![]() Sybil 1999 |
Le texte évangélique
Luc 10, 25-37 25 Voici qu’un juriste, pour piéger Jésus, lui pose cette question : « Maître, que dois-je faire pour hériter de la vie éternelle? » 26 Jésus lui répond : « Que dit la Bible à ce sujet? » 27 Le juriste lui réplique : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de tout ton être, et de toute ta force, et de toute ton intelligence, et ton prochain comme toi-même ». 28 Alors Jésus lui dit : « Tu as la bonne réponse. Agis ainsi, et tu auras la vie ». 29 Mais le juriste voulut expliquer la raison de sa question : « Le prochain, c’est qui? » 30 Alors Jésus lui raconte cette parabole : « Un jour, un homme descendait de Jérusalem vers Jéricho. Mais il tomba au milieu de bandits qui le déshabillèrent et le frappèrent, et partirent en le laissant à demi mort. 31 Par hasard, un prêtre descendait de Jérusalem par le même chemin et, le voyant, passa outre. 32 De même, un lévite qui passait par là le vit et passa outre également. 33 Enfin, un Samaritain en voyage arriva à côté de lui et, en le voyant, fut ému de compassion. 34 Il se pencha sur lui, banda ses plaies, versa de l’huile et du vin, puis, après l’avoir mis sur sa monture, l’amena à l’hôtellerie et pris soin de lui. 35 Puis, le lendemain, sortant de sa bourse l’équivalent de deux jours de salaire, il donna la monnaie à l’hôtelier avec la recommandation : « Prends bien soin de lui, et si tu dois dépenser plus, je te rembourserai quand je repasserai. » 36 Alors Jésus dit au juriste : « Selon toi, lequel des trois s’est montré le prochain de celui qui est tombé aux mains des bandits? » 37 Le juriste répond : « Celui qui s’est montré compatissant à son égard ». Jésus lui dit : « Va, et toi, fais de même ». |
Des études |
![]() N'est-il pas important d'être solidaire et de le dire? |
Commentaire d'évangile - Homélie Quelle règle faut-il suivre dans la vie? Un visage paru ces jours-ci dans les journaux a retenu mon attention, celui d’une petite fille émaciée de Gaza, clairement sous-alimentée : j’ai eu le cœur broyé; pourquoi est-elle née là, et moi je suis né ici? Puis, le lendemain, j’ai été saisi par la photo d’une mère gazaouie serrant de toutes ses forces dans ses bras son enfant décédé, enveloppé dans un drap blanc. J’imaginais ce qu’elle pouvait ressentir devant la chair de sa chair, un être innocent écrasé par un conflit où il n’y est pour rien. Tout cela me rappelait une scène qui m’est restée en mémoire au début de la guerre d’Ukraine où trois corps jonchent le sol à côté de leur bicyclette, un homme, son épouse et leur jeune garçon; ils tentaient de fuir le lieu de combat, voulant simplement préserver leur vie, et furent abattus inutilement par des soldats russes. Il y a tant de choses qui nous tordent les entrailles, douloureux à supporter, si bien qu’à certains jours nous aimerions nous protéger en nous coupant de l’actualité. Ces images me parviennent au moment où je médite le récit de ce jour que nous offre l’évangéliste Luc. C’est un récit archi connu chez les chrétiens où on retient surtout la parabole du bon Samaritain. Prenons le temps de le relire attentivement. Ce récit comporte deux parties, d’abord le dialogue entre Jésus et un spécialiste de la loi, puis une parabole. Luc se sert en fait de la première partie comme d’une longue introduction à la parabole et qui commence par une simple question du juriste : « Que dois-je faire pour hériter de la vie éternelle? ». C’est l’équivalent de la question traditionnelle : « Que dois-je faire pour être sauvé? » Cette question revient fondamentalement à cette autre question : « Qu’est-ce qui plaît à ce mystère à la source de ce monde et qu’on appelle Dieu, et donc permet de lui ressembler et ouvre la porte à une cohabitation avec Lui ». Quelle réponse Luc met-il dans la bouche de Jésus? En fait, Luc nous réserve une surprise. Car il connaît l’évangile selon Marc où Jésus, à un juriste qui l’interroge sur la loi ou le commandement le plus important, lui cite d’abord le livre du Deutéronome (6, 5) : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de tout ton être, et de toute ta force », puis lui ajoute un verset du livre du Lévitique (19, 18) : « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Que signifie cette réponse dans un contexte juif? Tout d’abord, cette réponse du Jésus de Marc a quelque chose de révolutionnaire, car elle colle ensemble deux passages différents de l’Écriture et les met sur le même pied comme commandement principal qui résume toutes les lois. Mais il reste que ce commandement à deux visages demeure très juif. En effet, que signifie aimer Dieu pour un Juif? Ce n’est pas une invitation à une expérience mystique. Le livre du Deutéronome est très clair sur sa signification : mettre en pratique les lois et les coutumes de la tradition juive qui remonteraient à Moïse. Et que signifie aimer son prochain? Encore ici, le livre du Lévitique est très clair : ne pas agir au détriment de son compatriote, ne pas lui mentir, ne pas l’exploiter, ne pas le voler, ne pas prononcer de jugement injuste, ne pas le haïr, ne pas se venger; c’est donc l’amour de ses compatriotes juifs. Que fait donc Luc? Il reprend ce passage