilisé à toutes les sauces : apporter à manger ou apporter quelque chose (4, 33; 19, 39; 21, 10), porter du fruit (12, 24; 15, 2.4.5.8.16), porter une accusation (18, 29), porter son doigt et porter sa main dans les plaies de Jésus (20, 27), mener quelqu’un (21, 10). Bref, il y a peu de choses à dire sur ce terme, sinon qu'il appartient au vocabulaire de Jean.

architriklinō (maître d’hôtel)
Le nom architriklinos (maître d’hôtel, ordonnateur de repas) n’apparaît dans toute la Bible que dans les noces de Cana (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 3). Il est formé de la contraction de trois mots : archōn (chef), tri-klinos ( trois lits/divans). C’était donc un surintendant qui veillait aux convives qui mangeaient couchés. La présence d’un maître d’hôtel ou d’un chef de service laisse entendre qu’il s’agissait d’un grand banquet avec la présence d’un certain nombre de convives.

v. 9 Lorsque le chef du service goûta l’eau devenue du vin, - il n’en savait pas la provenance, les serviteurs, eux qui avaient puisé l’eau, savaient – il appelle le jeune marié

Littéralement : Puis comme (hōs de) goûta (egeusato) le maître d’hôtel l’eau vin devenue (to hydōr oinon gegenēmenon) et il n’avait pas su (ēdei) d’où (pothen) il est, les serviteurs avaient su, eux ayant puisé l’eau, appelle le jeune époux (nymphion) le maître d’hôtel

hōs de (puis comme)
L’expression hōs de (hōs = comme, lorsque, pendant que; de = puis, or) est peu fréquente dans les évangiles (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 3). Ailleurs chez Jean, on la retrouve en 6, 12 dans la scène où Jésus rassasie un grand foule (Quand ils furent repus...) et en 8, 7 dans la scène de la femme adultère (Comme ils persistaient à l’interroger...). Encore une fois, comme on l’avait remarqué avec le verbe « remplir », on note la parenté entre les noces de Cana et le récit de la multiplication des pains, comme si une même main est la source des deux récits. Un autre point vaut la peine d’être noté : l’expression hōs de est à peu près absent du Nouveau Testament, avons-nous dit, sauf qu’on la retrouve sous la plume de Luc (Lc =1; Actes = 15). Dans le monde de la critique des sources, on reconnaît l’indépendance de Jean par rapport aux Synoptiques, mais il est clair que, non seulement Jean et Luc ont eu en main des sources semblables (par exemple, la pêche miraculeuse, Lc 5 et Jn 21), mais semblent avoir partagé un cadre culturel qui explique parfois une parenté de vocabulaire (comme hōs de ou comme celui de la scène de la femme adultère en Jn 8).

egeusato (il goûta)
Geuomai (goûter) est un verbe générique peu fréquent dans les évangiles (Mt = 2; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 2). Il y a seulement deux seuls cas où il s’agit de goûter un liquide, ici et en Matthieu 27, 34 quand Jésus en croix ne veut pas goûter au fiel qu’on lui donne. Autrement, il a le sens de « faire l’expérience de », comme dans l’expression « ne goûteront pas la mort » (Mt 16, 28; Mc 9, 1; 9, 27; Jn 8, 52). Seul Luc se détache du groupe avec geuomai qui est synonyme de « manger » : Lc 14, 24; Actes 10, 10; 20, 11; 23, 14).

to hydōr oinon gegenēmenon (l’eau vin devenue)
On notera qu’il n’y a aucune description sur la façon dont la transformation de l’eau en vin s’est produite. On dit simplement que lorsque le maître d’hôtel goûta à l’eau, c’était maintenant du vin.

et il n’avait pas su (ēdei) d’où (pothen) il est, les serviteurs avaient su, eux ayant puisé l’eau
Ce bout de phrase apparaît assez clairement comme une incise ou un ajout après coup, qui récapitule ce qu’on sait déjà et n’ajoute rien au récit. On pourrait d’ailleurs le supprimer sans briser le rythme du récit : Et comme goûta le maître d’hôtel l’eau vin devenue (...) appelle le jeune époux le maître d’hôtel. De plus, le vocabulaire de l’incise est clairement johannique, en commençant par oida (connaître : Mt = 26; Mc = 21; Lc = 26; Jn = 83), puis avec pothen (d’où, de quel lieu, de quelle origine, comment : Mt = 5; Mc = 3; Lc = 4; Jn = 13). Il vaut la peine de noter deux scènes chez Jean où pothen fait écho à ce que nous avons ici : (Samaritaine) D’où (pothen) l’as-tu donc, l’eau vive? (4, 11); "Où (pothen) achèterons-nous des pains pour que mangent ces gens?" (6, 5). Ainsi, qu’il s’agisse du vin, de l’eau ou du pain offert par Jésus, la même question est posée : d’où cela vient-il?

nymphion (jeune époux)
Le nom nymphios (nouveau mari, jeune époux) ne semble pas significatif à première vue (Mt = 6; Mc = 3; Lc = 2; Jn = 4), mais quand on parcourt les évangiles, on se rend compte de ceci : si on fait pour l’instant abstraction des noces de Cana, l’époux fait toujours référence à Jésus, sauf dans la parabole de Matthieu (25, 1-10); en fait, Matthieu et Luc se contentent de reprendre Marc lorsqu’il écrit : « Jésus leur dit: "Les compagnons de l’époux peuvent-ils jeûner pendant que l’époux (nymphios) est avec eux? Tant qu’ils ont l’époux (nymphios) avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. Mais viendront des jours où l’époux (nymphios) leur sera enlevé; et alors ils jeûneront en ce jour-là » (Marc 2, 19-20). Quant à Jean, il a cette phrase dans la bouche de Jean Baptiste : « Qui a l’épouse est l’époux; mais l’ami de l’époux qui se tient là et qui l’entend, est ravi de joie à la voix de l’époux. Telle est ma joie, et elle est complète » (3, 29). De manière évidente, l’époux est Jésus. Sur le plan symbolique, Jésus est clairement l’époux, celui qui a réservé le meilleur vin pour maintenant.

v. 10 et lui dit : « Tout homme sert d’abord le meilleur vin et, quand les gens sont ivres, le moins bon. Toi, tu as attendu jusqu’à maintenant pour servir le meilleur ».

Littéralement : et dit à lui: « Tout homme (anthrōpos) le premier (prōton) le bon (kalon) vin propose (tithēsin), et quand ils se sont enivrés (methysthōsin) le moindre (elassō). Toi, tu as gardé (tetērēkas) le bon vin jusqu’à cette heure (arti) ».

anthrōpos (homme)
Quand on examine l’utilisation que fait Jean de anthrōpos (homme : Mt = 115; Mc = 56; Lc = 95; Jn = 59), on note qu’il ne se distingue pas vraiment des autres évangélistes et qu’on peut grouper les mentions du mot en trois grandes catégories :
  • (32 fois) Homme au sens de cet homme en particulier, ce mâle qu’on peut désigner : cet homme qui était infirme, Nicodème, l’aveugle, Jésus, etc.
  • (14 fois) Homme dans l’expression : Fils de l’homme, et qui ne s’adresse qu’à Jésus et fait référence à cette figure mystérieuse dont parle le prophète Daniel
  • (13 fois) Homme qui désigne l’humanité en général, le monde, qui est différent de Dieu et parfois s’y oppose.

Au v. 10, « tout homme » ne fait référence à aucun être en particulier, mais à l’être humain en général et sa manière habituelle d’agir.

prōton (premier)
Prōton (premier, qui est avant, d’abord, tout d’abord : Mt = 9; Mc = 7; Lc = 10; Jn = 8) a chez Jean le sens assez général de « d’abord ». Il permet de décrire ce qui est préalable dans une séquence d’événements ou d’étapes, ou ce qui a été premier dans une série d’événements : après sa rencontre avec Jésus, André va d’abord voir son frère Pierre (1, 41); avant de condamner quelqu’un, il faut d’abord l’entendre (7, 51); Jean a d’abord baptisé sur la rive gauche du Jourdain (10, 40); les disciples n’ont pas d’abord compris les paroles de Jésus, mais l’ont compris après sa résurrection (12, 16); le monde a d’abord haï Jésus avant d’haïr les disciples (15, 18); Jésus a d’abord comparu devant Anne, avant de comparaître devant Pilate (18, 13); Nicodème avait auparavant rencontré Jésus avant d’être présent lors de son embaumement (19, 29). Ainsi, comprend-on qu’en général on sert d’abord le meilleur vin lors d’un repas.

kalon (bon)
Kalos (beau, bon : Mt = 25; Mc = 17; Lc = 13; Jn = 11) apparaît chez Jean dans deux contextes différents : soit pour désigner une chose ou une personne qui est bonne (2, 10 : vin; 10, 11.14 : berger; 10, 32-33 : oeuvres), soit dans l’expression « bien parler » (4, 17; 8, 48; 13, 13; 18, 23). Ainsi, dans le récit des noces de Cana le vin entre dans la même catégorie que le bon pasteur qui décrit Jésus et que les bonnes oeuvres qu’il fait. Notons en passant que l’expression « bien parler » (kalos legō) est une expression unique que Jean partage avec Luc (voir Lc 6, 26; Lc 20, 39), un autre indice que les deux évangélistes appartiennent à un univers culturel semblable.

tithēsin (il propose)
Tithēmi (mettre, placer, poser, déposer, présenter, proposer : Mt = 5; Mc = 11; Lc = 15; Jn = 18) est un mot qu’utilise assez fréquemment le 4e évangile. On peut regrouper les différents sens qu’il revêt en quatre catégories :
  • Donner / remettre sa vie (8 fois) : par exemple, je donne (tithēmi) ma vie pour mes brebis (voir 10, 11.15, 17-18; 13, 37-38; 15, 13)
  • Déposer / mettre un corps dans un endroit (6 fois) : par exemple, un tombeau neuf, dans lequel personne n’avait encore été mis (tithēmi) (voir 11, 34; 19, 41-42; 20, 2.13.15)
  • Poser / placer quelque chose ou une personne quelque part (2 fois) : par exemple, Pilate rédigea aussi un écriteau et le fit placer (tithēmi) sur la croix (voir 15, 16; 19, 19)
  • Offrir / laisser aller quelque chose (2 fois) : par exemple, Jésus se lève de table, se débarasse de (tithēmi) ses vêtements, et prenant un linge, il s’en ceignit (2, 10; 13, 4)

Dans notre scène à Cana, tithēmi entre dans cette quatrième catégorie : offrir, laisser aller son meilleur vin. C’est l’idée qu’on possède quelque chose, et qu’ensuite on l’offre ou on le laisser aller. Lors de son dernier repas, pour laver les pieds de ses disciples, Jésus doit se départir de quelque chose, ses vêtements (13, 4).

