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Sommaire
Chez Luc nous avons une scène de transition entre la comparution de Jésus devant Hérode et son retour devant Pilate, vêtu dun vêtement splendide, probablement blanc, symbole de son innocence; Pilate propose donc de le relâcher après les mesures disciplinaires du fouet. Chez Jean, la transition se fait entre lintérieur du palais et lextérieur où se trouvent les Juifs, et Jean puise à la même source que Luc pour rappeler linnocence de Jésus.
Marc, Matthieu et Jean font maintenant allusion à une coutume de relâcher un prisonnier à loccasion de la Pâque. Lexistence dun tel événement pose problème. Si lexistence de Barabbas nest pas contesté, un bandit qui aurait participé à une émeute à Jérusalem, et dont le nom est un patronyme qui signifie : fils de Abba, il nen est pas de même de la coutume. Linitiative de demander la grâce de quelquun vient de la foule chez Marc (v. 8), des autorités juives et du peuple chez Luc (v. 18), et de Pilate lui-même chez Jean. Les recherches sur des parallèles gréco-romains ou juifs où pourrait exister une coutume de relâcher un prisonnier à loccasion dune fête demeure vaines et nous forcent à conclure quelle est probablement la création du narrateur dun récit ancien qui a rapproché les figures antithétiques de Jésus et Barabbas, lun un innocent qui est crucifié, lautre un émeutier qui est relâché.
Chez Matthieu, nous avons de plus cette révélation de linnocence de Jésus en songe à la femme de Pilate Un tel récit proviendrait du même réseau des récits populaires où Dieu emprunte des moyens extraordinaires pour se révéler aux Gentils, qui nont pas les Écritures. Ici, le récit sert dinclusion avec les récits de lenfance.
- Traduction
- Commentaire
- Les préfaces de transition (Luc 23, 13-16; Jean 18, 38b)
- Luc 23, 13-16
- Jean 18, 38b
- La coutume de relâcher un prisonnier à la fête (Marc 15, 6; Matthieu 27, 15; Jean 18, 38a)
- Lidentité de Barabbas (Marc 15, 7; Matthieu 27, 16; Luc 23, 19; Jean 18, 40b)
- Loffre de Pilate de le relâcher (Marc 15, 8-10; Matthieu 27, 17-18; Jean 18, 39b)
- Le message de la femme de Pilate (Matthieu 27, 19)
- Le choix en faveur de Barabbas (Marc 5, 11; Matthieu 27, 20-21; Luc 23, 18 [Actes 3, 14]; Jean 18, 40a)
- Analyse
- Composition de la scène
- Lhistoricité de Barabbas
- Lhistoricité de relâcher des prisonniers à la Pâque
- Traduction
Les passages chez Matthieu, Luc ou Jean qui sont parallèles à Marc sont soulignés. Ce qui est propre à Matthieu et Luc est en couleur bleue. En rouge ce qui est propre à Jean et à un autre évangéliste.
Marc 15 | Matthieu 27 | Luc 23 | Jean 18 | Actes 3 |
| | 4 Pilate dit aux grands prêtres et aux foules : « Je ne trouve aucun motif (de condamnation) en cet homme. » | 38b Et ayant dit cela, il sortit de nouveau vers les Juifs et leur dit : « Je ne trouve aucun motif (de condamnation) en lui. » | |
| | 13 Puis, Pilate, ayant convoqué les grands prêtres et les chefs et le peuple 14 leur dit : « Vous mavez présenté cet homme fourvoyant le peuple, et voici, moi, ayant enquêté devant vous, je nai trouvé en cet homme aucun motif (de condamnation) (pour ce) dont vous laccusez; 15 mais Hérode non plus, car il nous la renvoyé. Et voici, rien de digne de mort na été fait par lui. 16 Layant donc châtié, je le relâcherai. » | | |
6 Puis, à chaque fête il leur relâchait un prisonnier, celui quils réclamaient. | 15 Puis, à chaque fête, le gouverneur avait coutume de relâcher à la foule un prisonnier, celui quils voulaient | 17 [Puis, il avait obligation à chaque fête, de leur relâcher (quelqu)un.] | 39a « Cest pour vous une coutume que je vous relâche (quelqu)un pendant la Pâque. | |
7 Puis, le dénommé Barabbas était enchaîné avec les émeutiers qui avaient commis un meurtre dans lémeute. | 16 Puis, ils avaient alors un prisonnier fameux, dénommé Jésus Barabbas. | | | |
8 Et la foule, étant montée, commença à demander selon (ce) quil faisait pour eux. | | | | |
