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Sommaire
Quand on se pose la question de lorigine de la scène de Gethsémani, il faut écarter demblée lidée que les premiers chrétiens auraient créé de toute pièce cette scène. Car celle-ci était une source de scandale, comme on le voit par la réaction du païen Celsium qui ne comprenait pas quun être divin puisse pleurer et se plaindre. Dans le monde gréco-romain, Socrate représentait une façon noble de mourir, et dans le monde juif, le martyr des frères Maccabées, qui ont assumé volontairement et courageusement la torture, constituait un modèle. À cette lumière, la scène déchirante de Gethsémani ne pouvait être vue quavec mépris.
Marc est clairement intervenu dans le récit pour lui donner une saveur dramatique. Mais, il semble avoir recours à une tradition ancienne. Comment reconstituer celle-ci? Certains biblistes ont pensé reconstituer deux traditions, à partir des doublets quon trouve dans le récit, et que Marc aurait ensuite fusionné. Mais cette approche ne reçoit aucun consensus.
Une approche plus prometteuse provient du recours aux sources indépendantes que sont Marc, Jean et lépitre aux Hébreux. Par exemple, Marc et Jean placent le motif de lheure et de la coupe au moment où Jésus est sur le point dêtre arrêté et dentrer dans le combat eschatologique contre le mal. Cette tradition a revêtu la forme de la prière chrétienne qui gardait un souvenir du style de la prière de Jésus. Dans lépitre aux Hébreux, cette tradition a pris la forme dun hymne inspiré de certains psaumes, dont le Psaume 116, où lauteur souffre et exprime sa peine. À partir de cette tradition, chacun y a imprimé sa théologie et sa christologie en fonction de son auditoire : Marc a accentué le côté dramatique où les disciples et son Père semblent abandonner Jésus; Jean a pris le direction dun Jésus qui fait un avec son Père, et donc accepte sans broncher son heure et reçoit lassurance de la victoire de son Père; lépitre aux Hébreux nous présente un Jésus qui apprend lobéissance à travers la souffrance, et ainsi partage nos épreuves avant de rejoindre le sanctuaire du ciel, là où nous le rejoindrons.
- Différentes approches de la scène
- Le scandale concernant le contenu de la scène
- Les problèmes sur la composition de la scène
- Les facteurs permettant de remonter à une tradition ancienne
- La contribution de lépitre aux Hébreux 5, 7-10
- La prière de Jésus dans lépitre aux Hébreux et son origine
- Lépitre aux Hébreux et les prières de Jésus dans les récits de la passion
- Le développement des différentes prières de Jésus
- Différentes approches de la scène
- Le scandale concernant le contenu de la scène
- Les païens gréco-romains bien éduqués connaissaient le récit de la mort de Socrate qui, malgré son innocence, se voit forcé de boire un poison mortel, ce quil fait sans pleurs et noblement, sans demander dêtre épargné, encourageant ses disciples à ne pas vivre de deuil, puisquil sapprêtait à aller vers un monde de vérité parfaite, de beauté et de bonté. En conséquence, des gens marqués par cette image ne peuvent que poser un regard méprisant sur un Jésus désemparé et troublé qui, prostré, demande à Dieu de le délivrer.
- On peut sattendre à une attitude différente des gens qui se réfèrent à lAncien Testament où la vie terrestre est la seule véritable vie et la mort est un ennemi absolu qui ouvre sur une existence ténébreuse dans le Shéol. Pourtant, même dans ce cas, la scène de Gethsémani peut poser problème. Il suffit dévoquer le martyr des frères Maccabées : Éléazar accepte volontairement et avec courage daller vers les instruments de torture, tandis que les sept frères et leur mère épatent la foule par leur bravoure (voir 2 Maccabées 6, 28; voir aussi Flavius Josèphe, La guerre juive, 1.33.3; #653; 2.8.10; #153; 7.10.1; #417-18). Lattitude de Jésus ne se compare pas favorablement à une telle scène, à moins de reconnaître que son angoisse ne provient pas seulement du spectre de la souffrance et de la mort, mais également de la perspective dentrer dans le grand combat contre le Mal, lépreuve qui précède la Règne de Dieu.
- Une réaction païenne typique est celle de Celsius (vers 170), qui avait des racines juives et qua combattu Origène. Celsius sinterroge ainsi : comment un être divin peut-il pleurer et se plaindre, effrayé par la mort et priant de léviter? comment ses disciples, si unis à lui, ont-ils pu le déserter? Pourquoi la-t-on surpris à se cacher et na-t-il pas prévu ce qui allait lui arriver?