Textes avec le verbe tithēmi dans les évangiles-Actes
methysthōsin (ils se sont enivrés)
Methyskō (s’ennivrer, être ivre : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 1) est un mot très rare non seulement dans les évangiles (ici et en Lc 12, 45), mais également dans le Nouveau Testament (1 Thess 5, 7; Eph 5, 18; Ap 17, 2). Dans le Nouveau Testament, le fait de s’enivrer a une connotation morale négative : dans la parabole de Luc (12, 45), le fait de s’enivrer est l’attitude du serviteur infidèle; Paul invite les chrétiens à ne pas s’enivrer (Éphésiens 5, 18), car les ivrognes n’hériteront pas du royaume de Dieu (1 Corinthiens 6, 10). Par contre, le portrait qui nous vient de l’Ancien Testament est beaucoup plus nuancé. En fait, on peut regrouper les passages de la Septante avec methyskō dans trois catégories.
  • Une vision négative de l’ivresse : s’enivrer conduite à des attitudes dégradantes, comme Noé qui se dénude à l’intérieur de sa tente (Gn 9, 21; voir aussi 1 Samuel 1, 14; Habaquq 2, 15)
  • On trouve par contre des passages où s’enivrer semble normal et bien vu, par exemple dans cette scène où Joseph reçoit sa famille en Égypte, les comble de nourriture et de vin, si bien que celle-ci s’enivre (Gn 43, 34; voir aussi Cantique 5, 1 qui invite les amis à boire et à s’enivrer)
  • Enfin, et c’est la majorité des cas, on utilise le mot au sens symbolique pour dire : abreuver, combler, rassasier, être endormi ou subjugué, par exemple la pluie et la neige viennent abreuver (methyskō) la terre (Isaïe 55, 10), ou encore le glaive du Seigneur s’enivre (methyskō) du sang de ses ennemis (Jérémie 26, 10), ou encore Babylone dans la main du Seigneur était une coupe d’or qui enivrait (methyskō) toute la terre ; les nations ont bu de son vin, c’est pourquoi elles ont été ébranlées (Jérémie 28, 7)

Aux noces de Cana, on ne porte pas de jugement moral sur le fait que les invités sont ivres, mais on reconnaît simplement le fait que c’est un phénomène habituel dont il faut tenir compte dans le choix du vin offert.

elassō (le moindre)
Elassōn (plus petit, moindre : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 1), le comparatif de « petit » est unique dans les évangiles et exceptionnel dans tout le Nouveau Testament. Le sens de petit varie selon l’objet de comparaison. Par exemple, pour parler de Jacob, le cadet, qui a eu préséance sur l’aîné Ésaü, Paul écrit : le plus grand servira le plus petit (elassōn : Romains 9, 12), ce que les bibles traduisent par « L’aîné servira le cadet ». Dans notre scène à Cana, le mot désigne un vin de moindre qualité.

tetērēkas (tu as gardé)
Tēreō (veiller sur qqn, garder, conserver, observer, accomplir : Mt = 5; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 17) est un mot qui appartient d’une manière particulière à Jean. Sur les 17 utilisations chez lui, 14 fois le mot signifie garder la parole ou les commandements de Jésus, par exemple : « Si quelqu’un m’aime, il gardera (tēreō) ma parole, et mon Père l’aimera » (14, 23), une fois il signifie garder les lois juives (i.e. garder le sabbat, 9, 16), et une fois il signifie conserver un objet (quand Jésus dit que Marie a gardé ce parfum pour sa sépulture, 12, 7). Posons la question : quelle est la signification de « garder » dans notre récit? Bien sûr, la première réaction est de ranger ce mot avec le parfum de Marie qui l’a gardé pour la sépulture de Jésus. Mais sachant que le style de Jean est d’utiliser des mots ordinaires pour désigner des choses à un deuxième niveau, il n’y a pas de doute que le mot « garder » est à ranger avec la majorité des ses affirmations sur l’importance de garder la parole de Jésus. En ce sens, le vin désigne la parole même de Jésus qu’on a attendu jusqu’à ce jour pour l’entendre.

arti (cette heure)
Arti (justement, précisément, à l’instant, maintenant, à cette heure, aujourd’hui : Mt = 7; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 12) présentent le même pattern que tēreō, alors qu’il appartient d’une manière particulière à Jean, et utilisé par ailleurs seulement par Matthieu dans les évangiles. Pour mieux saisir sa signification, on peut regrouper sa présence dans le 4e évangile en trois catégories.
  • Il s’agit du présent de l’action de Jésus, par exemple quand il dit : « Mon Père est à l’oeuvre jusqu’à présent (arti) et j’oeuvre moi aussi » (5, 17; voir aussi 14, 7)
  • Il s’agit du présent du disciple avant la résurrection de Jésus, par exemple quand ce dernier dit : « Ce que je fais, tu ne le sais pas à présent (arti); par la suite tu comprendras » (13, 7; voir aussi 13, 19.33.37; 16, 12.24.31)
  • Et il y a quelques cas rares où il ne sert qu’à marquer la séquences des événements, par exemple quand l’aveugle-né dit : « Je ne sais qu’une chose: j’étais aveugle et à présent (arti) j’y vois » (9, 25; voir aussi 9, 18)

Comme pour tēreō, on pourrait voir simplement une affirmation de premier niveau, i.e. une référence au temps où on a attendu jusqu’à maintenant pour offrir le meilleur vin. Mais, sachant que Jean écrit pour être compris à un deuxième niveau, il faut comprendre arti tout comme tēreō comme faisant référence au ministère de la parole de Jésus qui est maintenant à l’oeuvre.

v. 11 Tel fut le début des signes qu’accomplit Jésus à Cana en Galilée, il rendit ainsi visible la qualité extraordinaire de son être, alors ses disciples crurent en lui.

Littéralement : Tel il fit (epoiēsen) commencement (archēn) des signes (sēmeiōn) le Jésus en Cana de Galilée et il manifesta (ephanerōsen) la gloire (doxan) de lui, et ils crurent (episteusan) en lui les disciples (mathētai) de lui.

epoiēsen (il fit)
Poieō (faire, achever, réaliser, exécuter, créer, rendre, accomplir : Mt = 87; Mc = 45; Lc = 88; Jn = 108) est sans doute un verbe très fréquent dans l’ensemble des évangiles, mais le 4e évangile se détache néanmoins par l’ampleur de son utilisation, i.e. apparaissant dans plus d’un verset à chaque dix versets; il est un verbe tout-usage. Sur le plan statistique, disons qu’il y a trois sujets du verbe « faire » : Jésus (66 fois), Dieu (4 fois), et différents êtres humains (38 fois). Quand Jésus est le sujet du verbe, on peut grouper ces versets en sept catégories.

  1. Jean entend très souvent (38 fois) faire référence aux actions extraordinaires de Jésus, appelées signes ou oeuvres ou guérisons (2, 23; 3, 2; 4, 45-46.54; 5, 11.15-16.36, etc.). Par exemple, si je ne fais (poieō) pas les oeuvres de mon Père, ne me croyez pas (10, 37)
  2. Le mot désigne des actions multiples et variées de Jésus (10 fois), comme se faire un fouet de corde, ou faire de la boue avec de la salive, ou laver les pieds de ses disciples, ou faire des disciples (2, 15.18; 4, 1; 9, 6.11.14.26; 13, 7.15; 18, 35). Par exemple, ayant dit cela, il cracha à terre, fit (poieō) de la boue avec sa salive, enduisit avec cette boue les yeux de l’aveugle (9, 6).
  3. L’évangéliste entend parfois exprimer une action générale de Jésus qui est copiée sur celle de Dieu (6 fois). Par exemple, mais il faut que le monde reconnaisse que j’aime le Père et que je fais (poieō) comme le Père m’a commandé (14, 31; voir aussi 5, 19.30; 8, 28-29).
  4. Parfois, sous forme d’accusation de ses adversaires, Jésus se serait fait autre que ce qu’il est (5 fois), soit Dieu, soit roi. Par exemple, aussi les Juifs n’en cherchaient que davantage à le tuer, puisque, non content de violer le sabbat, il appelait encore Dieu son propre Père, se faisant (poieō) égal à Dieu (5, 18; voir aussi : 8, 53; 10, 33; 19, 7.12).
  5. Chez Jean, Jésus parle de faire la vérité ou faire le jugement ou faire la volonté de Dieu (4 fois), par exemple : mais celui qui fait (poieō) la vérité vient à la lumière, afin que soit manifesté que ses oeuvres sont faites en Dieu (3, 21; voir 4, 34; 5, 27; 6, 38).
  6. Jésus parle aussi de faire ce qu’on lui demandera dans la prière (2 fois), par exemple : Et tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai (poieō), afin que le Père soit glorifié dans le Fils (14, 13; voir aussi 14, 14).
  7. Enfin, mentionnons une action que Jésus fera avec son Père : Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons (poieō) une demeure chez lui (14, 23).

L’emploie fréquent de poieō par Jean reflète son style un peu dépouillé, simple, où des mots ordinaires sont utilisés pour décrire des réalités spirituelles profondes. Aux noces de Cana, poieō se trouve d’abord dans la bouche de la mère de Jésus (v. 5) pour exprimer sa foi (Quoi qu’il vous dise, faites-le), et sous la plume de l’évangéliste (Tel il fit, v. 11) pour désigner l’une des actions extraordinaire de Jésus, appelées signes, ou oeuvres, reflet de l’action même de Dieu.

archēn (commencement)
Archē (commencement, principe, cause, commandement, autorité : Mt = 4; Mc = 4; Lc = 3; Jn = 8) appartient bien au vocabulaire de Jean. Et il se détache des autres évangélistes non seulement par la fréquence du mot, mais aussi par la signification unique qu’il lui donne.

  • En effet, comme Marc (1, 1) et Luc (1, 2), le commencement désigne le début du ministère de Jésus, par exemple : Jésus savait en effet dès le commencement (archē) qui étaient ceux qui ne croyaient pas et qui était celui qui le livrerait (6, 24; voir aussi 8, 25; 15, 27; 16, 4).
  • Comme Marc (10, 6; 13, 19), que reprend Matthieu (19, 4.8; 24, 21), le commencement désigne le début de la création tel que reflété par la Genèse, par exemple : Vous êtes du diable, votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le commencement (archē) (8, 44)
  • Mais ce qu’il y a d’unique dans le 4e évangile, c’est la référence au commencement absolu, à l’être même de Dieu, fondement de l’existence, avant même la création : Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu (1, 1; voir aussi 1, 2).

Dans la scène de Cana, archē est rattaché à sēmeion (signe), ce qui nous place au début du ministère de Jésus.

sēmeiōn (signes)
Sēmeion (signe, indice, marque : Mt = 13; Mc = 7; Lc =11; Jn = 17) est un mot courant dans les évangiles, ainsi que dans l’Ancien Testament sous le vocable hébreu ʾōt. Commençons par examiner sa présence dans les évangiles synoptiques, avant de mettre en relief sa particularité chez Jean. Il apparaît dans quatre contextes différents qui colorent sa signification.

  1. En son sens le plus banal, signe renvoie à un geste convenu pour déclencher une action ou à un phénomène qui annonce un événement, un peu l’équivalent de signal : Or le traître leur avait donné ce signe (sēmeion) : "Celui à qui je donnerai un baiser, c’est lui; arrêtez-le." (Mt 26, 48); c’est dans ce sens qu’il faut interpréter également la demande des disciples d’un signe sur le moment où le temple sera détruit (Mc 13, 4; Mt 24, 3; 21, 7)

  2. Mais de manière la plus fréquente, le mot fait référence à ʾōt de l’Ancien Testament (voir par exemple Exode 7, 3 : Pour moi, j’endurcirai le coeur de Pharaon et je multiplierai mes signes (ʾōt) et mes prodiges dans le pays d’Égypte) et se trouve sur les lèvres des opposants à Jésus qui exigent un signe qui l’accréditerai comme envoyé de Dieu; le mot a alors une connotation très négative, car elle dénote le manque de foi de son auditoire, le rejet de son message, et Jésus refuse de s’y plier : Gémissant en son esprit, Jésus dit: "Qu’a cette génération à demander un signe (sēmeion)? En vérité, je vous le dis, il ne sera pas donné de signe à cette génération." (Mc 8, 11-12; voir aussi : Mt 12, 38-29; 16, 1.3-4; Lc 11, 16.29-30; 23, 8). Notons qu’on trouve également à quelques rares occasions chez Jean cette signification : Jésus lui dit: "Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croirez pas!" (Jn 4, 48; voir aussi 2, 18; 6, 30). Sur le plan statistique, on obtient ceci : Mt = 10; Mc = 4; Lc = 6; Jn = 3.

