Analyse biblique de Luc 4, 1-13

Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.


 


  1. Traduction du texte grec (28e édition de Kurt Aland)

    Texte grecTexte grec translittéréTraduction littéraleTraduction en français courant
    1 Ἰησοῦς δὲ πλήρης πνεύματος ἁγίου ὑπέστρεψεν ἀπὸ τοῦ Ἰορδάνου καὶ ἤγετο ἐν τῷ πνεύματι ἐν τῇ ἐρήμῳ1 Iēsous de plērēs pneumatos hagiou hypestrepsen apo tou Iordanou kai ēgeto en tō pneumati en tē erēmō1 Mais Jésus, rempli d’Esprit Saint, s’en retourna du Jourdain et il était emmené dans l’Esprit dans un lieu désert1 Habité par l’Esprit de Dieu, Jésus s’en retourna du Jourdain pour se laisser conduire dans un lieu désert par l’Esprit et
    2 ἡμέρας τεσσεράκοντα πειραζόμενος ὑπὸ τοῦ διαβόλου. Καὶ οὐκ ἔφαγεν οὐδὲν ἐν ταῖς ἡμέραις ἐκείναις καὶ συντελεσθεισῶν αὐτῶν ἐπείνασεν2 hēmeras tesserakonta peirazomenos hypo tou diabolou. Kai ouk ephagen ouden en tais hēmerais ekeinais kai syntelestheisōn autōn epeinasen.2 quarante jours éprouvé par le diable. Et il ne mangea rien en les jours ceux-là et étant accomplies eux il eût faim.2 y subir pendant quarante jours l’épreuve des forces adverses à sa mission, et il resta à jeun tout ce temps, si bien qu’à la fin il eut faim.
    3 εἶπεν δὲ αὐτῷ ὁ διάβολος• εἰ υἱὸς εἶ τοῦ θεοῦ, εἰπὲ τῷ λίθῳ τούτῳ ἵνα γένηται ἄρτος.3 eipen de autō ho diabolos• ei huios ei tou theou, eipe tō lithō toutō hina genētai artos.3 Mais il dit à lui le diable: si fils tu es de Dieu, dit à la pierre celle-ci afin qu’elle devienne du pain.3 L’une des forces adverses s’exprima ainsi : « Si Dieu est avec toi, ordonne à cette pierre de devenir du pain. »
    4 καὶ ἀπεκρίθη πρὸς αὐτὸν ὁ Ἰησοῦς• γέγραπται ὅτι οὐκ ἐπʼ ἄρτῳ μόνῳ ζήσεται ὁ ἄνθρωπος.4 kai apekrithē pros auton ho Iēsous• gegraptai hoti ouk ep’ artō monō zēsetai ho anthrōpos.4 Et répondit vers lui le Jésus: il a été écrit que pas sur pain seul vivra l’homme.4 Jésus lui répliqua : « On lit dans la Bible: La personne ne doit pas vivre seulement de pain. »
    5 Καὶ ἀναγαγὼν αὐτὸν ἔδειξεν αὐτῷ πάσας τὰς βασιλείας τῆς οἰκουμένης ἐν στιγμῇ χρόνου5 Kai anagagōn auton edeixen autō pasas tas basileias tēs oikoumenēs en stigmē chronou5 Et ayant fait monter lui, il montra à lui tous les royaumes de l’univers en un instant de temps 5 Le soulevant pour voir en un coup d’oeil tous les royaumes de l’univers,
    6 καὶ εἶπεν αὐτῷ ὁ διάβολος• σοὶ δώσω τὴν ἐξουσίαν ταύτην ἅπασαν καὶ τὴν δόξαν αὐτῶν, ὅτι ἐμοὶ παραδέδοται καὶ ᾧ ἐὰν θέλω δίδωμι αὐτήν•6 kai eipen autō ho diabolos• soi dōsō tēn exousian tautēn hapasan kai tēn doxan autōn, hoti emoi paradedotai kai hō ean thelō didōmi autēn•6 et dit à lui le diable : à toi je donnerai la puissance celle-là toute ensemble et la gloire d’eux, qu’à moi fut remise et à qui si jamais je veuille je donne elle.6 une autre force lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir et la célébrité qui vient avec ça, car c’est moi qui contrôle tout cela et je le réparti selon mon bon plaisir.
    7 σὺ οὖν ἐὰν προσκυνήσῃς ἐνώπιον ἐμοῦ, ἔσται σοῦ πᾶσα.7 sy oun ean proskynēsēs enōpion emou, estai sou pasa.7 toi donc si jamais que tu te prosternes devant moi, sera de toi toute elle.7 Aussi, si tu deviens mon esclave, tous ces royaumes sont à toi. »
    8 καὶ ἀποκριθεὶς ὁ Ἰησοῦς εἶπεν αὐτῷ• γέγραπται• κύριον τὸν θεόν σου προσκυνήσεις καὶ αὐτῷ μόνῳ λατρεύσεις.8 kai apokritheis ho Iēsous eipen autō• gegraptai• kyrion ton theon sou proskynēseis kai autō monō latreuseis.8 Et répondant le Jésus, il dit à lui: il a été écrit: Seigneur le Dieu de toi tu adoreras et à lui seul tu rendras un culte.8 Jésus lui répondit en ces termes : « On lit dans la Bible : Tu reconnaîtras l’autorité du Seigneur ton Dieu et à lui seul tu t’attacheras. »
    9 Ἤγαγεν δὲ αὐτὸν εἰς Ἰερουσαλὴμ καὶ ἔστησεν ἐπὶ τὸ πτερύγιον τοῦ ἱεροῦ καὶ εἶπεν αὐτῷ• εἰ υἱὸς εἶ τοῦ θεοῦ, βάλε σεαυτὸν ἐντεῦθεν κάτω•9 Ēgagen de auton eis Ierousalēm kai estēsen epi to pterygion tou hierou kai eipen autō• ei huios ei tou theou, bale seauton enteuthen katō•9 Mais il mena lui vers Jérusalem et le plaça sur le pinacle du temple et dit à lui : si fils tu es de Dieu, jette toi-même de là en bas.9 Une autre force l’emmène ensuite à Jérusalem, le place debout sur le sommet du Temple, et lui dit : « Si Dieu est avec toi, jette-toi en bas.
    10 γέγραπται γὰρ ὅτι τοῖς ἀγγέλοις αὐτοῦ ἐντελεῖται περὶ σοῦ τοῦ διαφυλάξαι σε10 gegraptai gar hoti tois angelois autou enteleitai peri sou tou diaphylaxai se10 Car il a été écrit qu’aux messagers de lui il commandera au sujet de toi de garder toi.10 Car on lit dans la Bible : Il imposera à ses messagers à ton sujet l’exigence de te protéger. »
    11 καὶ ὅτι ἐπὶ χειρῶν ἀροῦσίν σε, μήποτε προσκόψῃς πρὸς λίθον τὸν πόδα σου.11 kai hoti epi cheirōn arousin se, mēpote proskopsēs pros lithon ton poda sou.11 Et que sur mains ils porteront toi, de peur que tu heurtes vers pierre le pied de toi. 11 et même : Ils te soulèveront avec leurs mains pour éviter que ton pied ne heurte une pierre. »
    12 καὶ ἀποκριθεὶς εἶπεν αὐτῷ ὁ Ἰησοῦς ὅτι εἴρηται• οὐκ ἐκπειράσεις κύριον τὸν θεόν σου.12 kai apokritheis eipen autō ho Iēsous hoti eirētai• ouk ekpeiraseis kyrion ton theon sou.12 Et répondant il dit à lui le Jésus qu’il a été dit : tu ne mettras pas à l’épreuve seigneur le Dieu de toi.12 Mais Jésus lui répondit : « La Bible dit : Tu ne contrôleras pas le Seigneur ton Dieu en le forçant à manifester sa présence. »
    13 Καὶ συντελέσας πάντα πειρασμὸν ὁ διάβολος ἀπέστη ἀπʼ αὐτοῦ ἄχρι καιροῦ.13 Kai syntelesas panta peirasmon ho diabolos apestē ap’ autou achri kairou.13 Et ayant achevé toute épreuve, le diable s’éloigna de lui jusqu’au temps.13 Après avoir épuisé la liste des épreuves, les forces adverses se firent plus discrètes avant de revenir au bon moment.

