Raymond E. Brown, La mort du Messie,
v.2: Appendice IV: Une vue d'ensemble de Judas Iscarioth, pp 1394-1418, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Une vue d'ensemble de Judas Iscarioth


Table des matières

  1. La carrière de Judas
    1. L'existence de Judas
    2. Les essais pour accroître le rôle de Judas
    3. Judas a-t-il participé à l'eucharistie?
    4. Qu'est-ce que Judas a trahi ?
    5. Quel était le motif de Judas pour livrer Jésus ?
    6. Comment Judas est-il mort? (Actes et Matthieu; Papias)
  2. Le nom Iscarioth
    1. Les façons d'écrire le nom
    2. Diverses explications


Prochain chapitre: Appendice V - Les groupes juifs et les autorités mentionnés dans les récits de la passion

Liste de tous les chapitres

  1. La carrière de Judas

    Les statistiques sur le nombre de mentions du nom de Judas Iscarioth augmente selon l’ordre chronologique de l’œuvre des évangélistes : Marc : 3; Matthieu : 5; Luc-Actes : 6; Jean : 6, pour un grand total de 22. Plus on avance dans le temps, plus on a de détails sur Judas.

    1. L'existence de Judas

      La Septante a traduit le nom de l’un des douze fils de Jacob-Israël par Ioudas. Parce que le nom des patriarches était très populaire à l’époque du Nouveau Testament, plusieurs personnages portent le nom de Judas, ce qui inclut le nom Jude, un nom modifié pour éviter l’association avec Judas Iscarioth. Étymologiquement, le nom fait référence au terme « Juif » ( Yĕhûdî, Ioudaios). L’antisémitisme s’est servi de ce fait pour faire de Judas la figure typique du Juif. Enfin, l’addition des chiffres associés aux consonnes de ce nom ( Yhwdh) done le nombre « 30 », ce qui aurait peut-être contribué au récit des 30 pièces d’argent dans le récit de Matthieu.

      L’utilisation parfois symbolique du nom de Judas a amené certains biblistes à mettre en doute l’existence de Judas Iscarioth, et parmi leurs raisons il y a :

      1. La pauvreté des données à son sujet
      2. Il jouerait avant tout un rôle parabolique pour mettre en garde le chrétien sur la possibilité de trahir leur maître
      3. Les premiers évangiles le mentionnent à peine, et son nom est absent des épitres paulienne et de la plus part des Pères apostoliques et chez Justin
      4. Il serait une fiction des premiers chrétiens pour décrire leur expérience d’être livrés aux autorités par les Juifs

      Tous ces arguments sont une façon d’interpréter le silence. Par exemple, jamais le NT ne fait une association Judas = Juif. De plus, il y avait quelque chose d’embarrassant à ce que Jésus ait fait une erreur dans le choix de ses disciples (ce qu’affirme Celsus selon Origène, Contra Celsum 2.11), et donc ne peut être une création chrétienne. Ensuite, tous les évangiles le mentionnent dans la liste des disciples, et donc cela relève d’une tradition très ancienne. Enfin, même si on a accru son rôle avec le temps pour combler certains silences, cela ne constitue pas pour autant une négation de l’historicité du personnage.

      Certains biblistes, tout en admettant l’existence de Judas, ne croient pas pour autant qu’il ait joué un rôle dans la trahison de Jésus, puisque selon la tradition chrétienne ancienne c’est Dieu qui a livré son Fils. Mais on chercherait en vain des données probantes démontrant que ce sont des chrétiens qui ont inventé un récit de trahison. Au contraire, les évangiles sont unanimes à affirmer son rôle, et divers indices de la tradition pointent vers le fait qu’il n’a jamais rendu témoignage à Jésus ressuscité, que son remplacement comme l’un des douze était quelque chose de permanent, et que son sort a été associé au « Champ du sang ».