  3. Par contre, le mot décrit parfois un phénomène céleste ou une situation ou même la personne même de Jésus qui revêtent une valeur symbolique, exprimant un message adressé aux croyants : alors apparaîtra dans le ciel le signe (sēmeion) du Fils de l’homme (Mt 24, 30); notons que c’est surtout chez Luc qu’on voit cet usage, d’abord dans les récits de l’enfance (Lc 2, 12 sur le signe d’un enfant dans une crèche et Lc 2, 34 sur le signe de contradiction que sera Jésus) et dans scènes apocalyptiques avec de grands signes dans le ciel (Lc 21, 11.25).

  4. Enfin, il y a cette finale de Marc, ajoutée après coup et qui n’est probablement pas de la même main, où signe renvoie aux capacités extraordinaires des chrétiens en mission et révélant à travers leur action l’oeuvre même de Dieu : Et voici les signes qui accompagneront ceux qui auront cru: en mon nom ils chasseront les démons, ils parleront en langues nouvelles (Mc 16, 17; voir aussi 16, 20).

Avec cet arrière-plan, on comprend l’originalité de Jean lorsqu’il parle de signe. Tout d’abord, les signes désignent les gestes d’éclat de Jésus, ce que nous appelons : miracles. Mais ce qu’il y a encore de plus important, c’est que, contrairement à la majorité des références dans les récits synoptiques où le mot a une connotation négative, le mot joue ici un rôle positif et que Jean résume ainsi : Jésus a fait sous les yeux de ses disciples encore beaucoup d’autres signes (sēmeion), qui ne sont pas écrits dans ce livre. Ceux-là ont été mis par écrit, pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant vous ayez la vie en son nom (Jn 20, 30-31). Ainsi, le geste de Jésus à Cana (2, 1-11), la guérison du fils de l’officier royal de Capharnaüm (4, 23-54), la guérison du paralytique à la piscine de Bethzatha (5, 1-18), la multiplication des pains (6, 1-15), (même si on peut la ranger dans le groupe des miracles de Jésus, il n’est pas clair que la marche sur la mer (6, 16-21) appartienne au groupe des signes), la guérison d’un aveugle de naissance (9, 1-41) et la ressuscitation de Lazare (11, 1-44) constituent six signes (le 7e étant sa résurrection) qui appellent à la foi que Jésus est l’envoyé de Dieu, son Fils, le Christ. Parfois, l’évangéliste le mentionne explicitement, comme à Cana (ses disciples crurent en lui, 2, 11), comme à Capharnaüm (l’officier royal crut, ainsi que toute sa maisonnée, 4, 53), sur le bord du lac Tibériade où il nourrit une grande foule, même si la foi est imparfaite (celui-ci est vraiment le prophète, 6, 14), à Jérusalem avec l’aveugle-né (Je crois, Seigneur, 9, 38), à Béthanie avec la ressuscitation de Lazare (Beaucoup d’entre les Juifs qui étaient venus auprès de Marie et avaient vu ce qu’il avait fait, crurent en lui, 11, 45). Mais ultimement, c’est la foi du lecteur de son évangile que recherche Jean (Pour une liste de ce mot en Jean avec la signification explicitée ici : 2, 11.23; 3, 2; 4, 54; 6, 2.14.26; 7, 31; 9, 16; 10, 41; 11, 47; 12, 18.37; 20, 30).

ephanerōsen (il manifesta)
Phaneroō (rendre visible, manifester, montrer avec évidence, faire connaître : Mt = 0; Mc = 3; Lc = 0; Jn = 9) est un mot clairement johannique. Le fait qu’il apparaisse trois fois chez Marc est trompeur, car il n’y a qu’un seul cas qui nous vienne du 2e évangile (Car il n’y a rien de caché qui ne doive être manifesté (phaneroō) et rien n’est demeuré secret que pour venir au grand jour, Mc 4, 22), car les deux autres cas appartiennent à l’appendice de l’évangile qui provient d’une source du même milieu que l’appendice au 4e évangile :

  • Marc 16, 12 : Après cela, il se manifesta sous d’autres traits à deux d’entre eux qui étaient en chemin et s’en allaient à la campagne
  • Marc 16, 14 : Enfin il se manifesta aux Onze eux-mêmes pendant qu’ils étaient à table, et il leur reprocha leur incrédulité et leur obstination à ne pas ajouter foi à ceux qui l’avaient vu ressuscité.
  • Jean 21, 1 : Après cela, Jésus se manifesta de nouveau aux disciples sur le bord de la mer de Tibériade. Il se manifesta ainsi
  • Jean 21, 14 : Ce fut là la troisième fois que Jésus se manifesta aux disciples, une fois ressuscité d’entre les morts

Ces cinq occurrences décrivent l’expérience de sentir la présence de Jésus ressuscité. Maintenant, quand on se tourne vers ce qui est propre au 4e évangile, on peut regrouper les versets qui se réfèrent à phaneroō en trois groupes :

  • Quand le mot est dans la bouche de Jésus, il désigne toujours Dieu soit sous la forme de ses oeuvres (Ni lui ni ses parents n’ont péché, mais c’est afin que soient manifestées en lui les oeuvres de Dieu, 9, 3; voir aussi 3, 21), soit sous la forme de sa personne elle-même (J’ai manifesté ton nom aux hommes, que tu as tirés du monde pour me les donner. Ils étaient à toi et tu me les as donnés et ils ont gardé ta parole, 17, 6); en d’autres mots, Jésus a essayé de faire connaître Dieu à l’humanité.
  • Quand le mot est dans la bouche des autres, il exprime la volonté de faire connaître Jésus soit à Israël, soit au monde (mais c’est pour qu’il fût manifesté à Israël que je suis venu baptisant dans l’eau, 2, 11; voir aussi 7, 4)
  • Enfin, le mot sous la plume de l’évangéliste aux noces de Cana est unique, car elle parle de manifester la gloire de Jésus, ce qui signifie la qualité de son être. Bien sûr, le sens est fondamentalement le même que ce qui précède, i.e. faire connaître Jésus à Israël et au monde, mais le vocabulaire est particulier : implicitement, cette gloire renvoie à une qualité d’être qu’il partage avec son Père du ciel.

Ainsi, à Cana, en faisant du vin avec de l’eau, Jésus révèle quelque chose de Dieu : cette capacité de transformer nos vies enrégimentées par des règles en une grande fête pleine de sens, de vie et de joie.

doxan (gloire)
Doxa (bonne opinion, honneur, estime, gloire, éclat, splendeur : Mt = 7; Mc = 3; Lc = 13; Jn = 19) appartient vraiment au vocabulaire de Jean. Et si on ajoute le verbe doxazō (glorifier, rendre gloire, transfigurer, honorer, vanter, louer, célébrer : Mt = 4; Mc = 1; Lc = 9; Jn = 14), on se retrouve avec quelque chose de massivement johannique. Sur le plan étymologique, doxa est dérivé du verbe dokeō (paraître, sembler, penser, être d’avis), et donc qui renvoie à la réputation d’une personne, à sa renommée. D’ailleurs, la Septante s’est servie de doxa pour traduire l’hébreu kěbôd, dont la racine signifie avoir du poids : en effet, quelqu’un qui a du poids renvoie à quelqu’un qui a de l’influence, qui est « pesant », qui est connu et a une grande réputation.

Commençons avec le mot doxa. Dans l’ensemble des évangiles, le mot « gloire » reçoit diverses significations qu’on peut regrouper en cinq catégories.

  • La première catégorie se situe sur le plan purement humain. La gloire désigne l’état de richesses et de puissance de certains humains. Par exemple, c’est l’une des tentations que doit subir Jésus : « De nouveau le diable le prend avec lui sur une très haute montagne, lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire (doxa) » (Mt 4, 8; voir aussi Mt 6, 29; Lc 4, 6; 12, 27). Autour du même thème, la gloire désigne une grande réputation ou importance, ou encore les grands honneurs ou une valeur unique que reçoivent certains individus de la part des autres : « Comment pouvez-vous croire, vous qui recevez votre gloire (doxa) les uns des autres » (Jn 5, 44; voir aussi Lc 2, 32; 14, 10; Jn 5, 41; 7, 18; 8, 50; 8, 54; 12, 43). Surtout Jean et Luc proposent des scènes autour de cette signification: Mt = 2; Mc = 0; Lc = 4; Jn = 9; Ac = 0

  • La gloire reflète le milieu divin, en particulier son autorité et sa puissance qui lui permet de jouer le rôle de juge. C’est dans ce monde qu’entre Jésus ressuscité, par exemple : « Et alors on verra le Fils de l’homme venant dans des nuées avec grande puissance et gloire (doxa) » (Mc 13, 26; voir aussi Mt 16, 27; 19, 28; 24, 30; 25, 31; Mc 8, 38; 10, 37; Lc 9, 26; 21, 27; 24, 26). Cette signification n’apparaît que dans les évangiles synoptiques dans leur évocation de la fin des temps : Mt = 5; Mc = 3; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0

  • En quelques rares cas, et seulement chez Luc, la gloire reflète le milieu divin, mais sans aucune connotation d’autorité ou de puissance, mais sous la symbolique de la lumière, comme l’éclat d’une pierre précieuse et mystérieuse à travers laquelle un message se fait entendre : « L’Ange du Seigneur se tint près d’eux et la gloire (doxa) du Seigneur les enveloppa de sa clarté; et ils furent saisis d’une grande crainte » (Lc 2, 9; voir aussi 9, 31). Tout cela se voit surtout chez Luc : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 3; Jn = 1; Ac = 3

  • Il y a également l’expression « rendre gloire à Dieu » qui signifie reconnaître l’action de Dieu et sa puissance, et accepter de se mettre sous son autorité. Par exemple : « Gloire (doxa) à Dieu au plus haut des cieux et sur la terre paix aux hommes objets de sa complaisance! » (Lc 2, 14); ou encore : « Les Juifs appelèrent donc une seconde fois l’homme qui avait été aveugle et lui dirent: "Rends gloire (doxa) à Dieu! Nous savons, nous, que cet homme est un pécheur." » (Jn 9, 24; voir aussi Lc 17, 18; 19, 38). C’est signification est surtout présente chez Luc : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 3; Jn = 1; Ac = 1

  • Enfin, il y a cette signification qu’on ne trouve que chez Jean et qui est introduite dès le prologue : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire (doxa), gloire (doxa) qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité » (Jn 1, 14). On aura remarqué que cette gloire est quelque chose qui se voit et se contemple, comme le visage ou la personnalité de quelqu’un (voir aussi 17, 24). Cette gloire se manifeste particulièrement à certains moments, comme lors de gestes extraordinaires de Jésus qu’on appelle traditionnellement miracles, ainsi à Cana lorsque de l’eau devient du vin (2, 11) ou à Béthanie pour la ressuscitation de Lazare (11, 4.40). Cette gloire Jésus l’a reçu de son Père dès avant la création du monde (17, 5) et, à son tour, il l’a donne à ses disciples (17, 22) afin qu’ils vivent l’union avec lui et son Père. Cette gloire ne sera pleinement manifeste que lorsque Jésus sera de retour auprès de son Père (17, 24). Fondamentalement, cette gloire renvoie à la qualité d’être de Jésus, qui est avant tout la qualité même de l’être Dieu en raison de sa communion avec Lui. Aussi, j’aime traduire gloire par « la qualité d’être », une réalité qu’on peut contempler, une réalité qu’on peut associer à l’amour. Voici les statistiques: Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 8; Ac = 0

Tournons-nous maintenant vers doxazō (glorifier). Sans surprise, l’emploie du verbe suit la même logique que celle du mot.

