Michel Gourgues, Le crucifié. Du scandale à l’exaltation. Montréal - Paris: Bellarmin - Desclée (Jésus et Jésus-Christ, 38), 1988, 178 p.

(Résumé détaillé)


Michel Gourgues, de l’Ordre des frères prêcheurs, est professeur titulaire à la Faculté de théologie du Collège universitaire dominicain d’Ottawa, Canada, et responsable des cours sur le Nouveau Testament. Né le 22 août 1942, il est entré chez les dominicains en 1963, a fait profession religieuse le 4 août 1964, et a été ordonné prêtre le 30 mai 1970. Après avoir complété ses études en philosophie et en théologie au Collège universitaire dominicain d’Ottawa, il a obtenu son doctorat en 1976 à l’Institut catholique de Paris ("Le Seigneur a dit à Mon Seigneur..." L'application christologique du Psaume 110:1 dans le Nouveau Testament). Il est également élève titulaire de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem. Michel Gourgues est l’auteur de nombreuses publications. Signalons entre autres :

  1. A la droite de Dieu. Résurrection de Jésus et actualisation du Psaume 110:1 dans le Nouveau Testament. Paris : Gabalda (Études Bibliques), 1978.
  2. Les psaumes et Jésus — Jésus et les psaumes, Cahiers Évangile no 25. Paris : Cerf, 1978.
  3. Jésus devant sa passion et sa mort, Cahiers Évangile no 30. Paris : Cerf, 1979.
  4. L’an prochain à Jérusalem. Approche concrète de l’espérance biblique, La Vie Spirituelle 639. Paris : Cerf, 1980.
  5. L’au-delà dans le Nouveau Testament, Cahiers Evangile no 41. Paris : Cerf, 1982.
  6. « Pour que vous croyiez... » Pistes d’exploration de l’évangile de Jean. Paris : Cerf, 1982.
  7. "L'Apocalypse" ou "les trois Apocalypses" de Jean?, 1983, 26 p.
  8. Le défi de la fidélité — L’expérience de Jésus. Paris : Cerf (Lire la Bible, 70), 1985.
  9. (Collaboration) À cause de l’Évangile. Études sur les Synoptiques et les Actes offertes au Père Jacques Dupont, o.s.b., à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire. Paris : Cerf (Lectio Divina, 123), 1985.
  10. (Collaboration) L’Altérité. Vivre ensemble différents. Actes d’un colloque pluridisciplinaire pour le 75e anniversaire du collège dominicain de philosophie et théologie, Ottawa, 4-6 oct. 1984. Paris-Montréal : Cerf-Bellarmin (Recherches, 7), 1986.
  11. Mission et communauté (Actes des Apôtres 1-12) , Cahiers Evangile no 60. Paris : Cerf, 1988.
  12. Le Crucifié. Du scandale à l’exaltation. Montréal- Paris : Bellarmin-Desclée (Jésus et Jésus-Christ, 38), 1988
  13. L’Évangile chez les païens (Actes des Apôtres 13-28) , Cahiers Évangile no 67. Paris : Cerf, 1989.
  14. Prier les hymnes du Nouveau Testament, Cahiers Évangile no 80. Paris : Cerf, 1992.
  15. Jean, de l’exégèse à la prédication I. Carême et Pâques Année A. Paris : Cerf (Lire la Bible, 97), 1993.
  16. Jean, de l’exégèse à la prédication II. Carême et Pâques Année B. Paris : Cerf (Lire la Bible, 100), 1993.
  17. Luc, de l’exégèse à la prédication. Carême et Pâques Année C. Paris : Cerf (Lire la Bible, 103), 1994.
  18. Foi, bonheur et sens de la vie: Relire aujourd’hui les Béatitudes. Montréal : Mediaspaul, 1995, 102 p.
  19. Cinquante ans de recherche johannique. De Bultmann à la narratologie, dans « De bien des manières ». La recherche biblique aux abords du XXIe siècle. Actes du Cinquantenaire de l’ACEBAC (1943-1993) édités par Michel Gourgues et Léo Laberge. Paris : Cerf (Lectio Divina, 163), 1996.
  20. Préface à l’ouvrage Les Patriarches et l’histoire. Autour d’un article inédit du père M.-J. Lagrange, o.p. Paris : Cerf (Lectio Divina), 1998
  21. La vie et la mort de Jésus. Une même dynamique, dans Mourir, Christus 184. Paris : IHS, 1999.
  22. Les paraboles de Jésus chez Marc et Matthieu - D’amont en aval. Montréal : Médiaspaul, 1999.
  23. Jean-Marie Tillard, o.p. (1927-2000), La Vie Spirituelle 738. Paris : Cerf, 2001.
  24. Le Pater. Parole sur Dieu. Parole sur nous. Namur : Lumen Vitae (Connaître la Bible, 26), 2002, 75 p.
  25. Jésus et son père, dans La paternité pour tenir debout, Christus 202. Paris : IHS, 2004.
  26. Partout où tu iras... : Conceptions et expériences bibliques de l’espace, en collaboration avec Michel Talbot. Montréal : Médiaspaul, 2005.
  27. En ce temps-là... , en collaboration avec Michel Talbot. Montréal : Médiaspaul, 2005.
  28. En esprit et en vérité. Pistes d’exploration de l’évangile de Jean. Montréal : Médiaspaul, 2005.
  29. « Laisse donc voir ! » [Matthieu 5, 3-16] , La Vie Spirituelle 763. Paris : Cerf, 2006.
  30. Serviteurs du Christ à la naissance de l’Église. Paris : Cerf (Biblia, 64), 2007.
  31. Marc et Luc : trois livres, un Évangile : Repères pour la lecture. Montréal : Médiaspaul, 2007.
  32. Les deux lettres à Timothée. La lettre à Tite. Paris : Cerf (Commentaire biblique : Nouveau Testament, 14), 2009.
  33. « Souviens-toi de Jésus Christ » (2 Tm 2,8.11-13) : De l’instruction aux baptisés à l’encouragement aux missionnaires, dans Les Hymnes du Nouveau Testament et leurs fonctions. Paris : Cerf (Lectio Divina, 225), 2009.
  34. « Croce », dans G. RAVASI, R. PENNA, G. PEREGO (ed.), Dizionario dei Temi Teologici della Bibbia. Balsamo: Edizioni San Paolo, 2010, pp. 254-262.
  35. Le crucifié. Paris: Mame-Desclée, 2010, 200 p.
  36. Je le ressusciterai au dernier jour : la singularité de l’espérance chrétienne. Paris : Cerf (Lire la Bible, 173), 2012
  37. Les pouvoirs en voie d’institutionnalisation dans les épîtres pastorales, dans Le Pouvoir — Enquêtes dans l’un et l’autre Testament. Paris : Cerf (Lectio Divina, 248), 2012.
  38. Ni homme ni femme : l’attitude du premier christianisme à l’égard de la femme : évolutions et régressions. Paris-Montréal : Cerf-Médiaspaul (Lire la Bible), 2013
  39. Les formes prélittéraires, ou l’Évangile avant l’Écriture, dans Histoire de la littérature grecque chrétienne, 2. De Paul apôtre à Irénée de Lyon. Paris : Cerf (Initiations aux Pères de l’Église, 2013.
  40. Plus tard tu comprendras. La formation du Nouveau Testament. Paris-Montréal : Cerf-Mediaspaul (Lire la Bible, 196), 2019, 187 p.


Le Crucifié. Du scandale à l’exaltation.


Sommaire

La plupart des historiens s’entendent pour placer la crucifixion de Jésus à Jérusalem, en dehors de la porte de la ville, à neuf heure du matin, un vendredi, veille de sabbat et jour de Préparation de la Pâque juive, le 7 avril de l’an 30. C’est un choc pour ses disciples. Il faut savoir que dans le monde romain, ce mode d’exécution était réservé uniquement aux esclaves criminels. Dans le monde Juif, une telle mort signifiait que la personne était maudite de Dieu. On a un écho du sentiment d’échec et de la réaction désabusée chez ceux qui l’avait suivi dans le récit des disciples d’Emmaüs, composé plusieurs années plus tard (Luc 24, 20). Mais un événement inattendu vient tout changer, dont témoignent également les disciples d’Emmaüs : Jésus est ressuscité, il est apparu à Simon. Dès lors s’amorce une longue réflexion à l’aide de la Bible pour comprendre cette mort absurde et inacceptable.

Mais on imagine facilement la difficulté pour les premiers chrétiens de parler publiquement de cette mort en croix devant des Juifs pour qui tout cela est totalement scandaleux, et devant des Grecs pour qui cela est pure folie. Aussi, dans les textes qui font référence aux traditions les plus anciennes, on note une grande discrétion et un certain silence sur la façon dont Jésus est mort, mettant plutôt l’accent sur la résurrection. C’est le cas de cet hymne qu’on trouve dans la lettre aux Philippiens (2, 8) où on présente le Christ comme celui qui s’est vidé de sa condition divine et s’est abaissé au point d’obéir jusqu’à la mort, ou encore de cet ancien credo cité par Paul dans son épitre aux Corinthiens (15) qui se contente de parler d’une mort pour les péchés et d’une résurrection le troisième jour. Même les évangélistes font preuve de beaucoup de discrétion et de sobriété face à la mention de la croix et n’aborde vraiment le sujet que lorsqu’il est impossible de l’éviter, lors de la crucifixion de Jésus. Mais ils insistent sur son innocence soutenue par Pilate lui-même. Et surtout, ils essaient de faire le parallèle avec certains passages de l’Écriture, en particulier les Psaumes, pour montrer que cela faisait partie du dessein de Dieu. C’est saint Paul qui, le premier, osa aborder de front ce sujet en faisant de la croix le centre de sa prédication, comme on le constate dans la première épître aux Corinthiens. Pour lui, c’est ainsi que Dieu a voulu offrir son salut, manifestant de cette façon sa puissance et sa sagesse à travers à ce qui apparaît pour le monde faiblesse et folie. Il va encore plus loin. Si la Loi considérait comme maudit le crucifié, et que Dieu a pourtant ressuscité le crucifié Jésus, c’est que la Loi est inutile pour le salut et, au contraire, seule la foi en Jésus sauve.

Entre-temps, la réflexion chrétienne se poursuit sur l’ensemble de ces événements. Il semble que ce soit d’abord le quatrième chant du Serviteur de Yahvé chez le prophète Isaïe (...homme méprisé et déconsidéré. Celui-là porte nos péchés et il souffre pour nous...; voir Is 53, 2-5) qui aide les premières communautés à trouver un sens à cette mort ignominieuse. Comme nous sommes dans un cadre juif, le rituel relié au temple va offrir également certaines analogies. Il y a tout d’abord le sacrifice d’animaux offert pour le pardon des péchés : le Christ n’a-t-il pas versé son sang de la même façon? Sauf que dans son cas, c’est une fois pour toute : un pardon permanent. Il y a également le rituel annuel du Jour du Pardon (Yom Kippur) où le sang aspergé sur l’autel exprimait le pardon offert à tout le peuple. C’est ainsi que se développera l’idée d’une mort sanglante en notre faveur pour le pardon des péchés. Cette réflexion prendra également un tournant parénétique : le Christ fidèle à la volonté de Dieu endura les épreuves de la vie jusqu’à accepter cette mort atroce devient le modèle du croyant. Mais il y a plus. Le croyant qui souffre en raison de son engagement au service de l’Évangile, participe à la croix du Christ.


Note: Ce qui suit résume le livre.

Table des matières

Introduction. Pourquoi la croix? Les ramifications d’une question.