- Les problèmes sur la composition de la scène
- Marc est clairement intervenu dans la composition de ce récit à Gethsémani pour lui donner une saveur dramatique. Il accentue laliénation de Jésus de ses disciples en opérant une première séparation avec lensemble des disciples, puis une deuxième avec le groupe des trois. Il intensifie la demande de Jésus envers son Père avec une double prière sur lheure et la coupe et la translittération grecque de mots araméens, dabord Père à Gethsémani, et le début du Psaume 22 en croix. La question se pose donc : Marc a-t-il composé son récit à partir dune source plus ancienne? Si oui, peut-on reconstituer cette source?
- Plusieurs biblistes pensent que notre récit actuel est la fusion de deux récits différents. De fait, on y trouve un nombre remarquable de doublets que nous pouvons ainsi énumérés en les répartissant en deux colonnes.
Place : Mont des Oliviers (14, 26) | Place : Gethsémani (14, 32) |
Groupe des disciples (14, 32) | Pierre, Jacques, Jean (14, 33) |
Jésus séloigne en disant : "Restez ici tandis que je prierai." (14, 32) | Jésus séloigne en disant : "demeurez ici et veillez." (14, 34) |
Jésus commença à ressentir effroi et angoisse (14, 33) | Jésus leur dit: "Mon âme est triste à en mourir (14, 34) |
Jésus priait pour que, sil était possible, cette heure passât loin de lui. (14, 35) | Et Jésus disait: "Tout test possible: éloigne de moi cette coupe" (14, 36) |
Il vient et les trouve en train de dormir (14, 37) | Et de nouveau étant venu, Jésus les trouva endormis (14, 40) |
et il dit à Pierre: "Simon, tu dors?" (14, 37) | "Est-ce que vous continuez ainsi donc à dormir" (14, 41) |
"Voici que le Fils de lhomme est livré" (14, 41) | "Voici que celui qui me livre sest approché." (14, 42) |
- Plusieurs biblistes ont essayé de reconstituer deux sources prémarciennes à partir de ces doublets. Lun deux (K. G. Kuhn) reconstituera un premier récit autour de la prière indirecte de Jésus et de linterpellation de lensemble des disciples (une partie de la colonne de gauche), lui donnant une saveur eschatologique et christologique, et reconstituera un deuxième récit autour du groupe des trois disciples et de la prière directe de Jésus (une partie de la colonne de droite), lui donnant cette fois une saveur parénétique. Mais utiliser la colle et les ciseaux sur à peine dix versets, tout en triturant et modifiant certains versets individuels pour les faire entrer dans le cadre général nous laisse dubitatif. Un autre bibliste (Linnemann) y voit plutôt un récit qui a évolué en plusieurs étapes, la colonne de gauche étant létape la plus ancienne, et la colonne de droite étant une étape plus évoluée. Bref, il ny a pas de consensus, et dans létat actuel de la recherche, il nest pas possible de reconstituer cette source prémarcienne avec un haut degré de probabilité.
- Les facteurs permettant de remonter à une tradition ancienne
- Sans vouloir reconstituer une tradition prémarcienne, on peut néanmoins reconnaître des éléments qui faisaient partie dune tradition sur la prière de Jésus avant de mourir. Le relevé des doublets ne peut pas nous aider, car une certaine répétition faisait partie de la poésie hébraïque, et Marc lui-même affiche un penchant pour divers types de doublet.
- Ce qui est plus important dans la recherche dune tradition, cest laccord de plusieurs témoins indépendants, en particulier Marc, Jean et lépitre aux Hébreux. Ces trois sources sentendent pour évoquer le fait que Jésus, vers la fin de sa vie, sest débattu au coeur même de sa prière avec lidée de sa mort prochaine, ressentant de langoisse, sans être précis sur le lieu : lépitre aux Hébreux ne mentionne aucun lieu, Jean répartit sa prière sur plusieurs chapitres (12, 14, 18), Marc la place à Gethsémani et en croix. Chaque auteur a inséré cette scène là où elle cadrait le mieux avec son récit.
- Il y a un accord entre Marc et Jean qui pointe vers une tradition préévangélique : tous deux placent le motif de la coupe au moment où Jésus est sur le point dêtre arrêté et dentrer dans le combat eschatologique contre le mal. Autour de ce noyau, Marc a pu intégrer dautres éléments de la prière de Jésus pour nous brosser ce tableau dramatique. Jean a dispersé ces éléments (12, 23.27.28.29) sur lheure qui vient, le sort qui attend le Fils de lhomme, une référence au psaume 42 où le juste voit son âme défaillir, lacceptation de la volonté de Dieu. Les deux traditions ont pris la forme de la prière chrétienne qui gardait un souvenir du style de la prière de Jésus : Abba (Marc), Père (Marc, Jean), que ta volonté soit faite (adapté chez Marc), que ton nom soit glorifié (Jean), ne nous entraîne pas dans lépreuve (Marc), et (probablement) tout est possible pour Toi. Bref, on ne put déterminer ce qui remonte à Jésus lui-même, mais on peut conclure que tradition a compris sa prière à travers les vocables dheure et de coupe quil a utilisé pour évoquer le plan de Dieu, quelle la façonnée en ayant recours aux psaumes et à prière chrétienne elle-même.