  • Les évangiles synoptiques se servent premièrement du verbe « glorifier » dans le même sens que « rendre gloire », i.e. reconnaître l’action de Dieu et sa puissance, et accepter de se mettre sous son autorité : « Ainsi votre lumière doit-elle briller devant les hommes afin qu’ils voient vos bonnes oeuvres et glorifient (doxazō) votre Père qui est dans les cieux » (Mt 5, 16; voir aussi 9, 8; 15, 31; Mc 2, 12; Lc 2, 20; 5, 25-26; 7, 16; 13, 13; 17, 15; 18, 43; 23, 47). C’est surtout Luc qui met en valeur cette signification : Mt = 3; Mc = 1; Lc = 8; Jn = 0; Ac = 4

  • Deuxièmement, le verbe est surtout utilisé au passif pour exprimer l’action humaine d’accorder une grande réputation ou les grands honneurs à quelqu’un : « Quand donc tu fais l’aumône, ne va pas le claironner devant toi; ainsi font les hypocrites, dans les synagogues et les rues, afin d’être glorifiés (doxazō) par les hommes; en vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense » (Mt 6, 2; voir aussi Lc 4, 15; Jn 8, 54a). Cette signification est peu présente : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 1; Ac = 0

  • Il y a le cas de « glorifier » unique chez Jean (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 15; Ac = 0) qui prolonge la signification de gloire comme expression de la qualité d’être unique de Dieu.
    • L’objet de cette glorification est tantôt Dieu Père (11, 4; 12, 28; 13, 32; 17, 1.4; 21, 19), tantôt Jésus (8, 54; 11, 4; 12, 3; 13, 32; 16, 14; 17, 1.10).
    • De même, la source de cette glorification est parfois Dieu (8, 54; 12, 28; 13, 32; 17, 1), parfois l’Esprit (16, 14), parfois Jésus (17, 4), parfois un événement comme la maladie de Lazare (11, 4) ou, implicitement, la mort en croix (12, 23), parfois une personne comme Pierre (21, 19).
    Seuls quelques détails percent quand on cherche à savoir comment s’opère la glorification :
    • la ressuscitation de Lazare dévoilera la qualité d’être de Jésus qui rejaillira sur la qualité d’être de Dieu (11, 4a);
    • la mort librement accepté dans l’amour est la façon et pour Jésus et pour Dieu d’exprimer leur qualité d’être (13, 32), comme elle l’est pour Pierre de révéler qui est Dieu (21, 19);
    • en répondant à la prière des chrétiens, Jésus révèle qui il est, et à travers lui, révèle qui est Dieu (14, 13), tout comme le rôle de l’Esprit est de continuer à révéler qui est Jésus (16, 14);
    • Jésus a révélé Dieu à travers ses oeuvres, comme tous ses gestes de guérison (17, 4);
    • enfin, la communion des disciples qui ont accueilli la parole de Jésus révèle la communion même entre Jésus et son Père (17, 10).
    Glorifier devient en quelque sorte synonyme de « révéler » et rejoint ce que nous avons dit sur la gloire chez Jean qui est une réalité qui se manifeste et qu’on contemple.

  • Enfin, il y a le cas unique rencontré seulement dans les Actes (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 1) où “glorifier” signifie: être ressuscité, être exalté, entrer dans le monde divin : « Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de nos pères a glorifié son serviteur Jésus que vous, vous avez livré et que vous avez renié devant Pilate, alors qu’il était décidé à le relâcher » (3, 13).

Revenons maintenant à notre v. 11 : il manifesta sa gloire. L’action que de l’eau devienne du vin, symbole de la fête et des noces, révèle quelque chose de la qualité d’être de Jésus, celui d’être capable de transformer une vie marquée par le rituel des lois religieuses en une vie de communion avec lui, considéré comme l’époux, une vie marquée par la joie, la fête et la surabondance de vie. Et comme on l’apprendra plus tard, cette communion rend possible la communion avec Dieu et avec l’humanité entière.

episteusan (ils crurent)
Pisteuō (croire : Mt = 11; Mc = 14; Lc = 9; Jn = 98; Ac = 37; 1Jn = 9; 2Jn = 0; 3Jn = 0) est un verbe qui nous fait entrer de plein pied dans le monde de Jean. Mais commençons par une brève analyse sur la façon dont il apparaît dans les récits synoptiques, car on semble l’utiliser à toutes les sauces.

  • Il y a d’abord la confiance en la capacité de Jésus de guérir, et cette foi est essentielle pour que Jésus puisse accomplir quelque chose; elle est un préalable avant tout miracle de Jésus : Mais Jésus, qui avait surpris la parole qu’on venait de prononcer, dit au chef de synagogue: "Sois sans crainte; aie seulement la foi (Mc 5, 36; voir aussi Mc 9, 23-24; Mt 8, 13; 9, 28; Lc 8, 50)

  • La même foi essentielle en la capacité de Jésus de guérir est appliquée également à la prière : C’est pourquoi je vous dis: tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l’avez déjà reçu, et cela vous sera accordé (11, 24 || Mt 21, 22; voir aussi Mc 11, 23)

  • Parfois, on parle de foi générale en Jésus, sans préciser son contenu : Mais si quelqu’un doit scandaliser l’un de ces petits qui croient, il serait mieux pour lui de se voir passer autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d’être jeté à la mer (Mc 9, 42, repris par Mt 18, 6). Mais parfois on parle de foi générale en Jésus mais en précisant son contenu, i.e. roi d’Israël, on est dans un contexte négatif de non foi : Il en a sauvé d’autres et il ne peut se sauver lui-même! Il est roi d’Israël: qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui (Mt 27, 42 || Lc 22, 67)

  • Les synoptiques mettent en quelque sorte Jean Baptiste sur le même pied que Jésus dans l’exigence de croire, comme le montre ce passage de Marc qui fait référence à l’origine du baptême du Baptiste : Or ils se faisaient par-devers eux ce raisonnement: "Si nous disons: Du Ciel, il dira: Pourquoi donc n’avez-vous pas cru en lui (Jean Baptiste)? (Mc 11, 31 || Mt 21, 25 || Lc 20, 5; voir aussi Mt 21, 32)

  • À l’opposé, il arrive que Jésus invite les gens à ne pas croire, i.e. les faux Christ : Alors si quelqu’un vous dit: Voici: le Christ est ici!, Voici: il est là!, n’en croyez rien (Mc 13, 21 || Mt 24, 23; voir aussi Mt 24, 26)

  • Marc présente un appel à la foi qui lui est tout à fait unique, celle de croire en l’Évangile (Le temps est accompli et le Royaume de Dieu est tout proche: repentez-vous et croyez à l’Évangile, 1, 15)

  • Luc nous introduit à une nouvelle dimension de la foi, celle de croire à la parole, soit celle de l’Écriture, soit celle de Jésus, soit celle d’un messager de Dieu : Et voici que tu vas être réduit au silence et sans pouvoir parler jusqu’au jour où ces choses arriveront, parce que tu n’as pas cru à mes paroles, lesquelles s’accompliront en leur temps (1, 20; voir aussi 1, 45; 8, 12-13; 24, 25).

  • Luc nous présente un cas de foi appliquée à la vie profane, lorsqu’on fait confiance à quelqu’un quand on donne des responsabilités : Si donc vous ne vous êtes pas montrés fidèles pour le malhonnête Argent, qui vous confiera le vrai bien? (16, 11)

  • Enfin, terminons avec cet appendice à l’évangile de Marc, qui n’est pas du même auteur, où apparait la notion de foi qui se développera dans la vie de l’Église, i.e. celle de croire en Jésus ressuscité (Celui qui croira et sera baptisé..., voir Mc 16, 14-17) et celle de croire aux témoins de la résurrection (Et ceux-là revinrent l’annoncer aux autres, mais on ne les crut pas non plus, Mc 16, 13)

Ce qui se dégage de cette étude est que le verbe pisteuō dans les récits synoptiques n’a rien de technique, qu’il reçoit de multiples sens selon les différents contextes où il apparaît. Au sens général, il signifie : faire confiance en quelqu’un. Ce quelqu’un peut être Jésus (sa personne, sa parole, son évangile), Jean Baptiste, Dieu (dans la prière ou dans l’Écriture). Seul l’appendice de Marc laisse apercevoir un début de sens technique où la foi devient foi au Christ ressuscité.

Tournons-nous maintenant vers le quatrième évangile. Notons tout de suite des aspects de la foi chez les Synoptiques qui disparaissent de l’évangile de Jean :

  • Il n’y a plus d’appel à croire que Jésus puisse faire un miracle; au contraire, la foi vient après le miracle : Jésus lui dit: "Va, ton fils vit." L’homme crut à la parole que Jésus lui avait dite et il se mit en route (4, 50; voir aussi notre scène à Cana : Tel fut le début des signes qu’accomplit Jésus à Cana en Galilée... ses disciples crurent en lui; voir aussi 2, 23; 4, 48; 6, 30; 7, 31; 11, 15.45; 12, 11; 14, 11)
  • On ne parle plus de foi en Jean Baptiste; ce dernier n’est que l’instrument pour amener les gens à croire en Jésus
  • Il n’est plus question de mettre en garde contre la foi en un faux Christ

La foi se centre sur la personne même de Jésus, sur son identité. Pour être plus précis,

  • Croire, c’est croire :
    1. Que Dieu l’a envoyé (6, 29; 11, 42; 17, 8.21)
    2. Que Jésus est le Saint de Dieu (6, 69)
    3. Qu’il est Fils de l’homme (9, 35)
    4. Que le Père est en lui et qu’il est dans le Père (10, 38; 14, 10)
    5. Qu’il est le Christ, le Fils de Dieu, qui vient dans le monde (11, 27)
    6. Qu’il est Celui qui Est (13, 19)
    7. Qu’il est sorti de Dieu (16, 27.30)

    Il y a donc quelque chose de juste dans le reproche des Juifs qui accusent Jésus de se faire l’égal de Dieu (5, 8; 10, 33)

  • La foi en Jésus semble avoir différents niveaux de profondeur

    1. Il y a la foi en Jésus comme prophète : Un bon nombre de Samaritains de cette ville crurent en lui à cause de la parole de la femme, qui attestait: "Il m’a dit tout ce que j’ai fait." , 4, 39; c’est un bon début, mais il y a beaucoup plus, comme le dit Jésus à Nathanaël : Jésus lui répondit: "Parce que je t’ai dit: Je t’ai vu sous le figuier, tu crois! Tu verras mieux encore." (1, 50)
    2. Une foi plus profonde le considère comme le sauveur du monde : et ils (les Samaritains) disaient à la femme: "Ce n’est plus sur tes dires que nous croyons; nous l’avons nous-mêmes entendu et nous savons que c’est vraiment lui le sauveur du monde. " (4, 42)
    3. Puis il y a enfin la reconnaissance de la seigneurie de Jésus : Alors il (l’aveugle-né après avoir été guéri) déclara: "Je crois, Seigneur", et il se prosterna devant lui (9, 38); et il y a surtout cette parole de Thomas : Mon Seigneur et mon Dieu (20, 28), à qui Jésus dit : Parce que tu me vois, tu crois. Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru (20, 29)