    2. Les essais pour accroître le rôle de Judas

      Alors que certains biblistes minimisent le rôle de Judas, d’autres lui ont donné beaucoup d’expansion. En voici des exemples :

      • Le fait qu’il soit appelé « fils de Simon » (Jn 6, 7), qu’il soit présent à Béthanie avec Marthe, Marie et Lazare (Jn 12, 2-4) et que Mc 14, 3 identifie cette maison de Béthanie comme étant celle de Simon le lépreux, certains ont émis l’idée que Judas était le frère aîné de toute cette famille de Béthanie
      • Certains on identifié Judas avec le disciple bien-aimé, ou encore c’est lui qui aurait écrit l’évangile selon Matthieu
      • D’autres ont interprété l’article indéfini dans l’expression que Judas était « l’un des douze » comme étant en fait le chiffre « un », et donc affirment que Judas était le premier parmi les disciples; d’ailleurs n’était-il pas tout près de Jésus lors du dernier repas, et n’avait-il pas la responsabilité importante de la bourse commune? Et même, n’était-il pas de lignée sacerdotale pour pouvoir entrer le sanctuaire du temple et jeter les 30 pièces d’argent?

      Toutes ces hypothèses ne passent pas le test de l’analyse critique. Par exemple, si la mémoire chrétienne s’est rappelée que Judas a trahi Jésus, pourquoi aurait-elle oublié qu’il était le premier des disciples, et même nomme Pierre comme le premier dans la liste des disciples, alors que Mt 10, 3 parle de Pierre avec le terme protos (premier); même Jean (frère de Jacques) est nommé plus souvent que Judas. D’ailleurs, l’expression « l’un des Douze » ne peut désigner le chiffre numéral, puisqu’on l’emploie pour différents disciples, comme en Jn 20, 24 pour désigner Thomas. Enfin, le fait d’être responsable de la bourse commune n’est lié à aucune des valeurs proclamées par Jésus.

    3. Judas a-t-il participé à l'eucharistie?

      Les partisans de l’idée que Judas a participé à l’eucharistie se basent sur 1 Cor 11, 27-30 qui serait un écho de Judas :

      C’est pourquoi celui qui mangera le pain ou boira la coupe du Seigneur indignement se rendra coupable envers le corps et le sang du Seigneur. Que chacun s’éprouve soi-même avant de manger ce pain et de boire cette coupe ; car celui qui mange et boit sans discerner le corps mange et boit sa propre condamnation. Voilà pourquoi il y a parmi vous tant de malades et d’infirmes, et qu’un certain nombre sont morts.

      Pourtant, aucun récit évangélique ne présente une scène où Judas aurait reçu le pain/corps et le vin/sang de Jésus. Chez Jean, le dernier repas de Jésus n’est pas une eucharistie. En Mc 14, 20 || Mt 26, 23 (« l’un de vous va me livrer, un qui mange avec moi » nous n’avons pas ici de geste eucharistique qui aura lieu par la suite; mais Judas était-il à ce moment encore à table, puisqu’il ne semble plus être là au moment où on quitte pour Gethsémani (il arrivera plus avec ceux qui arrêteront Jésus)? C’est différent chez Lc 22, 21-23, puisque la prédiction qu’on le trahira (« Mais voici : la main de celui qui me livre se sert à cette table avec moi ») a lieu après les paroles eucharistiques. Par contre, jamais Luc ne mentionne explicitement le nom de Judas et il ne fait allusion à aucun geste qui aurait été inapproprié, comme on le voit dans les paroles qui suivent : « Vous êtes, vous, ceux qui avez tenu bon avec moi dans mes épreuves… et vous siégerez sur des trônes pour juger les douze tribus d’Israël » (22, 28.30). Cette promesse exclu bien sûr Judas, mais avait-il déjà quitté la table à ce moment?

      Bref, nous avons plus de questions que de réponses. Et si les évangélistes ne nous ont laissé rien d’explicite, cela vient du fait que la question de Judas et de l’eucharistie était loin de leurs préoccupations.