  1. La croix singulière de Jésus : au lieu appelé du Crâne, à la troisième heure.

    1. Le choc initial : « Et nous, nous espérions... »
    2. Le choc surmonté : « Rien d’autre que Jésus Christ et Jésus Christ crucifié »
    3. La croix, lieu d’une révélation ambiguë?

  2. La croix plurielle des croyants : « Je suis crucifié avec le Christ » (Ga 2, 19)

    1. Une « idée chrétienne devenue folle »?
    2. « C’est pour lui que je souffre... » (2 Tm 2, 9)
    3. « Les stigmata de Jésus, je les porte en mon corps » (Ga 6, 17)

  3. Démarche

Première partie. L’événement. Histoire et témoignage

  1. La croix dans les récits de la Passion

    1. « Le Fils de l’homme va être livré pour être crucifié » (Mt 26, 2)

      1. Les récits dans leur forme actuelle – Grandes articulations

        1. La préparation (Mt 26, 2-46)
        2. Le fils de l’homme est livré (Mt 26, 47 – 27, 31)
        3. Le fils de l’homme est crucifié (Mt 27, 32-61)

      2. Formations et interrelations
      3. Sobriété et discrétion entourant la croix

    2. La croix et son « environnement »

      1. La crucifixion concédée (Mc 15, 1-20 et ||)

        1. Jésus livré par les Juifs (Mar 15, 1-5)

          1. Marc et Matthieu (27, 1-2.11-14)
          2. Luc (23, 1-16)
          3. Jean (18, 29-38)

        2. Jésus livré par Pilate (Mc 15, 6-20)

          1. Marc (15, 6-20) et Matthieu (27, 15-31)
          2. Luc (23, 17-24)
          3. Jean (18, 39 – 19, 16a)

      2. La crucifixion accomplie (Mc 15, 21 ||)

        1. La référence scripturaire
        2. Une « théologie narrative »

    3. Le reflet d’un long cheminement

  2. « Crucifié sous Ponce Pilate » - « Ce mystère méprisable et plein de honte. »

    1. « Folie pour les païens »

      1. La crucifixion comme peine capitale
      2. Servile supplicium

    2. « Scandale pour les Juifs »

      1. Une pratique connue
      2. ... et réprouvée : « Maudit soit qui pend au bois »

    3. Handicap pour les chrétiens

      1. Le silence
      2. La défensive

Deuxième partie. De l’échec à la fécondité – Élaboration progressive d’une théologie de la croix

  1. La croix comme dévoilement sur Jésus Christ et sur Dieu

    1. Manifestation d’obéissance (Ph 2, 8)

      1. L’hymne et sa structure
      2. Thanatou de staurou, addition paulinienne
      3. Une référence à l’Ebed Yahweh?
      4. L’expression suprème d’une double relation
      5. « Aussi Dieu l’a-t-il surexalté... »

    2. Manifestation de « faiblesse » (2 Co 13, 4)

      1. Une double antithèse
      2. La pauvreté du « collaborateur de Dieu »

    3. Manifestation de constance (He 12, 2)

      1. Le Christ Archègos, modèle dans l’épreuve
      2. Croix du Christ et motivation chrétienne

    4. La croix comme dévoilement sur Dieu

      1. « Ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes » - Le témoignage de 1 Co 1-2
      2. La situation de la communauté
      3. L’Évangile et son objet : « Nous prêchons, nous, un Christ crucifié »
      4. Un mode de transmission adapté à l’objet : « ... faible, craintif et tout tremblant »
      5. « ...ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de la gloire » (1 Co 2, 8)

  2. La croix comme dévoilement sur nous-mêmes

    1. La double signification de la croix – 1 P 2, 22-25

      1. Lui / Vous
      2. Reprise ou écho de la tradition?
      3. Lecture christologique d’Is 52, 13 – 53, 12
      4. Exemplarité et salut

    2. « Le Christ crucifié vous a été clairement présenté » - La lettre aux Galates

      1. Croix du Christ et malédiction de la loi
      2. « Je suis crucifié avec le Christ » (Ga 2, 19)
      3. Mort du Christ et croix du Christ

    3. « ...en faisant la paix par le sang de sa croix » - Les lettres de la captivité

      1. Affinités et différences
      2. La croix et la réconciliation de l’humanité
      3. La croix et la réconciliation avec Dieu
      4. La croix et l’abolition de la dette
      5. Implications d’ordre moral – Du don à l’exigence

Troisième partie. De la croix du Christ à la croix des chrétiens.

  1. La croix découlant de l’accueil et du service de l’Évangile

    1. Épreuve et service

      1. « Persécutés pour la croix du Christ » (Ga 6, 12.17)
      2. « ...ce qui manque aux détresses du Christ »

    2. « Qui veut me suivre se charge de sa croix (Mc 8, 34 ||)

      1. Une exigence parmi d’autres?
      2. Perspectives différentes
        1. Matthieu : les Douze
        2. Marc et Luc : tout disciple
      3. Quelle croix?

    3. « Qui ne prend pas sa croix n’est pas digne de moi » (Mc 10,38 ||)

      1. Particularités de Matthieu
      2. Particularités de Luc
      3. Une exigence absolue et universelle?

Conclusion. « L’esprit vous conduira vers la vérité tout entière »

  1. La croix du Christ
  2. La croix des chrétiens

 


Introduction. Pourquoi la croix? Les ramifications d’une question.

Quand on consulte le dictionnaire, on note qu’après avoir fait référence à l’instrument de supplice pour les condamnés à morts de l’Antiquité, formé de deux pièces de bois transversales, la définition du mot croix passe au sens figuré : peines, affliction, et spécialement épreuves que Dieu envoie au chrétien. Mais ce sens figuré ne fait que relancer la question : pourquoi Dieu envoie-t-il la croix?

  1. La croix singulière de Jésus : au lieu appelé du Crâne, à la troisième heure.

    Il s’agit d’une expérience unique localisée à Jérusalem, au Golgotha ou lieu dit du Crâne, en dehors de la porte de la ville, à neuf heure du matin, un vendredi, veille de sabbat et jour de Préparation de la Pâque juive, et que les historiens situent au 7 avril de l’an 30. Se référant à cet événement, Paul parle de scandale, non pas au sens d’être indigné, mais au sens biblique fort de pierre d’achoppement ou d’obstacle qui fait perdre la foi ou fait voler en éclat sa vision du monde, et laisse l’individu complètement désemparé.

    1. Le choc initial : « Et nous, nous espérions... »

      Ils (les disciples d’Emmaüs) lui dirent: "Ce qui concerne Jésus le Nazarénien, qui s’est montré un prophète puissant en oeuvres et en paroles devant Dieu et devant tout le peuple, comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié. Nous espérions, nous, que c’était lui qui allait délivrer Israël; mais avec tout cela, voilà le troisième jour depuis que ces choses sont arrivées! (Lc 24, 19-21)

      Pour les disciples d’Emmaüs, la mort de Jésus, et plus particulièrement sa mort en croix (« l’ont crucifié »), représentait un scandale, qui les a fait trébucher dans leur espérance, marquant la fin de l’immense confiance placée dans le prophète de Nazareth. Il faut d’abord prendre le temps de comprendre tout le caractère choquant de la croix avant de passer à la signification apportée par la foi en la résurrection comme le fera un Cyrille de Jérusalem (314-386) qui affirmera : « Mais, puisque la croix a été suivie par la résurrection, je peux en parler sans rougir. » (Catéchèses baptismales , XIII, 4) Essayons donc de retracer le cheminement des communautés, leur passage progressif de la croix scandaleuse à la croix victorieuse.

    2. Le choc surmonté : « Rien d’autre que Jésus Christ et Jésus Christ crucifié »

      Alors que Paul affirme aux Corinthiens n’avoir rien voulu savoir parmi eux que Jésus Christ crucifié (1 Co 2, 2), le Nouveau Testament dans son ensemble est beaucoup plus timide sur la croix : le verbe stauroô (crucifier) et le substantif stauros (croix) figurent respectivement 46 et 27 fois. Or, les deux-tiers de tous ces emplois sont concentrés dans les récits évangéliques de la passion où il est inévitable d’en parler, et parmi les 22 autres emplois qui restent, 12 se retrouvent dans l’épître aux Galates et dans les deux premiers chapitres de 1 Corinthiens. On note donc une grande réserve vis-à-vis de ces mots. Et quand on regarde les formulaires traditionnels de la foi tels que transmis par Paul (1 Th 4, 14; 1 Co 15, 3; 2 Co 5, 15; Rm 8, 34; Rm 14, 15), on remarque qu’il n’est pas question de la croix. On peut donc penser que les premiers chrétiens ont mis du temps à digérer la réalité de la croix et à l’intégrer dans leur prédication. Pourquoi? Et pourquoi a-t-on trouvé important par la suite d’en parler? Ajoutait-elle réellement quelque chose à leur compréhension théologique?

    3. La croix, lieu d’une révélation ambiguë?

      Dans l’histoire de l’Église, l’intégration de la croix dans la réflexion théologique a prêté flanc à plusieurs visions tordues, comme cette théorie de la substitution pénale : tout en étant lui-même innocent, Jésus aurait écopé du châtiment qui revenait en justice à l’humanité pécheresse. Dieu apparaît alors comme un juge irascible, rendu furieux à la vue du péché, et qui a besoin d’assouvir sa colère sur un innocent. Une telle caricature de la foi chrétienne a été dénoncée soit par ses adversaires, comme Michel Bakounine (1814-1876 : Dieu et l’état , p. 3-5) qui fait écho à la figure d’un Dieu toujours avide de victimes et de sang, soit par des théologiens et des exégètes contemporains qui démontrent qu’elle est même contraire à l’Écriture (voir Schillebeeckx, Jésus, parabole de Dieu, paradigme de l’homme , p.799s).

      Malgré tout, plusieurs passages du Nouveau Testament ne comportent-ils pas une certaine ambiguïté? Par exemple, comment comprendre l’affirmation de Col 1, 20 : « (Dieu s’est plu) à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix » ? En mettant l’accent sur la valeur salvifique de la croix, on se trouve à affirmer que nous sommes des pécheurs en détresse qui avons besoin d’aide. Comment comprendre alors le rôle de la croix face à notre situation de pécheur? Plus particulièrement, on peut se demander : la mort en croix, donc une mort sanglante, n’est-elle pas responsable de la représentation de la mort de Jésus comme une mort sacrificielle pour les péchés? Nous sommes alors devant l’immense défi de reformuler cette représentation en termes compréhensibles pour nos contemporains.

  2. La croix plurielle des croyants : « Je suis crucifié avec le Christ » (Ga 2, 19)

    1. Une « idée chrétienne devenue folle »?

      Donner au mot « croix » le sens symbolique de peines, afflictions, épreuves envoyés par le sort n’est-elle pas l’exemple d’une « idée chrétienne devenue folle », selon l’expression de Chesterton? Dans ce cas, il suffirait d’être chrétien pour que toute forme d’épreuve devienne une croix, un cas clair d’abus de langage.

    2. « C’est pour lui que je souffre... » (2 Tm 2, 9)

      Dans les évangiles, il y a seulement deux passages où on parle de la croix en relation avec le croyant : « Si quelqu’un veut suivre derrière moi... qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive » (Mc 8, 34); « Qui ne prend pas sa croix et ne suit pas derrière moi n’est pas digne de moi » (Mt 10, 38 || Lc 14, 27). La croix est vue comme un choix, comme une option en faveur du service de l’Évangile, au prix de renoncer à tous ses biens. Ainsi, la croix n’est pas n’importe quelle épreuve, mais le résultat d’un engagement spécifique en raison de sa foi. Sans utiliser le mot croix, mais plutôt des mots comme souffrance, d’autres passages du Nouveau Testament vont dans le même sens : « Pour lui (Jésus Christ) je souffre jusqu’à porter des chaînes comme un malfaiteur » (2 Tm 2, 9). Il y a clairement un engagement « pour lui » (hyper autou).

