Analyse biblique de Matthieu 3, 13-17 Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.
|
|
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Nous avons ici des éléments historiques extrêmement intéressants. Jésus est originaire de la Galilée, et Jean a exercé son ministère dans la région du Jourdain. En entrecoupant diverses pièces dinformation, il est probable que Jean a exercé son ministère vers la fin de lan 27 de notre ère ou au début de lan 28, et donc Jésus se serait rendu auprès de Jean pour recevoir le baptême vers le début de lan 28 (Sur le sujet, voir la chronologie proposée par J. Meier). La scène se passerait dans la partie sud du Jourdain, du côté ouest du fleuve, dans lactuelle Jordanie.
Jean, communément appelé le Baptiste, est un personnage historique attesté ailleurs que dans les évangiles, comme dans les Antiquités Judaïques de lhistorien juif Flavius Josèphe (voir J. Meier). Lessentiel de son message était dannoncer lintervention imminente de Dieu qui châtierait ce peuple infidèle quest Israël, à moins que les gens se repentent et changent de comportement, et expriment ce changement en acceptant son baptême deau une fois pour toutes. Ce baptême semble une création originale de sa part, car à lépoque on ne pratiquait que le rite des ablutions deau. Pourquoi Jésus se rend-il auprès de Jean pour se faire baptiser? Comme beaucoup de Juifs de son époque, il a été attiré par sa prédication et son mouvement de renouveau. Cest ainsi quil a quitté son travail autour de lan 28, alors quil avait environ 34 ans, et se fit baptiser dans le Jourdain par celui quil considère comme un super-prophète eschatologique envoyé par Dieu, confessant quIsraël est devenu un peuple pécheur et montrant sa solidarité avec ce peuple. Puis il rejoindra un groupe de disciples du Baptiste et, à son tour, se mettra à baptiser. Bref, nous sommes à un moment-clé de la vie de Jésus, elle est une césure (il quitte son travail) qui créera beaucoup de remous dans sa famille. |
Sur Jean-Baptiste et son baptême, voir le Glossaire | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 14 Mais Jean sopposait énergiquement à lui avec ces mots : « Alors que cest moi qui ai besoin dêtre baptisé par toi, pourquoi viens-tu ainsi vers moi? »
Littéralement : Et Jean sopposait énergiquement à lui disant : « Moi besoin jai par toi dêtre baptisé, et toi du viens vers moi? » |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Ce verset assume que Jean connaît Jésus sous laspect que les chrétiens ne découvriront quaprès Pâques, i.e. lenvoyé de Dieu qui apporte lEsprit Saint à lhumanité entière. Il faut donc admettre que ce verset est une création chrétienne, soit de Matthieu ou dune source qui lui est propre, et nest donc pas lécho dun événement historique. Le simple bon sens soulève lobjection que Jean ne pouvait connaître profondément lidentité de ce nouveau venu. De plus, ce verset entre en contradiction avec une scène qui surviendra plus tard alors que Jean, alors en prison, se pose des questions sur lidentité de Jésus et envoie des disciples pour lui demander sil est le messie (Matthieu 11, 2-6).
Il est facile de comprendre que les premiers chrétiens étaient mal à laise avec cette scène où Jésus se fait baptiser par Jean Baptiste : comment comprendre que le messie de Dieu puisse poser un geste à la fois de soumission et daveu du besoin dun changement de comportement? Et surtout, comment la véritable source de lenvoie de lEsprit Saint pouvait-il être à la remorque dun être humain? Ces objections ne sont pas loin de lobjection des chrétiens daujourdhui qui ont de la difficulté à admettre que Jésus a dabord été un disciple de Jean Baptiste, et que cest à travers Jean Baptiste quil a découvert sa vocation et sa mission. Fondamentalement, notre difficulté vient du fait même du chemin quemprunte Dieu pour nous rejoindre, et qui est relié au mystère de lIncarnation : tout passe par les événements quotidiens et notre condition humaine, et non pas par des apparitions divines ou des événements extraordinaires. |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 15 Alors Jésus lui rétorqua : « Laisse faire pour le moment. Car cest ainsi que nous posons laction juste qui est nous est demandée. » Dès lors Jean le laissa faire.
Littéralement : Et répondant Jésus dit à lui : « Laisse faire pour le moment. Car de cette façon convenant il est à nous daccomplir toute justice (dikaiosynēn). » À ce moment-là il laisse faire lui. |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
de cette façon convenant il est à nous daccomplir toute justice (dikaiosynēn) |
Encore ici, nous ne sommes pas devant un dialogue qui remonterait au Jésus historique, mais devant lexplication des premiers chrétiens pour comprendre pourquoi Jésus a été baptisé par Jean Baptiste, alors quon considérait Jésus supérieur à lui : cétait la volonté de Dieu. Cest le sens de lexpression « cest ainsi que nous posons laction juste qui nous est demandée ». Nous avons traduit par « laction juste » le mot grec : dikaiosynē (justice). Mais la justice dont il sagit ici nest pas la justice distributive, comme lorsque quelquun reçoit ce quil mérite, ou la justice punitive, lorsquon emprisonne un criminel. La racine grecque dik signifie : direction et nous situe dans le monde de lagir humain. La justice est laction juste, et laction juste est celle qui est appropriée dans les circonstances, et correspond fondamentalement à ce que Dieu veut. Ainsi, les premiers chrétiens ne nous disent pas vraiment pourquoi Jésus a été baptisé par Jean Baptiste, ils disent simplement : cest comme ça, cest ce que Dieu a voulu.
