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Sommaire
La réponse à cette question est: oui. Mais attention, le commandement de lamour se retrouve rarement sur les lèvres de Jésus. Deux passages ont de bonnes chances de remonter au Jésus historique.
Le premier se situe en Marc 12, 28-34 où Jésus répond à une question dun scribe sur le premier commandement en unissant Deutéronome 6, 4-5 sur lamour de Dieu et Lévitique 19, 18 sur lamour du prochain. Faute dattestation multiple, cest le critère de discontinuité qui nous amène à reconnaître son caractère historique, car le geste de citer mot à mot et ensemble ces deux passages de lAncien Testament et de les décrire comme premier et deuxième commandement est tout à fait unique et sans précédent, et on chercherait en vain léquivalent dans lensemble de lAncien Testament, dans la littérature intertestamentaire, dans le Judaïsme hellénique, dans le rabbinisme ou même dans le reste du Nouveau Testament.
Le deuxième passage est celui qui provient de la source Q où Jésus demande daimer ses ennemis (Luc 6, 27 || Matthieu 5, 44). Encore ici, cest le critère de discontinuité qui nous amène à reconnaître son caractère historique, puisque cette expression directe et laconique ne se rencontre nulle part ailleurs, soit dans lAncien Testament, soit à Qumran, soit dans les Apocryphes de lAncien Testament, soit dans le Judaïsme hellénistique, soit chez les philosophes gréco-romains, soit encore dans le reste du Nouveau Testament.
Quant à beaucoup dautres expressions autour de la relation aux autres, il est impossible de les faire remonter au Jésus historique. Cest le cas de la règle dor (Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pour eux pareillement, Luc 6, 31 || Matthieu 7, 12) dont on trouve léquivalent dans toute la tradition sapientielle du Proche Orient ancien. Cest le cas de lappel à saimer les uns les autres dans lévangile de Jean (13, 34; 15, 12) qui nest probablement quune relecture de Lévitique 19, 18 dans le cadre de la grande synthèse théologique de lévangéliste.
Élargissement des perspectives: le commandement de lamour chez Jésus
- Les divers commandements de lamour
Le portrait de Jésus que nous avons jusquici est celui dun maître juif du premier siècle engagé dans des discussions sur des points pratiques de la Loi comme le sabbat, les serments, ou le divorce. Il est donc légitime de nous poser la question : quelle est lattitude de Jésus par rapport à la Loi en général? Une mise en garde simpose tout de suite : son approche est toujours de discerner la volonté de Dieu, jamais dy voir un système moral. Dans cette veine, examinons les passages où Jésus parle du commandement de lamour.
Contrairement à ce quon pense, le commandement de lamour se retrouve rarement sur les lèvres de Jésus, et il provient habituellement dune citation de lÉcriture. Nous examinerons 3 textes : 1) Marc 12, 28-34 où Jésus cite le Deutéronome 6, 4-5 sur lamour de Dieu et Lévitique 19, 18b sur lamour du prochain; 2) la tradition Q (Matthieu 5, 44 || Luc 6, 27) où Jésus demande à ses disciples daimer leurs ennemis; 3) Jean 13, 34 où Jésus donne à ses disciples un nouveau commandement lors de son dernier repas.
- Le double commandement de lamour dans lévangile de Marc
- La place du double commandement de lamour (Marc 12, 28-34 || Matthieu 22, 34-40 || Luc 20, 39-40)
Notre texte sinsère dans le cycle des controverses de Jésus à Jérusalem (11, 27 12, 40) qui correspond au cycle des controverses de Jésus en Galilée (2, 1 3, 6), une structure minutieusement composée par Marc. On peut diviser ce cycle de Jérusalem en sept péricopes.
- Controverse sur lautorité de Jésus (11, 27-33). Cest la grande ouverture du cycle où on pose la question centrale de lautorité de Jésus à la suite de la purification du temple. Marc met en place les grands acteurs qui le condamneront à mort : les grands prêtres, les scribes et les anciens.
- Parabole des vignerons meurtriers (12, 1-12). Jésus amorce une attaque voilée de ses adversaires qui contestaient son autorité dans la première péricope.
- Limpôt dû à César (12, 13-17). La question piège provient des Pharisiens et Hérodiens, les mêmes adversaires quon trouve dans le premier cycle des converses, et qui lui vouent une hostilité mortelle. À chaque fois Jésus se montre victorieux dans sa réponse, démontrant son autorité.
- Controverse sur la résurrection des morts (12, 18-27). La question piège provient des Sadducéens. Marc semble vouloir présenter toute la panoplie des adversaires. Jésus montre son autorité en interprétant correctement lÉcriture. Mais le thème de la mort-résurrection est également le fil conducteur de toutes les controverses, annonçant le dénouement final.
- Le double commandement de lamour (12, 28-34). Cette péricope jure sur tout le fond des autres péricopes et apparaît comme un rayon de soleil. Lhostilité a fait place à lattitude sympathique dun scribe qui trouve judicieuse linterprétation de lÉcriture par Jésus à propos du premier commandement. Les opposants ont la bouche bée.
- Linterprétation du Psaume 110 (12, 35-37). Cest Jésus qui prend maintenant linitiative de poser une question pour embarrasser ses adversaires. Pour Marc, ce texte est une prophétie christologique de lexaltation de Jésus après sa mort.
- Mise en garde contre les scribes (12, 38-40). Jésus passe carrément à lattaque et reproche aux scribes leur comportement ostentatoire et leur dureté face aux pauvres.
Cest en regardant lensemble de ce cycle de controverses quon observe combien la péricope du double commandement de lamour est en porte-à-faux. Alors que Jésus est entouré dadversaires qui contestent son autorité, et quon assiste à une série dattaques et de contre-attaques, où se profilent larrestation et la mort de Jésus, apparaît soudainement un scribe qui apprécie la réponse de Jésus à ses adversaires. Cela ne cadre pas avec le contexte rédactionnel de Marc et son portrait des scribes. Nous sommes probablement devant une unité pré-marcienne qui a circulé de manière indépendante dans une tradition orale primitive.
