Analyse biblique de Matthieu 3, 13-17

Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.


 


  1. Traduction du texte grec (28e édition de Kurt Aland)

    Texte grecTexte grec translittéréTraduction littéraleTraduction en français courant
    13 Τότε παραγίνεται ὁ Ἰησοῦς ἀπὸ τῆς Γαλιλαίας ἐπὶ τὸν Ἰορδάνην πρὸς τὸν Ἰωάννην τοῦ βαπτισθῆναι ὑπʼ αὐτοῦ. 13 Tote paraginetai ho Iēsous apo tēs Galilaias epi ton Iordanēn pros ton Iōannēn tou baptisthēnai hyp’ autou. 13 Lors de cette période arrive Jésus de la Galilée au Jourdain vers Jean pour être baptisé par lui. 13 Lors de cette période Jésus se rend auprès de Jean dans le Jourdain, arrivant de la Galilée, pour être baptisé par lui.
    14 ὁ δὲ Ἰωάννης διεκώλυεν αὐτὸν λέγων• ἐγὼ χρείαν ἔχω ὑπὸ σοῦ βαπτισθῆναι, καὶ σὺ ἔρχῃ πρός με; 14 ho de Iōannēs diekōlyen auton legōn• egō chreian echō hypo sou baptisthēnai, kai sy erchē pros me? 14 Et Jean s’opposait énergiquement à lui disant : « Moi besoin j’ai par toi d’être baptisé, et toi du viens vers moi? » 14 Mais Jean s’opposait énergiquement à lui avec ces mots : « Alors que c’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, pourquoi viens-tu ainsi vers moi? »
    15 ἀποκριθεὶς δὲ ὁ Ἰησοῦς εἶπεν πρὸς αὐτόν• ἄφες ἄρτι, οὕτως γὰρ πρέπον ἐστὶν ἡμῖν πληρῶσαι πᾶσαν δικαιοσύνην. τότε ἀφίησιν αὐτόν. 15 apokritheis de ho Iēsous eipen pros auton• aphes arti, houtōs gar prepon estin hēmin plērōsai pasan dikaiosynēn. tote aphiēsin auton. 15 Et répondant Jésus dit à lui : « Laisse faire pour le moment. Car de cette façon convenant il est à nous d’accomplir toute justice. » À ce moment-là il laisse faire lui. 15 Alors Jésus lui rétorqua : « Laisse faire pour le moment. Car c’est ainsi que nous posons l’action juste qui est nous est demandée. » Dès lors Jean le laissa faire.
    16 βαπτισθεὶς δὲ ὁ Ἰησοῦς εὐθὺς ἀνέβη ἀπὸ τοῦ ὕδατος• καὶ ἰδοὺ ἠνεῴχθησαν [αὐτῷ] οἱ οὐρανοί, καὶ εἶδεν [τὸ] πνεῦμα [τοῦ] θεοῦ καταβαῖνον ὡσεὶ περιστερὰν [καὶ] ἐρχόμενον ἐπʼ αὐτόν• 16 baptistheis de ho Iēsous euthys anebē apo tou hydatos• kai idou ēneōchthēsan [autō] hoi ouranoi, kai eiden [to] pneuma [tou] theou katabainon hōsei peristeran [kai] erchomenon ep auton• 16 Et étant baptisé, Jésus aussitôt monta de l’eau. Et voici que s’ouvrirent les cieux et il vit l’esprit de Dieu descendant comme une colombe et venant sur lui. 16 Après son baptême, Jésus remonta aussitôt de l’eau. Or, voici que les cieux s’ouvrirent et Jésus vit alors l’esprit de Dieu descendre comme une colombe sur lui.
    17 καὶ ἰδοὺ φωνὴ ἐκ τῶν οὐρανῶν λέγουσα• οὗτός ἐστιν ὁ υἱός μου ὁ ἀγαπητός, ἐν ᾧ εὐδόκησα. 17 kai idou phōnē ek tōn ouranōn legousa• houtos estin ho huios mou ho agapētos, en hō eudokēsa. 17 Et voici une voix des cieux venant disant: « Celui-ci est mon fils le bien-aimé, en qui je ne perçois que de bonnes choses. » 17 Et voici qu’une voix des cieux dit : « Voici mon fils bien-aimé, que j’ai jugé bon de choisir. »

  1. Analyse verset par verset

    v. 13 Lors de cette période Jésus se rend auprès de Jean dans le Jourdain, arrivant de la Galilée, pour être baptisé par lui.

    Littéralement: Lors de cette période arrive Jésus de la Galilée au Jourdain vers Jean pour être baptisé par lui.

 
Nous avons ici des éléments historiques extrêmement intéressants. Jésus est originaire de la Galilée, et Jean a exercé son ministère dans la région du Jourdain. En entrecoupant diverses pièces d’information, il est probable que Jean a exercé son ministère vers la fin de l’an 27 de notre ère ou au début de l’an 28, et donc Jésus se serait rendu auprès de Jean pour recevoir le baptême vers le début de l’an 28 (Sur le sujet, voir la chronologie proposée par J. Meier). La scène se passerait dans la partie sud du Jourdain, du côté ouest du fleuve, dans l’actuelle Jordanie.

Jean, communément appelé le Baptiste, est un personnage historique attesté ailleurs que dans les évangiles, comme dans les Antiquités Judaïques de l’historien juif Flavius Josèphe (voir J. Meier). L’essentiel de son message était d’annoncer l’intervention imminente de Dieu qui châtierait ce peuple infidèle qu’est Israël, à moins que les gens se repentent et changent de comportement, et expriment ce changement en acceptant son baptême d’eau une fois pour toutes. Ce baptême semble une création originale de sa part, car à l’époque on ne pratiquait que le rite des ablutions d’eau.

Pourquoi Jésus se rend-il auprès de Jean pour se faire baptiser? Comme beaucoup de Juifs de son époque, il a été attiré par sa prédication et son mouvement de renouveau. C’est ainsi qu’il a quitté son travail autour de l’an 28, alors qu’il avait environ 34 ans, et se fit baptiser dans le Jourdain par celui qu’il considère comme un super-prophète eschatologique envoyé par Dieu, confessant qu’Israël est devenu un peuple pécheur et montrant sa solidarité avec ce peuple. Puis il rejoindra un groupe de disciples du Baptiste et, à son tour, se mettra à baptiser. Bref, nous sommes à un moment-clé de la vie de Jésus, elle est une césure (il quitte son travail) qui créera beaucoup de remous dans sa famille.