|
||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
À ce moment-là il laisse faire lui |
Lexpression « laisse faire pour le moment » laisse entendre que linfériorité de Jésus qui se fait baptiser par Jean ne durera quun temps, et après Pâques les croyants se mettront à affirmer la supériorité de Jésus sur Jean. Ce débat peut sembler bizarre pour les chrétiens daujourdhui, mais il ne létait pas au premier siècle. Si on en croit lhistorien juif Flavius Josèphe, Jean a connu un succès populaire plus grand que Jésus, et cette popularité a été la raison de sa décapitation (voir Meier).
Au-delà de ce débat sur la façon de situer Jean et Jésus lun par rapport à lautre, on peut se poser la question : sur le plan historique, pourquoi Jésus est-il allé se faire baptiser auprès de Jean Baptiste, comme tous ces Juifs qui allaient ainsi confesser leurs péchés et exprimer leur désir de changer de comportement? Jésus se reconnaissait-t-il comme un grand pécheur? Ou faisait-il semblant dêtre un grand pécheur, ce qui serait pire, car il apparaîtrait comme un grand hypocrite. Pour répondre à la question, il faut sortir de notre mentalité individualiste moderne. Dans le monde Juif, on accepte le fait que ce soit tout un peuple qui se soit égaré et éloigné de Dieu, et donc que ce soit tout le peuple qui soit pécheur. Léquivalent moderne serait de dire que cest tout loccident qui est responsable du haut niveau du gaz à effet de serre, et donc du réchauffement climatique. Le geste de Jésus est donc lexpression dune solidarité avec son peuple et du désir de voir ce peuple revenir à Dieu. |
||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 16 Après son baptême, Jésus remonta aussitôt de leau. Or, voici que les cieux souvrirent et Jésus vit alors lesprit de Dieu descendre comme une colombe sur lui.
Littéralement : Et étant baptisé, Jésus aussitôt monta (anebē) de leau. Et voici que souvrirent les cieux et il vit lesprit de Dieu descendant comme une colombe et venant sur lui. |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Jésus aussitôt monta (anebē) de leau |
Nous navons pas la description du baptême de Jésus, car Matthieu ne veut probablement pas y insister, et on passe tout de suite à « laprès baptême ». Mais lexpression « remonter de leau » a une grande valeur symbolique. En effet, on peut lire en Isaïe 63, 11 : « Ils se souvinrent des jours passés, de Moïse son serviteur : Où est celui qui fit remonter (hébreu : hama῾ălēm, de la racine : ῾ălh, aller en haut, monter, grimper) de la mer le pasteur de son troupeau? Où est celui qui mit en lui son Esprit saint? » Ce texte fait allusion à Moïse, et plus particulièrement à deux épisodes : celui où Moïse fut sauvé des eaux par la fille de Pharaon (Ex 2, 1ss) et celui du don de lEsprit à Moïse pour quil puisse mener à bien sa mission (Nb 11, 17). La scène du baptême de Jésus nous présente le nouveau Moïse qui remonte de leau et reçoit lEsprit saint.
Même si Matthieu emprunte la scène au récit de Marc, il vaut la peine de noter que la symbolique de la montée est importante pour lui. On a le même verbe grec anabainō (monter) en Mt 5, 1 quand Jésus gravit (anabainō) la montagne pour ce fameux sermon sur la montagne ou encore en Mt 15, 29 quand il gravit (anabainō) encore la montagne doù il nourrira la foule. Cela annonce un moment solennel. De plus, la symbolique nest pas sans rappeler les eaux primordiales de la Genèse et le passage du peuple juif à travers les eaux de la mer Rouge. Nous sommes en quelque sorte devant un nouveau Jésus qui vient de naître à sa mission nouvelle. |
||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
voici que souvrirent les cieux [pour lui] |
Lexpression est bien connue dans la Bible :
Lexpression désigne létablissement dune relation et de la communication entre lhomme et Dieu. Le ciel est un euphémisme pour désigner Dieu. Et lorsquil souvre pour lhomme, alors celui-ci est en mesure dentendre sa parole. Dans la Bible, cette expression est utilisée lors de moments importants où lhomme fait lexpérience de découvertes importantes sur le sens des choses, sur sa vie, sur celle des autres, sur lhistoire et quil croit profondément être inspirées par Dieu. Matthieu nous raconte que Jésus fait cette expérience déterminante qui jette une lumière nouvelle sur sa vie. Notons que la variante [pour lui] (grec : autō) se trouve dans certaines versions comme le Sinaïticus (ﬡ) corrigé, ou le Codex Ephraemi Rescriptus (C) ou dans quelques autres codex majeurs, alors quil est omis par limportante version du Vaticanus (B). Le texte originel navait peut-être pas lexpression « pour lui », car il est plus facile de comprendre quun copiste laie ajouté pour clarifier le fait que le ciel souvre pour Jésus, et non pas pour Jean ou la foule, plutôt quun copiste laie éliminée ou oubliée. |
||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
il vit lesprit de Dieu descendant |
Nous sommes dans le monde de lexpérience personnelle de Jésus, puisque lui seul voit ce qui se passe. Quand on parle de lesprit (grec : pneuma; hébreu : ruāh) de Dieu, on parle de son souffle, de son inspiration, et donc de sa mentalité, de son être. Dans lAncien Testament, celui qui reçoit lesprit de Dieu est investi dune mission prophétique.
