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Michel Gourgues, Le crucifié. Du scandale à lexaltation. Montréal - Paris: Bellarmin - Desclée (Jésus et Jésus-Christ, 38), 1988, 178 p.
(Résumé détaillé)
Michel Gourgues, de lOrdre des frères prêcheurs, est professeur titulaire à la Faculté de théologie du Collège universitaire dominicain dOttawa, Canada, et responsable des cours sur le Nouveau Testament. Né le 22 août 1942, il est entré chez les dominicains en 1963, a fait profession religieuse le 4 août 1964, et a été ordonné prêtre le 30 mai 1970. Après avoir complété ses études en philosophie et en théologie au Collège universitaire dominicain dOttawa, il a obtenu son doctorat en 1976 à lInstitut catholique de Paris ("Le Seigneur a dit à Mon Seigneur..." L'application christologique du Psaume 110:1 dans le Nouveau Testament). Il est également élève titulaire de lÉcole biblique et archéologique française de Jérusalem. Michel Gourgues est lauteur de nombreuses publications. Signalons entre autres :
- A la droite de Dieu. Résurrection de Jésus et actualisation du Psaume 110:1 dans le Nouveau Testament. Paris : Gabalda (Études Bibliques), 1978.
- Les psaumes et Jésus Jésus et les psaumes, Cahiers Évangile no 25. Paris : Cerf, 1978.
- Jésus devant sa passion et sa mort, Cahiers Évangile no 30. Paris : Cerf, 1979.
- Lan prochain à Jérusalem. Approche concrète de lespérance biblique, La Vie Spirituelle 639. Paris : Cerf, 1980.
- Lau-delà dans le Nouveau Testament, Cahiers Evangile no 41. Paris : Cerf, 1982.
- « Pour que vous croyiez... » Pistes dexploration de lévangile de Jean. Paris : Cerf, 1982.
- "L'Apocalypse" ou "les trois Apocalypses" de Jean?, 1983, 26 p.
- Le défi de la fidélité Lexpérience de Jésus. Paris : Cerf (Lire la Bible, 70), 1985.
- (Collaboration) À cause de lÉvangile. Études sur les Synoptiques et les Actes offertes au Père Jacques Dupont, o.s.b., à loccasion de son soixante-dixième anniversaire. Paris : Cerf (Lectio Divina, 123), 1985.
- (Collaboration) LAltérité. Vivre ensemble différents. Actes dun colloque pluridisciplinaire pour le 75e anniversaire du collège dominicain de philosophie et théologie, Ottawa, 4-6 oct. 1984. Paris-Montréal : Cerf-Bellarmin (Recherches, 7), 1986.
- Mission et communauté (Actes des Apôtres 1-12) , Cahiers Evangile no 60. Paris : Cerf, 1988.
- Le Crucifié. Du scandale à lexaltation. Montréal- Paris : Bellarmin-Desclée (Jésus et Jésus-Christ, 38), 1988
- LÉvangile chez les païens (Actes des Apôtres 13-28) , Cahiers Évangile no 67. Paris : Cerf, 1989.
- Prier les hymnes du Nouveau Testament, Cahiers Évangile no 80. Paris : Cerf, 1992.
- Jean, de lexégèse à la prédication I. Carême et Pâques Année A. Paris : Cerf (Lire la Bible, 97), 1993.
- Jean, de lexégèse à la prédication II. Carême et Pâques Année B. Paris : Cerf (Lire la Bible, 100), 1993.
- Luc, de lexégèse à la prédication. Carême et Pâques Année C. Paris : Cerf (Lire la Bible, 103), 1994.
- Foi, bonheur et sens de la vie: Relire aujourdhui les Béatitudes. Montréal : Mediaspaul, 1995, 102 p.
- Cinquante ans de recherche johannique. De Bultmann à la narratologie, dans « De bien des manières ». La recherche biblique aux abords du XXIe siècle. Actes du Cinquantenaire de lACEBAC (1943-1993) édités par Michel Gourgues et Léo Laberge. Paris : Cerf (Lectio Divina, 163), 1996.
- Préface à louvrage Les Patriarches et lhistoire. Autour dun article inédit du père M.-J. Lagrange, o.p. Paris : Cerf (Lectio Divina), 1998
- La vie et la mort de Jésus. Une même dynamique, dans Mourir, Christus 184. Paris : IHS, 1999.
- Les paraboles de Jésus chez Marc et Matthieu - Damont en aval. Montréal : Médiaspaul, 1999.
- Jean-Marie Tillard, o.p. (1927-2000), La Vie Spirituelle 738. Paris : Cerf, 2001.
- Le Pater. Parole sur Dieu. Parole sur nous. Namur : Lumen Vitae (Connaître la Bible, 26), 2002, 75 p.
- Jésus et son père, dans La paternité pour tenir debout, Christus 202. Paris : IHS, 2004.
- Partout où tu iras... : Conceptions et expériences bibliques de lespace, en collaboration avec Michel Talbot. Montréal : Médiaspaul, 2005.
- En ce temps-là... , en collaboration avec Michel Talbot. Montréal : Médiaspaul, 2005.
- En esprit et en vérité. Pistes dexploration de lévangile de Jean. Montréal : Médiaspaul, 2005.
- « Laisse donc voir ! » [Matthieu 5, 3-16] , La Vie Spirituelle 763. Paris : Cerf, 2006.
- Serviteurs du Christ à la naissance de lÉglise. Paris : Cerf (Biblia, 64), 2007.
- Marc et Luc : trois livres, un Évangile : Repères pour la lecture. Montréal : Médiaspaul, 2007.
- Les deux lettres à Timothée. La lettre à Tite. Paris : Cerf (Commentaire biblique : Nouveau Testament, 14), 2009.
- « Souviens-toi de Jésus Christ » (2 Tm 2,8.11-13) : De linstruction aux baptisés à lencouragement aux missionnaires, dans Les Hymnes du Nouveau Testament et leurs fonctions. Paris : Cerf (Lectio Divina, 225), 2009.
- « Croce », dans G. RAVASI, R. PENNA, G. PEREGO (ed.), Dizionario dei Temi Teologici della Bibbia. Balsamo: Edizioni San Paolo, 2010, pp. 254-262.
- Le crucifié. Paris: Mame-Desclée, 2010, 200 p.
- Je le ressusciterai au dernier jour : la singularité de lespérance chrétienne. Paris : Cerf (Lire la Bible, 173), 2012
- Les pouvoirs en voie dinstitutionnalisation dans les épîtres pastorales, dans Le Pouvoir Enquêtes dans lun et lautre Testament. Paris : Cerf (Lectio Divina, 248), 2012.
- Ni homme ni femme : lattitude du premier christianisme à légard de la femme : évolutions et régressions. Paris-Montréal : Cerf-Médiaspaul (Lire la Bible), 2013
- Les formes prélittéraires, ou lÉvangile avant lÉcriture, dans Histoire de la littérature grecque chrétienne, 2. De Paul apôtre à Irénée de Lyon. Paris : Cerf (Initiations aux Pères de lÉglise, 2013.
- Plus tard tu comprendras. La formation du Nouveau Testament. Paris-Montréal : Cerf-Mediaspaul (Lire la Bible, 196), 2019, 187 p.
Le Crucifié. Du scandale à lexaltation.
Sommaire
La plupart des historiens sentendent pour placer la crucifixion de Jésus à Jérusalem, en dehors de la porte de la ville, à neuf heure du matin, un vendredi, veille de sabbat et jour de Préparation de la Pâque juive, le 7 avril de lan 30. Cest un choc pour ses disciples. Il faut savoir que dans le monde romain, ce mode dexécution était réservé uniquement aux esclaves criminels. Dans le monde Juif, une telle mort signifiait que la personne était maudite de Dieu. On a un écho du sentiment déchec et de la réaction désabusée chez ceux qui lavait suivi dans le récit des disciples dEmmaüs, composé plusieurs années plus tard (Luc 24, 20). Mais un événement inattendu vient tout changer, dont témoignent également les disciples dEmmaüs : Jésus est ressuscité, il est apparu à Simon. Dès lors samorce une longue réflexion à laide de la Bible pour comprendre cette mort absurde et inacceptable.
Mais on imagine facilement la difficulté pour les premiers chrétiens de parler publiquement de cette mort en croix devant des Juifs pour qui tout cela est totalement scandaleux, et devant des Grecs pour qui cela est pure folie. Aussi, dans les textes qui font référence aux traditions les plus anciennes, on note une grande discrétion et un certain silence sur la façon dont Jésus est mort, mettant plutôt laccent sur la résurrection. Cest le cas de cet hymne quon trouve dans la lettre aux Philippiens (2, 8) où on présente le Christ comme celui qui sest vidé de sa condition divine et sest abaissé au point dobéir jusquà la mort, ou encore de cet ancien credo cité par Paul dans son épitre aux Corinthiens (15) qui se contente de parler dune mort pour les péchés et dune résurrection le troisième jour. Même les évangélistes font preuve de beaucoup de discrétion et de sobriété face à la mention de la croix et naborde vraiment le sujet que lorsquil est impossible de léviter, lors de la crucifixion de Jésus. Mais ils insistent sur son innocence soutenue par Pilate lui-même. Et surtout, ils essaient de faire le parallèle avec certains passages de lÉcriture, en particulier les Psaumes, pour montrer que cela faisait partie du dessein de Dieu. Cest saint Paul qui, le premier, osa aborder de front ce sujet en faisant de la croix le centre de sa prédication, comme on le constate dans la première épître aux Corinthiens. Pour lui, cest ainsi que Dieu a voulu offrir son salut, manifestant de cette façon sa puissance et sa sagesse à travers à ce qui apparaît pour le monde faiblesse et folie. Il va encore plus loin. Si la Loi considérait comme maudit le crucifié, et que Dieu a pourtant ressuscité le crucifié Jésus, cest que la Loi est inutile pour le salut et, au contraire, seule la foi en Jésus sauve.
Entre-temps, la réflexion chrétienne se poursuit sur lensemble de ces événements. Il semble que ce soit dabord le quatrième chant du Serviteur de Yahvé chez le prophète Isaïe (...homme méprisé et déconsidéré. Celui-là porte nos péchés et il souffre pour nous...; voir Is 53, 2-5) qui aide les premières communautés à trouver un sens à cette mort ignominieuse. Comme nous sommes dans un cadre juif, le rituel relié au temple va offrir également certaines analogies. Il y a tout dabord le sacrifice danimaux offert pour le pardon des péchés : le Christ na-t-il pas versé son sang de la même façon? Sauf que dans son cas, cest une fois pour toute : un pardon permanent. Il y a également le rituel annuel du Jour du Pardon (Yom Kippur) où le sang aspergé sur lautel exprimait le pardon offert à tout le peuple. Cest ainsi que se développera lidée dune mort sanglante en notre faveur pour le pardon des péchés. Cette réflexion prendra également un tournant parénétique : le Christ fidèle à la volonté de Dieu endura les épreuves de la vie jusquà accepter cette mort atroce devient le modèle du croyant. Mais il y a plus. Le croyant qui souffre en raison de son engagement au service de lÉvangile, participe à la croix du Christ.
Note: Ce qui suit résume le livre.
Table des matières
Introduction. Pourquoi la croix? Les ramifications dune question.
- La croix singulière de Jésus : au lieu appelé du Crâne, à la troisième heure.
