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Sommaire
Cette histoire du jeune homme qui senfuit nu présente un certain nombre de difficultés, et comporte une longue histoire dinterprétations diverses. Un des premiers efforts dinterprétation nous vient de lÉvangile secret de Marc, probablement écrit vers lan 125, qui nous propose une lecture gnostique où le jeune homme est initié par Jésus aux mystères du royaume de Dieu. Mais les discussions au fil du temps ont surtout porté autour de la question : faut-il voir dans la personne du jeune homme une personne réelle ou une figure symbolique? Pour les partisans dune personne réelle, on avance le fait que Marc parle de quelquun qui « suivait » Jésus, utilisant un verbe typique appliqué aux disciples. Pour les partisans dune figure symbolique, on évoque diverses figures, celle du jeune homme en vêtement blanc qui annoncera la résurrection de Jésus au tombeau, celle de Jésus qui se dessaisit de son corps ou celle du chrétien qui se dessaisit de son vêtement pour être immergé dans les eaux du baptême.
Mais on ne peut interpréter correctement cette scène quen la situant dans le contexte de la fuite des disciples. Il ny a rien de symbolique dans la figure du jeune homme qui représente quelquun qui veut devenir disciple de Jésus et ne pas fuir comme les autres. Malheureusement, il échouera misérablement. Le fait même de laisser aller cette toile de lin, pourtant un tissu de luxe, et dêtre prêt à affronter la honte dêtre nu, exprime à quel point il est désespéré dans son désir de fuir. Auparavant, Pierre avait tout laissé pour suivre Jésus, maintenant la dernière personne qui voulait être disciple laisse tout pour fuir.
- Traduction
- Commentaire
- Danciennes interprétations par des copistes et par lÉvangile secret de Marc
- Lidentité du jeune homme comprise comme une personne réelle
- Le jeune homme comme figure symbolique
- Une évaluation et une suggestion dinterprétation
- Traduction
Marc 14
51 Et un certain jeune homme (neaniskos) le suivait (synakoloutheō), vêtu (periballō) dune toile de lin (sindōn) sur sa nudité (gymnos), et ils le saisirent. 52 Mais lui, ayant lâché la toile de lin, senfuit nu (gymnos).
- Commentaire
- Danciennes interprétations par des copistes et par lÉvangile secret de Marc
- Lexpression « sur sa nudité (epi gymnou) » pose problème, car gymnou est ladjectif gymnos au génitif, mais sans nom à qualifier, et donc quil faudrait traduire littéralement : sur nu. Notre traduction a remplacé ladjectif par un substantif, nudité. Certains biblistes ont contourné le problème en suivant les manuscrits qui ont omis cette expression : le Codex Washingtonensis, les minuscules de la famille Lake, Syrsin, le Sahidique copte et quelques témoins latins. Le fait même que Matthieu et Luc omettent également ce passage suggère quil était compris comme faisant référence à une nudité complète, et donc apparaissait un peu scandaleux.
- Un autre effort dinterprétation de ce passage nous vient de Lévangile secret de Marc, un fragment que cite une copie du 18e siècle dune lettre de Clément dAlexandrie découverte par M. Smith, de luniversité Columbia en 1958. La lettre aurait été adressée à un certain Théodore qui lui demandait son avis sur un étrange évangile alors en circulation. Clément lui répond que Marc a écrit les « Actes du Seigneur » (Marc canonique) lors du séjour de Pierre à Rome, mais quaprès son martyr, il se serait rendu à Alexandrie où il aurait donné une expansion plus spirituelle à son oeuvre pour ceux qui voulaient évoluer vers une plus grande perfection, afin de leur fournir un guide vers le sanctuaire intérieur dune vérité cachée par sept voiles. Malheureusement, le gnostique Carpocrate a donné une interprétation totalement biaisée de cet évangile, et pour illustrer son point, Clément cite deux passages, dont lun se situe à la fin de Marc 10, 34. Ce qui suit est un extrait d'une citation de Clément avec des mots soulignés renvoyant à notre étude en cours.
Et ils vinrent à Béthanie, et une certaine femme, dont le frère était mort, sy trouvait. Et, étant venue, elle sinclina devant Jésus et lui dit : « O Fils de David, aies pitié de moi ». Mais les disciples la rabrouèrent. Et Jésus, irrité, sen alla avec elle dans le jardin où était le tombeau; et immédiatement on entendit une voie forte venue du tombeau. Et savançant, Jésus roula la pierre de la porte du tombeau; et se déplaçant immédiatement vers le lieu où se trouvait le jeune homme, il étendit la main et le fit se lever, lui ayant pris la main. Maintenant, le jeune homme layant regardé, laima et commença à lui demander sil pouvait être avec lui. Et sortant du tombeau, ils vinrent à la maison du jeune homme, car il était riche. Après six jours Jésus lappela; et quand vint le soir, le jeune homme vient vers lui vêtu dune toile de lin sur sa nudité. Et il demeura avec lui ce soir-là, car Jésus lui enseigna les mystères du royaume de Dieu. Puis, se levant, il partit de là pour se rendre de lautre côté du Jourdain (2, 23 3, 11).
Comme nous lavons dit, cet évangile secret serait une expansion de lévangile de Marc à partir du matériel provenant de lecture de lun ou lautre des évangiles canoniques. Il aurait été écrit vers lan 125, à lépoque de lempereur Hadrien, pour ceux qui aimaient lésotérisme et cherchaient, par delà baptême et leucharistie, à échapper au christianisme de masse à travers une connaissance spéciale et une initiation.