Sur Jean-Baptiste et son baptême, voir le Glossaire
v. 14 Mais Jean s’opposait énergiquement à lui avec ces mots : « Alors que c’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, pourquoi viens-tu ainsi vers moi? »

Littéralement : Et Jean s’opposait énergiquement à lui disant : « Moi besoin j’ai par toi d’être baptisé, et toi du viens vers moi? »

 
Ce verset assume que Jean connaît Jésus sous l’aspect que les chrétiens ne découvriront qu’après Pâques, i.e. l’envoyé de Dieu qui apporte l’Esprit Saint à l’humanité entière. Il faut donc admettre que ce verset est une création chrétienne, soit de Matthieu ou d’une source qui lui est propre, et n’est donc pas l’écho d’un événement historique. Le simple bon sens soulève l’objection que Jean ne pouvait connaître profondément l’identité de ce nouveau venu. De plus, ce verset entre en contradiction avec une scène qui surviendra plus tard alors que Jean, alors en prison, se pose des questions sur l’identité de Jésus et envoie des disciples pour lui demander s’il est le messie (Matthieu 11, 2-6).

Il est facile de comprendre que les premiers chrétiens étaient mal à l’aise avec cette scène où Jésus se fait baptiser par Jean Baptiste : comment comprendre que le messie de Dieu puisse poser un geste à la fois de soumission et d’aveu du besoin d’un changement de comportement? Et surtout, comment la véritable source de l’envoie de l’Esprit Saint pouvait-il être à la remorque d’un être humain? Ces objections ne sont pas loin de l’objection des chrétiens d’aujourd’hui qui ont de la difficulté à admettre que Jésus a d’abord été un disciple de Jean Baptiste, et que c’est à travers Jean Baptiste qu’il a découvert sa vocation et sa mission. Fondamentalement, notre difficulté vient du fait même du chemin qu’emprunte Dieu pour nous rejoindre, et qui est relié au mystère de l’Incarnation : tout passe par les événements quotidiens et notre condition humaine, et non pas par des apparitions divines ou des événements extraordinaires.

v. 15 Alors Jésus lui rétorqua : « Laisse faire pour le moment. Car c’est ainsi que nous posons l’action juste qui est nous est demandée. » Dès lors Jean le laissa faire.

Littéralement : Et répondant Jésus dit à lui : « Laisse faire pour le moment. Car de cette façon convenant il est à nous d’accomplir toute justice (dikaiosynēn). » À ce moment-là il laisse faire lui.

de cette façon convenant il est à nous d’accomplir toute justice (dikaiosynēn)
Encore ici, nous ne sommes pas devant un dialogue qui remonterait au Jésus historique, mais devant l’explication des premiers chrétiens pour comprendre pourquoi Jésus a été baptisé par Jean Baptiste, alors qu’on considérait Jésus supérieur à lui : c’était la volonté de Dieu. C’est le sens de l’expression « c’est ainsi que nous posons l’action juste qui nous est demandée ». Nous avons traduit par « l’action juste » le mot grec : dikaiosynē (justice). Mais la justice dont il s’agit ici n’est pas la justice distributive, comme lorsque quelqu’un reçoit ce qu’il mérite, ou la justice punitive, lorsqu’on emprisonne un criminel. La racine grecque dik signifie : direction et nous situe dans le monde de l’agir humain. La justice est l’action juste, et l’action juste est celle qui est appropriée dans les circonstances, et correspond fondamentalement à ce que Dieu veut. Ainsi, les premiers chrétiens ne nous disent pas vraiment pourquoi Jésus a été baptisé par Jean Baptiste, ils disent simplement : c’est comme ça, c’est ce que Dieu a voulu.

À ce moment-là il laisse faire lui
L’expression « laisse faire pour le moment » laisse entendre que l’infériorité de Jésus qui se fait baptiser par Jean ne durera qu’un temps, et après Pâques les croyants se mettront à affirmer la supériorité de Jésus sur Jean. Ce débat peut sembler bizarre pour les chrétiens d’aujourd’hui, mais il ne l’était pas au premier siècle. Si on en croit l’historien juif Flavius Josèphe, Jean a connu un succès populaire plus grand que Jésus, et cette popularité a été la raison de sa décapitation (voir Meier).

Au-delà de ce débat sur la façon de situer Jean et Jésus l’un par rapport à l’autre, on peut se poser la question : sur le plan historique, pourquoi Jésus est-il allé se faire baptiser auprès de Jean Baptiste, comme tous ces Juifs qui allaient ainsi confesser leurs péchés et exprimer leur désir de changer de comportement? Jésus se reconnaissait-t-il comme un grand pécheur? Ou faisait-il semblant d’être un grand pécheur, ce qui serait pire, car il apparaîtrait comme un grand hypocrite. Pour répondre à la question, il faut sortir de notre mentalité individualiste moderne. Dans le monde Juif, on accepte le fait que ce soit tout un peuple qui se soit égaré et éloigné de Dieu, et donc que ce soit tout le peuple qui soit pécheur. L’équivalent moderne serait de dire que c’est tout l’occident qui est responsable du haut niveau du gaz à effet de serre, et donc du réchauffement climatique. Le geste de Jésus est donc l’expression d’une solidarité avec son peuple et du désir de voir ce peuple revenir à Dieu.

v. 16 Après son baptême, Jésus remonta aussitôt de l’eau. Or, voici que les cieux s’ouvrirent et Jésus vit alors l’esprit de Dieu descendre comme une colombe sur lui.

Littéralement : Et étant baptisé, Jésus aussitôt monta (anebē) de l’eau. Et voici que s’ouvrirent les cieux et il vit l’esprit de Dieu descendant comme une colombe et venant sur lui.

Jésus aussitôt monta (anebē) de l’eau
Nous n’avons pas la description du baptême de Jésus, car Matthieu ne veut probablement pas y insister, et on passe tout de suite à « l’après baptême ». Mais l’expression « remonter de l’eau » a une grande valeur symbolique. En effet, on peut lire en Isaïe 63, 11 : « Ils se souvinrent des jours passés, de Moïse son serviteur : Où est celui qui fit remonter (hébreu : hama῾ălēm, de la racine : ῾ălh, aller en haut, monter, grimper) de la mer le pasteur de son troupeau? Où est celui qui mit en lui son Esprit saint? » Ce texte fait allusion à Moïse, et plus particulièrement à deux épisodes : celui où Moïse fut sauvé des eaux par la fille de Pharaon (Ex 2, 1ss) et celui du don de l’Esprit à Moïse pour qu’il puisse mener à bien sa mission (Nb 11, 17). La scène du baptême de Jésus nous présente le nouveau Moïse qui remonte de l’eau et reçoit l’Esprit saint.

