Analyse biblique Jean 10, 11-18

Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.


 


  1. Traduction du texte grec (28e édition de Kurt Aland)

    Texte grecTexte grec translittéréTraduction littéraleTraduction en français courant
    11 Ἐγώ εἰμι ὁ ποιμὴν ὁ καλός. ὁ ποιμὴν ὁ καλὸς τὴν ψυχὴν αὐτοῦ τίθησιν ὑπὲρ τῶν προβάτων•11 Egō eimi ho poimēn ho kalos. ho poimēn ho kalos tēn psychēn autou tithēsin hyper tōn probatōn•11 Je suis le berger le bon. Le berger le bon dépose sa vie en faveur des brebis11 Je suis le bon berger. Le bon berger donne sa vie pour ses brebis.
    12 ὁ μισθωτὸς καὶ οὐκ ὢν ποιμήν, οὗ οὐκ ἔστιν τὰ πρόβατα ἴδια, θεωρεῖ τὸν λύκον ἐρχόμενον καὶ ἀφίησιν τὰ πρόβατα καὶ φεύγει — καὶ ὁ λύκος ἁρπάζει αὐτὰ καὶ σκορπίζει —12 ho misthōtos kai ouk ōn poimēn, hou ouk estin ta probata idia, theōrei ton lykon erchomenon kai aphiēsin ta probata kai pheugei — kai ho lykos harpazei auta kai skorpizei —12 La personne salariée, n’étant pas le berger, de qui ne sont pas les brebis les siens propres, il voit le loup venant et il abandonne les brebis et s’enfuit – et le loup s’en empare et les disperse,12 La personne salariée, qui n’est pas le berger et à qui les brebis n’appartiennent pas, abandonne les brebis et s’enfuit, lorsqu’il voit venir le loup – et le loup s’en empare et les disperse,
    13 ὅτι μισθωτός ἐστιν καὶ οὐ μέλει αὐτῷ περὶ τῶν προβάτων.13 hoti misthōtos estin kai ou melei autō peri tōn probatōn.13 car une personne salariée il est, et il n’y a pas de souci chez lui au sujet des brebis.13 car il n’est qu’une personne salariée et n’a pas le souci des brebis.
    14 Ἐγώ εἰμι ὁ ποιμὴν ὁ καλὸς καὶ γινώσκω τὰ ἐμὰ καὶ γινώσκουσί με τὰ ἐμά,14 Egō eimi ho poimēn ho kalos kai ginōskō ta ema kai ginōskousi me ta ema,14 Moi, je suis le berger le bon et je connais les miennes et me connaissent les miennes14 Moi, je suis le bon berger et je connais celles qui m’appartiennent, et celles-ci me connaissent,
    15 καθὼς γινώσκει με ὁ πατὴρ κἀγὼ γινώσκω τὸν πατέρα, καὶ τὴν ψυχήν μου τίθημι ὑπὲρ τῶν προβάτων.15 kathōs ginōskei me ho patēr kagō ginōskō ton patera, kai tēn psychēn mou tithēmi hyper tōn probatōn.15 Comme me connaît le Père et que moi je connais le Père, et ma vie je la dépose en faveur de mes brebis.15 comme le Père me connaît et que, moi, je connais le Père, et je donne ma vie pour mes brebis.
    16 καὶ ἄλλα πρόβατα ἔχω ἃ οὐκ ἔστιν ἐκ τῆς αὐλῆς ταύτης• κἀκεῖνα δεῖ με ἀγαγεῖν καὶ τῆς φωνῆς μου ἀκούσουσιν, καὶ γενήσονται μία ποίμνη, εἷς ποιμήν.16 kai alla probata echō ha ouk estin ek tēs aulēs tautēs• kakeina dei me agagein kai tēs phōnēs mou akousousin, kai genēsontai mia poimnē, heis poimēn.16 et cependant des brebis je possède lesquelles ne sont pas de cet enclos. Celles-là il me faut mener et ma voix ils entendront, et ils deviendront un seul troupeau, un berger16 Cependant, j’ai des brebis qui ne sont pas de cet enclos. Celles-là, je dois les conduire et elles écouteront ma voix, et elles deviendront un seul troupeau, et il y aura un seul berger.
    17 Διὰ τοῦτό με ὁ πατὴρ ἀγαπᾷ ὅτι ἐγὼ τίθημι τὴν ψυχήν μου, ἵνα πάλιν λάβω αὐτήν.17 Dia touto me ho patēr agapa hoti egō tithēmi tēn psychēn mou, hina palin labō autēn.17 À cause de cela le Père m’aime du fait que moi je dépose ma vie, afin de nouveau je la prends.17 Voilà pourquoi le Père m’aime, car, moi, je donne ma vie, afin de la reprendre de nouveau.
    18 οὐδεὶς αἴρει αὐτὴν ἀπʼ ἐμοῦ, ἀλλʼ ἐγὼ τίθημι αὐτὴν ἀπʼ ἐμαυτοῦ. ἐξουσίαν ἔχω θεῖναι αὐτήν, καὶ ἐξουσίαν ἔχω πάλιν λαβεῖν αὐτήν• ταύτην τὴν ἐντολὴν ἔλαβον παρὰ τοῦ πατρός μου.18 oudeis airei autēn apʼ emou, allʼ egō tithēmi autēn apʼ emautou. exousian echō theinai autēn, kai exousian echō palin labein autēn• tautēn tēn entolēn elabon para tou patros mou.18 Personne ne l’enlève de moi, mais moi, je la dépose de moi-même. Le pouvoir je possède de la déposer, et le pouvoir je possède de nouveau de la prendre. Tel est le commandement que j’ai reçu de mon père.18 Personne ne me l’enlève, mais c’est moi qui la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner, et celui de la reprendre. Tel est le précepte que j’ai reçu de mon père.

  1. Analyse verset par verset

    v. 11 Je suis le bon berger. Le bon berger donne sa vie pour ses brebis.

    Littéralement: Je suis (Egō eimi) le berger (poimēn) le bon. Le berger le bon dépose sa vie (psychēn) en faveur des brebis

Egō eimi (Je suis)
Cette expression est typique du quatrième évangile et il l’emploie fréquemment tout au long de son évangile. Relevons ces passages en dehors de notre péricope.
  • Jean 4, 25-26 : La femme (samaritaine) lui dit: "Je sais que le Messie doit venir, celui qu’on appelle Christ. Quand il viendra, il nous expliquera tout." Jésus lui dit: "Je le suis (egō eimi), moi qui te parle."
  • Jean 6, 20 : Mais il leur dit: "C’est moi (egō eimi). N’ayez pas peur." (marche sur la mer)
  • Jean 6, 35 : Jésus leur dit: "Je suis (egō eimi) le pain de vie. Qui vient à moi n’aura jamais faim; qui croit en moi n’aura jamais soif.
  • Jean 6, 48 : Je suis (egō eimi) le pain de vie.
  • Jean 8, 12 : De nouveau Jésus leur adressa la parole et dit: "Je suis (egō eimi) la lumière du monde. Qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie."
  • Jean 8, 18 : Je suis (egō eimi) à moi-même mon propre témoin, et pour moi témoigne le Père qui m’a envoyé."
  • Jean 8, 24 : Je vous ai donc dit que vous mourrez dans vos péchés. Car si vous ne croyez pas que Je Suis (egō eimi), vous mourrez dans vos péchés."
  • Jean 8, 28 : Jésus leur dit donc: "Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que Je Suis (egō eimi) et que je ne fais rien de moi-même, mais je dis ce que le Père m’a enseigné
  • Jean 10, 7 : Alors Jésus dit à nouveau: "En vérité, en vérité, je vous le dis, je suis (egō eimi) la porte des brebis.
  • Jean 10, 9 : Je suis (egō eimi) la porte. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé; il entrera et sortira, et trouvera un pâturage.
  • Jean 11, 25 : Jésus lui dit: "Je suis (egō eimi) la résurrection. Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra;
  • Jean 13, 19 : Je vous le dis, dès à présent, avant que la chose n’arrive, pour qu’une fois celle-ci arrivée, vous croyiez que Je Suis (egō eimi).
  • Jean 14, 6 : Jésus lui dit: "Je suis (egō eimi) le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne vient au Père que par moi.
  • Jean 15, 1 : "Je suis (egō eimi) la vigne véritable et mon Père est le vigneron.
  • Jean 15, 5 : Je suis (egō eimi) la vigne; vous, les sarments. Celui qui demeure en moi, et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit; car hors de moi vous ne pouvez rien faire.
  • Jean 18, 5-8 : Ils lui répondirent: "Jésus le Nazôréen." Il leur dit: "C’est moi (egō eimi)." Or Judas, qui le livrait, se tenait là, lui aussi, avec eux. Quand Jésus leur eut dit: "C’est moi (egō eimi)", ils reculèrent et tombèrent à terre. De nouveau il leur demanda: "Qui cherchez-vous?" Ils dirent: "Jésus le Nazôréen." Jésus répondit: "Je vous ai dit que c’est moi (egō eimi). Si donc c’est moi que vous cherchez, laissez ceux-là s’en aller"

L’expression elle-même pointe vers l’identité de Jésus. Qui est Jésus?

  • Le messie
  • Celui qui domine les eaux (le mal)
  • Le pain de vie
  • La lumière du monde
  • La porte des brebis
  • Le bon berger
  • Le vrai témoin
  • La résurrection
  • Le chemin, la vérité et la vie
  • La vigne véritable

Mais parfois l’expression est utilisée sans attribut : je suis. Dans ce dernier cas, c’est la plupart du temps en référence à sa mort. Jean n’a pas inventé cette expression, car elle est connue dans l’Ancien Testament (version de la Septante) :

  • Exode 3, 14 : Dieu répondit à Moïse : Je suis (egō eimi) celui qui est ; et Dieu ajouta : Tu parleras en ces termes aux fils d’Israël : celui qui est m’a envoyé près de vous.
  • Deutéronome 32, 39 : Voyez, voyez que moi, je suis (egō eimi); et il n’y a point de Dieu excepté moi ; je donne la mort et la vie, je frappe et je guéris, et nul ne peut délivrer de mes mains.
  • Isaïe 41, 4 : Qui a opéré, qui a fait ces choses ? C’est celui qui a appelé la justice, qui l’a appelée dès le commencement des générations. Je suis Dieu, le premier, et pour tous les siècles à venir je suis (egō eimi).
  • Isaïe 43, 10 : Soyez pour moi des témoins, et moi-même je porterai témoignage, dit le Seigneur Dieu ; et aussi mon serviteur, celui que j’ai élu, afin que vous sachiez, que vous croyiez et compreniez que je suis (egō eimi). Avant moi il n’y a pas eu d’autre Dieu, et il n’en sera point après moi.
  • Isaïe 46, 4 : Jusqu’à la vieillesse. Je suis (egō eimi), et jusqu’à ce que vous soyez parvenus à l’extrême vieillesse, je suis (egō eimi); je vous porte, c’est moi qui vous ai créés, c’est moi qui vous soutiendrai ; je vous porterai et je vous sauverai.
  • Isaïe 48, 12 : Écoute-moi donc, Jacob ; écoute-moi, Israël, que j’appelle à moi : Je suis (egō eimi) le premier, et je suis (egō eimi) pour l’éternité.

Dieu est l’être par excellence, voilà pourquoi il simplement celui qui est. On comprend l’intention de l’évangéliste en utilisant la même expression pour décrire Jésus : il est l’image même de Dieu, si bien que le voir, c’est voir Dieu même. Et à travers sa mort, il rejoint celui-là même dont il est l’image. Voilà pourquoi il est également le messie, la lumière par excellence, la véritable source de toute connaissance et de toute vie, le seul en mesure d’être notre guide et de nous indiquer le chemin, la seule personne à qui nous devons appartenir. Voilà le message de l’évangéliste, car croire que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu permettra au croyant de trouver en lui vie.

Aujourd’hui, nous pourrions poser la question : pourquoi accueillir Jésus comme l’image la plus parfaite de Dieu est-il source de la véritable vie? En sortant de l’ornière étroite de toute religion organisée, y a-t-il ici une vérité profonde et universelle? Sa façon de voir la vie comme une source jaillissante d’amour que nous sommes appelés à suivre jusqu’à y laisser notre vie, sa foi que la vie est ultimement une communion profonde avec Dieu et qu’elle débouche sur une réalité qui n’aura pas de fin, sa présence promise pour nous accompagner, tout cela n’est-il pas une question de vie ou de mort pour l’ensemble de l’humanité? Car, ne l’oublions pas, tous les chemins ne construisent pas la personne humaine, et certains sont destructeurs.

Le glossaire sur egō eimi

Textes de Jean avec egō eimi

poimēn (berger)
L’utilisation de la figure du berger laisse deviner une culture agraire où il était habituel de voir un troupeau de mouton sous la direction d’un berger. C’était le rôle de ce dernier de protéger son troupeau des prédateurs, en particulier le loup, et de le guider vers de bons pâturages où il pourra se nourrir. Dans son récit de l’enfance, Luc parle de bergers dans le voisinage de Bethléem et qui veillent de nuit sur leur troupeau. La figure du berger est appliquée à Jésus par les évangélistes. À deux reprises, Marc l’utilise pour nous éclairer sur l’action de Jésus :
  • Marc 6, 34 || Mt 9, 36 : En débarquant, il vit une foule nombreuse et il en eut pitié, parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger (poimēn), et il se mit à les enseigner longuement.
  • Marc 14, 27 || Mt 26, 31 : Et Jésus leur dit: "Tous vous allez succomber, car il est écrit: Je frapperai le pasteur (poimēn) et les brebis seront dispersées.