- La structure et le contenu de Marc 12, 28-34
- La structure de Marc 12, 28-34
A Introduction (mise en scène) : vv 28 abc
v 28a Et un des scribes, sétant approché,
v 28b les ayant entendus discuter,
v 28c ayant vu quil (Jésus) leur (les Sadducéens) avait bien répondu
B 1ière intervention du scribe auprès de Jésus : vv 28de
v 28d lui demanda :
v 28e « Quel est le premier de tous les commandements? »
C 1ière réplique de Jésus au scribe : vv 29-31
v 29a Jésus répondit :
v 29b « Le premier cest :
v 29c "Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est lunique Seigneur,
v 30a et tu aimeras le Seigneur ton Dieu
v 30b de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ton intelligence et de toute ta force. "
v 31a Voici le second:
v 31b "Tu aimeras ton prochain comme toi-même."
v 31c Il ny a pas de commandement plus grand que ceux-là. »
Bˊ 2e intervention du scribe auprès de Jésus (approbation) : vv 32-33
v 32a Et le scribe lui dit :
v 32b « Fort bien, Maître,
v 32c tu as eu raison de dire quIl est unique
v 32d et quil ny en a pas dautre que Lui;
v 33a laimer de tout son coeur, de toute son intelligence et de toute sa force,
v 33b et aimer le prochain comme soi-même,
v 33c vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices.
Cˊ 2e réplique de Jésus au scribe (approbation et conclusion du dialogue) : v 34abc
v 34a Jésus, voyant quil avait répondu sagement,
v 34b lui dit :
v 34c « Tu nes pas loin du Royaume de Dieu. »
Aˊ Conclusion des dialogues de Jérusalem : v 34d
v 34a Et nul nosait plus lui demander quoi que ce soit.
La structure est assez simple, mais on y trouve quelques éléments complexes qui sécartent des récits évangéliques habituels.
- Le récit comporte deux conclusions, lun au v 34a qui clôt la série de questions posées à Jésus depuis 11, 27, lautre au v 34c qui clôt le dialogue avec le scribe.
- Il y a un phénomène unique dans les synoptiques, celui du pattern intervention - réponse (B C) qui est doublé (Bˊ Cˊ). La première intervention (B C) tourne autour de la notion de commandement. Elle commence par une question brève du scribe et est suivie par une réponse très élaborée de Jésus. Lordre est inversé dans la deuxième intervention (Bˊ Cˊ) avec une réplique élaborée du scribe (mais néanmoins plus courte que la réponse précédente de Jésus), suivi dune conclusion courte de Jésus (mais néanmoins plus longue que la question initiale du scribe). Nous avons un discours en forme de chiasme ou croisé : discours court discours long discours long discours court.
- Plusieurs termes-clé cimentent ensemble le récit. Lattribut « bien » est utilisé deux fois par le scribe pour parler du discours de Jésus et recevra un écho chez Jésus lorsquil considèrera que le scribe a répondu « sagement (ou intelligemment) ». Le ton de lensemble du récit est résolument positif, et ne cadre pas avec tout le contexte des controverses.
Le récit de Marc 12, 28-34 nest pas une création de lévangéliste, autrement il aurait fait un meilleur travail dintégration avec tout le contexte. Il provient plutôt dune tradition pré-marcienne isolée que Marc a inséré dans le cycle des échanges à Jérusalem pour le mettre au service de sa catéchèse sur lautorité de Jésus et sa supériorité sur ses adversaires juifs.
- Lexégèse de Marc 12, 28-34
- Dans tout lévangile de Marc, à lexception de ce passage-ci, on ne présente jamais les scribes sous un jour favorable. On utilise toujours le pluriel pour parler « des scribes » qui se joignent aux anciens et aux grands prêtres pour comploter larrestation de Jésus et se moquer de lui en croix.
- Il y a donc un scribe qui se détache des autres, car il apprécie la réponse de Jésus aux Sadducéens sur la résurrection des morts. Il est lexception qui prouve la règle. On ne dit pas quil est un Pharisien. Il faut croire que les Juifs en général, et les scribes en particulier, croyaient en la résurrection des morts.
- Ce scribe pose une question : « Quel est le premier de tous les commandements? » Attention! La question nest pas : « Quel commandement résume tous les autres? » La question porte sur un ordre, sur les priorités. Pour répondre, Jésus se tourne vers la prière traditionnelle juive, appelé Shema, qui est un amalgame de Deutéronome 6, 4-9; 11, 13-21; Nombres 15, 37-41. Il met laccent sur le point fondamental proclamé au début de la prière, la foi au vrai Dieu dIsraël et sa conséquence nécessaire, lamour complet et sans partage de Dieu. Marc nomme quatre facultés différentes (coeur, âme, intelligence et force) pour accentuer lengagement total des Israélites à Yahvé tant dans le culte que dans la vie quotidienne. Notons que lamour dont on parle ici na rien à voir avec une émotion ressentie, mais est une question de volonté et daction basée sur une alliance, tout comme un vassal du Proche Orient avait lobligation de maintenir une relation exclusive avec son suzerain. Ce commandement est donc le fondement de tous les autres commandements au sein de lalliance.
- La réponse de Jésus aurait pu se terminer ici. Mais il ajoute un second commandement quil place à côté du premier. Ce second commandement est tiré cette fois du Lévitique où, au chapitre 19, on trouve une série dobligations sociales qui atteignent un sommet positif au v. 18b : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Encore ici, lamour dont il sagit ici signifie vouloir et faire le bien, non ressentir une émotion quelconque. Et le prochain (hébreu rēaʽ) signifie celui avec qui on entre en relation de manière régulière, donc les membres de la communauté israélite; les étrangers résidents ne sont pas inclus dans cette catégorie. Il sagit donc pour un Juif de se montrer solidaire de son peuple. Enfin, lexpression « comme toi-même » renvoie aux droits et privilèges, au soutien et à lhonneur que chacun attend de la communauté, et quil doit à son tour garantir pour les autres.
- En associant deux textes différents de lÉcriture (Dt 6, 4-5 et Lv 19, 18b), Jésus utilise une méthode dinterprétation connue plus tard sous le nom de gěsērâ šāwâ. Cette méthode consiste à réunir deux textes différents mais qui comportent les mêmes mots-clés ou phrases afin quils sinterprètent mutuellement. Cette méthode est bien connue à lépoque de Jésus, car des gens comme Paul et lauteur de lÉpitre aux Hébreux lutilisent. En employant cette méthode, Jésus démontre une connaissance remarquable de lÉcriture, car il y a seulement quatre passages où on trouve lexpression « et tu aimeras ». Notons enfin que Jésus maintien distinct les deux commandements, Dieu dabord, le prochain ensuite.
- En acceptant sa réponse, le scribe reconnaît en Jésus un maître qui fait autorité. Mais son commentaire modifie la parole de Jésus sous trois aspects.
