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Sommaire
Cette session du Sanhédrin de nuit, la veille de la mort de Jésus, nous provient seulement de Marc, copiée presque telle quelle par Matthieu. Pour Jean, cette scène a eu lieu de jour quelques semaines plus tôt, tandis que pour Luc elle a lieu au petit jour. Chez Marc, Jésus est déjà condamné par le haut clergé et les scribes, et il sagit simplement de trouver un moyen de linculper. Et on croit avoir trouvé le motif dinculpation dans le fait que Jésus aurait annoncé la destruction du sanctuaire et son remplacement par un autre. Nallons pas croire que le Sanhédrin était composé uniquement de gens mauvais ; on y trouvait autant daristocrates jaloux de leurs privilèges et de fanatiques que de gens sincères et dévots qui considéraient comme un devoir déliminer une personne comme Jésus.
Toute la discussion chez Marc tourne autour de cette phrase quaurait dite Jésus : « Jécraserai ce sanctuaire fait de main dhomme et à lintérieur de trois jours jen construirai un autre non fait de main dhomme ». Et selon Marc, il sagirait de faux témoignages. Notons que lexpression « fait/non fait de main dhomme » est typiquement grecque et est une création de la communauté chrétienne, et ne peut provenir de Jésus. Mais Jésus aurait-il prédit et voulu la destruction du sanctuaire, et la reconstruction dun autre ? Il faut répondre : probablement oui. On comprend mal que les premiers chrétiens auraient inventé ce fait dans les années 50 ou 60 alors que le temple était encore debout. De plus, le temple étant la construction la plus importante et la plus prestigieuse de Jérusalem, celui qui a annoncé le règne de Dieu pouvait difficilement avoir évité de prendre position sur ce lieu saint. Et à travers les évangiles comme Marc et même Luc, on note le passage chez Jésus dun désir de réforme (voir la scène des vendeurs chassés du temple) à lannonce de sa destruction, quand le lieu saint apparaît irréformable.
Mais alors, pourquoi Marc présente-t-il ces paroles de Jésus comme lobjet dun faux témoignage ? Lévangéliste vise deux auditoires. Il y a dabord les Juifs incroyants, représentés par ceux qui se moquent de Jésus en croix, qui affirment faussement que Jésus détruira le sanctuaire physique pour le remplacer par un autre sanctuaire physique, alors que la réalité prendra la forme du voile du sanctuaire qui se déchire (i.e. Dieu ny habite plus) et que le nouveau sanctuaire prendre la forme du centurion qui confesse sa foi. Marc vise aussi ceux de lauditoire chrétien qui attendent encore la construction dun nouveau temple physique et simaginent que le règne de Dieu viendra automatiquement sans prendre le même chemin de souffrance de leur maître.
Terminons avec la question : lattitude de Jésus vue comme hostile au temple a-t-elle joué un rôle dans sa condamnation à mort ? Il faut répondre : oui. Le haut clergé ne pouvait accepter quun individu, déjà suspect par son attitude face aux richesses et sa prétention à dépendre uniquement de Dieu, sattaque à une institution socioéconomique et politique aussi fondamentale que le temple, le joyau de la ville de Jérusalem.
- Traduction
- Commentaire
- Louverture de la session du Sanhédrin et les témoins
- La destruction du sanctuaire : Matthieu, Actes et Jean
- Matthieu
- Luc
- Jean
- La forme marcienne de laffirmation sur le sanctuaire
- La fausseté du témoignage sur le sanctuaire
- Laffirmation sur le sanctuaire, vraie et fausse selon les cas
- Analyse
- Traduction (à partir de la 28e édition du texte de Nestle-Aland)
Les passages chez Matthieu, Luc, les Actes ou Jean qui sont parallèles à Marc sont soulignés. Les mots en bleu indiquent ce qui est commun à Jean et Luc, en rouge ce qui est commun à lévangile de Luc et à ses Actes des Apôtres. Les parenthèses carrées [] indiquent des parallèles trouvés dans une autre séquence dans le Nouveau Testament.