  1. Analyse verset par verset

    v. 1 Habité par l’Esprit de Dieu, Jésus s’en retourna du Jourdain pour se laisser conduire dans un lieu désert par l’Esprit et

    Littéralement: Mais Jésus, rempli d’Esprit Saint, s’en retourna du Jourdain et il était emmené dans l’Esprit dans un lieu désert

rempli d’Esprit Saint
Jésus est habité par l’Esprit depuis son baptême, nous dit Luc. Ce baptême a été un moment crucial dans sa vie, un moment où il a découvert sa mission et qui va réorienter sa vie. Dès lors, l’Esprit va l’accompagner tout au long de sa mission jusqu’à son dernier souffle en croix, alors qu’il va remettre son esprit.

s’en retourna du Jourdain
On peut comprendre son besoin de s’isoler pour faire le point : quand on vit un choc qui bouleverse sa vie, on a besoin de se retrouver et digérer ce qui vient d’arriver. Lors de sa conversion sur le chemin de Damas, Paul de Tarse a vécu le même besoin de s’isoler en allant en Arabie (voir Ga 1, 17). Le désert représente ce lieu isolé. N’imaginons pas les dunes du Sahara, car le désert de Palestine est plutôt constitué de lieux rocailleux et arides. Puisque le baptême a eu lieu dans la vallée du Jourdain, il ne faut pas aller loin pour trouver un lieu désertique : il suffit d’aller plus au sud dans la vallée de la mer Morte.

un lieu désert
Le désert représente également une symbolique importante pour Israël. Quand Luc fait raconter à Étienne l’histoire du peuple juif dans ses Actes des Apôtres (7, 2-53), le désert est le lieu du buisson ardent où dans la flamme Moïse fait la rencontre de Yahvé qui l’envoie en mission. C’est dans le désert que se trouve le Sinaï où Moïse reçoit les paroles de vie (Ac 7, 38). C’est dans le désert que pendant 40 ans le peuple chemina et céda à la tentation de l’idolâtrie (Ac 7, 41), tout en transportant la Tente du Témoignage. Dans ce contexte, par son séjour au désert, Jésus revit l’histoire de son peuple.

v. 2 y subir pendant quarante jours l’épreuve des forces adverses à sa mission, et il resta à jeun tout ce temps, si bien qu’à la fin il eut faim.

Littéralement : quarante jours éprouvé par le diable. Et il ne mangea rien en les jours ceux-là et étant accomplies eux il eût faim.