    4. Qu'est-ce que Judas a trahi ?

      Rappelons d’abord que le verbe utilisé par les évangélistes est paradidomi, qui ne signifie pas « trahir », mais « livrer », ou « donner à » quelqu’un. Judas a livré Jésus à travers deux actions : 1) indiquer où Jésus se trouvait; 2) indiquer quand le saisir; ainsi Judas aurait aidé les autorités à identifier Jésus parmi les disciples qui étaient là dans cet endroit isolé du Mont des Oliviers. Certains biblistes ont trouvé cette idée illogique, car les autorités étaient certainement au courant des allers et venues de Jésus, et leur police pouvait arrêter Jésus sans l’aide de Judas. À cela il faut répondre ceci : à l’occasion du pèlerinage de la Pâque, il y avait des foules à Jérusalem, rendant difficile le travail de supervision, d’autant plus que Jésus ne demeurait pas à Jérusalem, et selon Jean (7, 30.45-46; 8, 59; 10, 39-40; 11, 54) il se cachait et avait à plusieurs reprises échappé à une arrestation. Alors, on comprend les besoin des autorités d'avoir besoin de l’aide pour trouver où était Jésus, et surtout le saisir au moment opportun pour éviter une réaction de la foule.

      D’autres biblistes ont proposé que Judas aurait trahi son maître d’une autre façon, plus particulièrement en dévoilant aux autorités des paroles et des gestes de Jésus permettant des accusations :

      • Jésus aurait prétendu détruire le sanctuaire
      • Jésus aurait prétendu être le Fils de Dieu ou le Messie, brisant le secret messianique
      • Jésus espérait inaugurer le royaume de Dieu immédiatement après le dernier repas
      • Jésus a célébré la Pâque à un moment illégal et de façon illégale
      • Jésus aurait approuvé l’usage de l’épée

      L’objection la plus fatale à ces hypothèses est que, si elles étaient vraies, Judas aurait dû être au procès de Jésus comme témoin principal.

    5. Quel était le motif de Judas pour livrer Jésus ?

      Marc ne nous donne aucune indication sur la raison pour Judas d’agir ainsi. Plus tard, les évangiles nous donnent deux facteurs qui pourraient constituer une motivation.

      1. Premièrement, selon Mt 26, 14-15, Judas dit aux grands prêtres : « "Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai ?" Ceux-ci lui fixèrent trente pièces d’argent ». Et en Jn 12, 4-6, Judas se plaint de voir gaspillé un parfum précieux qu’on aurait pu vendre à bon pris pour le donner aux pauvres, et l’évangéliste ajoute à propos de Judas : « qu’il était voleur et que, chargé de la bourse, il dérobait ce qu’on y déposait. » C’est ainsi que s’est développé la réputation d’avaricieux de Judas. Malheureusement, il est possible que ce portrait de Judas ait pu se développer plus tard, dans un mouvement de dénigrement, avec le principe que celui qui a pu poser un geste si mauvais incarnait tout le mal. Néanmoins, rien n’empêche l’idée que Jésus ait pu confier à Judas la charge de la bourse commune.

      2. Lc 22, 3 introduit ainsi la scène où Judas va chez les autorités : « Et Satan entra en Judas appelé Iscariote, qui était du nombre des Douze ». Nous avons un passage semblable en Jn 13, 2 à l’occasion du dernier repas : « Au cours d’un repas, alors que déjà le diable avait jeté au cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, la pensée de le livrer »; et un peu plus loin en Jn 13, 27 : « C’est à ce moment, alors qu’il lui avait offert cette bouchée, que Satan entra en Judas ». Le fait d’appeler Judas « fils de la perdition » (Jn 17, 12) va dans le même sens. Ainsi, pour Jean et Luc, Satan est l’agent principal de cette action de livrer Jésus. Mais ici nous sommes devant un jugement théologique et qui ne nous permet pas de saisir la perspective de Judas.

      Cette maigre collection dans le NT des motifs de Judas n’a pas empêché les biblistes de proposer une multitude de motifs qui rivalisent d'imagination. Donnons des exemples :

      • Judas aurait été scandalisé par des paroles et des actions de Jésus : sa prétention d’être le messie ou Fils de Dieu, la célébration illégale de la Pâque à une date anticipée, son annonce de la destruction du temple
      • Selon Origène, Judas qui était d’abord un bon disciple, a ouvert la voie au diable par son manque de foi et son avarice
      • Judas serait devenu impatient devant le retard à inaugurer le règne de Dieu, soit par zèle, soit par ambition
      • Judas aurait voulu forcer Jésus à montrer toute sa puissance et vaincre les autorités en inaugurant le règne de Dieu
      • Ayant perdu la foi, Judas aurait voulu faire arrêter cet imposteur
      • Il faudrait exprimer de la gratitude vis-à-vis de Judas, car il a forcé les puissances de ce monde à agir contre Jésus, l’amenant à rendre possible le salut