  • L’acte de croire ou ne pas croire n’est pas neutre, il engendre des conséquences. Celui qui croit :

    1. Devient enfant de Dieu (1, 12)
    2. A la vie éternelle (3, 15-16.36; 5, 24; 6, 40.47; 20, 31)
    3. N’est pas jugé (3, 18; 5, 24)
    4. N’aura jamais faim et n’aura jamais soif (6, 35)
    5. Ressuscitera au dernier jour (6, 40)
    6. Recevra l’Esprit (7, 39)
    7. S’il meurt, il vivra; il est passé de la mort à la vie (11, 25; 5, 24)
    8. Ne mourra jamais (11, 26)
    9. Verra la gloire de Dieu (11, 40)
    10. Devient fils de lumière (12, 36)
    11. Croit aussi en Celui qui l’a envoyé (12, 44)
    12. Ne demeure pas dans les ténèbres (12, 46)
    13. Fera les mêmes oeuvres que Jésus, et même de plus grandes (14, 12)

    Celui qui ne croit pas :

    1. Est déjà jugé (3, 18)
    2. Ne verra pas la vie et la colère de Dieu est sur lui (3, 36)
    3. Est coupable d’un péché et mourra dans son péché (16, 8-9; 8, 24)

  • Le fait même que certains croient et que d’autres ne croient pas engendre une division, une séparation, un schisme (Une scission se produisit donc dans la foule, à cause de lui, 7, 43; Et il y eut scission parmi eux, 9, 16; Il y eut de nouveau scission parmi les Juifs à cause de ces paroles, 10, 19).

    D’une part, il y a ceux qui croient :

    1. Ses disciples croient en lui (2,11)
    2. À Jérusalem beaucoup croient en lui à la vue des signes qu’il faisait (2, 23)
    3. Un bon nombre de Samaritains croient en lui (4, 39)
    4. Dans la foule qui l’écoute au temple lors de la fête des Tentes, beaucoup crurent en lui (7, 31; 8, 30)
    5. L’aveugle guéri croit en lui (9, 38)
    6. Ceux qui ont connu Jean Baptiste et son baptême croient en lui (10, 40-42)
    7. Beaucoup de Juifs qui ont été témoins de la ressuscitation de Lazare croient en lui (11, 45)
    8. Certains notables croient en lui, mais à cause des Pharisiens ils ne se déclaraient pas, de peur d’être exclus de la synagogue (12, 42)

    D’autre part, il y a ceux qui ne croient pas :

    1. Les Juifs qui entendent le discours sur le pain de vie ne croient pas en lui (6, 36)
    2. Judas ne croit pas en lui (6, 64)
    3. Ses frères ne croient pas en lui (7, 5)
    4. Les notables et les Pharisiens ne croient pas en lui (7, 48)
    5. Les Juifs qui l’entendent lors de la fête de la Dédicace ne croient pas en lui et veulent même le lapider (10, 25.31)
    6. Les grands prêtres et les Pharisiens s’émeuvent de voir le nombre de ceux qui croient en lui et prennent la résolution en conseil de le tuer (11, 53)
    7. La foule qui l’a entendu parler de la mort du Fils de l’homme six jours avant la Pâque ne croit pas en lui (12, 37)

  • Pour que les gens croient, il faut certaines conditions

    1. Il ne faut pas chercher la gloire qui vient des hommes, mais celle qui vient de Dieu (5, 44)
    2. Il faut croire en l’Écriture et en Moïse (bien l’interpréter), car c’est de Jésus qu’ils parlent (5, 45-47)
    3. Il faut être des chercheurs de vérité (8, 44-46)
    4. Il faut être de Dieu (8, 47)
    5. Il faut être de ses brebis qui écoutent sa voix, parce que Dieu les a donnés à Jésus (10, 26-29)

On comprend donc que chez Jean l’acte de croire n’est pas optionnel, mais vital, et il constitue la raison même pour laquelle il a écrit son évangile.

Pour terminer cette analyse, jetons un regard bref sur son parent, le nom « foi » (pistis : Mt = 8; Mc = 5; Lc = 11; Jn = 0). On sera surpris de constater que le mot « foi » lui-même est absent de Jean : ce qui l’intéresse est l’action ou la décision même de croire. Chez les synoptiques, la foi renvoie la plupart du temps à celle exigée pour accomplir des miracles (Mc 2, 5 || Mt 9, 2 || Lc 5, 20; Mc 4, 40 || Lc 8, 25; Mc 5, 34 || Mt 9, 22 || Lc 8, 48; Mc 10, 52 || Lc 18, 42; Mc 11, 22 || Mt 21, 21; Mt 8, 10 || Lc 7, 9; Mt 9, 29; Mt 15, 28; Mt 17, 20; Lc 7, 50; Lc 17, 5-6.19). Les seules exceptions sont du côté de Matthieu dans l’appel lancé aux scribes et aux Pharisiens à pratiquer la justice, la miséricorde et la « bonne foi » (Mt 23, 23), et du côté de Luc dans la question lancée par Jésus s’il trouvera encore la foi dans la prière lorsqu’il reviendra (Lc 18, 8), et la promesse de Jésus à Pierre que sa foi ne défaillira pas (Lc 22, 32).

mathētai (disciples)
Mathētēs (disciple : Mt = 72; Mc = 46; Lc = 37; Jn = 78) fait partie d’un vocabulaire que Jean aime bien. Mais quand on situe sa notion de disciple sur l’arrière-plan des récits synoptiques, on note des différences importantes. En premier lieu, la liste de ceux qui constituent les disciples de Jésus est moins bien définie. On trouve bien sûr la mention des Douze dans le quatrième évangile, mais elle ne survient que lors du discours sur le pain de vie (6, 67.70-71) et lors de l’apparition de Jésus ressuscité (20, 24), et surtout elle ne nous donne rien de précis sur ceux qui en font partie. Il vaut la peine de comparer la liste des Synoptiques avec les noms qu’on trouve en Jean.

MarcMatthieuLucJean
SimonSimonSimonSimon
AndréAndréAndréAndré
JeanJeanJacques(fils de Zébédée)
JacquesJacquesJean(fils de Zébédée)
PhilippePhilippePhilippePhilippe
BarthélemyBarthélemyBarthélemyNathanaël
MatthieuMatthieuMatthieu
ThomasThomasThomasThomas
Jacques d’AlphéeJacques d’AlphéeJacques d’Alphée
Simon le ZéléSimon le ZéléSimon le Zélote
ThaddéeThaddéeJudas de JacquesJudas - pas l’Iscariote
Judas IscariothJudas IscariothJudas IscariothJudas Iscarioth

Ainsi, le 4e évangile connaît Simon, André, Philippe, Thomas et Judas Iscarioth. Mais Jacques et Jean ne sont jamais nommés, sinon sous le vocable de fils de Zébédée dans ce qui constitue l’appendice à l’évangile (21, 2). Judas de Jacques, mentionné par Luc, est probablement le même que ce Judas, pas l’Iscariote (14, 22); et il est possible que ce Judas s’est joint au groupe des Douze après le départ ou décès de Thaddée. Mais Barthélemy, Matthieu, Jacques d’Alphée, Simon le Zélote ne sont jamais nommés par le 4e évangile. Par contre, il présente Nathanaël comme l’un de ses disciples (1, 45-49; 21, 2), ce qu’ignore totalement les Synoptiques (pour le détail sur chacun des Douze, voir Meier). Enfin, cet étrange disciple, qui n’est jamais nommé sinon sous l’attribut « celui que Jésus aimait » ou « l’autre disciple », qui joue un rôle important à la fin de la vie de Jésus et qui est nommé pour la première fois lors de son dernier repas (13, 23) est également totalement ignoré par les Synoptiques (rien ne permet de l’identifier à Jean, l’un des fils de Zébédée, d’autant plus qu’il semble originaire de Jérusalem où il a ses entrées chez le grand prêtre).

En deuxième lieu, qui dit disciple, dit également maître. Or, il y a quelques maîtres dans le 4e évangile. Nommons-les :

  • Jean Baptiste : André est d’abord son disciple avant d’être disciple de Jésus (1, 35 : et Philippe est probablement le deuxième disciple); les disciples du Baptiste demeurent actifs au cours du ministère de Jésus (3, 25)
  • Moïse : c’est ce qu’affirment les Juifs (mais nous, c’est de Moïse que nous sommes disciples, 9, 28)
  • Jésus : ce dernier semble d’abord avoir été disciple de Jean Baptiste avant d’établir son propre groupe, perçu un peu en compétition avec le Baptiste, tout en prolongeant son action baptismale (4, 1-2)

En troisième lieu, une analyse sommaire de la notion de disciple chez Jean montre un groupe un peu nébuleux qui évolue au fil du temps. Qui sont les disciples?