Même si Matthieu emprunte la scène au récit de Marc, il vaut la peine de noter que la symbolique de la montée est importante pour lui. On a le même verbe grec anabainō (monter) en Mt 5, 1 quand Jésus gravit (anabainō) la montagne pour ce fameux sermon sur la montagne ou encore en Mt 15, 29 quand il gravit (anabainō) encore la montagne d’où il nourrira la foule. Cela annonce un moment solennel. De plus, la symbolique n’est pas sans rappeler les eaux primordiales de la Genèse et le passage du peuple juif à travers les eaux de la mer Rouge. Nous sommes en quelque sorte devant un nouveau Jésus qui vient de naître à sa mission nouvelle.

voici que s’ouvrirent les cieux [pour lui]
L’expression est bien connue dans la Bible :

  • Isaïe 63, 19 : Nous sommes, depuis longtemps, des gens sur qui tu ne règnes plus et qui ne portent plus ton nom. Ah! si tu déchirais les cieux et descendais -- devant ta face les montagnes seraient ébranlées;
  • Ézéchiel 1, 1 : La trentième année, au quatrième mois, le cinq du mois, alors que je me trouvais parmi les déportés au bord de fleuve Kebar, le ciel s’ouvrit et je fus témoin de visions divines.
  • Jean 1, 51 : Et il (Jésus) lui (Nathanaël) dit: "En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme."
  • Actes 7, 56 : "Ah! dit-il (Étienne), je vois les cieux ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu."
  • Actes 10, 11 : Il (Pierre) voit le ciel ouvert et un objet, semblable à une grande nappe nouée aux quatre coins, en descendre vers la terre.
  • Apocalypse 19, 11 : Alors je vis le ciel ouvert, et voici un cheval blanc; celui qui le monte s’appelle "Fidèle" et "Vrai", il juge et fait la guerre avec justice.

L’expression désigne l’établissement d’une relation et de la communication entre l’homme et Dieu. Le ciel est un euphémisme pour désigner Dieu. Et lorsqu’il s’ouvre pour l’homme, alors celui-ci est en mesure d’entendre sa parole. Dans la Bible, cette expression est utilisée lors de moments importants où l’homme fait l’expérience de découvertes importantes sur le sens des choses, sur sa vie, sur celle des autres, sur l’histoire et qu’il croit profondément être inspirées par Dieu. Matthieu nous raconte que Jésus fait cette expérience déterminante qui jette une lumière nouvelle sur sa vie. Notons que la variante [pour lui] (grec : autō) se trouve dans certaines versions comme le Sinaïticus (ﬡ) corrigé, ou le Codex Ephraemi Rescriptus (C) ou dans quelques autres codex majeurs, alors qu’il est omis par l’importante version du Vaticanus (B). Le texte originel n’avait peut-être pas l’expression « pour lui », car il est plus facile de comprendre qu’un copiste l’aie ajouté pour clarifier le fait que le ciel s’ouvre pour Jésus, et non pas pour Jean ou la foule, plutôt qu’un copiste l’aie éliminée ou oubliée.

il vit l’esprit de Dieu descendant
Nous sommes dans le monde de l’expérience personnelle de Jésus, puisque lui seul voit ce qui se passe. Quand on parle de l’esprit (grec : pneuma; hébreu : ruāh) de Dieu, on parle de son souffle, de son inspiration, et donc de sa mentalité, de son être. Dans l’Ancien Testament, celui qui reçoit l’esprit de Dieu est investi d’une mission prophétique.

  • Nombres 11, 29 : Moïse lui répondit: "...Ah! puisse tout le peuple de Yahvé être prophète, Yahvé leur donnant son Esprit!"
  • 1 Samuel 11, 6 : et quand Saül entendit ces choses l’esprit de Yahvé fondit sur lui et il entra dans une grande colère.

Mais le don de l’esprit de Dieu s’adresse surtout au messie promis.

  • Isaïe 11, 1-2 : Un rejeton sortira de la souche de Jessé, un surgeon poussera de ses racines. Sur lui reposera l’Esprit de Yahvé, esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte de Yahvé.
  • Isaïe 42, 1 : Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu en qui mon âme se complaît. J’ai mis sur lui mon esprit, il présentera aux nations le droit.
  • Isaïe 61, 1 : L’esprit du Seigneur Yahvé est sur moi, car Yahvé m’a donné l’onction; il m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres, panser les coeurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance

La scène veut donc montrer que Jésus a fait l’expérience d’être choisi par Dieu pour commencer sa mission prophétique, pour transmettre sa parole et promouvoir son action libératrice.

comme une colombe
Pourquoi une colombe? La réponse n’est pas claire. On pourrait y voir une allusion à deux scènes de l’Ancien Testament. Il y a d’abord cette colombe que Noé lâcha trois fois et qui lui signalera la fin du déluge, et donc le début de la nouvelle création (Genèse 8, 1-12). Il y a aussi la création du ciel et de la terre, alors que, juste avant la création de lumière, un vent (hébreu : ruāh, grec : pneuma) de Dieu tournoyait sur les eaux; la tradition juive y a vu l’image de la colombe. Dans ces deux scènes, il y a l’annonce de temps nouveaux. Cela est cohérent avec l’atmosphère qui règne au baptême de Jésus.

v. 17 Et voici qu’une voix des cieux dit : « Voici mon fils bien-aimé, que j’ai jugé bon de choisir. »

Littéralement : Et voici une voix des cieux venant disant: « Celui-ci est mon fils le bien-aimé, en qui je ne perçois que de bonnes choses (eudokēsa). »

une voix des cieux
L’intervention d’une « voix des cieux » sert à donner le sens de la scène selon le point de vue de Dieu. Nous aurons une scène semblable lors de la transfiguration quand une voix dans la nuée dira : « Voici mon fils bien-aimé, que j’ai jugé bon de choisir, écoutez-le » (Matthieu 17, 5). Dans cette scène qui fait suite au baptême, la voix vient confirmer la qualité unique de Jésus et son appel à une mission unique.

mon fils le bien-aimé
Jésus est appelé fils. Mais attention, il ne faut pas tout de suite lui donner le sens théologique qui fera plus tard partie de la foi des chrétiens. Le fait que Dieu donne le nom de fils à certaines personnes est courant dans l’Ancien Testament. Il signifie qu’une relation spéciale l’unit à certaines personnes : il peut s’agir d’ange, du peuple Israël, du roi.

  • Exode 4, 22 : Alors tu diras à Pharaon: Ainsi parle Yahvé: mon fils premier-né, c’est Israël.
  • Jérémie 31, 9 : En larmes ils reviennent, dans les supplications je les ramène. Je vais les conduire aux cours d’eau, par un chemin tout droit où ils ne trébucheront pas. Car je suis un père pour Israël et Éphraïm est mon premier-né.
  • 2 Samuel 7, 14 : Je serai pour lui (le roi Salomon) un père et il sera pour moi un fils
  • Psaume 2, 7 : J’énoncerai le décret de Yahvé: Il m’a (au roi) dit: "Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré.
  • Deutéronome 14, 1 : Vous êtes des fils (le peuple) pour Yahvé votre Dieu. Vous ne vous ferez pas d’incision ni de tonsure sur le front pour un mort.
  • Osée 2, 1 : Le nombre des enfants d’Israël sera comme le sable de la mer, qu’on ne peut ni mesurer ni compter; au lieu même où on leur disait: "Vous n’êtes pas mon peuple", on leur dira: "Fils du Dieu vivant."