Marc 14 | Matthieu 26 | Luc 22 | [Actes 6] | [Jean 11] |
55 Mais les grands prêtres et tout le Sanhédrin cherchaient contre Jésus un témoignage pour le faire mourir, et ils ne trouvaient (rien). | 59 Mais les grands prêtres et tout le Sanhédrin cherchaient contre Jésus un faux témoignage de façon quils le fassent mourir, 60 et ils ne trouvèrent (rien), | 66 Et comme il fit jour, le collège des anciens du peuple se rassembla, à la fois grands prêtres et scribes, et lemmenèrent à leur Sanhédrin. | [12 Et ils ameutèrent le peuple et les anciens et les scribes et, ayant sauté sur lui, ils le saisir et le menèrent au Sanhédrin. | [47 Ainsi les grands prêtres et les Pharisiens assemblèrent un Sanhédrin et disaient : |
56 Car plusieurs donnaient de faux témoignages contre lui, et les témoignages nétaient pas concordants. | même si plusieurs faux témoins se fussent présentés | | | |
57 Et certains, sétant levés, donnaient de faux témoignages contre lui, disant | Mais à la fin, sétant avancés deux, 61 ils dirent: | | 13 Et ils présentèrent de faux témoins, disant que « cet homme-là ne cesse pas de prononcer des paroles contre (ce) lieu saint et contre la Loi. | « Que faisons-nous? Car cet homme-là fait plusieurs signes. » 48 Si nous le laissons faire ainsi, tous croiront en lui, et les Romains viendront et nous enlèveront et notre lieu et notre nation.] |
58 que « Nous-mêmes lavons entendu disant que, moi, jécraserai ce sanctuaire fait de main dhomme et à lintérieur de trois jours jen construirai un autre non fait de main dhomme. » | Celui là disait : « Je suis capable décraser le sanctuaire de Dieu et à lintérieur de trois jours de le construire. | | 14 Car nous lavons entendu disant que ce Jésus le Nazôréen écrasera ce lieu et changera les usages que Moïse nous a transmis.] | [2, 19 Jésus répondit et leur dit : « Détruisez ce sanctuaire et en trois jours je le ressusciterai. »] |
59 Et même ainsi leur témoignage nétait pas concordant. | | | | |
- Commentaire
- Louverture de la session du Sanhédrin et les témoins
- Chez Marc/Matthieu, la scène se passe de nuit à létage ou à lintérieur du palais du grand prêtre, alors que Pierre est en bas ou à lextérieur dans la cour en train de renier Jésus. Quand Luc amorce cette scène, le reniement de Pierre et la moquerie des gardes ont déjà eu lieu, et on se déplace alors pour se rendre au Sanhédrin, sachant sans doute que ce conseil se réunissait dans un lieu particulier différent de celui du grand prêtre.
- « les grands prêtres et tout le Sanhédrin » gèrent cette session selon Marc; cest sa façon de résumer le groupe des grands prêtres, des anciens et des scribes nommé plus tôt (14, 53). Luc apporte un vocabulaire différent en parlant de presbyterion (collège des anciens), qui comprend selon lui des grands prêtres et des scribes.
- Toute la session chez Marc est centrée sur la question du témoignage, en particulier sur laffirmation par Jésus de la destruction du temple. Une telle scène est absente de lévangile de Luc qui la plutôt insérée dans le procès dÉtienne dans les Actes des Apôtres (Actes 6, 13) où on retrouve également lexpression « demeure faite de main dhomme » (Actes 7, 48). Chez Marc, le fil conducteur du récit est cette recherche de témoignages contre Jésus. Pour lévangéliste, tout est biaisé, tout est faux, car on a déjà décidé de léliminer (voir Marc 3, 6).
- On peut se poser la question : nassiste-t-on pas à un règlement de compte après coup de la communauté chrétienne à travers ce récit. Tout dabord, sur le plan historique, rappelons nous que les questions religieuses appellent souvent une forme de violence, comme nous lavons déjà souligné, et que le Sanhédrin, composé probablement autant daristocrates jaloux de leurs privilèges et de fanatiques que de gens sincères et dévots, a pu considérer comme un devoir déliminer une personne comme Jésus. Mais il y a plus. Les événements entourant Jésus ont été relus à la lumière de lAncien Testament où il y a plusieurs passages décrivant la situation du juste contre qui complotent des méchants, par exemple les Psaumes, ou encore des passages comme Proverbes 6, 17 (des yeux hautains, une langue menteuse, des mains qui répandent le sang innocent).