  • Seuls André, Philippe, Simon et Nathanaël sont nommés parmi ceux qui sont explicitement appelés à le suivre (1, 37-51)
  • Quand l’évangéliste parle des disciples aux noces de Cana, aucun n’est nommé (2, 1-11)
  • On les retrouve à Jérusalem, témoins du geste prophétique de Jésus qui chasse les vendeurs du temple (2, 17)
  • Avec Jésus, ils baptisent dans la région qui semble près du Jourdain, en Judée (4, 1-2)
  • Ils s’occupent d’aller acheter en ville de quoi manger quand Jésus rencontre la Samaritaine et seront surpris de le voir seul avec une femme (4, 8)
  • Ils semblent absents lorsque Jésus guérit le fils du fonctionnaire royal à Cana et lorsqu’il guérit l’infirme à la piscine de Bethesda à Jérusalem (4, 43 – 5, 47)
  • Quand Jésus gravit une montagne sur le bord de la mer de Galilée, près de Bethsaïde, au moment de la fête de la Pâque, et nourrit une grande foule, l’évangéliste nomme explicitement Philippe et André (6, 5-8)
  • Par la suite, le groupe des disciples vit la peur en voyant Jésus marcher sur la mer (6, 19)
  • Lors du discours sur le pain de vie près de Capharnaüm, plusieurs disciples sont scandalisés par les propos de Jésus et le quittent (6, 60-66)
  • Puis, les frères de Jésus ont cette phrase étonnante : Passe d’ici en Judée, que tes disciples aussi voient les oeuvres que tu fais (7, 3). Cette phrase laisse entendre que Jésus a des disciples en Judée, sans doute Jérusalem, qui n’ont pas encore vu les signes ou miracles qu’il a fait. Ce qui est clair, c’est que pour cette fête des Tentes Jésus se rendra seul à Jérusalem.
  • Dans une scène qui semble se passer au temple où Jésus enseignait, l’évangéliste mentionne que des Juifs crurent en lui et Jésus leur dit : Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples (8, 31)
  • Dans une autre scène qui semble toujours se passer à Jérusalem, ses disciples l’interrogent sur les raisons pour lesquelles l’homme qu’ils voient est aveugle (9, 2)
  • L’évangéliste nous transporte ensuite dans le temps à la fête de la Dédicace, en hiver, à Jérusalem, où les disciples sont totalement absents (10, 22)
  • Les disciples réapparaissent ensuite dans un lieu qu’on ignore, au moment où Jésus apprend la maladie de son amie Lazare, qui habite Béthanie, près de Jérusalem; quand Jésus décide de s’y rendre, ils lui disent : Rabbi, tout récemment les Juifs cherchaient à te lapider, et tu retournes là-bas! (11, 8), quand Thomas, appelé Didyme, le seul qui est nommé, dit aux autres disciples : Allons, nous aussi, pour mourir avec lui! (11, 16)
  • La ressuscitation de Lazare, et la foi en Jésus qu’elle suscite chez plusieurs, entraîne la décision des autorités juives de le tuer, si bien que Jésus doit se cacher avec ses disciples dans la ville d’Éphraïm (11, 54)
  • Pourtant, Jésus se rend à Béthanie six jours avant la Pâque, et c’est à ce moment qu’entre en scène Judas Iscarioth qui se scandalise du geste de Marie de répandre sur Jésus un parfum très cher; l’évangéliste nous apprend que Judas est le trésorier du groupe des disciples et qu’il ne se gênait pas pour voler (12, 4)
  • Le lendemain, les disciples sont là lors de l’entrée triomphale à Jérusalem (12, 16) et l’évangéliste nomme explicitement André et Philippe quand des Grecs veulent voir Jésus (12, 22)
  • Juste avant la fête de la Pâque, Jésus prend un dernier repas avec ses disciples au cours duquel il lave les pieds de ses disciples. Au cours de ce repas, personne n’est nommé, sinon Simon-Pierre qui ne veut pas qu’on lui lave les pieds (13, 6), le disciple que Jésus aimait qui fait la première fois son apparition (13, 23), Judas Iscarioth dont Jésus annonce la trahison (13, 26), Thomas qui interroge Jésus sur le chemin qu’il entend emprunter (14, 5), Philippe qui demande de se faire montrer le Père (14, 8) et Judas, pas l’Iscariote, qui se demande pourquoi Jésus se manifeste à eux et pas au monde (14, 22).
  • Après ce repas, Jésus se rend avec ses disciples de l’autre côté du Cédron (18, 1) où Judas, qui avait qui quitté les autres au milieu du repas, se rendra avec une cohorte et des gardes détachés par les grands prêtres et les Pharisiens (18, 3).
  • C’est le disciple bien-aimé qui permet à Pierre d’entrer dans la cour du grand prêtre, là où il niera connaître Jésus (18, 16)
  • Quand le grand prêtre interrogera Jésus, il posera des questions sur ses disciples et sa doctrine (18, 19)
  • À la croix, l’évangéliste nous présente cette scène où le disciple bien aimé devient avec la mère de Jésus le fondement de l'Église (19, 27)
  • Lors de la mise au tombeau, Joseph d’Arimathie est présenté comme un disciple de Jésus (19, 38)
  • Au tombeau vide, le disciple, appelé « l’autre disciple », voit et croit (20, 18)
  • Enfin, le soir du premier jour de la semaine, les disciples sont réunis et font l’expérience de Jésus ressuscité (20, 19-20)

Ainsi, le mot « disciple » peut à la fois désigner un groupe restreint de disciples, dont certains noms ne sont mentionnés que sporadiquement, ou un groupe beaucoup plus large de ceux qui accueillent la parole (pour une présentation des différents cercles de disciples, voir Meier). Et ses disciples ne l’accompagnent pas constamment.

Revenons à notre verset : « ses disciples crurent en lui ». On imagine que ces disciples faisaient partie du groupe restreint qui cheminera souvent avec lui. Ces disciples se sont ouverts à ce que révèlera cette transformation du rituel des ablutions en une communion à Dieu à travers l’être de Jésus. N’oublions pas : c’est à découvrant la qualité de l’être de Jésus, appelé gloire, qu’ils ont cru.

  1. Analyse de la structure du récit

    1. La source originelle

      Comme tout récit évangélique, les noces de Cana ont probablement connu une évolution. Très souvent, un auteur a utilisé une source qu’il modifie en fonction de sa théologie et de son propos catéchétique. Voici ce que propose le bibliste M. E. Boismard (Synopse des quatre évangiles, T. III - L’évangile de Jean : Paris, Cerf, 1977, p. 101) pour ce récit des noces de Cana. La couche la plus ancienne, qu’il appelle le Document C et qui constituait un évangile assez complet, commençait avec l’activité de Jean Baptiste et son témoignage et se terminait avec la mort et l’ensevelissement de Jésus, ainsi que les récits d’apparition. Ce document aurait été écrit en Palestine et fut fortement influencé par la pensée Samaritaine (d’ailleurs beaucoup de scènes se passent en Samarie : le baptême de Jean Baptiste, appel de Philippe et Nathanël ainsi que la rencontre avec la Samaritaine). Voici le récit des noces de Cana tel qu’il apparaissait dans ce document C selon l’hypothèse de Boismard.

      1. Le récit

        1 Et () il y eut des noces à Cana de Galilée
        2 et, Jésus fut invité aux noces et sa mère était là et ses frères.
        3a Et ils n’avaient plus de vin parce que le vin des noces était épuisé,
        6 Or il y avait là () des jarres de pierre () contenant chacune deux ou trois mesures.
        7 Jésus leur dit : « Emplissez d’eau les jarres. » Et ils les remplirent jusqu’en haut.
        8 Et il leur dit : « Puisez maintenant. » (Ils puisèrent)
        9 (et) l’eau (était) devenue du vin!
        11 Ce premier signe fit Jésus à Cana de Galilée ().

      2. Sa structure

        Introduction : mise en situation

        • Situation : noces
        • Lieu : Cana de Galilée
        • Personnages : Jésus, sa mère et ses frères

        Événement : un manque

        • Il n’y plus de vin, car le vin est épuisé

        Intervention de Jésus

        • Jésus demande de remplir d’eau les jarres de pierre qui se trouvent sur les lieux
        • Puis il demande de puiser l’eau devenu de vin

        Commentaire du narrateur : signification de l’action de Jésus

        • Ce fut son premier signe

      3. Sa signification

        Un tel récit dépouillé met l’accent sur le pouvoir thaumaturgique de Jésus. D’une part, il présente Jésus comme un compétiteur de Dionysios, dieu du vin dont la fête était célébrée le 6 janvier. En effet, lors de sa fête, les fontaines de son temple à Andros et à Théos avaient la réputation de laisser couler du vin au lieu de l’eau habituelle. À Elis, la veille de la fête, on plaçait dans le temple trois jarres vides, et le lendemain matin, on les retrouvait pleines de vin. Aussi, c’est le 6 janvier que la liturgie chrétienne a voulu célébrer les noces de Cana.

        D’autre part, ce récit dépouillé établi un parallèle entre Jésus et Moïse. Selon Exode 4, 1-9, Dieu demande à Moïse de faire trois signes pour prouver qu’il est Son envoyé, dont le troisième utilise une symbolique similaire à Cana : Moïse prendra l’eau du Fleuve et la répandra sur la terre, et alors cette eau deviendra du sang; rappelons que dans la tradition juive la symbolique du sang et du vin sont très liées (Genèse 49, 11). Ainsi, Jésus apparaît comme le nouveau Moïse, un thème récurrent du Document C.

    2. La version modifiée par l’auteur principal de l’évangile

      Le document C a été modifié par un auteur que Boismard appelle Jean II. En fait, Jean II nous présente deux éditions de son évangile (A et B). Une première édition (A) est proposée alors qu’il demeure en Palestine. Puis, après avoir déménagé en Asie Mineure, probablement Éphèse, il propose une nouvelle édition de son évangile (B), introduisant entre autres le cadre des fêtes juives, et surtout l’opposition juive, reflet sans doute de son nouveau milieu de vie.

      1. Le récit

        Document C|Jean II-A|Jean II-B
        1 Et,
          Le troisième jour,
        il y eut des noces à Cana de Galilée,
        2 et Jésus fut invité aux noces et sa mère était là et ses frères.
        3a Et ils n'avaient plus de vin parce que le vin des noces était épuisé,
        3b Ensuite, la mère de Jésus lui dit :
          « Ils n'ont plus de vin. »
          Et Jésus lui dit :
          « Que me veux-tu, femme? Mon heure n'est pas encore venue? »
          Sa mère dit aux serviteurs :
          « Tout ce qu'il vous dira, faites-le. »
        6 Or il y avait là
          six
        des jarres de pierre
          destinées à la purification des Juifs,
        contenant chacune deux ou trois mesures.
        7 Jésus leur dit : « Emplissez d'eau les jarres. » Et ils les remplirent jusqu'en haut.
        8 Et il leur dit : « Puisez maintenant. »
         Et portez au maître du repas. »
        (Ils puisèrent)
        9Ils en portèrent,
         Lorsque le maître du repas eut goûté
        (et) l'eau (était) devenue du vin!
          Et il ne savait pas d'où elle était, tandis que les serviteurs le savaient, qui avaient puisé l'eau, le maître du repas
        10(il) appelle le marié et lui dit : « Tout homme offre d'abord le bon fin et, lorsque l'on est ivre, le moins bon.
         Toi, tu as gardé le bon vin jusqu'à maintenant. »
        11 Ce premier signe fit Jésus à Cana de Galilée.
         Et il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui.

      2. Sa structure

        Introduction : mise en situation

        • Situation : noces
        • Lieu : Cana de Galilée
        • Temps : 3e jour
        • Personnages : Jésus, sa mère et ses frères

        Événement : un manque

        • Il n'y plus de vin, car le vin est épuisé

        Intervention de la mère de Jésus

        • Elle informe Jésus du manque
        • Jésus rejette sa demande avec le motif que son heure n'est pas venue
        • Marie exprime sa foi et demande d'écouter la parole de son fils

        Intervention de Jésus

        • Le cadre est celui de six jarres pour les ablutions rituelles juives
        • Jésus demande de remplir d'eau les jarres de pierre qui se trouvent sur les lieux
        • Puis il demande de puiser l'eau devenu de vin
        • Il demande d'apporter le vin au maître du repas
        • Exécution de ce que Jésus demande
        • Commentaire du narrateur sur l'ignorance du maître du repas et connaissance des serviteurs

        Commentaire de maître du repas au marié

        • Le maître du repas rappelle la manière habituelle de faire les choses
        • Lui dit qu'il a fait le contraire : c'est maintenant le meilleur vin

        Commentaire du narrateur : signification de l'action de Jésus

        • Ce fut son premier signe
        • Jésus manifesta sa gloire à ses disciples
        • Ceux-ci crurent en lui

      3. Sa signification

        Jean II-A introduit trois nouveaux personnages au cours du récit : le maître du repas, le marié et les disciples, ainsi qu’un nouveau thème : celui du meilleur vin qui n’est offert que maintenant. Ce faisant, il déplace l’accent du Jésus le thaumaturge à Jésus la source de toute sagesse révélant enfin le Dieu véritable. En effet, le thème du vin comme symbole de sagesse est bien connu dans l’Ancien Testament : Venez, mangez de mon pain, buvez du vin que j’ai préparé! Quittez la niaiserie et vous vivrez, marchez droit dans la voie de l’intelligence (Proverbe 9, 5-6) (Voir Philon d’Alexandrie qui parle qui symbolise l’enseignement donné par a Parole de Dieu, Leg. Alleg. 3, 82). De même, le fait que le marié ait réservé le meilleur vin pour maintenant nous amène à associer Jésus à ce marié qui nous offre vraiment le meilleur vin. Ainsi, Jésus révèle sa qualité d’être à Cana, et par là, révèle quelque chose de Dieu, et cela provoque l’adhésion des disciples.