9 Puis, Pilate leur répondit en disant : « Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs? » | 17 Eux étant donc rassemblés, Pilate leur dit : « Qui voulez-vous que je vous relâche : Jésus Barabbas ou Jésus, qui (est) dit Messie? » | | 39b Décidez-vous donc que je vous relâche le roi des Juifs? » | |
10 Car il connaissait que (cétait) par envie/zèle (que) les grands prêtres lavaient livré. | 18 Car il savait que (cétait) par envie/zèle (qu)ils le livrèrent. | | | |
| 19 Puis, tandis quil siégeait au tribunal, sa femme lui envoya dire : « (Quil ny ait) rien entre toi et ce juste; car aujourdhui jai beaucoup souffert dans un songe à cause de lui. » | | | |
11 Puis, les grands prêtres excitèrent la foule pour quil leur relâche plutôt Barabbas. | 20 Puis, les grands prêtres et les anciens persuadèrent les foules pour quelles demandent Barabbas mais quelles perdent Jésus. | 18 Puis, ils sécrièrent tous ensemble, disant : « Prends cet (homme)! Puis, relâche-nous Barabbas. » | 40a Ils crièrent de nouveau, disant : « Pas cet (homme), mais Barabbas. » | 14a Puis, vous, vous avez renié le saint et le juste; vous avez réclamé quon vous donne par faveur |
| | 19 Celui-ci avait été jeté en prison pour une émeute survenue dans la ville et (pour) meurtre. | 40b Puis, Barabbas était un brigand. | 14b un homme, un assassin |
12 Pilate, de nouveau, répondant, leur disait : « Que ferai-je donc (de celui) que vous dites le roi des Juif? » | 21 Répondant, le gouverneur leur dit : « Qui voulez-vous des deux que je vous relâche? » Ils dirent : « Barabbas. » | 20 De nouveau, Pilate leur adressa la parole, voulant relâcher Jésus. | | |
13 Puis, eux, crièrent de nouveau : « Quon lait crucifié! » | | 21 Puis, eux, clamaient disant : « Quon le crucifie! Quon le crucifie » | | |
- Commentaire
Cet épisode autour de Barabbas est minimal chez Marc. Matthieu introduit deux scènes, celle du rêve de la femme de Pilate sur linnocence de Jésus et la question de Pilate sur le choix entre Jésus et Barabbas. Chez Luc, on a une scène de transition après linterrogatoire devant Hérode où Pilate affirme quil ne trouve rien de coupable chez Jésus, une transition qui joue le même rôle que le rêve de la femme de Pilate. Jean, pour sa part, nous offre le récit le plus court où Pilate ne trouve aucun motif contre Jésus et où Barabbas nest mentionné quà la fin, mais avec une grande force dramatique.
- Les préfaces de transition (Luc 23, 13-16; Jean 18, 38b)
- Luc 23, 13-16
Jésus revient de chez Hérode revêtu dun vêtement splendide. Cest à ce moment que Pilate convoque les grands prêtres, les chefs et le peuple. Le verbe « convoquer » (sygkalein) na pas en soi une fonction judiciaire. Parmi ceux qui sont convoqués, il y a les chefs (archontes). Chez Luc, ces chefs désignent en totalité ou en partie les grands prêtres, les chefs du temple, les anciens et les scribes, bref tout le Sanhédrin. Mais y trouve aussi « le peuple ». Cela surprend, car à plusieurs reprises Luc nous a présenté le peuple comme favorable à Jésus, le protégeant face aux autorités (19, 47-48; 20, 6.19.45; 21, 38; 22, 2), et alors quil sera en croix, nexprimant aucune hostilité. Quest-ce à dire? Luc nest pas toujours cohérent. Ailleurs, il nhésitera pas à présenter le peuple, les foules, et les multitudes, tous des termes équivalents chez lui, comme hostiles à Jésus (Actes 2, 22-23; 3, 12-15; 10, 39; 13, 27-28).
Au v. 14 nous retrouvons un vocabulaire tout à fait lucanien : « leur dit » (litt. « il dit vers eux », eipen pros), « et voici » (kai idou), « devant vous » (enōpion), « fourvoyant » (apostrephein), un synonyme de « tromper » (23, 2 : diastrephein) et de « soulever » (23, 5 : anaseiein), « ayant enquêté » (anakrinein) utilisé dans les procès de Paul dans les Actes des Apôtres. Le fait que Pilate répète laccusation contre Jésus, et mentionne avoir fait une enquête, tout cela donne une certaine solennité à son verdict dinnocence.