- Il accentue lunicité du vrai Dieu. Noublions pas que tout le monde méditerranéen était dominé par le polythéisme.
- Le scribe non seulement réduit les facultés à trois (coeur, intelligence, force), mais réduit la formulation des deux commandements à deux verbes à linfinitif (laimer (Dieu)...et aimer son prochain...), accentuant par là lunité de ces commandements.
- Il spécifie quels sont les commandements inférieurs à ces deux premiers : les commandements qui règlent le culte sacrificiel au temple.
- Cette péricope appartient à un genre littéraire appelé dialogue scholastique. En effet, il sagit dun dialogue positif autour de lÉcriture où chacun apporte sa contribution. Mais le côté positif a quand même une limite : si le scribe nest pas loin du Règne de Dieu, il lui manque quelque chose, i.e. laccueil complet du message dun Règne qui vient et en partie déjà présent. Pour Marc, cest la reconnaissance de Jésus comme messie et fils de Dieu. Mais il reste que lautorité de Jésus est reconnue par un des scribes de la communauté juive. Tout cela met fin aux attaques verbales des Juifs à légard de Jésus.
- Pour conclure, il faut admettre quil y a une tension dans ce texte entre le projet théologique de Marc et la tradition quil a entre les mains.
- Dune part, malgré le côté récalcitrant de la tradition dont il dispose, Marc réussit une adaptation habile.
- Un récit qui était au fond un dialogue scholastique au ton positif devient le sommet et la conclusion dune série de controverses. Lautorité de Jésus est même reconnue par un scribe juif.
- Marc réussit à faire triompher Jésus face aux autorités de Jérusalem à Jérusalem même à travers la voix dun érudit de Jérusalem, ce scribe juif.
- Malgré le côté amical de ce dialogue scholastique, Jésus garde linitiative et jouit du rôle principal.
- Malgré lapprobation de Jésus, le scribe nest pas encore là où il devrait être, i.e. accueillant Jésus comme messie.
- Dautre part, malgré tout le travail rédactionnel de Marc, la péricope napparaît pas comme une pure création de lévangéliste.
- Ce scribe unique est lexact opposé du portrait que Marc nous dresse des scribes.
- On ne trouve aucune référence dans cette péricope à une intention malveillante de la part du scribe. Au contraire, il loue lintervention de Jésus. Nous avons un cas unique dans la tradition chrétienne primitive dun maître juif qui est en accord avec Jésus et le loue, tout en ne le suivant pas comme disciple.
- Nous avons déjà décrit cette péricope comme un dialogue scholastique. Nous avons même deux séries de discussion, lune amorcée par la question du scribe, lautre par sa rétroaction à la réponse de Jésus. Cest un cas unique dans la tradition synoptique.
- Ce qui est également unique chez Marc, cest le fait de poser la question de la place et de linterprétation de la Loi mosaïque dans son ensemble. Marc na aucun intérêt pour une telle question, contrairement à Matthieu ou Luc.
Tout cela confirme notre observation que nous sommes devant une tradition pré-marcienne qui ne cadre pas du tout avec lensemble des récits de controverse. Cette tradition est très ancienne et pourrait remonter à la première génération chrétienne (30-70).
- Largument pour lhistoricité de Marc 12, 28-34
- Une articulation brève de largument
Largument comporte quatre éléments :
- Jésus cite mot pour mot à la fois Deutéronome 6, 4-5 et Lévitique 19, 18b. Cela est tout à fait unique et ne se retrouve nulle part ailleurs, ni dans lAncien Testament, ni à Qumran, ni chez Philon ou Josèphe, et ni dans le reste du Nouveau Testament
- Jésus les cite ensemble, pas seulement un seul des deux
- Jésus leur donne un ordre, lun est premier, lautre est deuxième
- Jésus conclut que ces deux commandements sont supérieurs à tous les autres commandements.
- La discontinuité dans lAncien Testament
Ni Deutéronome 6, 4-5 et ni Lévitique 19, 18b ne sont cités tels quels de nouveau dans le reste de lAncien Testament, sans mentionner le fait dêtre cités ensemble. Citons quelques exemples de textes similaires :
- 2 Rois 23, 25 : Il ny eut avant lui aucun roi qui se fût, comme lui, tourné vers Yahvé de tout son coeur, de toute son âme et de toute sa force, en toute fidélité à la Loi de Moïse, et après lui il ne sen leva pas qui lui fût comparable.
- Ecclésiastique 13, 15 : Tout être vivant aime son semblable et tout homme son prochain.
- Ecclésiastique 17, 14 : Il (Yahvé) leur dit: "Gardez-vous de tout mal", il leur donna des commandements chacun à légard de son prochain.
- Ecclésiastique 31, 15 : Juge le prochain daprès toi-même et en toute chose sois réfléchi.
- Michée 6, 8 : "On ta fait savoir, homme, ce qui est bien, ce que Yahvé réclame de toi: rien dautre que daccomplir la justice, daimer la bonté et de marcher humblement avec ton Dieu."
- Psaume 15, 3 : sans laisser courir sa langue; qui (lami de Yahvé) ne lèse en rien son frère, ne jette pas dopprobre à son prochain
- Zacharie 7, 9 : (Ainsi parle Yahvé Sabaot.) Il disait: Rendez une justice vraie et pratiquez bonté et compassion chacun envers son frère.
Tout dabord, on trouve des échos de Dt 6, 4-5 dans 2 Rois 23, 25, mais cest tout. Il ny a aucune citation directe. Dans lEcclésiastique, on trouve des allusions à Lv 19, 18. Mais on pourrait dire également que le texte reflète léthique typique des Grecs de la réciprocité entre amis. On pourrait ajouter quil fait aussi écho à la deuxième partie des dix commandements centrée sur les relations aux autres. Bref, cest en vain quon cherche des citations directes. Tout ce quon observe dans le reste de lAncien Testament, cest une tendance à résumer les obligations de la loi dans une liste courte, comme dans le texte de Michée 6, Psaume 15 ou Zacharie 7.
- La discontinuité dans les rouleaux de la mer Morte
Regardons quelques textes.
- Document de Damas (CD) 9, 2 : Et quant à ce quIl a dit : Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas rancune aux fils de ton peuple
- Document de Damas (CD) 6, 20-21 : (parmi les obligations de la communauté) daimer chacun son frère comme soi-même, et de soutenir la main de lindigent et du pauvre et de létranger, et de chercher chacun le bien-être
- Règle de la Communauté (1QS) 1, 1-2 : ...pour quils vivent selon la règle de la Communauté; pour rechercher Dieu de tout leur coeur et de toute leur âme...9 et afin quils aiment tous les fils de lumière...