    6. Comment Judas est-il mort? (Actes et Matthieu; Papias)

      1. Le récit des Actes comparé à celui de Matthieu 27, 3-10.

        Mt 27, 3-10Ac 1, 16-20. 25
        3 Alors Judas, qui l’avait livré, voyant que Jésus avait été condamné, fut pris de remords et rapporta les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens, 4 en disant : « J’ai péché en livrant un sang innocent. » Mais ils dirent : « Que nous importe ! C’est ton affaire ! » 5 Alors il se retira, en jetant l’argent du côté du sanctuaire, et alla se pendre. 6 Les grands prêtres prirent l’argent et dirent : « Il n’est pas permis de le verser au trésor, puisque c’est le prix du sang. » 7 Après avoir tenu conseil, ils achetèrent avec cette somme le champ du potier pour la sépulture des étrangers. 8 Voilà pourquoi jusqu’à maintenant ce champ est appelé : “Champ du sang”. 9 Alors s’accomplit ce qui avait été dit par le prophète Jérémie : Et ils prirent les trente pièces d’argent : c’est le prix de celui qui fut évalué, de celui qu’ont évalué les fils d’Israël. 10 Et ils les donnèrent pour le champ du potier, ainsi que le Seigneur me l’avait ordonné.16 « Frères, il fallait que s’accomplisse ce que l’Esprit Saint avait annoncé dans l’Écriture, par la bouche de David, à propos de Judas devenu le guide de ceux qui ont arrêté Jésus. 17 Il était de notre nombre et avait reçu sa part de notre service. 18 Or cet homme, avec le salaire de son iniquité, avait acheté un terrain : étant étendu, il s’est ouvert par le milieu, et ses entrailles se sont toutes répandues. 19 Tous les habitants de Jérusalem l’ont appris : aussi cette terre a-t-elle été appelée, dans leur langue, Hakeldama, c’est-à-dire Terre de sang. 20 Il est de fait écrit dans le livre des Psaumes : Que sa résidence devienne déserte et que personne ne l’habite et encore : Qu’un autre prenne sa charge... 25 pour prendre, dans le service de l’apostolat, la place que Judas a délaissée pour aller à la place qui est la sienne. »

        Matthieu et Luc dans les Actes des Apôtres nous présentent deux récits très différents de la mort de Judas. Certains biblistes ont essayé de défendre l’historicité de ces deux récits et de les harmoniser, en particulier la manière de mourir (par pendaison chez Matthieu, en tombant et en ayant les entrailles qui s’ouvrent dans les Actes). Chez les Pères de l’Église et certaines vielles traduction latines, on considérait que Judas n’était pas mort quand il s’est pendu, mais en se pendant son corps est tombé et s’est ouvert par le milieu. On aussi essayé d’harmoniser les différences dans l’achat du champ (par les grands prêtres chez Matthieu, par Judas lui-même dans les Actes). Ainsi, on a émis l’idée que Judas a acheté le champ en fournissant les fonds nécessaires, et ce sont les grands prêtres qui ont complété la transaction. Une telle harmonisation déforme la signification claire du récit des Actes, écrit par Luc alors qu’il ignorait totalement le récit de Matthieu.

        Il y a eu beaucoup de discussions autour de l’expression : prēnēs (la tête la première) genomenos (devenir) elakēsen (crever) mesos (milieu), que nous avons traduit par : étant étendu, il s’est ouvert par le milieu. Les discussions ce sont surtout centrées sur prēnēs : prostré, étendu, face contre terre, la tête la première. C’est ainsi que certains biblistes, sur la base que l’adjectif prēnēs évoque le verbe prēthein (enfler), ont traduit notre expression par : « étant devenu enflé », ce qui correspondrait à une observation médicale. Malheureusement, jamais dans la littérature médicale et non médicale prēnēs signifie : être enflé; et donc cet argument ne tient pas la route.