- Le choc initial : « Et nous, nous espérions... »
- Le choc surmonté : « Rien dautre que Jésus Christ et Jésus Christ crucifié »
- La croix, lieu dune révélation ambiguë?
- La croix plurielle des croyants : « Je suis crucifié avec le Christ » (Ga 2, 19)
- Une « idée chrétienne devenue folle »?
- « Cest pour lui que je souffre... » (2 Tm 2, 9)
- « Les stigmata de Jésus, je les porte en mon corps » (Ga 6, 17)
- Démarche
Première partie. Lévénement. Histoire et témoignage
- La croix dans les récits de la Passion
- « Le Fils de lhomme va être livré pour être crucifié » (Mt 26, 2)
- Les récits dans leur forme actuelle Grandes articulations
- La préparation (Mt 26, 2-46)
- Le fils de lhomme est livré (Mt 26, 47 27, 31)
- Le fils de lhomme est crucifié (Mt 27, 32-61)
- Formations et interrelations
- Sobriété et discrétion entourant la croix
- La croix et son « environnement »
- La crucifixion concédée (Mc 15, 1-20 et ||)
- Jésus livré par les Juifs (Mar 15, 1-5)
- Marc et Matthieu (27, 1-2.11-14)
- Luc (23, 1-16)
- Jean (18, 29-38)
- Jésus livré par Pilate (Mc 15, 6-20)
- Marc (15, 6-20) et Matthieu (27, 15-31)
- Luc (23, 17-24)
- Jean (18, 39 19, 16a)
- La crucifixion accomplie (Mc 15, 21 ||)
- La référence scripturaire
- Une « théologie narrative »
- Le reflet dun long cheminement
- « Crucifié sous Ponce Pilate » - « Ce mystère méprisable et plein de honte. »
- « Folie pour les païens »
- La crucifixion comme peine capitale
- Servile supplicium
- « Scandale pour les Juifs »
- Une pratique connue
- ... et réprouvée : « Maudit soit qui pend au bois »
- Handicap pour les chrétiens
- Le silence
- La défensive
Deuxième partie. De léchec à la fécondité Élaboration progressive dune théologie de la croix
- La croix comme dévoilement sur Jésus Christ et sur Dieu
- Manifestation dobéissance (Ph 2, 8)
- Lhymne et sa structure
- Thanatou de staurou, addition paulinienne
- Une référence à lEbed Yahweh?
- Lexpression suprème dune double relation
- « Aussi Dieu la-t-il surexalté... »
- Manifestation de « faiblesse » (2 Co 13, 4)
- Une double antithèse
- La pauvreté du « collaborateur de Dieu »
- Manifestation de constance (He 12, 2)
- Le Christ Archègos, modèle dans lépreuve
- Croix du Christ et motivation chrétienne
- La croix comme dévoilement sur Dieu
- « Ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes » - Le témoignage de 1 Co 1-2
- La situation de la communauté
- LÉvangile et son objet : « Nous prêchons, nous, un Christ crucifié »
- Un mode de transmission adapté à lobjet : « ... faible, craintif et tout tremblant »
- « ...ils nauraient pas crucifié le Seigneur de la gloire » (1 Co 2, 8)
- La croix comme dévoilement sur nous-mêmes
- La double signification de la croix 1 P 2, 22-25
- Lui / Vous
- Reprise ou écho de la tradition?
- Lecture christologique dIs 52, 13 53, 12
- Exemplarité et salut
- « Le Christ crucifié vous a été clairement présenté » - La lettre aux Galates
- Croix du Christ et malédiction de la loi
- « Je suis crucifié avec le Christ » (Ga 2, 19)
- Mort du Christ et croix du Christ
- « ...en faisant la paix par le sang de sa croix » - Les lettres de la captivité
- Affinités et différences
- La croix et la réconciliation de lhumanité
- La croix et la réconciliation avec Dieu
- La croix et labolition de la dette
- Implications dordre moral Du don à lexigence
Troisième partie. De la croix du Christ à la croix des chrétiens.
- La croix découlant de laccueil et du service de lÉvangile
- Épreuve et service
- « Persécutés pour la croix du Christ » (Ga 6, 12.17)
- « ...ce qui manque aux détresses du Christ »
- « Qui veut me suivre se charge de sa croix (Mc 8, 34 ||)
- Une exigence parmi dautres?
- Perspectives différentes
- Matthieu : les Douze
- Marc et Luc : tout disciple
- Quelle croix?
- « Qui ne prend pas sa croix nest pas digne de moi » (Mc 10,38 ||)
- Particularités de Matthieu
- Particularités de Luc
- Une exigence absolue et universelle?
Conclusion. « Lesprit vous conduira vers la vérité tout entière »
- La croix du Christ
- La croix des chrétiens
Introduction. Pourquoi la croix? Les ramifications dune question.
Quand on consulte le dictionnaire, on note quaprès avoir fait référence à linstrument de supplice pour les condamnés à morts de lAntiquité, formé de deux pièces de bois transversales, la définition du mot croix passe au sens figuré : peines, affliction, et spécialement épreuves que Dieu envoie au chrétien. Mais ce sens figuré ne fait que relancer la question : pourquoi Dieu envoie-t-il la croix?
- La croix singulière de Jésus : au lieu appelé du Crâne, à la troisième heure.
Il sagit dune expérience unique localisée à Jérusalem, au Golgotha ou lieu dit du Crâne, en dehors de la porte de la ville, à neuf heure du matin, un vendredi, veille de sabbat et jour de Préparation de la Pâque juive, et que les historiens situent au 7 avril de lan 30. Se référant à cet événement, Paul parle de scandale, non pas au sens dêtre indigné, mais au sens biblique fort de pierre dachoppement ou dobstacle qui fait perdre la foi ou fait voler en éclat sa vision du monde, et laisse lindividu complètement désemparé.
- Le choc initial : « Et nous, nous espérions... »
Ils (les disciples dEmmaüs) lui dirent: "Ce qui concerne Jésus le Nazarénien, qui sest montré un prophète puissant en oeuvres et en paroles devant Dieu et devant tout le peuple, comment nos grands prêtres et nos chefs lont livré pour être condamné à mort et lont crucifié. Nous espérions, nous, que cétait lui qui allait délivrer Israël; mais avec tout cela, voilà le troisième jour depuis que ces choses sont arrivées! (Lc 24, 19-21)
Pour les disciples dEmmaüs, la mort de Jésus, et plus particulièrement sa mort en croix (« lont crucifié »), représentait un scandale, qui les a fait trébucher dans leur espérance, marquant la fin de limmense confiance placée dans le prophète de Nazareth. Il faut dabord prendre le temps de comprendre tout le caractère choquant de la croix avant de passer à la signification apportée par la foi en la résurrection comme le fera un Cyrille de Jérusalem (314-386) qui affirmera : « Mais, puisque la croix a été suivie par la résurrection, je peux en parler sans rougir. » (Catéchèses baptismales , XIII, 4) Essayons donc de retracer le cheminement des communautés, leur passage progressif de la croix scandaleuse à la croix victorieuse.
- Le choc surmonté : « Rien dautre que Jésus Christ et Jésus Christ crucifié »
Alors que Paul affirme aux Corinthiens navoir rien voulu savoir parmi eux que Jésus Christ crucifié (1 Co 2, 2), le Nouveau Testament dans son ensemble est beaucoup plus timide sur la croix : le verbe stauroô (crucifier) et le substantif stauros (croix) figurent respectivement 46 et 27 fois. Or, les deux-tiers de tous ces emplois sont concentrés dans les récits évangéliques de la passion où il est inévitable den parler, et parmi les 22 autres emplois qui restent, 12 se retrouvent dans lépître aux Galates et dans les deux premiers chapitres de 1 Corinthiens. On note donc une grande réserve vis-à-vis de ces mots. Et quand on regarde les formulaires traditionnels de la foi tels que transmis par Paul (1 Th 4, 14; 1 Co 15, 3; 2 Co 5, 15; Rm 8, 34; Rm 14, 15), on remarque quil nest pas question de la croix. On peut donc penser que les premiers chrétiens ont mis du temps à digérer la réalité de la croix et à lintégrer dans leur prédication. Pourquoi? Et pourquoi a-t-on trouvé important par la suite den parler? Ajoutait-elle réellement quelque chose à leur compréhension théologique?
- La croix, lieu dune révélation ambiguë?
Dans lhistoire de lÉglise, lintégration de la croix dans la réflexion théologique a prêté flanc à plusieurs visions tordues, comme cette théorie de la substitution pénale : tout en étant lui-même innocent, Jésus aurait écopé du châtiment qui revenait en justice à lhumanité pécheresse. Dieu apparaît alors comme un juge irascible, rendu furieux à la vue du péché, et qui a besoin dassouvir sa colère sur un innocent. Une telle caricature de la foi chrétienne a été dénoncée soit par ses adversaires, comme Michel Bakounine (1814-1876 : Dieu et létat , p. 3-5) qui fait écho à la figure dun Dieu toujours avide de victimes et de sang, soit par des théologiens et des exégètes contemporains qui démontrent quelle est même contraire à lÉcriture (voir Schillebeeckx, Jésus, parabole de Dieu, paradigme de lhomme , p.799s).
Malgré tout, plusieurs passages du Nouveau Testament ne comportent-ils pas une certaine ambiguïté? Par exemple, comment comprendre laffirmation de Col 1, 20 : « (Dieu sest plu) à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix » ? En mettant laccent sur la valeur salvifique de la croix, on se trouve à affirmer que nous sommes des pécheurs en détresse qui avons besoin daide. Comment comprendre alors le rôle de la croix face à notre situation de pécheur? Plus particulièrement, on peut se demander : la mort en croix, donc une mort sanglante, nest-elle pas responsable de la représentation de la mort de Jésus comme une mort sacrificielle pour les péchés? Nous sommes alors devant limmense défi de reformuler cette représentation en termes compréhensibles pour nos contemporains.
- La croix plurielle des croyants : « Je suis crucifié avec le Christ » (Ga 2, 19)
- Une « idée chrétienne devenue folle »?
Donner au mot « croix » le sens symbolique de peines, afflictions, épreuves envoyés par le sort nest-elle pas lexemple dune « idée chrétienne devenue folle », selon lexpression de Chesterton? Dans ce cas, il suffirait dêtre chrétien pour que toute forme dépreuve devienne une croix, un cas clair dabus de langage.
- « Cest pour lui que je souffre... » (2 Tm 2, 9)
Dans les évangiles, il y a seulement deux passages où on parle de la croix en relation avec le croyant : « Si quelquun veut suivre derrière moi... quil se charge de sa croix et quil me suive » (Mc 8, 34); « Qui ne prend pas sa croix et ne suit pas derrière moi nest pas digne de moi » (Mt 10, 38 || Lc 14, 27). La croix est vue comme un choix, comme une option en faveur du service de lÉvangile, au prix de renoncer à tous ses biens. Ainsi, la croix nest pas nimporte quelle épreuve, mais le résultat dun engagement spécifique en raison de sa foi. Sans utiliser le mot croix, mais plutôt des mots comme souffrance, dautres passages du Nouveau Testament vont dans le même sens : « Pour lui (Jésus Christ) je souffre jusquà porter des chaînes comme un malfaiteur » (2 Tm 2, 9). Il y a clairement un engagement « pour lui » (hyper autou).