Ce qui surprend, cest que la citation de Lv 19, 18 quon trouve dans CD 9, 2 sarrête court et ne mentionnant pas sa finale (v. 18b) : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». En fait, ses exhortations à aimer se limitent aux membres de la communauté. Quant à CD 6, 20-21, il nest pas vraiment une citation de Lv 19, 18 et parle de manière générale de lamour dû aux membres de la communauté. Enfin, on pourrait ajouter une chose saisissante : parmi les 16 copies du Lévitique trouvées à Qumran, aucune ne contient ce verset 18b.
Dans le texte de 1QS, on trouve un écho de Dt 6, 4-5 avec lengagement du coeur et de lâme dans la recherche de Dieu. On a trouvé à Qumran 33 copies du Deutéronome, et ils contiennent tous Dt 6, 4-5, mais seulement de façon fragmentaire, si bien quaucune copie nexiste sans une lacune quelconque autour de ce passage. Bref, on pourrait reconnaître tout au plus à Qumran la présence du double commandement de lamour de Dieu et du frère, mais sans le contenu exact et le caractère concis quon trouve en Marc.
- La discontinuité dans les écrits apocryphes de lAncien Testament
Commençons avec le livre des Jubilés.
- Jubilés 20, 2 : Il (Abraham) leur commanda de garder la voie du Seigneur, daccomplir la justice, de saimer les uns les autres, et quil en soit ainsi dans toute lhumanité, que chacun se conduise envers les autres en accomplissant sur la terre la justice et le droit
- Jubilés 7, 20 : Durant le vingt-huitième jubilé, Noé commença à édicter aux fils de ses fils les ordonnances, les commandements et tout ce quil connaissait (comme) loi. Il prescrivit à ses enfants daccomplir la justice, de couvrir la honte de leur corps, de bénir leur Créateur, dhonorer père et mère, daimer chacun son prochain, de se garder de la fornication, de limpureté et de toute violence.
- Jubilés 36, 4 : (Cest Isaac qui parle) Continuez, mes enfants, à vous aimer entre frères, comme un homme saime lui-même, chacun cherchant le bien de son frère et agissant en harmonie sur la terre. Quils saiment les uns les autres comme eux-mêmes... 7 Soyez ceux qui Le (Dieu) craignent et Ladorent, 8 chacun aimant son frère avec tendresse et en justice...
Les deux premiers textes cités des Jubilés font référence à Lv 19, 18, même si lexpression « comme soi-même » est absent. Mais on cherche en vain la référence à Dt 6, 4-5. Notre 3e texte parle effectivement de lamour des autres comme de soi-même ainsi que de la crainte de Dieu. On peut donc dire quil est précurseur dune tendance du Judaïsme à résumer les commandements de la Loi dans lobéissance à Dieu et dans lamour des membres de la communauté.
Certains biblistes tiennent à verser à ce dossier Les Testaments des douze Patriarches. Voici un de ces textes.
- Testament of Issachar 5: 1-3 "C'est pourquoi, mes enfants, gardez la loi de Dieu, acquérez la simplicité et marchez dans l'innocence, sans examiner indiscrètement les actions de votre prochain. Mais aimez le Seigneur et votre prochain, et ayez pitié de l'indigent et du faible."
Mais ces biblistes sont mal avisés. Tout dabord, les manuscrits grecs que nous avons datent du moyen-âge ou même de lépoque moderne. Ensuite, on y trouve linfluence claire dune main chrétienne dans sa version finale. De plus, ses nombreuses exhortations morales ont une saveur stoïcienne. On ne peut nier quun testament des patriarches ait existé au 1ier siècle puisquon a découvert une version araméenne de Lévi et un fragment de Nephtali. Mais il est différent du texte que nous possédons actuellement. Et ce dernier ne cite pas textuellement Dt 6, 4-5 et Lv 19, 18, et si on parle damour de Dieu et du prochain, on en parle généralement à des moments différents.
- La discontinuité chez Philon dAlexandrie et Josèphe
- Philon dAlexandrie
Dans la philosophie grecque classique, on a tendance à résumer les obligations humaines envers Dieu sous le terme de eusebeia (révérence, piété), et les obligations humaines envers les autres sous le terme de dikaiosynē (justice, rectitude). Cest ce que les Juifs de la Diaspora feront pour résumer les commandements de la Loi, ainsi Philon.
- Des lois spéciales, 215, 63 : Il existe, si on peut dire, deux grands principes qui regroupent les innombrables leçons et doctrines particulières, celui qui règle la conduite vis-à-vis de Dieu par des lois de piété et de sainteté (grec : eusebeias kai hosiotētos), et celui qui règle la conduite avec les hommes par des lois dhumanité et de justice (grec : philanthrōpias kai dikaiosynēs); chaque groupe se subdivise en un grand nombre didées subordonnées, dignes déloges.
- Du Décalogue, 22 : 109 Mais ceux qui ont pensé que, par delà leurs devoirs envers leurs concitoyens, il ny avait rien de tel que la bonté, ils se sont attachés uniquement à la fraternité envers la société des hommes, et, étant totalement occupés à lamour de la société des hommes, ont invité tout homme à une participation égalitaire à leurs bonnes oeuvres, travaillant en même temps dans la mesure de leur capacité à les soulager dans les désastres. 110 Maintenant, on pourrait à bon escient appeler ces derniers des hommes philanthropiques (philanthrōpoi), et les premiers des amoureux de Dieu (philotheoi), mais à moitié parfait dans la vertu; car les véritables parfaits sont ceux qui ont une bonne réputation dans les deux catégories. Par contre, ceux qui ne soccupent pas de leurs devoirs envers les hommes pour pouvoir se réjouir des bienfaits communs, et de pleurer devant ladversité, ou encore ne se consacrent pas à la piété et à sainteté envers Dieu (eusebeias kai hosiotētos), pourraient être considérés comme ayant été transformés en bêtes sauvages, sur le même pied que ceux qui, du point de vue de la férocité, négligent leurs parents, et donc sont hostiles aux deux groupes de vertus mentionnés plutôt, à savoir la piété envers Dieu et le devoir envers les hommes.