de Marc, mais le met plutôt dans la bouche du juriste. En effet, à la question posée au début du récit, Jésus répond par une autre question: que dit la Bible? et c’est le juriste qui citera les deux passages de l’Écriture plutôt que Jésus. Pourquoi? La réponse se trouve dans la parabole. Cette parabole est introduite avec la question : « Qui est mon prochain? ». Notons qu’en grec ce mot traduit en français par le nom « prochain » est un adverbe : « proche de », et qui s’applique tant aux personnes qu’aux objets, et qu’en hébreu le terme rēaʿ utilisé par le livre du Lévitique désigne un ami, un compagnon, un intime. Nous connaissons les événements de la parabole. Sur la chemin semi-désertique et isolé qui descend de Jérusalem à Jéricho, un homme, probablement un Juif, se fait attaquer par des bandits qui le laissent à demi mort. Deux hommes, un prêtre du temple, puis un lévite, sorte de bas-clergé responsable de divers services au temple, passent par la même route et s’éloignent de l’homme à demi mort sans intervenir. Pourquoi? Par insensibilité? L’histoire ne le dit pas, mais un Juif saurait que le livre du Lévitique affirme que quiconque dans les champs bute sur un homme tué par l'épée, ou sur un mort, ou sur des ossements humains, ou sur une tombe, est impur pour sept jours, et donc inéligible pour officier au temple; ainsi, pourquoi le prêtre et le lévite auraient-ils pris ce risque? C’est un Samaritain, un habitant de Samarie au nord de la Judée, détesté par la communauté juive et considéré par elle comme hérétique, qui s’arrête pour prendre soin du Juif à demi mort. Arrêtons-nous sur la motivation du Samaritain pour intervenir. Nos bibles traduisent ainsi : « Il fut ému de compassion ». En fait, le terme grec se traduit littéralement : « Il fut pris aux entrailles ». C’est une référence à l’expérience commune de sentir son ventre transpercé tant une scène pénible nous fait mal. C’est ce verbe qu’utilise le même Luc pour décrire la réaction de Jésus quand il voit cette veuve de Naïm amenant en terre son fils unique (Lc 7, 13), ou encore pour décrire la réaction du père quand il voit l’état lamentable de son fils prodigue (Lc 15, 20). Voilà la motivation du Samaritain pour prendre soin du Juif à demi mort, lui donner son temps et son argent pour qu’il guérisse. Voilà l’ironie dans tout ce passage évangélique et probablement la raison pour laquelle Luc a mis au tout début dans la bouche du juriste, plutôt que dans celle de Jésus, les deux références à l’Écriture. Car cette parabole va bien au-delà de ce qui est contenu dans le livre du Deutéronome sur l’amour de Dieu et dans le livre du Lévitique sur l’amour du prochain. En effet, alors que l’amour de Dieu impliquerait dans le monde juif le respect des lois et coutumes, c’est ce respect des lois et coutumes qui empêche justement le prêtre et le lévite d’intervenir. Alors que l’amour du prochain est avant tout dans le monde juif le respect de ses compatriotes, la parabole décrit l’amour pour un étranger. Même plus, le prochain, désigné par l’adverbe « proche de » devient un terme dynamique qui désigne tout être vis-à-vis duquel on accepte de se faire proche. Dès lors, la véritable boussole de l’être humain ne se trouve pas dans des lois ou des règles, mais dans un sentiment, celui de la compassion. Je trouve vitale la lecture de cette parabole face aux événements que nous vivons aujourd’hui. Car, avec la multiplication des nouvelles où les scènes d’horreur et des comportements inacceptables se succèdent, nous nous lassons d’être « pris aux entrailles », surtout quand nous nous sentons sans moyens pour intervenir; comme pour les vieilles blessures, nous nous endurcissons. Je n’ai qu’à penser aux réactions face aux simplifications grossières, aux mensonges, à l’abus de pouvoir, à la cruauté du président américain en cette année 2025 : ce qui était hier inacceptable est devenu une nouvelle normalité. Comment en est-on venu à proposer la compassion comme inacceptable? Dans un interview, le milliardaire Elon Musk1 a affirmé : « L’empathie est suicidaire pour notre civilisation »; car l’empathie pour les individus coûterait trop cher à la collectivité. Et si c’était l’inverse, si le manque d’empathie et de compassion était suicidaire pour l’humanité. Oui, une société peut continuer à exister et à s’enrichir, mais elle ne trouvera jamais la vie que seul l’amour et le don de soi procure. Il est donc vital de garder allumée la flamme de la compassion, et d’accepter « d’être pris aux entrailles », même si ça fait mal. Il me revient à la mémoire l’histoire d’un homme qui souffrait d’une insensibilité congénitale à la douleur, une maladie héréditaire et rare. Son corps ressemblait à un champ de mines, ravagé pour toutes sortes de blessures auxquelles il n’avait pas réagi, n’ayant rien ressenti. Il en serait de même de notre société si nous laissions s’éteindre la flamme de la compassion. De plus, nous aurions tué une partie de nous-même, la partie la plus précieuse, celle qui nous fait ressembler au Mystère à la source de ce monde. 1 Voir l'interview (en anglais) donné par Elon Musk à Joe Rogan, publié sur CNN
-André Gilbert, Gatineau, juin 2025 |
Des thèmes |