        Tous ces efforts d’harmonisation partent d’un principe étranger à la Bible, i.e. tout ce qui est raconté doit être historique, et donc s’il y a deux récits, on doit pouvoir les harmoniser. Nous avons déjà fait remarquer que l’auteur des Actes, Luc, ignorait le récit de Matthieu, et donc il est impossible de les harmoniser. Tout d’abord, pour comprendre le récit de Matthieu, il faut se tourner vers l’AT, en particulier 2 S 15 – 17 qui raconte l’histoire d’Ahitophel, le conseiller de confiance de David qui essaya de livrer son maître à Absalon et, après son échec, s’est suicidé par pendaison. De même le récit des Actes est influencé par deux psaumes (69, 26; 109, 8) en référence à la place laissée vacante par Judas et la nécessité de trouver un remplaçant. Le texte de Sg 4, 19 (« Ensuite ils deviendront un cadavre infâme, un perpétuel objet de honte parmi les morts ; il les précipitera, sans qu’ils puissent dire mot, la tête la première (prēnēs), il les ébranlera jusqu’en leurs fondements et ils resteront en friche jusqu’à la fin ; ils seront dans la douleur et leur souvenir périra ») a pu jouer un rôle. Enfin, de manière générale, des figures représentant l’adversaire de Dieu ont pu servir de modèle, comme Antiochus IV Épiphane, tel que raconté par 2 Maccabées 9, 5-10 qui écrit : « A peine avait-il achevé cette phrase qu’une douleur d’entrailles sans remède et une colique aiguë le saisirent ».

      2. Le récit de Papias

        Dans son 4e livre sur les Logiōn kyriakōn exēxēseis, écrit bien avant l’an 150, Papias décrit la mort de Judas. Malheureusement, ce livre n’existe plus, mais Apollinaire de Laodicée (310 – 390) en cite le passage pertinent. Sur Actes 1, Apollinaire, après avoir affirmé que Judas n’est pas mort par pendaison, mais est mort comme le décrit le texte des Actes, assure son lecteur que Papias raconte clairement ce qui s’est passé :

        Judas a vécu sa carrière dans ce monde comme un énorme exemple d'impiété. Il était tellement gonflé dans sa chair que là où un chariot pouvait passer facilement, il ne pouvait pas passer. En effet, même sa tête surdimensionnée ne pouvait pas le faire. Ses paupières étaient si gonflées, dit-on, qu'il ne voyait plus du tout la lumière ; ses yeux ne pouvaient même pas être détectés par un instrument d'opticien, tant ils s'étaient enfoncés sous la surface extérieure. Son organe privé était grossier et répugnant à voir, à un point qui dépasse la honte. De toutes les parties de son corps s'échappaient du pus et des vers, à sa grande honte, même lorsqu'il se soulageait. Après tant de tortures et de châtiments, sa vie, dit-on, s'est achevée sur son propre terrain [chōrion] ; et ce terrain, à cause de l'odeur, a été jusqu'à présent un désert et inhabité. En effet, jusqu'à ce jour, personne ne peut passer à cet endroit sans se tenir le nez avec les mains, tant l'écoulement de sa chair était massif et répandu sur la terre.

        Sur Matthieu 27, Apollinaire nous offre deux parties. Comme la deuxième partie est presqu’identique à ce que nous venons de citer concernant les Actes, intéressons-nous à la première partie, attribuée directement à Papias, et qui est beaucoup plus brève.

        Judas a vécu sa carrière dans ce monde comme un énorme exemple d'impiété. Il était tellement enflé dans sa chair qu'il ne pouvait pas passer là où un chariot pouvait facilement passer. Ayant été écrasé par un chariot, ses entrailles se sont déversées.

        Posons la question : le récit de Papias est-il indépendant du récit de Matthieu et des Actes? Par rapport à Matthieu, on ne perçoit aucun indice de dépendance. Par rapport au récit des Actes, on peut repérer certains parallèles entre Judas qui est prētheis (enflé) chez Papias, et prēnēs (être étendu) dans les Actes, ou dans l’utilisation du même mot chōrion (terrain); mais dans ce dernier cas, l’idée d’acquisition d’un terrain est absent de Papias, et le mot « propre » modifie « place » (topos) dans les Actes, et non pas chōrion comme chez Papias. On a suggéré aussi que Papias et les Actes ont été influencés par les psaumes (69, 26; 109, 8), ainsi que par Sg 4, 19. Malheureusement, ces parallèles sont vraiment ténus, aussi vaut-il mieux se contenter de dire que le récit de Papias a été influencé par les divers récits sur la mort d’hommes méchants dans le monde biblique et non biblique. Bref, le récit de Papias, même dans sa forme longue, est probablement indépendant des Actes et de Matthieu.