- De la vie de Moïse 2.31, 163 : Mais quand les récriminations se poursuivirent dans le camp de la part des hommes rassemblés en foules nombreuses et denses et se répandirent sur une grande distance, au point où le son rejoignit le sommet de la montagne, Moïse, entendant le tumulte, devint très perplexe. Il était à la fois un fervent fidèle de Dieu (theophilēs) et un ami de lhumanité (philanthrōpos), ne pouvant se convaincre dune part de quitter la société de Dieu avec qui il conversait, et discutait en son propre nom, étant seul avec lui, ni dautre part de demeurer indifférent à la multitude tout à fait anarchique et mauvaise.
Philon ne parle pas vraiment comme Jésus de deux types damour, mais plutôt de révérence ou piété envers Dieu et de philanthropie pour lhumanité. Comme on le voit dans Des lois spéciales, la Loi ne se résume pas de manière interchangeable soit à la piété envers Dieu ou à la philanthropie; les deux sont nécessaires. Pour lui, cest une erreur davoir seulement de la révérence envers Dieu et dignorer ses frères, ou dexprimer sa philanthropie sans révérence envers Dieu (voir Du Décalogue). Mais sa perspective est celle des deux parties du Décalogue donné par Dieu à Moïse, alors que celle de Jésus se situe en dehors du Décalogue. De plus, Philon ne commente jamais explicitement Lv 19, 18b utilisé par Jésus sur lamour du prochain. Enfin, quand il parle de lamour de lhumanité (philanthrōpos), il le restreint à ceux qui en sont dignes. Bref, il y a quelque chose doriginal chez Jésus.
- Flavius Josèphe
Josèphe continue la tradition du Judaïsme hellénistique de regrouper tous les devoirs humains sous deux principes.
- Guerre des Juifs 2.8.7 : Mais avant de toucher à la nourriture commune, il (le novice dans la communauté des Esséniens) sengage envers ses frères, par de redoutables serments, dabord à vénérer la divinité (eusebein ton theon), ensuite à observer la justice envers les hommes (anthropous dikaia), à ne faire tort à personne ni spontanément ni par ordre ; à toujours détester les injustes et venir au secours des justes
On aura noté que la justice envers les hommes implique de détester les injustes et de limiter sa solidarité aux justes, une approche différente de celle de Jésus. Dailleurs, tout comme Philon, Josèphe ne cite jamais directement Lv 18, 19b.
En conclusion, notre enquête sur Philon et Josèphe nous a permis de confirmer quon ne trouve pas chez ces auteurs les quatre éléments de largumentation de Jésus que nous avons identifiés plus tôt.
- La discontinuité chez les rabbins primitifs
Transportons-nous vers lan 200, à la période de Mishna. On y trouve tout au plus des citations dispersées de Dt 6, 4-5 et Lv 19, 18b. Il y a dans le rabbinisme une tendance à regrouper les commandements sous un principe général, appelé kělāl. Mais attention! Un kělāl ne résume pas tous les commandements, il les regroupe tout simplement. De plus, quand on se tourne vers les commentaires de Lv 19, 18b, on trouve ce commentaire appelé Sipra, dont le coeur de loeuvre appartient à la 2e partie du 3e siècle. On y entend Rabbi Aquiba dire : « Ceci est une grande règle dans la Loi. » Les biblistes commettent souvent lerreur de remplacer « une grande règle » par « la grande règle », ce qui en biaise le sens. Dailleurs le texte est suivi dune citation de Rabbi Ben Azai proposant une règle générale plus grande encore en se basant sur Gn 5, 1 : « Cest le livre de la naissance de lhumanité en ce jour où Dieu créa lhomme; à son image il le créa. »
Encore une fois, nous sommes dans un registre totalement différent de celui quon trouve en Marc 12, 28-34.
- La discontinuité dans le reste du Nouveau Testament
Disons-le tout de suite : il nexiste aucune allusion explicite à Dt 6, 4-5 dans le reste du Nouveau Testament. Tout au plus il y a une vague allusion à certains éléments chez Paul, 1 Corinthiens 8, 6. Par contre, Lv 19, 18b est cité quelques fois.
- Matthieu
- Mt 5, 43 (|| Lc 6, 27) : "Vous avez entendu quil a été dit: Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. 44 Eh bien! moi je vous dis: Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs"
Quand Matthieu reprend Lv 19, 18 (Tu aimeras ton prochain), il laisse tomber la dernière partie : comme toi-même. La raison est simple et est dordre littéraire : obtenir le parfait équilibre entre « aimer le prochain » et « haïr lennemi ». Les vv 43-44 se situent au paroxysme dune suite dantithèses construites par Matthieu.
- Mt 19, 19 (|| Mc 10, 19) : "honore ton père et ta mère, et tu aimeras ton prochain comme toi-même"
Cette fois-ci la citation de Lv 19, 18 est complète, mais lensemble est une réécriture par Matthieu de la version de Marc.
- Paul
- Galates 5, 14 : Car une seule formule contient toute la Loi en sa plénitude: Tu aimeras ton prochain comme toi-même
Dans un contexte très polémique, Paul affirme que les chrétiens, affranchis de la Loi, ne se laissent pas aller à limmoralité, car ils suivent désormais la loi de lamour.
- Romains 13 : 8 Nayez de dettes envers personne, sinon celle de lamour mutuel. Car celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi. 9 En effet, le précepte: Tu ne commettras pas dadultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas, et tous les autres se résument en cette formule: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Cette fois-ci, Paul lance son exhortation dans un contexte tout à fait paisible. Néanmoins, son but est toujours le même : réduire les tensions dans une communauté de gens très divers.
- Jacques
- Jacques 2, 8 : Si donc vous accomplissez la Loi royale suivant lÉcriture: Tu aimeras ton prochain comme toi-même, vous faites bien
La portée des exhortations de lépitre est beaucoup plus générale, mais celle-ci nen vise pas moins à réduire certaines tensions entre riches et pauvres.
Que ce soit chez Paul ou chez Jacques, Lv 19, 18b représente le résumé ou la quintessence de toute la Loi. Cette utilisation de Lv 19, 18b pourrait être un exemple dun enseignement du Jésus historique qui serait parvenu de manière anonyme dans les exhortations épistolaires.
