Raymond E. Brown, La mort du Messie,
v.1: Acte 1, scène 1 - #7. Prière à Gethsémani, quatrième partie : Jésus revient vers ses disciples pour la première fois, pp 191-200, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Prière à Gethsémani, quatrième partie : Jésus revient vers ses disciples pour la première fois
(Mc 14, 37-38; Mt 26, 40-41; Lc 22, 45-46)


Sommaire

Chez Luc, Jésus se relève fortifié de sa prière. Les deux gestes de s’agenouiller et de se tenir debout expriment deux gestes reliés à la prière. En demandant à ses disciples de se relever, Jésus entend leur communiquer sa force.

Quand Jésus revient vers ses disciples chez Marc, il s’adresse à Pierre en tant que représentant de l’ensemble des disciples. Il l’interpelle en disant : Simon, le nom qu’il utilise habituellement dans ses dialogues avec lui. Cette interpellation vient souligner l’importance de l’heure, qu’il ne faut pas seulement comprendre au sens historique, mais également au sens eschatologique : c’est le moment de la grande épreuve qui précède le règne de Dieu. Si cette épreuve est essentielle, pourquoi Jésus prie-t-il donc pour l’éviter et demande aux disciples de s’associer à cette prière? Il n’est pas clair quel doit être la participation de chaque individu, et donc une telle prière a encore son sens.

L’esprit est ardent, mais la chair est faible. Esprit et chair sont deux aspects de l’être humain, l’un qui lui permet de penser et de décider et qu’il partage avec Dieu, et l’autre qui représente son côté changeant et corruptible qu’il partage avec les animaux. Par son esprit, l’être humain désire ardemment s’aligner avec le plan de Dieu, mais sa chair est cette vulnérabilité en lui qu’exploite la force du mal. Ce passage de l’évangile n’entend pas seulement décrire la situation des disciples, mais celle de Jésus lui-même.


  1. Traduction
  2. Commentaire
    1. La conclusion lucanienne de la prière de Jésus
    2. Dormir, veiller et la venue de l’épreuve
    3. L’esprit et la chair

  1. Traduction

    Les passages parallèles sont soulignés. On trouvera en rouge les passages semblables à Matthieu et Luc.

    Marc 14Matthieu 26Luc 22
    37 Il vient et les trouve en train de dormir; 40 Il vient vers les disciples et les trouve en train de dormir; 45 Se relevant de sa prière, il vint vers les disciples qu’il trouva endormis de tristesse,
    et il dit à Pierre: "Simon, tu dors? Tu n’as pas eu la force de veiller une heure?et il dit à Pierre: "Ainsi, vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi!46 et il leur dit: "Qu’avez-vous à dormir?
    38 Veillez et priez pour ne pas entrer en épreuve: l’esprit est ardent, mais la chair est faible. "41 Veillez et priez pour ne pas entrer en épreuve: l’esprit est ardent, mais la chair est faible."Relevez-vous et priez, pour ne pas entrer en épreuve."

  2. Commentaire

    Chez Marc/Matthieu Jésus revient vers ses disciples pour la première des trois fois, tandis que chez Luc il revient pour la seule et unique fois.

    1. La conclusion lucanienne de la prière de Jésus (Luc 22, 45-46)

      1. Luc tronque la scène de Marc sur la prière de Jésus, comme il tronquera son arrestation, si bien qu’on pourrait faire de ces deux moments une seule scène. La version de Luc épargne les disciples tout en faisant de Jésus une figure dominante, peut-être pas autant que chez Jean, mais en pointant dans la même direction.

      2. C’est donc un Jésus fortifié qui termine sa prière. Luc utilise le verbe anistēmi (se relever, se dresser) pour traduire le fait pour Jésus de se tenir debout, un de ses mots favoris avec s’agenouiller (proseuchomai) qui renvoient tous deux aux deux positions de la prière. Le fait que les disciples soient endormis indique qu’ils ne priaient pas.

      3. Les disciples sont « endormis de tristesse ». Il est difficile de comprendre ce qu’entend signifier Luc avec tristesse, un mot qui n’exprime plus les sentiments intérieurs de Jésus comme chez Marc. Ce qui est clair, il veut disculper quelque peu les disciples de ne pas avoir prié.

      4. « Relevez-vous (anistēmi) et priez ». En demandant aux disciples de se tenir debout comme lui et de prier, Jésus exprime son désir de communiquer sa propre force. Et cette prière qui demande de ne pas entrer dans l’épreuve est exaucée pour l’instant, mais pas pour longtemps.

    2. Dormir, veiller et la venue de l’épreuve (Marc 14, 37-38a; Matthieu 26, 40-41a)

      1. « Il vient et les trouve ». Le mot « les » désigne qui, le groupe des trois (Pierre, Jacques et Jean), ou l’ensemble des disciples? Pour Marc, le groupe des trois ne joue plus ici de rôle, et donc entend probablement désigner l’ensemble des disciples. C’est ce qu’ont compris Matthieu et Luc en ajoutant « les disciples ».

      2. « il dit à Pierre: "Simon, tu dors?" ». Pourquoi s’adresser à Pierre en particulier? Rappelons-nous la bravade de Pierre prétendant que jamais il ne reniera Jésus, dut-il mourir. Ainsi, Jésus s’adresse à lui en tant que celui qui incarne l’ensemble des disciples : il n’a pas été capable de veiller une heure ainsi que l’ensemble des disciples. D’ailleurs, il utilisera le pluriel « vous » par la suite. Matthieu, pour sa part, évite de mentionner explicitement Simon, adoucissant ce traitement brutal du premier parmi les Douze.