Ainsi, Jésus est celui qui nourrit les gens par son enseignement, il est celui qui les guide pour les garder ensemble. Pour sa part, l’évangéliste Jean concentre dans ce chapitre 10 (v. 2-16) ses idées sur Jésus pasteur ou bon berger. Encore une fois, il se trouve à reprendre une image très connue de l’Ancien Testament (version de la Septante). Cette image est d’abord appliquée à Dieu.

  • Isaïe 40, 11 : Il (Yahvé) fera paître son troupeau comme un pasteur (poimēn); il rassemblera les agneaux, et il encouragera les brebis pleines.
  • Ezéchiel 34, 12 : Tel le pâtre (poimēn) cherche ses troupeaux le jour où il y a des nuages et des ténèbres, au milieu des brebis dispersées, tel je (Yahvé) chercherai mes brebis, et je les ramènerai de tous les lieux où elles auront été dispersées dans les jours de ténèbres et de nuages.
  • Psaume 23, 1 (LXX : 22, 1) : Psaume de David. Le Seigneur est mon pasteur (poimainō), et je ne manquerai de rien.

Mais elle aussi appliquée au messie de Yahvé, au descendant de David, ainsi qu’aux responsables d’Israël.

  • Psaume 78, 70-71 (LXX : 77, 70-71) : Et il choisit David son serviteur, et il le tira de la garde des troupeaux ; il le prit tandis qu’il surveillait les brebis mères, pour qu’il fût le pasteur (poimainō) de Jacob, son serviteur, et d’Israël, son héritage.
  • Jérémie 3, 15 : Je vous donnerai des pasteurs (poimēn) selon mon coeur, qui vous paîtront (poimainō) avec intelligence et prudence.
  • Jérémie 23, 4 : Et je susciterai pour eux des pasteurs (poimēn) qui les mèneront paître (poimainō), et ils n’auront plus peur, et ils ne trembleront plus, dit le Seigneur.
  • Ezéchiel 34, 23 : Et je susciterai pour eux un seul pasteur (poimēn), et il les fera paître (poimainō); je susciterai mon serviteur David, et il sera leur pasteur (poimēn).

Pour l’évangéliste, ce berger ou pasteur promis, c’est Jésus lui-même. Ce berger est qualifié de bon (kalos), parce que tous ne sont pas bons. À plusieurs reprises, les prophètes ont dénoncé les mauvais pasteurs :

  • Jérémie 2, 8 : Les prêtres n’ont pas dit : Où est le Seigneur ? Et les dépositaires de la loi ne m’ont point connu ; et les pasteurs (poimēn) ont péché contre moi, et les prophètes ont prophétisé pour Baal, et ils ont marché après des vanités.
  • Jérémie 10, 21 : Parce que mes pasteurs (poimēn) ont été insensés et n’ont point cherché le Seigneur, à cause de cela le troupeau a été sans intelligence et les agneaux dispersés.
  • Jérémie 23, 1-2 : Maudits soient les pasteurs (poimēn) qui perdent et dispersent les brebis de leur pâturage ! A cause de cela, voici ce que dit le Seigneur sur les pasteurs (poimainō) de mon peuple : Vous avez dispersé et repoussé mes brebis, et vous ne les avez pas visitées. Et moi je vous punirai de vos méchantes oeuvres.
  • Ézéchiel 34, 2 : Fils de l’homme, prophétise contre les pasteurs (poimēn) d’Israël ; prophétise, et dis aux pasteurs (poimēn) : Voici ce que dit le Seigneur Maître : Malheur aux pasteurs (poimēn) d’Israël ! Est-ce que les pasteurs (poimēn) se paissent eux-mêmes ? Est-ce que les pasteurs (poimēn) ne doivent pas paître les brebis ?

Ainsi, l’évangéliste insiste pour dire que Jésus n’est pas comme ces mauvais pasteurs, il est le bon pasteur. Notons que l’évangéliste utilise rarement l’adjectif « bon » (kalos). À part son utilisation dans notre péricope, on le retrouve seulement à Cana à propos du bon vin qu’on doit servir en premier (Jn 2, 10) et dans la discussion de Jésus avec les Juifs à propos de ses bonnes oeuvres (Jn 10, 32-33).

psychēn (vie)
Le mot grec psychē, (d’où dérive le mot français : psychique) traduit le mot hébreu nepeš, qu’on traduit habituellement par âme, force vitale d’une personne qui s’exprime par la respiration. Quand une personne meurt, c’est cette force vitale qui le quitte. À l’époque de la Grèce classique, la psychē représente également le siège des pensées, des émotions et des désirs. À part notre péricope, regardons l’usage du mot psychē dans la tradition johannique, donc incluant les lettres de Jean.
  • Jean 12, 27 : Maintenant mon âme (psychē) est troublée. Et que dire? Père, sauve-moi de cette heure! Mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure.
  • Jean 13, 37-38 : Pierre lui dit: "Pourquoi ne puis-je pas te suivre à présent? Je donnerai ma vie (psychē) pour toi." Jésus répond: "Tu donneras ta vie (psychē) pour moi? En vérité, en vérité, je te le dis, le coq ne chantera pas que tu ne m’aies renié trois fois.
  • Jean 15, 13 : Nul n’a plus grand amour que celui-ci: donner sa vie (psychē) pour ses amis.
  • 1 Jean 3, 16 : A ceci nous avons connu l’Amour: celui-là a donné sa vie (psychē) pour nous. Et nous devons, nous aussi, donner notre vie (psychē) pour nos frères.
  • 3 Jean 1, 2 : Très cher, je souhaite que tu te portes bien sous tous les rapports et que ton corps soit en aussi bonne santé que ton âme (psychē).

Comme on le voit, psychē désigne à la fois le siège des pensées, des émotions et des désirs (Jn 12, 27; 3 Jn 1, 2) et ce souffle de vie qu’on remet lorsqu’on meurt (Jn 13, 37; 15, 13, 1 Jn 3, 16). Ce qui est une constante dans la tradition johannique, c’est que l’amour se mesure dans cette capacité de donner sa vie pour ceux qu’on aime. Ainsi, le véritable pasteur est capable d’aimer au point de donner sa vie pour ceux dont il est responsable. Avec une telle mesure, il faut probablement éliminer tous ceux qui en sont incapables, donc une grande partie de ceux qui se disent pasteurs. Il vaut la peine de noter l’expression littérale : psychēn autou tithēsin (littéralement : déposer sa vie). Cela signifie qu’on ne considère plus sa vie comme une possession jalouse, mais comme une réalité dont on peut disposer comme un don : elle fut reçue comme un don, et on peut en disposer comme d’un don.

v. 12 La personne salariée, qui n’est pas le berger et à qui les brebis n’appartiennent pas, abandonne les brebis et s’enfuit, lorsqu’il voit venir le loup – et le loup s’en empare et les disperse,

Littéralement : La personne salariée (misthōtos), n’étant pas le berger, de qui ne sont pas les brebis les siens propres, il voit le loup venant et il abandonne (aphiēsin) les brebis et s’enfuit (pheugei) – et le loup s’en empare (harpazei) et les disperse (skorpizei),

misthōtos (personne salariée)
Ce verset nous donne un écho du monde socio-économique du premier siècle. Tout d’abord, il arrivait qu’un enclos servait à plusieurs bergers différents. C’était à chacun de reconnaître ses brebis, ou plutôt, les brebis savaient reconnaître leur maître. Ensuite, il arrivait que des bergers confient leur troupeau à des gens moyennant un salaire. Le mot misthōtos (personne salariée) est extrêmement rare dans le Nouveau Testament : on le retrouve seulement ici dans notre péricope et en Marc 1, 20 (et aussitôt Jésus les (Jacques et Jean) appela. Et laissant leur père Zébédée dans la barque avec ses employés (misthōtos), ils partirent à sa suite). Mais la réalité de gens qui travaillent pour un salaire est bien répandue :
  • Matthieu 9, 37 || Lc 10, 2 : Alors il dit à ses disciples: "La moisson est abondante, mais les ouvriers (ergatēs) peu nombreux
  • Matthieu 20, 8 : Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant: Appelle les ouvriers (ergatēs) et remets à chacun son salaire (misthos), en remontant des derniers aux premiers.
  • Luc 10, 7 || Mt 10, 10 : Demeurez dans cette maison-là, mangeant et buvant ce qu’il y aura chez eux; car l’ouvrier (ergatēs) mérite son salaire (misthos). Ne passez pas de maison en maison.
  • Luc 15, 17-19 : Rentrant alors en lui-même, il (enfant prodigue) se dit: Combien de mercenaires (misthios) de mon père ont du pain en surabondance, et moi je suis ici à périr de faim! Je veux partir, aller vers mon père et lui dire: Père, j’ai péché contre le Ciel et envers toi; je ne mérite plus d’être appelé ton fils, traite-moi comme l’un de tes mercenaires (misthios).
  • Jean 4, 36 : le moissonneur reçoit son salaire (misthos) et récolte du fruit pour la vie éternelle, en sorte que le semeur se réjouit avec le moissonneur.

aphiēsin... pheugei (il abandonne... il s'enfuit)
La personne salariée est l’antithèse du bon pasteur. Alors que ce dernier donne sa vie pour ses brebis, et donc, dans le cas présent, affronterait le loup, la personne salariée abandonne le troupeau. Dans l’Ancien Testament, on trouve des reproches adressés aux pasteurs qui font la même chose :
  • Jérémie 23, 1 : Maudits soient les pasteurs qui dispersent (diaskorpizō) et perdent les brebis de leur pâturage!
  • Zacharie 11, 17 : Malheur au pasteur des idoles, à celui qui délaisse (kataleipō) les brebis ! Le glaive est levé sur son bras et sur son oeil droit ; son bras sera desséché, et son oeil droit ne verra plus.

On peut abandonner le troupeau pour un bref instant lorsqu’il s’agit d’en retrouver une qui est perdue (Luc 15, 4 : "Lequel d’entre vous, s’il a cent brebis et vient à en perdre une, n’abandonne (kataleipō) les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour s’en aller après celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvée? ). Mais cet abandon temporaire ne fait que mettre en valeur l’importance de chacun pour le pasteur.

On pourrait se demander : l’évangéliste avait-il en tête des personnes précises en parlant de ces salariés. Nous n’avons aucun indice. Aussi j’incline à penser qu’il ne vise ici qu’à mettre en valeur le bon pasteur, et à insister sur le fait que Jésus saura aimer jusqu’à donner sa vie.

Le loup semble être perçu comme la pire menace pour le troupeau de brebis.

  • Ecclésiastique 13, 17 : Comment pourraient s’entendre le loup et l’agneau? Ainsi en est-il du pécheur et de l’homme pieux.
  • Matthieu 10, 16 || Lc 10, 3 : Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups; montrez-vous donc prudents comme les serpents et candides comme les colombes
  • Actes 20, 29 : "Je sais, moi, qu’après mon départ il s’introduira parmi vous des loups redoutables qui ne ménageront pas le troupeau

Que représente donc le loup? De manière simple, on pourrait dire que ce sont tous les adversaires de la communauté chrétienne. Mais chez Jean, le grand adversaire apparaît sous le vocable de : Prince de ce monde, qui semble personnifier toutes les forces du mal.

  • Jean 12, 31 : C’est maintenant le jugement de ce monde; maintenant le Prince de ce monde va être jeté dehors
  • Jean 14, 30 : Je ne m’entretiendrai plus beaucoup avec vous, car il vient, le Prince de ce monde; sur moi il n’a aucun pouvoir
  • Jean 16, 11 : (une fois venu, l’Esprit établira la culpabilité du monde en fait) de jugement, parce que le Prince de ce monde est jugé.

Jésus, bon pasteur, donnera sa vie dans sa lutte contre les forces du mal. Pour l’évangéliste, tous ceux qui ont contribué à la mort de Jésus, incluant Judas, font partie de ces forces du mal. Par la suite, dans la tradition johannique, ceux qui refuseront la foi chrétienne et l’abandonneront appartiendront également aux forces du mal sous la figure de l’Antichrist.