Au v. 15, Pilate rappelle quHérode est arrivé à la même conclusion (« mais Hérode non plus »). Les biblistes ont beaucoup discuté du sens du renvoi de Jésus à Pilate par Hérode, certains y voyant une demande denquête plus approfondie. Cest oublier le sens du vêtement splendide dont Hérode a revêtu Jésus : un vêtement probablement blanc, symbole dinnocence. Ils ont aussi discuté du sens de « nous » dans : il nous la renvoyé. Ce « nous » nest pas un pluriel royal, mais désigne Pilate et les accusateurs juifs. Le v. 15 se termine avec la réitération de linnocence de Jésus par Pilate, une affirmation centrale pour Luc. La scène se termine avec une proposition de compromis, celle dune mesure disciplinaire avec un fouet (à ne pas confondre avec la flagellation); Luc, selon son habitude, atténue beaucoup la dureté des scènes de Marc.
- Jean 18, 38b
La scène est très courte chez Jean. Pilate évite linterpellation de Jésus sur la vérité en retournant vers les Juifs (la nation et les chefs des prêtres) qui sont déjà rassemblés, sans avoir été convoqués. Il apparaît comme un intermédiaire, mais un intermédiaire qui nest pas disposé à écouter Jésus sur la vérité, ni les Juifs pour satisfaire à leur demande. Son affirmation sur linnocence de Jésus est similaire à celle quon trouve chez Luc : les deux évangélistes puisent de manière indépendante à une source qui revient trois fois dans le récit de la passion.
- La coutume de relâcher un prisonnier à la fête (Marc 15, 6; Matthieu 27, 15; Jean 18, 38a)
Si cest Pilate qui convoque les grands prêtres et les chefs et le peuple chez Luc, chez Jean les Juifs sont déjà rassemblés, chez Matthieu ils se sont rassemblés (synagein) comme dans une démarche officielle, et chez Marc la foule « monte » (15, 8), comme lorsquon monte à Jérusalem, peut-être une référence au lieu du prétoire sur la colline ouest, devant le palais royal. Cest dans ce cadre que Marc, de manière explicite, Matthieu, de manière implicite, mentionne la coutume de relâcher un prisonnier lors dune fête. Jean le mentionne également. Quant à Luc, cest en 23, 17 quil le fait, mais une majorité de biblistes rejettent ce verset comme étant une insertion dun copiste, car il est absent des meilleures versions comme le papyrus 75 et les codici Vaticanus, Alexandrinus et Sahidique.
Examinons cette coutume. On note des points daccord et de désaccord.
- Alors que Marc/Matthieu (et Luc) parlent dune fête, sans la spécifier, Jean précise quil sagit de la Pâque. Cependant, la dernière fois que les trois évangélistes ont utilisé le mot fête (Mc 14 1-2; Mt 26, 2.5; Lc 22, 1), il sagissait de la Pâque. Aussi, il faut conclure quon fait référence à la fête par excellence, la Pâque.
- Marc écrit : « il leur relâchait », un imparfait qui exprime une habitude, Matthieu a plutôt : « avait coutume de relâcher », tandis que Jean utilise le nom « une coutume »; chez Luc, on aurait un certain durcissement avec : « il avait obligation ».
- Marc (et Luc) présente cette coutume comme provenant de Pilate, et Matthieu provenant du gouverneur (qui est en fait Pilate). Par contre, Jean en fait une coutume des Juifs.
- On sentend sur le contenu de cette coutume : relâcher une personne ou un prisonnier.
- Chez Marc et Matthieu, cest la foule, constituée par la population de Jérusalem qui choisit le prisonnier, sous la pression des grands prêtres. Chez Jean, les grands prêtres font partie du groupe qui choisit.
Bref, on sentend sur tous les points de cette coutume, sauf sur la source de cette coutume (Pilate ou une coutume juive).
- Lidentité de Barabbas (Marc 15, 7; Matthieu 27, 16; Luc 23, 19; Jean 18, 40b)
Les quatre évangiles sentendent pour dire que les Romains avaient en détention provisoire un prisonnier appelé Barabbas. Par contre, les avis divergent sur les raisons de son arrestation. Jean parle simplement dun brigand ou bandit (lētēs). Les autres évangiles nutilisent pas ce terme pour Barabbas, mais pour ceux qui seront crucifiés avec Jésus. Par contre, Marc, en parlant démeutiers emprisonnés avec lui, semble nous préparer à la scène de crucifixion où ils seront associés à Jésus. Et Marc (7) et Luc (19) nous parlent dune émeute (statis), et selon Luc, qui aurait eu lieu à Jérusalem. Encore une fois, selon ces deux évangélistes, un meurtre aurait été commis.