- « Les stigmata de Jésus, je les porte en mon corps » (Ga 6, 17)
Alors que la croix était pour Jésus laboutissement logique de son option fondamentale de service du Règne de Dieu, et que pour les croyants elle peut être le résultat de leur prise de position dans lordre de la foi, à quelle condition les expériences douloureuses et non choisies de la vie peuvent-elles devenir des croix? Car cest comme ça que plusieurs croyants regardent leur vie de souffrance, comme par exemple léminent théologien Yves Congar, affligé de sclérose en plaques depuis plus de 20 ans, qui reprend Col 1, 20 : « Ce qui manque aux détresses du Christ, je lachève dans ma chair en faveur de son corps qui est lÉglise » (voir P. Yves Congar, « Vous serez mon peuple ». Entretien avec André Sève , La Croix-Événement , 5-6 janvier 1986, p. 10). Est-ce bien comprendre le Nouveau Testament?
Ce quon dit des individus, certains le disent de lÉglise et parlent même dune Église de la croix, comme René Latourelle, faisant allusion aux Église persécutées et opprimées (Transcription de lémission « Second Regard » de Radio-Canada, automne 1985). À lire lhistorien Eusèbe de Césarée (3e siècle : Histoire ecclésiastique , VIII, 1, 7) se plaignant de la mollesse et de la nonchalance dans lÉglise avec la fin des persécutions, ou encore Emmanuel Mounier, au 20e siècle, reprochant au christianisme de routine de sassoupir lentement dans son bien-être (voir Affrontement chrétien , p. 12s), on en arrive à penser que la croix devrait faire partie intrinsèque de la vie de lÉglise. Encore une fois, cela se justifie-t-il à partir du Nouveau Testament?
- Démarche
Dans cette exploration du témoignage néotestamentaire sur la croix, les chapitres 1 à 4 sattarderont sur celle du Christ, dabord lévénement lui-même, ensuite sa signification, et le chapitre 5 sur la croix des croyants. Il sagit de retracer les étapes de croissance des premières communautés chrétiennes dans leur approfondissement du mystère de la croix et comment ils sont passés du scandale initial à la proclamation de la signification libératrice et unique de la croix.
Cette exploration théologique se reflète dans les diverses représentations graphiques de la croix. Dune part, la plus ancienne représentation qui nous soit parvenue est un graffite désigné comme « crucifix du Palatin » dorigine païenne (figure 1), qui ridiculise un chrétien en adoration devant un crucifié à tête dâne. Cest le côté scandaleux et absurde de la croix.
Figure 1: Crucifix du Palatin |
Figure 2: Crucifix de Costanza |
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Dautre part, il y a cette représentation du 2e ou 3e siècle sur une pièce de cornaline (figure 2), dorigine chrétienne, découverte en Roumanie (Costanza) et conservée au British Museum, où le Christ crucifié est surmonté de linscription ιχθυς, acrostiche utilisé par les premiers chrétiens pour exprimer leur foi, et entouré des douze apôtres : il sagit maintenant de la croix glorieuse, illuminée par lintervention de Dieu et révélatrice de la profondeur du mystère de Jésus.
Première partie. Lévénement. Histoire et témoignage
- La croix dans les récits de la Passion
- « Le Fils de lhomme va être livré pour être crucifié » (Mt 26, 2)
Dans les récits de la Passion, on ne parle pas de croix (substantif stauros, verbe stauroô ) avant la scène qui décrit sa condamnation, à lexception de cette annonce par Jésus en Mc 26, 2.
- Les récits dans leur forme actuelle Grandes articulations
Les récits synoptiques peuvent se diviser en trois grandes parties.
| Mc | Mt | Lc |
1. Les préparatifs | 14, 1-42 | 26, 1-46 | 22, 1-46 |
2. De larrestation à la condamnation « le Fils de lhomme est livré » | 14, 43 15, 20 | 26, 47 27, 31 | 22, 47 23, 25 |
3. De la condamnation à lensevelissement (« le Fils de lhomme crucifié ») | 15, 21-47 | 27, 32-66 | 23, 26-56 |
- La préparation (Mt 26, 2-46)
Cest le verbe « livrer » (paradidômi) qui domine cette section de lannonce de la passion prochaine et revient à 7 reprises.
- Le fils de lhomme est livré (Mt 26, 47 27, 31)
Le verbe « livrer » domine encore cette section pour décrire trois démarches :
- Celle de Judas (26, 48; 27, 3-4), représentant les disciples
- Celle des chefs des Juifs (27, 2.18), représentant le pouvoir religieux juif
- Celle de Pilate (27, 26), représentant le pouvoir politique romain
Maintenant que Jésus est livré, il ne reste plus quà passer à létape de la crucifixion.
- Le fils de lhomme est crucifié (Mt 27, 32-61)
On peut diviser cette section en deux moments :
Description de lévénement | Suites ou réactions à lévénement |
Mise en croix : 27, 32-38 | Outrages des passants, des grands prêtres et des brigants : 27, 39-44 |
Mort en croix : 27, 45-50 | Scène apocalyptique, foi du centurion, présence des femmes et ensevelissement par Joseph dArimathie : 27, 51-66 |
Le texte de Matthieu a été utilisé, mais il ne fait que manifester plus clairement les grandes divisions déjà présentes dans le récit.
- Formations et interrelations
En fait, quand on regarde les récits de la passion chez les quatre évangélistes, en particulier les sections 2 (Jésus livré) et 3 (Jésus crucifié), on note une grande parenté. Comment expliquer cette similitude? Voici lhypothèse la plus répandue :
- Il y aurait eu à lorigine un récit primitif de la passion, un récit bref, oral ou écrit;
- Ce récit bref aurait été ensuite développé pour intégrer la narration de tout ce qui a conduit à la passion : complot, onction, trahison de Judas, reniement de Pierre, etc.
Les choses se compliquent quand on essaie détablir la relation de nos récits évangéliques avant ce récit primitif. Pour certains, Marc et Matthieu, qui ont un récit très proche, représenteraient deux recensions de ce même récit primitif. Pour dautres, Marc seul aurait eu accès à ce récit primitif, et Matthieu aurait repris le récit de Marc. Quant au récit de Luc, il sécarte de celui de Marc dans un certain nombre de passages et, de manière surprenante, contient des scènes qui se rapprochent du récit de Jean, ce qui laisse penser quil y aurait une tradition commune sous-jacente à Luc et Jean. Dans notre analyse, il faudra donc bien distinguer les éléments communs aux évangélistes et ce qui relève de la rédaction et de la théologie propre à chacun.
- Sobriété et discrétion entourant la croix
Nous avons déjà noté quà part lannonce de Mt 26,2 il faut attendre la scène de la condamnation de Jésus pour trouver la première mention de la croix. Regardons ces passages où on utilise le vocabulaire de la croix, le verbe stauroô (= V) et le substantif stauros (= S).
Mentions | Mc | Mt | Lc |
1) 1e réclamation des foules | (V) 15, 13 | (V) 27, 22 | (VV) 23, 21 |
2) 2e réclamation des foules | (V) 15, 14 | (V) 27, 23 | |
3) Résolutions de Pilate | (V) 15, 15 | (V) 27, 26 | (V) 23, 23 |
4) Jésus emmené par les soldats | (V) 15, 20 | (V) 27, 31 | |
5) Portement de la croix | (S) 15, 21 | (S) 27, 32 | |
6) Crucifixion | (V) 15, 24 | (V) 27, 35 | (S) 23, 26 |
7) Heure du crucifiement | (V) 15, 25 | | (V) 23, 33 |
8) Compagnie des brigands | (V) 15, 27 | (V) 27, 38 | |
9) Injures des passants | (S) 15, 30 | (S) 27, 40 | |
10) Injure des chefs | (S) 15, 32a | (S) 27, 42 | |
11) Injure des bandits | (V) 15, 32b | (V) 27, 44 | |
On aura noté le parallèle serré entre Mc et Mt avec le même vocabulaire, à lexception du point 7). Il en va tout autrement avec Luc qui nous présente pourtant des scènes semblables dans la même séquence. Si on fait abstraction des trois « crucifie-le » des points 1) et 3) de Luc, on se retrouve chez Luc avec seulement deux mentions, les points 6) et 7) qui décrivent la scène de Simon de Cyrène aidant Jésus à porter sa croix et le crucifiement de Jésus, deux scènes quil aurait été impossible doblitérer sans nous garder dans lignorance complète sur la façon dont Jésus est mort.
Ainsi, chez Luc, comme dailleurs chez Jean, il y presquun embargo sur les références à la croix. Comment expliquer cela? Si on accepte lhypothèse dun récit primitif, il ny a que deux options possibles : ou bien cette sobriété sur les références à la croix provenait du récit primitif, et cest Marc, repris ensuite par Matthieu, qui aurait opéré ce développement autour de la croix, ou bien le récit primitif contenait déjà toutes ces références à la croix et cest la tradition commune à Lc-Jn qui les aurait oblitérées.
- La croix et son « environnement »
- La crucifixion concédée (Mc 15, 1-20 et ||)
Le mot-clé paradidômi (livrer) chez Mc et Mt nous permet de discerner deux parties :
| Mt | Mc | Lc | Jn |
1. Les Juifs livrent Jésus à Pilate | 27, 1-14 | 15, 1-5 | 23, 1-12 | 18, 28-38 |
2. Pilate livre Jésus aux Juifs | 27, 15-31 | 15, 6-20 | 23, 17-24 | 18, 39 19, 16a |
Dans la mise à mort de Jésus, Pilate joue un rôle décisif, car les Juifs nont pas ce pouvoir (voir Jn 18, 31).
- Jésus livré par les Juifs (Mar 15, 1-5)
- Marc (15, 1-5) et Matthieu (27, 1-2.11-14)
Tous deux partagent un récit très semblable avec deux questions de Pilate à Jésus dont seule la première reçoit une réponse (« tu le dis »).
- Luc (23, 1-16)
On trouve dans le récit de Luc des traits qui lui sont spécifiques :
- Les accusations dordre politique sont précisées deux fois (23, 2.5)
- Il nexiste aucune mention du silence de Jésus
- Pilate déclare clairement que Jésus est innocent, un point de vue appuyé également par Hérode que Luc est seul à mentionner
Lanalyse du vocabulaire de ce récit montre quil a été rédigé par Luc. Et son intention est claire lorsquon lit la référence à ce récit dans les Actes des Apôtres (4, 27) : Jésus est vraiment innocent, mais néanmoins la parole de Dieu du Psaume 2, 2 sest réalisée quand elle annonce que les « rois » et les « chefs » se sont assemblées contre le messie à Jérusalem.
- Jean (18, 29-38)
Cest le plus élaboré des récits, tant en ce qui concerne le dialogue de Pilate avec les Juifs (18, 29-32) que son dialogue avec Jésus. Comme Luc, Jean souligne linnocence de Jésus.
- Jésus livré par Pilate (Mc 15, 6-20)
Tous les évangélistes racontent leffort de Pilate pour libérer Jésus et le refus de la foule qui préfère Barabbas. À lintérieur de ce canevas de base, les récits varient.
- Marc (15, 6-20) et Matthieu (27, 15-31)
Après avoir rapporté objectivement les arguments daccusation, les deux évangélistes émettent un jugement de valeur : Pilate reconnaît que cest par jalousie quon a livré Jésus, et cest moins la foule que les grands prêtres, excitant cette foule, qui sont responsables de la condamnation de Jésus. Matthieu renforce ce jugement avec lintervention de la femme de Pilate désignant Jésus comme juste et avec Pilate lui-même se lavant les mains pour prendre ses distances face à cette condamnation.