 
Nous savons que ce chiffre 40 est hautement symbolique. Dans la Bible, quarante ans désignent la durée d’une vie. Autour de cela se grefferont différents sens connexes : le temps du séjour du peuple juif au désert (le temps d’une vie) ou de la vie de Moïse (Ac 7, 23) et ici, le temps du jeûne et de la tentation. Nous comprenons que l’accent est sur une longue période de temps qui symbolise la durée d’une vie.

Luc ne nous dit rien de précis sur cette période. Mais en traduisant « diable » par « forces contraires à sa mission » comme nous le faisons (voir l’explication de cette traduction), nous pouvons imaginer la tentation de retourner à son patelin et de continuer à exercer son métier de charpentier comme il le faisant jusque là, et probablement de connaître une vie normale comme tout bon Juif à cette époque. De fait, qu’il y a-t-il de mal à conserver le statu quo? En quoi sommes-nous obligés à vivre une rupture abrupte et à jouer au héro? En réalité, nous n'avons qu'une seule obligation, celle d’être fidèle à soi et aux appels intérieurs.

Luc parle de 40 jours de jeûne. Il y a quelque chose d’invraisemblable à étendre à 40 jours la période de jeûne, mais Luc fait probablement référence à une période d’intense réflexion où Jésus doit prendre une décision qui va orienter le reste de sa vie.

v. 3 L’une des forces adverses s’exprima ainsi : « Si Dieu est avec toi, ordonne à cette pierre de devenir du pain. »

Littéralement : Mais il dit à lui le diable: si fils tu es de Dieu, dit à la pierre celle-ci afin qu’elle devienne du pain.

 
En quoi le désir de manger est-il une tentation quand on a faim? Ici, la tentation n’est pas dans le désir de satisfaire sa faim, mais la façon de le faire. La manière humaine de le faire est de compter sur les autres, comme sur ceux qui peuvent fabriquer du pain et nous l’échanger contre quelque chose que nos mains peuvent fabriquer. La tentation est de rechercher une façon où on contrôlerait complètement la fabrication du pain, ou encore où nous n’aurions même pas besoin de pain, ce qui relèverait dans les deux cas de l’ordre de Dieu. La question se ramènerait donc à ceci : veux-tu être humain ou divin?

Demander du pain est tout à fait légitime puisqu’il fait partie de la prière que nous a laissé Jésus : « Donne-nous chaque jour notre pain quotidien ». Et la fraction du pain est au coeur de la symbolique chrétienne : « Prenant du pain, il rendit grâces, le rompit et le leur donna, en disant: "Ceci est mon corps, donné pour vous; faites cela en mémoire de moi. » La tentation est d’obtenir le pain sans passer par le partage.

v. 4 Jésus lui répliqua : « On lit dans la Bible: La personne ne doit pas vivre seulement de pain. »

Littéralement : Et répondit vers lui le Jésus: il a été écrit que pas sur pain seul vivra l’homme.

 
La réponse de Jésus nous renvoie à l’expérience du peuple juif au désert. Nous avons ici une référence à Deutéronome 8, 3 : « Il (Yahvé) t’a humilié, il t’a fait sentir la faim, il t’a donné à manger la manne que ni toi ni tes pères n’aviez connue, pour te montrer que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais que l’homme vit de tout ce qui sort de la bouche de Yahvé. » En d’autres mots, le peuple juif n’a pas eu à se soucier du pain au désert, car Yahvé y voyait en lui donnant la manne. Ce qui importait, c’était de demeurer fidèle à Yahvé et à sa parole.

v. 5 Le soulevant pour voir en un coup d’oeil tous les royaumes de l’univers,

Littéralement : Et ayant fait monter lui, il montra à lui tous les royaumes de l’univers en un instant de temps

v. 6 une autre force lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir et la célébrité qui vient avec ça, car c’est moi qui contrôle tout cela et je le réparti selon mon bon plaisir.

Littéralement : et dit à lui le diable : à toi je donnerai la puissance celle-là toute ensemble et la gloire d’eux, qu’à moi fut remise et à qui si jamais je veuille je donne elle.

v. 7 Aussi, si tu deviens mon esclave, tous ces royaumes sont à toi. »

Littéralement : toi donc si jamais que tu te prosternes devant moi, sera de toi toute elle.

 
Nous sommes devant le pouvoir politique. Luc a une vision négative de ce pouvoir en affirmant qu’il est aux mains des forces du mal : Dieu aurait accepté qu’en ce monde ce pouvoir puisse sévir et assurer sa succession. Il semblerait que cela aurait pu être une option de Jésus : entrer dans la logique du pouvoir. Avec sa capacité d’attirer les foules, nous pouvons imaginer que Jésus aurait pu se tailler un petit royaume de gens qu’il aurait pu contrôler à sa guise comme un guru. Et quand on regarde les hommes politiques de ce monde et leur effort incessant pour se maintenir au pouvoir, on comprend l’étendue de la tentation.

v. 8 Jésus lui répondit en ces termes : « On lit dans la Bible : Tu reconnaîtras l’autorité du Seigneur ton Dieu et à lui seul tu t’attacheras. »

Littéralement : Et répondant le Jésus, il dit à lui: il a été écrit: Seigneur le Dieu de toi tu adoreras et à lui seul tu rendras un culte.