Le propos de Marc est de mettre en contraste la crucifixion dun innocent et un homme coupable démeute. De même, pour Luc, Barabbas est coupable démeute et de meurtre (voir aussi Actes 3, 14 où il le décrit comme un assassin). Si Matthieu ne fait aucune référence à lémeute, cest sans doute dû au fait que, écrivant après la révolte juive de lan 70, il veut éviter que Jésus soit associé avec une insurrection politique.
On peut se demander : pourquoi avoir retenu le nom de lémeutier Barabbas, et non le nom de ceux qui seront mis en croix avec Jésus? Une réponse possible est le fait que Barabbas aurait été le plus notable de ces fauteurs de troubles. Notons que Barabbas (Bar = fils en araméen, donc fils de Abba) est un patronyme, i.e. le nom du père utilisé pour faire une distinction par rapport à tous ceux qui portent le même nom. Le patronyme est parfois utilisé seul pour nommer quelquun, par exemple Bartimée (fils de Timée) en Mc 10, 46. Ou, on peut combiner le nom propre avec le patronyme : Simon Barjona (Simon, fils de Jonas) en Mt 16, 17. Quel est alors le nom propre de Barabbas? Selon Matthieu (16-17), cest Jésus. Les biblistes on beaucoup débattu de lauthenticité de cette version de Matthieu, mais tout compte fait, il faut laccepter : dune part, on comprendrait mal un scribe donnant à Barabbas le nom propre de Jésus, et dautre part, on peut comprendre certains copistes davoir omis ce nom après lintervention dOrigène (début 3e s.) trouvant inacceptable que ce meurtrier ait le même nom que le sauveur du monde.
À quoi donc renvoie le patronyme Barabbas? Il pourrait renvoyer à Bar-Rabban, dans la mesure où on accepte le double « rr » comme dans certains manuscrits. Rabban est un titre honorifique attribué à un enseignant éminent ou au chef du Sanhédrin, un titre construit à partir du mot « rabbi ». Mais on ne peut retenir cette interprétation, car, dune part, on na pas de preuve que ce titre était en usage au 1ier siècle, et dautre part, les meilleurs manuscrits nont quun seul « r » dans le nom. Aussi, linterprétation la plus probable est que Barabbas signifie : fils de Abba. Dans la section Gemara du Talmud (autour de lan 200 à 400), on trouve de nombreuses personnes portant le nom Barabbas, et en particulier Rabbi Hiyya bar Abba, une figure de la période Tannaïtique, avant lan 200. De même, on a trouvé ce nom dans une sépulture datée davant lan 70 à Giv‛at ha-Mivtar.
- Loffre de Pilate de le relâcher (Marc 15, 8-10; Matthieu 27, 17-18; Jean 18, 39b)
Linitiative de demander la grâce de quelquun vient de la foule chez Marc (v. 8), des autorités juives et du peuple chez Luc (v. 18), et de Pilate lui-même chez Jean, alors quil se cherche une porte de sortie. Marc ne nous dit pas si la foule avait un candidat en tête en montant à Jérusalem pour exprimer leur demande, mais il reste que sa phrase est un peu bizarre, littéralement : « demander selon quil faisait pour eux »; on doit mentalement traduire : demander de faire ce quil avait lhabitude de faire pour eux. La phrase de Matthieu (v. 17) où Pilate demande de choisir entre Jésus et Barabbas est moins bizarre, mais son « il leur dit », pose un problème grammatical, car il ne renvoie pas ce qui précède (les Romains), mais au v. 15 (la foule). Mais à la fois chez Marc et Matthieu, la foule ne semble pas avoir fait son idée davance sur la personne à relâcher, et donc doit être persuadée par les chefs des prêtres.
Chez Marc et Jean, Pilate fait référence à Jésus comme « Roi des Juifs ». On ne peut assumer que Pilate connaissait bien Jésus, et chez Jean ce dernier a affirmé que son royaume nétait pas politique. Mais Pilate se contente de reprendre laccusation des Juifs et lobjet du procès. Matthieu est différent puisque cest le titre de « Messie » (christos) qui est mis de lavant, un titre qui na pas été utilisé dans le procès romain, mais plutôt dans le procès juif. Pour Matthieu, derrière le procès politique, cest un procès religieux.
