Sybil 1999

Le texte évangélique

Luc 12, 32-48

32 « N’aie pas peur, petit troupeau, car votre Père a jugé bon de vous donner son domaine. 33 Vendez donc ce que vous possédez et donnez-le en aumône. Faites-vous un pécule qui n’a pas de date de péremption, un trésor perpétuel dont le voleur ne peut s’emparer ni la mite gruger. 34 Car votre trésor est le reflet de votre être.

35 Soyez en tenu de travail. 36 Soyez comme des gens qui attendent leur maître aussi longtemps qu’il ne sera pas libéré de ses noces, afin de lui ouvrir la porte à son arrivée. 37 Bravo pour ces serviteurs que le maître trouvera en train de l’attendre. Vraiment, je vous l'assure, il mettra son tablier et les fera asseoir à table pour les servir. 38 Et s’il arrive que le retour se fasse au milieu de la nuit ou aux petites heures du matin, bravo pour ces serviteurs que le maître trouve au travail.

39 Un autre exemple. Si un propriétaire de maison avait su à quelle heure viendrait un cambrioleur, il serait intervenu pour empêcher l’entrée par effraction. 40 Ainsi, soyez prêts, car c’est à l’heure que vous ne connaissez pas que revient le nouvel Adam. »

41 Pierre demanda alors à Jésus : « Seigneur, cette parabole s’adresse-t-elle à nous ou à tout le monde? » 42 Le Seigneur lui répondit : « Qui donc se montrera un intendant fiable et sagace pour que le maître l’établisse pour qu’il prenne soin la maisonnée et donne à chacun ce dont ils ont besoin. 43 Bravo pour ce serviteur-là que le maître trouvera en train d’agir ainsi à son retour. Vraiment, je vous l’assure, il l’établira responsable sur beaucoup de choses qui lui appartiennent. 45 Par contre, si le serviteur se met à penser que son maître se fait attendre et qu’il commence à être dur pour les hommes et les femmes dont il a la responsabilité, et qu’il fasse la fête et s’enivre, 46 alors quand reviendra son maître le jour où il ne s’y attend pas et à l’heure qu’il ignore, alors il l’éliminera de son personnel et le fera rejoindre le groupe des incroyants. 47 Bref, le serviteur qui connaissait pourtant la volonté de son maître, et n’a rien préparé pour bien y répondre, sera puni en conséquence.

48 En conclusion, celui qui ne connaissait pas cette volonté du maître, et n’a pas eu le comportement désiré, ne sera puni qu’un peu. D’un autre côté, quiconque à qui on a beaucoup donné, on exigera beaucoup en retour, et à qui il fut confié beaucoup, on exigera davantage.

Des études

Quand nous sommes ouverts et attentifs, nous savons voir tous les signes d'alerte


Commentaire d'évangile - Homélie

Qu’est-ce qui fait qu’on réagit adéquatement aux événements de la vie?

Un événement récent au Québec oriente ma réflexion. Il était une fois une société d’état qui a voulu numériser tous ses processus d’affaire avec un système intégré. Comme architecte, on nomma un homme qui avait géré la transformation numérique d’une autre société d’état. Dans ce dernier cas, les choses s’étaient très mal passées, mais on s’était dit que l’homme avait dû apprendre de ses erreurs et qu’il réussirait cette fois-ci. Mais ce fut une catastrophe : six ans après l’initiation du projet avec un budget projeté de centaines de millions de dollars canadiens, et au moment de la livraison de la phase 2, on apprend que le montant final sera plus d’un milliard de dollars canadiens, un dépassement de coût de 70%, et tout cela pour livrer un système non totalement fiable, dont la phase 1 ne fonctionnait bien qu’à 10%. Sur le plan politique ce fut un scandale, car jamais la classe dirigeante n’avait été mise au courant des dépassements de coût. On pourrait dire qu’il n’y rien de nouveau sous le soleil et cela est typique des gros projets informatiques du domaine public. Mais j’aimerais regarder avec vous quelques détails sur les comportements humains dans ce projet et qui peuvent servir de contexte à l’évangile de ce jour.

Commençons avec l’architecte. Aussitôt nommé responsable du projet, que fait-il? Il nomme à des postes clés tous ses amis, ceux en particulier qui étaient dans son entourage dans le poste précédent. Parmi ces amis, certains sont responsables de la cueillette des besoins, puis par la suite d’être également conseillers et experts auprès du comité de sélection des soumissions. Or, ces amis avaient une préférence dès le début pour l’un des consortiums parmi les soumissionnaires, car c’est avec ce consortium qu’ils avaient travaillé avec l’architecte dans le projet précédent. Un fois le contrat accordé au consortium ciblé par ces amis, que deviennent ceux-ci? Ils se font engager comme consultants externes par le consortium. Et mystérieusement, les salaires horaires initiaux sont quadruplés.