  • 1 Jean 2, 18-19.22 : Petits enfants, voici venue la dernière heure. Vous avez ouï dire que l’Antichrist doit venir; et déjà maintenant beaucoup d’Antichrists sont survenus: à quoi nous reconnaissons que la dernière heure est là. Ils sont sortis de chez nous, mais ils n’étaient pas des nôtres. S’ils avaient été des nôtres, ils seraient restés avec nous. Mais il fallait que fût démontré que tous n’étaient pas des nôtres... Qui est le menteur, sinon celui qui nie que Jésus soit le Christ? Le voilà l’Antichrist! Il nie le Père et le Fils.
  • 1 Jean 4, 3 : et tout esprit qui ne confesse pas Jésus n’est pas de Dieu; c’est là l’esprit de l’Antichrist. Vous avez entendu dire qu’il allait venir; eh bien! maintenant, il est déjà dans le monde.
  • 2 Jean 7 : C’est que beaucoup de séducteurs se sont répandus dans le monde, qui ne confessent pas Jésus Christ venu dans la chair. Voilà bien le Séducteur, l’Antichrist.

harpazei... skorpizei (il s'empare... il disperse)
Tout d’abord, le verbe s’emparer décrit une action violente et adverse dans les évangiles.
  • Matthieu 11, 12 : Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à présent le Royaume des Cieux souffre violence, et des violents s’en emparent (harpazō).
  • Matthieu 12, 29 : "Ou encore, comment quelqu’un peut-il pénétrer dans la maison d’un homme fort et s’emparer (harpazō) de ses affaires, s’il n’a d’abord ligoté cet homme fort? Et alors il pillera sa maison.
  • Matthieu 13, 19 : Quelqu’un entend-il la Parole du Royaume sans la comprendre, arrive le Mauvais qui s’empare (harpazō) de ce qui a été semé dans le coeur de cet homme: tel est celui qui a été semé au bord du chemin.
  • Jean 6, 15 : Alors Jésus, se rendant compte qu’ils allaient venir s’emparer (harpazō) de lui pour le faire roi, s’enfuit à nouveau dans la montagne, tout seul.

Ensuite, l’action de disperser constitue un désastre : c’est ainsi que les disciples abandonneront Jésus lors de son arrestation. Aussi, l’oeuvre de Jésus ressuscité est de rétablir l’unité du troupeau. Il semble que garder uni le troupeau est vital.

  • Marc 14, 27 || M 26, 31 : Et Jésus leur dit: "Tous vous allez succomber, car il est écrit: Je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées (diaskorpizō)
  • Jean 11, 51-52 : Or cela, il ne le dit pas de lui-même; mais, étant grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus allait mourir pour la nation -- et non pas pour la nation seulement, mais encore afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés (diaskorpizō).
  • Jean 16, 32 : Voici venir l’heure - et elle est venue - où vous serez dispersés (skorpizō) chacun de votre côté et me laisserez seul. Mais je ne suis pas seul: le Père est avec moi.

v. 13 car il n’est qu’une personne salariée et n’a pas le souci des brebis.

Littéralement : car une personne salariée il est, et il n’y a pas de souci (melei) chez lui au sujet des brebis.

 
Il y a peu de choses à dire de ce verset qui est une explication du verset précédent : pourquoi la personne salariée abandonne le troupeau et s’enfuit. Nous ne sommes pas surpris d’apprendre qu’elle n’a pas réellement souci du troupeau, puisque seul son salaire l’intéresse. Jean a recours à un mot assez rare pour décrire la situation : melō, qui signifie « ce qui est important pour quelqu’un, avoir du souci pour quelque chose ». Voici quelques exemples dans les évangiles.
  • Marc 4, 38 : Et lui était à la poupe, dormant sur le coussin. Ils le réveillent et lui disent: "Maître, tu ne te soucies (melō) pas de ce que nous périssons?"
  • Luc 10, 40 : Marthe, elle, était absorbée par les multiples soins du service. Intervenant, elle dit: "Seigneur, cela ne te fait rien (melō) que ma soeur me laisse servir toute seule? Dis-lui donc de m’aider."
  • Jean 12, 6 : Mais il dit cela non par souci (melō) des pauvres, mais parce qu’il était voleur et que, tenant la bourse, il dérobait ce qu’on y mettait.

Pour se soucier de quelqu’un, il faut d’abord l’aimer. Le bon pasteur aime, la personne salariée n’aime pas; elle fait le travail pour lequel elle est payée.

v. 14 Moi, je suis le bon berger et je connais celles qui m’appartiennent, et celles-ci me connaissent,

Littéralement : Moi, je suis le berger le bon et je connais (ginōskō) les miennes (ema) et me connaissent (ginōskousi) les miennes (ema)

ginōskō (je connais)
Voilà un verbe que le quatrième évangile utilise abondamment, il est même celui qui l’utilise le plus (Mt = 19; Mc = 11; Lc = 26; Jn = 57). Certains biblistes trouvent chez lui des tendances gnostiques, i.e. des accents qui ressemblent à ce qu’on trouve dans la Gnose, cette secte qui prône le salut par la connaissance. C’est ainsi que la première épitre selon Jean sent le besoin de rectifier les choses : « Qui dit : "Je le connais", alors qu’il ne garde pas ses commandements est un menteur, et la vérité n’est pas en lui. » (1 Jean 2, 4). Il ne suffit pas de connaître, il faut que les actes reflètent notre connaissance. Mais en fait, chez Jean, le mot ginōskō est extrêmement polyvalent, et il s’en sert à toutes les sauces, tout comme son synonyme : oida (savoir). Prenons un échantillon représentatif pour comprendre ce qu’il entend ainsi exprimer.

Expérience ou connaissance profonde de la personne
  • Jean 2, 24-25 : Mais Jésus, lui, ne se fiait pas à eux, parce qu’il les connaissait (ginōskō) tous et qu’il n’avait pas besoin d’un témoignage sur l’homme: car lui-même connaissait (ginōskō) ce qu’il y avait dans l’homme.
  • Jean 5, 42 : mais je vous connais (ginōskō): vous n’avez pas en vous l’amour de Dieu
  • Jean 10, 27 : Mes brebis écoutent ma voix, je les connais (ginōskō) et elles me suivent
  • Jean 8, 52 : Les Juifs lui dirent: "Maintenant nous savons (ginōskō) que tu as un démon
  • Jean 13, 35 : A ceci tous reconnaîtront (ginōskō) que vous êtes mes disciples: si vous avez de l’amour les uns pour les autres."
  • Jean 14, 7-9 : Si vous me connaissez (ginōskō), vous connaîtrez (ginōskō) aussi mon Père; dès à présent vous le connaissez (ginōskō) et vous l’avez vu." Philippe lui dit: "Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit." Jésus lui dit: "Voilà si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas (ginōskō), Philippe? Qui m’a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire: Montre-nous le Père?

Connaissance factuelle des choses, prise de conscience de ce qui se passe

  • Jean 6, 15 : Alors Jésus, se rendant compte (ginōskō) qu’ils allaient venir s’emparer de lui pour le faire roi, s’enfuit à nouveau dans la montagne, tout seul.
  • Jean 11, 57 : Les grands prêtres et les Pharisiens avaient donné des ordres: si quelqu’un savait (ginōskō) où il était, il devait l’indiquer, afin qu’on le saisît
  • Jean 7, 51 : "Notre Loi juge-t-elle un homme sans d’abord l’entendre et savoir (ginōskō) ce qu’il fait!"
  • Jean 12, 9 : La grande foule des Juifs apprit (ginōskō) qu’il était là et ils vinrent, pas seulement pour Jésus, mais aussi pour voir Lazare, qu’il avait ressuscité d’entre les morts
  • Jean 16, 19 : Jésus comprit (ginōskō) qu’ils voulaient le questionner
  • Jean 15, 18 : Si le monde vous hait, sachez (ginōskō) que moi, il m’a pris en haine avant vous

Connaissance intellectuelle, savoir

  • Jean 3, 10 : Jésus lui répondit: "Tu es Maître en Israël, et ces choses-là (il vous faut naître d’en haut), tu ne les saisis (ginōskō) pas?
  • Jean 7, 49 : Mais cette foule qui ne connaît (ginōskō) pas la Loi, ce sont des maudits!

Comprendre la parole de quelqu’un, saisir le sens des événements, bien interpréter

  • Jean 10, 6 : Jésus leur tint ce discours mystérieux mais eux ne comprirent (ginōskō) pas ce dont il leur parlait.
  • Jean 8, 27 : Ils ne comprirent (ginōskō) pas qu’il leur parlait du Père.
  • Jean 12, 16 : Cela, ses disciples ne le comprirent (ginōskō) pas tout d’abord; mais quand Jésus eut été glorifié, alors ils se souvinrent que cela était écrit de lui et que c’était ce qu’on lui avait fait.
  • Jean 13, 7 : Jésus lui répondit: "Ce que je fais, tu ne le sais pas à présent; par la suite tu comprendras (ginōskō)."
  • Jean 13, 28 : Mais cela, aucun parmi les convives ne comprit (ginōskō) pourquoi il le lui disait

Connaissance provenant des yeux de la foi, l’équivalent de croire

  • Jean 6, 69 : Nous, nous croyons, et nous avons reconnu (ginōskō) que tu es le Saint de Dieu
  • Jean 8, 28 : Jésus leur dit donc: "Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez (ginōskō) que Je Suis et que je ne fais rien de moi-même, mais je dis ce que le Père m’a enseigné
  • Jean 10, 38 : mais si je les fais, quand bien même vous ne me croiriez pas, croyez en ces oeuvres, afin de reconnaître (ginōskō) une bonne fois que le Père est en moi et moi dans le Père.
  • Jean 14, 17 : l’Esprit de Vérité, que le monde ne peut pas recevoir, parce qu’il ne le voit pas ni ne le reconnaît (ginōskō). Vous, vous le connaissez (ginōskō), parce qu’il demeure auprès de vous.
  • Jean 14, 20 : Ce jour-là, vous reconnaîtrez (ginōskō) que je suis en mon Père et vous en moi et moi en vous.
  • Jean 16, 3 : Et cela, ils le feront pour n’avoir reconnu (ginōskō) ni le Père ni moi.
  • Jean 17, 3 : Or, la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent (ginōskō), toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ.
  • Jean 17, 7-8 : Maintenant ils ont reconnu (ginōskō) que tout ce que tu m’as donné vient de toi; car les paroles que tu m’as données, je les leur ai données, et ils les ont accueillies et ils ont vraiment reconnu (ginōskō) que je suis sorti d’auprès de toi, et ils ont cru que tu m’as envoyé
  • Jean 17, 25 : Père juste, le monde ne t’a pas connu (ginōskō), mais moi je t’ai connu (ginōskō) et ceux-ci ont reconnu (ginōskō) que tu m’as envoyé.

Le mot « connaître » (ginōskō) n’est donc pas un terme technique avec une signification spécifique. Tout dépend du contexte. Dans le verset qui nous occupe, il sert à décrire la relation intime qui existe entre Jésus et le croyant, et donc la connaissance réciproque qui est possible, ce que nous avons regroupé dans la catégorie : expérience ou connaissance profonde de la personne. Sur le plan animal, cela renvoie à la relation qui s’établit avec le temps entre le maître et son animal, que ce soit la brebis, le chien ou le cheval. Mais plus profondément, sur le plan humain, cela renvoie aux relations de grands amis ou de conjoints ou parents-enfant où l’intimité permet une grande connaissance mutuelle. En un mot, il s’agit d’une connaissance née de l’amour.

ema (les miennes)
Avec emos (un adjectif ou pronom possessif qui se traduit par : mon, ma, mien, mienne, moi, me), nous sommes devant un autre mot qu’utilise abondamment le quatrième évangile, plus que tous les autres (Mt = 38; Mc = 17; Lc = 37; Jn = 133). L’explication de cette utilisation abondante est simple : le quatrième évangile se démarque des autres en étant avant tout un long discours de Jésus; bien sûr, il y a des scènes d’action où Jésus pose un certain nombre de gestes, mais elles sont largement dépassées par celles où Jésus parle. Pour être plus précis, 424 des 877 versets de l’évangile, soit 48%, nous présentent un Jésus qui parle. Alors il ne faut pas se surprendre du nombre de « mon, ma, mien, mienne, moi, me ».

ginōskousi me ta ema (elles me connaissent les miennes)
Nous avons éclairci précédemment la signification de « connaître » (ginōskō) et nous avons fait référence aux relations de grands amis ou de conjoints ou parents-enfant où l’intimité permet une grande connaissance mutuelle. Il nous faut quand même préciser comment les brebis, donc nous les croyants, connaissent le maître ou pasteur. Dans le monde animal, c’est la longue fréquentation du pasteur et les soins qu’il a prodigués qui permet à la brebis de reconnaître le berger parmi tant d’autres. Mais quand est-il de nous, les humains? Pour l’évangéliste, « celui qui fait la vérité vient à la lumière » (Jn 3, 21), et donc accueille Jésus comme pasteur. Mais plus fondamentalement, l’évangéliste dira que celui qui est de Dieu reconnaît en Jésus celui qui vient de Dieu (Jn 8, 47), et que c’est donc Dieu qui amène les gens à s’attacher à Jésus et à accueillir sa parole (Jn 10, 28).

Mais aujourd’hui, dans le monde qui est le nôtre, comment quelqu’un peut-il reconnaître en Jésus le véritable pasteur? C’est ici que les choses deviennent plus complexes. Bien sûr, si on vous posait la question : qui est votre pasteur véritable? Vous répondriez sans hésiter : Jésus. Mais posez la question à un Musulman, et vous aurez une réponse différente. Les réponses seront également différentes pour un Indou, un Bouddhiste, un agnostique, un athée, etc. Cette reconnaissance serait-elle seulement une affaire de culture ou d’éducation? Je ne le crois pas. Reprenons la logique de Jean. L’une des scènes finales de l’évangéliste est celui de Jésus qui souffle sur ses disciples en leur donnant son Esprit, ce que Paul dans son épitre aux Romains exprimera ainsi : « l’amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint Esprit qui nous fut donné » (Romains 5, 5). Quiconque s’ouvre à cet Esprit, même sans pouvoir le nommer, reconnaîtra dans les paroles de Jésus, s’il y est exposé, ou des paroles de quelque témoin authentique, peu importe la religion, les paroles du véritable pasteur. Quelqu’un comme Etty Hillesum ne parlera pas d’Esprit, mais plutôt de vie au plus profond d’elle-même, et c’est ainsi que, toute Juive qu’elle était, elle a reconnu dans les paroles du Nouveau Testament une lumière qui la guidait, sans vraiment nommer Jésus.

v. 15 comme le Père me connaît et que, moi, je connais le Père, et je donne ma vie pour mes brebis.