- La destruction du sanctuaire : Matthieu, Actes et Jean
Le texte de Marc, qui range laffirmation de Jésus sur la destruction du temple parmi les faux témoignages, est difficile à interpréter, aussi vaut-il mieux commencer par les autres évangélistes.
- Matthieu
Matthieu opère un changement majeur par rapport à Marc. Tout dabord, laffirmation sur la destruction du temple napparaît plus dans un contexte de faux témoignage, mais plutôt dans celui dun témoignage valide, soutenu par la présence de deux témoins comme le veut la Loi (Deutéronome 17, 6). Ensuite, on ne dit plus que Jésus « détruira » le sanctuaire, mais quil est « capable » de le détruire, mettant laccent sur sa puissance, conformément à la théologie de Matthieu; cette puissance étonnante est soulignée par le fait que « le sanctuaire fait de main dhomme » est remplacé par « le sanctuaire de Dieu ». Une telle affirmation peut être facilement considérée comme un geste contre Dieu et une prétention à être son égal. Et quand on ajoute sa capacité de construire un nouveau temple, on lassocie au plan divin pour Israël et le monde, tel quexprimé dans les récits apocalyptiques où Dieu remplacer le temple terrestre par un temple céleste. Il est donc tout à fait logique que par la suite le grand prêtre lui demandera sil est le messie, le fils de Dieu. Ainsi, pour Matthieu, laffirmation des deux témoins est juste et cohérente avec le rôle de Jésus chez Matthieu qui a été revêtu du pouvoir de Dieu dinaugurer son règne.
- Luc
Luc omet totalement une telle affirmation dans son récit de la passion. Pourquoi ? On peut conjecturer diverses réponses, par exemple quun tel débat napportait rien à cette scène et quelle avait plutôt sa place dans le contexte des premiers chrétiens, au fond on nen sait rien. Dans les Actes des Apôtres, laffirmation apparaît comme chez Marc dans un contexte de faux témoignage. Cela a pour effet déviter de présenter Jésus comme étant contre le sanctuaire (le temple appartient au Père pour Luc, voir : Lc 2, 49 ; 19, 46) et dassocier sa destruction à la période chrétienne, où elle aura effectivement lieu, signe sans doute du jugement de Dieu devant le sort que les grands prêtres et les Sadducéens ont réservé non seulement à Jésus, mais aussi à Étienne, Pierre et Paul.
- Jean
Notons dabord que la séance du Sanhédrin a eu lieu quelques semaines plus tôt (11, 47-48). Néanmoins, on y trouve une allusion à la destruction du temple par les Romains dans la bouche des ennemis de Jésus, i.e. les grands prêtres et les Pharisiens qui expriment ainsi leur peur. Ensuite, seul Jean nous offre une scène où laffirmation sur la destruction du sanctuaire vient de la bouche même de Jésus. Mais il prend bien soin de préciser que cest de son corps que Jésus parlait, et non du lieu saint juif.
- La forme marcienne de laffirmation sur le sanctuaire
- Le mot naos (sanctuaire) désigne la partie la plus sacrée de lédifice du temple. Il apparaît 21 fois dans les évangiles et dans les Actes (Mt = 9 ; Mc = 3; Lc = 4; Jn = 3; Ac = 2), alors que hieron (temple) est utilisé 67 fois. Le sanctuaire symbolise la présence de Dieu. Les trois emplois de Marc sont reliés : ici dans la bouche des témoins (14, 58), en croix dans la bouche des passants qui se moquent (15, 29) et lors de la scène du voile qui se déchire en deux (15, 38) qui affirme implicitement que la destruction du sanctuaire a déjà commencée.