Poursuivons avec le conseil d’administration (C.A.) de la société d’état, chien de garde du projet. Bien sûr, on fait confiance à l’architecte, un homme brillant et convaincant. Mais tout au long du projet, les vérificateurs internes commencent à sonner l’alarme. Ils signalent les amendements pour augmenter les budgets du projet, les montants étant volontairement limités pour éviter d’aller en appel d’offre. On leur répond : « Cela n’empêchera pas la terre de tourner ». Quand les dépassements de coûts s’accumulent, une vérificatrice demande de rencontrer en personne la présidente du C.A. Celle-ci la reçoit sèchement et lui défend de répandre la nouvelle; et la vérificatrice se fera transférer dans un autre poste administratif. Et il y a la question de la conformité des contrats. Quand une vérificatrice interne rencontrera enfin le président-directeur-général de la société d’état après sept mois d’attente, elle aura droit à une réception glaciale avec le mot d’ordre : « Il ne faut pas faire de vagues ».

Toute cette histoire nous offre un contexte pour l’évangile de ce jour. Notons que c’est un découpage de versets surprenant que nous offre la liturgie catholique. En effet, notre péricope commence dans une atmosphère sapientielle avec la dernière partie d’un enseignement de Jésus sur l’utilisation des biens et comprend l’exhortation adressée aux croyants à imiter les oiseaux du ciel et les lis des champs qui ne se préoccupent pas du lendemain et se termine ici avec l’exhortation à ne rien craindre, mais à chercher d’abord le Royaume et à vendre ses biens. Puis, notre péricope se poursuit dans une atmosphère apocalyptique avec une autre exhortation adressés aux croyants, celle de demeurer vigilants, illustrée par deux histoires, une avec une note positive, celle de veiller pour attendre son maître pour lui ouvrir la porte, peu importe la longueur de l’attente, et une histoire avec une note négative, celle de veiller pour prévenir le cambriolage de sa maison. Puis, les destinataires de l’enseignement de Jésus changent pour devenir les responsables de communauté avec la question de l’un d’eux : Pierre. Jésus nous présente alors les critères d’un bon pasteur, quelqu’un de fiable et sagace qui sait donner aux membres de la communauté ce dont ils ont besoin; ces critères sont illustrés par deux attitudes, positive et négative. Enfin, cette réponse à Pierre se termine par une première conclusion en référence à l’attitude négative : la punition sera proportionnelle à ce qu’on savait être sa responsabilité; puis, une deuxième conclusion en référence à l’attitude positive : à qui on a confié beaucoup de responsabilité et qui s’est montré digne, on en confiera encore davantage.

Nous sommes devant un pot-pourri d’enseignements sapientiels et apocalyptiques. Y a-t-il moyen d’y trouver une certaine logique, et surtout une certaine pertinence pour aujourd’hui? Réglons tout de suite la question apocalyptique du retour de Jésus prévue pour la fin des temps. Cette question a habité les premières générations chrétiennes, sans doute à la suite de la conviction de Jésus que son départ ne serait pas définitif, et du sentiment général qu’on assisterait bientôt à la fin des temps. Mais à mesure qu’on avançait dans le temps et que cette fin des temps ne venait pas, on s’est mis à réinterpréter ce retour comme étant déjà advenu; c’est ce dont témoigne l'évangéliste Jean et, d’une certaine manière Luc, avec son récit de l’ascension qui est une forme d’insertion de Jésus dans nos vies par son esprit vivant. Dans ce cadre, que signifie « attendre le Seigneur »? C’est être ouvert à tous les événements de sa vie comme lieu où je suis appelé à réagir avec le même esprit que celui qui a marché sur les routes de Galilée; c’est donc la conviction qu’il n’y a pas d’événement banal, et pour le croyant, c’est la conviction que Jésus ressuscité qui m’habite m’invite à agir sans cesse avec son esprit. Quand le récit évangélique parle d’avoir les reins ceints et les lampes allumés, i.e. d’être en tenu de travail, et cela à toute heure du jour et de la nuit, il demande simplement d’avoir sans cesse ce regard de foi pour discerner dans tous les événements de notre vie, peu importe le moment, peu importe le lieu, un appel, qui se résume souvent à savoir aimer dans le même esprit qui fut celui de Jésus. Quand le récit évangélique parle d’être vigilant face au cambrioleur, il affirme simplement qu’il faut être lucide qu’on subira diverses pressions, sans qu’on puisse prévoir quand et leurs diverses formes, attaquant nos convictions et les jugeant ridicules; il faut être prêt à aller à contre-courant.