Littéralement : Comme me connaît (ginōskei) le Père (patēr) et que moi je connais (ginōskō) le Père, et ma vie (psychēn) je la dépose en faveur de mes brebis.

patēr (Père)
Appeler Dieu « Père » est un autre point caractéristique du quatrième évangile (Mt = 41; Mc = 4; Lc = 13; Jn = 75). Dans l’ensemble des évangiles, c’est Jésus seul qui appelle Dieu : Père. Cela définit sa relation avec Dieu, i.e. celui d’un fils vis-à-vis de son père. Ici, cette relation lui permet de parler du degré d’intimité et de connaissance mutuelle.

ginōskei me ho patēr kagō ginōskō ton patera (me connaît le Père et que moi je connais le Père)
Ce qui est étonnant ici, c’est que la relation entre le berger et ses brebis, et donc entre Jésus et nous, est comparée à celle de Jésus et son Père. Ainsi, pour Jean, notre relation à Jésus est sur le même pied que celle qu’il entretient avec Dieu. C’est dire toute sa profondeur.

tēn psychēn mou tithēmi (ma vie je la donne)
On peut s’étonner de l’introduction du thème du don de la vie, alors qu’on parlait précédemment de la connaissance mutuelle entre Jésus et ses brebis, à l’exemple de la connaissance mutuelle de Jésus et son Père : cela apparaît comme un appendice. En fait, cet ajout permet à l’auteur de faire inclusion avec le v. 11 où on donnait la description du bon berger, i.e. celui qui est prêt à donner sa vie pour ses brebis. Nous avons donc une forme de conclusion, et on peut assumer que ce qui suivra amorce un autre sujet.

v. 16 Cependant, j’ai des brebis qui ne sont pas de cet enclos. Celles-là, je dois les conduire et elles écouteront ma voix, et elles deviendront un seul troupeau, et il y aura un seul berger.

Littéralement : et cependant des brebis je possède lesquelles ne sont pas de cet enclos (aulēs). Celles-là il me faut (dei) mener (agagein) et ma voix (phōnēs) ils entendront (akousousin), et ils deviendront un seul (mia) troupeau, (heis) un berger

aulēs (enclos)
Relevons d’abord que le mot aulē est très peu usité dans les évangiles (Mt = 3; Mc = 3; Lc = 2; Jn = 3) et signifie : enclos, bercail, cour intérieure, parvis du temple, maison, palais. Jean est le seul à l’utiliser au sens de « enclos » (10, 1 et ici). Tous les autres cas font référence au palais ou la cour du grand prêtre ou le palais de Pilate, là où Jésus a subi son procès, à l’exception de Luc 11, 21 qui fait partie d’une parabole de Jésus sur un homme qui possède un palais. Pour Jean, cet enclos possède un portier sur laquelle veille un portier (voir 10, 1). Derrière cette image, on devine facilement la communauté chrétienne.

Qui sont ces brebis qui ne sont pas de cet enclos? L’évangéliste nous a habitués à centrer notre attention sur les membres de la communauté qu’il invite à cultiver l’amour fraternel. On trouve chez lui très peu de référence à un monde extérieur à la communauté, sauf aux opposants qu’il appelle souvent « le monde ». Pourtant, il existe quelques références à des gens susceptibles de se joindre un jour à la communauté.

  • Jean 11, 51-52 : Or cela, il (Caïphe) ne le dit pas de lui-même; mais, étant grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus allait mourir pour la nation -- et non pas pour la nation seulement, mais encore afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés.
  • Jean 17, 20-21 : Je ne prie pas pour eux (ceux que Dieu a donnés à Jésus) seulement, mais aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi, afin que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé.

Ainsi, grâce à la prédication missionnaire, d’autres croyants se joindront à la communauté. Mais ces autres semblent restreints aux enfants de Dieu, i.e. au peuple de l’alliance. L’auteur du v. 16 semble s’inspirer de ce passage d’Ézéchiel où le prophète annonce la réunification du royaume du Nord et du Sud pour former le grand Israël.

Ezéchiel 37, 21-24 : Et tu leur diras : Ainsi parle le Seigneur Maître : Voilà que je vais retirer toute la maison d’Israël du milieu des nations où elle est entrée ; je les rassemblerai (synagō) d’entre toutes les contrées d’alentour, et je les ramènerai (eisagō) en la terre d’Israël. Et j’en ferai une (heis) nation dans la terre qui m’appartient et sur les montagnes d’Israël. Et il y aura pour eux un seul (heis) prince, et ils ne formeront plus deux nations, et ils ne seront plus jamais divisés en deux royaumes, Afin de ne plus se souiller de leurs idoles ; et je les préserverai de tous les dérèglements où ils sont tombés, et je les purifierai ; et ils seront mon peuple, et moi, le Seigneur, je serai leur Dieu. Et mon serviteur David sera prince au milieu d’eux ; y aura pour eux tous un seul (heis) pasteur, parce qu’ils marcheront dans la voie de mes ordonnances et qu’ils garderont mes commandements et les pratiqueront.

Celles-là il me faut mener...
Notons d’abord qu’avec le v. 16 nous avons changé de thème. Il ne s’agit plus de l’opposition entre l’employée salarié et le bon pasteur capable de donner sa vie, ainsi que de la relation d’intimité entre le berger et son troupeau. Le berger rassemble son troupeau pour le conduire vers de bons pâturages. Nous sommes devant le guide.

dei (il faut)
L’expression peut surprendre : pourquoi est-ce une obligation? Chez Jean, le verbe deō sert surtout à exprimer le chemin nécessaire pour atteindre un but (sur son utilisation dans les évangiles : Mt = 14; Mc = 12; Lc = 18; Jn = 11; tout cela reflète le fait que Jean l’utilise moins que les autres). Si on élimine les cas où le mot est utilisé au sens très physique de « être lié », on obtient ceci :
  • Jean 3, 7 : Ne t’étonne pas, si je t’ai dit: Il vous faut (deō) naître d’en haut.
  • Jean 3, 14 : Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il (deō) que soit élevé le Fils de l’homme
  • Jean 3, 30 : Il faut (deō) que lui grandisse et que moi je décroisse
  • Jean 4, 24 : Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c’est dans l’esprit et la vérité qu’ils doivent (deō) adorer
  • Jean 9, 4 : Tant qu’il fait jour, il nous faut (deō) travailler aux oeuvres de celui qui m’a envoyé; la nuit vient, où nul ne peut travailler
  • Jean 12, 34 : La foule alors lui répondit: "Nous avons appris de la Loi que le Christ demeure à jamais. Comment peux-tu dire: Il faut (deō) que soit élevé le Fils de l’homme? Qui est ce Fils de l’homme?"
  • Jean 20, 9 : En effet, ils ne savaient pas encore que, d’après l’Écriture, il devait (deō) ressusciter d’entre les morts

Ainsi, naître d’en haut, mourir (être élevé), s’esquiver (lui grandisse... moi je décroisse), travailler tant qu’il fait jour, entrer en relation avec Dieu de manière spirituelle, et non à travers un temple physique, ressusciter, tout cela est le chemin nécessaire pour que se réalise ce que Dieu a voulu. Pour notre verset, Dieu veut rapatrier l’humanité entière, et pour atteindre ce but, il faut un pasteur qui guide son troupeau; c’est absolument nécessaire.

agagein (mener)
Le mot agō (Mt = 7; Mc = 3; Lc = 15; Jn = 14) a la signification banale d’amener quelqu’un. Cela implique soit l’exercice de l’autorité, soit avoir une influence sur quelqu’un. Nous ne pouvons donc préciser d’avantage ce que comporte l’action de conduire.

akousousin (ils entendront)
Le mot akouō (Mt = 57; Mc = 41; Lc = 57; Jn = 54) a souvent chez Jean le sens courant de « entendre », « apprendre ». Mais, de manière fréquente, il se réfère à la prédication de Jésus, et de manière indirecte, à l’évangile de Jean qui veut transmettre cette parole. Cette parole s’adresse donc aux contemporains de Jésus et aux lecteurs de l’évangile, et, de manière surprenante, à ceux qui sont décédés. En s’ouvrant à cette parole, la personne « est passé de la mort à la vie », ne subit pas le jugement mais connaît une vie éternelle. Par contre, il faut se rendre compte que cette parole est dure, et que beaucoup sont incapables de l’accueillir, car seuls ceux qui sont de Dieu, ou de la vérité, ou encore, aiment Jésus, en sont capables. Donnons quelques exemples.
  • Jean 5, 24 : En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute (akouō) ma parole et croit à celui qui m’a envoyé a la vie éternelle et ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à la vie.
  • Jean 5, 25 : En vérité, en vérité, je vous le dis, l’heure vient - et c’est maintenant - où les morts entendront (akouō) la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’auront entendue vivront.
  • Jean 5, 28 : N’en soyez pas étonnés, car elle vient, l’heure où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront (akouō) sa (le Fils de l’homme) voix
  • Jean 6, 45 : Il est écrit dans les prophètes: Ils seront tous enseignés par Dieu. Quiconque s’est mis à l’écoute (akouō) du Père et à son école vient à moi.
  • Jean 6, 60 : Après l’avoir entendu, beaucoup de ses disciples dirent: "Elle est dure, cette parole! Qui peut l’écouter (akouō)?"
  • Jean 8, 43 : Pourquoi ne reconnaissez-vous pas mon langage? C’est que vous ne pouvez pas entendre (akouō) ma parole.
  • Jean 8, 47 : Qui est de Dieu entend (akouō) les paroles de Dieu; si vous n’entendez (akouō) pas, c’est que vous n’êtes pas de Dieu."
  • Jean 12, 47 : Si quelqu’un entend (akouō) mes paroles et ne les garde pas, je ne le juge pas, car je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde.
  • Jean 14, 24 : Celui qui ne m’aime pas ne garde pas mes paroles; et la parole que vous entendez (akouō) n’est pas de moi, mais du Père qui m’a envoyé.
  • Jean 18, 37 : Pilate lui dit: "Donc tu es roi?" Jésus répondit: "Tu le dis: je suis roi. Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute (akouō) ma voix."

Tout au long du quatrième évangile, Jésus répète que ce qu’il proclame ne vient pas de lui, mais qu’il ne fait que reproduire ce qu’il a entendu du Père. De la même manière, l’Esprit qu’il enverra reproduira également ce qu’il a entendu du Père. Ainsi, se dégage l’image que le Père est la source de toute parole, et que Jésus et l’Esprit ne sont que des médiateurs. Mais le corollaire est qu’il n’y pas d’accès direct à Dieu, sinon par Jésus et l’Esprit. Exemples.

  • Jean 5, 30 : Je ne puis rien faire de moi-même. Je juge selon ce que j’entends (akouō): et mon jugement est juste, parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé.
  • Jean 5, 37 : Et le Père qui m’a envoyé, lui, me rend témoignage. Vous n’avez jamais entendu (akouō) sa voix (phōnē), vous n’avez jamais vu sa face
  • Jean 8, 26 : J’ai sur vous beaucoup à dire et à juger; mais celui qui m’a envoyé est véridique et je dis au monde ce que j’ai entendu (akouō) de lui."
  • Jean 8, 40 : Or maintenant vous cherchez à me tuer, moi, un homme qui vous ai dit la vérité, que j’ai entendue (akouō) de Dieu. Cela, Abraham ne l’a pas fait!
  • Jean 14, 24 : Celui qui ne m’aime pas ne garde pas mes paroles; et la parole que vous entendez (akouō) n’est pas de moi, mais du Père qui m’a envoyé.
  • Jean 15, 15 : Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître; mais je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu (akouō) de mon Père, je vous l’ai fait connaître.
  • Jean 16, 13 : Mais quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous introduira dans la vérité tout entière; car il ne parlera pas de lui-même, mais ce qu’il entendra (akouō), il le dira et il vous dévoilera les choses à venir.

Dans la parabole du berger et de ses brebis, l’évangéliste représente à travers la brebis celui qui a accueilli cette parole. Ainsi, on peut assumer que cette personne est de Dieu et de la vérité, qu’elle est capable de distinguer ce qui est de Dieu et de la vérité, et ce qui ne l’est pas. Dans la parabole du berger et de ses brebis, c’est à travers l’image de la voix qu’on fait référence à la parole de Jésus, cette parole qui les guide.