 
La réponse de Jésus nous renvoie encore à l’expérience du peuple juif au désert. Nous avons ici une référence à Deutéronome 6, 13 : « C’est Yahvé ton Dieu que tu craindras, lui que tu serviras, c’est par son nom que tu jureras. » Rappelons le contexte. Yahvé a communiqué à Moïse ses dix paroles, i.e. les lois et les coutumes qu’Il demande au peuple de mettre en pratique. En acceptant ces lois, le peuple aura longue vie et héritera d’une terre, de maisons et de puits qui lui seront donnés en cadeau. En contrepartie, le peuple devra s’attacher à Yahvé de tout son être et n’avoir d’autre absolu que Lui. Cela implique que ce qui doit guider sa vie doit prendre sa source dans cette parole reçue au Sinaï. Pour Jésus, le dilemme devient ceci : quelle est la source de l’autorité, soi-même ou Dieu? Le dictateur répond : moi-même. Jésus répond : Dieu. Bien sûr, il peut y avoir imposture à se réclamer de l’autorité de Dieu. Sans entrer dans cette discussion, qu’il suffise de dire que se mettre sous l’autorité de Dieu implique la recherche d’une réponse qui vient pas liée à ses propres intérêts, qui n’est pas immédiate mais demande beaucoup de réflexion, et passe souvent par les autres.

v. 9 Une autre force l’emmène ensuite à Jérusalem, le place debout sur le sommet du Temple, et lui dit : « Si Dieu est avec toi, jette-toi en bas.

Littéralement : Mais il mena lui vers Jérusalem et le plaça sur le pinacle du temple et dit à lui : si fils tu es de Dieu, jette toi-même de là en bas..

v. 10 Car on lit dans la Bible : Il imposera à ses messagers à ton sujet l’exigence de te protéger. »

Littéralement : Car il a été écrit qu’aux messagers de lui il commandera au sujet de toi de garder toi.

v. 11 et même : Ils te soulèveront avec leurs mains pour éviter que ton pied ne heurte une pierre. »

Littéralement : Et que sur mains ils porteront toi, de peur que tu heurtes vers pierre le pied de toi.

 
De quelle tentation s’agit-il exactement? Elle concerne la perspective de mourir. Se jeter en bas d’un lieu élevé entraîne une mort assurée. On peut se demander pourquoi doit-on se rendre à Jérusalem et, plus précisément, au sommet du Temple pour trouver un lieu élevé d’où se jeter. Il faut croire que le temple de Jérusalem par ses murs élevés nourrissait beaucoup l’imagination et devait parfois donner le vertige. Cette tentation est subtile, car elle s’appuie sur la Bible, plus particulièrement sur le Psaume 91, vv. 10-12, qui dit : « Le malheur ne peut fondre sur toi, ni la plaie approcher de ta tente: il a pour toi donné ordre à ses anges de te garder en toutes tes voies. Sur leurs mains ils te porteront pour qu’à la pierre ton pied ne heurte. » En d’autres mots, un protégé de Dieu n’a rien à craindre, car Dieu veillera à ce qui rien ne lui arrive. Il y avait quelque chose de semblable chez le coureur automobile Ayrton Senna qui disait ne rien craindre et se sentir protégé de Dieu, car il faisait régulièrement sa prière. Vous connaissez sans doute la suite. Il est mort tragiquement dans un accident lors d’une course automobile.

v. 12 Mais Jésus lui répondit : « La Bible dit : Tu ne contrôleras pas le Seigneur ton Dieu en le forçant à manifester sa présence. »

Littéralement : Et répondant il dit à lui le Jésus qu’il a été dit : tu ne mettras pas à l’épreuve seigneur le Dieu de toi.

 
La réponse de Jésus nous renvoie encore à l’expérience du peuple juif au désert et est une citation de Deutéronome 6, 16 : « Vous ne mettrez pas Yahvé votre Dieu à l’épreuve, comme vous l’avez mis à l’épreuve à Massa. » Souvenons-nous qu’au désert le peuple s’est plaint à Moïse de ne pas avoir d’eau à boire et lui a reproché de les avoir entraîné hors d’Égypte pour connaître la misère, et a donc mis en doute la protection et le soutien de Dieu à leur égard, ce qui a forcé Yahvé à dire à Moïse de prendre le même bâton utilisé pour frapper le fleuve lors de la sortie d’Égypte pour faire sortir de l’eau d’un rocher. Ce lieu fut par la suite connu sous le nom de Massa et Meriba. Le reproche de la Bible au peuple est celui de douter de la présence agissante et bienveillante de Dieu, et donc de le forcer à agir comme nous le voulons, et non comme lui le veut. Ce sont alors deux volontés différentes qui s’affrontent. L’intention de Jésus est claire et on l’entendra clairement à Gethsémani : « Que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse ». La réponse de Jésus signifie ceci : on ne peut agir sans se soucier de la volonté de Dieu, en espérant par la suite l’entraîner sur notre chemin.

v. 13 Après avoir épuisé la liste des épreuves, les forces adverses se firent plus discrètes avant de revenir au bon moment.

Littéralement : Et ayant achevé toute épreuve, le diable s’éloigna de lui jusqu’au temps.

 
Ce qu’il faut retenir, c’est que Jésus a été confronté toute sa vie à des choix déchirants. Bien sûr, on présente une liste de tentations au début de sa mission, mais ces tentations ne le quitteront jamais vraiment. Luc dit simplement que Jésus aura à également à faire des choix déchirants au moment d’affronter la mort en face. En regroupant ces tentations au moment où Jésus réfléchit sur son avenir, Luc se trouve éclairer l’ensemble de son ministère.