Marc 15, 10 et Mt 27, 18 nous font entrer dans lesprit de Pilate, le premier en écrivant quil « connaissait » (ginōskein) que cétait par envie quon avait livré Jésus, le deuxième en écrivant quil le « savait » (ēdein). Mais les évangélistes ne nous disent pas comment Pilate connaissait ou savait cela. Chez Marc, le fait que lenvie est laffaire des grands prêtres, donne limpression que Pilate espère que la foule, de son côté, démontrera plus dhonnêteté. Mais cétait sans compter sur leur pouvoir dinfluence.
Quest-ce donc que cette envie (phthonos). phthonos couvre un large spectre daversions violentes face au bien, même jusquau point de commettre un homicide (Sagesse 2, 24 : « Cest par lenvie du diable que la mort est entrée dans le monde: ils en font lexpérience, ceux qui lui appartiennent »). Notons que dans la Bible les mots envie et zèle sont très proches, et que le mot grec pour zèle (zēlos), se traduit parfois par jalousie : « Ils confient chaque année à un seul homme le pouvoir et la domination sur tout leur empire: tous obéissent à ce seul homme sans quil y ait denvie (phthonos) ou de jalousie (zēlos) parmi eux » (1 Macchabées 8, 16). Cest le zèle pour la Loi qui a fait de Paul un persécuteur de chrétiens (Ph 3, 6). Dans notre scène avec les grands prêtres, cest probablement les deux facettes de phthonos qui sont en jeu : ils étaient envieux de lemprise de Jésus sur les foules et zélés pour cette Loi qui était ébranlée par les menaces de Jésus sur le temple et son blasphème. Et si Marc met de lavant limpact de phthonos sur Jésus, il lance probablement un message à sa communauté chrétienne qui semble aussi menacée par le phthonos, si on en croit les lettres de Paul, décrivant les conflits internes mus par des compréhensions différentes de lÉvangile (voir Ph 1, 15; 1 Tm 6, 4; Tt 3,3).
- Le message de la femme de Pilate (Matthieu 27, 19)
Au motif de lenvie, Matthieu en ajoute un autre pour motiver la libération de Jésus : un message de la femme de Pilate sur linnocence de Jésus. Ce verset porte la marque du vocabulaire matthéen : « étant assis/siégeant » (kathēmenou), « juste » (dikaios), « aujourdhui » (sēmeron), utilisé 8 fois chez Mt, contre 1 chez Mc, « dans un songe » qui napparaît que chez Mt.
Matthieu nous introduit dans un cadre dramatique avec la mention que Pilate siège « au tribunal » (bēma), sur le point de rendre une sentence de vie ou de mort. Tout cela a déclenché limagination des lecteurs qui sest exprimée de multiples façons.
- Qui était cette femme? Les pères de lÉglise et les écrits apocryphes chrétiens lont identifié à Claudia Procla, une femme noble et sainte. Pour Origène (début 3e s.), cette scène présente le début de sa conversion. Elle a fini par apparaître dans la liste des saints dans certaines églises orthodoxes.
- Est-il possible que la femme de Pilate soit venue avec lui à Jérusalem? Au temps dAuguste (né en -63, mort en lan 14), selon Suétone, il nétait pas possible aux gouverneurs damener leur femme à leur poste dassignation. Mais, selon Tacite, lempereur Tibère (né en -42, mort en lan 37) a changé les choses, en particulier en permettant à son fils adoptif, Germanicus, damener sa femme Agrippina en Allemagne et dans les provinces de lest.
- Incarne-t-elle un symbolisme de lAncien Testament? Pour Augustin, en essayant de convaincre son mari de prendre une décision conduisant à la vie, elle est lantithèse dÈve qui a incité Adam à prendre une décision conduisant à la mort (De tempore, Sermo 150).
- Comment a-t-elle pu prendre connaissance de lexistence de Jésus pour pouvoir rêver à son sujet? Après presque trois ans de ministère, la réputation de Jésus laurait-elle rejointe? Pilate aurait-il eu le temps de lui en parler?
- Comment a-t-elle su que Jésus était un juste?
