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Sommaire
Sur le plan logique, les récits évangéliques soulèvent beaucoup de questions : Comment Pilate a-t-il pu vouloir interviewer personnellement ce paysan galiléen? Comment laccusation dêtre roi des Juifs a-t-il pu émerger alors quil nen a jamais été question au cours du ministère de Jésus? Comment Pilate a-t-il pris connaissances des conclusions du procès du Sanhédrin? Même si on admet quil y a probablement un noyau historique, i.e. Jésus est mort en croix sous laccusation dêtre le roi des Juifs, il faut admettre que les évangélistes sont beaucoup plus intéressés à créer un effet dramatique à partir de ce noyau pour proclamer qui est vraiment Jésus.
Pour bien interpréter ces récits, il ne faut pas se placer vers lan 30, à lépoque de la mort de Jésus, mais plutôt vers les années 70, 80 ou 80, au moment où ils ont été écrits, et simaginer ce que lauditeur chrétien devait en comprendre. Dans ce cadre, on assumait que le procès était légal, que ce sont les grands prêtres qui avaient transmis à Pilate les conclusions du procès du Sanhédrin, et que ce qui intéressait les Romains étaient la dimension politique de lactivité de Jésus; dans ce dernier cas, Jésus na-t-il pas prêché larrivée dun règne, et ne parlait-on pas du messie roi fils de David à son sujet?
Même si Marc est le premier à nous présenter un récit de la passion, ce serait une erreur de penser quil est le plus historique, car il retravaille beaucoup sa source pour lintégrer à une structure : du général (plusieurs accusations) au particulier (es-tu le messie?) au procès juif, du particulier (es-tu le roi des Juifs?) au général (plusieurs accusation) au procès romain. Il fait jouer aux grands prêtres le rôle des méchants dans les Psaumes, et la figure de Pilate est pâle : il se montre peu intéressé et insensible, cédant à la foule pour que Jésus soit crucifié. Matthieu reprend le récit de Marc en améliorant le style, mais surtout en laugmentant dincidents dramatiques (Judas qui se sent coupable face au sang innocent, le rêve de la femme de Pilate, le lavement des mains de Pilate) qui ajoute plus de vivacité et de valeur théologique au récit. Luc, pour sa part, reprend le récit de Marc, mais en le remodelant sur le modèle des différents procès de Paul tels que présentés dans les Actes des Apôtres. Quant à Jean, il nous offre un chef doeuvre dans lart dramatique, où on se promène alternativement de lintérieur à lextérieur du prétoire, où saffrontent le divin et lhumain, avec Pilate comme acteur principal, qui échoue à reconnaître la vérité.
- Traduction
- Commentaire
- Les différentes approches au procès de Pilate
- Son historicité
- La critique des sources
- Le récit au sens littéral
- La structure commune des échanges entre Pilate et Jésus
- La version marcienne de linterrogatoire (Mc 15, 2-5)
- La version matthéenne de linterrogatoire (Mt 27, 11-14)
- Lexpansion lucanienne du noyau de léchange (Lc 23, 2-5)
- Lexpansion johannique du noyau de léchange (Jn 18, 28b-38a)
- Épisode 1 : Pilate et ceux à lextérieur du prétoire (18, 28b-32)
- Épisode 2 : Pilate et Jésus à lintérieur du prétoire (18, 33-38a)
- Analyse
- Le procès romain chez Marc (Mc 15, 1-15)
- Le procès romain chez Matthieu (Mt 27, 1-26)
- Le procès romain chez Luc (Lc 23, 1-25)
- Le procès romain chez Jean (Jn 18, 28 19, 16a)
- Traduction
Les passages chez Matthieu, Luc ou Jean qui sont parallèles à Marc sont soulignés. Ce qui est propre à Matthieu et Luc est en couleur bleue. En rouge ce qui est propre à Jean et à un autre évangéliste.
Marc 15 | Matthieu 27 | Luc 23 | Jean 18 |
| | | 28b Et eux-mêmes nentrèrent pas dans le prétoire afin de ne pas se souiller mais de (pouvoir) manger la Pâque |
| | 2 Ils [lassemblée des anciens du peuple, à la fois les chefs des prêtres et les scribes] commencèrent à laccuser, disant : "Nous avons trouvé ce type trompant notre nation, et empêchant de donner les tributs à César, et se disant être Messie, Roi." | 29 Pilate sortit donc dehors vers eux et dit: "Quelle accusation portez-vous contre cet homme?" |
| | | 30 Ils répondirent et lui dirent: "Si celui-ci nétait pas un malfaiteur, nous ne te laurions pas livré." |
| | | 31 Pilate leur dit donc: "Prenez-le vous-mêmes, et jugez-le selon votre Loi." Les Juifs lui dirent: "Il ne nous est pas permis de mettre à mort quelquun. |
| | | 32 Afin que fût accomplie la parole de Jésus quil avait dite pour signifier de quelle mort il allait mourir |
| | | 33a Pilate entra donc de nouveau dans le prétoire et il appela Jésus |
2a Et Pilate linterrogea: "Tu es le roi des Juifs?" | 11a Puis Jésus fut placé devant le gouverneur et le gouverneur linterrogea, disant: "Tu es le roi des Juifs?" | 3a Puis Pilate linterrogea, disant : "Tu es le roi des Juifs?" | 33b et il lui dit: "Tu es le roi des Juifs? |
| | | 34 Jésus répondit: "Dis-tu cela de toi-même ou dautres te lont-ils dit de moi?" |
| | | 35 Pilate répondit: "Est-ce que je suis Juif? Ta nation et les grands prêtres tont livré à moi Quas-tu fait? |
| | | 36 Jésus répondit: "Ma royauté nest pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, mes gardes auraient combattu pour que ne soit pas livré aux Juifs. Mais ma royauté nest pas dici." |
| | | 37a Pilate lui dit donc: "Par conséquent, tu es roi?" |
2b Mais lui, lui répondant, il dit : "Tu (le) dis." | 11b Puis Jésus déclara: "Tu (le) dis" | 3b Puis lui, lui répondant, déclara: "Tu (le) dis" | 37b Jésus répondit: Tu dis que je suis roi; je suis né pour cela et je suis venu dans le monde pour cela: que je rende témoignage à la vérité Quiconque est de la vérité écoute ma voix. |
3 Et laccusaient de beaucoup de choses les grands prêtres. | 12 Et, malgré quil était accusé par les grands prêtres et anciens, il ne répondit rien. | | |
| | | 38a Pilate lui dit: "Quest-ce que la vérité?" |
4 Puis Pilate de nouveau linterrogeait, disant: "Tu ne réponds rien? Vois tout ce dont ils taccusent!" | 13 Alors Pilate lui dit: "Tu nentends pas tout ce quils attestent contre toi?" | | |
5 Puis Jésus ne répondit plus rien, si bien que Pilate était étonné. | 14 Et il ne lui répondit pas, sur aucun point, si bien que le gouverneur était très étonné. | | |
| | 4 Pilate dit aux grands prêtres et aux foules: "Je ne trouve rien de coupable en cet homme." | |
| | 5 Puis eux insistaient en disant quil soulève le peuple, enseignant par toute la Jude, et ayant commencé par la Galilée jusquici. | |
- Commentaire
Lauditoire des évangiles, qui appartient à la période des années 60 à 100, et habitait des villes comme Antioche, Éphèse ou Rome, devait connaître peu de choses de ladministration préfectorale de Pilate et du lieu du prétoire, tout comme dailleurs des procès extra ordinem dans les provinces impériales comme la Judée. Cest un point important à souligner quand on essaiera de déterminer comment ils ont compris le procès romain.