  • Jean 10, 3 : Le portier lui ouvre et les brebis écoutent (akouō) sa voix (phōnē), et ses brebis à lui, il les appelle une à une et il les mène dehors.
  • Jean 10, 4 : Quand il a fait sortir toutes celles qui sont à lui, il marche devant elles et les brebis le suivent, parce qu’elles connaissent sa voix (phōnē).
  • Jean 10, 5 : Elles ne suivront pas un étranger; elles le fuiront au contraire, parce qu’elles ne connaissent pas la voix (phōnē) des étrangers."
  • Jean 10, 8 : Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands; mais les brebis ne les ont pas écoutés (akouō).
  • Jean 10, 27 : Mes brebis écoutent (akouō) ma voix (phōnē), je les connais et elles me suivent;

Le verbe akouō chez Jean
mia poimnē, heis poimēn (un seul troupeau, un berger)
Le quatrième évangile est le seul à promouvoir explicitement l’unité de la communauté (même si, de manière différente, les Actes des Apôtres insisteront que la première communauté chrétienne « n’avait qu’un coeur et qu’une âme » pour expliquer qu’ils mettaient leurs biens en commun : Actes 4, 32). Et surtout, il est le seul à fonder théologiquement la raison de cette unité : elle reflète l’unité entre Dieu et Jésus, et celle des croyants avec Jésus et avec Dieu même. Cette unité proclame l’existence même de Dieu et de son amour pour le monde.
  • Jean 10, 30 : Moi et le Père nous sommes un (heis)
  • Jean 17, 11 : Je ne suis plus dans le monde; eux sont dans le monde, et moi, je viens vers toi. Père saint, garde-les dans ton nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un (heis) comme nous.
  • Jean 17, 20-23 : Je ne prie pas pour eux seulement, mais aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi, afin que tous soient un (heis). Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un (heis) comme nous sommes un (heis): moi en eux et toi en moi, afin qu’ils soient parfaits dans l’unité (heis), et que le monde reconnaisse que tu m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé.

Mais pour réaliser cette unité, il y une seule voie pour Jésus, celle de donner sa vie : « "Vous ne songez même pas qu’il est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière." Or cela, il ne le dit pas de lui-même; mais, étant grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus allait mourir pour la nation -- et non pas pour la nation seulement, mais encore afin de rassembler dans l’unité (heis) les enfants de Dieu dispersés. » (Jean 11, 51-52) La fin de l’évangile insiste sur cette unité qui se maintien malgré la diversité des membres dans cette scène de pêche où, malgré la diversité des poissons, le filet de la communauté ne se brise pas : « Alors Simon-Pierre monta dans le bateau et tira à terre le filet, plein de gros poissons: 153; et quoiqu’il y en eût tant, le filet ne se déchira pas. » (Jean 21, 20).

v. 17 Voilà pourquoi le Père m’aime, car, moi, je donne ma vie, afin de la reprendre de nouveau.

Littéralement : À cause de cela (dia touto) le Père m’aime (agapa) du fait que (hoti) moi je dépose ma vie, afin (hina) de nouveau je la prends (labō).

dia touto (À cause de cela)
Malgré le fait que l’expression semble ordinaire, elle est unique dans les évangiles et n’apparaît qu’ici. Pourtant, les mots, pris individuellement, sont communs. Dia (Mt = 59; Mc = 33; Lc = 39; Jn = 59) est une préposition qui, lorsque suivie de l’accusatif, a un sens causal : à cause de, en vue de, pour. touto (Mt = 30; Mc = 13; Lc = 21; Jn = 52) provient de houtos (Mt = 147; Mc = 79; Lc = 228; Jn = 187 : celui-ci, celle-là, ceci, celà), un mot qui peut être soit un pronom, soit un adjectif démonstratif, décliné ici à l’accusatif neutre. On pourrait se poser la question : quel est le sens de ce « À cause de cela »? Ce « cela », ou le pronom démonstratif touto, renvoie à quoi? Renvoie-t-il à ce qui précède ou à ce qui suit? En français, l’expression sert souvent à introduire une conclusion à ce qu’on vient d’affirmer. Mais ici on voit difficilement comment elle pourrait renvoyer à ce qui précède. Car Jésus vient d’exprimer son projet de rassembler en un seul troupeau l’ensemble des brebis, si bien que l’état final sera un seul troupeau, un seul pasteur. Tout cela est en soi une conclusion, qui n’appelle pas une autre conclusion. Aussi, il est fort probable que « à cause de cela » reçoit sa signification de ce qui suit, ce que confirmera notre analyse de l’amour du Père.

agapa (il aime)
Pour une analyse de l’amour chez Jean et dans toute la Bible, voir le Glossaire. Ce qui étonne ici, c’est que l’amour du Père pour Jésus ait besoin de justification, puisque le verset a été introduit par : voilà pourquoi (dia touto, littéralement : à cause de cela). Quand on examine tous les passages où Jean parle de l’amour du Père pour lui, il s’agit toujours d’un amour inconditionné : Il l’a aimé avant la fondation du monde (17, 24), Il lui a donné la gloire, Il lui a tout remis entre les mains (3, 35), Il lui montre tout ce qu’il fait (5, 20). Pourquoi y aurait-il maintenant des conditions? Examinons la suite.

hoti (du fait que)
La conjonction hoti peut-être utilisée de manière complétive, consécutive ou causale. Ici, en faisant suite à dia touto (voilà pourquoi), elle est clairement une conjonction causale (parce que). Notons au passage que l’évangile selon Jean est celui qui fait le abondamment usage de cette conjonction dans les récits évangéliques (271 fois, soit 40% de tous les cas). À plusieurs reprises dans son évangile, la conjonction a le sens causal. Donnons trois exemples :
  • Jean 1, 15 : Jean lui rend témoignage et il clame: "C’est de lui que j’ai dit: Celui qui vient derrière moi, le voilà passé devant moi, (hoti) parce qu’avant moi il était."
  • Jean 1, 50 : Jésus lui répondit: "(hoti) Parce que je t’ai dit: Je t’ai vu sous le figuier, tu crois!
  • Jean 3, 18 : Qui croit en lui n’est pas jugé; qui ne croit pas est déjà jugé, (hoti) parce qu’il n’a pas cru au Nom du Fils unique de Dieu.

Pourquoi le Père aime Jésus? Parce qu’il donne sa vie. Doit-on alors penser que la mort de Jésus est la condition posée par le Père pour aimer Jésus, si bien que sans cette mort il ne l’aimerait pas? Spontanément, nous savons que c’est absurde, car l’amour est inconditionnel. Alors comment comprendre cette phrase ambigüe? Voici ce je propose. Dans notre langage courant, nous donnons divers sens au mot « aimer ». Ainsi, nous disons parfois : « J’aime ce que tu fais ». Par là, nous exprimons notre appréciation et notre accord devant ce que nous observons, et même notre communion avec la personne qui pose l’action. Cela nous aide à comprendre ce qu’entend exprimer l’évangéliste. À plusieurs reprises, Jésus proclame le parfait accord entre son action et celle du Père : il fait ce que le Père lui montre (5, 20), ses oeuvres reflètent le témoignage du Père (5, 36), si bien qu’il y a parfaite unité entre le Père et le fils (10, 30). Alors, le fait même que Jésus donne sa vie est le reflet de tout cela : en Jésus qui donne sa vie, c’est le Père qui donne sa vie en Jésus. Ainsi, nous pourrions reformuler la phrase de Jean en disant : Voilà pourquoi le Père et moi sommes uns dans l’amour, car je donne ma vie comme le Père donne la sienne à travers moi; bref, à travers Jésus l’amour du Père s’exprime totalement.

hina (afin de)
Ce bout de phrase peut surprendre, car Jésus donnerait sa vie dans le but de la ravoir. Qu’est-ce que c’est que cette histoire? Examinons le sens des mots chez l’évangéliste. Notons d’entrée de jeu que nous sommes devant des mots qu’il affectionne : hina (Mt = 39; Mc = 64; Lc = 46; Jn = 145); lambanō (Mt = 53; Mc = 20; Lc = 21; Jn = 46); palin (Mt = 17; Mc = 28; Lc = 3; Jn = 45). Commençons avec (hina) qui peut avoir un sens final (afin que, afin de, pour), un sens consécutif (de sorte que, si bien que) et complétif (que, c’est-à-dire, à savoir, en sorte que). Quand hina est suivi d’un verbe qui est au subjonctif (comme dans notre verset) ou au futur en grec, il entend exprimer habituellement un but. Donnons quelques exemples :
  • Jean 1, 7 : Il vint pour témoigner, pour (hina, dans le but de) rendre témoignage (martyrēsē, subjonctif) à la lumière, afin que (hina, dans le but de) tous crussent (pisteusōsin, subjonctif) par lui.
  • Jean 7, 3 : Ses frères lui dirent donc: "Passe d’ici en Judée, que (hina, dans le but de) tes disciples aussi voient (theōrēsousin, futur) les oeuvres que tu fais
  • Jean 7, 32 : Ces rumeurs de la foule à son sujet parvinrent aux oreilles des Pharisiens. Ils envoyèrent des gardes pour (hina, dans le but de) le saisir (piasōsin, subjonctif).

Ainsi, ce qui suit hina entend exprimer dans quel but Jésus donne sa vie.

labō (je prends)
Le mot grec signifie : prendre, recevoir, accueillir. Sur les 46 emplois du mot lambanō chez Jean, 28 peuvent être traduits par « recevoir, accueillir », et 18 par « prendre ». Il est important de préciser la signification du mot, car il y a quelque chose de surprenant à entendre que Jésus, après avoir donné sa vie, et donc après avoir connu la mort, « reprend » sa vie comme s’il était en plein contrôle, ayant donc une prérogative qu’aucun humain ne possède. On a l’impression d’avoir ici le vocabulaire de l’ancien catéchisme qui parlait de Jésus qui se ressuscite lui-même. Pourtant, l’ensemble du Nouveau Testament est pratiquement unanime à dire que c’est Dieu qui a redonné vie à Jésus (« Dieu l’a ressuscité des morts: nous en sommes témoins. », Actes 3, 15). On comprend donc l’importance de bien interpréter lambanō.

L’évangéliste se sert d’abord de lambanō en référence à la personne de Jésus, ou à sa parole, ou au témoignage sur lui, ou à celui qu’il envoie, qu’il faut accueillir (1, 12; 3, 11; 5, 43; 12, 48; etc.). Il fait aussi référence à l’Esprit que nous sommes appelés à accueillir (20, 22). Nous sommes donc devant une réalité qui nous est donnée et qu’il s’agit d’accueillir. Il y a cependant trois cas où c’est Jésus qui est le sujet du verbe :

  • Jean 5, 34 : Non que je reçoive (lambanō ) le témoignage d’un homme; si j’en parle, c’est pour votre salut
  • Jean 5, 41 : De la gloire, je n’en reçois (lambanō ) pas qui vienne des hommes
  • Jean 10, 18 : tel est le commandement que j’ai reçu (lambanō ) de mon Père

Ainsi, Jésus reçoit de son Père le témoignage, la gloire et le commandement.

Pourtant, le même mot est utilisé dans le sens de « prendre ». Examinons ces différentes utilisations en dehors des versets 17 et 18 de notre péricope.

  • Jésus est sujet de l’action : il prend du pain (6, 11; 21, 13), il prend une bouchée (13, 26), il prend du vinaigre (19, 30), il prend un linge ou son vêtement (13, 4.12)
  • Les disciples veulent le prendre dans le bateau alors qu’il marche sur l’eau (6, 21)
  • Judas prend une bouchée (13, 30), puis il prend une cohorte et des gardes pour arrêter Jésus (18, 3)
  • Pilate prend Jésus pour le flageller (19, 1), il dit aux Juifs de le prendre (18 31; 19, 6), les soldats lui prennent ses vêtements (19, 23), ou prennent son corps pour lui faire une sépulture (19, 40).
  • Enfin, Marie prend une livre de parfum de nard très pur pour oindre les pieds de Jésus (12, 3) et les gens de Jérusalem prennent des rameaux de palmier pour accueillir Jésus (12, 13).

On constate donc que l’évangéliste utilise ce terme au sens de « manipuler » un objet ou une personne (une livre de parfum, des rameaux de palmier, linge, pain, bouchées, une cohorte et des gardes, Jésus lui-même), mais aussi au sens de consommer (vinaigre), et de recevoir (dans le bateau). « Prendre » ou « Prendre de nouveau / reprendre » n’a pas ainsi le sens de « être fort, dominer, s’emparer de, se saisir de, être maître de » qui est exprimé en grec par krateō. Il n’a pas non plus de sens de « tenir, prendre, saisir, arrêter, capturer » qui est exprimé en grec par piazō. Pourquoi insister sur ce point? Il serait facile de traduire l’affirmation de Jean sur Jésus qui reprend sa vie comme ceci : Jésus domine totalement la situation, il est le maître de la vie, et il n’y a aucun problème chez lui pour en prendre de nouveau possession, si bien que sa mort est un bref intermède qui frise le théâtre, car Jésus est toujours en contrôle. Même si le langage de Jean s’y prête parfois, une telle affirmation contredit le coeur de la foi chrétienne. Alors quel sens donner à l’expression « afin de la reprendre (lambanō ) de nouveau (palin) »? On pourrait rapprocher cette expression d’une phrase de Jean lors de son dernier repas.