  1. Analyse de la structure du récit

    Introduction et mise en contexte :
    v. 1-2a : L’Esprit Saint conduit Jésus au désert pour y subir pendant 40 jours l’épreuve des assauts de forces contraires à sa mission

    1. L’épreuve de la faim
      v. 2b : Après 40 jours de jeûne, Jésus a faim

      1. Proposition de la force contraire : Dieu est capable de lui donner le pouvoir de se nourrir à partir des pierres
        v. 3 Ordonne à cette pierre de devenir du pain

      2. Réponse de Jésus (citation du Deutéronome sur l’expérience du peuple juif au désert) : il faut d’abord écouter Yahvé et lui s’occupera du reste
        v. 4 L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui sort de la bouche de Yahvé

    2. L’épreuve du pouvoir politique
      v. 5 La force adverse lui montre tous les royaumes de l’univers

      1. Proposition de la force contraire : Si tu acceptes d’entrer dans cette logique du pouvoir politique et tu t’y soumets totalement, tu l’auras
        v. 6-7 Tu auras ce pouvoir et cette célébrité si tu acceptes son esclavage

      2. Réponse de Jésus (citation du Deutéronome sur l’expérience du peuple juif au désert) : c’est Dieu qui donne et à lui seul il faut s’attacher de tout son coeur
        v. 8 Dieu seul est un absolu

    3. L’épreuve du déni de la mort
      v. 9 La force l’amène au sommet du Temple de Jérusalem

      1. Proposition de la force contraire : Jette-toi en bas et Dieu s’occupera de toi pour que rien ne t’arrive
        v. 10-11 Dieu te protègera et veillera à ce que rien ne te fasse mal

      2. Réponse de Jésus (citation du Deutéronome sur l’expérience du peuple juif au désert) : ce n’est pas à nous de dicter le chemin de Dieu
        v. 12 Tu ne peux forcer Dieu à manifester sa présence

    Conclusion : Jésus a passé l’épreuve des forces adverses qui reviendront avant qu’il meure
    v.13 Jésus a épuisé la liste des tentations, mais elles reviendront

  2. Analyse du contexte

    1. Mission de Jean Baptiste (Lc 3, 1-14)
      1. Dans la région du Jourdain, Jean Baptiste proclame un baptême de conversion pour le pardon des péchés (Lc 3, 1-6)
      2. Il invite les foules à faire face au Jugement de Dieu sur le point de sévir et qui n’épargnera personne, même les Juifs (Lc 3, 7-9)
      3. À ceux qui lui demandent quoi faire, il donne les conseils suivants (Lc 3, 10-14)
        1. De manière générale, il faut partager vêtements et nourriture
        2. Les percepteurs s’impôt doivent éviter de percevoir plus que ce qui est exigé
        3. Les militaires doivent éviter d’extorquer et de molester les gens

    2. Transition vers la mission de Jésus (Lc 3, 15-20)
      1. Pour éviter toute confusion, Jean insiste pour dire qu’il n’est pas le messie, car il ne peut offrir qu’un baptême d’eau
      2. Il annonce un plus fort que lui et qui sera en mesure d’offrir un baptême dans l’Esprit saint et le feu, et donc en mesure d’exercer un véritable jugement
      3. Jean Baptiste est arrêté et mis en prison

    3. Vocation de Jésus et préparatifs (Lc 3, 21 – 4, 13)
      1. Après son baptême, dans un moment de prière, Jésus découvre qu’il est appelé par Dieu
      2. Généalogie de Jésus
      3. Jésus subit l’épreuve des tentations comme le peuple Juif aux déserts et en sort victorieux

    4. Début de la mission de Jésus en Galilée : il enseigne dans les synagogues sa réputation se répand (Lc 4, 14-44)

      1. À Nazareth (Lc 4, 16-30)
        1. Lecture du livre d’Isaïe et proclamation que cette bonne nouvelle est pour maintenant
        2. Réactions mitigées de l’auditoire

      2. À Capharnaüm (Lc 4, 31-41)
        1. Jésus expulse d’un homme un démon impur
        2. Les gens sont stupéfaits de l’autorité de sa parole
        3. Jésus guérit la belle-mère de Simon chez elle
        4. Les gens amènent à Jésus leurs malades pour qu’il les guérisse

      3. Dans un lieu désert (Lc 4, 42-44)
        1. Jésus se retire pour prier
        2. Les gens vont à lui et veulent le retenir, mais Jésus annonce qu’il doit aussi annoncer ailleurs la bonne nouvelle

    • Notre récit est donc une cheville entre la mission de Jean Baptiste et celle de Jésus. Dans son récit de l’enfance, Luc a accentué le parallèle entre la naissance de Jean Baptiste et celle de Jésus. Les deux sont maintenant des adultes, et Luc poursuit ce parallèle, mais il le fait par contraste : l’un n’est pas le messie et ne peut donner qu’un baptême d’eau, l’autre sera le véritable messie pouvant donner le baptême de l’Esprit. Cette place de l’Esprit est majeure, car autant Luc n’en parle pas pour Jean Baptiste, autant avec Jésus il insiste pour dire qu’à son baptême l’Esprit descend sur lui et va le guider tout au long de sa mission, en incluant ce séjour au désert pour connaître les épreuves de la tentation.