    3. « Les stigmata de Jésus, je les porte en mon corps » (Ga 6, 17)

      Alors que la croix était pour Jésus l’aboutissement logique de son option fondamentale de service du Règne de Dieu, et que pour les croyants elle peut être le résultat de leur prise de position dans l’ordre de la foi, à quelle condition les expériences douloureuses et non choisies de la vie peuvent-elles devenir des croix? Car c’est comme ça que plusieurs croyants regardent leur vie de souffrance, comme par exemple l’éminent théologien Yves Congar, affligé de sclérose en plaques depuis plus de 20 ans, qui reprend Col 1, 20 : « Ce qui manque aux détresses du Christ, je l’achève dans ma chair en faveur de son corps qui est l’Église » (voir P. Yves Congar, « Vous serez mon peuple ». Entretien avec André Sève , La Croix-Événement , 5-6 janvier 1986, p. 10). Est-ce bien comprendre le Nouveau Testament?

      Ce qu’on dit des individus, certains le disent de l’Église et parlent même d’une Église de la croix, comme René Latourelle, faisant allusion aux Église persécutées et opprimées (Transcription de l’émission « Second Regard » de Radio-Canada, automne 1985). À lire l’historien Eusèbe de Césarée (3e siècle : Histoire ecclésiastique , VIII, 1, 7) se plaignant de la mollesse et de la nonchalance dans l’Église avec la fin des persécutions, ou encore Emmanuel Mounier, au 20e siècle, reprochant au christianisme de routine de s’assoupir lentement dans son bien-être (voir Affrontement chrétien , p. 12s), on en arrive à penser que la croix devrait faire partie intrinsèque de la vie de l’Église. Encore une fois, cela se justifie-t-il à partir du Nouveau Testament?

  3. Démarche

    Dans cette exploration du témoignage néotestamentaire sur la croix, les chapitres 1 à 4 s’attarderont sur celle du Christ, d’abord l’événement lui-même, ensuite sa signification, et le chapitre 5 sur la croix des croyants. Il s’agit de retracer les étapes de croissance des premières communautés chrétiennes dans leur approfondissement du mystère de la croix et comment ils sont passés du scandale initial à la proclamation de la signification libératrice et unique de la croix.

    Cette exploration théologique se reflète dans les diverses représentations graphiques de la croix. D’une part, la plus ancienne représentation qui nous soit parvenue est un graffite désigné comme « crucifix du Palatin » d’origine païenne (figure 1), qui ridiculise un chrétien en adoration devant un crucifié à tête d’âne. C’est le côté scandaleux et absurde de la croix.

    Figure 1: Crucifix du Palatin Figure 2: Crucifix de Costanza

    D’autre part, il y a cette représentation du 2e ou 3e siècle sur une pièce de cornaline (figure 2), d’origine chrétienne, découverte en Roumanie (Costanza) et conservée au British Museum, où le Christ crucifié est surmonté de l’inscription ιχθυς, acrostiche utilisé par les premiers chrétiens pour exprimer leur foi, et entouré des douze apôtres : il s’agit maintenant de la croix glorieuse, illuminée par l’intervention de Dieu et révélatrice de la profondeur du mystère de Jésus.

Première partie. L’événement. Histoire et témoignage

  1. La croix dans les récits de la Passion

    1. « Le Fils de l’homme va être livré pour être crucifié » (Mt 26, 2)

      Dans les récits de la Passion, on ne parle pas de croix (substantif stauros, verbe stauroô ) avant la scène qui décrit sa condamnation, à l’exception de cette annonce par Jésus en Mc 26, 2.

      1. Les récits dans leur forme actuelle – Grandes articulations

        Les récits synoptiques peuvent se diviser en trois grandes parties.

        McMtLc
        1. Les préparatifs14, 1-4226, 1-4622, 1-46
        2. De l’arrestation à la condamnation « le Fils de l’homme est livré »14, 43 – 15, 2026, 47 – 27, 3122, 47 – 23, 25
        3. De la condamnation à l’ensevelissement (« le Fils de l’homme crucifié »)15, 21-4727, 32-6623, 26-56

        1. La préparation (Mt 26, 2-46)

          C’est le verbe « livrer » (paradidômi) qui domine cette section de l’annonce de la passion prochaine et revient à 7 reprises.

        2. Le fils de l’homme est livré (Mt 26, 47 – 27, 31)

          Le verbe « livrer » domine encore cette section pour décrire trois démarches :

          • Celle de Judas (26, 48; 27, 3-4), représentant les disciples
          • Celle des chefs des Juifs (27, 2.18), représentant le pouvoir religieux juif
          • Celle de Pilate (27, 26), représentant le pouvoir politique romain

          Maintenant que Jésus est livré, il ne reste plus qu’à passer à l’étape de la crucifixion.

        3. Le fils de l’homme est crucifié (Mt 27, 32-61)

          On peut diviser cette section en deux moments :

          Description de l’événementSuites ou réactions à l’événement
          Mise en croix : 27, 32-38Outrages des passants, des grands prêtres et des brigants : 27, 39-44
          Mort en croix : 27, 45-50Scène apocalyptique, foi du centurion, présence des femmes et ensevelissement par Joseph d’Arimathie : 27, 51-66

          Le texte de Matthieu a été utilisé, mais il ne fait que manifester plus clairement les grandes divisions déjà présentes dans le récit.

      2. Formations et interrelations

        En fait, quand on regarde les récits de la passion chez les quatre évangélistes, en particulier les sections 2 (Jésus livré) et 3 (Jésus crucifié), on note une grande parenté. Comment expliquer cette similitude? Voici l’hypothèse la plus répandue :

        • Il y aurait eu à l’origine un récit primitif de la passion, un récit bref, oral ou écrit;
        • Ce récit bref aurait été ensuite développé pour intégrer la narration de tout ce qui a conduit à la passion : complot, onction, trahison de Judas, reniement de Pierre, etc.

        Les choses se compliquent quand on essaie d’établir la relation de nos récits évangéliques avant ce récit primitif. Pour certains, Marc et Matthieu, qui ont un récit très proche, représenteraient deux recensions de ce même récit primitif. Pour d’autres, Marc seul aurait eu accès à ce récit primitif, et Matthieu aurait repris le récit de Marc. Quant au récit de Luc, il s’écarte de celui de Marc dans un certain nombre de passages et, de manière surprenante, contient des scènes qui se rapprochent du récit de Jean, ce qui laisse penser qu’il y aurait une tradition commune sous-jacente à Luc et Jean. Dans notre analyse, il faudra donc bien distinguer les éléments communs aux évangélistes et ce qui relève de la rédaction et de la théologie propre à chacun.

      3. Sobriété et discrétion entourant la croix

        Nous avons déjà noté qu’à part l’annonce de Mt 26,2 il faut attendre la scène de la condamnation de Jésus pour trouver la première mention de la croix. Regardons ces passages où on utilise le vocabulaire de la croix, le verbe stauroô (= V) et le substantif stauros (= S).

        MentionsMcMtLc
        1) 1e réclamation des foules(V) 15, 13(V) 27, 22(VV) 23, 21
        2) 2e réclamation des foules(V) 15, 14(V) 27, 23
        3) Résolutions de Pilate(V) 15, 15(V) 27, 26(V) 23, 23
        4) Jésus emmené par les soldats(V) 15, 20(V) 27, 31
        5) Portement de la croix(S) 15, 21(S) 27, 32
        6) Crucifixion(V) 15, 24(V) 27, 35(S) 23, 26
        7) Heure du crucifiement(V) 15, 25(V) 23, 33
        8) Compagnie des brigands(V) 15, 27(V) 27, 38
        9) Injures des passants(S) 15, 30(S) 27, 40
        10) Injure des chefs(S) 15, 32a(S) 27, 42
        11) Injure des bandits(V) 15, 32b(V) 27, 44

        On aura noté le parallèle serré entre Mc et Mt avec le même vocabulaire, à l’exception du point 7). Il en va tout autrement avec Luc qui nous présente pourtant des scènes semblables dans la même séquence. Si on fait abstraction des trois « crucifie-le » des points 1) et 3) de Luc, on se retrouve chez Luc avec seulement deux mentions, les points 6) et 7) qui décrivent la scène de Simon de Cyrène aidant Jésus à porter sa croix et le crucifiement de Jésus, deux scènes qu’il aurait été impossible d’oblitérer sans nous garder dans l’ignorance complète sur la façon dont Jésus est mort.

        Ainsi, chez Luc, comme d’ailleurs chez Jean, il y presqu’un embargo sur les références à la croix. Comment expliquer cela? Si on accepte l’hypothèse d’un récit primitif, il n’y a que deux options possibles : ou bien cette sobriété sur les références à la croix provenait du récit primitif, et c’est Marc, repris ensuite par Matthieu, qui aurait opéré ce développement autour de la croix, ou bien le récit primitif contenait déjà toutes ces références à la croix et c’est la tradition commune à Lc-Jn qui les aurait oblitérées.

    2. La croix et son « environnement »

      1. La crucifixion concédée (Mc 15, 1-20 et ||)

        Le mot-clé paradidômi (livrer) chez Mc et Mt nous permet de discerner deux parties :

         MtMcLcJn
        1. Les Juifs livrent Jésus à Pilate27, 1-1415, 1-523, 1-1218, 28-38
        2. Pilate livre Jésus aux Juifs27, 15-3115, 6-2023, 17-2418, 39 – 19, 16a

        Dans la mise à mort de Jésus, Pilate joue un rôle décisif, car les Juifs n’ont pas ce pouvoir (voir Jn 18, 31).

        1. Jésus livré par les Juifs (Mar 15, 1-5)

          1. Marc (15, 1-5) et Matthieu (27, 1-2.11-14)

            Tous deux partagent un récit très semblable avec deux questions de Pilate à Jésus dont seule la première reçoit une réponse (« tu le dis »).

          2. Luc (23, 1-16)

            On trouve dans le récit de Luc des traits qui lui sont spécifiques :

            • Les accusations d’ordre politique sont précisées deux fois (23, 2.5)
            • Il n’existe aucune mention du silence de Jésus
            • Pilate déclare clairement que Jésus est innocent, un point de vue appuyé également par Hérode que Luc est seul à mentionner

            L’analyse du vocabulaire de ce récit montre qu’il a été rédigé par Luc. Et son intention est claire lorsqu’on lit la référence à ce récit dans les Actes des Apôtres (4, 27) : Jésus est vraiment innocent, mais néanmoins la parole de Dieu du Psaume 2, 2 s’est réalisée quand elle annonce que les « rois » et les « chefs » se sont assemblées contre le messie à Jérusalem.

          3. Jean (18, 29-38)

            C’est le plus élaboré des récits, tant en ce qui concerne le dialogue de Pilate avec les Juifs (18, 29-32) que son dialogue avec Jésus. Comme Luc, Jean souligne l’innocence de Jésus.

        2. Jésus livré par Pilate (Mc 15, 6-20)

          Tous les évangélistes racontent l’effort de Pilate pour libérer Jésus et le refus de la foule qui préfère Barabbas. À l’intérieur de ce canevas de base, les récits varient.

          1. Marc (15, 6-20) et Matthieu (27, 15-31)

            Après avoir rapporté objectivement les arguments d’accusation, les deux évangélistes émettent un jugement de valeur : Pilate reconnaît que c’est par jalousie qu’on a livré Jésus, et c’est moins la foule que les grands prêtres, excitant cette foule, qui sont responsables de la condamnation de Jésus. Matthieu renforce ce jugement avec l’intervention de la femme de Pilate désignant Jésus comme juste et avec Pilate lui-même se lavant les mains pour prendre ses distances face à cette condamnation.