      3. Pourquoi « Simon » et non « Pierre »? S’agirait-il pour Pierre d’une rétrogradation, n’étant plus digne de porter le nom qui fait référence au roc solide? Non, c’est simplement une référence à son nom traditionnel lorsque Jésus s’adresse à lui. Les deux seuls cas où Jésus utilise « Pierre », et non « Simon », pour s’adresser à Jésus est Matthieu 16, 17 (Tu es Pierre et sur cette pierre...), nécessité par le jeu de mot, et Luc 22, 34, une question d’élégance de style de la part de Luc qui vient d’utiliser deux fois Simon et veut éviter la répétition.

      4. « Tu n’as pas eu la force de veiller une heure? ». Il ne faut pas comprendre « une heure » au sens historique de soixante minutes. Les termes « veille, épreuve et heure » comportent à la fois un sens historique et un sens eschatologique (la grande période du combat final contre le mal pour établir le règne de Dieu). C’est l’heure de la grande épreuve, et il est important de veiller dans la prière pour être ferme et résister au mal avant l’intervention finale de Dieu (voir 1 Pierre 5, 8-10).

      5. « Veillez et priez ». Jésus n’a pas abandonné tout espoir envers ses disciples en continuant à les interpeller. L’expression de veiller et prier plonge ses racines dans l’Ancien Testament : « Quand je songe à toi sur ma couche, au long des veilles je médite sur toi » (Psaume 63, 7; voir aussi les psaumes 42, 9 et 77, 3).

      6. « pour ne pas entrer en épreuve ». L’évitement de l’épreuve représente le but de la veille et le contenu de la prière. Cela est particulièrement urgent pour les disciples qui ne sont pas prêts. On pourrait être surpris que Jésus demande d’éviter l’épreuve, alors que celle-ci semble inévitable pour que vienne le règne de Dieu. De fait, la grand épreuve est inévitable, mais il n’est pas clair quel doit être la participation de chaque individu, et donc la prière d’en être épargné a toujours du sens. C’est ce que reconnait le livre de l’Apocalypse : « Puisque tu as gardé ma consigne de constance, à mon tour je te garderai de l’heure de l’épreuve qui va fondre sur le monde entier pour éprouver les habitants de la terre. » (3, 10).

    3. L’esprit et la chair (Marc 14, 38b; Matthieu 26, 41b)

      1. Il est intéressant de noter que très tôt dans l’histoire de la communauté chrétienne on fera référence à ce passage, ainsi Polycarpe de Smyrne dans sa lettre aux Philippiens (début du 2e siècle), où il invite à résister aux mensonges de l’hérésie : « car, le Seigneur l’a dit, l’esprit est prompt, mais la chair est faible » (7, 2).

      2. « l’esprit est ardent (prothymos), mais la chair est faible (asthenēs) ». Notons tout de suite que l’esprit et la chair ne sont pas deux composantes de l’être humain, comme l’âme et le corps. Pour un Juif, l’esprit et la chair sont deux aspects de l’être humain. L’esprit est l’aspect supérieur de l’être humain qu’il partage avec Dieu et les anges : c’est le centre de ses sentiments, de ses pensées et de sa volonté. La chair est cet aspect de l’être humain qu’il partage avec les animaux et représente son côté tangible, périssable et terrestre; la chair peut être associée à son état faible, mais jamais son état pécheur. Par exemple, à Qumran, on reconnaît que certains membres de la communauté se laissent guider par l’Esprit de Vérité, mais trébuchent en raison de la chair, car c’est là le moyen qu’a trouvé l’Esprit d’Iniquité pour attaquer les gens fidèles en utilisant leur vulnérabilité. Nous sommes loin de la dichotomie de saint Paul entre la chair et l’esprit, qui est en fait l’Esprit Saint donné par Jésus, et la chair qui est une opposition directe à Dieu (voir Romains 8, 9).

      3. La phrase sur l’esprit et la chair s’adresse à qui? Les disciples seulement? Il faut inclure Jésus qui apparaît troublé. L’adjectif prothymos (bien disposé, plein de bonne volonté) apparaît dans quelques passages de l’Ancien Testament, comme 1 Chroniques 28, 21 : « et tu seras assisté en ton oeuvre par chaque homme zélé (prothymos) et habile en quelque art » et chez Paul « et là mon empressement (prothymos) à vous porter l’Évangile à vous aussi, habitants de Rome » (Romains 1, 15). Ainsi, Jésus a le désir ardent et est déterminé à faire la volonté de Dieu en buvant la coupe qui lui est destiné. C’est le cas également des disciples et de Pierre : « Dussé-je mourir avec toi, non, je ne te renierai pas » (Marc 14, 31). Mais maintenant, Jésus fait l’expérience de la faiblesse de la chair : il est bouleversé, troublé et triste (Marc 14, 33-34), et demande à Dieu d’éloigner cette coupe, une expérience typiquement humaine que l’épitre aux Hébreux décrit en ces mots : « lui qui a été éprouvé en tout, d’une manière semblable, à l’exception du péché » (4, 15). Sachant que la faiblesse humaine est l’arme qu’utilise Satan, Jésus prie son Père : « Mais pas ce que je veux, mais ce que tu veux! » (Marc 14, 36). En dormant et en ne priant pas, les disciples ont cédé à la faiblesse de la chair et sont si faibles qu’ils doivent prier d’éviter d’être associés à l’épreuve de Jésus. C’est un message adressé aux Chrétiens d’être réalistes : ils doivent être conscients du danger de l’épreuve qui précède le règne de Dieu et de leur faiblesse qu’exploitera la force du mal.

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