- Luc (23, 17-24)
Chez Luc, cette section est plus courte. Mais ses idées sont claires : trois fois Pilate insiste pour dire quil ne trouve rien de mal chez Jésus, et la section se termine avec Pilate qui livre Jésus non pas pour quil soit crucifié, mais le livre à la volonté des chefs religieux juifs. Les Actes des Apôtres reviendront de nouveau sur lidée que ce sont ceux-ci qui sont responsables de sa mort (2, 36; 3, 13; 4, 10; 13, 28).
- Jean (18, 39 19, 16a)
Comme les autres évangélistes, Jean reprend lidée que Pilate considère Jésus comme innocent et, sil le fait flageller, ce nest quun stratagème pour essayer de le sauver. Bien sûr, tout cela est raconté avec son style particulier où il développe les dialogues de Pilate avec les Juifs et avec Jésus, et où la figure de Jésus y apparaît en parfaite maîtrise de la situation.
Bref, les quatre évangélistes insistent sur la non-culpabilité de Jésus et sur linjustice de sa condamnation. Cela est particulièrement souligné chez Luc qui mentionne le moins possible la croix et en met toute la responsabilité à ses adversaires juifs. À tant insister que cette sanction na pas été imposée par le pouvoir romain, ne trahit-on pas une grande gêne face à la crucifixion, cette peine quon imposait pour les crimes graves?
- La crucifixion accomplie (Mc 15, 21-47 ||)
De nouveau, les récits de Marc et Matthieu sont très proches. En les utilisant comme point de comparaison, on constate chez Luc et Jean labsence de certains éléments, comme le vin quon donne à Jésus ou son cri. Par contre, on trouve chez ceux-ci des points plus développés comme le portement de la croix ou linscription sur la croix, ou encore un ordre modifié des éléments. Mais ce que tous ces récits ont de particulier, cest labondance des références à lÉcriture. Cest le signe que tous les éléments entourant la crucifixion ont été approfondis soit par la tradition pré-évangélique, soit par les évangélistes eux-mêmes.
- La référence scripturaire
- Types de références
- La citation explicite introduite par une formule daccomplissement et quon ne rencontre que trois fois et seulement chez Jean : « Car cela est arrivé pour que saccomplit lÉcritures... » (cf Jn 19, 36)
- Une citation parfois textuelle de lAncien Testament, mais sans le mentionner explicitement, comme cette référence au Psaume 22, 2 dans le cri de Jésus en Mc 15, 34 : « Mon Dieu, mon dieu, pourquoi mas-tu abandonné? »
- Une simple allusion, parfois très subtile, à un passage de lÉcriture quon reconnaît seulement par des affinités du contexte pour par le vocabulaire, comme cette allusion au Psaume 22, 19 quand on se partage les vêtements de Jésus en Mc 15, 24. Ce type de référence est le plus fréquent dans les récits de la passion.
- Indices dun usage ancien
Cest sans doute très tôt que les communautés chrétiennes ont pris lhabitude de relire lÉcriture pour essayer de comprendre les événements entourant la mort de Jésus. Un indice nous est fourni par le fait quune référence comme le Psaume 22, 19 (« ils partagent entre eux mes habits et tirent au sort mon vêtement ») se retrouve dans les quatre récits, ce qui ne peut sexpliquer que par lexistence dun récit primitif ou dune tradition très ancienne.
- Tendance à introduire une référence là où elle était absente
On peut imaginer que les événements entourant la mort de Jésus ont été dabord racontés pour eux-mêmes, mais à mesure quon relisait lÉcriture pour y trouver des échos de ces événements, ils ont pris avec le temps une dimension théologique. Cest ce quon constate par exemple dans les récits de Matthieu et Luc, écrits vers 80 ou 85, donc beaucoup plus tard que celui de Marc :
- Alors que Mc 15, 23 écrit simplement : « ils lui donnaient du vin parfumé de myrrhe », Matthieu modifie le temps du verbe « donner » et remplace « myrrhe » par « fiel » (« ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel ») pour évoquer le Psaume 69, 21
- Luc 23, 30 évoque Os 10, 8 dans un passage qui lui est propre : « Alors on se mettra à dire aux montagnes: Tombez sur nous! et aux collines: Couvrez-nous! »
- Tendance à développer et à rendre plus claire une référence
Dans le même cadre où Matthieu réutilise le récit de Marc, on peut repérer trois passages où Matthieu corrige Marc lorsquil fait référence à lÉcriture en se collant plus prêt au texte :
- Mt 27, 35b opte pour le verbe au passé (ils se partagèrent mes habits) comme le texte grec du Psaume 22, 19 plutôt que le verbe au présent chez Marc 15, 24b
- Mt 27, 45 opte pour ladjectif « toute » comme le texte grec dEx 10, 22 (lobscurité se fit sur toute la terre) plutôt que de reprendre lexpression de Marc 15, 33 : sur la terre entière
- Mt 27, 50-51 établit un lien plus clair avec le texte grec du psaume 18 en modifiant lexpression « émettre dune voix forte » de Marc 15, 37 pour introduire le verbe crier (criant dune voix forte) utilisé par le psaume, et en ajoutant la mention que la terre sagite et tremble comme dans le psaume.
- Tendance à expliciter une référence implicite
Un exemple typique est Jean 19, 24b qui écrit clairement quil fait référence à lÉcriture (passage sur la tunique de Jésus quon ne déchire pas) : « afin que lÉcriture fût accomplie ».
- Les Écritures témoins
Même si les psaumes reçoivent une place de choix, en particulier les Ps 22 et Ps 69, dans les récits de la passion, cest à lensemble de lÉcriture, présenté par Luc 24, 44 sous le titre de Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes quon fait référence pour parler des différents aspects du mystère de Jésus.
- Une « théologie narrative »
Nous savons que les récits de la passion ne se présentent pas comme un simple reportage des événements. Car les évangélistes cherchent avant tout à transmettre la signification des événements, à faire oeuvre catéchétique. Ils le font de deux façons : dabord, en introduisant des références à lÉcriture, comme nous lavons vu, mais également en opérant une sélection dans les scènes à raconter et leur séquence. On voit clairement cette dernière facette chez Jean quand il pose les réflecteurs sur linscription de la croix, la présence de Marie, le percement du côté de Jésus. Donnons des exemples chez les synoptiques.
- Marc 15, 38
Comment interpréter cette scène où le rideau du Temple se déchire en deux, du haut en bas, quand Jésus meurt? Tout le contexte nous donne la clé dinterprétation. Car la scène qui suit est celle dun centurion, un non-juif, qui proclame sa foi. Dans les scènes qui ont précédé, on a eu ces accusations au Sanhédrin de vouloir détruire le Temple, accusations reprises sous forme de moqueries à la croix. Lintention de Marc devient claire : lancien Temple avec son rideau qui restreignait laccès à Dieu aux seuls Juifs est effectivement détruit ou déchiré, car cet accès est maintenant ouvert à tous, incluant les païens.
- Matthieu 27, 51-53
Cette scène raconte la terre qui tremble après la mort de Jésus, les rochers qui se fendent et les morts qui ressuscitent. Dans lAncien Testament et la littérature intertestamentaire, une telle imagerie est associée au grand « Jour de Yahvé », à son intervention finale et définitive pour le salut de son peuple. Ainsi, les temps eschatologiques et du salut de Dieu sont vraiment commencés, et pour le souligner, Matthieu associe la proclamation de foi du centurion, non pas à la vue de la mort de Jésus comme chez Marc, mais à celle des phénomènes cosmiques.
- Luc 23, 27-31
Cette scène raconte la rencontre de Jésus avec des femmes de Jérusalem qui se frappent la poitrine et se lamentent, et que Jésus invite plutôt à se lamenter sur leurs enfants, du bois sec en comparaison du bois vert comme lui. Pourquoi Luc met-il les projecteurs sur une telle scène, sinon pour insister encore une fois sur linnocence de Jésus?
- Le reflet dun long cheminement
- Leffort pour interpréter les événements entourant la mort de Jésus, comme nous lavons vu, ne porte pas sur un seul fait particulier, mais sur un ensemble de détails, parfois banals ou routiniers, qui entourent cet événement, ce quon pourrait appeler lenvironnement de la mort de Jésus. Comme nous lavons également vu, cet effort sest étalé dans le temps et ce nest que progressivement quon a réussi à approfondir le sens des événements.
- Mais ce qui surprend, cest que malgré tout la mention de la crucifixion demeure extrêmement laconique : « Cétait la troisième heure quand ils le crucifièrent. » (Mc 15, 25); « ils le crucifièrent et avec lui deux autres: un de chaque côté et, au milieu, Jésus » (Jn 19, 18). Et il ny a même pas de référence à lÉcriture pour essayer déclairer cette crucifixion. Quand on regarde les anciens Credo, comme celui rapporté par Paul (« Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures », 1 Co 15, 3), il ny a même pas dallusion à la crucifixion. Pourquoi? Tout cela ne dénoterait-il pas de la gêne et de lembarras vis-à-vis de la crucifixion elle-même?
- Nous avons déjà fait remarquer quun évangéliste comme Luc fait un effort pour mentionner la croix le moins possible et insiste constamment pour démontrer linnocence de Jésus. Tout cela ne vient que confirmer que la croix posait problème, et que lapprofondissement de tout ce mystère a pris beaucoup de temps, comme en fait écho cette scène des disciples dEmmaüs où Jésus leur reproche dêtre sans intelligence et lents à croire (Lc 24, 25-27).
- « Crucifié sous Ponce Pilate » - « Ce mystère méprisable et plein de honte. »
Que représentait la pratique de la crucifixion au premier siècle et comment était-elle perçue? Nous en avons un écho chez Paul qui parle vers lan 55 « de scandale pour les Juifs et folie pour les païens » (1 Co 1, 23).
- « Folie pour les païens »
Le terme grec pour parler de la croix de Jésus dans tout le Nouveau Testament est : stauros, qui désigne toute forme de pieu ou de poteau dressé ou érigé. Comme instrument de supplice, il renvoie indifféremment au poteau servant à des exécutions par pendaison, par empalement ou par strangulation. Quand les évangélistes rapportent que Jésus a eu à porter sa croix, on désigne plutôt le patibulum latin, cette poutre horizontale quon fixait soit au-dessus (T), soit au milieu (+) dun poteau vertical (le stauros) au sens strict, qui restait planté en permanence.
- La crucifixion comme peine capitale
Cette pratique semble remonter aux Perses comme en témoigne Hérodote et Thucydide (5e siècle). Chez les Grecs, on en a un écho au 4e siècle à lépoque dAlexandre le Grand et de Platon. Cette pratique semble être passée chez les Romains au 1ier siècle avant J.C. par lAfrique du Nord, en particulier Carthage, et au premier siècle de notre ère elle était bien connue dans les différentes régions de lempire.
- Servile supplicium (supplice des esclaves)
Ce mode dexécution était réservé uniquement aux esclaves criminels, comme laffirme clairement Cicéron (1ier av. J.C.), et jamais elle ne saurait être appliqué à légard des citoyens romains. Cest ainsi que « supplice des esclaves » était synonyme de crucifixion, comme on le voit chez Tacite (1ier siècle de notre ère). Et sa cruauté ne faisait aucun doute, comme le note Platon et comme le décrit Sénèque (1ier siècle de notre ère).