Toutes ces questions et les réponses quon a essayé de leur donner sont pour la plupart loin de la façon de penser de Matthieu. Ici, laccent est sur linnocence de Jésus qui sest développée dans le symbolisme et limaginaire des milieux populaires à travers des épisodes spécifique à Matthieu, comme celui de Judas et du sang innocent, ou celui du lavement des mains de Pilate. Il faut se rappeler que Matthieu nous a habitués au rôle des songes dans la révélation divine (voir les rêves de Joseph dans les récits de lenfance, et la révélation aux mages à travers létoile). Cette révélation à la femme de Pilate provient du même réseau des récits populaires où Dieu emprunte des moyens extraordinaires pour se révéler aux Gentils, qui nont pas les Écritures. Nous avons ici une forme dinclusion avec les récits de lenfance.
Mais pourquoi Dieu se révèlerait-il à la femme de Pilate et non pas à Pilate lui-même? Tout comme le récit des mages pouvaient apparaître normal dans le contexte du récit biblique du mage Balaam (Nb 22-24) et dans celui de la visite du roi arménien Tiridates à lépoque de Néron, de même le fait que des femmes romaines nobles aient été favorables au Judaïsme à lépoque de Néron (voir Josèphe, La Guerre juive, 2.20.2, #560) offre un contexte qui donne une certaine plausibilité à lattitude de la femme de Pilate. Et il y avait chez les Gentils une certaine ouverture au message évangile, surtout chez les femmes, que Matthieu se plaît à reconnaître.
Quel a été limpact de lintervention de la femme de Pilate? Cest probablement son geste du lavement des mains se dissociant du sang innocent (27, 24-25). Dans la même veine, sa souffrance lors du songe viendrait du fait quelle partage langoisse provenant du sang innocent versé.
- Le choix en faveur de Barabbas (Marc 5, 11; Matthieu 27, 20-21; Luc 23, 18 [Actes 3, 14]; Jean 18, 40a)
Commençons avec Actes 3, 14. Selon Luc, Pilate avait décidé de relâcher Jésus, mais les hommes dIsraël ont plutôt préféré réclamer quon leur donne la faveur dun assassin. Si on associe ce passage à Luc, on obtient deux grandes approches dans la décision pour ou contre Jésus, celle de Luc/Jean, celle de Marc/Matthieu.
- Lapproche de Luc/Jean
Les grands prêtres font partie du peuple ou du groupe des Juifs qui exprime son choix sans avoir besoin dêtre persuadé. Lantagonisme contre Jésus est virulent, particulièrement en Lc 23, 18 qui utilise ladverbe rare pamplēthei (tous ensemble) pour exprimer lunanimité. Et la foule qui sécrie (anakrazein) rappelle le cri des possédés du démon (4, 33; 8, 28). Enfin, lutilisation de limpératif « Prends cet (homme)! », accentue le choix de la foule qui force Pilate à revoir sa stratégie de relâcher Jésus; on veut nimporte qui, sauf Jésus.
Chez Jn 18, 40, lexpression « Ils crièrent de nouveau » nimplique pas que les Juifs crient pour une deuxième fois, mais quils répondent à la proposition de Pilate de relâcher Jésus. Tout comme chez Luc, on rejette dabord la proposition de relâcher Jésus, et ce nest quaprès coup que Barabbas est choisi. Cest donc un bandit, un homme violent, quon choisit plutôt que le roi des Juifs.
- Lapproche de Marc/Matthieu
La foule ne devient hostile quaprès avoir été excité par les grands prêtres. Marc ne dit pas explicitement quelle a demandé que Barabbas soit relâché, mais il faut lassumer (« les grands prêtres excitèrent la foule pour quil leur relâche plutôt Barabbas », v. 11). Matthieu ajoute les anciens aux grands prêtres et accentue leur manipulation (« persuadèrent les foules », v. 20). Et il va encore plus loin que Marc : non seulement on demande que Barabbas soit relâché, mais en plus que Jésus soit éliminé (v. 20).
Il reste un point remarquable chez les quatre évangélistes : aucun ne fournit une explication pourquoi la population a opté pour Barabbas, une figure loin dêtre désirable, et pourquoi pas une seule voix ne sest levée en faveur de Jésus. Pilate ne pouvait que céder devant une opposition si massive à Jésus.