Mais le don de lesprit de Dieu sadresse surtout au messie promis.
La scène veut donc montrer que Jésus a fait lexpérience dêtre choisi par Dieu pour commencer sa mission prophétique, pour transmettre sa parole et promouvoir son action libératrice. |
||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
comme une colombe |
Pourquoi une colombe? La réponse nest pas claire. On pourrait y voir une allusion à deux scènes de lAncien Testament. Il y a dabord cette colombe que Noé lâcha trois fois et qui lui signalera la fin du déluge, et donc le début de la nouvelle création (Genèse 8, 1-12). Il y a aussi la création du ciel et de la terre, alors que, juste avant la création de lumière, un vent (hébreu : ruāh, grec : pneuma) de Dieu tournoyait sur les eaux; la tradition juive y a vu limage de la colombe. Dans ces deux scènes, il y a lannonce de temps nouveaux. Cela est cohérent avec latmosphère qui règne au baptême de Jésus.
|
||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 17 Et voici quune voix des cieux dit : « Voici mon fils bien-aimé, que jai jugé bon de choisir. »
Littéralement : Et voici une voix des cieux venant disant: « Celui-ci est mon fils le bien-aimé, en qui je ne perçois que de bonnes choses (eudokēsa). » |
|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
une voix des cieux |
Lintervention dune « voix des cieux » sert à donner le sens de la scène selon le point de vue de Dieu. Nous aurons une scène semblable lors de la transfiguration quand une voix dans la nuée dira : « Voici mon fils bien-aimé, que jai jugé bon de choisir, écoutez-le » (Matthieu 17, 5). Dans cette scène qui fait suite au baptême, la voix vient confirmer la qualité unique de Jésus et son appel à une mission unique.
|
||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
mon fils le bien-aimé |
Jésus est appelé fils. Mais attention, il ne faut pas tout de suite lui donner le sens théologique qui fera plus tard partie de la foi des chrétiens. Le fait que Dieu donne le nom de fils à certaines personnes est courant dans lAncien Testament. Il signifie quune relation spéciale lunit à certaines personnes : il peut sagir dange, du peuple Israël, du roi.
Cest donc dans cette lignée de ceux qui ont une relation spéciale à Dieu quil faut lire ce passage. De même, le qualificatif de « bien-aimé » attribué à Jésus rejoint des passages de lAncien Testament où Dieu appelle ainsi son peuple ou certains personnages comme Moïse.
Mais chez Matthieu, lexpression est plus spécifique, car il entend désigner ce personnage mystérieux quon trouve en Isaïe 42, 1 (Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu en qui mon âme se complaît. Jai mis sur lui mon esprit, il présentera aux nations le droit); en effet, un peu plus loin (12, 18), Matthieu reprendra ce passage dIsaïe en y ajoutant lexpression « bien-aimé » : « Voici mon serviteur que jai choisi, mon Bien-Aimé qui a toute ma faveur. Je placerai sur lui mon Esprit et il annoncera le Droit aux nations ». Il est clair pour Matthieu que « bien-aimé » entend désigner le messie promis. |
||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
eudokēsa (je ne perçois que de bonnes choses) |
On traduit habituellement par « qui a toute ma faveur » (Bible de Jérusalem), « quil ma plu de choisir » (Traduction oecuménique de la Bible), « en lui jai trouvé toute ma joie » (Nouvelle traduction), « sur qui je porte mon affection » (Bible de Maredsous), « je mets en lui toute ma joie » (la Bible en français courant), « en qui j`ai mis toute mon affection » (Bible Louis Second), « en lui jai mis tout mon amour » (Traduction de lAssociation épiscopale liturgique pour les pays francophones). En fait, le verbe grec eudokeō est formé de deux racines, « eu » qui veut dire bon (comme eu-aggelion, bonne-nouvelle), et « dokeō » qui veut dire penser, juger. Littéralement, lexpression grecque « en hō eudokēsa » se traduit « en lui jai jugé bon », ou « en lui jai perçu de bonnes choses ». Ici, lidée est que Dieu a une perception favorable de Jésus, quil a trouvé en lui une grande qualité, et voilà pourquoi il la choisi pour cette mission. Voici la liste des textes du Nouveau Testament avec lexpression « eudokō en ».
|
||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
-André Gilbert, Gatineau, décembre 2013 |