![]() Sybil 1999 |
Le texte évangélique
Matthieu 18, 21-35 21 Après s’être approché de Jésus, Pierre lui dit : « Seigneur, combien de fois il me faudra pardonner à mon frère qui m’aura fait du tort? Jusqu’à sept fois? » 22 Jésus lui répond : « Non pas sept fois, mais soixante-dix fois sept fois. » 23 « C’est pourquoi le monde de Dieu ressemble à un maître de lignée royale qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. 24 Il commença donc à régler ses comptes avec un premier débiteur qui lui devait l’équivalent de soixante millions de jours de salaire. 25 Mais, ce débiteur n’ayant pas ce qu’il faut pour rembourser cette somme, le maître ordonna qu’il soit vendu avec sa femme, ses enfants et toutes ses possessions, afin d’être remboursé. 27 Ce serviteur se mis alors à genoux en se prosternant profondément avec ces mots : "Sois patient avec moi et je finirai par tout rembourser". 27 Ému de compassion, le maître de ce serviteur le délia de son obligation et oublia sa dette. 28 À peine sorti de la rencontre avec son maître, ce serviteur trouve un de ses compagnons dans le service qui lui devait l’équivalent de cent jours de salaire. Alors il se saisit de lui au point de l’étouffer et lui dit : "Rembourse-moi tout ce que tu me dois". 29 Son compagnon se met alors à genoux et l’exhorte en ces termes : "Sois patient avec moi et je finirai par tout rembourser". 30 Mais lui ne voulut rien savoir, il prit plutôt des mesures pour le jeter en prison jusqu’au remboursement de sa dette. 31 Après avoir vu ce qui s’était passé, les compagnons du serviteur furent profondément attristés et allèrent en informer leur maître de tous ces événements. 32 Ce dernier convoqua alors son serviteur pour lui dire : "Méchant serviteur, ne t’avais-je pas remis toute ta dette, parce que tu m’avais supplié? 33 N’avais-tu pas l’obligation en retour d’avoir pitié de ton compagnon, comme moi j’ai eu pitié de toi?" 34 Furieux, le maître le livra aux tortionnaires jusqu’à ce qu’il ait remboursé toute sa dette. 35 C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond de son cœur. » |
Des études |
![]() Quelle suite donner à un tel geste? |
Commentaire d'évangile" - Homélie C’est l’histoire d’un homme qui a voulu vivre le rêve américain1. Musulman, originaire du Bengladesh, il avait immigré aux États-Unis pour parfaire ses études en génie informatique. Son nom est Rais. Après un court séjour à New-York, il s’installe à Dallas où la vie est moins chère. Un vendredi midi, dix jours après les événements du 11 septembres 2001, alors qu’il travaille à une station-service, il fait soudainement face à un client armé. Rais s’empresse d’ouvrir le tiroir-caisse pour lui donner l’argent. Mais l’homme n’est pas intéressé par l’argent. Il lui pose la question : « D’où viens-tu? ». Sans attendre, il tire sur Rais qui s’effondre immédiatement, ainsi que sur deux autres employés. L’homme était un suprémaciste blanc texan, « tueur d’Arabes » autoproclamé, qui avait décidé de se venger des événements du 11-septembre. Malgré les 38 fragments de balle reçus en plein visage, Rais a survécu, mais pas les deux autres employés. Il a perdu la vision d’un oeil. Les jours, les mois, les années qui ont suivi le crime furent pénibles. Seul dans un pays étranger. Sans assurance maladie. Sans indemnités pour les accidents de travail. Sans salaire. Sans toit à certains moments. La station-service l’a mis à la porte. Sa fiancée, estimant qu’il n’était plus « un bon parti », l’a quitté. Ses parents l’ont prié de rentrer au pays... L’assassin s’appelait Mark. Il a avoué ses crimes et fut condamné à mort. Huit ans après les événements, alors qu’il revenait d’un pèlerinage à la Mecque, Rais s’est senti un homme nouveau. Il était clair dans son esprit qu’il fallait briser le cycle de la violence. À la haine et à la violence, il fallait opposer la compassion et le pardon. Avec l’accord des familles des deux autres victimes, il a demandé que la peine capitale soit commuée en sentence de prison à vie. Avec l’aide d’un professeur et militant pour les droits humains de l’Université Southern Methodist à Dallas, Rais a lancé une campagne pour sauver la vie de Mark. Il a alerté les médias. Il a amassé 12 000 signatures. Il a rencontré des représentants de l’État pour tenter de les convaincre de ne pas tuer cet homme en son nom. Malheureusement, sa requête a été rejetée du revers de la main par l’État du Texas. Avant d’être exécuté, Mark a écrit une lettre à Rais pour lui exprimer ses remords. Il lui a expliqué comment il avait été élevé, comment il en était arrivé à commettre ce genre de crime. Le jour de son exécution, dans le couloir de la mort, un ami du condamné à mis son téléphone portable en mode haut-parleur. Rais a pu lui dire : « Je voulais te dire que, du plus profond de mon coeur, je te pardonne ». Mark lui a répondu : « Merci Rais pour tout ce que tu as fait. Tu es formidable. Merci beaucoup. I love you, Bro ». À ces mots, Rais s’est mis à pleurer. Et la pensée lui vint : si seulement il avait pu dire « Je t’aime » il y a dix ans, aujourd’hui il serait un homme libre. Ce récit nous permet d’entrer dans le vif du sujet de l’évangile de ce jour que nous présente Matthieu. C’est la fin du discours du discours communautaire où est abordé la question du pardon vis-à-vis du frère dans la communauté. Deux questions sont posées : combien de fois il faut pardonner, et pourquoi il faut pardonner. La première question peut surprendre, car certains rabbins affirmaient qu’on pouvait pardonner jusqu’à trois fois. Comme un bon Juif, Matthieu aime les règles claires. Et pour soutenir la règle qu’il propose, il met en vedette Pierre, le leader des apôtres, qui, comme un bon scribe, demande un chiffre sur le nombre de pardon. On connaît la réponse de Jésus : soixante-dix fois sept fois, i.e. à l’infini; il n’y a pas de limite. La réponse à la question sur le pourquoi du pardon est un peu plus compliquée. Matthieu nous propose une parabole dont plusieurs éléments sont difficiles à comprendre aujourd’hui. Tout d’abord, comment le premier esclave ou serviteur peut-il devoir la somme astronomique et invraisemblable équivalente à soixante millions de jours de salaire? C’est ce que gagnerait ensemble 165 000 personnes en un an, en travaillant tous les jours. L'image suppose un grand potentat oriental, de lignée royale, avec de nombreux vice-rois ou satrapes, qui doivent lui rendre compte des revenus perçus. Ces derniers sont appelés serviteurs dans le sens où, bien qu'ils soient de hauts fonctionnaires, ils sont les subordonnés et les dépendants du monarque. Ainsi, d’énormes sommes d’argent passent par leurs mains. Matthieu met l’accent sur le fait qu’à la prière du serviteur qui lui demande de patienter, le maître de lignée royale est ému de compassion, et donc non seulement il est prêt à patienter, mais dans un geste de générosité, annule toute la dette. C’est un geste fou, commandé par la compassion. Il est clair que Matthieu identifie ce maître au Père céleste, et le serviteur à l’être humain. Mais qu’est-ce que cela signifie en réalité? Quelle est la dette de l’être humain? Matthieu ne le précise pas, mais pour lui la dette est un autre terme pour le péché. On peut imaginer que pour lui l’être humain, dans sa marche vers sa pleine humanité, s’est régulièrement égaré en cours de route : laissé à lui-même, il se serait complètement perdu, et la terre serait devenue un enfer. Nous avons peu de capacité de saisir la gravité de nos gestes. L’énormité de la somme dans la parabole entend mettre ce fait en lumière. La remise de la dette dans la parabole entend affirmer que Dieu ne nous a pas laissé à nos égarements, mais est intervenu pour transformer notre cœur afin qu’il revienne à sa vocation originelle. La deuxième partie de la parabole est plus facile à comprendre : si nous sommes des êtres pardonnés, à notre tour de pardonner à ceux qui s’égarent à notre égard et nous font du mal. Tout cela met l’accent sur un fait : les égarements, les erreurs, les mauvais choix, les offenses, les blessures, les entêtements, les aveuglements font partie de la vie. Comme on voudrait qu’ils n’existent pas. Mais accepter ce fait, reconnaître qu’à notre façon nous y avons contribué, nous permet de découvrir le visage de ce mystérieux Père dont parle Jésus et qu’il a voulu incarner par toute sa vie. Qui n’a jamais subi d’injustice, qui n’a jamais été blessé par une parole, qui n’a jamais été mal conseillé, qui n’a jamais cédé à l’impulsion du moment, qui n’a jamais dit une chose qu’il ne pensait pas, qui n’a jamais posé un geste qu’il regrette? Le pardon est le seul remède. Et le pardon est la voie royale pour entrer dans le mystère de Dieu. Et l’inverse est terrible. On peut être choqué par la fin du récit où le maître confie son serviteur aux mains des tortionnaires, et par l’avertissement de Jésus que notre Père du ciel traitera ainsi tous ceux qui ne pardonnent pas. C’est typique du style de Matthieu. En fait, le maître ou Dieu n’ont rien à y voir. Celui qui refuse le pardon entre par lui-même dans une logique implacable où rien ne peut être guéri, où tout conduit à la souffrance et à la mort. Oui, le pardon est difficile. Car il faut d’abord accepter d’être meurtri. Il a fallu à Rais huit ans pour y arriver. De plus, le pardon exige une force d’amour qui dépasse nos expériences amoureuses habituelles. C’est cet amour qui nous permet de nous accepter tel que nous sommes, avec nos propres égarements, et de nous pardonner. Comment pardonner aux autres si on ne s’est pas d’abord pardonné? Mais qui accepte de prendre ce chemin fait des pas de géant dans son humanité, tout en créant une terre plus humaine, et en entrant plus avant dans le mystère à la source de ce monde. 1 Le récit complet a été publié dans La Presse (Montréal, Canada) par Rima Elkouri, le 21 mai 2013. Pour le texte complet : L'homme qui voulait sauver son assassin
-André Gilbert, Gatineau, juin 2023
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