    • Le contraste entre Jean Baptiste et Jésus est accentué par le fait qu’on ne dit rien de précis sur la vocation de Jean Baptiste, sinon que la parole de Dieu lui a été adressée, et que maintenant il prêche sans relâche dans le désert, invitant les gens à faire face au jugement qui vient en se convertissant, une conversion exprimée par son baptême. Par contre, de Jésus on dit non seulement qu’il est le fils chéri de Dieu, et donc qu’il a une mission unique, mais qu’en acceptant l’épreuve des tentations, il reprend humblement le même chemin qui fut celui de son peuple en route vers la terre promise.

    • En présentant la généalogie de Jésus où il fait remonter ses ancêtres jusqu’à Adam, Luc fait un pas de plus dans la présentation de l’humanité de Jésus : non seulement il peut se dire fils de Juifs en ayant vécu les mêmes épreuves que son peuple, mais par son sang il appartient à l’ensemble de l’humanité.

    • Bref, Jésus se détache de Jean Baptiste sur deux fronts : d’une part, par son Esprit il jouit d’une puissance unique, d’autre part, par sa vie et ses épreuves, il est le plus humain des humains.

  3. Analyse des parallèles

    Rappelons que, selon la théorie la plus acceptée dans le monde biblique, Marc aurait été le premier à publier son évangile, Matthieu et Luc auraient réutilisé une bonne part de l'oeuvre de Marc dans leur évangile, tout en intégrant une autre source, connue des deux et appelée « source Q », ainsi que d'autres sources qui leur sont propres, et enfin Jean aurait publié plus tard un évangile indépendant, sans connaître Marc, Matthieu et Luc, même s'il semble avoir eu accès à des sources semblables.

    Dans ce contexte, l'étude des parallèles nous permet de mieux cerner ce qui est spécifique à chaque évangéliste. Voici notre convention : on a souligné les passages de Marc repris par l'un ou l'autre des autres évangélistes; on a mis en bleu ce qui est commun à Matthieu et Luc seulement. Les versets de Matthieu entre parenthèses carrées ont été placés hors séquence pour fin de comparaison.

    Marc 1Matthieu 4Luc 4
    12 Et aussitôt l’esprit le poussa au désert. 1a Alors le Jésus fut emmené au désert par l’esprit, 1 Puis, Jésus, rempli d’un esprit saint revint du Jourdain et il était mené dans l’esprit dans le désert
    13 Et il était dans le désert quarante jours tenté par le Satan. Et il était avec les bêtes.1b-2 pour être tenté par le diable. Et il jeûna quarante jours et quarante nuits, après quoi il eut faim. 2 quarante jours tenté par le diable. Et il ne mangea rien en ces jours-là, et eux ayant été achevés, il eut faim.
     3 Et, s’approchant, le tentateur dit à lui : si tu es fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains.3 Puis, le diable dit à lui : si tu es fils de Dieu, dit à cette pierre qu’elle devienne du pain.
     4 Puis, ayant répondu il dit : il a été écrit : pas de pain seul vivra l’homme, mais de toute parole sortant à travers bouche de Dieu. 4 Et il répondit vers lui le Jésus : il a été écrit : pas de pain seul vivra l’homme.
     [8-9 Encore, le diable le prend avec lui vers une très haute montagne et lui montre tous les royaumes du monde et leur gloire et lui dit : Tout cela, je te le donnerai si, étant tombé, tu te prosternes vers moi. 5-7 L’emmenant avec lui il lui montra en un instant tous les royaumes de l’univers et le diable lui dit : Je te donnerai tout ce pouvoir et leur gloire, car elle m’a été livrée, et je la donne à qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes devant moi, elle sera à toi tout entière.
     10 Alors lui dit le Jésus, Va, Satan! Car il a été écrit : Seigneur ton Dieu du prosterneras et à lui seul tu rendras un culte. ]8 Et ayant répondu le Jésus dit : il a été écrit : Seigneur ton Dieu du prosterneras et à lui seul tu rendras un culte.
     5 Alors le diable prend avec lui lui dans la ville sainte et il se tint sur le pinacle du temple.9a Puis, il mena lui dans Jérusalem et il se tint sur le pinacle du temple.
     6 et lui dit: Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas; car il a été écrit qu’il donnera pour toi des ordres à ses anges, et sur leurs mains ils te porteront, de peur que tu ne heurtes du pied quelque pierre.9b-11 et lui dit: Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d’ici en bas; car il a été écrit qu’il donnera pour toi des ordres à ses anges de te garder et sur leurs mains ils te porteront, de peur que tu ne heurtes du pied quelque pierre.
     7 Le Jésus lui déclara : encore il a été écrit : Tu ne tenteras pas Seigneur, ton Dieu.12 Et ayant répondu, il lui dit le Jésus qu’il a été dit : Tu ne tenteras pas Seigneur, ton Dieu.
    Et les anges le servaient.11 Alors le diable le quitte, et voici que des anges s’approchèrent et ils le servaient.13 Ayant ainsi achevé toute tentation, le diable s’éloigna de lui jusqu’au moment favorable.

     

    • Une première constatation s’impose : nous avons deux sources différentes des tentations de Jésus, celle très brève de Marc, et celle de la source Q que reprennent Matthieu et Luc. Matthieu et Luc devaient connaître celle de Marc, puisque la structure du ministère de Jésus en Galilée suit celle de Marc. D’ailleurs Matthieu a conservé un écho de Marc dans sa finale en mentionnant le rôle des anges qui viennent servir Jésus. Quant à Luc, on pourrait voir un écho de Marc au début quand il dit que Jésus a été tenté pendant 40 jours, la même expression que chez Marc, alors que Matthieu parle plutôt d’un jeûne de 40 jours.