- « Scandale pour les Juifs »
- Une pratique connue
La crucifixion était également connue en Palestine. Cest lhistorien juif Flavius Josèphe qui raconte diverses crucifixions, surtout pratiqués par des chefs étrangers, qui séchelonnent du 2e siècle av. J.-C. à la période qui suit la destruction de Jérusalem en lan 70. Il note un certain nombre de crucifixions massives, comme celle à légard de ces 800 Juifs, des opposants Pharisiens, ordonnées par le juif hasmonéen Alexandre Jannée (88 av. J.C.), ou encore à légard de ces 2,000 hommes lors du soulèvement de Judas au temps dArchélaüs (4 av. 6 ap. J.C.). La plupart du temps les victimes sont des gens quon considère comme des rebelles, des bandits, des terroristes ou des agitateurs.
À part Josèphe, il y a peu dattestations : un texte de la grotte 4 de Qumran qui semble faire allusion à la crucifixion dun pharisien sous Alexandre Jannée, une allusion dans lAssomption de Moïse, un apocryphe juif, sur la crucifixion massive lors de la révolte de Judas le Galiléen. Sur le plan archéologique, il y a lossuaire dun homme apparemment mort crucifié, découvert en 1968 à Givat ha-Mivtar et datant du 1ier siècle de notre ère.
- ... et réprouvée : « Maudit soit qui pend au bois »
Le Juif Flavius Josèphe utilise plusieurs qualificatifs pour décrire la crucifixion : la plus pitoyable des morts, dune cruauté inouïe, répugnante. Mais pour un Juif du 1ier siècle, le jugement le plus terrible est dordre théologique : la crucifixion est une malédiction de Dieu selon Deutéronome 21, 22-23 (« Si un homme, coupable dun crime capital, a été mis à mort et que tu laies pendu à un arbre, son cadavre ne pourra être laissé la nuit sur larbre; tu lenterreras le jour même, car un pendu est une malédiction de Dieu, et tu ne rendras pas impur le sol que Yahvé ton Dieu te donne en héritage. »). Lexpression « être pendu à un arbre » était comprise comme renvoyant à la crucifixion dans le Judaïsme contemporain de Jésus, ainsi le laisse entendre le texte de la grotte 4 de Qumran où il est question d« hommes pendus vivants sur le bois » en faisant référence aux crucifixions massives dAlexandre Jannée.
- Handicap pour les chrétiens
Sachant les sentiments dhorreur que suscitait la mention dun crucifié, on imagine facilement la réaction dun auditoire lorsquon leur parlait dun Jésus messie et Fils de Dieu : il ny avait rien de plus invraisemblable et saugrenu.
- Le silence
À part limmense déception quon voit chez les disciples dEmmaüs, une première attitude quon observe chez les premiers chrétiens est de garder le silence sur la croix, et de simplement dire que Jésus est mort, sans mentionner le mode dexécution. Cest ce quon observe dans les formulaires prépauliniens, ces hymnes et confessions de foi quon place au cours des vingt ans qui suivent la mort de Jésus et où sont totalement absents le verbe stauroô (crucifier) et le substantif stauros (croix). En voici quelques uns :
- Nous croyons que Jésus est mort et quil est ressuscité. (1 Th 4, 14)
- Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures..., il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures. (1 Co 15, 3s)
- ...le Christ Jésus qui est mort, mieux ressuscité, qui est à la droite de Dieu... (Rm 8, 34)
- Mis à mort selon la chair, il a été vivifié selon lesprit. (1 P 3, 18)
- La défensive
La deuxième attitude est de mentionner parfois la croix, mais jumelée tout de suite avec la proclamation de la résurrection par Dieu. Ou encore, on utilisera le verbe « pendre » plutôt que crucifier, faisant allusion à Dt 21, 22 afin de faire porter toute la responsabilité de cette action sur le peuple juif et en insistant sur lintervention de Dieu en faveur de Jésus. Cest ce quon observe dans les discours de Pierre et Paul dans les Actes Apôtres où se glisse un écho du kérygme primitif. On évite ainsi de faire porter toute lattention sur la croix, en mettant plutôt laccent sur laction divine qui répare le mal de laction humaine.
Deuxième partie. De léchec à la fécondité Élaboration progressive dune théologie de la croix
Il a fallu un long cheminement aux premières communautés chrétiennes pour voir différemment la croix et y lire non seulement une révélation sur le Christ, mais également une révélation sur Dieu et sur nous-mêmes. Examinons ce cheminement.
- La croix comme dévoilement sur Jésus Christ et sur Dieu
- Manifestation dobéissance (Ph 2, 8)
Nous avons probablement ici le plus vieil exemple connu de la prière hymnique judéo-chrétienne du judaïsme primitif et qui date davant les écrits de Paul.
- Lhymne et sa structure
Lensemble de lhymne comporte deux temps, labaissement du Christ (versets 6-8), lexaltation du Christ (versets 9-11). Intéressons-nous au premier temps où il est question de la croix.
I | II |
6a lui étant (participe) en FORME de Dieu | 7c DEVENANT (participe) en similitude des hommes |
6b ne considéra pas comme une proie dêtre à égalité avec Dieu | 7d et ayant été trouvé à laspect comme un homme |
7a mais il se vida lui-même | 8a il sabaissa lui-même |
7b ayant pris (participe) une FORME desclave | 8b DEVENANT (participe) obéissant jusquà la mort |
| 8c et la mort de la croix |
En divisant les versets 6-8 en deux strophes, en se retrouve avec un texte dune grande symétrie : la strophe I commence avec un participe et le mot « forme », et se termine également avec un participe et le mot « forme », tandis que la strophe II commence avec le participe « devenant » et se terminent également avec le participe « devenant ». Il y a également symétrie entre les strophes I et II : aux mots « Dieu » en I correspondent les mots « Dieu » en II. La strophe affirme que le Christ a quitté sa condition de Dieu pour devenir esclave, la strophe II explicite ce que cela signifie : prendre la condition humaine jusquà assumer la mort elle-même, dans un geste de pure fidélité.
- Thanatou de staurou (mort de la croix), addition paulinienne
Examinons les correspondances dans la structure, les idées et le vocabulaire :
6a en forme de Dieu | 7c en similitude des hommes |
6b à égalité avec Dieu | 7d comme un homme |
7a il se vida lui-même | 8a il sabaissa lui-même |
7b ayant pris... esclave | 8b devenant obéissant jusquà la mort |
La symétrie est totale sans la mention de la croix qui apparaît alors comme un ajout de Paul. De fait, la croix est absente des hymnes prépauliniens, et un tel ajout de la part de Paul correspond tout à fait à sa théologie (voir Ph 2 et 3).
- Une référence à lEbed Yahweh (serviteur de Dieu)?
La réponse à cette question est : non. Même si les premiers chrétiens ont beaucoup utilisé les poèmes du serviteur souffrant (Is 42, 1-9; 49, 1-6; 50, 4-9; 52, 13 53, 12) pour comprendre les souffrances endurées par Jésus, on nen trouve pas la trace ici. Et surtout, il ny a aucune mention des souffrances du Christ et de leur valeur rédemptrice.
- Lexpression suprême dune double relation
Peu importe si lajout de la référence à la croix soit de Paul ou dun autre auteur, on peut se poser la question de la signification de la croix dans ce contexte. En fait, la croix exprime une double relation. Elle est dabord lexpression dune relation à Dieu maintenue jusquau point extrême de ses exigences; elle na pas de valeur en soi, mais elle est le résultat dune fidélité jusquau bout. Mais la croix est aussi communion à la condition et au destin humain, jusquà embrasser lextrême de la misère humaine.
- « Aussi Dieu la-t-il surexalté... »
La croix naurait pas de sens sans ce qui suit, la gloire qui attend celui que Dieu a exalté. Rappelons-le, ce nest pas seulement la mort en croix qui débouche sur la résurrection, mais lexistence fidèle et disponible dont elle est lexpression suprême.
- Manifestation de « faiblesse » (2 Co 13, 4)
Certes, il a été crucifié du fait de la faiblesse, mais il vit de la puissance de Dieu. Aussi, nous aussi : nous sommes faibles en lui, mais nous vivrons avec lui de par la puissance de Dieu envers vous.
En dautres mots, Christ a été faible au point de se faire crucifier.
- Une double antithèse
On retrouve la même antithèse quen Ph 2 :
Ph 2 | il sabaissa... | ...aussi Dieu |
| jusquà la croix | la-t-il surexalté |
2 Co 13 | du fait de la faiblesse | de par la puissance de Dieu |
| il a été crucifié | il vit |
À lattitude dabaissement et de faiblesse répond lintervention puissante de Dieu. Aussi, Paul entend modeler son attitude pastorale auprès des Corinthiens sur celle de ce Christ faible afin que Dieu puisse déployer sa puissance.
- La pauvreté du « collaborateur de Dieu »
Quel sens Paul donne-t-il au mot « faiblesse » (astheneia)? Dans les deux chapitres précédents, il lutilise cinq fois en référence à sa propre expérience dapôtre. Il sagit de lattitude dhumilité et dabsence de prétention dans son action pastorale, où il refuse de saffirmer avec puissance et dintervenir avec vigueur pour simposer. Nous sommes tout près de la pensée de Ph 2, sauf quil ne sagit plus de la condition de préexistence auquel le Christ a renoncé, mais dun certain de type dexistence et de comportement humain auquel Paul a renoncé.
- Manifestation de constance (He 12, 2)
La croix en He 12, 2 sinsère encore dans le schéma abaissement-exaltation :
abaissement |
...Jésus qui, au lieu de la joie qui était devant lui |
|
endura une croix, dont il méprisa linfamie, |
exaltation |
et qui est assis désormais à la droite |
|
du trône de Dieu. |
On ne peut isoler ce verset de son contexte qui exhorte les croyants à la constance, la concorde et à lhumilité, et quil faut analyser.
- Le Christ Archègos, modèle dans lépreuve
On utilise limagerie sportive où le croyant est appelé à courir une épreuve, et donc doit montrer son endurance, sa constance, sa persévérance. Pour laider, il a lexemple du Christ, appelé archègos, i.e. chef de file ou modèle, qui a su résister au péché. Dans ce cadre, la croix reçoit deux éclairages différents.
- La croix est dabord présentée comme manifestation dendurance.
Les croyants (v. 1) | Le Christ (v. 2) |
avec endurance (dihypomonès) | au lieu de la joie placée devant lui (prokeimenès) |
courons lépreuve | il endura (hypemeinen) |
placée devant nous (prokeimenon)... | une croix... |
Les chrétiens sont invités à endurer lépreuve comme que le Christ a enduré la croix. Mais dans ce dernier cas, endurer la croix impliquait un choix, i.e. renoncer à la joie placée devant lui, plus précisément renoncer à échapper temporairement à la mort comme cela sest présenté à Gethsémani (voir He 5, 7). La croix apparaît comme lexpression dune option de fidélité maintenue jusquau bout, jusquà accepter une mort prématurée.
- La croix est également présentée en relation avec le péché.
Car ce dernier représente lépreuve qui assaille le chrétien. Or, pour le Christ, le péché constituait avant tout lopposition quil a rencontrée et qui a conduit à sa mort. Mais pour le chrétien, il signifie sa participation à cette opposition première, donc faisant de nouveau subir au Christ lépreuve de la croix. Pourtant, à travers la croix, le Christ a lutté jusquau don de sa vie contre le péché, ce que narrive pas à faire le chrétien.