C’est donc dans cette lignée de ceux qui ont une relation spéciale à Dieu qu’il faut lire ce passage. De même, le qualificatif de « bien-aimé » attribué à Jésus rejoint des passages de l’Ancien Testament où Dieu appelle ainsi son peuple ou certains personnages comme Moïse.

  • Deutéronome 33, 12 : Il dit sur Benjamin: Bien-aimé de Yahvé, il repose en sécurité près de lui. Le Très-Haut le protège tous les jours et demeure entre ses coteaux.
  • Jérémie 11, 15 : Que vient faire en ma Maison ma bien-aimée (le peuple de l’alliance)? Elle a accompli ses mauvais desseins.
  • Ecclésiastique 45, 1 : Il fit sortir de lui un homme de bien qui trouva faveur aux yeux de tout le monde, bien-aimé de Dieu et des hommes, Moïse, dont la mémoire est en bénédiction.
  • Ecclésiastique 46, 13 : Samuel fut le bien-aimé de son Seigneur; prophète du Seigneur, il établit la royauté et donna l’onction aux chefs établis sur son peuple.
  • Psaume 108, 7 : Pour que soient délivrés tes bien-aimés (peuple), sauve par ta droite et réponds-nous.

Mais chez Matthieu, l’expression est plus spécifique, car il entend désigner ce personnage mystérieux qu’on trouve en Isaïe 42, 1 (Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu en qui mon âme se complaît. J’ai mis sur lui mon esprit, il présentera aux nations le droit); en effet, un peu plus loin (12, 18), Matthieu reprendra ce passage d’Isaïe en y ajoutant l’expression « bien-aimé » : « Voici mon serviteur que j’ai choisi, mon Bien-Aimé qui a toute ma faveur. Je placerai sur lui mon Esprit et il annoncera le Droit aux nations ». Il est clair pour Matthieu que « bien-aimé » entend désigner le messie promis.

eudokēsa (je ne perçois que de bonnes choses)
On traduit habituellement par « qui a toute ma faveur » (Bible de Jérusalem), « qu’il m’a plu de choisir » (Traduction oecuménique de la Bible), « en lui j’ai trouvé toute ma joie » (Nouvelle traduction), « sur qui je porte mon affection » (Bible de Maredsous), « je mets en lui toute ma joie » (la Bible en français courant), « en qui j`ai mis toute mon affection » (Bible Louis Second), « en lui j’ai mis tout mon amour » (Traduction de l’Association épiscopale liturgique pour les pays francophones). En fait, le verbe grec eudokeō est formé de deux racines, « eu » qui veut dire bon (comme eu-aggelion, bonne-nouvelle), et « dokeō » qui veut dire penser, juger. Littéralement, l’expression grecque « en hō eudokēsa » se traduit « en lui j’ai jugé bon », ou « en lui j’ai perçu de bonnes choses ». Ici, l’idée est que Dieu a une perception favorable de Jésus, qu’il a trouvé en lui une grande qualité, et voilà pourquoi il l’a choisi pour cette mission. Voici la liste des textes du Nouveau Testament avec l’expression « eudokō en ».

  • 1 Co 10, 5 : Cependant, ce n’est pas le plus grand nombre d’entre eux qui plut à Dieu (littéralement : Dieu a jugé bon de choisir parmi le plus grand nombre d’eux), puisque leurs corps jonchèrent le désert
  • 2 Co 12, 10 : C’est pourquoi je me complais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les détresses, dans les persécutions et les angoisses endurées pour le Christ; car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort.
  • Mc 1, 11 : "Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma faveur."
  • Lc 3, 22 : Et une voix partit du ciel: "Tu es mon fils [bien-aimé, tu as toute ma faveur."]
  • Mt 17, 5 : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur, écoutez-le.
  • Heb 10, 38 : Or mon juste vivra par la foi; et s’il se dérobe, mon âme ne se complaira pas en lui.
  1. Analyse de la structure du récit

    Le coeur du récit se limite à deux versets (16-17), car le reste n’est qu’une longue introduction : il y a d’abord la mise en scène (v. 13), puis l’explication de la raison pour laquelle Jésus se fait baptiser (vv. 14-15).

    1. Mise en scène (v. 13)
      • Temps : alors que Jean appelait les gens à la conversion « Lors de cette période »
      • Lieu : Jourdain
      • Personnages : Jésus et Jean
      • Occasion : Jésus veut se faire baptiser par Jean

    2. Explication du baptême de Jésus (vv. 14-15)
      • Jean s’oppose au projet de Jésus : ce dernier n’a pas besoin d’être baptisé, mais c’est plutôt lui qui devrait être baptisé par Jésus
      • Réponse de Jésus : c’est ainsi qu’il faut agir en accord avec la volonté de Dieu

    3. Jésus découvre son identité et sa mission (vv. 16-17)
      • Temps : après son baptême
      • Lieu : hors de l’eau
      • Ce que Jésus voit : l’esprit de Dieu vient l’investir
      • Ce que Jésus entend : il est choisi par Dieu

    L’établissement de la structure nous signale quelques anomalies. Tout d’abord, après la mise en scène, on aurait dû passer au coeur du récit, i.e. le choix de Jésus pour une mission de Dieu. Mais on doit d’abord expliquer le baptême de Jésus. Ce besoin d’explication provient probablement des premières communautés chrétiennes qui comprenaient mal que celui qu’ils considéraient comme le messie, l’envoyé de Dieu, et même l’égal de Dieu, aient besoin de baptême comme tous les pécheurs de ce monde. La deuxième anomalie est qu’une fois éclaircie la raison du baptême, on ne décrit même pas le baptême, on passe tout de suite à l’après baptême. Encore ici, on ne veut absolument pas s’attarder sur le baptême, tellement on est mal à l’aise avec cette scène.

  2. Analyse du contexte

    Découper le contexte immédiat est plus facile pour le début que pour la fin. Car après les deux chapitres du récit de l’enfance de Jésus, le chapitre trois commence avec le Jésus adulte et la prédication de Jean Baptiste. Mais où situer la fin du contexte immédiat, alors que Matthieu a tendance à enchaîner les récits les uns après les autres, sans beaucoup d’expressions pour marquer une pause? L’ensemble 3, 1 – 4, 17 semble présenter une unité distincte en commençant avec Jean Baptiste qui invite les gens à se convertir, car les Règne des cieux s’est approché, et en se terminant avec Jésus qui, à son tour, invite les gens à se convertir, car le Règne des cieux s’est approché; nous avons ici une belle inclusion.