    • Quand on compare la version de Marc et celle de la source Q, il est clair que cette dernière cherche à détailler les tentations : il ne suffit plus de savoir que Jésus a vécu des tentations comme tout être humain, mais on veut pouvoir les préciser. Mais la façon de les préciser est assez originale, car on se réfère aux tentations du peuple juif au désert. Tout d’abord, en affrontant le désert sous la conduite de Moïse, il a dû faire face à la pénurie de nourriture et se fier à Dieu qui lui a donné la manne. Ensuite, le peuple aurait voulu contrôler son destin en demeurant en Égypte et en ayant maison, terre et puits, mais Moïse leur a rappelé que c’est Yahvé qui leur donnera tout cela, si tu moins il s’attache de tout leur coeur à Yahvé et à sa parole. Enfin, le peuple aurait voulu un autre destin que celui d’avoir à marcher au désert avec les risques d’avoir faim, soif et froid, et même le risque de mourir, mais Moïse l’ invite à simplement mettre leur foi en Yahvé seul. Tout en faisant revivre à Jésus les tentations du peuple Juif au désert, la source Q lui donne une dimension universelle : ces tentations deviennent celles de rechercher exclusivement son bien-être physique, la tentation du pouvoir absolu, la tentation d’échapper aux aléas de la vie humaine, dont la souffrance et la mort.

    • Quand on met en parallèle deux textes, on cherche à déterminer quelles modifications l’auteur a pu apporter à sa source pour mieux l’aligner à son propos théologique. Dans le cas des récits des tentations de Jésus provenant de la source Q, il est difficile de déterminer quelle forme avait le récit originel et lequel de Luc ou Matthieu l’a modifié. Par exemple, est-ce Matthieu qui poussé la tentation du pouvoir politique au dernier rang, ou est-ce Luc qui a poussé la tentation du déni de la mort au dernier rang? Étant donné la finale de Luc qui nous donne rendez-vous au récit de la passion pour l’assaut final du des forces adverses, je suis porté à penser que c’est Luc qui a modifié sa source pour créer ce lien. Ainsi, cette troisième tentation représente un sommet chez Luc, car elle est la plus difficile, celle de devoir souffrir et mourir. La réponse finale de Jésus sera donnée lors de son procès et de sa mise en croix.

    • Nous pouvons faire une dernière observation. Luc a une vision assez négative du pouvoir politique, car il prend la peine de faire un petit développement que ce pouvoir est entièrement aux mains des forces adverses (v.6), de par la volonté même de Dieu (car elle m’a été livrée, et je la donne à qui je veux). Cela éclaire quelque peu son parti pris pour les pauvres dès la naissance de Jésus (c’est aux bergers que sera annoncée la bonne nouvelle).

  4. Intention de l'auteur en écrivant ce passage

    • En cherchant à interpréter les accents particuliers de Luc, il faut d’abord admettre que sa marge de manoeuvre est limitée. Car il suit de canevas de base établi par Marc, i.e. la séquence prédication de Jean Baptiste au désert, le baptême de Jésus par Jean Baptiste et la révélation de sa mission unique, puis le séjour de quarante jours au désert où il connaîtra les tentations reliées à cette mission. Mais selon son habitude, il aime ordonner de manière systématique les récits en assurant des transitions tout en douceur. C’est ainsi qu’on quitte Jean Baptiste parce qu’il a été mis en prison, et maintenant on peut donner toute la place à Jésus. Mais comme Jean Baptiste n’est plus dans le portrait, il ne peut plus raconter le baptême de Jésus, et donc se contente de le mentionner sous forme d’allusion, et ce sera dans un moment de prière, et non lors de son baptême, que Jésus prendra conscience de sa mission. Enfin, alors que Marc passe ensuite aux tentations de Jésus, Luc insère ici une généalogie de Jésus qui le fait remonter à notre ancêtre commun, Adam. Ce n’est que par la suite qu’il passe aux tentations de Jésus. Comme on peut l’observer, malgré le cadre de Marc qu’il suit de près, Luc le modifie et lui donne des accents particuliers.

    • Or le fait d’insérer la généalogie de Jésus, où ses ancêtres remontent jusqu’à Adam, avant même de présenter le récit des tentations, colore l’ensemble en disant ceci : Jésus fait partie de notre humanité, et comme tout être humain, il a dû mener un combat pour résister à toutes sortes de tentation. Dans le destin de Jésus, il y a quelque chose d’universel.

    • Bien sûr, Luc reprend les thèmes de la tradition Q où Jésus doit affronter ses besoins physiques, ses besoins de pouvoir et ses besoins d’éviter les aléas de la vie dont la mort fait partie, et y répond en se référant à l’attitude de confiance absolue et d’attachement inconditionnel attendu du peuple juif au désert. Au fond, voilà le paradoxe : les forces adverses disent à Jésus que s’il est Fils de Dieu, que Dieu lui permette d’être Dieu. La réponse de Jésus est de rejoindre la condition humaine et de la vivre dans la foi.