          2. Luc (23, 17-24)

            Chez Luc, cette section est plus courte. Mais ses idées sont claires : trois fois Pilate insiste pour dire qu’il ne trouve rien de mal chez Jésus, et la section se termine avec Pilate qui livre Jésus non pas pour qu’il soit crucifié, mais le livre à la volonté des chefs religieux juifs. Les Actes des Apôtres reviendront de nouveau sur l’idée que ce sont ceux-ci qui sont responsables de sa mort (2, 36; 3, 13; 4, 10; 13, 28).

          3. Jean (18, 39 – 19, 16a)

            Comme les autres évangélistes, Jean reprend l’idée que Pilate considère Jésus comme innocent et, s’il le fait flageller, ce n’est qu’un stratagème pour essayer de le sauver. Bien sûr, tout cela est raconté avec son style particulier où il développe les dialogues de Pilate avec les Juifs et avec Jésus, et où la figure de Jésus y apparaît en parfaite maîtrise de la situation.

          Bref, les quatre évangélistes insistent sur la non-culpabilité de Jésus et sur l’injustice de sa condamnation. Cela est particulièrement souligné chez Luc qui mentionne le moins possible la croix et en met toute la responsabilité à ses adversaires juifs. À tant insister que cette sanction n’a pas été imposée par le pouvoir romain, ne trahit-on pas une grande gêne face à la crucifixion, cette peine qu’on imposait pour les crimes graves?

      2. La crucifixion accomplie (Mc 15, 21-47 ||)

        De nouveau, les récits de Marc et Matthieu sont très proches. En les utilisant comme point de comparaison, on constate chez Luc et Jean l’absence de certains éléments, comme le vin qu’on donne à Jésus ou son cri. Par contre, on trouve chez ceux-ci des points plus développés comme le portement de la croix ou l’inscription sur la croix, ou encore un ordre modifié des éléments. Mais ce que tous ces récits ont de particulier, c’est l’abondance des références à l’Écriture. C’est le signe que tous les éléments entourant la crucifixion ont été approfondis soit par la tradition pré-évangélique, soit par les évangélistes eux-mêmes.

        1. La référence scripturaire

          1. Types de références

            1. La citation explicite introduite par une formule d’accomplissement et qu’on ne rencontre que trois fois et seulement chez Jean : « Car cela est arrivé pour que s’accomplit l’Écritures... » (cf Jn 19, 36)
            2. Une citation parfois textuelle de l’Ancien Testament, mais sans le mentionner explicitement, comme cette référence au Psaume 22, 2 dans le cri de Jésus en Mc 15, 34 : « Mon Dieu, mon dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? »
            3. Une simple allusion, parfois très subtile, à un passage de l’Écriture qu’on reconnaît seulement par des affinités du contexte pour par le vocabulaire, comme cette allusion au Psaume 22, 19 quand on se partage les vêtements de Jésus en Mc 15, 24. Ce type de référence est le plus fréquent dans les récits de la passion.

          2. Indices d’un usage ancien

            C’est sans doute très tôt que les communautés chrétiennes ont pris l’habitude de relire l’Écriture pour essayer de comprendre les événements entourant la mort de Jésus. Un indice nous est fourni par le fait qu’une référence comme le Psaume 22, 19 (« ils partagent entre eux mes habits et tirent au sort mon vêtement ») se retrouve dans les quatre récits, ce qui ne peut s’expliquer que par l’existence d’un récit primitif ou d’une tradition très ancienne.

          3. Tendance à introduire une référence là où elle était absente

            On peut imaginer que les événements entourant la mort de Jésus ont été d’abord racontés pour eux-mêmes, mais à mesure qu’on relisait l’Écriture pour y trouver des échos de ces événements, ils ont pris avec le temps une dimension théologique. C’est ce qu’on constate par exemple dans les récits de Matthieu et Luc, écrits vers 80 ou 85, donc beaucoup plus tard que celui de Marc :

            • Alors que Mc 15, 23 écrit simplement : « ils lui donnaient du vin parfumé de myrrhe », Matthieu modifie le temps du verbe « donner » et remplace « myrrhe » par « fiel » (« ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel ») pour évoquer le Psaume 69, 21
            • Luc 23, 30 évoque Os 10, 8 dans un passage qui lui est propre : « Alors on se mettra à dire aux montagnes: Tombez sur nous! et aux collines: Couvrez-nous! »

          4. Tendance à développer et à rendre plus claire une référence

            Dans le même cadre où Matthieu réutilise le récit de Marc, on peut repérer trois passages où Matthieu corrige Marc lorsqu’il fait référence à l’Écriture en se collant plus prêt au texte :

            • Mt 27, 35b opte pour le verbe au passé (ils se partagèrent mes habits) comme le texte grec du Psaume 22, 19 plutôt que le verbe au présent chez Marc 15, 24b
            • Mt 27, 45 opte pour l’adjectif « toute » comme le texte grec d’Ex 10, 22 (l’obscurité se fit sur toute la terre) plutôt que de reprendre l’expression de Marc 15, 33 : sur la terre entière
            • Mt 27, 50-51 établit un lien plus clair avec le texte grec du psaume 18 en modifiant l’expression « émettre d’une voix forte » de Marc 15, 37 pour introduire le verbe crier (criant d’une voix forte) utilisé par le psaume, et en ajoutant la mention que la terre s’agite et tremble comme dans le psaume.

          5. Tendance à expliciter une référence implicite

            Un exemple typique est Jean 19, 24b qui écrit clairement qu’il fait référence à l’Écriture (passage sur la tunique de Jésus qu’on ne déchire pas) : « afin que l’Écriture fût accomplie ».

          6. Les Écritures témoins

            Même si les psaumes reçoivent une place de choix, en particulier les Ps 22 et Ps 69, dans les récits de la passion, c’est à l’ensemble de l’Écriture, présenté par Luc 24, 44 sous le titre de Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes qu’on fait référence pour parler des différents aspects du mystère de Jésus.

        2. Une « théologie narrative »

          Nous savons que les récits de la passion ne se présentent pas comme un simple reportage des événements. Car les évangélistes cherchent avant tout à transmettre la signification des événements, à faire oeuvre catéchétique. Ils le font de deux façons : d’abord, en introduisant des références à l’Écriture, comme nous l’avons vu, mais également en opérant une sélection dans les scènes à raconter et leur séquence. On voit clairement cette dernière facette chez Jean quand il pose les réflecteurs sur l’inscription de la croix, la présence de Marie, le percement du côté de Jésus. Donnons des exemples chez les synoptiques.

          1. Marc 15, 38

            Comment interpréter cette scène où le rideau du Temple se déchire en deux, du haut en bas, quand Jésus meurt? Tout le contexte nous donne la clé d’interprétation. Car la scène qui suit est celle d’un centurion, un non-juif, qui proclame sa foi. Dans les scènes qui ont précédé, on a eu ces accusations au Sanhédrin de vouloir détruire le Temple, accusations reprises sous forme de moqueries à la croix. L’intention de Marc devient claire : l’ancien Temple avec son rideau qui restreignait l’accès à Dieu aux seuls Juifs est effectivement détruit ou déchiré, car cet accès est maintenant ouvert à tous, incluant les païens.

          2. Matthieu 27, 51-53

            Cette scène raconte la terre qui tremble après la mort de Jésus, les rochers qui se fendent et les morts qui ressuscitent. Dans l’Ancien Testament et la littérature intertestamentaire, une telle imagerie est associée au grand « Jour de Yahvé », à son intervention finale et définitive pour le salut de son peuple. Ainsi, les temps eschatologiques et du salut de Dieu sont vraiment commencés, et pour le souligner, Matthieu associe la proclamation de foi du centurion, non pas à la vue de la mort de Jésus comme chez Marc, mais à celle des phénomènes cosmiques.

          3. Luc 23, 27-31

            Cette scène raconte la rencontre de Jésus avec des femmes de Jérusalem qui se frappent la poitrine et se lamentent, et que Jésus invite plutôt à se lamenter sur leurs enfants, du bois sec en comparaison du bois vert comme lui. Pourquoi Luc met-il les projecteurs sur une telle scène, sinon pour insister encore une fois sur l’innocence de Jésus?

    3. Le reflet d’un long cheminement

      • L’effort pour interpréter les événements entourant la mort de Jésus, comme nous l’avons vu, ne porte pas sur un seul fait particulier, mais sur un ensemble de détails, parfois banals ou routiniers, qui entourent cet événement, ce qu’on pourrait appeler l’environnement de la mort de Jésus. Comme nous l’avons également vu, cet effort s’est étalé dans le temps et ce n’est que progressivement qu’on a réussi à approfondir le sens des événements.

      • Mais ce qui surprend, c’est que malgré tout la mention de la crucifixion demeure extrêmement laconique : « C’était la troisième heure quand ils le crucifièrent. » (Mc 15, 25); « ils le crucifièrent et avec lui deux autres: un de chaque côté et, au milieu, Jésus » (Jn 19, 18). Et il n’y a même pas de référence à l’Écriture pour essayer d’éclairer cette crucifixion. Quand on regarde les anciens Credo, comme celui rapporté par Paul (« Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures », 1 Co 15, 3), il n’y a même pas d’allusion à la crucifixion. Pourquoi? Tout cela ne dénoterait-il pas de la gêne et de l’embarras vis-à-vis de la crucifixion elle-même?

      • Nous avons déjà fait remarquer qu’un évangéliste comme Luc fait un effort pour mentionner la croix le moins possible et insiste constamment pour démontrer l’innocence de Jésus. Tout cela ne vient que confirmer que la croix posait problème, et que l’approfondissement de tout ce mystère a pris beaucoup de temps, comme en fait écho cette scène des disciples d’Emmaüs où Jésus leur reproche d’être sans intelligence et lents à croire (Lc 24, 25-27).

  2. « Crucifié sous Ponce Pilate » - « Ce mystère méprisable et plein de honte. »

    Que représentait la pratique de la crucifixion au premier siècle et comment était-elle perçue? Nous en avons un écho chez Paul qui parle vers l’an 55 « de scandale pour les Juifs et folie pour les païens » (1 Co 1, 23).

    1. « Folie pour les païens »

      Le terme grec pour parler de la croix de Jésus dans tout le Nouveau Testament est : stauros, qui désigne toute forme de pieu ou de poteau dressé ou érigé. Comme instrument de supplice, il renvoie indifféremment au poteau servant à des exécutions par pendaison, par empalement ou par strangulation. Quand les évangélistes rapportent que Jésus a eu à porter sa croix, on désigne plutôt le patibulum latin, cette poutre horizontale qu’on fixait soit au-dessus (T), soit au milieu (+) d’un poteau vertical (le stauros) au sens strict, qui restait planté en permanence.

      1. La crucifixion comme peine capitale

        Cette pratique semble remonter aux Perses comme en témoigne Hérodote et Thucydide (5e siècle). Chez les Grecs, on en a un écho au 4e siècle à l’époque d’Alexandre le Grand et de Platon. Cette pratique semble être passée chez les Romains au 1ier siècle avant J.C. par l’Afrique du Nord, en particulier Carthage, et au premier siècle de notre ère elle était bien connue dans les différentes régions de l’empire.

      2. Servile supplicium (supplice des esclaves)

        Ce mode d’exécution était réservé uniquement aux esclaves criminels, comme l’affirme clairement Cicéron (1ier av. J.C.), et jamais elle ne saurait être appliqué à l’égard des citoyens romains. C’est ainsi que « supplice des esclaves » était synonyme de crucifixion, comme on le voit chez Tacite (1ier siècle de notre ère). Et sa cruauté ne faisait aucun doute, comme le note Platon et comme le décrit Sénèque (1ier siècle de notre ère).