      3. Résumé

        Au 2e s. il existait trois ou quatre différents récits sur la façon dont est mort Judas : suicide par pendaison (Mt), un corps qui s’ouvre par le milieu et répand ses entrailles (Luc), un corps enflé et écrasé par un chariot dont les entrailles se déversent (forme courte de Papias), la souffrance d'une maladie répugnante qui affectait tous ses organes (forme longue de Papias). Est-ce que l’un de ces récits pourrait être historique? La forme longue de Papias est clairement légendaire. Le récit de Luc est obscurément brève et entend peut-être décrire quelque chose d’impossible, une indication que c’est l’œuvre de Satan dont il dit qu’il est entré en Judas (Lc 22, 3). L’accident dans la forme brève de Papias est possible, mais avec le gonflement du corps on tombe dans le mélodrame. Enfin, chez Matthieu le suicide par pendaison est possible, mais en même temps on doit tenir compte qu’il s’agit de l’exact parallèle de la mort d’Ahitophel.

        Aussi décevant que puisse apparaître la conclusion, il faut accepter que ces récits ne sont probablement pas historiques. Les chrétiens connaissaient la tradition d’une mort soudaine de Judas peu de temps après celle de Jésus, sans en connaître les détails. Cette mort soudaine a peut-être suscité l’idée d’une punition de Dieu, et cela a évoqué divers récits scripturaires d’autres morts considérés comme des punitions de Dieu. C’est donc cette mort violente et soudaine que les différents récits ont essayé d’interpréter.

  2. Le nom Iscarioth

    Pour distinguer Judas des autres Judas ou de Jude, le NT ajoute souvent l’appellation : Iscarioth. Considérons la signification du mot.

    1. Les façons d'écrire le nom

      La désignation de Judas avec le mot « Iscarioth » apparaît à 10 reprises (Mc = 2; Mt = 2; Lc = 2; Jn = 4). Il y a plusieurs façons d’écrire ce mot. Dans la liste suivante, il est toujours précédé par Ioudas :

      • Iskariōth, Mc 3, 19; 14, 10; Lc 6, 16
      • (ho) Iskariōtēs, Mt 10, 4; 26, 14; Jn 12, 4
      • ho kaloumenos Iskariōtēs, Lc 22, 3
      • Simōnos Iskariōtou, Jn 6, 71; 13, 26
      • Simōnos Iskariōtēs, Jn 13, 2
      • Skariōth, Codex Bezae et ver. Latine de Mc 3, 19
      • Skariōtēs, Codex Bezae et ver. Latine de Mt 10, 4; 26, 14
      • apo Karyōtou, Codex Bezae de Jn 12, 4
      • Simōnos apo Karyōtou, Codex Bezae de Jn 13, 2,26; Sinaïicus (texte original), Koridethi, et Famille 13 (minuscules) de Jn 6, 71
      • Simōnos Skariōth, Codex Bezae et vieille latines de Jn 6, 71

      Devant ces variations, trois questions peuvent être soulevées.

      1. Quelle forme est originelle? Iskariōth ou Iskariōtes? On pourrait penser que Iskariōth est plus près de l’hébreu, et Iskariōtes plus près du grec, comme la forme pour les rôles ou les professions, par exemple stratiōtēs (soldat). Mais on a des exemples où des mots grecs traduits en hébreu/araméen avaient les deux formes : -tys et –ōt

      2. Quelle importance donner aux recensions du Codex Bezae (Skariōth, apo Karyōtou)? Sont-elles un écho de l’hébreu ou une tentative du copiste d’interpréter le terme grec Iskariōth? Le fait qu’ils n’apparaissent qu’en Jean suggère ce dernier cas : le copiste aurait compris que Iskariōth contient une désignation géographique (homme de Kariōth). Mais les recensions Skariōth et Skariōtēs apparaissent comme une interprétation de copiste, mais le fait qu’on ait laissé tomber si facilement le préfixe « Is » milite contre l’idée que ce préfixe renvoie au mot « homme » en hébreu (ʾîš) et donc que nous serions devant une désignation géographique, i.e. homme de Kariōth.