- Lidentité du jeune homme comprise comme une personne réelle
- Lévangile secret de Marc considère le jeune homme comme un disciple de Jésus. Le verbe akolouthein (suivre) décrit chez Marc le disciple ou celui qui veut devenir disciple. Dans notre texte, le verbe composé synakoloutheō ne se trouve ailleurs quen Marc 5, 37 (Pierre, Jacques et Jean qui suivent Jésus) et Luc 23, 49 (les femmes qui accompagnent Jésus); dans ces deux cas, on parle de gens qui sont des disciples.
- Certains biblistes ont opposé deux objections à cette interprétation. Tout dabord, si tous les disciples viennent de fuir, pourquoi y aurait-il encore des disciples sur place? À cela, on pourrait répondre : dans sa logique, Marc ne sest pas gêné de continuer à mettre en scène Pierre, une exception qui confirme la règle; ce jeune homme ne viendrait-t-il donc pas confirmer la règle générale à travers un autre disciple. La deuxième objection évoquée est celle-ci : vêtu comme il est, comme sil sortait du lit, ce jeune homme nétait certainement pas au dernier repas avec Jésus. À cela, on pourrait répondre : le verbe à limparfait (suivait ) peut décrire quelquun qui voulait suivre Jésus, sympathique à sa cause. Dans ce cas, Marc nous raconterait lhistoire de la dernière personne à vouloir le suivre, même quand les autres ont fuient.
- Le jeune homme comme figure symbolique
- Certains biblistes font un rapprochement entre ce passage et celui de Marc 16, 5 : « Étant entrées dans le tombeau, elles virent un jeune homme (neaniskos) assis à droite, vêtu (periballō) dune robe blanche, et elles furent saisies de stupeur ». Pour eux, il sagit du même jeune homme, car les deux mots neaniskos et periballō apparaissent seulement ici en Marc 15, 6. Le problème majeur avec cette interprétation est que le jeune homme de Marc 15, 6 est plutôt une figure angélique. Non seulement les scènes semblables chez Matthieu (28, 2-5) et Luc (24, 4) mettent en scène un ange, mais la robe blanche (voir Apocalypse 7, 9) et linterpellation (Ne vous effrayez pas ) est typique dun contexte céleste. À cela on peut ajouter lobservation que les anges dans la Bible sont avant tout une figure masculine (par exemple, Daniel 8, 15; 9, 21). Et 2 Maccabées 3, 26.33 décrit une figure céleste avec le terme neanias . Bref, rapprocher 14, 51-52 qui semble décrire une personnelle réelle et 16, 5 qui décrit plutôt une figure céleste, ne tient pas la route.
- Dautres biblistes ont vu ici la figure symbolique de Jésus quon cherche à saisir pour le mettre à mort, mais qui, selon les yeux de la foi, échappe à ses ravisseurs. On fait alors le lien entre la toile de lin (sindōn ) dans notre scène et celle dans laquelle on ensevelira Jésus (14, 46). Mais Marc ne dit pas que lors de sa résurrection Jésus abandonna cette toile de lin.
- Dautres biblistes encore ont vu dans la figure du jeune homme le chrétien qui vit le rituel du baptême. Pour suivre le Christ, le disciple doit délaisser ses vêtements, entrer dans leau pour être baptisé, et émerger pour être revêtu dun vêtement blanc. Lobjection majeure à cette interprétation est que le baptême dimmersion nest attesté que vers lan 150, soit environ 80 ans après la rédaction de lévangile de Marc. De plus, dans la symbolique du baptême chrétien, le baptisé devient un être nouveau, rajeuni; alors pourquoi dans notre scène la personne est un être jeune avant même son baptême? Enfin, si nous avons ici une symbolique baptismale, pourquoi Matthieu et Luc lont ignorée?
- Une évaluation et une suggestion dinterprétation
- Interpréter cette scène de manière symbolique ne rend pas justice au contexte de Marc où les disciples prennent la fuite : il y a un parallèle entre la fuite des disciples et celle du jeune homme. Il ny a rien de symbolique dans le terme neaniskos , comme on le voit chez Matthieu 19, 20-22 où il décrit quelquun qui veut devenir un disciple de Jésus. La mention de la toile de lin sur sa nudité nest là que pour préparer le dénouement de la scène. Ainsi, ce jeune homme est lillustration dune personne qui veut vraiment être fidèle à Jésus et ne pas fuir comme les autres. Mais sa tentative de faire face à lépreuve (peirasmos ) échoue misérablement. Le fait même de laisser aller son vêtement, cette toile de lin (sindōn ), un tissu de luxe (voir Proverbe 31, 24; Juges 14, 12), et dêtre prêt à affronter la honte dêtre nu (sur la nudité, voir Matthieu 25, 36; Jean 21, 7; Jacques 2, 15; Apocalypse 3, 17; 16, 15), exprime à quel point il est désespéré dans son désir de fuir; cette quête de suivre Jésus échoue misérablement. Pour Marc, la passion de Jésus est un moment eschatologique, et comme dit le prophète Amos, « Et le fort ne mettra plus son coeur en ses forces ; et, nu, il senfuira en ce jour, dit le Seigneur » (2, 16 : LXX). Voilà lavertissement que Marc adresse à sa communauté.
- La scène comporte quelque chose dironique. Plus tôt, Pierre a été présenté comme le disciple modèle, lui qui a dit : « Voici que nous, nous avons tout laissé et nous tavons suivi » (10, 28). Maintenant, la dernière personne à vouloir être disciple laisse tout pour senfuir. Il y a quelque chose de rude dans ce portrait, et on comprend que ni Matthieu ni Luc ne lont repris. Marc complètera son tableau tout en contraste en opposant le jeune homme qui proclame sa victoire sur la mort au tombeau vide à ce jeune homme qui senfuit piteusement.
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Chapitre suivant: Analyse couvrant les trois parties de l'arrestation de Jésus
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