    2. « Scandale pour les Juifs »

      1. Une pratique connue

        La crucifixion était également connue en Palestine. C’est l’historien juif Flavius Josèphe qui raconte diverses crucifixions, surtout pratiqués par des chefs étrangers, qui s’échelonnent du 2e siècle av. J.-C. à la période qui suit la destruction de Jérusalem en l’an 70. Il note un certain nombre de crucifixions massives, comme celle à l’égard de ces 800 Juifs, des opposants Pharisiens, ordonnées par le juif hasmonéen Alexandre Jannée (88 av. J.C.), ou encore à l’égard de ces 2,000 hommes lors du soulèvement de Judas au temps d’Archélaüs (4 av. – 6 ap. J.C.). La plupart du temps les victimes sont des gens qu’on considère comme des rebelles, des bandits, des terroristes ou des agitateurs.

        À part Josèphe, il y a peu d’attestations : un texte de la grotte 4 de Qumran qui semble faire allusion à la crucifixion d’un pharisien sous Alexandre Jannée, une allusion dans l’Assomption de Moïse, un apocryphe juif, sur la crucifixion massive lors de la révolte de Judas le Galiléen. Sur le plan archéologique, il y a l’ossuaire d’un homme apparemment mort crucifié, découvert en 1968 à Giv’at ha-Mivtar et datant du 1ier siècle de notre ère.

      2. ... et réprouvée : « Maudit soit qui pend au bois »

        Le Juif Flavius Josèphe utilise plusieurs qualificatifs pour décrire la crucifixion : la plus pitoyable des morts, d’une cruauté inouïe, répugnante. Mais pour un Juif du 1ier siècle, le jugement le plus terrible est d’ordre théologique : la crucifixion est une malédiction de Dieu selon Deutéronome 21, 22-23 (« Si un homme, coupable d’un crime capital, a été mis à mort et que tu l’aies pendu à un arbre, son cadavre ne pourra être laissé la nuit sur l’arbre; tu l’enterreras le jour même, car un pendu est une malédiction de Dieu, et tu ne rendras pas impur le sol que Yahvé ton Dieu te donne en héritage. »). L’expression « être pendu à un arbre » était comprise comme renvoyant à la crucifixion dans le Judaïsme contemporain de Jésus, ainsi le laisse entendre le texte de la grotte 4 de Qumran où il est question d’« hommes pendus vivants sur le bois » en faisant référence aux crucifixions massives d’Alexandre Jannée.

    3. Handicap pour les chrétiens

      Sachant les sentiments d’horreur que suscitait la mention d’un crucifié, on imagine facilement la réaction d’un auditoire lorsqu’on leur parlait d’un Jésus messie et Fils de Dieu : il n’y avait rien de plus invraisemblable et saugrenu.

      1. Le silence

        À part l’immense déception qu’on voit chez les disciples d’Emmaüs, une première attitude qu’on observe chez les premiers chrétiens est de garder le silence sur la croix, et de simplement dire que Jésus est mort, sans mentionner le mode d’exécution. C’est ce qu’on observe dans les formulaires prépauliniens, ces hymnes et confessions de foi qu’on place au cours des vingt ans qui suivent la mort de Jésus et où sont totalement absents le verbe stauroô (crucifier) et le substantif stauros (croix). En voici quelques uns :

        • Nous croyons que Jésus est mort et qu’il est ressuscité. (1 Th 4, 14)
        • Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures..., il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures. (1 Co 15, 3s)
        • ...le Christ Jésus qui est mort, mieux ressuscité, qui est à la droite de Dieu... (Rm 8, 34)
        • Mis à mort selon la chair, il a été vivifié selon l’esprit. (1 P 3, 18)

      2. La défensive

        La deuxième attitude est de mentionner parfois la croix, mais jumelée tout de suite avec la proclamation de la résurrection par Dieu. Ou encore, on utilisera le verbe « pendre » plutôt que crucifier, faisant allusion à Dt 21, 22 afin de faire porter toute la responsabilité de cette action sur le peuple juif et en insistant sur l’intervention de Dieu en faveur de Jésus. C’est ce qu’on observe dans les discours de Pierre et Paul dans les Actes Apôtres où se glisse un écho du kérygme primitif. On évite ainsi de faire porter toute l’attention sur la croix, en mettant plutôt l’accent sur l’action divine qui répare le mal de l’action humaine.

Deuxième partie. De l’échec à la fécondité – Élaboration progressive d’une théologie de la croix

Il a fallu un long cheminement aux premières communautés chrétiennes pour voir différemment la croix et y lire non seulement une révélation sur le Christ, mais également une révélation sur Dieu et sur nous-mêmes. Examinons ce cheminement.

  1. La croix comme dévoilement sur Jésus Christ et sur Dieu

    1. Manifestation d’obéissance (Ph 2, 8)

      Nous avons probablement ici le plus vieil exemple connu de la prière hymnique judéo-chrétienne du judaïsme primitif et qui date d’avant les écrits de Paul.

      1. L’hymne et sa structure

        L’ensemble de l’hymne comporte deux temps, l’abaissement du Christ (versets 6-8), l’exaltation du Christ (versets 9-11). Intéressons-nous au premier temps où il est question de la croix.

        III
        6a lui étant (participe) en FORME
        de Dieu
        7c DEVENANT (participe) en similitude
        des hommes
        6b ne considéra pas comme une proie d’être
        à égalité avec Dieu
        7d et ayant été trouvé à l’aspect
        comme un homme
        7a mais il se vida lui-même8a il s’abaissa lui-même
        7b ayant pris (participe) une FORME d’esclave8b DEVENANT (participe) obéissant jusqu’à la mort
         8c et la mort de la croix

        En divisant les versets 6-8 en deux strophes, en se retrouve avec un texte d’une grande symétrie : la strophe I commence avec un participe et le mot « forme », et se termine également avec un participe et le mot « forme », tandis que la strophe II commence avec le participe « devenant » et se terminent également avec le participe « devenant ». Il y a également symétrie entre les strophes I et II : aux mots « Dieu » en I correspondent les mots « Dieu » en II. La strophe affirme que le Christ a quitté sa condition de Dieu pour devenir esclave, la strophe II explicite ce que cela signifie : prendre la condition humaine jusqu’à assumer la mort elle-même, dans un geste de pure fidélité.

      2. Thanatou de staurou (mort de la croix), addition paulinienne

        Examinons les correspondances dans la structure, les idées et le vocabulaire :

        6a en forme de Dieu7c en similitude des hommes
        6b à égalité avec Dieu7d comme un homme
        7a il se vida lui-même8a il s’abaissa lui-même
        7b ayant pris... esclave8b devenant obéissant jusqu’à la mort

        La symétrie est totale sans la mention de la croix qui apparaît alors comme un ajout de Paul. De fait, la croix est absente des hymnes prépauliniens, et un tel ajout de la part de Paul correspond tout à fait à sa théologie (voir Ph 2 et 3).

      3. Une référence à l’Ebed Yahweh (serviteur de Dieu)?

        La réponse à cette question est : non. Même si les premiers chrétiens ont beaucoup utilisé les poèmes du serviteur souffrant (Is 42, 1-9; 49, 1-6; 50, 4-9; 52, 13 – 53, 12) pour comprendre les souffrances endurées par Jésus, on n’en trouve pas la trace ici. Et surtout, il n’y a aucune mention des souffrances du Christ et de leur valeur rédemptrice.

      4. L’expression suprême d’une double relation

        Peu importe si l’ajout de la référence à la croix soit de Paul ou d’un autre auteur, on peut se poser la question de la signification de la croix dans ce contexte. En fait, la croix exprime une double relation. Elle est d’abord l’expression d’une relation à Dieu maintenue jusqu’au point extrême de ses exigences; elle n’a pas de valeur en soi, mais elle est le résultat d’une fidélité jusqu’au bout. Mais la croix est aussi communion à la condition et au destin humain, jusqu’à embrasser l’extrême de la misère humaine.

      5. « Aussi Dieu l’a-t-il surexalté... »

        La croix n’aurait pas de sens sans ce qui suit, la gloire qui attend celui que Dieu a exalté. Rappelons-le, ce n’est pas seulement la mort en croix qui débouche sur la résurrection, mais l’existence fidèle et disponible dont elle est l’expression suprême.

    2. Manifestation de « faiblesse » (2 Co 13, 4)

      Certes, il a été crucifié du fait de la faiblesse, mais il vit de la puissance de Dieu. Aussi, nous aussi : nous sommes faibles en lui, mais nous vivrons avec lui de par la puissance de Dieu envers vous.

      En d’autres mots, Christ a été faible au point de se faire crucifier.

      1. Une double antithèse

        On retrouve la même antithèse qu’en Ph 2 :

        Ph 2il s’abaissa......aussi Dieu
        jusqu’à la croixl’a-t-il surexalté

        2 Co 13du fait de la faiblessede par la puissance de Dieu
        il a été crucifiéil vit

        À l’attitude d’abaissement et de faiblesse répond l’intervention puissante de Dieu. Aussi, Paul entend modeler son attitude pastorale auprès des Corinthiens sur celle de ce Christ faible afin que Dieu puisse déployer sa puissance.

      2. La pauvreté du « collaborateur de Dieu »

        Quel sens Paul donne-t-il au mot « faiblesse » (astheneia)? Dans les deux chapitres précédents, il l’utilise cinq fois en référence à sa propre expérience d’apôtre. Il s’agit de l’attitude d’humilité et d’absence de prétention dans son action pastorale, où il refuse de s’affirmer avec puissance et d’intervenir avec vigueur pour s’imposer. Nous sommes tout près de la pensée de Ph 2, sauf qu’il ne s’agit plus de la condition de préexistence auquel le Christ a renoncé, mais d’un certain de type d’existence et de comportement humain auquel Paul a renoncé.

    3. Manifestation de constance (He 12, 2)

      La croix en He 12, 2 s’insère encore dans le schéma abaissement-exaltation :

      abaissement ...Jésus qui, au lieu de la joie qui était devant lui
      endura une croix, dont il méprisa l’infamie,

      exaltation et qui est assis désormais à la droite
      du trône de Dieu.

      On ne peut isoler ce verset de son contexte qui exhorte les croyants à la constance, la concorde et à l’humilité, et qu’il faut analyser.

      1. Le Christ Archègos, modèle dans l’épreuve

        On utilise l’imagerie sportive où le croyant est appelé à courir une épreuve, et donc doit montrer son endurance, sa constance, sa persévérance. Pour l’aider, il a l’exemple du Christ, appelé archègos, i.e. chef de file ou modèle, qui a su résister au péché. Dans ce cadre, la croix reçoit deux éclairages différents.

        1. La croix est d’abord présentée comme manifestation d’endurance.

          Les croyants (v. 1)Le Christ (v. 2)
          avec endurance (di’hypomonès)au lieu de la joie placée devant lui (prokeimenès)
          courons l’épreuveil endura (hypemeinen)
          placée devant nous (prokeimenon)...une croix...

          Les chrétiens sont invités à endurer l’épreuve comme que le Christ a enduré la croix. Mais dans ce dernier cas, endurer la croix impliquait un choix, i.e. renoncer à la joie placée devant lui, plus précisément renoncer à échapper temporairement à la mort comme cela s’est présenté à Gethsémani (voir He 5, 7). La croix apparaît comme l’expression d’une option de fidélité maintenue jusqu’au bout, jusqu’à accepter une mort prématurée.