- « ce sanctuaire fait de main dhomme (cheiropoiēto) ...un autre non fait de main dhomme (acheiropoiētos) ». Cette opposition entre fait de main dhomme et non fait de main dhomme est une construction du milieu grec, car il ny a pas déquivalent dans le milieu hébraïque / araméen. La Septante a seulement cheiropoiēto pour décrire les idoles. Par cette opposition, le Nouveau Testament entend ainsi mettre en contraste les réalités terrestres et les réalités célestes (on trouve cette idée chez Paul en Eph 2, 11 et Col 2, 11 à propos de la circoncision, et 2 Co 5, 11 où il oppose la tente terrestre à la tente céleste, et dans lépitre aux Hébreux, 9, 11, où le Christ grand prêtre est entré au ciel dans un sanctuaire non fait de main dhomme). Si cest la même idée quon trouve chez Marc où il répudierait ce sanctuaire terrestre, comment comprendre cet autre sanctuaire qui le remplacera ? Trois réponses ont été proposées.
- Le nouveau sanctuaire désignerait la communauté chrétienne. De fait, les manuscrits de la mer Morte (1QS 9, 6) présente lidée de la communauté comme sanctuaire, (4Q Florilegium) comme maison que Dieu construira aux derniers jours, constituée dêtre humains et remplaçant le temple existant. Le Nouveau Testament présente des idées semblables quand Paul parle du chrétien comme sanctuaire de Dieu (1 Co 3, 16-17 ; 16, 19) ou que 1 Pierre utilise limage de pierres vivantes composant une maison spirituelle (2, 5). Néanmoins, ce nest jamais la communauté chrétienne comme telle qui est appelée sanctuaire.
- Le nouveau sanctuaire désignerait un sanctuaire dorigine divine que lapocalyptique juive attendait pour la fin des temps et qui remplacerait le temple terrestre. Plusieurs textes de lAncien Testament ainsi que de la littérature apocryphe juive y font allusion, ainsi que lapocalyptique chrétienne.
- Exode 15, 17-18 : Tu les (les gens dIsraël) amèneras et tu les planteras sur la montagne de ton héritage, lieu dont tu fis, Yahvé, ta résidence, sanctuaire, Seigneur, quont préparé tes mains. Yahvé régnera pour toujours et à jamais.
- Livre des Jubilés 1, 16.26 : et je construirai mon sanctuaire au milieu deux, et je demeurerai avec eux, et je serai leur Dieu et ils seront mon peuple dans la vérité et la justice... mon sanctuaire a été construit pour toujours.
- 1 Hénoch 89, 39-40 : Je vis aussi le Seigneur des brebis élever une maison plus grande et plus haute que la première, et la bâtir dans le même endroit où avait été la première. Toutes ses colonnes étaient neuves, livoire neuf, et en plus grande quantité quauparavant. Et le Seigneur des brebis habitait à lintérieur. Et toutes les bêtes sauvages, tous les oiseaux du ciel sinclinèrent devant les brebis qui restaient et les adorèrent, leur adressèrent des prières, en leur obéissant en toutes choses.
- 4 Esdras 10, 51-54 : Cest pourquoi je tai dit : Reste dans le désert où il ny a pas de maison bâtie. Car je connaissais tout ce que le Seigneur te montrerait. Cest pourquoi je tai dit : Va ici, là où il ny pas de fondations de muraille. Car il ne se pouvait quil y eût une fondation doeuvre humaine là où le Seigneur te montrerait [quelque chose].
- Apocalypse 21, 10 : Il me transporta donc en esprit sur une montagne de grande hauteur, et me montra la Cité sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, de chez Dieu.
Dans tous ces passages qui précèdent ou accompagnent le Judaïsme du premier siècle, cest Dieu qui construit le nouveau sanctuaire, non le messie. Alors il devient difficile dutiliser ce contexte pour interpréter Marc 14, 58 qui ferait allusion au messie Jésus qui détruit et reconstruit le sanctuaire.