    • Appel de Jean le Baptiste à la conversion dans le désert de Judée (3, 1-6)
      • Jean se met à proclamer que le Règne des cieux s’est approché et qu’il faut changer en conséquence de comportement
      • Jean a le comportement d’un prophète
      • Les gens de Judée répondent à son appel

    • Interpellation des Pharisiens et des Sadducéens par Jean (3, 7-10)
      • Jean leur reproche leur illusion sur leur véritable situation devant Dieu
      • Il les appelle à changer de vie
      • Il annonce que le jugement punitif de Dieu est imminent

    • Annonce par Jean d’un plus fort que lui (3, 11-12)
      • Jean annonce que son baptême n’est qu’un baptême d’eau
      • Il annonce la venue d’un plus fort que lui, capable de baptiser dans l’Esprit saint
      • Celui qui vient opérera le jugement final, accueillant les gens habités par l’Esprit, éliminant les autres

    • Baptême de Jésus (3, 13-17)
      • Jean veut s’opposer au projet de Jésus, car c’est plutôt lui qui a besoin du baptême de Jésus
      • Jésus lui demande de ne pas s’opposer afin d’accomplir la volonté de Dieu
      • Jésus se voit investi par l’Esprit saint et choisi par Dieu

    • Jésus doit vivre les tentations du diable (4, 1-11)
      • Dieu soumet Jésus à l’épreuve du diable dans le désert
      • Après quarante jours de jeûne, Jésus subit la tentation de la faim, d’éviter la mort, du pouvoir avec ses richesses
      • Il y répond en professant sa totale allégeance à Dieu
      • Dieu répond avec ses messagers (anges) qui prennent soin de lui

    • Jésus fait de Capharnaüm le centre de sa prédication (4, 12-17)
      • À la suite de l’arrestation de son maître, Jésus quitte le Jourdain et sa ville de Nazareth et choisit de s’établir à Capharnaüm
      • C’est à cet endroit que commencera cette mission d’apporter la lumière au monde, comme l’a annoncé Isaïe
      • Jésus se met à proclamer comme Jean Baptiste que le Règne des cieux s’est approché et qu’il faut changer en conséquence de comportement

    L’analyse du contexte nous permet de découvrir ceci : l’unité de la scène du baptême de Jésus (13-17) joue le rôle de pivot de tout l’ensemble 3, 1 – 4, 17. En effet, au tout début c’est Jean Baptiste qui est le personnage central et occupe toute la scène. Sa dernière parole survient en 3, 14 quand il s’oppose au baptême de Jésus. Au v. 15 c’est Jésus qui prend la parole pour la première fois et dès lors devient le personnage principal : c’est comme si Jean était impliqué dans une course à relais et passait le bâton à Jésus dans cette scène qu’on appelle le baptême de Jésus. Cela est si vrai que le début de la prédication de Jésus (4, 17 : "Repentez-vous, car le Royaume des Cieux est tout proche.") est identique à celle de Jean (3, 2 : "Repentez-vous, car le Royaume des Cieux est tout proche.")

    Nous sommes donc devant une structure appelée chiasme ou parallélisme sémitique, divisée en deux parties, où la deuxième partie fait écho à la première partie avec un pivot qui donne la clé d’interprétation. La prédication de Jésus fait écho celle du baptiste, la lutte de Jésus contre le diable fait écho par contraste au comportement des Pharisiens et des Sadducéens. Le pivot, c’est la scène de la descente de l’Esprit sur Jésus et le choix de Jésus par Dieu qui inaugure des temps nouveaux.

    Pour achever notre compréhension du contexte, il est bon d’examiner brièvement comment ce contexte peut varier d’un évangile à l’autre. En bleu, les textes qui semblent empruntés à la source Q.

    Marc (1, 1-15) Matthieu (3, 1 – 4, 17) Luc (3, 1 – 4, 15)
    Introduction de Jean le Baptiste à partir d’Isaïe 40 et appel à la conversion dans le désert de Judée (1, 1-8) Appel de Jean à la conversion dans le désert de Judée (3, 1-6) Contexte historique et appel de Jean à la conversion dans le désert (3, 1-6)
    Interpellation des Pharisiens et des Sadducéens qui viennent se faire baptiser par Jean (3, 7-10) Interpellation des foules qui viennent se faire baptiser par Jean (3, 7-9)
    Détails sur ce que signifie changer de comportement (3, 10-14)
    Annonce par Jean d’un plus fort que lui (3, 11-12) Annonce par Jean d’un plus fort que lui (3, 15-18)
    Baptême et intervention de Dieu (1, 9-11) Baptême et intervention de Dieu (3, 13-17) Baptême et intervention de Dieu (3, 21-22)
    Généalogie de Jésus (3, 23-38)
    Jésus est tenté au désert : simple mention, aucun détail (1, 12-13) Jésus est tenté au désert : détail sur 3 types de tentation (4, 1-11) Jésus est tenté au désert : détail sur 3 types de tentation (4, 1-13)
    Proclamation de l’évangile (1, 14-15) Jésus fait de Capharnaüm le centre de sa prédication (4, 12-17) Jésus enseigne dans les synagogues de Galilée (4, 14-15)

    • Matthieu comme Luc ne retiennent pas la référence à Isaïe 40 et à cette voie qui crie dans le désert pour introduire Jean le Baptiste. Matthieu dit simplement : « En ces jours-là arrive Jean le Baptiste, prêchant dans le désert de Judée ». Il n’entend pas insister sur l’importance du Baptiste.

    • Avec Luc, Matthieu puise à une source particulière, la source Q, 1) pour ajouter des détails à l’interpellation morale de Jean Baptiste, 2) pour comparer Jésus et Jean (l’un est plus fort que l’autre, l’un donne un baptême dans l’Esprit saint, l’autre simplement un baptême d’eau), 3) pour donner le détail des tentations de Jésus (Marc parle seulement de tentation, sans rien de plus). Cette longue introduction permet de mieux situer Jésus par rapport à Jean : il y a à la fois continuité (Jésus reprend le contenu de sa prédication) et discontinuité (Jésus seul donne le baptême dans l’Esprit saint). N’oublions pas qu’au moment où Matthieu écrit son évangile, le groupe des disciples de Jean Baptiste existe encore (voir Actes 18, 25; 19, 3-7).

    • Quand Matthieu introduit le ministère de Jésus (4, 12-17), il ne se contente pas seulement de mentionner son appel à la conversion comme le fait Marc, mais il insère une longue citation d’Isaïe 8 pour affirmer que Jésus est cette lumière annoncée sur le peuple qui marchait dans les ténèbres. Bref, il est clair que Matthieu pousse un peu Jean Baptiste dans l’ombre pour mieux faire briller la figure de Jésus.