En conclusion, dans le reste du Nouveau Testament on ne trouve aucun texte qui rencontre les quatre éléments de largumentation de Jésus. Ainsi, le critère de discontinuité soutient fortement lidée que le Jésus historique a enseigné le double commandement de lamour en joignant ensemble Dt 6, 4-5 et Lv 19, 18b, et que cet enseignement a été préservé en Mc 12, 29-31. Et le cadre fourni par Marc, avec ce scribe sympathique, peut avoir une valeur historique pour les raisons suivantes :
- La présence dun scribe sympathique, qui sengage dans un débat légal pour être à la fin daccord avec Jésus, est tout à fait unique dans tout le Nouveau Testament
- La réponse de Jésus qui commence avec le Shema cadre très bien avec le temple de Jérusalem où il faisait partie de la prière quotidienne
- La référence au monothéisme dans le Shema et sa reprise par le scribe peut sexpliquer dans le contexte de la présence romaine dans la forteresse Antonia
- Linsistance sur le monothéisme est plausible dans le contexte dune fête religieuse où le préfet Pilate se déplaçait pour se rendre à Jérusalem
- La remarque du scribe que les deux commandements de lamour prévalent sur tous les sacrifices sexplique parfaitement dans lenceinte du temple
- Le fait que la rencontre se termine par une louange du scribe par Jésus est sans parallèle dans les Synoptiques et pourraient correspondre exactement à la façon dont lévénement original sest terminé.
Certains biblistes insistent pour dire que les 613 commandements du Judaïsme avaient une égale importance. Ceci est une vue uniquement rabbinique et ne reflète pas le Judaïsme davant lan 70, comme on la vu chez Philon où le fait de résumer tous les commandements sous certains principes principaux étaient dans lair. Et il faut probablement admettre que Jésus a été influencé par la culture Gréco-romaine de lépoque.
- Largument de lattestation multiple
Il y a des biblistes qui croient que les parallèles de Marc 12, 28-34 chez Matthieu et Luc sont indépendants, et donc offrent un argument dattestation multiple. Une analyse serrée des parallèles infirme cette idée et montre que les accords mineurs entre Luc et Matthieu contre Marc ne nécessitent pas lhypothèse dune seconde source.
Comparons les trois récits synoptiques. Nous proposons une traduction très littérale à partir du grec. Les mots ou parties de mots de Marc qui se retrouvent aussi chez Matthieu et Luc ont été soulignés. En bleu sont les mots propres à Matthieu et Luc.
Marc 12 | Matthieu 22 | Luc 10 |
28a Et s'étant approchant un des scribes ayant entendu eux discutant ensemble, sachant qu'il avait bien répondu à eux, il interrogea lui : | 34 Puis, les Pharisiens ayant entendu qu'il avait fermé la bouche aux Sadducéens se rassemblèrent au même lieu, 35 et il interrogea un d'eux [légiste] mettant à l'épreuve lui | 25a Et voici un certain légiste se leva mettant à l'épreuve lui disant : |
28b Lequel est un commandement premier de tous? | 36 Maître, lequel commandement grand dans la Loi? | 25b Maître, quoi ayant fait j'hériterai de la vie éternelle? |
29 Il répondit le Jésus que premier est : « Écoute, Israël, Seigneur le Dieu de nous seul Seigneur il est, | 37a Puis, lui déclara à lui : | 26 Puis, lui dit à l'adresse de lui : « Dans la Loi, quoi a été écrit? Comment tu lis? 27a Puis, lui, ayant répondu, il dit : |
30 et tu aimeras Seigneur le Dieu de toi de tout le cour de toi et de tout l'être de toi et de tout l'intelligence de toi et de toute la force de toi. | 37b tu aimeras Seigneur le Dieu de toi en tout le cour de toi et en tout l'être de toi et en toute l'intelligence de toi. | 27b tu aimeras Seigneur le Dieu de toi de tout [le] cour de toi et en tout l'être de toi et en tout la force de toi et en toute l'intelligence de toi. |
| 38 Cela est le grand et premier commandement. | |
31a Deuxième celui-ci : tu aimeras le prochain de toi comme toi-même. | 39 Puis, deuxième (est) semblable à celui-là : tu aimerais le prochain de toi comme toi-même. | 27c et le prochain de toi comme toi-même. |
31b Plus grand que ceux-là d'autre commandement il n'est pas. | 40 En ces deux commandements là toute la Loi est suspendue et les Prophètes. | |
32 Et il dit à lui le scribe : « Bien, maître, en vérité tu as dit qu'unique il est et il n'est pas d'autre sauf lui, 33 et tu aimerais lui de tout le cour et de tout le discernement et de toute la force et aimer le prochain comme soi-même est plus que tous les holocaustes et les sacrifices. | | |
34a Et le Jésus, voyant [lui] que judicieusement il avait répondu, il dit à lui : « Non loin tu es du royaume de Dieu ». | | 28 Puis, il dit à lui : « Correctement du as répondu. Fais cela et tu vivras ». |
34b Et personne n'osait plus interroger lui. | | |
Les différences chez Luc et Matthieu sont dues à leur activité créatrice. Tout dabord noublions pas que Matthieu et Luc étaient de meilleurs stylistes grecs que Marc qui a un style très rude, et donc ont tenté de modifier Marc en accord avec leur propre théologie. Ainsi, même si les textes de Matthieu et Luc semblent parfois semblables, leur théologie est différente. Et cela se voit dès le contexte général : Matthieu retient le contexte du débat avec les Sadducéens, mais la question qui introduit la péricope est un piège tendu par les Pharisiens et poursuit un conflit ouvert, tandis que Luc place la question plus tôt dans le voyage de Jésus vers Jérusalem alors que Jésus donne un enseignement à ses disciples pour préparer son départ.
Il faut maintenant discuter des deux cas daccords mineurs entre Matthieu et Luc.
- Pour Matthieu comme pour Luc linterlocuteur de Jésus est un légiste (grec : nomikos) plutôt quun scribe (grammateus). Il faut savoir que Luc est celui qui met le plus souvent en scène des légistes dans tous les Synoptiques, quil ne les différencie dailleurs pas vraiment des scribes. À cela il faut ajouter le fait quil nutilise jamais le terme scribe au singulier. Chez Matthieu, il faut dabord noter que le terme légiste nest pas assuré : il est absent de plusieurs manuscrits, voilà pourquoi nous lavons mis entre parenthèse. Mais admettons quil fasse partie du texte originel. Il est tout à fait logique que Matthieu mette en scène un légiste, car il fait porter la question sur la Loi (quel est le plus grand commandement de la Loi?) et termine le récit avec une conclusion sur la Loi (À ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes.), créant ainsi un effet dinclusion quil adore tant.