- Les différentes approches au procès de Pilate
- Son historicité
Certains biblistes simaginent que, puisque lévangile de Marc est le plus ancien et le plus court, il est le plus historique, et donc lutilisent pour répondre à leurs questions logiques : comment Pilate a-t-il pu vouloir interviewer personnellement un Juif sans grand statut social? Comment a-t-on pu centrer un procès autour du titre de roi des Juifs sans une enquête sur le parcourt de Jésus, dautant plus que ce titre na jamais émergé au cours de son ministère? Comment Pilate a-t-il pu connaître les prétentions de Jésus, puisque toute linformation à son sujet est relayée par les autorités juives? Pourquoi ny a-t-il pas de relation claire entre les questions soulevées par Pilate et celles soulevées par le Sanhédrin? Sans surprise, les biblistes finissent par mettre en question la valeur historique du procès romain.
Tous ces biblistes oublient que les récits évangiles ne sont pas des procès-verbaux ou des résumés de témoins oculaires. Bien sûr, il y a probablement un noyau historique : Jésus est mort en croix sous laccusation dêtre le roi des Juifs. Mais les évangélistes sont avant tout intéressés à créer un effet dramatique à partir de ce noyau pour proclamer qui est vraiment Jésus, et non à informer le lecteur sur la façon dont Pilate a obtenu son information ou quelles étaient les formalités légales du procès. Au fond, les récits évangéliques ne sont pas si différents de celui de Josèphe quand il raconte larrestation de Jésus fils dAnanie (La guerre juive, 6.5.3 : #303-305) trente ans plus tard, qui a été livré au gouverneur romain par les autorités juives, interrogé par lui sur le fait quil aurait proclamé : « Malheur à Jérusalem », refusant lui aussi de répondre aux accusations malgré les coups de fouet, et recevant du gouverneur sa sentence. Si personne nose mettre en doute lauthenticité du récit de Josèphe, pourquoi douterait-on de lauthenticité des récits évangéliques? Il faut plutôt reconnaître que, dans les deux cas, le genre littéraire ne permet pas de reconstituer le détail des procédures légales.
- La critique des sources
Dautres biblistes ont tenté de reconstituer les strates dans le développement du récit évangélique et sont arrivés à la conclusion que Mc 15, 3 (« Et laccusaient de beaucoup de choses les grands prêtres ») était plus ancien que 15, 2 (« Et Pilate linterrogea: "Tu es le roi des Juifs?" »), car le premier est plus général que le deuxième, et on va toujours du général au particulier; en dautres mots, selon ces biblistes, le thème de Jésus comme roi des Juifs a été développé plus tard et ajouté après coup.
Un tel argument ne tient pas la route. Car cela impliquerait que tout le thème de la royauté de Jésus, qui est le fil conducteur de tout le procès romain, aurait été ajouté dans une phase ultérieure. Au contraire, le motif de la royauté de Jésus est si ancien quun évangéliste comme Jean sent le besoin de le spiritualiser, ou encore comme Matthieu de le mettre partiellement dans lombre (Mt 27, 17 vs Mc 15, 9; Mt 27, 22 vs Mc 15, 12). Et surtout, largument décisif de son antiquité est le fait de retrouver un vocabulaire identique dans la question et la réponse chez les quatre évangélistes : Sy ei ho Basileus tōn Ioudaiōn (Tu es le roi des Juifs?), Sy legeis (Tu (le) dis).
- Le récit au sens littéral
Plutôt quessayer de reconstituer les éléments historiques (même si nous croyons que Marc et Jean ont utilisé une tradition ancienne), nous proposons une autre approche : nous mettre dans les pieds de lauditeur des années 70, 80 ou 90, et nous demander ce quil devait comprendre du récit tel que rédigé. Dans cette perspective, on peut faire les affirmations suivantes :
- Rien ne suggère quil pouvait imaginer être devant un procès illégal, même si la scène montre clairement les pressions exercées par le public
- Il devait assumer que les grands prêtres avaient pris la peine de fournir à Pilate toute linformation requise sur Jésus pour quil soit condamné à mort
- Devant le fait que laccusation tournait autour du titre de roi des Juifs sans que cela ait été mentionné pendant le ministère de Jésus ou lors du procès juif, lauditeur devait assumer deux choses
- Cétait lindice que les autorités juives étaient fourbes, puisque ce nétait pas laccusation retenue lors de leur procès (Jean 18, 30 dramatise ce point en les montrant réticent à dévoiler le vrai problème)
- Ce nouveau chef daccusation aurait été introduit parce que cest ce qui intéressait vraiment les Romains, un motif politique, non religieux. La réponse ambigüe de Jésus (« Tu (le) dis ») confirmerait lincompréhension de Pilate sur la royauté de Jésus.