  3. Analyse des parallèles

    En souligné les bouts de phrase identiques et en italique les bouts différents. En rouge, les passages communs seulement à Matthieu et Marc. En bleu, les passages communs seulement à Matthieu et Luc

    Mt 3, 13-17 Mc 1, 9-11 Lc 3, 21-22 Jn 1, 29-34
    13 Alors Jésus arrive de la Galilée au Jourdain, vers Jean, pour être baptisé par lui. 9 Et il advint qu’en ces jours-là Jésus vint de Nazareth de Galilée, 21 Or il advint, une fois que tout le peuple eut été baptisé 29 Le lendemain, il (Jean) voit Jésus venir vers lui et il dit: "...
    14 Celui-ci l’en détournait, en disant: "C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, et toi, tu viens à moi!" 31 Et moi, je ne le connaissais pas; mais c’est pour qu’il fût manifesté à Israël que je suis venu baptisant dans l’eau."
    15 Mais Jésus lui répondit: "Laisse faire pour l’instant: car c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice." Alors il le laisse faire.
    16 Ayant été baptisé, Jésus aussitôt remonta de l’eau; et voici que les cieux s’ouvrirent: il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. et il fut baptisé dans le Jourdain par Jean. 10 Et aussitôt, remontant de l’eau, il vit les cieux se déchirer et l’Esprit comme une colombe descendre vers lui, et au moment où Jésus, baptisé lui aussi, se trouvait en prière, que le ciel s’ouvrit, 22 et l’Esprit Saint descendit sur lui sous une forme corporelle, comme une colombe. 32 Et Jean rendit témoignage en disant: "J’ai vu l’Esprit descendre, tel une colombe venant du ciel, et demeurer sur lui. 33 Et moi, je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, celui-là m’avait dit: Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, c’est lui qui baptise dans l’Esprit Saint.
    17 Et voici qu’une voix venue des cieux disait: "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur. 11 et une voix vint des cieux: "Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma faveur." Et une voix partit du ciel: "Tu es mon fils; qui a toute ma faveur [*moi, aujourd’hui, je t’ai engendré]." 34 Et moi, j’ai vu et je témoigne que celui-ci est l’Élu de Dieu."
    *Selon la recension de plusieurs vieilles traductions latines et Pères de l'Église

    On peut regrouper les similitudes et les différences entre les quatre évangélistes sous quelques catégories.

    • Lieu de la scène.
      • Chez Matthieu et Marc la scène se passe au Jourdain, puisqu’on y dit explicitement que Jésus quitte la Galilée (Marc est plus précis en mentionnant Nazareth) pour se rendre au sud, au Jourdain, où Jean baptisait.
      • Chez Luc, le lieu demeure inconnu. Car au moment où commence notre scène, Jean Baptiste a déjà été arrêté par Hérode et Jésus se retrouve quelque part en prière.
      • Chez Jean, le lieu est précis : Cela se passait à Béthanie au-delà du Jourdain, où Jean baptisait (v. 28)

    • Le baptême de Jésus
      • Chez Marc, on donne peu de détail sur le baptême lui-même, mais on se contente de dire : « Il (Jésus) fut baptisé dans le Jourdain par Jean ».
      • Chez Matthieu, on ne donne aucun détail et on le présente comme un événement terminé : « Ayant été baptisé ».
      • Chez Luc, le baptême devient un événement du passé associé à tous les autres baptêmes : « baptisé lui aussi ».
      • Chez Jean, le baptême de Jésus n’est absolument pas mentionné.

    • L’intervention de Dieu
      • Marc est la source dont se sont inspirés Matthieu et Luc. Selon Marc, alors que Jésus remonte de l’eau, il voit le ciel se déchirer, l’Esprit descendre comme une colombe et la voix de Dieu qui lui dit : « Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma faveur (littéralement : en qui je ne perçois que de bonnes choses) ». Nous sommes devant une expérience personnelle de Jésus (il vit) qui se sent choisi par Dieu. L’image du ciel qui se déchire et de Dieu qui descend est emprunté à Isaïe 63, 19 : « Ah! si tu déchirais les cieux et descendais ».

      • Matthieu apporte des changements à cette scène. Le changement majeur est l’introduction d’une objection à ce baptême; nous y reviendrons plus bas. Mais il y également de petits changements par rapport à des éléments qui semblent communs. Tout d’abord, le ciel ne se déchire pas, mais s’ouvre (grec: anoigō). Pourquoi ce changement? Matthieu fait probablement référence à la traduction grecque (appelée Septante) de ce passage d’Isaïe qui dit : « quand tu ouvriras (anoigō) le ciel ». Ou encore, il fait référence à Ézéchiel 1, 1 : « La trentième année, au quatrième mois, le cinq du mois, alors que je me trouvais parmi les déportés au bord de fleuve Kebar, le ciel s’ouvrit (LXX : anoigō ) et je vis des visions de Dieu ». Cette référence à Ézéchiel expliquerait pourquoi le « je vis » dans son récit du baptême est lié à la descente de l’Esprit et non à l’ouverture du ciel : c’est après l’ouverture du ciel que le prophète Ézéchiel a commencé à avoir sa vision. Enfin, la parole de Dieu ne s’adresse plus directement à Jésus (« Tu es »), mais au lecteur de l’évangile (« Celui-ci est »); car pour lui c’est d’abord de lecteur qu’il faut convaincre de la valeur de Jésus et de son choix par Dieu. On pourrait ajouter que Matthieu introduit à quelques reprises une de ses expressions favorites : « et voici (grec : kai idou, v. 16, v. 17) ».

      • Luc se donne encore plus de liberté par rapport au texte de Marc. Comme nous l’avons déjà souligné, nous sommes quelque temps après le baptême de Jésus, dans un moment de prière. Comme Matthieu, Luc fait référence à la traduction grecque d’Isaïe et parle du ciel qui s’ouvre. Mais on sera sans doute surpris par sa mention que l’Esprit qui descend du ciel a une forme « corporelle ». Ici, n’oublions pas que Luc s’adresse à des Grecs, les mêmes Grecs qui ont ridiculisé Paul à Athènes (Actes 17, 32) lorsqu’il parlé de la résurrection des morts. Pour les Grecs, ce qui est esprit, et donc n’a pas de corps, n’appartient pas vraiment à la réalité. Comment Luc peut-il convaincre son auditoire que ce qui est esprit est réel? Dans son récit de la résurrection, Luc se sent obligé de nous présenter un Jésus qui mange (voir Luc, 24, 41) pour démontrer qu’il est réel. Ici, il se sent obligé de dire que l’esprit donné à Jésus a une forme « corporelle ». Enfin, selon la recension des vieilles traductions latines et de nombreux Pères de l'Église, au lieu de copier le texte de Marc sur les paroles de Dieu, Luc aurait préféré le Psaume 7:2 qui dit ceci : « "Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. » Même si à l’origine le psaume était chanté à l’occasion de l’intronisation du roi qui devenait dès lors fils de Dieu, Luc réutilise ce psaume pour l’appliquer à Jésus, afin d’exprimer sa foi que Jésus est l’être choisi par Dieu pour une destinée unique, aujourd’hui il reçoit son investiture comme nouveau roi et Seigneur.