- Croix du Christ et motivation chrétienne
Notre analyse de He 12, 1-4 a montré que la croix doit être une source dinspiration pour le chrétien : le Christ y a exprimé sa fidélité jusquau sang, et ainsi a débouché sur lexaltation; les chrétiens à leur tour doivent faire preuve dendurance face à lexpérience du péché, sachant quelle débouche sur la communion Dieu, à la suite de celui qui sest assis à la droite du trône de Dieu.
- La croix comme dévoilement sur Dieu - Le témoignage de 1 Co 1-2
Cest avec la première épitre aux Corinthiens que Paul utilise pour la première fois les termes stauroô (crucifier) et stauros (croix), en particulier dans les deux premiers chapitres où ils apparaissent six fois, soit le tiers de tous les emplois pauliniens.
- « Ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes »
Les chapitres 1-4 forment un ensemble dont on peut établir ainsi la structure :
- Première partie (1, 10 2, 16)
- Situation de la communauté et première réaction (1, 10-17)
- Sagesse de Dieu et sagesse du monde (1, 18 2, 16)
- opposées en rapport avec la prédication de lÉvangile (1, 18 2,5)
- lobjet (1, 18-25)
- les destinataires (1, 26-31)
- le mode de transmission (2, 1-5)
- opposées quant au mode dacquisition (2, 6-16)
- Deuxième partie (ch. 3-4)
- Retour à la situation de la communauté (3, 1-4)
- Les prédicateurs dans la communauté (3, 5 4, 21)
- Le rôle des prédicateurs à légard de la communauté (3, 5-17)
- Lattitude de la communauté à légard es prédicateurs (3, 18 4, 21)
|
- La situation de la communauté
Paul doit réagir à un climat de querelles autour de certains prédicateurs (Pierre, Apollos, Paul) et qui divisent la communauté. Certaines cliques se sont formées autour de la façon de transmettre le message chrétien, en particulier autour dApollos, un homme savant et éloquent dont était si friand les Grecs. Elles senorgueillissent de leur appartenance et se jalousent les unes les autres.
- LÉvangile et son objet : « Nous prêchons, nous, un Christ crucifié »
Paul répond en affirmant que la prédication chrétienne porte essentiellement sur lévénement de la croix. Or, lidée dun Messie crucifié apparaît comme une folie et un scandale aux yeux du monde, et contredit le bon sens et la raison humaine. Et surtout, elle contredit limage quon se fait dun Dieu manifestant son salut par des oeuvres de puissance, et nous révèle plutôt sa « folie » et sa « faiblesse ». Tout cela doit se refléter dans la prédication avec son message centré sur le scandale et la folie. Car cest ainsi que Dieu a voulu offrir son salut, manifestant de cette façon sa puissance et sa sagesse. Les Corinthiens ne doivent pas oublier que lévangile nest pas un assemblable théorique didées satisfaisantes pour lesprit, mais un événement, et un événement totalement déroutant pour la raison.
- Un mode de transmission adapté à lobjet : « ... faible, craintif et tout tremblant »
Si la puissance de Dieu sest manifestée à travers lévénement de la croix, elle se manifeste également dans la pauvreté des moyens pour le faire connaître, contrairement à ce que valorise la sagesse du monde. Pour sen convaincre, les Corinthiens nont quà se regarder eux-mêmes : une communauté insignifiante selon les critères du monde, sans sages et gens de haute naissance. Ils commettent donc une erreur en évaluant les prédicateurs à laune de la rhétorique et de la sagesse de ce monde, alors que Dieu est capable dagir à travers la pauvreté dune annonce à laquelle fait défaut le prestige de la parole et de la sagesse, comme ce fut le cas pour Paul lui-même.
- « ...ils nauraient pas crucifié le Seigneur de la gloire » (1 Co 2, 8)
La croix représente enfin lincompréhension humaine à légard de la sagesse de Dieu. En effet, la sagesse humaine, représentée par les divers niveaux dautorité, en particulier les autorités religieuses, a été incapable de comprendre la sagesse de Dieu et a crucifié celui-là même que Dieu a glorifié. Lantithèse est totale.
- La croix comme dévoilement sur nous-mêmes
- La double signification de la croix 1 P 2, 22-25
Ce texte sinsère dans un contexte où Pierre exhorte les domestiques à être persévérants en prenant comme modèle le Christ souffrant.
- Lui / Vous
On peut décomposer les versets 22-24 comme suit :
Voilà le modèle à suivre pour le croyant. Quant au verset 25, il marque une rupture et ne répond pas vraiment aux v. 20-21.
- Reprise ou écho de la tradition?
Malgré le fait que cet ensemble bien structuré pourrait laisser croire à un formulaire traditionnel, il sagit probablement dune composition de lauteur de 1 P, mais qui fait peut-être écho de trois manières à la tradition ancienne.
- Lexpression « Christ a souffert pour vous » (v. 21b) paraît faire écho à la tradition primitive et était courante dans les credos ou hymnes pré-pauliniens.
- Il est typique de la tradition primitive dutiliser xylon (bois) au lieu de stauros (croix), faisant ainsi référence à Dt 21, 23.
- Les v. 22, 24 et 25 renvoient tous à Is 52-53, le 4e chant du Serviteur.
- Lecture christologique dIs 52, 13 53, 12
1 Pierre 2, 22-25 | Is 52, 13 53, 12 (LXX) |
22 lui qui na pas commis de péché | 53, 9 il na pas commis diniquité |
et il ne sest pas trouvé | et il ne sest pas trouvé |
de tromperie | de tromperie |
dans sa bouche | dans sa bouche |
23 lui, insulté, ne rendait pas linsulte; souffrant, il ne menaçait pas | 53, 7...maltraité, il shumiliait, il nouvrait pas la bouche |
Mais se livrait à celui qui juge avec justice | 53, 6 le Seigneur le livra pour nos péchés |
24 lui, il a pris sur lui nos péchés | 53, 4 Celui-là porte nos péchés |
| 53, 11 cest lui qui prendra sur lui leurs péchés |
| 53, 12 il a pris sur lui les péchés de beaucoup... |
dans son corps sur le bois afin que, morts aux péchés, nous vivions pour la justice | 53, 11 (héb.) le juste, mon serviteur, justifiera des multitudes |
par sa meurtrissure vous avez été guéris | 53, 5 par sa meurtrissure nous fûmes guéris |
25 En effet, comme des brebis vous étiez errants mais vous vous êtes tournés maintenant vers le berger et le gardien de vos âmes | 53, 6 Tous comme des brebis nous avons été errants |
Les emprunts de cette lettre de Pierre au texte dIsaïe sont très clairs. Et ce nest pas un cas unique, puisquon note la même chose en Rm 4, 23 et Ac 3, 13; cela indique probablement un usage traditionnel. Mais ce quil faut souligner, cest que ce passage dIsaïe est le seul de toute la Bible où la mort dun homme est mise en relation avec le péché des autres. Nous sommes ainsi devant un nouveau développement de la théologie de la croix.
- Exemplarité et salut
- Lauteur nous présente dabord le Christ comme le modèle des croyants qui ont à souffrir injustement : si vous avez à souffrir, dit-il, alors souffrez comme lui en renonçant à rendre le mal pour le mal.
- Mais il va plus loin en affirmant que le Christ a pris sur lui nos péchés dans son corps sur le bois afin que, morts aux péchés, nous vivions pour la justice. Comment comprendre cette affirmation?
- En plus dutiliser le texte dIsaïe, lauteur fait référence ici à Deutéronome 21,22-23 (Si un homme, coupable dun crime capital, a été mis à mort et que tu laies pendu à un arbre, son corps ne sera pas laissé sur le bois...). Car la croix était un châtiment réservé aux pécheurs, et donc le Christ a connu le sort des pécheurs.
- Mais en faisant référence au texte dIsaïe, lauteur dit clairement que le Christ était sans péché (v. 22).
- Cest donc nos péchés quil a pris sur lui en acceptant librement la croix : sa fidélité et son obéissance ont racheté nos infidélités et nos désobéissances.
Ainsi, en prenant sur lui nos péchés, il nest pas dit que le Christ aurait souffert à notre place, mais quen acceptant une souffrance injuste venue des hommes, il a renversé la situation en notre faveur : sa mort devient une mort pour nous.
- « Le Christ crucifié vous a été clairement présenté » - La lettre aux Galates
Le contexte de cette lettre de Paul aux Galates est celui dune crise provoquée par des « Judaïsants », i.e. des chrétiens dorigine juive qui prônaient le retour de la circoncision et à un certain nombre de pratiques juives, telle que requise par la Loi. Paul leur répond : en faisant cela, vous annulez le scandale de la croix. Voyons de plus près.
- Croix du Christ et malédiction de la loi
Le Christ nous a rachetés de cette malédiction de la Loi en devenant malédiction pour nous, car il est écrit: « Maudit soit quiconque pend au bois » (Dt 21, 23). Cétait pour que, dans le Christ Jésus, la bénédiction dAbraham puisse atteindre les païens et que par la foi, nous puissions obtenir lEsprit promis. (Galates 3, 13-14)
Largumentation de Paul tourne autour de deux points : Abraham et la malédiction de la Loi.
- Abraham a reçu la promesse dêtre père dune multitude quatre cent trente ans avant lexistence de la Loi (Ga 3, 17). Il a été le premier à être justifié en raison de sa foi (Ga 3, 6). Ainsi, ceux qui se réclament de la foi sont les véritables fils dAbraham.
- La malédiction fait dabord référence à la mort en croix comme laffirme Dt 21, 23 : le Christ a donc pris sur lui cette malédiction provenant de la Loi. Mais la malédiction fait aussi référence à Dt 27, 26 (Maudit soit celui qui ne maintient pas en vigueur les paroles de cette Loi pour les mettre en pratique) où on appelle la malédiction sur tous ceux qui nobservent pas intégralement la Loi, ce qui implique tout le monde, car personne ne peut se vanter dobserver totalement la Loi. Aussi, la Loi ne peut sauver personne. Voilà pourquoi, en acceptant de subir la malédiction de la Loi par sa mort en croix, le Christ rend nulle la Loi et donc nous en libère, et par là nous ramène au temps dAbraham, où nous sommes justifiés par la foi, ce qui ouvre la porte aux non-Juifs.
Lexégèse de Paul peut sembler très rabbinique, mais elle a pour conséquence de mettre à lavant-plan un point litigieux, et de transformer un événement sur lequel on était demeuré très discret pour le mettre au centre de la prédication chrétienne.
- « Je suis crucifié avec le Christ » (Ga 2, 19)
Pour bien comprendre ce verset, il faut le comparer à un passage semblable dans lépître aux Romains.
Ga 2, 19 | Rm 6 |
|
... je suis mort à la Loi | 2 si nous sommes morts au péché |
| 10a lui (le Christ) est mort au péché une fois pour toutes... |
| 11a vous de même considérez que vous êtes morts au péché |
|
afin de vivre pour Dieu; | 10b ... et il vit pour Dieu |
| 11b ... (considérez que vous êtes) vivants pour Dieu dans le Christ Jésus |
|
20a jai été crucifié avec Christ | 6a notre vieil homme a été crucifié avec lui |
Dans les deux textes, nous avons la même antithèse (mourir à / vivre à) et la même expression : crucifié avec. Fondamentalement, Paul affirme ceci : puisque la Loi est impuissante à donner la justification, elle me force à la quitter, à mourir à elle, et par là à mourir à tous les péchés quelle me soulignait, pour mattacher au Christ et à vivre pour Dieu; en mattachant ainsi au Christ de la croix, je suis crucifié avec lui, car je profite de son effet libérateur par rapport au péché.