Cette approche est plus fructueuse que celle qui se situe dans une perspective historique et logique, et avec laquelle on aboutit à des questions sans réponses : Pilate connaissait-il le détail des accusations religieuses? Si oui, pourquoi ne les a-t-il pas mentionnées? Comment est-on arrivé à laccusation de « roi des Juifs? Etc.
- La structure commune des échanges entre Pilate et Jésus
- Les deux échanges entre Pilate et Jésus
Dans le premier échange, Pilate demande à Jésus : « Tu es le roi des Juifs? », et Jésus répond : « Tu (le) dis ». Dans le deuxième, Pilate continue linterrogatoire, mais Jésus ne répond pas. Ces deux échanges constituent la structure la plus stable dans les récits de la passion. Chez Marc/Matthieu, ces deux échanges apparaissent dans la première partie du procès et sont les seuls éléments de linterrogatoire direct. Chez Luc et Jean, le premier échange est précédé dune introduction pour aider à lintelligibilité de la scène, et le deuxième échange se prolonge au coeur des éléments ultérieurs du procès.
Cest en comparant le procès romain avec celui du Sanhédrin quon voit la place de cette structure. En Mc 14, 60-02, le grand prêtre commence son interrogatoire en pointant vers les accusations générales portées contre Jésus, et rencontre le silence de Jésus. Puis, il devient plus spécifique en posant la question de son identité : « Es-tu le Messie (Sy ei ho Christos), le fils du Béni? »; et Jésus offre une réponse nuancée. En Mc 15, 2-5, le contenu est similaire, mais lordre est inversé : Pilate pose dabord la question de son identité : « Es-tu le roi (Sy ei ho Basileus) des Juifs? », suivie dune réponse nuancée de Jésus. Puis Pilate pointe vers les accusations générales portées contre Jésus. De manière évidente, nous ne sommes pas devant un procès verbal de procès, mais devant la tradition chrétienne qui verbalise dabord à travers le premier échange comment chaque groupe répond à la question de lidentité de Jésus, les Juifs et les Romains. Quand au deuxième échange autour des multiples accusations, le fait même que Jésus ne daigne pas répondre exprime le point de vue chrétien que ces accusations étaient hors propos.
- Le titre de « Roi des Juifs »
Ce titre apparaît être ce que la tradition chrétienne a retenu de laccusation romaine à lencontre de Jésus. Cela est appuyé par le fait que tous les évangélistes affirment que cétait le chef daccusation publié sur la croix. Cet élément pourrait être vraiment historique. Ainsi, ce titre exprimerait comment les Romains percevaient Jésus. Et cela pouvait apparaître menaçant si on connait lhistoire juive. Il y a dabord les grands prêtres hasmonéens, descendants biologiques et politiques des Maccabées, qui établirent un état indépendant en Palestine et commencèrent à se désigner comme rois. Il y a aussi Hérode le Grand qui fut appelé : roi des Juifs.
Même si, pendant son ministère, Jésus ne sest jamais désigné comme un roi, le lecteur marcien sait très bien que Jésus a beaucoup parlé du règne ou du royaume de Dieu, et quil occupait une place unique dans ce royaume. Même les disciples se sont imaginés occuper une place dans ce royaume (voir Mc 10, 37 et la demande de Jacques et Jean davoir une place spéciale dans ce royaume), et la foule lacclame à Jérusalem en mentionnant le royaume qui vient (Mc 11, 10). Chez Mt, les mages veulent voir le roi des Juifs (Mt 2, 1-2) et en 13, 37-42 la communauté plantée par le fils de lhomme est appelé : royaume. Ainsi, il nest pas illogique de penser que les ennemis de Jésus ont pu facilement déformer les événements pour laccuser de se prétendre le roi des Juifs.
- Le titre de « Messie »
Le fossé entre le procès juif et le procès romain, i.e. entre le titre de Messie et celui de Roi des Juifs est moins grand quon le pense. Car Messie signifie : le roi oint de la maison de David. Bien sûr, Marc ne le dit pas explicitement, mais ses lecteurs devaient le comprendre ainsi. Cette équation messie et roi davidique est renforcée par Mc 15, 32 (« Que le Christ, le Roi dIsraël, descende maintenant de la croix ») qui met en apposition Messie et Roi dIsraël. Le lecteur de Matthieu pouvait dautant plus faire la connexion entre la question du Sanhédrin et celui des Romains que le narrateur des récits de lenfance, après avoir décrit plusieurs fois Jésus comme Messie (1, 1.16.17.18 : Christos), parle soudainement en 2, 2 du « roi des Juifs qui vient de naître ».
- La version marcienne de linterrogatoire (Mc 15, 2-5)
Nous avons déjà vu que Mc 15, 1 était un verset de transition, concluant le procès du Sanhédrin et décrivant le transfert à Pilate. Le v. 2 introduit la question de Pilate (« Tu es le roi des Juifs? »), à laquelle une réponse est exprimée avec un présent historique : « Tu (le) dis ». Chez Marc, ce présent démontre un grand sens de la narration. Mais sa formule est gauche : "il dit (legei) : 'Tu (le) dis (sy legeis)'". Luc et Matthieu lont améliorée en utilisant le passé et en ne répétant pas le même verbe : "il (Jésus) déclara (ephē) : 'Tu (le) dis (legeis)'". Cependant, sa signification est claire : celui qui proclame ce titre de Jésus doit en assumer la responsabilité, en particulier sil lui donne une connotation politique. Le lecteur de Marc sait que cette connotation serait une distorsion de lidentité de Jésus.