- Quant aux disciples, on ne peut répondre à la question : leur attitude faisait-elle partie dune tradition générale ancienne, ou bien a-t-elle été créée à partir de linteraction de la prière et du contexte? On peut seulement affirmer que le ton est clairement parénétique, très semblable à la parabole du maître de maison qui peut revenir à toute heure de la nuit (Marc 13, 34-37).
- La contribution de lépitre aux Hébreux 5, 7-10
- La prière de Jésus dans lépitre aux Hébreux et son origine
- Le texte de Hébreux 4, 14-16 nous présente un Jésus grand prêtre qui est capable davoir de la compassion pour nos faiblesse, car il a été éprouvé en tout comme nous, à lexception du péché. Il continue en disant (5, 5) que le Christ ne sest pas attribué à lui-même la gloire de devenir grand prêtre, car :
7 Celui qui, aux jours de sa chair, ayant présenté des implorations et des supplications, avec une violente clameur et des larmes, à Celui qui avait le pouvoir de le sauver de la mort, et ayant été entendu en raison de sa crainte, 8 tout Fils quil était, apprit lobéissance de ce quil souffrit; 9 après avoir été rendu parfait, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent principe de salut éternel, 10 puisquil est désigné par Dieu du titre de grand prêtre selon lordre de Melchisédech.
Létude du vocabulaire grec de ce passage démontre clairement son indépendance par rapport aux évangiles. Les mots soulignés décrivent les actions clés de Jésus devant sa mort, et pourtant absentes des récits de la passion.
- Quelle est donc la source dont se sert lauteur de lépitre? Plusieurs biblistes ont relevé le parallèle avec lhymne de lépitre aux Philippiens (2, 6-11) qui commence également avec « celui qui » (hos) et décrit Jésus comme celui qui sest montré obéissant jusquà la mort pour être ensuite exalté. Notons également le regroupement de mots parallèles (implorations et supplications, clameur et larmes) typiques de compositions poétiques. Enfin, quatre mots (implorations, supplications, clameur, pleurs) ne se trouvent quici dans lépitre. Bref, il est bien possible que lauteur copie une hymne qui existait déjà.
- Plusieurs hymnes judéo-chrétiens très anciens étaient souvent des pastiches de lAncien Testament, et nous en aurions ici un exemple. De fait, on peut détecter lécho de plusieurs psaumes : Ps 31, 23 (Et pourtant tu as entendu la voix de ma prière quand je criai vers toi.); Ps 39, 13 (Écoute ma prière, Yahvé, prête loreille à mon cri, ne reste pas sourd à mes larmes); et surtout le Ps 116 (v. 1 : Seigneur exaucera la voix de mes implorations; v. 8 : Il a délivré ...mes yeux des larmes; v. 6 : je faiblissais, il ma sauvé; v. 8 : Il a gardé mon âme de la mort); notons quà la fin du psaume 116, le psalmiste rend grâce à Dieu davoir entendu sa supplique et lui promet un sacrifice de louange. Il est donc tout à fait plausible que la description de la prière de Jésus dêtre sauvé de la mort dans lépitre aux Hébreux provienne dun hymne de louange chrétien construit à partir dune mosaïque de psaumes.
- Lépitre aux Hébreux et les prières de Jésus dans les récits de la passion
- Quelle lumière lépitre aux Hébreux jette-t-il sur le récit de la passion? Il faut dabord clarifier sa signification. « Aux jours de sa chair » fait allusion aux derniers jours de son ministère, un période de souffrance. La signification de « ayant été entendu à partir de sa crainte » nest pas claire, car « crainte » peut faire référence à la crainte révérencieuse tout comme à la crainte anxieuse, mais il reste que lauteur entend parler dune prière angoissée. Il établi un contraste entre, dune part, un homme qui connait lépreuve et, faisant face à la mort, prie de manière urgente pour en être sauvé, et dautre part, lêtre divin plus grand que Moïse et les anges (1, 8), qui « a été rendu parfait », i.e. est entré dans le tabernacle céleste (9, 11-12) et sest assis à la droite de Dieu (1, 13). Il na pas été épargné de la mort, mais néanmoins il a vaincu la mort.