    • Le fait d’avoir mis la tentation du déni de la mort comme dernière tentation, donc en quelque sorte, un sommet dans les tentations, est indicatrice que Luc y voit l’une des plus grandes auxquelles Jésus ait été confronté. Voilà pourquoi quand viendra l’épreuve de Gethsémani, Luc écrira ceci : « Entré en agonie, Jésus priait de façon plus instante, et sa sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre. » En cela, Jésus partage notre humanité.

    • Enfin, parmi les thèmes dominants de Luc, est celui du partage des richesses et du souci de Dieu pour les pauvres. Sa façon de formuler la 2e tentation est indicatrice de sa vision des choses : le pouvoir politique est aux mains des forces adverses et est incompatible avec Dieu.

  5. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

    • Les trois tentations se prêtent facilement à l’actualisation : nous n’avons qu’à imaginer leur équivalent moderne.

      1. Première tentation: vouloir être Dieu en contrôlant sa source de subsistance (tu as faim, donne-toi du pain en transformant cette pierre)
        • Ancré profondément dans l’être humain est son besoin d’autonomie, mais ce besoin d’autonomie peut errer en refusant toute dépendance. Comme j’ai reçu la vie, je reçois le pain dont j’ai besoin, comme toute cette variété de nourriture que je n’ai pu produire. La vie est essentiellement échange avec le monde ambiant, et la tentation est d’interrompre cet échange. Des exemples :
          • Refuser le savoir accumulé par l’humanité à travers ses chercheurs
          • Refuser la sagesse des autres cultures
          • Refuser de dépendre des autres pour mon pain, mon lait, mes oeufs, ma viandes, etc.
          • Refuser de dépendre des autres pour grandir comme humain

        • Ce qui s’applique à des individus, peut s’appliquer à des entités plus générales, comme des pays, ou des corporations. De manière habituelle, on entend un pays annoncer son désir d’indépendance par rapport aux sources de pétrole ou de gaz ou d’eau, ou encore rechercher une certains indépendance alimentaire. Chez les entreprises internationales, on parle d’intégration verticale : on cherche à contrôler tout le cycle de production, des sources approvisionnements au produit final; par exemple, un journal voudra posséder sa propre papetière, sa propre imprimerie en plus de l’équipe de journalistes. Il y a des raisons pragmatiques qui peuvent justifier cette approche, mais l’ériger en philosophie devient autodestructrice, comme le démontre un certain nombre d’échecs retentissants. C’est comme si l’humanité a ainsi été faite qu’il nous fallait compter les uns sur les autres, et emprunter une autre voie conduit à une impasse. Des exemples :
          • L’esprit corporatisme qui refuse l’entrée de denrées alimentaires de pays plus pauvres
          • Le refus de dépendre d’une petite entreprise, même si elle a l’expertise à nul autre pareil

      2. Deuxième tentation : vouloir être Dieu en exerçant un contrôle absolu sur le monde politique

        • L’appel du pouvoir apparaît universel et probablement celui qui crée le plus d’esclaves. Il semble qu’une fois qu’on a goûté au pouvoir, il devient difficile de s’en passer. Cela vaut tant pour les individus, les corporations que des entités politiques. En contrepartie, affirmer que Dieu seul est un absolu et qu’à lui seul on exprimera un attachement total oblige de prendre une distance par rapport à soi. Cela signifie également qu’on recevra sa valeur non pas des autres, mais de Dieu seul. Des exemples de l’emprise de cette tentation :
          • Refuser d’abdiquer un pouvoir politique même si les élections en ont décidé autrement
          • Refuser d’impliquer les autres dans les décisions à prendre
          • Refuser toutes forces d’opposition ou toute opinion contraire
          • Refuser le long processus de la recherche commune de la vérité
          • Refuser de prendre une distance par rapport à son statut ou à son rôle ou à des idées

      3. Troisième tentation : vouloir être Dieu en n’étant plus soumis aux aléas de la vie, en incluant la souffrance et la mort

        • Cette tentation peut sembler difficile à appliquer à soi, car il nous est impossible d’échapper à notre condition mortelle. Mais cette tentation peut néanmoins prendre des formes subtiles : Des exemples :
          • S’imaginer que, parce nous sommes des gens religieux, l’adversité ne nous frappera pas
          • S’imaginer que nos plans, parce que nous sommes des gens religieux, correspondent nécessairement à ceux de Dieu
          • S’imaginer que le chemin de Dieu est si simple qu’il n’implique pas l’écoute des autres ou des événements de la vie

    • Nous pourrions orienter notre réflexion vers le geste de Jésus d’aller au désert en période d’intense réflexion et de dépouillement, en essayant de se mettre totalement à l’écoute de l’Esprit. Il y a plusieurs exemples de situations qui nous donnent l’occasion de nous dépouiller intérieurement pour réfléchir sur le sens à donner à sa vie :
      • La maladie qui nous cloue au lit, nous rend vulnérable et nous fait repenser nos acquis
      • La perte d’un être cher qui contribue à l’écroulement de notre monde et nous oblige à repenser nos valeurs
      • L’échec d’un projet où nous avions investit toutes nos énergies et nous désoriente complètement, nous reposant la question de ce qui vaut la peine et ce qui n’en vaut pas
      • Certains événements où nous nous sentons trahis par nos amis et ceux en qui nous avions confiance, et nous oblige à repenser nos valeurs et notre entourage
      • L’appel de certains à un projet qui nous semble au-delà de nos forces ou tellement différent de ce que nous avions imaginé, ce qui remet en question notre identité et ce que nous voulions faire de notre vie.

 

-André Gilbert, Gatineau, février 2013