      3. Est-ce que la recension Simōnos Iskariōtou qu’on trouve en Jean entend indiquer que Simon, le père de Judas, s’appelait « Iscarioth »? Certains biblistes répondent par l’affirmative, jugeant qu’Iscarioth était un nom de famille, indiquant le lieu d’origine de la personne. Dans ce cas le nom ne nous dit rien concernant la carrière de Judas. Mais d’autres biblistes ont fait remarquer que dans le monde sémitique un attribut du nom dans une suite d’attributs pouvait se placer à la fin, et que dans l’expression « Judas, fils de Simon, l’Iscarioth », Iscarioth pourrait se référer à Judas. Cela confirmerait l’impression que c’est Judas dont on se souvient comme Iscarioth.

      Que conclure? Ces variations ne nous aident pas à répondre à la question de la signification originelle du mot. Alors que le nom du père de Judas était probablement Simon, le fils était connu sous le nom d’Iscarioth. Les recensions avec la préposition apo (venant de) sont des interprétations de copistes pensant que Judas était originaire d’Iscarioth. Il n’y pas de différence entre Iskariōth et Iskariōtēs. Enfin, comme le mot Iscarioth est associé à Judas dès le choix des Douze par Jésus, on peut penser qu’il s’agit d’un sobriquet qui lui a été attribué dès qu’il fut disciple.

    2. Diverses explications

      1. Explications mineures.

        Commençons avec les explications qui ont peu de défenseurs et sont peu plausibles.

        • Le mot proviendrait de la racine skr/sgr (arrêter), à la source du mot 'askĕra’, le pendu
        • Le mot proviendra de la racine śkr (embaucher, payer) et serait lié aux trente pièces d’argent
        • Le mot serait un écho de scortea, un tablier de cuir qu’un messager portait sur ses vêtements : Judas avait peut-être une bourse de cuir cousue sur ses vêtements
        • « Iscariot » proviendrai de l’expression 'isqā’ rēût, « celui qui fait des affaires à partir de l’amitié », du fait que Judas a livré Jésus à cause de l’argent.
        • Pour plusieurs, « Iscariot » est dérivé d’un nom propre : Issachar, ou Jéricho, ou Sychar en Samarie, ou Kartah en Zabulon

      2. L’homme de Kerioth.

        L’explication la plus populaire est que « Iscarioth » serait la translittération de l’hébreu : ʾîš Qĕrîyôt, suggérant que Judas était originaire de Kerioth. C’est une idée ancienne, puisque le Codex Bezae (5e s.) nous offre la recension : apo Karyōtou (de Kerioth). Mais il y a de sérieuses objections à cette hypothèse :

        1. Pourquoi ʾîš a-t-il été translittéré et non traduit par « homme » ou comme pronom relatif, à l’exemple de Jn 21, 21 : « Philippe qui était de Bethsaïda de Galilée »?

        2. Existe-t-il une ville appelée Kerioth en Judée ou en Galilée? En Jos 15, 25 on trouve qĕriyyôt ḥeṣrôn que la Septante a traduit par : hoi poleis Aserōn (les villes d’Hezron); donc qĕriyyôt ne renvoie pas ici à une ville qui s’appellerait Kerioth, mais est plutôt le pluriel du mot féminin : ville (qiryâ). Qĕriyyôt est également mentionné en Amos 2, 2 (la Septante l’a aussi traduit par « ville ») et Jérémie 48, 24.41 où la Septante l’a traduit par Keriōth, mais ici nous sommes en Transjordanie, un lieu peu probable pour Judas. De plus, peut-on assumer que des villes mentionnées il y a plus de 600 ans et même 1 200 ans existaient encore à l’époque de Jésus?

        3. On peut douter de manière raisonnable que « Iscarioth » provienne du préfixe «ʾîš » plus un nom de ville, car la façon normale de procéder en hébreux est de faire du nom de la ville un adjectif, i.e. ʾîš Qĕrîyôtî, ou d’utiliser l’expression « un certain homme de » (ʾîš ḥad min Qĕrîyôt).