- Analyse
- Composition de la scène
Matthieu dépend de Marc, quil complète avec des éléments de la tradition populaire sur le nom personnel (Jésus) de Barabbas et le rêve de la femme de Pilate. Luc 23, 13-16 est une composition lucanienne, où il reprend une tradition sur linnocence de Jésus que connaît également Jean, quil combine avec une scène de transition après le procès dHérode. Pour le reste, il suit Marc, quil modifie en 23, 18-19. Jean connaît la source sur linnocence de Jésus utilisée par Luc, et sa très brève scène autour de Barabbas ressemble à celle de Marc, mais il sappuie probablement sur une source indépendante, comme on la vu pour lensemble du récit de la passion. Bref la séquence sur Barabbas et le privilège de relâcher un prisonnier relèverait dune tradition préévangélique.
Certains biblistes ont prétendu pouvoir reconstituer la source prémarcienne à partir du récit de Marc, en particulier en isolant la séquence Barabbas par rapport au récit de la passion. Tout cela est pure conjecture, et introduit souvent plus de problèmes quil nen résout. Et la version de Jean confirme que la tradition préévangélique contenait la séquence de Barabbas. Ce qui est clair, Marc a écrit lintroduction que constitue 15, 6-7, une sorte de préface à la scène du choix entre Jésus et Barabbas. Quant au reste, sa réécriture de la tradition est telle que celle-ci devient indétectable.
- Lhistoricité de Barabbas
Au point de départ, une remarque simpose : si Jésus est à peine mentionné dans un tout petit paragraphe chez lhistorien juif Josèphe, on peut comprendre quune petite émeute locale napparaisse dans aucune chronique historique.
Posons donc la question : Barabbas a-t-il existé? La question est compliqué par le fait que son nom personnel aurait été Jésus, le même que le Nazaréen. On imagine la perplexité de Pilate confronté à deux Jésus. Alors certains biblistes ont imaginé que Pilate sattendait à libérer le Nazaréen, pour ensuite vivre la surprise quon réclame lautre, Barabbas. Dautres biblistes ont bâti un scénario à partir du nom Bar-Abbas, fils du père. Les deux Jésus désigneraient la même personne, lun appelé : roi des Juifs, lautre fils du Père, les deux faces de son identité. Pilate aurait relâché laccusation religieuse (fils du Père), pour ne garder que laccusation politique (roi des Juifs).
Un tel scénario ne tient pas la route. Tout dabord, étant donné que la séquence sur Barabbas appartient à une tradition préévangélique, il faut assumer quon aurait donné à Jésus le nom de « fils du Père » au plus tard en lan 60. De plus, nulle part dans le récit de la passion on ne mentionne laccusation autour du « fils du Père ». Et dans les traditions évangéliques les plus anciennes, Jésus ne parle pas souvent de Dieu comme de son Père, ou de lui-même comme « le fils » et « le fils de Dieu », et jamais comme « fils du Père ». Aussi, il est fort peu probable que vers lan 30 « Barabbas » soit devenu un titre de Jésus. Sil en avait été ainsi, cela aurait donné un argument aux Juifs pour léliminer. Et chez Luc, la foule est la plupart du temps sympathique à Jésus, et pourtant lévangéliste nen dépeint pas moins Barabbas comme une personne différente, un meurtrier.
Dautres biblistes ont tenté didentifier Barabbas à un personnage dAlexandrie, en Égypte, dont parle Josèphe (Flaccus, 6, #36-39), appelé Karabas, un lunatique quon avait déguisé en roi pour sen moquer, à loccasion de la visite indésirable du roi juif Hérode Agrippa I, vers lan 38. Lobjection à ce scénario est simple : dans la séquence de Barabbas il ny a aucune séance de moquerie, et il est peu probable quun événement de lan 38 à Alexandrie aurait été une source de confusion vers lan 65 ou 70, au point que Karabas serait devenu Barabbas.
Enfin, des biblistes auraient cherché dans lAncien Testament la source du personnage de Barabbas. Ainsi, ce dernier serait tiré du midrash dEsther 2, 18-23, mais en assumant que la référence à la fête et à la remise des taxes soit équivalente au geste de relâcher un prisonnier dans le récit de Barabbas, sans mentionner que ces récits dateraient du 4e au 9e s. ap. JC. Tout cela est très fantaisiste.
Le plus simple est daccepter quun homme avec le patronyme « fils de Abba » et le nom personnel de Jésus fut arrêté lors dune émeute à Jérusalem, puis épargné par Pilate.
- Lhistoricité de relâcher des prisonniers à la Pâque
Dans toute la procédure légale romaine, où se situerait la clémence? Daprès la description des évangiles, on aurait affaire à la venia, souvent dû à des circonstances atténuantes (voir Senèque, De clementia, 2.7.1). Mais, selon Marc/Matthieu, cette clémence serait une coutume du gouverneur romain. Selon Jean, ce serait une coutume juive. Peut-on trouver des parallèles dans les coutumes romaines ou juives?