- Le nouveau sanctuaire désignerait le corps glorifié du Christ ressuscité le 3e jour. Jean 2, 19 interprète le remplacement du sanctuaire de cette façon, mais le problème est quil sagit ici du même sanctuaire qui est détruit et qui ressuscite, conformément à sa théologie où Jésus a le pouvoir de donner sa vie et de la reprendre ; on ne peut alors parler dun autre sanctuaire qui remplace le premier.
- « et à lintérieur de (dia) trois jours ». La préposition dia signifie à la fois une période de temps à lintérieur de laquelle une chose est accomplie, ou un moment après trois jours. Plus loin, Marc 15, 29 emploiera plutôt la préposition en : Hé! toi qui détruis le sanctuaire le rebâtis en (en) trois jours. Il se pourrait que dia et en soit deux variantes pour traduire lHébreu lě. Quoi quil en soit, lidée est la même : il sagit dune courte période de temps. Ainsi, dans la scène de Marc, on affirmerait quun autre sanctuaire serait construit très tôt après la destruction du sanctuaire physique.
- Toute cette discussion sur la signification de cet autre sanctuaire ne peut nous faire oublier que laffirmation quon prête à Jésus est fausse selon Marc.
- La fausseté du témoignage sur le sanctuaire
- « Car plusieurs donnaient de faux témoignages (pseudomartyreō) contre lui ». Quel est le sens de pseudomartyreō ? Certains biblistes ont avancé quil ne sagirait pas de témoignage objectivement faux, comme cette parole de Paul : Il se trouve même que nous sommes des faux témoins de Dieu, puisque nous avons attesté (pseudomartyreō) contre Dieu quil a ressuscité le Christ, alors quil ne la pas ressuscité, sil est vrai que les morts ne ressuscitent pas (1 Co 15, 15). Dautres encore ont affirmé que « faux » signifie simplement « injuste », si bien quon pourrait prêter à Jésus cette parole du Psaume 27, 12 : contre moi se sont levés de faux témoins qui soufflent la violence, où « faux témoins » est traduit par « injustes » par la Septante. À cela il faut répondre que la Septante traduit seulement quelque fois « faux témoins » par « injustes », et à chaque fois elle donne le contexte pour interpréter cette fausseté. Pour Marc, linjustice vient précisément de ce que le témoignage est faux.
- « et les témoignages nétaient pas concordants (isos) ». Le mot isos signifie : égal en nombre, en taille ou en qualité. En dautres mots, les témoignages nétaient pas au niveau de la tâche daccuser Jésus. On aurait pu traduire : les témoignages nétaient pas adéquats. Mais en quoi nétaient-ils pas adéquats ?
- Est-ce parce que les témoins disent : « Nous-mêmes lavons entendu disant que... » ? Dans les cours modernes, on rejette les arguments par ouï-dire. Cette approche est trop technique pour lépoque de Marc. Ou encore, est-ce parce quil ny avait même pas deux témoins qui disaient la même chose, comme lexige la Loi ? Cela est contredit par les moqueries en croix (15, 29) où laccusation semble largement répandue.
- Est-ce parce que Marc considère que Jésus na jamais dit une telle chose ? Certains biblistes le pensent, puisque lenjeu de sa condamnation sera sa messianité par le grand prêtre, non laffirmation sur le sanctuaire, et que Marc ne met jamais dans la bouche de Jésus ce que les faux témoins lui prêtent, même pas dans la scène de la purification du temple. Mais ces arguments ne tiennent pas la route. Par exemple, quand les passants se moquent de Jésus en croix (15, 29), ils mentionnent à la fois laffirmation sur le temple et celle de sa messianité ; dans ce cas, pourquoi lune serait fausse, et lautre vraie ? De plus, ces deux affirmations sont reprises quand Jésus meurt, avec le voile du sanctuaire qui se déchire et la profession de foi du centurion. Enfin, même si Marc ne met pas explicitement dans la bouche de Jésus laffirmation sur le remplacement du sanctuaire comme chez Jean, il y fait allusion de multiples façons : sa prophétie sur la destruction du temple (13, 2), ou encore la scène de la purification du temple qui est précédée et suivie par le récit symbolique du figuier maudit qui meurt (11, 12-14.20-21). On peut imaginer que le lecteur de Marc devait se dire : « Oui, Jésus a parlé de la destruction du temple, mais pas de la façon rapportée par les témoins ».