Au v. 3, les grands prêtres profitent de la réponse ambigüe de Jésus et de labsence de négation formelle pour faire avancer leur cause. Marc les mentionnent seuls pour accentuer leur rôle dans le procès, et en même temps leur fait jouer le rôle des méchants face aux justes dans lAncien Testament (« Bouche méchante et bouche dimposture souvrent contre moi. On me parle une langue de mensonge, de paroles de haine on mentoure, on mattaque sans raison », Ps 109, 2-3). Lallusion aux accusations sur « beaucoup de choses » est du même niveau que les nombreux faux témoins du procès devant le Sanhédrin.
Les v. 4-5 nous montre un Pilate qui ignore lintervention des grands prêtres pour questionner directement Jésus. Le travail rédactionnel de Marc se fait sentir ici avec des expressions typiques : de nouveau (palin), vois (ide), la double négation (tu ne réponds pas rien). Et limage de Pilate quil nous laisse, avec son avertissement lancé à Jésus du danger à ne pas répondre, est celle dun homme qui veut être impartial, en contraste avec les grands prêtres qui cherchent à laccuser. Le silence de Jésus le surprend, non pas quil y voit un aveu de culpabilité, comme le veut le proverbe (Qui ne dit mot, consent), mais parce que toutes les charges contre lui le laissent indifférent. Pour Marc, toutes ces charges sont à côté du véritable enjeu.
- La version matthéenne de linterrogatoire (Mt 27, 11-14)
Matthieu suit Marc de très près. Mais dabord, puisquil a interrompu la séquence des événements avec lhistoire du suicide de Judas, il doit écrire une petite introduction pour reprendre le fil des événements : « Puis Jésus fut placé devant le gouverneur et le gouverneur linterrogea ». Pourquoi parler de gouverneur plutôt que de Pilate? Non seulement cela accentue latmosphère officielle du procès, mais permet danticiper ce qui attend les chrétiens qui devront comparaître devant les gouverneurs et les rois, afin de rendre témoignage devant les païens (Mc 13, 9 || Mt 10, 17-18). Et en reprenant le procès de Jésus après la scène où Judas confesse aux grands prêtres quil a livré du sang innocent, Matthieu accentue lhypocrisie de ces derniers.
De manière générale, Matthieu améliore le style de Marc pour le rendre plus gracieux et plus clair. La réponse de Jésus est mieux introduite avec un verbe au passé (« Jésus déclara ») qui apparaît comme une déclaration solennelle. Alors que cest à travers Pilate quon apprend chez Marc que Jésus a gardé silence, Matthieu rend la chose explicite : « il ne répondit rien ». Puis, il essaie déviter les répétitions de Marc, par exemple la répétition du verbe : accuser (« Et laccusaient... les grand prêtres... »; « Vois tout ce dont ils taccusent! »); Matthieu opte pour : « Tu nentends pas tout ce quils attestent contre toi? ». Enfin, il accentue létonnement de Pilate (« le gouverneur était très étonné »).
- Lexpansion lucanienne du noyau de léchange (Lc 23, 2-5)
- Remarques générales
Le procès romain chez Luc suit immédiatement le procès du Sanhédrin qui na pas rendu de sentence explicite. Daprès ce que lévangéliste nous dit ailleurs, il est clair que les autorités juives ont néanmoins condamné Jésus à mort. Mais la question quil faut maintenant nous poser concerne lexpansion du récit lucanien : cette expansion provient-elle du fait que Luc a bénéficié dune autre source de la passion, ou cest Luc lui-même qui a apporté des modifications à sa source marcienne? En faveur de la première hypothèse, certains biblistes évoquent le vocabulaire non marcien (86%), surtout quand on sait que presque le tiers du vocabulaire commun à Marc et Luc est concentré en Lc 23, 3. De plus, le récit de Luc clarifie un certain nombre de choses, comme laccusation contre Jésus. Et il y a cette scène unique auprès dHérode.
Mais malgré tous ces arguments, nous croyons que Lc 23, 2-5 est simplement une expansion du récit de Marc. Il est temps dexaminer plus en détail cette thèse.
- Lc 23, 2-5 en détail
- v. 2
Le « Ils » renvoient à Lc 22, 66 où lévangéliste nomme lassemblée des anciens du peuple, à la fois les chefs des prêtres et les scribes. Mais plus loin, en 23, 4, il parle des grands prêtres et des foules. Dans tout cela, les grands prêtres sont le dénominateur commun, comme chez Marc 15, 3.
Si on regarde maintenant la façon dont on présente laccusation contre Jésus, on note la même approche que celle utilisée dans les divers procès de Paul : à Thessalonique on accuse Paul de subvertir le monde, contrevenant aux édits de César, affirmant quil y a un autre roi, Jésus (Ac 17, 6-7). Les mots en italiques ont une forte ressemblance avec laccusation contre Jésus. De même, le grand prêtre Ananias et les anciens accusent (katēgorein) Paul devant le procurateur Félix de susciter le désordre chez tous les Juifs du monde entier (Ac 24, 1-8; voir aussi le procès devant le procurateur Festus, Ac 25). Luc pourrait avoir une source particulière pour les procès de Paul, mais cest la même structure quil utilise pour Paul et pour Jésus.
Quant au contenu de laccusation contre Jésus, on pourrait avoir limpression de trois accusations : 1) trompant notre nation, 2) empêchant de donner les tributs à César, 3) se disant être Messie, Roi. Mais la structure grecque de la phrase parle plutôt dune accusation principale, « tromper (diastrephein) la nation », avec deux exemple : ne pas payer ses taxes et se dire Messie roi. Cette accusation principale est répétée plus loin, dabord au v. 5 (« Il soulève le peuple »), puis au v. 14 (« détournant le peuple »).