      3. Sicaire.

        Le terme grec sikarios apparaît en Ac 21, 38 et fait référence à sikarion, la traduction grecque du latin sica (poignard). L’historien juif Josèphe présente les « sicaires » comme des révolutionnaires fanatiques qui procédaient à des assassinats ciblés. Certains biblistes ont donc pensé que le terme « Iscarioth » proviendrait de « sicaire », d’autant plus qu’on trouve la forme Skariōth et Skariōtēs dans le Codex Bezae. De plus, certains pensent que Judas Iscarioth serait le même que Judas le Kananitēs (une variante Sahidique de Jean 14, 22) et Judas le Zēlōtēs (contaminé par Simon le Zēlōtēs de Lc 6, 15 et Ac 1, 13); d’ailleurs, la racine araméenne qn’ (être zélé) aurait donné le terme Kananitēs. Aussi, tout cela expliquerait l’impatience de Judas de voir arriver le règne de Dieu perçu de manière politique et l’aurait amené à agir comme il a agi. Malheureusement, il y a des objections sérieuses :

        1. Sur le plan étymologique, faut-il assumer qu’il y a eu inversion des deux premières lettres, si bien que sika- serait devenu iska-? Mais pourquoi, puisque sika se prononce sans difficulté.

        2. Rien dans ce qu’on sait de la carrière de Judas ne laisse entrevoir un révolutionnaire dans le monde politique

        3. Et surtout, le données offertes par l’historien juif Josèphe placent le début du mouvement des sicaires deux à trois décennies après la mort de Judas.

      4. Celui qui le livre.

        La racine sémitique sgr/skr à la forme intensive (pi’el, hip’il) signifie : livrer, se rendre (traduit dans la Septante par paradidonai, le verbe utilisé dans le NT pour exprimer le geste de Judas). Certains biblistes y ont vu l’origine du mot « Iscarioth », d’autant plus qu’on a ce passage en Is 19, 4 : « Je livrerai (sikkartî) les Égyptiens au pouvoir de maîtres rudes ». Malheureusement, on peut soulever plusieurs objections. Tout d’abord, la racine sgr est beaucoup plus commune que skr, et dans ce cas on voit mal comment le « g » dans sgr serait devenu en grec un « k » pour donner Iskariōth. De plus, il faudrait assumer qu’aucun auteur du NT n’a reconnu le fait que le nom Iskariōth signifiait « celui qui le livre ». Aussi, si pendant la période de 30 ans où ont été rédigés les évangiles on ne savait pas que « Iscarioth » signifiait « celui qui livre », il y a de bonnes chances que ce nom à l’origine ne signifiait pas cela.

      5. L’imposteur.

        Des biblistes ont proposé que « Iscarioth » proviendrait de l’hébreu ʾîš šĕqārîm (homme de mensonges), à partir de la racine šqr (tromper). Mais la Peshitta n’a pas reconnu cette racine quand elle a traduit en syriaque Iskariōt. De plus, comment « Iscarioth » aurait-il pu être le sobriquet de Judas dès le début si ce n’est qu’à la fin qu’il s’est révélé un imposteur? Et même, aucun passage du NT ne le considère comme un menteur ou un imposteur.

      6. Celui qui est roux.

        La racine sqr est associée au fait d’avoir une couleur brune ou un teint rougeâtre. Aussi, certains biblistes ont cru que « Iscarioth » proviendrait de la forme araméenne saqray, sĕqārā’, et ’isqārā’. Des jetons trouvés à Palmyre portent des noms personnels suivis par ’sqr’ ou ’šqr’. Au 9e siècle on trouve une description de Judas comme quelqu’un qui a les cheveux roux. En Ac 13, 1, on mentionne un « Syméon appelé Niger », i.e. Syméon le Noir, et donc un nom avec un attribut de couleur n’est pas impossible. Mais même en admettant cette hypothèse, le fait que Judas aurait eu les cheveux roux ou aurait eu un teint rougeâtre ne nous apprendrait que peu de choses.

      Que conclure? Il est fort plausible que le terme « Iscarioth » était déjà inintelligible pour les auteurs des évangiles. Depuis ce temps, nous n’avons fait que peu de progrès, et il est fort peu probable que de nouvelles hypothèses nous éclairent vraiment.