- Comparons lépitre aux Hébreux avec la prière de Gethsémani, puis avec la prière en croix où Jésus reprend le Psaume 22, 2 (Marc/Matthieu).
- Lépitre aux Hébreux et la prière à Gethsémani
Hébreux | Gethsémani |
Jésus est appelé Fils | Jésus sadresse au Père |
Contraste entre « aux jours de sa chair » et « Celui qui avait le pouvoir » | « lesprit est ardent, mais la chair est faible » |
« larmes » | « mon âme est très triste » |
« de le sauver de la mort » | « sil était possible, cette heure passât loin de lui » |
La prière est adressée à « Celui qui avait le pouvoir (dynamai) » | « sil nest pas possible (dynamai) » |
« ayant été entendu » | « Mais lui apparut, venant du ciel, un ange qui le réconfortait » (Luc) « Du ciel vint alors une voix: "Je lai glorifié et de nouveau je le glorifierai." » (Jean 12, 28) |
« à partir de sa crainte » | « il commença à ressentir effroi et angoisse » |
« apprit lobéissance de ce quil souffrit »; « Mais celui qui a été abaissé un moment au-dessous des anges, Jésus, nous le voyons couronné de gloire et dhonneur, parce quil a souffert la mort » (Hébreux 2, 9) | « "Mon Père, sil nest pas possible que cela passe sans que je la boive, que ta volonté soit faite!" » |
« après avoir été rendu parfait » | « Je lai glorifié et de nouveau je le glorifierai » |
« lui qui a été éprouvé (peirazō) en tout » (Hébreux 4, 15) | « Veillez et priez pour ne pas entrer en épreuve (peirasmos) » |
Malgré un certain nombre de similitudes, il y a des différences notoires.
- Lépitre aux Hébreux parle dune « violente clameur », alors quil ny a rien de tel à Gethsémani.
- Dans lépitre aux Hébreux Jésus est sauvé de la mort en ce sens quil en sort victorieux, ce qui nest pas mentionné à Gethsémani
- À Gethsémani, on ne peut pas dire que Jésus « apprit lobéissance de ce quil souffrit », même sil est en route dans cette direction.
- Lépitre aux Hébreux et la prière à la croix
Hébreux | En croix |
« une violente clameur (kraugē) » | « clama (boaō) en un grand cri (phonē) » |
Utilisation du psaume 116 | Utilisation du psaume 22, 2 |
« clameurs... à Celui qui avait le pouvoir de le sauver de la mort » | « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi mas-tu abandonné? » |
« après avoir été rendu parfait (teleioō) » | « Après quoi, sachant que désormais tout était achevé (teleō) pour que lÉcriture fût parfaitement accomplie (teleioō) » (Jean 19, 28) |
« ayant offert pour les péchés un unique sacrifice, il sest assis pour toujours à la droite de Dieu » (Hébreux 10, 12) On mentionne rarement lenterrement et le séjour chez les morts | Chez Jean, il y a peu de mention du séjour chez les morts : « et moi, une fois élevé de terre, jattirerai tous les hommes à moi » (Jean 12, 32) |
Bref, lépitre aux Hébreux a plus de similitude avec Gethsémani quavec la prière en croix. Mais il y néanmoins une relation de lépitre avec les deux prières, même sil ny pas de dépendance directe.
- Le développement des différentes prières de Jésus
- Avant la rédaction des évangiles selon Marc et Jean, il y avait une tradition chrétienne qui conservait le souvenir que Jésus, à la fin de sa vie, sest débattu avec lidée de sa mort prochaine exprimée sous limage de lheure et de la coupe, et avec lidée dêtre abandonné par Dieu. Marc a développé cette tradition selon sa théologie et son auditoire en plaçant cette scène dramatique au début de son récit de la passion, dans le contexte où les disciples échouent à le suivre et où Dieu ne répond pas à sa prière. Ce nest que lorsquil mourra que viendra la victoire.
- Jean prend une autre direction où Jésus dit clairement quil ne veut pas être sauvé de cette heure, quil veut boire la coupe, et reçoit de son vivant lassurance de la victoire, car le Père et lui ne font quun.
- Lépitre aux Hébreux reprend le thème du débat de Jésus avec lidée de sa mort prochaine, sans utiliser les images de lheure et de la coupe. Elle semble reprendre le langage dun ancien hymne chrétien qui fait écho au psalmiste qui souffre et exprime sa plainte (par exemple Psaume 116). Lépitre accentue ainsi sa propre christologie où Jésus apprend lobéissance à travers la souffrance, et ainsi partage nos épreuves avant de rejoindre le sanctuaire du ciel, précurseur de la vie chrétienne.
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Chapitre suivant: L'arrestation de Jésus, première partie : la rencontre initiale
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