- Mort du Christ et croix du Christ
Paul affirme donc que la mort du Christ a libéré lhumanité de ses péchés. Mais comment comprendre exactement le sens cette affirmation? Deux textes vont nous aider plus particulièrement.
- Rm 8, 3
Dieu, en envoyant son propre Fils dans la similitude de la chair de péché et à cause du péché a condamné le péché dans la chair.
Lexpression « à cause du péché » est celle utilisée dans la Bible dans le rituel des sacrifices pour le péché (voir Lévitique 4-6). En essayant de comprendre le sens de la mort de Jésus, les premiers chrétiens sont emmenés à faire référence au régime sacrificiel du temple dont faisait partie les sacrifices danimaux et qui était relié au pardon des péchés. Cela était dautant plus compréhensible que la mort de Jésus, tout comme les sacrifices pour le péché, avait impliqué une effusion de sang. Pour un chrétien dorigine juive et familier avec le rite sacrificiel, cette manière de comprendre la mort de Jésus était toute naturelle.
- Rm 3, 25
Dieu la exposé propitiatoire par son propre sang moyennant la foi
Le propitiatoire est le couvercle qui fermait larche dalliance dans le saint des saints du Temple de Jérusalem. Paul fait allusion au rituel du Yôm Kippur (Jour des Expiations) où le grand prêtre, une fois par année, aspergeait le propitiatoire de sang pour signifier la purification du péché (voir Lv 16). Encore une fois, pour un Juif, lassociation de la mort sanglante de Jésus avec ce rituel est toute naturelle.
Bref, si Paul a été le premier à mettre la croix au centre de sa prédication, il a pu bénéficier dune réflexion de lensemble de la communauté chrétienne qui, très tôt, a commencé à comprendre la mort de Jésus dans la ligne sacrificielle.
- « ...en faisant la paix par le sang de sa croix » - Les lettres de la captivité
Avec les lettres de captivité comme celles aux Colossiens et aux Éphésiens, on note un changement daccent : au lieu dexprimer la mort du Christ de manière négative comme une expiation des péchés, on lexprime de manière positive comme provocant le rapprochement et la réconciliation.
- Affinités et différences
...en faisant la paix par le sang de sa croix Col 1, 20
Ce verset sinsère dans un hymne christologique de source sapientielle et formé des versets 15-20.
A 15a Lui qui est limage du Dieu invisible,
B 15b premier-né de toute créature,
C 16a car en lui tout fut créé ...
D 16b tout est créé par lui et pour lui
17a et lui est avant toutes choses ...
E
18a et lui est la tête du Corps, lÉglise,
A118b lui qui est le commencement
B118c premier-né dentre les morts
C119 car en lui il plut de faire habiter tout le plérôme
D120a et par lui de réconcilier tout pour lui
20b ayant fait la paix par le sang de sa croix...
On aura noté le parallélisme de la structure où les mêmes expressions se font écho (soulignées par les mêmes couleurs). La première partie célèbre la primauté du Christ dans lordre de la création, tandis que la seconde (v. 18-20) porte sur la primauté du Christ dans lordre du salut. Si Paul insère ici un hymne qui existait déjà, il a probablement ajouté le v. 20b (ayant fait la paix par le sang de sa croix) que nous avons un peu isolé de lensemble de lhymne; car le même vocabulaire et les mêmes thèmes se retrouvent ailleurs dans les lettres de captivité. Pour comprendre comment la croix est source de réconciliation, il faut se tourner vers la lettre aux Éphésiens pour obtenir plus de précision.
- La croix et la réconciliation de lhumanité
Or voici quà présent, dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez loin, vous êtes devenus proches, grâce au sang du Christ . Car cest lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples nen a fait quun, détruisant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair la haine, cette Loi des préceptes avec ses ordonnances, pour créer en sa personne les deux en un seul Homme Nouveau, faire la paix, et les réconcilier avec Dieu, tous deux en un seul Corps, par la Croix: en sa personne il a tué la haine. Éphésiens 2, 13-16
Comme la Loi, cette barrière qui séparait Juifs et païens, circoncis et incirconcis, a été abolie par la croix du Christ, nétant plus source de justification, il sen suit une grande réconciliation de lhumanité entière, formant un seul peuple et justifiée uniquement par la foi au Christ.
- La croix et la réconciliation avec Dieu
Vous qui jadis étiez des étrangers et des ennemis par vos pensées et par vos oeuvres mauvaises, maintenant il (Dieu) vous a réconciliés dans son corps de chair (du Christ), afin de vous faire paraître devant Lui saints, sans tache et sans reproche. Colossiens 1, 21-22
La réconciliation provoquée par la mort en croix du Christ ne concerne pas seulement lhumanité, mais également Dieu : avec la mort au péché linimitié avec Dieu a disparu. Plusieurs passages des lettres de la captivité mentionnent cette rémission des péchés et la nouvelle vie dans le Christ (voir Col 1, 14; 2, 13; Ep 1, 7; 2, 1.5). Comment comprendre cette réconciliation avec Dieu par la croix? Sans doute faut-il de nouveau imaginer que lanalogie avec les sacrifices pour les péchés du temple a amené les premiers chrétiens à interpréter en ce sens la mort sanglante du Christ.
- La croix et labolition de la dette
13 et vous étant morts par vos fautes et lincirconcision de votre chair, il (Dieu) vous a fait vivre avec lui nous ayant pardonné toutes les fautes,
14 ayant détruit lécrit contre nous par des ordonnances, lequel nous était contraire, et il la enlevé du milieu (de nous), layant cloué à la croix. Colossiens 2
Lidée essentielle est exprimée par le v. 13 : par le Christ, nous avons été libérés du péché et de nos fautes qui nous accusaient et nous condamnaient devant Dieu. Tout cela nous est connu. Mais ce qui est nouveau est lexpression au v. 14 « lécrit contre nous par des ordonnances ». Quest-ce que cela signifie? Limage renvoie à un billet de reconnaissance de dette. Les péchés de lhumanité faisaient delle comme une débitrice insolvable à légard de Dieu. Mais grâce à la croix du Christ, cette dette a été effacée.
- Implications dordre moral Du don à lexigence
Pour Paul, la justification par la croix du Christ est offerte gratuitement : cest un don. Par contre, ce don entraîne des conséquences : nous sommes appelés à vivre conformément à cette vie nouvelle. Cest lutilisation du sens analogique du mot « crucifier », i.e. faire mourir, faire disparaître, rompre avec, qui lui permettra de traduire sa pensée.
Or ceux qui appartiennent au Christ Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises. Galates 5, 24
Pour Paul, deux régimes sopposent : celui de la chair et celui de lEsprit. Le chrétien est libéré en principe une fois pour toute du régime de la chair, mais il doit chaque jour crucifier (i.e. faire un effort pour rompre avec) les éléments de ce régime.
Comprenons-le, notre vieil homme a été crucifié avec lui, pour que fût réduit à limpuissance ce corps de péché, afin que nous cessions dêtre asservis au péché . Romains 6, 6
La libération est un fait accompli (notre vieil homme a été crucifié) et nous ne sommes plus esclaves du péché, pourtant, par la suite, Paul exhorte le croyant à se transformer de jour en jour (Rm 6, 12) : la bonne nouvelle comporte des exigences.
Pour moi, que jamais je ne me glorifie sinon dans la croix de notre Seigneur Jésus Christ, par qui le monde est crucifié pour moi et moi pour le monde. Galates 6, 14
Paul interpelle les Judaïsants qui cherchent à tirer gloire dun retour à la circoncision. En faisant allusion à sa crucifixion par rapport au monde (le monde est crucifié pour moi et moi pour le monde), il entend rappeler quil a lui-même renoncé à tous les privilèges que lui conférait le fait dêtre circoncis, Hébreu de la tribu de Benjamin, Pharisien et Apôtre, bref à ce que le monde considère important et prestigieux, rompant avec une recherche purement humaine dintérêts et dinfluence.
Troisième partie. De la croix du Christ à la croix des chrétiens.
- La croix découlant de laccueil et du service de lÉvangile
- Épreuve et service
On peut trouver chez saint Paul une certaine « mystique » ou « spiritualité » de la croix. Regardons de plus près.
- « Persécutés pour la croix du Christ » (Ga 6, 12.17)
- Galates 6, 12 : Des gens désireux de faire bonne figure dans la chair, voilà ceux qui vous imposent la circoncision, à seule fin déviter la persécution pour la croix du Christ.
- Galates 6, 17 : Dorénavant que personne ne me suscite dennuis: je porte dans mon corps les marques de Jésus.
Le contexte est celui des Judaïsants, ces chrétiens qui prônent le retour à la circoncision, parce quils cherchent leur prestige, selon Paul, et parce quils désirent éviter les ennuis quentraînerait une opposition à la Loi juive. Il faut probablement comprendre les persécutions mentionnées ici au sens de véritables sévices physiques, i.e. les mauvais traitements quentraîne la prédication de la croix du Christ. Cest dans ce sens quil faut comprendre lexpression de Paul « je porte dans mon corps les marques de Jésus ». À plusieurs reprises Paul fait allusion à ce que doit souffrir le prédicateur de lÉvangile : avoir faim, avoir soif, être maltraité, être insulté, être calomnié (voir 1 Co 4, 10-12; 2 Co 4, 8-10).
- « ...ce qui manque aux détresses du Christ »
- Colossiens 1, 24 En ce moment je trouve ma joie dans les souffrances que jendure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est lÉglise.
Précisions tout de suite que Paul naffirme pas quil manquerait quelque chose à la valeur ou à la portée rédemptrice de la passion et de la mort du Christ. Mais lidée est la suivante : pour être connu, le salut doit être annoncé par des prédicateurs qui acceptent daffronter les persécutions et la souffrance, à lexemple du Christ; et cest par cette annonce difficile de lÉvangile que grandit le Corps du Christ quest lÉglise. Ce quil sagit de compléter est donc la prédication et la croissance du Corps du Christ (voir 2 Timothée 1, 8-12; 2, 8-10).
- « Qui veut me suivre se charge de sa croix (Mc 8, 34 ||)
Le contexte de ce texte est celui de la confession de foi de Pierre à Césarée de Philippe, suivie de la première annonce de sa passion par Jésus contre laquelle proteste Pierre. Cest à ce moment quil invite son auditoire à se charger de la croix.
(Dans les textes parallèles qui suivent, les mots semblables aux trois évangélistes sont soulignés, ceux qui leur sont uniques sont en italique, et ceux que partagent Matthieu avec Marc en bleu)
Marc 8 | Matthieu 16 | Luc 9 |
34 Appelant à lui la foule en même temps que ses disciples, il leur dit: "Si quelquun veut venir à ma suite, quil se renie lui-même, quil se charge de sa croix, et quil me suive. | 24 Alors Jésus dit à ses disciples: "Si quelquun veut venir à ma suite, quil se renie lui-même, quil se charge de sa croix, et quil me suive. | 23 Et il disait à tous: "Si quelquun veut venir à ma suite, quil se renie lui-même, quil se charge de sa croix chaque jour, et quil me suive. |
35 Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de lÉvangile la sauvera. | 25 Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera. | 24 Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi, celui-là la sauvera. |
- Une exigence parmi dautres?