  • Jean 13, 12 : Quand il leur eut lavé les pieds, qu’il eut repris (lambanō ) ses vêtements et se fut mis de nouveau (palin) à table

Reprendre la vie est comme remettre un vêtement : il y a un mouvement logique qui part d’un vêtement qu’on dépose (Jean dit textuellement : Le bon berger dépose (tithēmi) sa vie pour ses brebis, v. 11), et celui où on le reprend ou remet. Saint Paul utilise la même image pour parler de résurrection, i.e. celle de revêtir un nouveau vêtement :

  • 1 Corinthiens 15, 53 : Il faut, en effet, que cet être corruptible revête (endyō) l’incorruptibilité, que cet être mortel revête (endyō) l’immortalité.

Il nous reste un dernier problème à résoudre : dans quel sens interpréter l’affirmation que Jésus donne sa vie dans le but de la reprendre? N’y a-t-il pas quelque chose de bizarre à dire : je vais perdre cet objet parce que ça va me permettre de le retrouver? Il faut entrer ici dans le langage de l’évangéliste. Nous savons très bien que donner sa vie, mourir, ne peut être un but en soi. Si on donne sa vie, c’est dans un but supérieur. Pour l’évangéliste, le don de sa vie par Jésus est un geste d’amour qui lui permet de retrouver la « gloire » qu’il avait auprès de son Père, qui lui permet de donner l’Esprit à l’humanité entière, et donc lui permet de mettre en oeuvre cette immense force qui rassemblera l’humanité en une seule communauté. Ainsi, faut-il traduire l’affirmation de Jean comme ceci : je donne ma vie afin d’accéder à cette vie qui transformera l’humanité.

v. 18 Personne ne me l’enlève, mais c’est moi qui la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner, et celui de la reprendre. Tel est le précepte que j’ai reçu de mon père.

Littéralement : Personne ne l’enlève (airei) de moi, mais moi, je la dépose de moi-même. Le pouvoir (exousian) je possède de la déposer, et le pouvoir (exousian) je possède de nouveau de la prendre. Tel est le commandement (entolēn) que j’ai reçu de mon père.

airei (il l’enlève)
Le quatrième évangile est celui qui utilise le plus le verbe airō parmi les évangélistes : Mt = 17; Mc = 17; Lc = 17; Jn = 23. Il signifie : lever, soulever, élever, dresser, porter, emporter, supprimer. On pourrait résumer ainsi ses emplois.
  • Au sens de soulever : l’infirme soulève son grabat (5, 8-12), Jésus soulève l’âme (la tient en suspens, 10, 24)
  • Au sens de lever : Jésus lève les yeux (11, 41); les gens lèvent /ramassent des pierres pour les jeter à Jésus (8, 59)
  • Au sens d’enlever : Jésus est l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde (1, 29); le Père enlève les sarments qui ne portent pas de fruit (15, 2); personne ne peut enlever la joie du disciple (16, 22); Jésus ne demande pas d’enlever les disciples du monde (17, 15); on enlève de la croix le corps des trois crucifiés (19, 31), ainsi que celui de Jésus (19, 38); Marie de Magdala constate que la pierre du tombeau est enlevée (20, 1); elle se plaint qu’on a enlevé le corps de Jésus (20, 2.13) et demande au jardinier où il se trouve pour pouvoir aller l’enlever (20, 15)
  • Enfin, au sens de supprimer : les Juifs crient à Pilate à propos de Jésus : Supprime-le! Supprime-le! (19, 15)

Encore une fois, comme on le constate, airō reçoit de multiples significations et doit être interprété selon son contexte. On peut néanmoins rapprocher notre v. 18 de 16, 22 : « Vous aussi, maintenant vous voilà tristes; mais je vous verrai de nouveau et votre coeur sera dans la joie, et votre joie, nul ne vous l’enlèvera ». La vie, comme la joie, n’est pas une réalité sur laquelle les autres peuvent avoir prise, et en ce sens, personne ne peut la voler ou l’enlever. Bien sûr, nous sommes à un niveau plus profond que la vie physique. Ainsi, pour l’évangéliste, la mort de Jésus a été un geste totalement libre. De là découle toute sa valeur.

exousian (pouvoir)
Quel est exactement le sens de exousia? Encore une fois, nous avons l’impression d’être devant l’image de quelqu’un qui contrôle tout. Le mot lui-même signifie : permission, droit, autorité, pouvoir. Quand on regarde de près l’utilisation de ce mot chez l’évangéliste, on peut regrouper les textes en deux catégories :
  • Quand il a le sens de capacité : selon le narrateur, le Verbe donne à ceux qui l’ont accueilli la capacité d’être enfant de Dieu (1, 12) ; selon Jésus, le Père a donné au Fils de l’homme la capacité d’exercer le jugement (5, 27) et il lui a donné la capacité de donner la vie éternelle au croyant (17, 2)
  • Quand il a le sens d’autorité : Pilate se vante d’avoir l’autorité de relâcher ou de crucifier Jésus (19, 10), auquel Jésus réplique que cette autorité vient de Dieu (19, 11)

Ainsi, quand il s’agit de Jésus, il s’agit toujours de capacité, et jamais de pouvoir légal ou politique. Aussi, faut-il interpréter la phrase de Jésus comme sa capacité de donner librement sa vie et de la retrouver par la suite. Mais cela nous laisse tout de même avec la question : en quel sens Jésus a-t-il la capacité de retrouver la vie. C’est ici que vient la tentation pour certains de dire : comme il est Fils de Dieu, il peut se redonner la vie. Ce serait passer totalement à côté de ce que l’évangéliste est en train de dire. En accord avec l’ensemble du Nouveau Testament, Jésus meurt vraiment et c’est Dieu qui le ressuscite pour Jean. Mais, la vie de Jésus est tellement en accord avec la parole et l’amour reçu du Père, la communion est tellement totale, que la vie même de Dieu ne le quitte jamais, et c’est elle qu’il retrouve par delà la mort, et donc, en quelque sorte, qu’il « reprend ». Voilà la capacité des fils de Dieu.

entolēn (commandement)
Le mot entolē signifie : ordre, commandement, précepte. Le quatrième évangile est celui qui en fait le plus usage parmi les évangiles : Mt = 6; Mc = 6; Lc = 4; Jn = 10. Et si, à cela, on ajoute toute la tradition johannique, i.e. ses trois lettres, on se retrouve avec un total de 28 emplois. Aussi importe-t-il de bien comprendre sa signification. Nos Bibles traduisent habituellement entolē par commandement, ce qui lui donne une connotation un peu militaire. Dans la tradition juive ce mot est la traduction grecque de l’hébreu miṣwâ , qui signifie commandement, mais un commandement qui découle des dix paroles reçues au Sinaï et inscrites sur les deux tables d’alliance (Exode 34, 28) : le don de ces paroles appelle une réponse qui prend la forme d’un commandement, mais un commandement qui est source de vie; c’est ce que reflète clairement le Deutéronome : « Du ciel il t’a fait entendre sa voix pour t’instruire, et sur la terre il t’a fait voir son grand feu, et du milieu du feu tu as entendu ses paroles ... Garde ses lois et ses commandements que je te prescris aujourd’hui, afin d’avoir, toi et tes fils après toi, bonheur et longue vie sur la terre que Yahvé ton Dieu te donne pour toujours » (Dt 4, 36.40). Examinons brièvement entolē dans la tradition johannique.
  • Il est très souvent utilisé au pluriel avec l’expression « garder ses commandements » (Jean 14, 15.21; 15, 10; 1 Jean 2, 3-4; 3, 22.24; 5, 2-3; 2 Jean 1, 6). Il s’agit dans la majorité des cas de garder les commandements de Jésus, mais quelques fois de garder les commandements de Dieu Père (1 Jean 5, 2-3; 2 Jean 1, 6). Garder les commandements est le signe qu’on aime Jésus (Jean 14, 15.21; 15, 10), il est la confirmation qu’on le connaît (1 Jean 2, 3-4), et il permet au croyant d’avoir une réponse à sa prière, car il fait ce qui est agréable à Dieu (1 Jean 3, 22). On chercherait en vain une liste de ces commandements. Car en fait, parler des « commandements » est une façon de se référer à toutes les paroles de Jésus comme on le voit dans ce passage ou « commandement » et « parole » sont utilisés de manière synonyme : « Qui dit: "Je le connais", alors qu’il ne garde pas ses commandements est un menteur, et la vérité n’est pas en lui. Mais celui qui garde sa parole, c’est en lui vraiment que l’amour de Dieu est accompli » (1 Jean 2, 4-5).

  • Il est également utilisé un certain nombre de fois au singulier en référence à un commandement de Jésus (2 Jean est le seul à l’attribuer également à Dieu Père), et c’est toujours pour désigner le commandement de l’amour fraternel (Jean 13, 4; 15, 2; 1 Jean 2, 7-8; 3, 23; 4, 21; 2 Jean 1, 5-6). Quel est le lien entre ce commandement unique et l’ensemble des autres commandements? 2 Jean 1, 6 répond à cette question : « L’amour consiste à vivre selon ses commandements. Et le premier commandement, ainsi que vous l’avez appris dès le début, c’est que vous viviez dans l’amour ».

  • Enfin, il y a le cas unique où Jésus parle du commandement reçu de son Père.
    • Jean 10, 18 : Personne ne me l’enlève; mais je la donne de moi-même. J’ai pouvoir de la donner et j’ai pouvoir de la reprendre; tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père."
    • Jean 12, 49 : car ce n’est pas de moi-même que j’ai parlé, mais le Père qui m’a envoyé m’a lui-même donné le commandement de ce que j’avais à dire et à faire connaître;
    • Jean 12, 50 : et je sais que son commandement est vie éternelle. Ainsi donc ce que je dis, tel que le Père me l’a dit je le dis."

    De manière claire, « commandement » faire référence à cette parole reçu du Père : cette parole guide l’enseignement et l’action de Jésus. Il s’agit moins d’un ordre qu’une communion à ce qui provient de Dieu Père.

Ainsi, quand Jésus dit : Tel est le précepte que j’ai reçu de mon Père, il se trouve à dire : par moi se prolonge l’amour du Père, en moi son amour va jusqu’à accepter la mort pour renaître à la vie éternelle. Cet amour est tellement fort qu’il prend la forme d’un précepte ou d’un commandement.

  1. Analyse de la structure du récit

    L’analyse de la structure révèle certains heurts et incohérences. Nous allons donc tenter d’établir la structure du texte actuel, avant d’examiner l’hypothèse de M.-E. Boismard.

    3.1 Structure du texte actuel

    1. Jésus comme bon berger (11-15)
      1. Affirmation centrale : Je suis le bon berger (11a)
      2. Première justification :
        1. Positive : Le bon berger donne sa vie pour ses brebis (12a)
        2. Par son contraire : La personne salariée abandonne son troupeau en danger (12b – 13)
      3. Nouvelle affirmation centrale : Moi, je suis le bon berger (14a)
      4. Deuxième justification :
        1. Positive : et je connais celles qui m’appartiennent, et celles-ci me connaissent (14b)
        2. Comparaison : à l’exemple de la connaissance mutuelle de Jésus et de son Père (15a)
      5. Reprise de la première justification : et je donne ma vie pour mes brebis (15b)

    2. Mission de Jésus de constituer un seul troupeau (16)
      1. Fait : certains de ses brebis ne sont pas dans le même enclos (16a)
      2. Mission : le conduire au son de sa voix au même enclos (16b)
      3. État final: un troupeau, un berger (16c)

    3. Explication de l’amour du Père pour Jésus (17-18)
      1. Jésus donne sa vie pour la reprendre de nouveau (17b)
      2. Il s’agit d’un geste libre (18a)
      3. Jésus a cette capacité (18b)
      4. Jésus accomplit ainsi la parole reçue du Père (18c)

    L’analyse de la structure actuelle fait apparaître un texte qui n’est pas fluide et semble avoir connu des ajouts. On s’attendrait à un texte court autour du thème du bon berger qui sait donner sa vie pour ses brebis, contrairement au mercenaire. Mais d’autres thèmes viennent s’y agglutiner, comme celui de l’unité du troupeau, celui de la connaissance mutuelle du berger et des brebis, ainsi que celui de l’amour du Père pour Jésus. De plus, dans certains cas, une phrase est prolongée alors qu’on s’attendait à ce qu’elle se termine : par exemple, les v. 14-15 présentent une deuxième justification sur l’affirmation du bon berger axée sur la connaissance mutuelle entre le berger et le berger, puis, de manière surprenante, on voit une reprise de la première justification au v. 15b (voir A.e).

    3.2 Reconstitution de l’évolution de la péricope

    Selon M.-E. Boismard (M. E. Boismard, A. Lamouille, Synopse des quatre évangiles, T. III - L’évangile de Jean : Paris, Cerf, 1977, p. 266), cette péricope aurait d’abord eu cette forme.

    11b Le bon berger donne sa vie pour ses brebis.
    12 La personne salariée abandonne les brebis et s’enfuit, lorsqu’elle voit venir le loup – et le loup s’en empare et les disperse
    14a Moi, je suis le bon berger
    15b et je donne ma vie pour mes brebis.
    28 (je leur donne la vie éternelle; elles ne périront jamais et nul ne les arrachera de ma main)

    Dans sa forme originelle, le texte apparaît beaucoup plus fluide et est axé autour d’un seul thème : celui du berger qui est prêt à donner sa vie pour ses brebis. Il commence par la description du berger qui est prêt à donner sa vie pour ses brebis, contrairement à la personne salariée. Ensuite, la parabole est appliquée à Jésus qui est ce bon berger. On aura remarqué que Boismard ajoute le v.28 au texte originel, car il aurait été déplacé plus tard à la fin de cette séquence sur le bon berger. Cette première version de la parabole du berger serait l’oeuvre de l’auteur qu’il identifie à Jean II-A. Ce dernier, vivant probablement en Palestine, avec l’araméen comme langue maternelle, nous aurait donné sa composition vers les années 60-65.