- Est-ce que parce que Marc considère que Jésus a été mal cité, ou encore, que les témoins ont mal compris ce quil a dit ? Si les témoins ont mal compris ce que Jésus a dit, Marc ne nous donne aucun indice sur la façon dont il a été mal compris. Il faut mieux se tourner vers la question plus difficile : Jésus a-t-il été mal cité ? Comme les affirmations similaires chez Matthieu et Jean ne sont pas considérées comme fausses, examinons en quoi elles diffèrent de cette de Marc.
- Selon Marc, Jésus a dit : « Moi (egō), jécraserai ce sanctuaire ». Jean attribue laction aux Juifs en 2, 19 (détruisez) et aux Romains en 11, 48. Dans ce cas, la fausseté consisterait à faire de Jésus lagent de la destruction. Mais il est difficile de faire de ce point le seul élément de fausseté, puisque les chrétiens ont attribué ailleurs laction de cette destruction à Jésus lui-même, comme dans lévangile de Thomas, 71 : Je détruirai (cette) maison, et personne ne sera capable de la rebâtir. Même chez Marc, laction violente de Jésus contre le temple (11, 15-17) avec les scènes symboliques du figuier desséché et du voile déchiré du sanctuaire en fait quelquun qui est partie prenante de sa destruction. Il faudrait donc parler daffirmation inexacte, plutôt que fausse de la part des témoins.
- Certains ont trouvé la fausseté dans le fait que les témoins auraient oublié le couple « fait de main dhomme / non fait de main dhomme » dans leur accusation, que Marc se serait empressé de corriger en lajoutant. Mais cela ferait de Marc un terrible pédagogue : il présenterait des témoins comme affirmant des faussetés, tout en mettant dans leur bouche les paroles exactes de Jésus. De plus, Matthieu et Jean présentent laffirmation de Jésus sur le sanctuaire comme vrai, sans mentionner ce couple.
- Laffirmation sur le sanctuaire, vraie et fausse selon les cas
- Reconnaissons demblée que la tradition chrétienne a véhiculé une affirmation de Jésus sur le thème de la destruction du sanctuaire et de sa reconstruction. Jean 2, 19 ou la source Q (Lc 13, 35 || Mt 23, 38-39) en témoignent. Quand on regarde des éléments semblables de la tradition axés sur lavenir, on note que Jésus a laissé perplexe son auditoire, tant chez les sympathisant que chez les adversaires. Que voulait-il signifier en parlant de destruction du sanctuaire ? Ce fut fort probablement un sujet de débat tant chez les Juifs qui croyaient en lui que chez les Juifs non-croyants. Les Actes racontent cette ambiguïté face au temple où certains continuent à le fréquenter (2, 46 ; 3, 1), alors que dautres comme Étienne croient que Dieu ne sy trouve plus (7, 48).
- Étant donné une situation si volatile, on peut comprendre que laffirmation de Jésus face au sanctuaire soit perçue comme vraie (Matthieu, Jean) et fausse par dautres (Marc, Actes). Tout dépend de la façon dont on la formule et la comprend. De manière fausse, cette expression a pu être utilisée par certains chrétiens qui sattendaient à ce que Jésus construise par sa puissance un nouveau temple, non fait de main dhomme, lors de son retour. Ce fut également le cas chez les Juifs incroyants qui ont dû narguer les premiers chrétiens sur une affirmation quils attribuaient à leur maître, alors que le temple était toujours debout.
- Linterprétation de laffirmation de Jésus sur le sanctuaire a pu évoluer au fil des événements qui se sont produits au premier siècle.