Dans notre récit, à la suite de la question de Pierre, Jésus aborde la question des responsables de communauté qui ont la mission de pourvoir aux besoins de chaque membre, ce qui est la définition d’un intendant. Un intendant est un administrateur, donc quelqu’un au service des autres. Remarquons les attributs dans la bouche de Jésus : fidèle, donc fiable, puis le mot grec phronimos, que j’ai traduit par « sagace », le même terme qui se retrouve dans la parabole de « l’intendant malhonnête » (Lc 16, 8) qui s’est sorti de l’impasse de la reddition de comptes et à propos duquel Jésus dit : « Car les fils de ce monde-ci sont plus sagaces envers leurs propres congénères que les fils de la lumière »; le mot « sagace » est utilisé par Matthieu pour décrire le serpent (Mt 16, 10). Être sagace c’est faire preuve d’intelligence, de lucidité, d’habileté, de perspicacité. Le responsable de communauté « attend le Seigneur » en considérant chaque moment de sa mission comme l’exercice d’une délégation de Jésus resuscité et d’un appel à afficher les qualités de fiabilité et de sagacité.

Il nous reste une dernière à question à résoudre. Pourquoi notre péricope, selon le découpage de la liturgie, commence-t-elle avec une exhortation concernant les biens ou les richesses? Quel est le lien avec les exhortations eschatologiques? La clé nous est donnée par cette phrase : « Car là où est votre trésor, là aussi est votre cœur ». En d’autres mots, notre attention et l’orientation de notre vie seront marquées parce ce que nous considérons comme important. Ainsi, nous ne remarquerons que les événements qui sont en accord avec nos valeurs et nous agirons selon la direction que vous avons donné à votre vie. Ne soyons pas déroutés par des expressions « vendez ce que vous possédez », « faites-vous un trésor dans les cieux ». Tout d’abord, les premières communautés chrétiennes de Jérusalem ont essayé de mettre littéralement en pratique cette exhortation, ce qui fut catastrophique : ils sont tombés dans le dénuement complet si bien que saint Paul a dû prendre l’initiative d’une collecte en Grèce pour leur venir en aide. L’idée est plutôt de ne pas faire de l’enrichissement le but de sa vie, ou du moins une valeur importante. Pourquoi? Parce qu’alors nous ne sommes plus libres pour être totalement ouverts aux événements de la vie et y répondre adéquatement, car nos préoccupations sont ailleurs. Les richesses dont on parle ne se réduisent pas seulement à l’argent, mais elles incluent aussi les richesses de la personne, comme sa réputation, son importance, son honneur, sa gloire.

Est-ce simplement théorique tout ce qui vient d’être dit? Revenons à notre situation du début. Pourquoi le C.A. a-t-il failli à sa tâche de chien de garde? Quand on veut que tout paraisse bien et demeurer en bons termes avec la haute direction, alors on sera incapable de saisir certaines alertes, car on ne veut pas les voir. Il en aurait été autrement si la valeur centrale avait été le bien commun et le souci des intérêts de la population. Il me vient à la mémoire l’histoire de Mariana. Elle était partie en vacances en République dominicaine avec des amis. Or, le premier soir, une jeune femme, qui venait d’être engagée comme professeur de sport pour les vacanciers, est venue les saluer. Quand on lui a demandé si elle aimait son travail, elle a répondu : oui, même si son chef d’équipe était bizarre, car il lui faisait des avances et avait essayé de l’embrasser. Aussitôt Mariana a bondi avec ces mots : « Il faut que tu le dénonces ! ». Mais la jeune fille voulait attendre pour voir si cela se reproduirait pour agir, d’autant plus qu’elle ne voulait pas perdre son travail. Mais Mariana s’est mise à la place des potentielles autres victimes qui se sont tues et qui ont porté cette honte dans le silence elles aussi. Après discussion, il fut décidé d’aller voir le grand responsable des activités du club de vacances. Quelques jours plus tard on apprît que le chef d’équipe avait été congédié, car c’était la septième plainte contre lui. Marianna avait su répondre adéquatement à l’alerte qu’elle avait perçue, car elle avait capable de se mettre dans les souliers de la victime et de toutes les autres victimes.

Dans le fiasco informatique, il y avait tous ces amis de l’architecte qui ont plongé leurs mains dans le plat à bonbons. Pouvaient-ils bien réagir et prendre les bonnes décisions? Non, leurs intérêts et leur cupidité ne leur donnaient pas la liberté nécessaire pour voir les alertes sur le déraillement du projet. Il en de même de l’architecte pour qui son honneur était en jeu et avait tout intérêt à montrer que le ciel était bleu : il n’avait pas le recul nécessaire pour lire les signes de ce qui se passait.

Les premières générations chrétiennes espéraient le retour de Jésus de leur vivant, et considéraient leur vie de tous les jours comme une préparation aux retrouvailles. Aujourd’hui, nous savons que ce retour a déjà eu lieu par la présence de Jésus ressuscité de manière spirituelle chez tout être de bonne volonté. La seule façon de faire l’expérience de sa présence, c’est de s’ouvrir aux multiples événements de sa vie, petits et grands, et de les vivre avec le même esprit qui fut le sien. Et pour vivre cette rencontre, il faut être libre, totalement libre, n’ayant que le seul intérêt d’aimer vraiment et de prendre soin des autres. Dès lors, aucun événement de notre vie n'est banal.


 

-André Gilbert, Gatineau, juin 2025

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