Lexigence de se charger de la croix est encadrée par celle de se renier soi-même et celle daccepter de perdre sa vie. Comme « se charger de sa croix » et « perdre sa vie » se retrouvent ailleurs dans les évangiles (Mt 10, 38; Lc 14, 27; 17, 33), on peut penser que ces énoncés ont circulé de manière isolée et indépendante et lévangéliste les a insérés ici et là pour soutenir les thèmes quil traitait.
- Perspectives différentes
Les trois évangélistes ont une version très semblable de cet appel de Jésus comme le montrent les mots soulignés, mais il existe des différences, en particulier lauditoire à laquelle sadresse Jésus.
- Matthieu : les Douze
Chez Matthieu, derrière les disciples il faut voir les Douze comme cest habituellement le cas, et comme le confirme ici le fait quil sadresse à ceux qui sont avec lui à Césarée de Philippe et dont Pierre est le porte-parole. Ainsi, lexigence de se charger de la croix sadresse à ceux qui lont suivi physiquement de son vivant.
- Marc et Luc : tout disciple
Marc
Chez Marc, lexigence sapplique à tous, comme le montre le fait que Jésus sadresse non seulement aux disciples, mais à la foule de ceux qui lécoutent, et comme le montre également le fait au v. 35 que la motivation pour accepter de perdre sa vie vient de laccueil de lÉvangile, donc fait référence à tout chrétien.
Luc
Chez Luc, lexigence sapplique également à toute personne désirant être disciple de Jésus. Non seulement il emploie clairement le mot « tous », mais se charger de sa croix devient une exigence de « chaque jour », englobant les diverses expériences de la vie chrétienne.
- Quelle croix?
Rappelons le contexte de la première annonce de la passion à la suite de la confession de foi de Pierre : ainsi, quiconque veut suivre Jésus doit être prêt à aller jusquau bout. Pour Jésus et pour quiconque veut le suivre, il sagit daccomplir la volonté de Dieu. Comme « se renier soi-même », « se charger de sa croix » et « perdre sa vie » sont étroitement liés, ils doivent sinterpréter mutuellement.
- Se renier soi-même : le vouloir de Dieu doit avoir priorité sur son vouloir propre
- Perdre sa vie : le déplacement des priorités dans la suite de Jésus peut entraîner une mort à soi-même, un renoncement à ses intérêts et à ses attachements les plus précieux
Ainsi, « se charger de sa croix » renvoie à tout ce quimplique comme exigence laccueil de la volonté de Dieu telle quexprimée à travers lÉvangile. Cela étant dit, notons que lexpression ne renvoie pas à toute forme dépreuve, mais seulement de ce qui découle de laccueil lÉvangile.
- « Qui ne prend pas sa croix nest pas digne de moi » (Mt 10,38 ||)
(Dans les textes parallèles qui suivent, les mots semblables aux trois péricopes sont soulignés, ceux qui leur sont uniques sont en italique, ceux que partagent Matthieu avec Luc en bleu, et enfin en rouge ceux qui sont semblables dans les deux textes Matthieu)
Mt 16 | Mt 10 | Lc 14 |
|
37 "Qui aime son père ou sa mère plus que moi nest pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi nest pas digne de moi. |
26 "Si quelquun vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs, et jusquà sa propre vie, il ne peut être mon disciple. |
24 Alors Jésus dit à ses disciples: "Si quelquun veut venir à ma suite, quil se renie lui-même, quil se charge de sa croix, et quil me suive. |
38 Qui ne prend pas sa croix et ne suit pas derrière moi nest pas digne de moi. |
27 Quiconque ne porte pas sa croix et ne vient pas derrière moi ne peut être mon disciple. |
25 Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera. | 39 Qui aura trouvé sa vie la perdra et qui aura perdu sa vie à cause de moi la trouvera. | |
Les textes de Mt 10 et de Lc 14 apparaissent similaires à ce que nous avons vu plus tôt chez Marc 8, 34 et son parallèle en Mt 16, pourtant ils sen distinguent : non seulement nous avons maintenant une forme négative (ne... pas) et non plus positive, mais le contexte et la signification sont différents. Ces deux textes propres à Matthieu et Luc, et absents de Marc, proviennent sans doute dune tradition présynoptique qui avait retenu sous une forme différente la parole de Jésus sur la nécessité de prendre sa croix, et qui la insérée dans le contexte des relations familiales.
- Particularités de Matthieu (10, 37-38)
Chez Matthieu, lexhortation à porter sa croix appartient au discours denvoi en mission (10, 1-42) adressé aux Douze. À partir du v. 16, Jésus les prévient des difficultés, des persécutions et de lopposition qui les attendent. Et au v. 35 il affirme quil est venu séparer lhomme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère et termine avec une citation du prophète Michée au v. 36 (on aura pour ennemis les gens de sa famille). Cest à ce moment que Matthieu introduit cette tradition présynoptique sur la nécessité de préférer Jésus aux liens familiaux et de porter sa croix. Ainsi, porter sa croix renvoie aux conflits, ruptures ou arrachements difficiles résultant dun choix en faveur de lÉvangile. Et il sadresse moins aux Douze que ceux vers lesquels est orientée leur mission.
- Particularités de Luc
Malgré les similitudes avec Matthieu que nous avons relevées, le récit de Luc est différent.
- Tout dabord il sinsère dans ce quon appelle la montée de Jésus à Jérusalem (9, 51 19, 28) où Luc présente un ensemble de textes qui lui sont propres, regroupés en des thèmes divers concernant la vie chrétienne.
- Ensuite, quand on regarde le contexte immédiat (14, 25-25), on note que la parole de Jésus sadresse aux foules nombreuses, et non plus seulement aux Douze, quelle est suivie de deux petites paraboles (bâtisseur de tour et roi guerrier qui doivent planifier avant de sengager) et se termine avec une invitation à renoncer à tous ses biens. Ainsi, cest dans le contexte de ce renoncement quil faut lire les relations familiales, i.e. un renoncement à ses possessions ou ses richesses.
- Luc utilise le terme sémitique « haïr » face aux relations familiales. Ce terme est léquivalent dun comparatif, et donc signifie préférer Jésus à son père, sa mère, etc. Ainsi, le disciple na pas nécessairement à renoncer aux relations humaines les plus étroites, mais il doit donner priorité à celle qui lunit à Jésus.
- Cest le propre de Luc daccentuer cette séparation du disciple avec les siens : il ajoute le renoncement à une femme, ainsi quaux frères et soeurs.
- Une exigence absolue et universelle?
Ces exigences dêtre prêt à se charger de sa croix en renonçant à tout, en particulier aux liens familiaux, que nous venons danalyser chez Luc, sappliquent à tout disciple de Jésus, et en cela elles sont universelles. Il sagit moins dune condition pour devenir disciple que dune conséquence de la marche à la suite de Jésus, une fois que nous sommes devenus croyants.
Mais on peut se poser la question : Luc précise-t-il dans quelles circonstances cette marche à la suite de Jésus exige-t-elle le renoncement aux liens familiaux? Plusieurs passages pointent dans la même direction : le service missionnaire et la prédication du Règne de Dieu (18, 29; voir aussi 9, 2.60). Ainsi, tout comme les Douze ont dû quitter leur foyer pour annoncer le Règne de Dieu, le croyant doit être prêt également abandonner ses biens ou à rompre des liens familiaux (temporairement ou de manière permanente) pour le service de la mission.
Conclusion. « Lesprit vous conduira vers la vérité tout entière »
Jai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent. Mais quand il viendra, lui, lEsprit de vérité, il vous introduira dans la vérité tout entière; car il ne parlera pas de lui-même, mais ce quil entendra, il le dira et il vous dévoilera les choses à venir. Jean 16, 12-13
Ce passage de Jean décrit bien lévolution des communautés chrétiennes face à la crucifixion et la croix. Il a fallu du temps pour quelles puissent pour ainsi dire « porter » la croix, i.e. lapprivoiser, lapprofondir, lassimiler.
- La croix du Christ
Au lendemain de la mort de Jésus, cest le scandale au sein du groupe des disciples les plus proches. On a un écho de la réaction désabusée et du sentiment déchec chez ceux qui lavait suivi dans le récit des disciples dEmmaüs, composé plusieurs années plus tard (Luc 24, 20). Mais un événement inattendu vient tout changer, dont témoignent également les disciples dEmmaüs : Jésus est ressuscité, il est apparu à Simon. Dès lors samorce une longue réflexion à laide de la Bible pour comprendre cette mort absurde et inacceptable.
Il semble que ce soit dabord le quatrième chant du Serviteur de Yahvé chez le prophète Isaïe (...homme méprisé et déconsidéré. Celui-là porte nos péchés et il souffre pour nous...; voir Is 53, 2-5) qui aide les premières communautés chrétiennes à trouver un sens à cette mort ignominieuse.
Il reste que proclamer un messie crucifié, peine quon infligeait aux esclaves et qui désignait quelquun maudit par Dieu, avait quelque chose de gênant : cétait folie chez les païens, et scandale chez les Juifs. Aussi il ne faut pas se surprendre du silence, de la discrétion ou des réactions de défense chez les chrétiens dans leur prédication de la croix. Et cela les force à adopter cette même attitude de « faiblesse ».
Cela nempêche pas leur réflexion de se poursuivre. Le rituel relié au temple va leur offrir certaines analogies pour comprendre le sens de la mort du Christ. Il y a tout dabord le sacrifice danimaux offert par un Juif pour le pardon des péchés : le Christ na-t-il pas versé son sang de la même façon? Sauf que dans son cas, cest une fois pour toute : un pardon permanent. Il y a également le rituel annuel du Jour du Pardon (Yom Kippur) où le sang aspergé sur lautel exprimait le pardon offert à tout le peuple. Derrière ces analogies, cest lidée quen Jésus sest manifestée une existence toute traversée par une communion sans faille au vouloir de Dieu, un amour et un don sans réserve, le reflet du visage authentique des fils de Dieu, et donc une réconciliation totale avec Dieu.
- La croix du chrétien
Quel genre dexpérience vécue peut-on désigner proprement comme une « croix » pour le croyant? Comme nous lavons vu dans certains passages des évangiles (Mc 8, 34 ||; Mt 10, 38 ||), la croix ne désigne pas nimporte laquelle épreuve, mais les épreuves, ruptures, renoncements ou arrachements découlant de la décision de suivre le Christ ou dassumer le service missionnaire de lÉvangile. Cest ce que dit saint Paul en faisant état des souffrances, persécutions, épreuves dordre physique ou moral lorsquil annonce lÉvangile (Col 1, 24; Rm 8, 17.35; 1 Tm 2, 12).
Mais dès lors, quen est-il des épreuves non choisies, ni directement ni indirectement, par des croyants? Est-ce illégitimement quils perçoivent et vivent leurs épreuves comme une sorte de participation à la croix du Christ? En fait, la croix du Christ est le résultat de son acceptation totale de la volonté de Dieu sur le chemin qui souvrait devant lui. De la même façon, le chrétien peut sinspirer de ce qua vécu Jésus pour adopter la même attitude devant les événements pénibles et douloureux de sa vie. Même plus, sa foi peut lamener à croire que son attitude devant des événements non voulues peut être pour Dieu une façon de proclamer lÉvangile aux autres et de transformer les coeurs. Et en cela, il rejoint la parole de saint Paul : En ce moment je trouve ma joie dans les souffrances que jendure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est lÉglise (Col 1, 24).
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