        2. La croix est également présentée en relation avec le péché.

          Car ce dernier représente l’épreuve qui assaille le chrétien. Or, pour le Christ, le péché constituait avant tout l’opposition qu’il a rencontrée et qui a conduit à sa mort. Mais pour le chrétien, il signifie sa participation à cette opposition première, donc faisant de nouveau subir au Christ l’épreuve de la croix. Pourtant, à travers la croix, le Christ a lutté jusqu’au don de sa vie contre le péché, ce que n’arrive pas à faire le chrétien.

      2. Croix du Christ et motivation chrétienne

        Notre analyse de He 12, 1-4 a montré que la croix doit être une source d’inspiration pour le chrétien : le Christ y a exprimé sa fidélité jusqu’au sang, et ainsi a débouché sur l’exaltation; les chrétiens à leur tour doivent faire preuve d’endurance face à l’expérience du péché, sachant qu’elle débouche sur la communion Dieu, à la suite de celui qui s’est assis à la droite du trône de Dieu.

    4. La croix comme dévoilement sur Dieu - Le témoignage de 1 Co 1-2

      C’est avec la première épitre aux Corinthiens que Paul utilise pour la première fois les termes stauroô (crucifier) et stauros (croix), en particulier dans les deux premiers chapitres où ils apparaissent six fois, soit le tiers de tous les emplois pauliniens.

      1. « Ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes »

        Les chapitres 1-4 forment un ensemble dont on peut établir ainsi la structure :

        1. Première partie (1, 10 – 2, 16)
          1. Situation de la communauté et première réaction (1, 10-17)
          2. Sagesse de Dieu et sagesse du monde (1, 18 – 2, 16)
            1. opposées en rapport avec la prédication de l’Évangile (1, 18 – 2,5)
              1. l’objet (1, 18-25)
              2. les destinataires (1, 26-31)
              3. le mode de transmission (2, 1-5)
            2. opposées quant au mode d’acquisition (2, 6-16)
        2. Deuxième partie (ch. 3-4)
          1. Retour à la situation de la communauté (3, 1-4)
          2. Les prédicateurs dans la communauté (3, 5 – 4, 21)
            1. Le rôle des prédicateurs à l’égard de la communauté (3, 5-17)
            2. L’attitude de la communauté à l’égard es prédicateurs (3, 18 – 4, 21)

      2. La situation de la communauté

        Paul doit réagir à un climat de querelles autour de certains prédicateurs (Pierre, Apollos, Paul) et qui divisent la communauté. Certaines cliques se sont formées autour de la façon de transmettre le message chrétien, en particulier autour d’Apollos, un homme savant et éloquent dont était si friand les Grecs. Elles s’enorgueillissent de leur appartenance et se jalousent les unes les autres.

      3. L’Évangile et son objet : « Nous prêchons, nous, un Christ crucifié »

        Paul répond en affirmant que la prédication chrétienne porte essentiellement sur l’événement de la croix. Or, l’idée d’un Messie crucifié apparaît comme une folie et un scandale aux yeux du monde, et contredit le bon sens et la raison humaine. Et surtout, elle contredit l’image qu’on se fait d’un Dieu manifestant son salut par des oeuvres de puissance, et nous révèle plutôt sa « folie » et sa « faiblesse ». Tout cela doit se refléter dans la prédication avec son message centré sur le scandale et la folie. Car c’est ainsi que Dieu a voulu offrir son salut, manifestant de cette façon sa puissance et sa sagesse. Les Corinthiens ne doivent pas oublier que l’évangile n’est pas un assemblable théorique d’idées satisfaisantes pour l’esprit, mais un événement, et un événement totalement déroutant pour la raison.

      4. Un mode de transmission adapté à l’objet : « ... faible, craintif et tout tremblant »

        Si la puissance de Dieu s’est manifestée à travers l’événement de la croix, elle se manifeste également dans la pauvreté des moyens pour le faire connaître, contrairement à ce que valorise la sagesse du monde. Pour s’en convaincre, les Corinthiens n’ont qu’à se regarder eux-mêmes : une communauté insignifiante selon les critères du monde, sans sages et gens de haute naissance. Ils commettent donc une erreur en évaluant les prédicateurs à l’aune de la rhétorique et de la sagesse de ce monde, alors que Dieu est capable d’agir à travers la pauvreté d’une annonce à laquelle fait défaut le prestige de la parole et de la sagesse, comme ce fut le cas pour Paul lui-même.

      5. « ...ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de la gloire » (1 Co 2, 8)

        La croix représente enfin l’incompréhension humaine à l’égard de la sagesse de Dieu. En effet, la sagesse humaine, représentée par les divers niveaux d’autorité, en particulier les autorités religieuses, a été incapable de comprendre la sagesse de Dieu et a crucifié celui-là même que Dieu a glorifié. L’antithèse est totale.

  2. La croix comme dévoilement sur nous-mêmes

    1. La double signification de la croix – 1 P 2, 22-25

      Ce texte s’insère dans un contexte où Pierre exhorte les domestiques à être persévérants en prenant comme modèle le Christ souffrant.

      1. Lui / Vous

        On peut décomposer les versets 22-24 comme suit :

        Voilà le modèle à suivre pour le croyant. Quant au verset 25, il marque une rupture et ne répond pas vraiment aux v. 20-21.

      2. Reprise ou écho de la tradition?

        Malgré le fait que cet ensemble bien structuré pourrait laisser croire à un formulaire traditionnel, il s’agit probablement d’une composition de l’auteur de 1 P, mais qui fait peut-être écho de trois manières à la tradition ancienne.

        • L’expression « Christ a souffert pour vous » (v. 21b) paraît faire écho à la tradition primitive et était courante dans les credos ou hymnes pré-pauliniens.
        • Il est typique de la tradition primitive d’utiliser xylon (bois) au lieu de stauros (croix), faisant ainsi référence à Dt 21, 23.
        • Les v. 22, 24 et 25 renvoient tous à Is 52-53, le 4e chant du Serviteur.

      3. Lecture christologique d’Is 52, 13 – 53, 12

        1 Pierre 2, 22-25Is 52, 13 – 53, 12 (LXX)
        22 lui qui n’a pas commis de péché53, 9 il n’a pas commis d’iniquité
        et il ne s’est pas trouvéet il ne s’est pas trouvé
        de tromperiede tromperie
        dans sa bouchedans sa bouche
        23 lui, insulté, ne rendait pas l’insulte; souffrant, il ne menaçait pas53, 7...maltraité, il s’humiliait, il n’ouvrait pas la bouche
        Mais se livrait à celui qui juge avec justice53, 6 le Seigneur le livra pour nos péchés
        24 lui, il a pris sur lui nos péchés53, 4 Celui-là porte nos péchés
         53, 11 c’est lui qui prendra sur lui leurs péchés
         53, 12 il a pris sur lui les péchés de beaucoup...
        dans son corps sur le bois afin que, morts aux péchés, nous vivions pour la justice53, 11 (héb.) le juste, mon serviteur, justifiera des multitudes
        par sa meurtrissure vous avez été guéris53, 5 par sa meurtrissure nous fûmes guéris
        25 En effet, comme des brebis vous étiez errants mais vous vous êtes tournés maintenant vers le berger et le gardien de vos âmes53, 6 Tous comme des brebis nous avons été errants

        Les emprunts de cette lettre de Pierre au texte d’Isaïe sont très clairs. Et ce n’est pas un cas unique, puisqu’on note la même chose en Rm 4, 23 et Ac 3, 13; cela indique probablement un usage traditionnel. Mais ce qu’il faut souligner, c’est que ce passage d’Isaïe est le seul de toute la Bible où la mort d’un homme est mise en relation avec le péché des autres. Nous sommes ainsi devant un nouveau développement de la théologie de la croix.

      4. Exemplarité et salut

        1. L’auteur nous présente d’abord le Christ comme le modèle des croyants qui ont à souffrir injustement : si vous avez à souffrir, dit-il, alors souffrez comme lui en renonçant à rendre le mal pour le mal.

        2. Mais il va plus loin en affirmant que le Christ a pris sur lui nos péchés dans son corps sur le bois afin que, morts aux péchés, nous vivions pour la justice. Comment comprendre cette affirmation?

          1. En plus d’utiliser le texte d’Isaïe, l’auteur fait référence ici à Deutéronome 21,22-23 (Si un homme, coupable d’un crime capital, a été mis à mort et que tu l’aies pendu à un arbre, son corps ne sera pas laissé sur le bois...). Car la croix était un châtiment réservé aux pécheurs, et donc le Christ a connu le sort des pécheurs.

          2. Mais en faisant référence au texte d’Isaïe, l’auteur dit clairement que le Christ était sans péché (v. 22).

          3. C’est donc nos péchés qu’il a pris sur lui en acceptant librement la croix : sa fidélité et son obéissance ont racheté nos infidélités et nos désobéissances.

          Ainsi, en prenant sur lui nos péchés, il n’est pas dit que le Christ aurait souffert à notre place, mais qu’en acceptant une souffrance injuste venue des hommes, il a renversé la situation en notre faveur : sa mort devient une mort pour nous.

    2. « Le Christ crucifié vous a été clairement présenté » - La lettre aux Galates

      Le contexte de cette lettre de Paul aux Galates est celui d’une crise provoquée par des « Judaïsants », i.e. des chrétiens d’origine juive qui prônaient le retour de la circoncision et à un certain nombre de pratiques juives, telle que requise par la Loi. Paul leur répond : en faisant cela, vous annulez le scandale de la croix. Voyons de plus près.

      1. Croix du Christ et malédiction de la loi

        Le Christ nous a rachetés de cette malédiction de la Loi en devenant malédiction pour nous, car il est écrit: « Maudit soit quiconque pend au bois » (Dt 21, 23). C’était pour que, dans le Christ Jésus, la bénédiction d’Abraham puisse atteindre les païens et que par la foi, nous puissions obtenir l’Esprit promis. (Galates 3, 13-14)

        L’argumentation de Paul tourne autour de deux points : Abraham et la malédiction de la Loi.

        1. Abraham a reçu la promesse d’être père d’une multitude quatre cent trente ans avant l’existence de la Loi (Ga 3, 17). Il a été le premier à être justifié en raison de sa foi (Ga 3, 6). Ainsi, ceux qui se réclament de la foi sont les véritables fils d’Abraham.

        2. La malédiction fait d’abord référence à la mort en croix comme l’affirme Dt 21, 23 : le Christ a donc pris sur lui cette malédiction provenant de la Loi. Mais la malédiction fait aussi référence à Dt 27, 26 (Maudit soit celui qui ne maintient pas en vigueur les paroles de cette Loi pour les mettre en pratique) où on appelle la malédiction sur tous ceux qui n’observent pas intégralement la Loi, ce qui implique tout le monde, car personne ne peut se vanter d’observer totalement la Loi. Aussi, la Loi ne peut sauver personne. Voilà pourquoi, en acceptant de subir la malédiction de la Loi par sa mort en croix, le Christ rend nulle la Loi et donc nous en libère, et par là nous ramène au temps d’Abraham, où nous sommes justifiés par la foi, ce qui ouvre la porte aux non-Juifs.

        L’exégèse de Paul peut sembler très rabbinique, mais elle a pour conséquence de mettre à l’avant-plan un point litigieux, et de transformer un événement sur lequel on était demeuré très discret pour le mettre au centre de la prédication chrétienne.

      2. « Je suis crucifié avec le Christ » (Ga 2, 19)

        Pour bien comprendre ce verset, il faut le comparer à un passage semblable dans l’épître aux Romains.