      • Avec Jean, nous avons un tout autre récit. Même si certains éléments communs s’y retrouvent, comme l’Esprit qui descend telle une colombe sur Jésus et le fait que Jésus a été choisi par Dieu, la mise en scène est totalement différente : c’est Jean qui a vu l’Esprit descendre comme une colombe et c’est lui qui témoigne que Jésus est l’Élu de Dieu.

    Que retenir de toutes ces comparaisons?

    • Entre le récit de Marc qu’on peut situer vers l’an 70 et celui de Jean qu’on peut situer vers l’an 90, soit une période de 20 ans, on perçoit une évolution dans la perception du baptême de Jésus, alors que ce baptême sera totalement occulté par Jean, et Matthieu se situe à peu près à mi-chemin. Sur le plan historique, nous savons que Jésus a été interpellé par la prédication de Jean Baptiste, qu’il est allé se faire baptiser dans le Jourdain comme beaucoup d’autres Juifs. Nous savons que ce fut un moment déterminant dans sa vie, la découverte de sa mission. Mais le récit des évangiles ont lieu après Pâques, avec le regard neuf que donne la foi. C’est ainsi que le récit de Marc nous présente ce moment déterminant avec des mots et des images empruntés de l’Ancien Testament, comme ceux qui viennent d’Isaïe 63, 19 : avec Jésus, c’est Dieu qui intervient dans l’histoire, et comme il l’a fait autrefois avec Moïse et les prophètes, il se choisit un fils bien-aimé, un messie. Mais très tôt les premiers chrétiens exprimeront un malaise avec ce baptême. Si Jésus est le messie, s’il est en fait plus grand que Jean Baptiste et seul en mesure de donner l’Esprit saint, pourquoi a-t-il eu besoin de se faire baptiser par lui comme un simple disciple? Dix ou quinze ans après le récit de Marc, Matthieu essaie de répondre à cette question. Tout d’abord, on peut penser que les paroles dans la bouche de Jean s’objectant au baptême représentent une question réelle dans la communauté chrétienne de Matthieu : pourquoi Jésus a-t-il été baptisé par Jean, alors que c’est Jean qui avait besoin d’être baptisé par Jésus? La réponse de Matthieu peut sembler ne pas être une vraie réponse : « Laisse faire pour l’instant: car c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice. » En d’autres mots, c’est la volonté de Dieu; c’est comme si on disait : c’est comme ça! Pourtant, il y a une réalité extrêmement profonde dans l’expression « accomplir toute justice » ou « accomplir l’action juste » ou « accomplir ce que je pense être demandé par Dieu ». Cela reflète notre situation face aux événements de la vie : nous essayons de bien répondre avec droiture de coeur à l’instant présent, mais sans tout comprendre, en acceptant de vivre avec le mystère. C’est à mon avis la situation typique du chrétien, une tension qu’il est appelé à vivre chaque jour. Voilà comment Matthieu voit le baptême de Jésus : le chemin très humain de Jésus dont le parcours passe par le baptême de Jean Baptiste peut sembler mystérieux, mais cela fait néanmoins partie de ce que Dieu voulait. Le mystère se poursuivra jusqu’à la croix.

    • Quant aux autres éléments du récit, Matthieu accentue l’aspect catéchétique du récit en faisant en sorte que la parole de Dieu s’adresse au lecteur de l’évangile : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé ». Ainsi, la communauté chrétienne doit savoir que Jésus est celui que Dieu a choisi pour renouer avec l’humanité cette nouvelle alliance.

  4. Intention de l'auteur en écrivant ce passage

    L’évangile selon Matthieu comporte un récit de l’enfance. Mais sa composition peut avoir été indépendante, et on ne peut le présupposer quand on lit le récit du début du ministère de Jésus.

    Quand Matthieu écrit le récit du baptême de Jésus vers l’an 80 ou 85, il a devant lui le récit de Marc. Comme tout Judéo-chrétien de sa communauté, il comprend que l’épisode est raconté à la lumière d’Isaïe 63 où le prophète raconte les actions libératrice de Dieu pour son peuple dans le passé et le supplie d’intervenir de nouveau (déchire le ciel, descend) : Jésus est la réponse à cette prière. Il comprend aussi que Jésus est présenté sous les traits de ce mystérieux personnage d’Isaïe 42 (« Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu en qui mon âme se complaît. J’ai mis sur lui mon esprit, il présentera aux nations le droit ») et qu’on identifiera au messie promis : Jésus est ce messie promis. Lui-même fait un lien entre l’épisode du baptême et Ézéchiel 1, 1 : « La trentième année, au quatrième mois, le cinq du mois, alors que je me trouvais parmi les déportés au bord de fleuve Kebar, le ciel s’ouvrit et je vis des visions de Dieu »; comme Ézéchiel, Jésus débute son ministère prophétique et s’apprête à transmettre la parole de Dieu.

    En même temps, les Judéo-chrétiens de sa communauté connaissent bien Jean Baptiste, car sa réputation fut très grande dans le milieu juif et, au moment où il écrit son évangile, des groupes qui se réclament de lui et n’ont reçu que son baptême existent probablement encore. Il faut donc bien situer Jésus par rapport à Jean. Et surtout, il faut répondre à la question de plusieurs : si Jésus est si grand et est le messie promis, pourquoi a-t-il pu être baptisé par Jean, quelqu’un qui lui est inférieur? Car dans un baptême, il y a une relation de maître à disciple, et habituellement le maître est plus grand que le disciple. De plus, si Jésus est le seul à pouvoir répandre l’Esprit, quel est le sens du baptême reçu de Jean? Voilà des questions auxquelles Matthieu a été confronté. Quelle est sa réponse? « Laisse faire pour le moment. Car c’est ainsi que nous posons l’action juste qui est nous est demandée. » Sa réponse dit ceci : on ne peut éclaircir totalement ce mystère, mais en acceptant de nous ouvrir aux événements de la vie tels qu’ils sont et en les vivant avec droiture, en suivant la voix profonde de notre conscience, nous accomplissons ce que Dieu attend de nous. Ce point est important. Car, comme le baptême de Jésus par Jean Baptiste est quelque chose de déroutant, la vie comporte de multiples facettes déroutantes. Les assumer comme il faut est vital.