« Nous avons trouvé ce type trompant notre nation ». Le prénom démonstratif touton (celui-ci) a été traduit par « ce type », pour rendre la façon méprisante dont lexpression est utilisée ici. Quant à diastrephein, il peut se traduire par pervertir ou tromper. Le contexte favorise plutôt cette dernière traduction, car cest laccusation habituelle des tyrans face à leurs opposants (voir par exemple Pharaon face à Moïse et Aaron, Ex 5, 4). Ce sont des expressions similaires quutilise Luc dans les procès de Paul : soulever (anaseiein) le peuple (Ac 23, 5), détourner (apostrephein) le peuple (Ac 23, 14), jeter (ektarassein) le trouble dans la ville (Ac 16, 20), survertir (anastatoun) le monde (Ac 17, 6). Et la référence à la nation (ethnos) est tout à fait lucanienne. Même si ce langage peut sembler typique des faux prophètes de lAncien Testament (voir par exemple Dt 13, 2-6; 18, 20-22), il ne faut pas oublier que Luc écrit vers les années 80 ou 85, et donc il faut lire cette accusation dans latmosphère polémique entre Chrétiens et Juifs. Et son lecteur sait que cette accusation est fausse.
Laccusation subordonnée de ne pas payer les impôts est également fausse, car Jésus a dit de rendre à César ce qui est à César (Lc 20, 22); et na-t-il pas pris un percepteur dimpôt comme disciple? La deuxième accusation subordonnée concernant son titre de « messie, roi » ou « roi messie » pourrait avoir une certaine vraisemblance, car sa réponse au grand prêtre a été ambigüe : « Si je vous le dis, vous ne croirez pas » (Lc 22, 67). Et lors de son entrée triomphale à Jérusalem, na-t-il pas refusé de faire taire ceux qui proclamaient : « Béni soit celui qui vient, le Roi, au nom du Seigneur! »? Mais le lecteur de Luc savait que cette accusation était fausse et provenait dune distorsion de ce titre; jamais Jésus navait eu lintention de restaurer un royaume politique et de mettre au défi lempereur.
- v. 3
Quand Pilate prend la parole, il ne sintéresse quà laccusation principale, la référence au « roi » dans lexpression « messie roi », devenu maintenant « roi des Juifs ». On retrouve alors le vocabulaire de Marc.
- v. 4
Pilate sadresse maintenant aux grands prêtres et aux foules, ce quon ne trouve pas chez Marc / Matthieu. Il fait alors la première de ses trois proclamations solennelles. Ces trois proclamations contiennent la négation « rien », plus le verbe « trouver », plus ladjectif « coupable », plus la préposition en (chez). On trouve une proclamation semblable chez Jean 18, 38b, alors que Pilate dit aux Juifs : « Je ne trouve rien de coupable chez lui ». Luc et Jean ont probablement accès à une source commune, inconnue de Marc.
On peut être surpris de cette proclamation de Pilate sur linnocence de Jésus, alors que ce dernier sest montré très peu coopératif avec son « Tu (le) dis ». Il faut entrer ici dans le point de vue de Luc pour qui linnocence de Jésus est transparente pour quiconque ne se laisse pas envahir par les préjugés. Ce sera la même chose avec la comparution devant Hérode qui déclarera quil ne trouve rien de coupable chez lui (Lc 23, 14). Ce sera enfin la même chose en croix quand lun des malfaiteurs crucifiés avec lui qui déclarera : « mais lui na rien fait de mal » (Lc 23, 41). La réaction de Pilate chez Luc correspond à ce quon trouve chez Mc 15, 10 : « Il se rendait bien compte que cétait par jalousie que les grands prêtres lavaient livré ».
- v. 5
Les grands prêtres et les foules ne sont pas intimidés par la réponse de Pilate et reprennent avec plus dinsistance (verbe à limparfait pour exprimer la continuité) et dintensité leur accusation, mais avec une légère variation dans le vocabulaire : il soulève (anaseioun) le peuple. De plus, on ne parle pas seulement de la Judée où il se trouve en ce moment, mais également de la Galilée. Cest le même vocabulaire quutilise Luc en Ac 10, 37, quand Pierre dit : « Vous savez ce qui sest passé dans toute la Judée: Jésus de Nazareth, ses débuts en Galilée ». Cette référence à la Galilée entend simplement désigner le début du ministère de Jésus. Alors que Pierre résume de manière positive le ministère de Jésus, ici les grands prêtres le font de manière négative.
- Lexpansion johannique du noyau de léchange (Jn 18, 28b-38a)
On peut établir chez Jean sept épisodes dans le procès romain. Les deux premiers vont si loin dans lélaboration de léchange entre Pilate et Jésus que, sans la connaissance de Marc 15, 2-5, il serait impossible de les repérer chez Jean. Certains biblistes ont essayé de reconstituer la source qua pu utiliser lévangéliste. Cest une entreprise très hypothétique. Pour le moins, on peut avancer que 18, 36 (« Ma royauté nest pas de ce monde...), avec des mots comme royauté, ou mes gardes, ressemble à ce quon trouve en Mt 26, 53 (Jésus parle de sa capacité de demander à son Père denvoyer des anges en renfort), proviendrait dune tradition préévangélique commune à Jean et Matthieu.
- Épisode 1 : Pilate et ceux à lextérieur du prétoire (18, 28b-32)
Dentrée de jeu, Jean situe la scène au prétoire, alors que les synoptiques ne lui font référence quà la fin, lors de la séance de moqueries romaines, un signe quils navaient aucune idée du lieu. Le quatrième évangile est plus précis et rapporte probablement une donnée historique. Mais malgré certains éléments historiques, cest sur la symbolique théologique quil insiste : Jésus, la lumière est à lintérieur du prétoire, les Juifs appartiennent aux ténèbres et sont à lextérieur, tandis que Pilate, au milieu, essaie de réconcilier les forces opposées. Pour Jean, il faut choisir entre la lumière et les ténèbres. Demeurer indécis comme Pilate, cest choisir le mensonge et les ténèbres.