- Les parallèles gréco-romains
- Les amnisties lors de fêtes spéciales
On en connaît quelques unes :
- La lectisternia romaine : lors de cette fête daction de grâce célébrée après une grande détresse et commencé en -399, on libérait un certain nombre de prisonniers
- Lors des fêtes grecques du Thesmophoria ou du Pananthenae ou du Kronia, on libérait également des prisonniers.
Mais cétait des amnisties de masse, non de certains individus particuliers, et donc ne peut éclairer le cas souligné par les évangiles.
- Les pratiques communes dofficiers impériaux
On a un certain nombre dexemples :
- Pline (Épitres 10.31-32) rapporte le cas de proconsuls et légats qui aurait libérés des criminels
- Le Papyrus florentin raconte un incident en Égypte en lan 85 où Septimius Vegetus relâcha à la foule un prisonnier coupable davoir mis en prison une famille honnête et méritant la flagellation.
- Josèphe (Antiquités judaïques, 20.9.5 : #215) rapporte que le procurateur Albinius, sachant larrivée imminente de son successeur, Florus, libéra des gens avec des crimes mineurs pour se faire un nom
Tous ces exemples nont aucun rapport avec une coutume régulière lors dune fête.
- Une concession romaine spéciale aux Juifs comme soupape de sureté
Certains biblistes ont avancé les exemples suivants :
- 1 Macchabées 9, 70-72 et 10, 23 nous présente une libération de prisonniers de guerre par les Syriens pour obtenir un accord de paix avec les Macchabées
- Josèphe (Antiquités judaïques, 14.10 : #185-265) nous donne une longe liste de concessions impériales et locales des Romains aux Juifs, en commençant par celles de Jules César
Encore une fois, nous sommes loin du cas dune libération spécifique à loccasion dune fête. Et on est en droit de se poser la question : un gouverneur romain pourrait-il se permettre de sengager dans une coutume où on libèrerait un assassin dans le cadre dune émeute récente dans une province très volatile?
- Les parallèles juifs
Les biblistes ont recherché des témoignages dans le monde juif où on assisterait à une libération de prisonniers.
- On a évoqué le rite du pardon du šigū, dorigine babylonienne, où le roi libérait des prisonniers selon le calendrier de lannée. Mais la mentalité juive était différente comme latteste Nombres 33, 31 (« Vous naccepterez pas de rançon pour la vie dun meurtrier passible de mort; car il doit mourir ») ou Hébreux 10, 28 (« Quelquun rejette-t-il la Loi de Moïse? Impitoyablement il est mis à mort sur la déposition de deux ou trois témoins »).
- Josèphe (La guerre juive, 2.2.5 : #28) écrit quArchélaüs aurait libéré des prisonniers que son père avait emprisonnés pour crimes graves.
- La Mishna, Pesaḥim 8, 6, discute de la question si un prisonnier à qui on aurait promis une libération peut participer à la Pâque. Notons quil sagit simplement dune promesse.
Une conclusion simpose : il nexiste aucun parallèle à la scène de pardon/amnistie que nous présentent trois évangélistes (à lexception de Luc) et où on relâcherait régulièrement des prisonniers à loccasion dune fête (la Pâque). Comment alors réconcilier cette situation avec laffirmation de lexistence de Barabbas? Il est possible que les évangélistes aient assumé à tort quun incident isolé comme la libération de Barabbas était une coutume établie. Sur le plan historique, on peut imaginer que Barabbas a été arrêté lors dune rafle à loccasion dune émeute à Jérusalem où il y a eu des morts. Il fut éventuellement relâché lors de la venue de Pilate à Jérusalem pour assurer lordre public. Cette venue de Pilate a pu coïncider avec larrestation de Jésus, ou à une date très rapprochée, ou à une autre fête de la Pâque. La libération de lun et la condamnation de lautre a pu paraître très ironique, car on y trouvait le même chef daccusation : sédition contre lautorité de lempereur. Même si Pilate reconnaissait linnocence de Jésus, il la néanmoins fait crucifier, tandis quil relâchait lautre. Pour mettre en contraste les deux personnages du récit, le narrateur aurait eu tendance non seulement à faire coïncider leur présence devant Pilate au même moment, mais aussi à leur donner le même prénom : Jésus.
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