        Jean II-B accentue d’abord le contraste avec le Judaïsme en faisant des urnes l’inachèvement de la parole de Dieu à travers les six jarres qui servaient aux ablutions rituelles juives. Ce contraste sera accentué avec le fait que Jésus offre le meilleur vin, et que ce meilleur n’est offert que maintenant. Ensuite, il donne une grande expansion à la dimension foi de la scène avec la figure de la mère de Jésus, celle qu’il présentera comme la mère des croyants lors de la crucifixion. Après un refus, elle demande aux serviteurs d’écouter sa parole. Plus tard, en ajoutant le commentaire sur les serviteurs qui avaient tout vu, il introduit du témoignage qui vient soutenir la foi. Enfin, il fait un lien plus clair entre ce vin nouveau et sa mort en croix : la scène se produit le 3e jour et Jésus dit clairement que son intervention est liée à son heure.

  2. Analyse du contexte

    1. Contexte rapproché (1, 19 – 2, 11)

      Comme nous l’avons déjà fait remarquer, l’évangéliste nous présente sur une période d’une semaine les premiers événements du ministère de Jésus.

      • Jour 1 (1, 19-28) : Témoignage de Jean Baptiste
      • Jour 2 (1, 29-34) « lendemain » : allusion de manière très implicite au baptême de Jésus
      • Jour 3 (1, 35-39) « lendemain » : deux disciples du Baptiste suivent Jésus
      • Jour 4 (1, 40-42) : même si le mot lendemain n’est pas mentionné, il faut assumer une journée différente parce que le verset 39 se termine avec « et ils demeurèrent auprès de lui cette journée-là. C’était environ la dixième heure (4 heures de l’après-midi). », alors que c’est le début du soir. En ce jour quatre, le milieu ou centre de la semaine, on nous présente le récit de l’appel de Simon.
      • Journée 5 (1, 43-51) « lendemain » : c’est le récit de la vocation de Nathanaël.
      • Journée 7 (2, 1-11) « le troisième jour », i.e. deux jours après la journée cinq : ce sont les noces à Cana. La mention du 3e jour est certainement une allusion au 3e jour de la résurrection du Christ : car les noces de Cana se terminent avec la mention qu’il « manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui ». Voilà résumé en une semaine le ministère de Jésus qui se termine avec sa montée en gloire.

      Puisque l’évangéliste a commencé son évangile avec l’expression « Au commencement » (1, 1), et donc avec une allusion à la Genèse et à la création du monde en une semaine, en étalant également le ministère de Jésus sur une semaine il entend proclamer qu’en Jésus a lieu une création nouvelle, une création qui atteint son apogée avec sa résurrection.

    2. Contexte éloigné (ensemble de l’évangile)

      Ce contexte éloigné est l’ensemble de l’évangile. Il n’est pas facile d’y trouver une structure. Quelqu’un comme R.E. Brown (The Gospel According to John. New York : Doubleday (Anchor Bible, 29), 1966-1970, 2 v.) divise l’évangile ainsi : Prologue (1, 1-18), le livre des signes (1, 19 – 12, 50), le livre de la gloire (13, 1 – 20, 31) qui inclut le dernier repas, le récit de la passion, le Seigneur ressuscité qui se termine par une conclusion (20, 30-31), et un épilogue (21, 1-25 : la pêche miraculeuse). De son côté, Boismard (M. E. Boismard, A. Lamouille, Synopse des quatre évangiles, T. III - L’évangile de Jean : Paris, Cerf, 1977, p. 80) propose une division en huit unités (1, 19 – 20, 1-31), précédée du Prologue et se terminant avec une conclusion (21, 1-14). Nous proposons une intégration de ces deux structures.

      Prologue : 1, 1-18

      Livre des signes de Jésus (1, 19 – 12, 50)

      Signe 1 (1, 19- 2, 12) : Cana

      • Première semaine dans la vallée du Jourdain : Jean Baptiste identifie l’agneau de Dieu et les premiers disciples se joignent à Jésus
      • Le vin des noces de Cana signe des temps nouveaux

      Signe 2 (2, 13 – 4, 54) : guérison d’un enfant à Capharnaüm

      • La Pâque des Juifs
      • À Jérusalem : les vendeurs chassés du temple et entretien avec Nicodème
      • En Samarie : entretien avec la Samaritaine
      • En Galilée : guérison d’un enfant

      Signe 3 (5, 1-47) : guérison d’un paralysé

      • Pentecôte
      • À Jérusalem : guérison d’un paralysé à la piscine probatique

      Signe 4 (6, 1-71) : multiplication des pains

      • Deuxième Pâque des Juifs
      • En Galilée : multiplication des pains
      • Marche sur la mer
      • Discours sur le pain de vie

      Signe 5 (7, 1 – 10, 21) : guérison de l’aveugle-né

      • Fête des tentes
      • À Jérusalem, au temple pour enseigner
      • Guérison de l’aveugle-né
      • Jésus se proclame le bon pasteur capable de guider son troupeau

      Signe 6 (10, 22 – 11, 57) : ressuscitation de Lazare

      • Fête de la dédicace
      • À Jérusalem, puis au Jourdain, et enfin à Béthanie
      • Ressuscitation de Lazare

      Transition vers le récit de la passion (12, 1-50)

      • Six jours avant la Pâque des Juifs
      • À Béthanie, onction des pieds de Jésus par Marie
      • Le lendemain, entrée triomphale à Jérusalem
      • Des Grecs veulent le voir, et discours sur le grain qui doit mourir

      Livre de la glorification de Jésus

      Dernier repas (13, 1 – 17, 26)
      Le récit de la passion (18, 1 – 19, 42)
      Le Seigneur ressuscité ou 7e signe (20, 1-31)

      Épilogue (21, 1- 25)

    Les noces de Cana sont le témoin du premier des signes de Jésus qui connaîtront leur sommet avec sa résurrection. Ce premier signe a lieu au terme de la première semaine de Jésus, et si on se réfère à la semaine de la création tel que racontée par la Genèse, il devient le signe d’une création nouvelle, meilleur que la première. Mais le fait que cette création nouvelle soit liée à « son heure », et donc à son élévation en croix, montre le prix à payer pour qu’elle vienne.

  3. Analyse des parallèles

    Il n’existe vraiment pas de parallèle avec les récits synoptiques. Bien sûr, il y a chez Luc des scènes où Jésus prend un repas chez gens (voir Lc 7, 36; 14, 1), mais il n’y a rien de comparable aux noces de Cana. Et les allusions aux noces dans les Synoptiques appartiennent aux paraboles.

    Néanmoins, on peut tracer un parallèle avec deux récits de l’Ancien Testament qui appartiennent au cycle d’Élie et d’Élisée en utilisant une structure commune.

    StructureJean 21 Rois 172 Rois 4
    Situation1 Et le troisième jour il y eut des noces à Cana de Galilée, et la mère de Jésus s’y trouvait. 2 Jésus fut aussi invité aux noces avec ses disciples. 3 Alors qu’on manquait de vin,10 Élie se leva et alla à Sarepta. Comme il arrivait à l’entrée de la ville, il y avait là une veuve qui ramassait du bois;(38 Elisée revint à Gilgal...) 42 Un homme vint de Baal-Shalisha et apporta à l’homme de Dieu du pain de prémices, vingt pains d’orge et du grain frais dans son épi.
    Demandela mère s’adresse à Jésus pour lui dire : « Ils n’ont plus de vin ».il l’interpella et lui dit: "Apporte-moi donc un peu d’eau dans la cruche, que je boive!" 11 Comme elle allait la chercher, il lui cria: "Apporte-moi donc un morceau de pain dans ta main!"Celui-ci (Élisée) ordonna: "Offre aux gens et qu’ils mangent",
    Objection4 Mais Jésus lui répondit : « Madame, pourquoi me dites-vous cela? Mon heure n’est pas encore venue ».12 Elle répondit: "Par Yahvé vivant, ton Dieu! je n’ai pas de pain cuit; je n’ai qu’une poignée de farine dans une jarre et un peu d’huile dans une cruche, je suis à ramasser deux bouts de bois, je vais préparer cela pour moi et mon fils, nous mangerons et nous mourrons." 13 Mais Elie lui dit: "Ne crains rien, va faire comme tu dis; seulement, prépare-m’en d’abord une petite galette, que tu m’apporteras: tu en feras ensuite pour toi et ton fils. 14 Car ainsi parle Yahvé, Dieu d’Israël: Jarre de farine ne s’épuisera, cruche d’huile ne se videra, jusqu’au jour où Yahvé enverra la pluie sur la face de la terre."43 mais son serviteur répondit: "Comment servirai-je cela à cent personnes?" Il reprit: "Offre aux gens et qu’ils mangent, car ainsi a parlé Yahvé: On mangera et on en aura de reste."
    Geste de foiSa mère dit aux garçons de table : « Quoi qu’il vous dise, faites-le ».15 Elle alla et fit comme avait dit Elie, et ils mangèrent, elle, lui et son fils.Il leur servit,
    Résultat6 Il y avait là six jarres en pierre qui avaient été placées pour la purification des Juifs et qui contenaient chacune deux ou trois mesures de quarante litres. 7 Jésus leur dit : « Remplissez les jarres d’eau ». Et ils les remplirent jusqu’au bord. 8 Puis il leur dit : « Puisez maintenant et apportez au chef du service ». Et ils lui apportèrent. 9 Lorsque le chef du service goûta l’eau devenue du vin, - il n’en savait pas la provenance, les garçons de table, eux qui avaient puisé l’eau, savaient – il appelle le jeune marié 10 et lui dit : « Tout homme sert d’abord le meilleur vin et, quand les gens sont ivres, le moins bon. Toi, tu as attendu jusqu’à maintenant pour servir le meilleur ». 11 Tel fut le début des signes qu’accomplit Jésus à Cana en Galilée, il rendit ainsi visible la qualité extraordinaire de son être, alors ses disciples crurent en lui.16 La jarre de farine ne s’épuisa pas et la cruche d’huile ne se vida pas, selon la parole que Yahvé avait dite par le ministère d’Elie.44 ils mangèrent et en eurent de reste, selon la parole de Yahvé.

    • La situation présentée met en scène un prophète et un autre personnage principal. À Cana c’est Jésus et sa mère. À Sarepta, c’est Élie et une veuve. À Gilgal, c’est Élisée et son serviteur.

    • La demande est reliée à la boisson ou à la nourriture. À Cana, c’est la mère de Jésus qui annonce qu’il n’y a plus de vin. À Sarepta, c’est Élie qui demande à la veuve de lui apporter du pain. À Gilgal, c’est Élisée qui demande d’offrir aux gens vingt pains d’orge et du grain frais dans son épi qu’a apporté un homme de Baal-Shalisha.

    • L’objection apportée varie. À Cana, c’est Jésus lui-même qui objecte que son heure n’est pas venue. À Sarepta, c’est la veuve qui objecte qu’elle n’a pas de pain, et que la farine et l’huile qu’elle possède ne suffira même pas à la nourrir avec son fils. À Gilgal, c’est le serviteur du prophète qui objecte que la nourriture en main est insuffisante pour nourrir cent personnes.