« Et eux-mêmes nentrèrent pas dans le prétoire ». Qui sont ces gens? Au minimum, on peut les identifier au grand prêtre (dabord Anne, puis Caïphe) et aux gardes présents lors de linterrogatoire juif. Mais en 18, 31 Jean parle seulement des Juifs en général, amalgamant sans doute les grands prêtres avec toute la nation.
« Afin de ne pas se souiller ». Mais quest-ce qui pouvait rendre impur un Juif? La thèse voulant quau 1ier siècle les Juifs de Palestine croyaient que les Gentils étaient impurs est aujourdhui généralement rejetée. Lv 15, 19-33 mentionne limpureté des femmes lors de leurs menstruations, mais Jean ne fait référence à aucune femme. Nb 19, 16; 31, 19 parle de limpureté des cadavres, mais rien nindique quil pouvait y en avoir sous le prétoire. Le fait même que Jean ne précise pas la raison dune souillure possible nous oriente vers lironie théologique : alors que les Juifs font attention à conserver la pureté rituelle, ils veulent mettre à mort Jésus.
« Mais de (pouvoir) manger la Pâque ». Cela signifie que le lendemain (commençant avec le coucher du soleil du vendredi), le samedi, était le 15e jour de Nissan, où on prenait le repas pascal. Mais, encore une fois, Jean nexplique pas quest-ce qui pourrait empêcher de prendre ce repas pascal. Le danger de contamination rituelle ne concernait que les prêtres en service au temple ou les Juifs qui sétaient déjà préparés à participer au repas sacrificiel; et même là, un simple bain au coucher du soleil avant le repas suffisait en enlever limpureté. Il vaut mieux y voir une ironie théologique : au moment où on sapprête à abattre les agneaux de la Pâque dans lenceinte du temple, ceux qui tiennent à leur repas pascal demandent la mort de lagneau de Dieu.
« Quelle accusation portez-vous contre cet homme? ». La question de Pilate joue le même rôle que lintroduction de Luc (23, 2) où on spécifie le chef daccusation. Jean et Luc étaient familiers avec les procès romains qui commençaient toujours avec des chefs daccusation.
« Ils répondirent et lui dirent: "Si celui-ci nétait pas un malfaiteur, nous ne te laurions pas livré." ». Certains biblistes ont voulu voir dans la réponse juive une réaction de gens offusqués : le jugement avait déjà été prononcé et on venait à Pilate pour quil mette en oeuvre la sentence. Mais cest oublier que chez Jean il ny a pas eu de procès juif cette nuit là. Plutôt, nous sommes devant une technique du dialogue johannique, celui de créer une tension qui dévoile ce qui est sous la surface : laccusation de faire le mal (kakōs) fait écho à la scène chez Anne, où Jésus met au défi celui qui vient de le frapper de trouver ce quil a dit de mal (kakōs); maintenant, de manière ironique, ce sont les gens à lextérieur du prétoire qui font le mal en refusant de venir à la lumière. Lironie se continue avec le verbe « livrer ». Après avoir raconté que Judas avait livré Jésus (18, 30.35; 19, 11), ce sont maintenant les Juifs qui prennent la relève.
« Pilate leur dit donc: "Prenez-le vous-mêmes, et jugez-le selon votre Loi." Les Juifs lui dirent: "Il ne nous est pas permis de mettre à mort quelquun ». Il ne faut penser que les Juifs informent Pilate sur un point de loi quil ne connaissait pas. Tout dabord, cest le lecteur que Jean veut informer. Puis, dans la bouche de Pilate, il met une touche dironie : puisque les Juifs veulent court-circuiter les procédures romaines, ils nont quà suivre leurs propres règles. Il reste que la question sur leur impossibilité de mettre à mort quelquun est difficile à répondre. Plusieurs biblistes pensent quon fait ici référence à la loi juive, puisquen Jn 5, 10 lexpression « il nest pas permis » renvoie à la loi mosaïque. Dans ce cas, ces biblistes évoquent lidée quon ne peut mettre à mort quelquun la veille de la Pâque (voir Ac 13, 3-4 où le sort de Pierre est reporté après la Pâque). Ou encore, ils mentionnent que la loi juive ne permet pas de mettre à mort quelquun pour des raisons politiques, spécialement quelquun ayant des prétentions à la royauté. Mais il y a plusieurs objections à cette interprétation :
- Si on ne peut mettre à mort quelquun la veille de la Pâque, pourquoi le Talmud de Babylone, Sanhedrin 43a, ne semble pas embarrassé daffirmer que « la veille de la Pâque Yeshu fut pendu »?
- Si linterdiction concerne les motifs politiques, pourquoi à deux reprises (8, 59; 10, 31) a-t-on tenté de lapider Jésus sans demander une permission romaine quelconque?
- Mais lobjection la plus grande vient du v. 32 qui suit, où on fait référence au type de mort, la crucifixion, qui relevait exclusivement de Rome
« Afin que fût accomplie la parole de Jésus quil avait dite pour signifier de quelle mort il allait mourir ». Cette parole fait référence à 12, 31-32 (« et moi, une fois élevé de terre, jattirerai tous les hommes à moi. »). Alors que la lapidation jette quelquun par terre, la crucifixion lélève au dessus du sol. Pour le croyant, il sagit dune élévation triomphale où Jésus retourne à son Père. Jean ajoute lironie de présenter les Juifs forçant les Romains à contribuer à cette glorification de Jésus.