- Commençons par supposer que Jésus a émis un avertissement concernant la destruction du temple et son remplacement, un peu à la manière dun prophète comme Jérémie, insistant sur lurgence eschatologique. À Jérusalem, on a pu à la fois se moquer dun tel réformateur rural et considérer comme dangereux ce fanatisme apocalyptique. Ces paroles apparaissaient dautant plus ridicules quon pouvait prendre à la lettre sa mention de « trois jours ». Lhistorien juif Josèphe rapporte deux cas semblables au premier siècle, un prophète venu dÉgypte (Antiquités judaïque, 20, 8, 6 ; #169-70) et Jésus, fils dAnanie (Guerre juive, 6.5.3 ; #300-9).
- Après la mort de Jésus et avant la destruction du temple en 70, les premiers chrétiens ont été confrontés avec la signification des affirmations de Jésus alors que le temple était toujours debout, et que son retour se faisait attendre après avoir annoncé son retour pour cette génération. On a donc cherché des signes avant-coureurs. Pour Marc, la déchirure du voile du sanctuaire était déjà le signe que ce lieu navait plus de valeur pour lhistoire du salut ; le temple était toujours debout, mais le sanctuaire était détruit. Et à mesure que se développait la christologie et la foi en la proximité du Christ ressuscité avec le Père, certaines affirmations vagues de Jésus perdent leur imprécision : « détruit » et « construit » deviennent « je détruirai » et « je construirai ». En même temps, lhostilité face au culte juif et à ses prêtres a pu grandir, ce qui explique laudace dÉtienne daffirmer que Dieu ne réside plus dans le Temple, et par là amène laccusation fausse de vouloir détruire le lieu saint.
- Enfin, quand on se déplace après la destruction du temple en lan 70, certains chrétiens ont pu comprendre laffirmation de Jésus au sens littéral et la voir vérifiée par les événements. Dautres ont pu continuer à espérer une nouvelle construction physique, une nouvelle Jérusalem. Cest ainsi quau sein même de la communauté chrétienne le débat a pu continuer sur ce deuxième temple, certains affirmant quil était déjà là dans la communauté chrétienne ou le corps du Christ ressuscité, dautres affirmant quil était sur le point de venir. Et chez les Juifs non croyants, on a dû se moquer de laffirmation que Jésus soit la cause de la destruction du temple, tout en espérant quen le reconstruisant bientôt on pourrait enfin la réfuter.
- Comment donc bien interpréter Marc ? Il est clair quil écrit pour réfuter les moqueries des Juifs devant la croix (15, 29). En même temps, il est aussi clair quil sattaque aux chrétiens qui simaginent larrivée dun autre temple non fait de main dhomme. Bien sûr, Jésus a mentionné la destruction du sanctuaire. Mais il a été très vague sur lavenir, et sur la venue du fils de lhomme. Quest-ce qui succèdera au temple ? Marc parle du centurion qui, en le voyant mourir en croix, confesse sa foi. Il sagit de la communauté des croyants qui, à lexemple de leur maître, sont prêts à prendre leur croix et à le suivre. Simaginer que le règne viendra automatiquement, cest oublier que rien narrivera sans emprunter également le même chemin de souffrance. En ce sens, croire que Jésus rétablira un nouveau temple, ou croire que le règne de Dieu viendra automatiquement est totalement faux.
- Analyse
Dans notre commentaire précédent, nous avons vu que les diverses versions des paroles attribuées à Jésus par les évangiles nempêchent pas la possibilité dune déclaration prophétique concernant la destruction et le remplacement du sanctuaire. Il faut insister sur le mot « sanctuaire », car jamais il na été question de remplacer tout le temple. Examinons les possibilités quune telle déclaration soit historique.
- Marc
Marc nous présente une scène où Jésus entend purifier lenceinte du temple quand il sattaque à ceux qui font du commerce en achetant ou en vendant (11, 15.17). Ce désir de réforme ne vient-il pas en contraction avec lidée de vouloir une destruction du temple ? Notons que lattitude de Jésus na rien à voir avec la position des Esséniens, car Jésus lui-même nappartenait pas à une classe sacerdotale et navait aucun intérêt personnel dans le temple. Elle sapproche plutôt de celle des prophètes (voir Jérémie 7, 11 ; Zacharie 14, 21) qui sattendent à y trouver un lieu pur, et devant labsence de réforme, prédisent sa destruction. Il y a comme une progression : Jésus regarde dabord lenceinte du temple, et ce nest que le lendemain quil sattaque à ceux qui font du commerce, une action qui entraîne la réaction des grands prêtres et des scribes qui veulent le tuer. Cette progression est exprimée par limage du figuier qui déçoit Jésus alors quil sattendait à y trouver du fruit, et quon trouvera mort le lendemain, symbole de la situation irréformable du temple.