    Ce texte originel aurait par la suite subi les transformations de Jean II-B (le même auteur que Jean II-A, mais à une date et un lieu différents) que nous marquons en bleu, et de Jean III (un auteur différent) que nous marquons en rouge.

    Jean II-AJean II-BJean III
    11a  Je suis le bon berger.
    11b Le bon berger donne sa vie pour ses brebis.
    12a La personne salariée,
    12b  qui n’est pas le berger et à qui les brebis n’appartiennent pas,
    12c abandonne les brebis et s’enfuit, lorsqu’elle voit venir le loup –
    13  car elle n’est qu’une personne salariée et n’a pas le souci des brebis.
    14a Moi, je suis le bon berger
    14bet je connais celles qui m’appartiennent, et celles-ci me connaissent,
    15acomme le Père me connaît et que, moi, je connais le Père,
    15b et je donne ma vie pour mes brebis.
    16  Cependant, j’ai des brebis qui ne sont pas de cet enclos. Celles-là, je dois les conduire et elles écouteront ma voix, et elles deviendront un seul troupeau, et il y aura un seul berger.
    17Voilà pourquoi le Père m’aime, car, moi, je donne ma vie, afin de la reprendre de nouveau.
    18Personne ne me l’enlève, mais c’est moi qui la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner, et celui de la reprendre. Tel est le précepte que j’ai reçu de mon Père.
    28 (je leur donne la vie éternelle; elles ne périront jamais et nul ne les arrachera de ma main)

    Ce Jean II-B serait le même que Jean II-A, en raison de l’unité de vocabulaire et de style. Mais sa composition se situerait beaucoup plus tard, vers l’an 95, après l’expulsion des synagogues des chrétiens d’origine juive. Et surtout, le lieu de composition est différent, probablement en Asie Mineure (la Turquie actuelle), plus précisément Éphèse. Il semble subir l’influence des lettres de Paul. Et il est probablement l’auteur des épîtres johanniques. Dans notre parabole du bon berger, il introduit l’un de ses thèmes favoris, celui de la relation du Jésus avec son Père. Cette relation est d’abord marquée par la connaissance mutuelle qui déteint ensuite sur la relation de Jésus avec ceux qui croient en lui (14b et 15a); Jean II-B est l’homme de la vie intérieure. Cette relation est aussi marquée par l’amour (il est le seul à parler de l’amour de Dieu pour Jésus : 3, 35; 15, 9; 17, 23.24.26), et cet amour explique le fait que Jésus accepte librement de donner sa vie (17-18). Cette dernière idée est présentée sous forme de chiasme.

    17 A Voilà pourquoi le Père m’aime(L’action du Père)
         Bcar, moi, je donne ma vie
    Afin de la reprendre de nouveau.
    (mort – résurrection)
    18 C Personne ne me l’enlève,
    J’ai le pouvoir de la donner
    (un geste totalement libre)
         B1J’ai le pouvoir de la donner
    Et celui de la reprendre nouveau
    (mort – résurrection)
         A1 Tel est le précepte que j’ai reçu de mon Père(L’action du Père)

    Dans un chiasme, c’est la partie centrale (ici, la partie C), qui donne le sens de l’ensemble : le don de sa vie par Jésus fut un geste totalement libre.

    Quant à Jean III, il appartenait probablement à l’école « johannique » et vivait sans doute à Éphèse. Son intervention dans la composition finale de l’évangile se situerait autour de l’année 100. Selon son habitude, il aime les gloses explicatives, qui souvent alourdissent le texte. C’est ainsi qu’il sent le besoin d’expliquer par deux fois qu’une personne salariée n’est pas vraiment un berger, car les brebis ne lui appartiennent pas, et donc n’en a pas vraiment souci (12b et 13); Jean III craint sans doute des problèmes de compréhension du texte chez son auditoire qui a peut-être peu d’expérience pastorale. Dans la même veine, il a ajouté l’introduction : « Je suis le bon berger », pour expliquer d’entrée de jeu que la parabole qui suit entend expliquer pourquoi Jésus est le bon pasteur; pour lui, il n’était pas suffisant de commencer par une parabole et ensuite l’appliquer à Jésus.

  2. Analyse du contexte

    4.1. Contexte éloigné (7, 1 – 10, 21)

    • À qui Jésus s’adresse-t-il? Où se trouve-t-il? Quelle atmosphère règne-t-il? Pour répondre à ces questions, il faut remonter jusqu’au début du chapitre 7 où l’évangéliste nous situe géographiquement (v. 1) et dans le temps (v. 2). D’ailleurs, il nous annonce un nouveau chapitre avec l’expression « Après cela » qui introduit le chapitre sept. Cet ensemble se poursuit jusqu’à 10, 21, puisque 10, 22 nous présente une nouvelle indication de temps qui semble amorcer un nouveau chapitre : « Il y eut alors la fête de la Dédicace à Jérusalem. C’était l’hiver. » Prenons donc 7, 1 – 10, 21 comme notre contexte éloigné.

    • Où Jésus se trouve-t-il? À quel moment? Jean 7, 1-2 nous indique que Jésus parcourt la Galilée, évitant la Judée où des Juifs l’attendent pour le tuer. Mais la fête juive des Tentes est proche. Rappelons qu’il s’agit d’une fête automnale associée aux récoltes où on campait dans des huttes de branchage, l’équivalent de notre fête d’action de grâce. La fête religieuse se terminait le septième jour avec le rite de libation de l’eau puisée à Siloé pour demander la pluie. Or, les frères de Jésus l’invite à se rendre à la fête à Jérusalem. Mais Jésus refuse en prétextant que son heure n’est pas venue. Mais après leur départ, il montera à Jérusalem en secret, si bien qu’on le retrouve au temple en train d’enseigner (7, 14) dès le matin (8, 2), dormant la nuit au mont des Oliviers (8, 1). Mais au moment où commence la parabole du berger, Jésus n’est plus au temple, mais toujours à Jérusalem sans qu’on sache exactement à quel endroit.

    • À qui s’adresse-t-il? La parabole du berger fait suite à la guérison de l’aveugle-né (9, 1 – 39). Or, des Pharisiens ont entendu la conversation de Jésus avec l’aveugle-né, en particulier l’affirmation que sa mission consiste à rendre la vue à ceux qui ne voient pas, et aveugles ceux qui prétendent voir. Les Pharisiens se sentent visés et posent la question à Jésus : « Sommes-nous aveugles? » La réponse de Jésus est simple : oui, parce vous prétendez voir. Et c’est ici que commence la parabole du berger.

    • Quelle est l’atmosphère? Nous sommes en pleine controverse. Le ton est donné dès le début : « il n’avait pas pouvoir de circuler en Judée, parce que les Juifs cherchaient à le tuer » (7, 1). Cette atmosphère se poursuivra dans les chapitres qui suivent avec des expressions comme « Pourquoi cherchez-vous à me tuer? » (7, 19); « N’est-ce pas lui qu’ils cherchent à tuer? » (7, 25); « Ils cherchaient alors à le saisir » (7, 30); « Ils envoyèrent des gardes pour le saisir » (7, 32); « Certains d’entre eux voulaient le saisir » (7, 44); « vous cherchez à me tuer, parce que ma parole ne pénètre pas en vous » (8, 37); « Maintenant nous savons que tu as un démon » (8, 52); « Ils ramassèrent alors des pierres pour les lui jeter » (8, 59). En même temps, Jésus fait un certain nombre d’affirmations : « Ma doctrine n’est pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé » (7, 16); « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive » (7, 37); « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera » (8, 31); « En vérité, en vérité, je vous le dis, si quelqu’un garde ma parole, il ne verra jamais la mort. » (8, 51); « C’est pour un discernement que je suis venu en ce monde: pour que ceux qui ne voient pas voient et que ceux qui voient deviennent aveugles » (9, 39). Ainsi, d’une part, alors que Jésus affirme apporter la parole même de Dieu, d’être la lumière et l’eau qui apporte la vie éternelle, il reçoit d’autre part l’opposition croissante des Juifs qui se réclament de Moïse comme leur guide.

    • Tout cela donne une couleur à la parabole du berger. Étant donné le contexte polémique, le bon berger s’oppose à la figure de Moïse mise de l’avant par les Juifs : il opère en quelque sorte une scission. Ce contexte colore également les brebis de ce berger : comme la majorité des Juifs refusent son enseignement, les brebis deviennent un petit groupe de croyants qui se détachent de l’ensemble du peuple.

    4.2. Contexte proche (10, 1-21)

    • Voici la séquence des récits. Nous avons mis entre parenthèses des ajouts au texte originel, en caractère gras notre péricope.

      1. Parabole du berger et du voleur (10, 1-6)
        1. Le voleur n’entre pas par la porte
        2. Le berger entre par la porte
        3. Les brebis entendent et connaissent sa voix, et le suivent
        4. Les brebis ne suivront pas un étranger
      2. Explication de la parabole (10, 7-10)
        1. C’est Jésus le berger des brebis
        2. Tous ceux venus avant lui étaient des voleurs
        3. (Jésus est la porte par laquelle il faut passer pour être sauvé)
        4. Le voleur apporte la mort, Jésus apporte la vie
      3. Le bon berger (10, 11-18)
        1. Le bon berger donne sa vie pour ses brebis tandis que le salarié les abandonne devant le danger
        2. Jésus est ce bon berger qui donne sa vie pour ses brebis
        3. (Jésus doit rassembler d’autres brebis qui ne sont pas de cet enclos)
        4. (Le Père aime Jésus car il donne sa vie librement)
      4. Division chez les Juifs (10, 19-21)
        1. Scissions chez les Juifs à cause de ces paroles
        2. Certains disent : il a un démon, il délire
        3. D’autres disent : un démon ne peut ouvrir les yeux d’un aveugle

    • Il ressort de tout cela que les paraboles sur le berger sont bien insérées dans le contexte polémique : la finale fait référence à la guérison de l’aveugle-né, et les gens sont divisés à son sujet tout comme dans l’ensemble 7, 1 – 10, 21. Le voleur et la personne salariée qui n’a pas vraiment souci des brebis fait référence aux Pharisiens. Dans ce contexte, Jésus se présente comme le vrai berger qui ne prend pas des détours pour entrer dans l’enclos et dont les brebis connaissent la voix. Il est prêt à donner sa vie pour que ses brebis trouvent la vie. Tout cela avertit l’auditeur qu’il a un choix à faire : se laisser guider par Jésus envers ou contre tous, ou suivre la majorité des gens.

  3. Analyse des parallèles

    • Il n’existe pas de parallèle du récit du bon berger dans les évangiles : ce récit est unique au quatrième évangile. Il arrive dans les synoptiques que le croyant soit comparé à des brebis (Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups, Mt 10, 16), ou encore que la brebis soit l’image de son action pastorale (il vit une foule nombreuse et il en eut pitié, parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger, Mc 6, 34), ou encore, que l’image du pasteur soit appliquée indirectement à Jésus (Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées, Mc 14, 27 || Mt 26, 31). Mais jamais Jésus n’est présenté clairement comme le bon berger en opposition aux mauvais bergers. Néanmoins, nous allons mettre en parallèle quelques thèmes similaires. Tout cela fera ressortir la singularité du quatrième évangile.

      Jean 10, 11-18Textes synoptiques
      11 Je suis le bon berger. Le bon berger donne sa vie pour ses brebis. 12 La personne salariée, qui n’est pas le berger et à qui les brebis n’appartiennent pas, abandonne les brebis et s’enfuit, lorsqu’elle voit venir le loup – et le loup s’en empare et les disperse, 13 car elle n’est qu’une personne salariée et n’a pas le souci des brebis. (Marc 14, 27.50-52) Et Jésus leur dit: "Tous vous allez succomber, car il est écrit: Je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées... Et, abandonnant Jésus, les disciples prirent tous la fuite. Un jeune homme le suivait, n’ayant pour tout vêtement qu’un drap, et on le saisit; mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu.
      14 Moi, je suis le bon berger et je connais celles qui m’appartiennent, et celles-ci me connaissent, 15 comme le Père me connaît et que, moi, je connais le Père, et je donne ma vie pour mes brebis. (Luc 10, 22 || Matthieu 11, 27) Tout m’a été remis par mon Père, et nul ne sait qui est le Fils si ce n’est le Père, ni qui est le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler.
      16 Cependant, j’ai des brebis qui ne sont pas de cet enclos. Celles-là, je dois les conduire et elles écouteront ma voix, et elles deviendront un seul troupeau, et il y aura un seul berger.(Matthieu 15, 24) Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël

      (Matthieu 28, 19) Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit

      17 Voilà pourquoi le Père m’aime, car, moi, je donne ma vie, afin de la reprendre de nouveau. 18 Personne ne me l’enlève, mais c’est moi qui la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner, et celui de la reprendre. Tel est le précepte que j’ai reçu de mon Père.(Marc 8, 35) Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera.