    Il est probable que le besoin des récits évangéliques soit né du besoin de former les catéchumènes qui demandaient le baptême : il fallait instruire les gens sur le contenu de leur foi. Alors l’épisode du baptême de Jésus devient le modèle du baptême chrétien. Dans ce contexte, Matthieu accentue le style apocalyptique, i.e. une révélation de Dieu. Sa référence à Ézéchiel, qui a eu des visions, et l’utilisation de certaines expression comme « et voici (grec : kai idou, v. 16, v. 17) » accentue le côté apocalyptique de son récit. En agissant ainsi, Matthieu introduit une rupture face au milieu ambiant. N’oublions pas que nous sommes dans un contexte de chrétiens d’origine juive. Il est donc important d’insister sur la rupture qu’introduit Jésus : ce Juif Jésus n’est pas simplement un Juif parmi d’autres. Ce que Dieu a révélé, c’est une réalité nouvelle, et ce Jésus dépasse tout Juif si grand soit-il, comme Moïse ou Jean. Il y a en Jésus une réalité unique et définitive, comme c’est le cas du baptême chrétien reçu.

  5. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

    1. Suggestions provenant des différents symboles du récit

      • Le symbole le plus clair est celui du baptême, en particulier notre baptême. Nous pouvons voir ce baptême à la lumière de celui de Jésus. Si nous avons été baptisé alors que nous étions enfant, ce sont nos parents qui nous ont conduit au baptême, et donc qui ont joué en quelque sorte le rôle de Jean Baptiste. Et peut-être notre foi est différente de celle de nos parents, et alors se pose la question : comme réconcilier leur démarche avec ce que nous sommes devenus? Ne retrouvons-nous pas le sens du mystère évoqué par Matthieu à travers la réponse de Jésus à Jean : « Laisse faire pour le moment. Car c’est ainsi que nous posons l’action juste qui est nous est demandée. » N’est-ce pas une bonne nouvelle? Il n’y a rien qui soit si humble, si humain, si petit qui ne soit pas chemin de Dieu, chemin de vie, chemin de libération.

      • Jésus remonta aussitôt de l’eau. On oublie souvent que le sens premier du verbe « être baptisé » est être plongé dans l’eau, et plus précisément « sombrer dans l’eau » en parlant d’un bateau. Dès lors sortir de l’eau ou remonter de l’eau est synonyme d’être rescapé ou sauvé. Ce fut le cas de bébé Moïse dans son panier d’osier en Égypte, ce fut le cas du peuple Juif à sa sortie de la mer Rouge. Jésus, pour sa part, vit une forme de rupture en quittant son Nazareth natal et son travail pour se laisser plonger dans les eaux du Jourdain. À sa sortie, il est un être nouveau. D’ailleurs, un peu plus loin Matthieu décrit cette rupture avec ces mots : « Laissant Nazara, il vint s’établir à Capharnaüm » (4, 13). Nous sommes tous des êtres qui sommes remontés de l’eau. Au plus profond de nous, il y a une force de changement dont nous n’avons pas encore exploré toutes les dimensions.

      • Le ciel s’ouvre, l’Esprit descend. C’est au fond l’union de Dieu et de l’humanité. C’est ce que nous proclamons en Jésus. Mais c’est aussi ce que nous devrions proclamer sur nous et sur notre monde. Ce que Jésus nous a dit : un monde abandonné de Dieu, un monde sans Dieu, ça n’existe pas. La question est tout simplement de le voir ou non. Matthieu a écrit : « Jésus vit alors l’Esprit de Dieu descendre ». À la suite de Jésus, quiconque a les yeux de la foi voit la même chose. Cela change les perspectives d’avoir cette connaissance; c’est le moteur qui nous permet d’agir dans l’espérance que notre action portera ses fruits.

      • Voici mon fils bien-aimé, que j’ai jugé bon de choisir. Marc, et Matthieu à la suite de Marc, a appliqué cette parole d’Isaïe 42 à Jésus. Aujourd’hui, nous pouvons nous appliquer à notre tour cette parole : « Je suis le fils bien-aimé que Dieu a jugé bon de choisir. » Cette parole a transformé Jésus. Et nous-mêmes, lorsque nous en prenons conscience, nous sommes transformés : je suis aimé de Dieu, nous sommes tendrement aimés de Dieu. La clé de la vie, c’est de le découvrir malgré les horreurs de la haine et de la violence tout autour de nous, comme Jésus y a cru malgré la violence et le procès injuste qu’il a subi.

    2. Suggestions provenant de ce que nous vivons actuellement

      Notre réflexion peut être guidée par des événements que nous vivons et sur lesquels nous essayons de projeter le passage évangélique

      • Au moment d’écrire ces lignes, l’écho de la mort de Nelson Mandela se fait encore sentir. Voici un leader qui a inspiré toute une nation. Son baptême, il l’a probablement vécu en prison où il a passé 27 ans et 6 mois, d’où il a émergé le 11 février 1990, âgé de 71 ans, inaugurant une ère nouvelle.

      • En République centrafricaine les violences continuent. Six gardiens de la paix ont été récemment assassinés, et on vient d’y découvrir un charnier. Y a-t-il une limite à la haine? Comment relire ce récit d’un être qui voit Dieu s’unir à l’humanité et proclamer son amour? Ne pourrait-on pas y voir un appel à agir devant des situations comme celle en République centrafricaine?

      • Je suis témoin d’un mariage qui se brise dans mon milieu immédiat. Le couple a une fille de trois ans et demie qui se rend bien compte de ce qui se passe. Le mari est au prise avec une maladie mentale qui le plonge dans une grande dépression malgré tous les médicaments qu’il prend, lui enlevant presque toute capacité de subvenir à ses besoins et à ceux des autres. Le récit du baptême de Jésus peut-il apporter un peu de lumière? Clairement, il n’y a pas de solution immédiate. Mais tout récit sur Jésus ne propose aucune solution immédiate, mais seulement une direction au milieu de la nuit : continuer à aimer, car nous sommes tous les enfants chéris de Dieu.

      • Au moment d’écrire ces lignes, les festivités de Noël et du Nouvel An vont bon train. Dans les rencontres familiales et les rencontres d’amis, il y a de tout : du badinage superficiel et conventionnel, aux débats émotifs et aux chicanes. Le récit du baptême de Jésus a-t-il un éclairage à apporter? Alors que beaucoup de Juifs sont allés voir Jean comme Jésus pour se faire baptiser, pour ce dernier l’événement fut différent, au point de réorienter sa vie. D’après le récit, il s’est vu investi d’une mission et a perçu une relation spéciale avec Dieu. Qu’est-ce qui lui a permis d’aller à cette profondeur? Pouvons-nous faire de même?

 

-André Gilbert, Gatineau, décembre 2013