        Ga 2, 19Rm 6

        ... je suis mort à la Loi2 si nous sommes morts au péché
        10a lui (le Christ) est mort au péché une fois pour toutes...
        11a vous de même considérez que vous êtes morts au péché

        afin de vivre pour Dieu;10b ... et il vit pour Dieu
        11b ... (considérez que vous êtes) vivants pour Dieu dans le Christ Jésus

        20a j’ai été crucifié avec Christ6a notre vieil homme a été crucifié avec lui

        Dans les deux textes, nous avons la même antithèse (mourir à / vivre à) et la même expression : crucifié avec. Fondamentalement, Paul affirme ceci : puisque la Loi est impuissante à donner la justification, elle me force à la quitter, à mourir à elle, et par là à mourir à tous les péchés qu’elle me soulignait, pour m’attacher au Christ et à vivre pour Dieu; en m’attachant ainsi au Christ de la croix, je suis crucifié avec lui, car je profite de son effet libérateur par rapport au péché.

      3. Mort du Christ et croix du Christ

        Paul affirme donc que la mort du Christ a libéré l’humanité de ses péchés. Mais comment comprendre exactement le sens cette affirmation? Deux textes vont nous aider plus particulièrement.

        1. Rm 8, 3

          Dieu, en envoyant son propre Fils dans la similitude de la chair de péché et à cause du péché a condamné le péché dans la chair.

          L’expression « à cause du péché » est celle utilisée dans la Bible dans le rituel des sacrifices pour le péché (voir Lévitique 4-6). En essayant de comprendre le sens de la mort de Jésus, les premiers chrétiens sont emmenés à faire référence au régime sacrificiel du temple dont faisait partie les sacrifices d’animaux et qui était relié au pardon des péchés. Cela était d’autant plus compréhensible que la mort de Jésus, tout comme les sacrifices pour le péché, avait impliqué une effusion de sang. Pour un chrétien d’origine juive et familier avec le rite sacrificiel, cette manière de comprendre la mort de Jésus était toute naturelle.

        2. Rm 3, 25

          Dieu l’a exposé propitiatoire par son propre sang moyennant la foi

          Le propitiatoire est le couvercle qui fermait l’arche d’alliance dans le saint des saints du Temple de Jérusalem. Paul fait allusion au rituel du Yôm Kippur (Jour des Expiations) où le grand prêtre, une fois par année, aspergeait le propitiatoire de sang pour signifier la purification du péché (voir Lv 16). Encore une fois, pour un Juif, l’association de la mort sanglante de Jésus avec ce rituel est toute naturelle.

        Bref, si Paul a été le premier à mettre la croix au centre de sa prédication, il a pu bénéficier d’une réflexion de l’ensemble de la communauté chrétienne qui, très tôt, a commencé à comprendre la mort de Jésus dans la ligne sacrificielle.

    3. « ...en faisant la paix par le sang de sa croix » - Les lettres de la captivité

      Avec les lettres de captivité comme celles aux Colossiens et aux Éphésiens, on note un changement d’accent : au lieu d’exprimer la mort du Christ de manière négative comme une expiation des péchés, on l’exprime de manière positive comme provocant le rapprochement et la réconciliation.

      1. Affinités et différences

        ...en faisant la paix par le sang de sa croix Col 1, 20

        Ce verset s’insère dans un hymne christologique de source sapientielle et formé des versets 15-20.

        A 15a Lui qui est l’image du Dieu invisible, B 15b premier-né de toute créature, C 16a car en lui tout fut créé ... D 16b tout est créé par lui et pour lui      17a et lui est avant toutes choses ...
        E
             18a et lui est la tête du Corps, l’Église,
        A118b lui qui est le commencement B118c premier-né d’entre les morts C119 car en lui il plut de faire habiter tout le plérôme D120a et par lui de réconcilier tout pour lui

        20b ayant fait la paix par le sang de sa croix...

        On aura noté le parallélisme de la structure où les mêmes expressions se font écho (soulignées par les mêmes couleurs). La première partie célèbre la primauté du Christ dans l’ordre de la création, tandis que la seconde (v. 18-20) porte sur la primauté du Christ dans l’ordre du salut. Si Paul insère ici un hymne qui existait déjà, il a probablement ajouté le v. 20b (ayant fait la paix par le sang de sa croix) que nous avons un peu isolé de l’ensemble de l’hymne; car le même vocabulaire et les mêmes thèmes se retrouvent ailleurs dans les lettres de captivité. Pour comprendre comment la croix est source de réconciliation, il faut se tourner vers la lettre aux Éphésiens pour obtenir plus de précision.

      2. La croix et la réconciliation de l’humanité

        Or voici qu’à présent, dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez loin, vous êtes devenus proches, grâce au sang du Christ . Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un, détruisant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair la haine, cette Loi des préceptes avec ses ordonnances, pour créer en sa personne les deux en un seul Homme Nouveau, faire la paix, et les réconcilier avec Dieu, tous deux en un seul Corps, par la Croix: en sa personne il a tué la haine. Éphésiens 2, 13-16

        Comme la Loi, cette barrière qui séparait Juifs et païens, circoncis et incirconcis, a été abolie par la croix du Christ, n’étant plus source de justification, il s’en suit une grande réconciliation de l’humanité entière, formant un seul peuple et justifiée uniquement par la foi au Christ.

      3. La croix et la réconciliation avec Dieu

        Vous qui jadis étiez des étrangers et des ennemis par vos pensées et par vos oeuvres mauvaises, maintenant il (Dieu) vous a réconciliés dans son corps de chair (du Christ), afin de vous faire paraître devant Lui saints, sans tache et sans reproche. Colossiens 1, 21-22

        La réconciliation provoquée par la mort en croix du Christ ne concerne pas seulement l’humanité, mais également Dieu : avec la mort au péché l’inimitié avec Dieu a disparu. Plusieurs passages des lettres de la captivité mentionnent cette rémission des péchés et la nouvelle vie dans le Christ (voir Col 1, 14; 2, 13; Ep 1, 7; 2, 1.5). Comment comprendre cette réconciliation avec Dieu par la croix? Sans doute faut-il de nouveau imaginer que l’analogie avec les sacrifices pour les péchés du temple a amené les premiers chrétiens à interpréter en ce sens la mort sanglante du Christ.

      4. La croix et l’abolition de la dette

        13 et vous étant morts par vos fautes et l’incirconcision de votre chair, il (Dieu) vous a fait vivre avec lui nous ayant pardonné toutes les fautes, 14 ayant détruit l’écrit contre nous par des ordonnances, lequel nous était contraire, et il l’a enlevé du milieu (de nous), l’ayant cloué à la croix. Colossiens 2

        L’idée essentielle est exprimée par le v. 13 : par le Christ, nous avons été libérés du péché et de nos fautes qui nous accusaient et nous condamnaient devant Dieu. Tout cela nous est connu. Mais ce qui est nouveau est l’expression au v. 14 « l’écrit contre nous par des ordonnances ». Qu’est-ce que cela signifie? L’image renvoie à un billet de reconnaissance de dette. Les péchés de l’humanité faisaient d’elle comme une débitrice insolvable à l’égard de Dieu. Mais grâce à la croix du Christ, cette dette a été effacée.

      5. Implications d’ordre moral – Du don à l’exigence

        Pour Paul, la justification par la croix du Christ est offerte gratuitement : c’est un don. Par contre, ce don entraîne des conséquences : nous sommes appelés à vivre conformément à cette vie nouvelle. C’est l’utilisation du sens analogique du mot « crucifier », i.e. faire mourir, faire disparaître, rompre avec, qui lui permettra de traduire sa pensée.

        Or ceux qui appartiennent au Christ Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises. Galates 5, 24

        Pour Paul, deux régimes s’opposent : celui de la chair et celui de l’Esprit. Le chrétien est libéré en principe une fois pour toute du régime de la chair, mais il doit chaque jour crucifier (i.e. faire un effort pour rompre avec) les éléments de ce régime.

        Comprenons-le, notre vieil homme a été crucifié avec lui, pour que fût réduit à l’impuissance ce corps de péché, afin que nous cessions d’être asservis au péché . Romains 6, 6

        La libération est un fait accompli (notre vieil homme a été crucifié) et nous ne sommes plus esclaves du péché, pourtant, par la suite, Paul exhorte le croyant à se transformer de jour en jour (Rm 6, 12) : la bonne nouvelle comporte des exigences.

        Pour moi, que jamais je ne me glorifie sinon dans la croix de notre Seigneur Jésus Christ, par qui le monde est crucifié pour moi et moi pour le monde. Galates 6, 14

        Paul interpelle les Judaïsants qui cherchent à tirer gloire d’un retour à la circoncision. En faisant allusion à sa crucifixion par rapport au monde (le monde est crucifié pour moi et moi pour le monde), il entend rappeler qu’il a lui-même renoncé à tous les privilèges que lui conférait le fait d’être circoncis, Hébreu de la tribu de Benjamin, Pharisien et Apôtre, bref à ce que le monde considère important et prestigieux, rompant avec une recherche purement humaine d’intérêts et d’influence.

Troisième partie. De la croix du Christ à la croix des chrétiens.

  1. La croix découlant de l’accueil et du service de l’Évangile

    1. Épreuve et service

      On peut trouver chez saint Paul une certaine « mystique » ou « spiritualité » de la croix. Regardons de plus près.

      1. « Persécutés pour la croix du Christ » (Ga 6, 12.17)

        • Galates 6, 12 : Des gens désireux de faire bonne figure dans la chair, voilà ceux qui vous imposent la circoncision, à seule fin d’éviter la persécution pour la croix du Christ.
        • Galates 6, 17 : Dorénavant que personne ne me suscite d’ennuis: je porte dans mon corps les marques de Jésus.

        Le contexte est celui des Judaïsants, ces chrétiens qui prônent le retour à la circoncision, parce qu’ils cherchent leur prestige, selon Paul, et parce qu’ils désirent éviter les ennuis qu’entraînerait une opposition à la Loi juive. Il faut probablement comprendre les persécutions mentionnées ici au sens de véritables sévices physiques, i.e. les mauvais traitements qu’entraîne la prédication de la croix du Christ. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’expression de Paul « je porte dans mon corps les marques de Jésus ». À plusieurs reprises Paul fait allusion à ce que doit souffrir le prédicateur de l’Évangile : avoir faim, avoir soif, être maltraité, être insulté, être calomnié (voir 1 Co 4, 10-12; 2 Co 4, 8-10).

      2. « ...ce qui manque aux détresses du Christ »

        • Colossiens 1, 24 En ce moment je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Église.

        Précisions tout de suite que Paul n’affirme pas qu’il manquerait quelque chose à la valeur ou à la portée rédemptrice de la passion et de la mort du Christ. Mais l’idée est la suivante : pour être connu, le salut doit être annoncé par des prédicateurs qui acceptent d’affronter les persécutions et la souffrance, à l’exemple du Christ; et c’est par cette annonce difficile de l’Évangile que grandit le Corps du Christ qu’est l’Église. Ce qu’il s’agit de compléter est donc la prédication et la croissance du Corps du Christ (voir 2 Timothée 1, 8-12; 2, 8-10).

    2. « Qui veut me suivre se charge de sa croix (Mc 8, 34 ||)

      Le contexte de ce texte est celui de la confession de foi de Pierre à Césarée de Philippe, suivie de la première annonce de sa passion par Jésus contre laquelle proteste Pierre. C’est à ce moment qu’il invite son auditoire à se charger de la croix.

      (Dans les textes parallèles qui suivent, les mots semblables aux trois évangélistes sont soulignés, ceux qui leur sont uniques sont en italique, et ceux que partagent Matthieu avec Marc en bleu)

      Marc 8Matthieu 16Luc 9
      34 Appelant à lui la foule en même temps que ses disciples, il leur dit: "Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive.24 Alors Jésus dit à ses disciples: "Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive.23 Et il disait à tous: "Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix chaque jour, et qu’il me suive.
      35 Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera.25 Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera.24 Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi, celui-là la sauvera.