    • Il y a aussi des différences dans le geste de foi. La mère de Jésus n’a pas besoin d’être interpellée dans sa foi, et c’est elle qui prépare le terrain à ce que fera son fils. À Sarepta, la veuve doit d’abord recevoir le soutien du prophète qui proclame que Dieu veillera à ce qu’elle ne manque de rien. La même chose se passe à Gilgal avec le serviteur.

    • Enfin, le résultat diverge selon les trois récits. À Cana, l’accent est sur la qualité du liquide qui est meilleur que tout. À Sarepta, c’est l’abondance sous la forme de la farine et de l’huile qui ne s’épuisent pas. À Gilgal, c’est également l’abondance sous la forme de la quantité de nourriture qui va au-delà des besoins.

    • Que conclure? Le parallèle n’existe qu’au niveau d’une structure générale, et non pas dans le détail. Néanmoins, nous sommes devant un besoin humain que l’homme de Dieu vient combler au-delà de toute espérance. Sans ce besoin ressenti et vécu, il n’y aurait eu aucune intervention de l’homme de Dieu. Et quand Dieu intervient, c’est de manière différente que ce que nous attendions : il y a toujours de la part de Dieu une surabondance. Cependant, tout cela nécessite l’ouverture à une foi totale en Dieu. On remarquera qu’aux noces de Cana, contrairement aux deux autres récits, il n’y a aucun appel direct à croire : la mère de Jésus est déjà croyante, et sa demande aux serviteurs semble plus un geste d’autorité qu’un appel à croire. C’est plutôt le résultat qui suscitera la foi des disciples.

  4. Intention de l'auteur en écrivant ce passage

    Plaçons-nous du point de vue de l’auteur principal du 4e évangile, celui que Boismard appelle Jean II-A et Jean II-B, qui aurait d’abord vécu en Palestine (A), pour ensuite s’établir en Asie Mineure, probablement Éphèse (B).

    Quand il commence à écrire son évangile, il dispose d’un certain nombre de petits récits qui ont circulé dans les milieux missionnaires qui cherchaient à catéchiser les premiers chrétiens. Le récit des noces de Cana, en version abrégée, peut-être comme Boismard a essayé de le reconstituer et que nous avons présenté lors de l’analyse de sa structure, était sans doute l’un d’eux. À l’origine, il y a peut-être le souvenir que Jésus a participé avec sa famille à des événements typiques de la vie de village en Galilée, comme des noces. Mais rappelons que les premiers chrétiens ont essayé de relire les événements entourant Jésus à travers le filtre de l’Ancien Testament : ce qui les intéressait, ce n’était pas la reconstitution de ce qui s’était passé, mais leur signification, et surtout répondre à la question : qui est vraiment Jésus? Or, certains passages de la Bible ont coloré cette scène de fête dans un village de Cana : la figure d’Élie qui comble la pénurie d’une veuve à Sarepta avec l’abondance qu’offre Dieu (1 Rois 17). Et il y a avait toutes ces images de fête et de vin, comme chez Isaïe, associées à la venue de Dieu venu apporter son salut (Isaïe 25), ou comme dans les Proverbes où le vin est associé à la sagesse de Dieu à laquelle on s’abreuve (Proverbe 9). Jésus est ce nouvel Élie venu nous abreuver de la sagesse de Dieu et apporter le festin du salut qui dépasse toutes nos attentes.

    C’est ce récit que Jean modifie en lui insufflant sa propre théologie. Dans un premier temps, il insiste pour en faire un récit qui doit conduire à la foi en Jésus. Aussi, il introduit la présence des disciples à qui ce récit est adressé. Puis, il ajoute cette scène autour du maître du repas qui doit goûter au liquide afin de s’assurer que c’est bien du vin, et non de l’eau. Pour aider le lecteur à comprendre le contenu de cette foi à laquelle il le convie, il évoque l’image du marié qui, presque partout dans les évangiles, est associé à Jésus : en Jésus se réalise cette grande réconciliation avec Dieu, des épousailles en quelque sorte. Voilà une réalité totalement nouvelle, qui n’apparaît que maintenant avec Jésus. Et en cela, Jésus révèle la qualité extraordinaire de son être. Voilà ce que les disciples ont cru et que les chrétiens sont appelés à croire.

    Dans un deuxième temps, beaucoup plus tard, Jean a produit une nouvelle mouture de son évangile alors que sa communauté doit affronter l’hostilité grandissante des Juifs. Il met d’avantage l’accent sur la croix et sur la figure qui est le modèle du croyant, sa mère que Jésus a confié au disciple bien-aimé. Ce vin nouveau est conditionnel à l’heure de la croix, et n’est accessible qu’à travers la foi. Et il vient remplacer le Judaïsme et toute son orthopraxie qui devient désuète, alors que la destruction du temple sera annoncée bientôt. Car fondamentalement, Jésus introduit une nouvelle création, au terme d’une semaine qui est plus importante que la première semaine de la Genèse. Jean renforce également la valeur du témoignage de ce récit en ayant des serviteurs qui peuvent confirmer que, avant c’était de l’eau, maintenant c’est du vin.

    Ainsi, pour Jean, la mort et la résurrection de Jésus introduisent une réalité totalement nouvelle et révèlent au monde la qualité extraordinaire de celui auquel on identifie le visage même de Dieu. En lui le mariage entre l’humanité et son Dieu est devenu possible, et la vie, malgré toutes les souffrances et la mort, peut devenir une fête sans fin, une fête où on s’abreuve à la sagesse de Dieu, une fête où le service mutuel se fait dans l’amour. Comme nous le voyons, à partir d’une scène banale de village, Jean nous introduit dans un monde théologique. Il ne nous parle plus du passé, mais du présent de sa communauté.

  5. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

    1. Suggestions provenant des différents symboles du récit

      • Ce récit est si riche en symboles qu’on a l’embarras du choix. Commençons avec celui des noces. C’est un moment de fête, la fête de l’amour entre deux êtres, la célébration d’un des moments clés de la vie. La famille et les amis se trouvent réunis, entraînant un temps d’échange, de partage. Le temps est comme suspendu, alors que chacun a quitté ses activités habituelles. Cela ne dit-il pas quelque chose d’essentiel sur le sens de vie et sur le visage de Dieu? N’aspire-t-on pas à un monde où la fête et la joie est continuelle?

      • Quelle différence y-a-t-il entre l’eau et le vin? L’eau est essentielle à la vie, mais le vin apporte ce quelque chose de plus qui donne cette saveur à la vie. Il symbolise la célébration et la fête. Il apporte une qualité supplémentaire. Il est associé au plaisir. Or, le vin n’est-il pas au coeur de la vie chrétienne alors qu’il est partie intégrante de la célébration eucharistique? Qu’est-ce que cela révèle de Dieu et du sens de la vie? Le fait que Jésus a pris du vin, et même qu’on a conservé un récit où il comble une pénurie de vin, ne dit-il pas quelque chose de la vie chrétienne?

      • Le récit met en scène une femme, celle qui est la mère de Jésus. Cette femme joue un rôle clé, car sans elle il n’y aura pas eu ce vin merveilleux. Aussi, peut-on dire que ce vin nouveau est l’oeuvre à la fois d’un homme et d’une femme. Tout cela ne met-elle pas en question notre approche réductrice du rôle non seulement des sexes dans la marche du monde et de l’Église, mais aussi celui des âges, des cultures et des races? Le meilleur vin ne viendra pas sans la participation de tous.

      • « Mon heure n’est pas encore venue ». C’est bien sûr le rappel du prix de la fête, celui d’un amour qui accepte de subir la haine et violence jusque dans la mort, dans la foi que l’amour vaincra et vivra éternellement. Mais c’est aussi le rappel qu’il y a un temps pour tout, et qu’il est impossible de précipiter les choses. Toute gestation prend du temps. On ne devient pas adulte en une nuit. Certains parlent de l’échec du « printemps arabe ». Mais on oublie qu’il a fallu 22 ans avant de réaliser l’unification de l’Allemagne. Quand on dit que l’heure n’est pas venue, on proclame en même temps qu’il viendra, si tu moins on a la foi. Cela ne met-il pas en question nos impatiences?

      • « il rendit ainsi visible la qualité extraordinaire de son être (sa gloire) ». Le mot gloire est trompeur, car on l’associe habituellement aux grandes vedettes du monde des arts et de la politique, ceux et celles qui jouissent d’une grande réputation et sont très connus. Car ici on parle de rendre visible ce qui est invisible. Ne nous faisons pas d’illusion : la réalité profonde de Jésus était invisible pour la plupart à son époque, un peu comme chez Don Bosco qu’on a logé dans le grenier d’un presbytère lors d’un séjour en France, car, comme le dira un prêtre plus tard, on ne savait pas qu’il était un saint. En effet, il est impossible de percevoir le mystère d’une personne et de communier à ce qu’elle est, si on n’a pas d’abord au fond de soi cette sensibilité au même mystère. Cette qualité extraordinaire de Jésus ne peut être perçue quand évoluant soi-même. Cela ne trace-t-il pas un plan de vie?

    2. Suggestions provenant de ce que nous vivons actuellement

      • En ce moment, c’est la question des réfugiés syriens qui retient l’attention. Certaines frontières s’ouvrent pour les accueillir, comme l’Allemagne qui veut en accueillir 800 000 ou le Canada 25 000, d’autres se ferment. Le récit des noces de Cana n’a-t-il pas une pertinence sur ce drame humain? Les Syriens ne sont-ils pas aussi invités à cette fête où nous célébrons les relations renouvelées de Dieu et de l’humanité? Ne peuvent-ils devenir ce vin qui donne saveur à notre vie?

      • L’islamisme radical sévit encore et encore? Aux États-Unis, à Philadelphie, un homme tire sur un policier au nom d’Allah, en Égypte des touristes européens sont poignardés dans une station balnéaire par des gens qui porte le drapeau de l’état islamique. Quel contraste entre cet aveuglement sectaire et ce moment de fête et de célébration à Cana. Dans un tel contexte, le récit de Jean n’est-il pas important pour nous garder ancré dans la vérité des choses révélées par Jésus?

      • Une jeune maman se sent épuisé en veillant sur son enfant de cinq ans qui lui donne du fil à retordre, alors qu’elle-même connaît des problèmes de santé et vit le stress d’un travail exigeant. Le message d’un récit comme celui de Cana peut-il lui apporter quelque chose? Quoi exactement? À travers la peine des travaux et des jours, ne prépare-t-on pas cette fête qui vendra en son temps, si du moins nous y croyons?

      • L’Église catholique est déchirée entre ceux qui veulent plus d’acceptation des réalités nouvelles et ceux qui défendent mordicus ce qu’ils appellent la tradition. Témoin de cette tension, le récent synode sur la famille au Vatican. Qu’apporterait au débat une profonde compréhension du récit des noces de Cana? Ce qui est nouveau ne pourrait-il pas apparaître comme ce vin le meilleur qui n’est présenté que maintenant?

      • La population dans les milieux développés vieillit. La médecine est en mesure de prolonger la vie des gens de plusieurs années. En même temps, la qualité de vie de certains s’appauvrit. La maladie d’Alzheimer se répand. On trouve beaucoup d’ennui et de solitude. Comment peut-on mettre ensemble une telle situation et le récit des noces de Cana? Mais justement, le texte de l’évangile ne nous ouvre-t-il pas à une autre manière de voir la vie?

 

-André Gilbert, Gatineau, janvier 2016