- Luc
Même si Luc utilise du matériel qui lui soit particulier, il nous présente une progression semblable : le temple est dabord présenté comme la maison de son Père (2, 49), et ce nest que lorsquil quitte la Galilée pour se rendre à Jérusalem quil apostrophe la ville sainte dans un langage prophétique (13, 34), et sur le point dentrer dans la ville, raconte la parabole des serviteurs improductifs (19, 11-26), suivie de loracle sur la destruction de Jérusalem (19, 41-44), pour terminer avec la scène où Jésus chasse les vendeurs du temple, entraînant la réaction des grands prêtres et des scribes qui veulent le tuer. Ainsi, les évangélistes ne voient pas de contradiction entre un désir de réforme et une menace de destruction.
- Le contexte historique
Non seulement rien ne soppose à ce que Jésus ait réellement parlé de la destruction du sanctuaire, il y a des facteurs qui soutiennent sa plausibilité. Il est difficilement imaginable que les premiers chrétiens aient créé de toute pièce une telle affirmation alors que Jésus était mort et que le temple était encore debout. De plus, Marc, Matthieu et les Actes placent cette parole sur le temple sur les lèvres des ennemis de Jésus : on comprend mal quils auraient voulu ajouter de leau au moulin des adversaires en linventant de toute pièce. Enfin, le temple était la plus grande et la plus prestigieuse construction de Jérusalem, et donc Jésus pouvait difficilement éviter de prendre position par rapport à lui dans le cadre de sa prédication sur le royaume de Dieu. Ainsi, il est hautement probable que Jésus a parlé de la destruction future et la reconstruction du temple.
- Lattitude de Jésus vue comme hostile au temple a-t-elle joué un rôle dans sa condamnation à mort ?
La réponse est : oui. Le haut clergé a été lagent principal lors des procédures judiciaires contre Jésus. Et si on se demande : quest-ce qui les préoccupait le plus dans lattitude de Jésus ? Tout ce qui pouvait mettre en danger le temple/sanctuaire. Même si ce groupe avait des divergences théologiques avec Jésus, comme la vie après la mort, ou les anges, ou les règles de pureté ou la loi du Qorban, ou la prise de position sur le serment, ceux-ci pouvaient difficilement atteindre un niveau létal. Le temple, par contre, était une institution civile et religieuse, et constituait un joyau pour la nation : lattaquer revenait à attaquer des réalités socioéconomiques et politiques fondamentales. Et la méfiance à légard Jésus était aggravée par son attitude face aux richesses et sa dépendance totale en Dieu.
- Les paroles de Jésus sur le temple ont-elles vraiment été citées lors de la session du Sanhédrin ?
Probablement pas. Jean et Luc ne les placent pas à ce moment. Quant à Marc / Matthieu, linsertion de ces paroles dans la bouche des faux témoins lors de la session Sanhédrin pourrait être simplement une façon de dramatiser un litige qui concerne certains faits, non les paroles exactes de Jésus.
- « et les Romains viendront et nous enlèveront et notre lieu et notre nation » (Jn 11, 48).
Il faut lire avec circonspection une telle parole. Si on se fie à lhistorien Josèphe (La guerre juive, 2.15.2 : #315-17 ; 2.17.2 : #408-10), ce nest que lors de la deuxième partie de la préfecture romaine (en particulier de lan 44 à 46) quon assiste à des soulèvements de foule par des leaders charismatiques qui provoquent lintervention romaine, et non pas lors de la période du ministère de Jésus, vers lan 30. La phrase de lévangéliste Jean est probablement une réécriture de la session du Sanhédrin dans le langage et limagerie qui avait cours dans les années 50 ou 60.
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