- Épisode 2 : Pilate et Jésus à lintérieur du prétoire (18, 33-38a)
De manière abrupte, sans introduction, comme chez Mc 15, 2, Pilate introduit le chef daccusation : « Tu es le roi des Juifs? ». Comment le lecteur du 4e évangile doit-il comprendre ce titre? Même si Jésus sest défilé quand on a voulu le couronner roi (6, 15), il reste quil na pas rejeté le titre de « roi dIsraël » donné par Nathanaël (1, 49), et quil y a eu cette entrée triomphale à Jérusalem sous les cris de « roi dIsraël » (12, 13). Pilate devait comprendre ce titre comme provenant dune action de Jésus qui est à la source de laccusation des grands prêtres. Encore une fois, pour bien comprendre de quoi il sagit ici, il faut se rappeler que ce dialogue a été écrit après la révolte juive des années 66-70 quand le monde a vu les révolutionnaires juifs renverser lautorité romaine pendant un certain temps. Aussi, pour clarifier la mauvaise compréhension de Pilate et combattre limage de Jésus comme homme dangereux, lévangéliste recours à une tradition ancienne, que connaît aussi Matthieu, où Jésus affirme quil na pas de gardes pour combattre pour lui. Cest la première fois quon parle de gardes en relation à Jésus. Mais il faut se rappeler que le verbe combattre (agōnizesthai) appliqué aux gardes a la même racine que agōnia (agonie, combat), employé par Luc 22, 44 en référence au combat de Jésus à Gethsémani, et avec un langage qui évoque le combat apocalyptique final.
« Ta nation et les grands prêtres tont livré à moi ». Certains biblistes ont voulu restreindre lantagonisme juif aux seuls grands prêtres. Mais ils oublient que nous sommes vers les années 90, au moment où les Chrétiens ont été expulsés des synagogues. Aussi, Jean généralise délibérément les adversaires pour inclure toute la nation juive, ces héritiers des autorités religieuses.
« Ma royauté nest pas de ce monde... ». Cette affirmation revient trois fois au v. 36. Il faut éviter de confondre le royaume de Dieu chez Jean avec celui des évangiles synoptiques. Tout comme les dons offerts par Jésus portent le même nom que les réalités dont on peut faire lexpérience, comme la lumière, le pain ou leau, mais en diffèrent au point de nêtre pas de ce monde, de même son royaume est dans le monde à travers la personne de Jésus, mais en même temps, à limage de Jésus, il nest pas de ce monde. Par là, Jean écarte toute accusation dambition dun royaume terrestre qui rivaliserait avec celui de César. Il écarte probablement aussi lidée de certains Chrétiens qui identifieraient tout simplement le royaume du Fils de lhomme avec lÉglise visible. On pourrait ajouter enfin quil écarte aussi lidée dun royaume à la fin des temps où le Fils de lhomme viendrait dans toute sa gloire, car la lumière est déjà venue dans le monde, le jugement a lieu actuellement par la décision pour ou contre lui, le royaume est déjà dans le monde, tout en nétant pas de ce monde.
« Tu dis que je suis roi; je suis né pour cela et je suis venu dans le monde pour cela: que je rende témoignage à la vérité ». Jésus reprend la phrase de Pilate pour la rectifier. La première partie présente deux termes synonymes, naître et venir dans le monde, la deuxième partie donne la signification de la première partie : rendre témoignage à la vérité. Cette idée avait été exprimée autrement plus tôt : « Cest pour un jugement que je suis venu en ce monde » (9, 39), car être confronté à la vérité provoque un jugement, une décision. Et si Jésus peut témoigner de la vérité, cest quil vient den haut (3, 13), et donc voit ce que le Père fait (5, 19), a entendu ce que le Père a dit (8, 26), et fondamentalement, il est la vérité (14, 6). Ce titre na pas besoin dêtre nuancé comme celui de roi. Il reste que lassociation dune fonction royale à celle dêtre témoin peut avoir un certain arrière-plan biblique avec la figure du roi David présenté comme un témoin pour tous les peuples (Isaïe 55, 3-4; Ps 89, 36-38).
« Pilate lui dit: "Quest-ce que la vérité?" ». Pilate, un représentant de lautorité terrestre, ne peut comprendre un royaume qui viendrait de Dieu. Mais pour Jean, son incompréhension vient surtout du fait quil nest pas de la vérité. Dans ce royaume, il ny pas de gardes, mais des gens qui entendent sa voix (comme les brebis entendent la voix du berger et le suivent, 10, 3). Et pour entendre cette voix, il faut une prédisposition, qui est loeuvre du Père (17, 6). Ainsi, Pilate qui est juge dans ce procès, se trouve à être jugé. Sa réponse sur ce quest la vérité nest pas à prendre au sens philosophique, mais ironiquement au sens de sa propre condamnation : son échec à reconnaître la vérité et à entendre la voix de Jésus montre quil nappartient pas à Dieu.
- Analyse
Nous avons vu que la thèse quil existerait un procès-verbal du procès dans les archives romaines est pure fiction. Mais il y a des éléments de la tradition chrétienne qui sont communs aux quatre évangiles :
- Deux échanges courts entre Jésus et Pilate
- Une scène qui implique Barabbas
- La condamnation à la crucifixion
Chaque évangéliste a sa façon dintroduire cette tradition et de la dramatiser.
- Le procès romain chez Marc (Mc 15, 1-15)
Le procès romain est 60% plus court que le procès juif, et beaucoup moins captivant. Après les tactiques des autorités du Sanhédrin, la figure de Pilate apparaît pâle : il se montre peu intéressé et insensible; reconnaissant les motifs douteux de ceux qui livrent Jésus, il cède néanmoins à la foule et livre Jésus pour être crucifié. Une image pauvre de la justice romaine.
Lors du procès Juif, Marc oppose le reniement de Pierre à la fidélité de Jésus devant les questions posées. Dans le procès romain, Marc oppose Barabbas, coupable dune émeute politique violente, à Jésus, un homme innocent. Sur le plan théologique, ce quon perçoit dans le récit marcien est lhostilité constante des grands prêtres, la facilité avec laquelle ils influencent la foule contre Jésus, et linnocence politique de Jésus.