      (Marc 10, 45) Aussi bien, le Fils de l’homme lui-même n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude.

    • La mise en parallèle de certains textes des évangiles synoptiques ne fait que mettre en relief le caractère unique de l’évangile selon Jean.

      • Contrairement à Jean où Jésus se présente comme le berger qui n’abandonne jamais ses brebis, les synoptiques insistent sur l’abandon par les brebis de leur berger. Mais, d’une certaine façon, ils confirment l’affirmation de Jean : en l’absence du berger, les brebis sont dispersés; le berger était ce ciment qui maintenait ensemble le troupeau.

      • Jean tout autant que les synoptiques affirment la connaissance mutuelle du Père et du Fils. Mais, alors qu’il s’agit là d’un thème récurrent chez Jean, il apparaît très rarement chez les synoptiques. En fait, ce que nous présentent Luc et Matthieu provient de la source Q. De plus, dans ce dernier cas, la connaissance mutuelle porte moins sur la vie d’intimité entre le Père et le Fils, que sur le fait qu’en révélant le Royaume aux touts petits, Jésus transmet la vision de son Père.

      • Il y a chez Matthieu une tension entre une mission limitée au peuple juif, et celle qui s’ouvre au monde entier : l’une appartient au ministère de Jésus, l’autre à l’Église après sa résurrection. Chez Jean, les frontières ne sont pas clairement explicitées. Jean 12, 20-25 raconte l’arrivée des Grecs, à laquelle Jésus répond en faisant allusion à sa mort prochaine, une façon de dire que cette ouverture au monde passe par sa mort-résurrection. Mais notre passage de la parabole du berger se limite peut-être aux autres Juifs qui ne se sont pas encore joints à la communauté; mais il est difficile de trancher.

      • Jean comme les synoptiques insistent pour affirmer la valeur salvifique du don de sa vie en général, et du don de sa vie par Jésus en particulier. Mais ce qu’il y a d’unique chez Jean est son insistance sur le choix totalement libre de Jésus, et que ce don de sa vie reflète l’identité même de Dieu.

  4. Intention de l'auteur en écrivant ce passage

    • Nous parlons d’auteur, mais nous savons très bien que plus d’un a pu contribuer au texte final; un ouvrage si important comme un évangile a pu connaître plusieurs éditions. Ce qui nous intéresse est le produit final.

    • Notre récit s’insère dans un contexte polémique. Le dialogue avec les Juifs semble rompu. Les chrétiens d’origine juive qui avaient l’habitude de fréquenter la synagogue et de discuter avec leur coreligionnaire se voient maintenant exclus de leur lieu de prière. Ce conflit se reflète tout au long de l’évangile. Qui connaît mieux Dieu: Moïse ou Jésus? Qui doit-on suivre? Qui est en mesure d’indiquer le chemin vers la vie et la lumière? Quelle est la véritable communauté des enfants de Dieu? Et voilà que l’évangéliste introduit cette parabole du bon berger pour ensuite mettre dans la bouche de Jésus cette affirmation : « Je suis le bon berger ». Cette affirmation n’entend pas seulement opposer Jésus aux Pharisiens et à tous ceux qui se réclament de Moïse, mais en faisant référence à l’expression « Je suis », associée à Dieu dans l’Ancien Testament, elle fait de Jésus l’image même de Dieu : en Jésus, c’est Dieu même que nous voyons; en Jésus, Dieu assume son rôle de berger de son peuple.

    • Pour qui n’est pas convaincu de s’en remettre totalement à Jésus pour le guider, surtout dans le contexte où les chefs de son milieu religieux sont en opposition à lui, l’évangéliste fournit un critère : la capacité d’aller jusqu’à donner sa vie pour ses protégés; voilà ce qui distingue les vrais des faux pasteurs. Comme nous sommes plusieurs années après la mort de Jésus, l’évangéliste peut s’en servir pour interpréter le sens de cette mort : c’est en tant que pasteur qu’il a accepté de mourir, comme vie donnée pour ceux et celles dont il est responsable. Cette lutte faisait partie de sa lutte contre les forces du mal sous toutes ces formes, ceux qui se servaient de la religion pour leur propre profit, ceux qui n’ont pas intérêt à chercher la vérité, les gens cupides ou assoiffés de pouvoir.

    • Au critère de la capacité de donner sa vie, l’évangéliste ajoute un deuxième critère pour distinguer le vrai berger : la connaissance mutuelle. Tout d’abord, le berger à une connaissance intime de ceux et celles dont il a la garde. L’évangéliste nous a parlé abondamment de la compassion de Jésus pour les infirmes et les malades. Mais il nous a parlé également de la connaissance profonde qu’il avait des gens (2, 25 : car lui-même connaissait ce qu’il y avait dans l’homme). Tout berger qui est incapable de compassion et de connaissance profonde, est un prédateur (5, 42 : mais je vous connais: vous n’avez pas en vous l’amour de Dieu). Ensuite, les gens ont la capacité de reconnaître leur vrai pasteur. Il y a ici comme une connaissance par connaturalité : en étant sensible à leur voix intérieure, l’être humain à la capacité de se retrouver dans le vrai pasteur; on partage quelque chose de commun. Le quatrième évangile est un spécialiste de la vie intérieure.

    • L’évangéliste va donner une dimension théologique à cette connaissance mutuelle : elle est le reflet de la connaissance mutuelle entre Jésus et son Père, si bien que cette connaissance de Jésus pour l’être humain est également une connaissance de Dieu. Voilà ce que ne pouvait accepter la communauté juive. Mais l’évangéliste se trouve à insister : vous voulez connaître Dieu, acceptez de connaître Jésus. À la suite de Jésus, cela laisse un lourd héritage à assumer à tous les pasteurs, en particuliers ceux de la communauté johannique.

    • On ne surprend pas de la suite logique de tout cela : la communion entre Jésus et son Père, et la communion entre le croyant et Jésus, son berger, ne peut qu’entrainer l’unité de tous les croyants, et pour un chrétien d’origine juive, l’adhésion de tous les Juifs. On retrouve chez l’évangéliste la même blessure vécue par Paul face aux Juifs demeurés incrédules et le même espoir de les voir rejoindre la communauté des croyants (voir Romains 11), si bien qu’il n’y aura qu’une communauté sous un seul pasteur.

    • Il y a enfin une dernière suite logique de l’intimité entre Jésus et son Père : la mort de Jésus fut un geste totalement libre, une réponse à l’amour qui l’unit au Père, l’acceptation de la croix pour renaître à la vie éternelle qu’il partage avec ce Père. Encore une fois, l’évangile propose une interprétation chrétienne au scandale de la croix, et par là veut réhabiliter Jésus comme véritable pasteur.

    • Ainsi, à partir d’une simple parabole, l’auteur va développer des critères pour reconnaître le bon pasteur, ainsi qu’une réflexion théologique sur le berger qu’est Jésus comme reflet même de Dieu, et sa mort qui reflète l’amour même de Dieu et le souci véritable de la communauté croyante.

  5. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

    1. Suggestions provenant des différents symboles du récit

      • « Bon berger ». Tous les grands leaders ont la prétention d’être à leur façon le « bon berger » de leur peuple. Saddam Hussein, le raïs ou chef de son peuple, s’est fait ériger une immense statue à Bagdad dont la main droite, levée, pointait vers l’avant, comme pour indiquer la direction à suivre. Mao Tsé-toung, était connu sous son surnom de « Grand Timonier », ce marin qui gouverne à la barre, et donc imprime la direction au navire. Fidel Castro, appelé « Comandante », chef de la révolution cubaine, a fait du socialisme et du nationaliste les principes conducteurs de son pays, car il voyait là ce qui était bon pour son peuple. Mais si on appliquait à tous ces « bergers » les critères de Jésus pour reconnaître les bons bergers, que resterait-il? Comment Jésus se distingue-t-il de tous ces leaders?

      • « Le loup ». C’est un prédateur. Il serait naïf de nier l’existence de prédateurs dans nos vies et dans ce monde. Un prédateur voit les autres comme une proie qu’il utilise pour se nourrir ou assouvir ses besoins. On dira d’un pédophile qu’il est un prédateur. Ceux et celles qui se servent des autres pour promouvoir leur idéologie ou assoir leur autorité, sont des prédateurs. Or, le bon berger a pour responsabilité de protéger les gens de tous ces prédateurs. Jésus a dénoncé le comportement de beaucoup de gens dans son ministère. Qui sont pour nous ces prédateurs qui peuvent faire beaucoup de mal?

      • « Donner sa vie ». L’expression a plusieurs sens. Bien sûr, il a un sens physique, mais cela peut être très rare. Le plus souvent, donner sa vie à quelqu’un revient à lui consacrer son temps, son argent et son énergie. Des parents peuvent donner leur vie à leurs enfants. Un homme ou femme peuvent donner leur vie à un parent. Ce que l’évangile nous rappelle, c’est que nous avons ici un critère pour déterminer lucidement notre souci véritable des autres. Jésus nous en a donné le témoignage. Alors, jusqu’où sommes-nous prêts à aller, et avec qui?

      • « Connaissance mutuelle ». Ce critère du bon berger est plus difficile qu’on le croit. La connaissance mutuelle exige beaucoup d’ouverture, beaucoup de patience, et beaucoup d’amour. Dans l’évangile selon Jean, Jésus parle à plusieurs reprises de sa connaissance profonde des gens. Et lui-même a été totalement transparent aux autres. Il n’y a pas de véritable relation pastorale sans cette connaissance mutuelle, nous dit l’évangile. Qui est prêt à s’engager sur ce chemin peu fréquenté. Et nous avons ici un critère pour dénoncer tous les faux pasteurs.

      • « Unité du troupeau ». Il y a quelque chose d’utopique dans cette quête d’unité. Chez les chrétiens, il existe un mouvement oecuménique qui fait la promotion de l’unité chrétienne, sans qu’on sache si elle se réalisera un jour. Chez les musulmans, il semble que les tensions entre sunnites et chiites de font que s’accentuer. À un niveau religieux plus fondamental, peut-on penser à un oecuménisme qui réunirait bouddhistes, hindouistes, shintoïstes, chrétiens, etc.? Et si on sort du domaine religieux, peut-on envisager une harmonie mondiale entre les peuples? Pourtant, si on croit qu’à la source de l’humanité il n’y a qu’un seul Dieu, et que notre bonheur est de se retrouver en lui, alors il est normal de croire que cette harmonie mondiale est possible. Et il est normal de vouloir se retrouver tous ensemble. Dans sa prière, Jésus a demandé que lui et les siens habitent la même demeure. Mais la question reste : comment concilier diversité et unité?

    2. Suggestions provenant de ce que nous vivons actuellement

      • Un pilote de ligne aérienne commerciale se suicide en entraînant avec lui dans la mort 150 personnes. Un pilote a la responsabilité de tous les passagers de l’avion, et en ce sens, il en est le berger. Le fait même d’utiliser ce rôle pour détruire les autres est une perversion de ce rôle. Bien sûr, on peut évoquer la maladie mentale. Mais cela n’enlève pas le côté pervers du geste. Cela ne fait que mettre en lumière les véritables pasteurs qui sont prêts à donner leur vie.

      • On annonce 148 morts dans une université au Kenya, des gens massacrés par des militants islamistes. Il ne semble pas y avoir de limite à la barbarie et à l’idéologie aveugle. À côté, l’évangile selon Jean semble déconnecté de la réalité en parlant d’intimité avec Dieu et de la belle relation entre le pasteur et son troupeau : la vie n’est-elle pas fondamentalement violente? On oublie qu’il y a une forme de violence dans l’amour dans le fait d’aller jusqu’à donner sa vie. Cela n’est-il pas au coeur de l’évangile de ce jour?

      • Beaucoup de gouvernements ont adopté des politiques d’austérité pour faire face à des dépenses croissantes et à un budget déficitaire. Les citoyens se plaignent, prennent la rue et manifestent leur mécontentement. Les relations avec le berger de la nation deviennent tumultueuses. Comment distinguer ce qui est souci authentique du plus grand nombre et des grandes valeurs humaines, de ce qui est égoïsme à courte vue? Où retrouver l’attitude du berger qui donne sa vie par amour? Où se trouve la recherche de l’unité de la grande famille?

      • Dans notre coin de pays l’hiver a été dur : il a fait très froid, et le printemps ne semblait pas intéressé à s’imposer. Un nombre impressionnant de gens sont tombés malades, incapables de se rendre au travail. On sentait la mauvaise humeur et la frustration. La maladie fait partie de la vie, qu’on l’accepte ou non. En santé ou malade, la vie avec ses défis ne s’arrête pas. On accepte d’intégrer la maladie ou on la refuse. L’intégrer ne permet-t-elle pas de poursuivre l’intimité avec les siens et avec le Dieu de Jésus?

      • Un nouveau rapport montre que la situation des familles à faible revenu de ma région continue de se détériorer. On note que les foyers qui vivent sous le seuil de la pauvreté ont davantage recours aux services des organismes communautaires. Et la clientèle a changé. Au début, c’était plus les assistés sociaux. Maintenant, on retrouve de plus en plus de petits travailleurs, des femmes, souvent des emplois précaires. Dans ce cadre, comment relire la parabole du bon pasteur?

 

-André Gilbert, Gatineau, avril 2015