- Comment expliquer cette référence à la Loi chez Matthieu et Luc. Commençons par Luc. Ici, notons que cest Jésus qui fait référence à la Loi, et non le légiste, ajoutant par là un côté malin à sa réponse : tu es un spécialiste de la Loi, nest-ce pas une chose que tu devrais savoir? Cest donc la présence du légiste qui a introduit cette référence à la Loi, et celle-ci disparaît aussitôt complètement du paysage, car la péricope sert dintroduction à la parabole du bon Samaritain et au devoir de compassion. Par contre, chez Matthieu la Loi est au centre de ses préoccupations alors quil entend insérer toute la péricope dans son grand programme de compréhension juste de la Loi.
Bref, Matthieu et Luc navaient pas de source différence que le récit de Marc et on peut expliquer leurs écarts par rapport à Marc.
En conclusion, cest largument très fort de discontinuité qui soutient lidée du caractère historique de la tradition présentée par Marc 12, 28-34. Il est également probable que le contexte introduisant les paroles de Jésus est également historique. À largument de discontinuité on peut ajouter celui de cohérence : le visage historique de Jésus est celui qui a mis au coeur de sa mission prophétique la miséricorde, le pardon et la guérison. Et il est logique que celui qui sest vu comme le rassembleur de son peuple fasse référence à Dt 6, 4-5, le Shema, qui est le fondement de lexistence de ce peuple, et à Lv 19, 18b, lamour de ses frères. Enfin, à plusieurs reprises on a observé que le Jésus historique était quelquun qui a débattu des points pratiques de la Loi, tel un rabbin, et il nest pas surprenant quil ait utilisé cette méthode connue dinterprétation de lÉcriture, appelée gěsērâ šāwâ , où on interprète un texte à laide dun autre texte.
- Le commandement de lamour des ennemis dans la tradition Q
- Clarification de la question
Après la question de lamour de Dieu et du prochain chez Luc, intéressons-nous à une phrase de la tradition Q quon trouve chez Luc et Matthieu où Jésus demande daimer ses ennemis : Mais je vous le dis, à vous qui mécoutez: Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent (Luc 6, 27); Eh bien! moi je vous dis: Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs (Matthieu 5, 44). Faisons quelques observations.
- Contrairement à la déclaration de Jésus sur le double commandement de lamour de Dieu et du prochain, celle-ci est brève et tranchante : 4 mots grecs (agapate tous echthrous hymōn) qui pourraient se réduire à 3 en Hébreu ou en Araméen.
- Jésus ne cite pas lÉcriture, mais prononce quelque chose de son propre chef.
- Tout comme le double commandement de lamour de Dieu et du prochain, lappel à lamour des ennemis est unique à ce passage de la source Q, et donc ne peut être soutenu par largument de lattestation multiple.
- Peut-on alors invoquer le critère de discontinuité pour affirmer que lexpression « Aimez vos ennemis » remonte au Jésus historique? Oui, à la condition quon se limite à cette expression et quon élimine tout le texte qui lentoure.
- En effet, tout le texte qui lentoure est un ramassis de phrases disparates sur la non-violence ou la non-vengeance dont on peut trouver des parallèles dans la littérature ancienne. On commet souvent lerreur de confondre amour des ennemis avec la non-violence ou la non-vengeance, alors quil sagit de deux réalités différentes.
- Rappelons quaimer est une question de vouloir et de faire le bien aux autres, et na rien à voir avec des sentiments chaleureux ou romantiques pour les autres. Dailleurs ressentir un sentiment amoureux ou chaleureux pour un autre ferait en sorte quil ne serait plus un ennemi.
- Les seules paroles qui explicitent ce que signifie aimer ses ennemis sont celles qui suivent immédiatement : faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous diffament (Luc 6, 27-28); et priez pour vos persécuteurs (Matthieu 5, 44). Les autres paroles abordent un autre sujet : la non-violence, la non-résistance, une stratégie pour survivre dans des cas dinjustice et de violence. Lauteur de la source Q a ainsi ramassé dans une même collection des paroles disparates, probablement issues de la tradition orale et qui ont circulé de manière indépendante.
Comme on le verra par la suite, la demande daimer ses ennemis est tout à fait unique et ne se retrouve ni dans lAncien Testament, ni dans la littérature intertestamentaire avant lan 70, ni dans le reste du Nouveau Testament, ni dans les oeuvres des philosophes païens à la même époque.
- « Aimez vos ennemis » : y a-t-il un parallèle exact?
Les traditions du Proche Orient ancien connaissaient bien les conseils de sagesse concernant la non-vengeance. Voici quelques exemples :
- En Égypte, LEnseignement dAménémopé , 21.22, 1-8: Ne dis pas : « Trouve-moi un supérieur puissant car un homme dans la ville ma fait du tort »; ne dis pas : « Trouve-moi un protecteur, car quelquun qui me hait ma fait du tort ». Vraiment, tu ne connais pas les desseins du dieu, et tu ne devrais pas pleurer pour demain. Place-toi dans les bras du dieu, et ton silence les réduira à néant.
- À Babylone, Conseil de sagesse : Ne fais pas de mal à un adversaire; indemnise lêtre perfide avec le bien; fais justice à ton ennemi... ne laisse pas ton coeur succomber au mal.
- « Aimez vos ennemis » : son absence dans lAncien Testament
LAncien Testament est une bibliothèque qui couvre la vie de diverses nations et de divers individus sur plus de mille ans. On y trouve donc du meilleur et du pire.
- La non-vengeance dans la tradition sapientielle
Voici quelques textes :
- Proverbes 20, 22 : Ne dis point: "Je rendrai le mal!" fie-toi à Yahvé qui te sauvera.
- Proverbes 24, 17-18 : Si ton ennemi tombe, ne te réjouis pas, que ton coeur nexulte pas de ce quil trébuche, de peur que, voyant cela, Yahvé ne soit mécontent et quil ne détourne de lui sa colère.
- Proverbes 24, 29 : Ne dis pas: "Comme il ma fait, je lui ferai! à chacun je rendrai selon son oeuvre!"
- Proverbes 25, 21-22 : Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, sil a soif, donne-lui à boire, cest amasser des charbons sur sa tête et Yahvé te le revaudra.
- Ecclésiastique 28, 1-2 : Celui qui se venge éprouvera la vengeance du Seigneur qui tient un compte rigoureux des péchés. Pardonne à ton prochain ses torts, alors, à ta prière, tes péchés te seront remis.
Faisons quelques observations :
- En général, le sage demande de ne pas se venger, car la vengeance appartient à Dieu.