      1. Une exigence parmi d’autres?

        L’exigence de se charger de la croix est encadrée par celle de se renier soi-même et celle d’accepter de perdre sa vie. Comme « se charger de sa croix » et « perdre sa vie » se retrouvent ailleurs dans les évangiles (Mt 10, 38; Lc 14, 27; 17, 33), on peut penser que ces énoncés ont circulé de manière isolée et indépendante et l’évangéliste les a insérés ici et là pour soutenir les thèmes qu’il traitait.

      2. Perspectives différentes

        Les trois évangélistes ont une version très semblable de cet appel de Jésus comme le montrent les mots soulignés, mais il existe des différences, en particulier l’auditoire à laquelle s’adresse Jésus.

        1. Matthieu : les Douze

          Chez Matthieu, derrière les disciples il faut voir les Douze comme c’est habituellement le cas, et comme le confirme ici le fait qu’il s’adresse à ceux qui sont avec lui à Césarée de Philippe et dont Pierre est le porte-parole. Ainsi, l’exigence de se charger de la croix s’adresse à ceux qui l’ont suivi physiquement de son vivant.

        2. Marc et Luc : tout disciple

          Marc

          Chez Marc, l’exigence s’applique à tous, comme le montre le fait que Jésus s’adresse non seulement aux disciples, mais à la foule de ceux qui l’écoutent, et comme le montre également le fait au v. 35 que la motivation pour accepter de perdre sa vie vient de l’accueil de l’Évangile, donc fait référence à tout chrétien.

          Luc

          Chez Luc, l’exigence s’applique également à toute personne désirant être disciple de Jésus. Non seulement il emploie clairement le mot « tous », mais se charger de sa croix devient une exigence de « chaque jour », englobant les diverses expériences de la vie chrétienne.

      3. Quelle croix?

        Rappelons le contexte de la première annonce de la passion à la suite de la confession de foi de Pierre : ainsi, quiconque veut suivre Jésus doit être prêt à aller jusqu’au bout. Pour Jésus et pour quiconque veut le suivre, il s’agit d’accomplir la volonté de Dieu. Comme « se renier soi-même », « se charger de sa croix » et « perdre sa vie » sont étroitement liés, ils doivent s’interpréter mutuellement.

        • Se renier soi-même : le vouloir de Dieu doit avoir priorité sur son vouloir propre
        • Perdre sa vie : le déplacement des priorités dans la suite de Jésus peut entraîner une mort à soi-même, un renoncement à ses intérêts et à ses attachements les plus précieux

        Ainsi, « se charger de sa croix » renvoie à tout ce qu’implique comme exigence l’accueil de la volonté de Dieu telle qu’exprimée à travers l’Évangile. Cela étant dit, notons que l’expression ne renvoie pas à toute forme d’épreuve, mais seulement de ce qui découle de l’accueil l’Évangile.

    3. « Qui ne prend pas sa croix n’est pas digne de moi » (Mt 10,38 ||)

      (Dans les textes parallèles qui suivent, les mots semblables aux trois péricopes sont soulignés, ceux qui leur sont uniques sont en italique, ceux que partagent Matthieu avec Luc en bleu, et enfin en rouge ceux qui sont semblables dans les deux textes Matthieu)

      Mt 16Mt 10Lc 14
      37 "Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. 26 "Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.
      24 Alors Jésus dit à ses disciples: "Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive. 38 Qui ne prend pas sa croix et ne suit pas derrière moi n’est pas digne de moi. 27 Quiconque ne porte pas sa croix et ne vient pas derrière moi ne peut être mon disciple.
      25 Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera.39 Qui aura trouvé sa vie la perdra et qui aura perdu sa vie à cause de moi la trouvera.

      Les textes de Mt 10 et de Lc 14 apparaissent similaires à ce que nous avons vu plus tôt chez Marc 8, 34 et son parallèle en Mt 16, pourtant ils s’en distinguent : non seulement nous avons maintenant une forme négative (ne... pas) et non plus positive, mais le contexte et la signification sont différents. Ces deux textes propres à Matthieu et Luc, et absents de Marc, proviennent sans doute d’une tradition présynoptique qui avait retenu sous une forme différente la parole de Jésus sur la nécessité de prendre sa croix, et qui l’a insérée dans le contexte des relations familiales.

      1. Particularités de Matthieu (10, 37-38)

        Chez Matthieu, l’exhortation à porter sa croix appartient au discours d’envoi en mission (10, 1-42) adressé aux Douze. À partir du v. 16, Jésus les prévient des difficultés, des persécutions et de l’opposition qui les attendent. Et au v. 35 il affirme qu’il est venu séparer l’homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère et termine avec une citation du prophète Michée au v. 36 (on aura pour ennemis les gens de sa famille). C’est à ce moment que Matthieu introduit cette tradition présynoptique sur la nécessité de préférer Jésus aux liens familiaux et de porter sa croix. Ainsi, porter sa croix renvoie aux conflits, ruptures ou arrachements difficiles résultant d’un choix en faveur de l’Évangile. Et il s’adresse moins aux Douze que ceux vers lesquels est orientée leur mission.

      2. Particularités de Luc

        Malgré les similitudes avec Matthieu que nous avons relevées, le récit de Luc est différent.

        • Tout d’abord il s’insère dans ce qu’on appelle la montée de Jésus à Jérusalem (9, 51 – 19, 28) où Luc présente un ensemble de textes qui lui sont propres, regroupés en des thèmes divers concernant la vie chrétienne.

        • Ensuite, quand on regarde le contexte immédiat (14, 25-25), on note que la parole de Jésus s’adresse aux foules nombreuses, et non plus seulement aux Douze, qu’elle est suivie de deux petites paraboles (bâtisseur de tour et roi guerrier qui doivent planifier avant de s’engager) et se termine avec une invitation à renoncer à tous ses biens. Ainsi, c’est dans le contexte de ce renoncement qu’il faut lire les relations familiales, i.e. un renoncement à ses possessions ou ses richesses.

        • Luc utilise le terme sémitique « haïr » face aux relations familiales. Ce terme est l’équivalent d’un comparatif, et donc signifie préférer Jésus à son père, sa mère, etc. Ainsi, le disciple n’a pas nécessairement à renoncer aux relations humaines les plus étroites, mais il doit donner priorité à celle qui l’unit à Jésus.

        • C’est le propre de Luc d’accentuer cette séparation du disciple avec les siens : il ajoute le renoncement à une femme, ainsi qu’aux frères et soeurs.

      3. Une exigence absolue et universelle?

        Ces exigences d’être prêt à se charger de sa croix en renonçant à tout, en particulier aux liens familiaux, que nous venons d’analyser chez Luc, s’appliquent à tout disciple de Jésus, et en cela elles sont universelles. Il s’agit moins d’une condition pour devenir disciple que d’une conséquence de la marche à la suite de Jésus, une fois que nous sommes devenus croyants.

        Mais on peut se poser la question : Luc précise-t-il dans quelles circonstances cette marche à la suite de Jésus exige-t-elle le renoncement aux liens familiaux? Plusieurs passages pointent dans la même direction : le service missionnaire et la prédication du Règne de Dieu (18, 29; voir aussi 9, 2.60). Ainsi, tout comme les Douze ont dû quitter leur foyer pour annoncer le Règne de Dieu, le croyant doit être prêt également abandonner ses biens ou à rompre des liens familiaux (temporairement ou de manière permanente) pour le service de la mission.

Conclusion. « L’esprit vous conduira vers la vérité tout entière »

J’ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent. Mais quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous introduira dans la vérité tout entière; car il ne parlera pas de lui-même, mais ce qu’il entendra, il le dira et il vous dévoilera les choses à venir. Jean 16, 12-13

Ce passage de Jean décrit bien l’évolution des communautés chrétiennes face à la crucifixion et la croix. Il a fallu du temps pour qu’elles puissent pour ainsi dire « porter » la croix, i.e. l’apprivoiser, l’approfondir, l’assimiler.

  1. La croix du Christ

    Au lendemain de la mort de Jésus, c’est le scandale au sein du groupe des disciples les plus proches. On a un écho de la réaction désabusée et du sentiment d’échec chez ceux qui l’avait suivi dans le récit des disciples d’Emmaüs, composé plusieurs années plus tard (Luc 24, 20). Mais un événement inattendu vient tout changer, dont témoignent également les disciples d’Emmaüs : Jésus est ressuscité, il est apparu à Simon. Dès lors s’amorce une longue réflexion à l’aide de la Bible pour comprendre cette mort absurde et inacceptable.

    Il semble que ce soit d’abord le quatrième chant du Serviteur de Yahvé chez le prophète Isaïe (...homme méprisé et déconsidéré. Celui-là porte nos péchés et il souffre pour nous...; voir Is 53, 2-5) qui aide les premières communautés chrétiennes à trouver un sens à cette mort ignominieuse.

    Il reste que proclamer un messie crucifié, peine qu’on infligeait aux esclaves et qui désignait quelqu’un maudit par Dieu, avait quelque chose de gênant : c’était folie chez les païens, et scandale chez les Juifs. Aussi il ne faut pas se surprendre du silence, de la discrétion ou des réactions de défense chez les chrétiens dans leur prédication de la croix. Et cela les force à adopter cette même attitude de « faiblesse ».

    Cela n’empêche pas leur réflexion de se poursuivre. Le rituel relié au temple va leur offrir certaines analogies pour comprendre le sens de la mort du Christ. Il y a tout d’abord le sacrifice d’animaux offert par un Juif pour le pardon des péchés : le Christ n’a-t-il pas versé son sang de la même façon? Sauf que dans son cas, c’est une fois pour toute : un pardon permanent. Il y a également le rituel annuel du Jour du Pardon (Yom Kippur) où le sang aspergé sur l’autel exprimait le pardon offert à tout le peuple. Derrière ces analogies, c’est l’idée qu’en Jésus s’est manifestée une existence toute traversée par une communion sans faille au vouloir de Dieu, un amour et un don sans réserve, le reflet du visage authentique des fils de Dieu, et donc une réconciliation totale avec Dieu.

  2. La croix du chrétien

    Quel genre d’expérience vécue peut-on désigner proprement comme une « croix » pour le croyant? Comme nous l’avons vu dans certains passages des évangiles (Mc 8, 34 ||; Mt 10, 38 ||), la croix ne désigne pas n’importe laquelle épreuve, mais les épreuves, ruptures, renoncements ou arrachements découlant de la décision de suivre le Christ ou d’assumer le service missionnaire de l’Évangile. C’est ce que dit saint Paul en faisant état des souffrances, persécutions, épreuves d’ordre physique ou moral lorsqu’il annonce l’Évangile (Col 1, 24; Rm 8, 17.35; 1 Tm 2, 12).

    Mais dès lors, qu’en est-il des épreuves non choisies, ni directement ni indirectement, par des croyants? Est-ce illégitimement qu’ils perçoivent et vivent leurs épreuves comme une sorte de participation à la croix du Christ? En fait, la croix du Christ est le résultat de son acceptation totale de la volonté de Dieu sur le chemin qui s’ouvrait devant lui. De la même façon, le chrétien peut s’inspirer de ce qu’a vécu Jésus pour adopter la même attitude devant les événements pénibles et douloureux de sa vie. Même plus, sa foi peut l’amener à croire que son attitude devant des événements non voulues peut être pour Dieu une façon de proclamer l’Évangile aux autres et de transformer les coeurs. Et en cela, il rejoint la parole de saint Paul : En ce moment je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Église (Col 1, 24).