- Le procès romain chez Matthieu (Mt 27, 1-26)
Chez Matthieu, le procès romain est deux fois plus long que celui de Marc, et plus long que le procès juif. Même sil utilise les éléments de Marc, il le complète avec des incidents dramatiques qui leur donnent plus de vie et augmentent leur valeur théologique. Considérons ensemble Mc 15, 1-15 et Mt 27, 1-26. Le signe * indique le supplément de Matthieu.
Marc 15, 1-15 | Matthieu 27, 1-26 |
15, 1 : | Fin des procédures du Sanhédrin et transfert à Pilate | 27, 1-2 |
| | * 27, 3-10 : Judas et le sang innocent |
15, 2-5 : | Procès : Linterrogatoire initial par Pilate | 27, 11-14 |
15, 6-11 : | Procès : Barabbas ou Jésus | 27, 15 18, 20-21 |
| | * 27, 19 : Le rêve de la femme de Pilate |
15, 12-15 : | Procès : Condamnation de Jésus | 27, 22 - 23, 26 |
| | * 27, 24-25 : Pilate se lave les mains; le sang innocent |
Comme on le voit, Matthieu complète les trois segments de Marc : dabord, lors du transfert à Pilate, il ajoute la scène où Judas est hanté par le sang innocent de Jésus et cherche à en transférer la responsabilité aux grands prêtres; dans le deuxième segment, linnocence de Jésus hante les rêves de la femme de Pilate; dans le troisième segment, le sang innocent est le sujet du débat entre Pilate et « tout le peuple ». Avec ce thème commun du sang innocent, Matthieu affirme que ce nest pas vraiment Jésus qui est jugé, mais cest Dieu qui continue à exercer son jugement sur ceux qui versent le sang de Jésus.
Dans ce contexte, Pilate apparaît comme une figure torturée, forcé de condamner Jésus à lencontre de son jugement, mais cherchant encore à se disculper face à la postérité.
Lart de Matthieu se voit à sa façon de relier le début (récit de lenfance) et la fin de la vie de Jésus avec le motif des rêves, la perception plus grande de la vérité de la part des Gentils, et lhostilité des autorités juives.
- Le procès romain chez Luc (Lc 23, 1-25)
Le récit de Luc a à peu près la même longueur que celui de Matthieu. Même sil est dépendant de Marc, il refaçonne de manière importante cette source, si bien quil sen distingue sur trois points :
- On trouve chez lui une présentation détaillée des accusations
- Pilate lenvoie à Hérode pour y être interrogé
- Par trois fois Pilate affirme ne rien trouver de coupable chez Jésus
Sur ce dernier point, Luc partage probablement une source commune avec Jean. Quant aux deux premiers points, Luc utilise pour Jésus une structure quil a utilisée pour les procès de Paul dans les Actes des Apôtres : par exemple (Ac 23-25), quand Paul est arrêté, on cherche immédiatement à la faire mourir, puis il comparait devant le procurateur romain Félix alors que les chefs des prêtres et les anciens mènent les accusations, et Félix voyant quil ne trouvait rien de coupable chez Paul, lenvoie à un roi hérodien qui, à son tour, le trouve innocent.
Les biblistes ont essayé de percevoir différents segments dans lensemble 23, 1-25, mais ils ne sont arrivés à rien de convaincant. Il vaut mieux reconnaître son unité.
- Le procès romain chez Jean (Jn 18, 28 19, 16a)
Jean nous offre le plus court récit sur le procès juif, mais son récit du procès romain est trois fois plus long celui de Marc. Sur le plan dramatique, cest un sommet. Alors que dans les Synoptiques on peut repérer trois étapes (linterrogatoire initial, Barabbas, et la condamnation), chez Jean les biblistes sentendant pour reconnaître sept épisodes qui forment un chiasme, i.e. où les épisodes se répondent de manière parallèle, mais en mode inverse (le dernier est parallèle au premier, lavant dernier au deuxième, etc.).
1. À lextérieur (18, 28-32) les Juifs demandent la mort | ↓ = ↑ | 7. À lextérieur (19, 12-16a) les Juifs obtienne la mort |
2. À lintérieur (18, 33-38a) Pilate et Jésus sur la royauté | ↓ = ↑ | 6. À lintérieur (19, 9-11) Pilate et Jésus sur le pouvoir |
3. À lextérieur (18, 38b-40) Pilate ne trouve aucune culpabilité; le choix de Barabbas | ↓ = ↑ | 5. À lextérieur (19, 4-8) Pilate ne trouve aucune culpabilité; « Voici lhomme » |
| → | |
4. À lintérieur (19, 1-3) Les soldats fouettent Jésus |
Sans aucun doute, ce geste artistique est délibéré. Pilate, comme acteur principal, apparaît dans tous les épisodes, sauf celui du milieu consacré à la violence faite à Jésus; dans ce dernier cas, Jean a modifié la tradition qui plaçait cette violence après la condamnation de Jésus, pour en faire le pivot entre la phase 1 et la phase 2.
Latmosphère entre les scènes à lintérieur et à lextérieur est très différente. À lintérieur, Jésus apparaît comme un souverain serein proclamant ses convictions, alors que Pilate se révèle incapable de reconnaître la vérité. À lextérieur, les Juifs essaient dintimider Pilate et crient que Jésus doit mourir, révélant leur vraie motivation : non pas sa prétention à être roi des Juifs, mais sa prétention à être Fils de Dieu.
Essayons de tout résumer. Marc est celui qui fait le moins deffort pour dramatiser les éléments de base quil reçoit de la tradition. Matthieu poursuit le thème de la culpabilité face au sang innocent à travers de petites vignettes qui ont une puissance théâtrale. Luc, en refaçonnant le procès de Jésus sur le modèle paulinien, a fourni un paradigme pour le Chrétien quil est appelé à suivre quand il sera trainé en justice. La version johannique du procès romain est supérieure à ce que nous offrent à la fois Luc et Matthieu, car cest véritablement un chef doeuvre sur le drame chrétien primitif, où saffrontent le divin et lhumain.
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