- Mais limage de Dieu qui se dégage est celui dun être distant et souverain qui tient à rappeler la place de chacun dans lunivers, et quil peut prendre ombre de celui qui veut rendre justice à sa place.
- Si le sage demande de soccuper de lennemi et de ne pas se réjouir de son malheur, cest quil sait que Dieu agira en son temps.
- Les textes de loi dans le Pentateuque
Voici quelques textes :
- Exode 21, 23-25 : Mais sil y a accident, tu donneras vie pour vie, oeil pour oeil, dent pour dent, pied pour pied, brûlure pour brûlure, meurtrissure pour meurtrissure, plaie pour plaie.
- Exode 23, 4-5 : Si tu rencontres le boeuf ou lâne de ton ennemi qui vague, tu dois le lui ramener. Si tu vois lâne de celui qui te déteste tomber sous sa charge, cesse de te tenir à lécart; avec lui tu lui viendras en aide.
Faisons quelques observations.
- Nous sommes dans un contexte différent de celui des écrits sapientiaux où le sage sadresse à des étudiants pour leur indiquer la voie du succès et du bonheur dans la vie. Nous sommes maintenant dans un contexte légal.
- Exode 21 guide le juge dans ses décisions afin déviter la spirale de la vengeance au sein du clan.
- Exode 23 peut apparaître comme un amour de lennemi comme notre texte de Luc 6, 27, mais en fait le contexte demeure casuistique et vise à maintenir la solidarité du peuple, essentielle pour la survie de la communauté de lalliance.
- La haine des ennemis dans lensemble de lAncien Testament
Voici quelques textes :
- Deutéronome 7, 2 : Yahvé ton Dieu te les (les peuples en Canaan) livrera et tu les battras. Tu les dévoueras par anathème. Tu ne concluras pas dalliance avec elles, tu ne leur feras pas grâce.
- Deutéronome 7, 24-25 : Il livrera leurs rois en ton pouvoir et tu effaceras leur nom de dessous les cieux: nul ne tiendra devant toi, jusquà ce que tu les aies exterminés. Vous brûlerez les images sculptées de leurs dieux, et tu niras pas convoiter lor et largent qui les recouvrent. Si tu ten emparais, tu serais pris au piège; car cest là chose abominable à Yahvé ton Dieu.
- Psaume 139, 22 : Je les hais dune haine parfaite, ce sont pour moi des ennemis.
- Psaume 109, 6-15 "Suscite contre lui le méchant, que se dresse à sa droite laccusateur; 7 du jugement quil sorte coupable, que sa prière soit tenue pour péché! 8 Que les jours lui soient écourtés, quun autre prenne sa charge; 9 que ses enfants deviennent orphelins et sa femme, une veuve! 10 Ses fils, quils errent et quils errent, quils mendient et quon les chasse de leurs ruines; 11 que lusurier rafle tout son bien, que létranger pille son revenu! 12 Que pas un ne lui reste charitable, que pas un nait pitié de ses orphelins, 13 que soit retranchée sa descendance, quen une génération soit effacé leur nom! 14 Que Yahvé se souvienne du tort de ses pères, que le péché de sa mère ne soit pas effacé; 15 quils soient devant Yahvé constamment, pour quil retranche de la terre leur souvenir! "
Faisons quelques observations.
- La haine et la destruction des nations ennemies est une obligation imposée à Israël par Yahvé, le divin guerrier, car son peuple est engagé dans une guerre sainte et doit éliminer tout risque dapostasie.
- Dans les psaumes, une personne devient un ennemi personnel parce quelle est dabord un ennemi de Dieu, accomplissant des choses mauvaises; la haine de lennemi est dabord la haine du mal.
- « Aimez vos ennemis » : son absence à Qumran
Le dualisme typique de la pensée essénienne marque également les règles qui guident la communauté, et appellent donc à aimer les fils de lumière, i.e. les membres de la communauté, et à haïr les fils des ténèbres, i.e. tous les autres. Voici ce que nous livre la Règle de la communauté :
- 1Qs 1, 3-4 : (la règle de la communauté est) pour aimer tout ce quIl a élu et pour haïr tout ce quIl a méprisé; pour séloigner de tout mal
- 1Qs 1, 9-11 : et afin quils aiment tous les fils de lumière, chacun selon son lot, dans le Conseil de Dieu, et afin quils haïssent tous les fils de ténèbres, chacun selon sa faute, dans la Vengeance de Dieu.
Cest un peu avec surprise quon lit certains passages où on demande de ne pas se venger. En fait, il sagit plutôt dun appel à la patience jusquau combat et au jugement final, quand Dieu exercera son grand jugement et opèrera le carnage final.
- 1Qs 10, 17-20 : Je ne rendrai à personne la rétribution du mal : cest par le bien que je poursuivrai un chacun; car cest auprès de Dieu quest le jugement de tout vivant, et cest Lui qui paiera à chacun sa rétribution... Quant à la multitude des hommes de la Fosse, je ne me saisirai pas deux jusquau Jour de la Vengeance; mais je ne ramènerai pas ma colère loin des hommes pervers, et je ne serai pas satisfait jusquà ce quIl ait inauguré le Jugement.
Bref, parler damour des ennemis est impensable à Qumran.
- « Aimez vos ennemis » : son absence dans les apocryphes de lAncien Testament
- Le Livre des Jubilées
- 22, 16 : « Et toi, mon fils Jacob, rappelle-toi mes paroles et garde les instructions dAbraham ton père. Sépare-toi des nations, ne mange pas avec elles, nagis pas selon leurs manières, et ne deviens pas leur semblable, car leurs actes sont impurs et toute leur conduite est souillée, immonde, abominable.
On trouve dans cet écrit juif des références à lamour de son frère ou de son voisin, mais jamais lamour des ennemis. Laccent est sur une séparation stricte davec les non-juifs.
- La Lettre dAristée
- 207 : Et lautre répliqua (au roi): « Tout comme tu désires quaucun mal ne tarrive, et donc davoir part à toutes les bonnes choses, ainsi tu devrais agir de la même façon avec tes sujets et les gens fautifs, et tu devrais réprimander avec douceur lêtre noble et bon. Car Dieu attire tous les hommes à lui par sa par sa bienveillance. »
- 225 : Le roi loua lhomme par un long discours et puis demanda à un autre : « Comment mépriser ses ennemis? » Et ce dernier répliqua : « Si tu montre de la bonté envers tous les hommes et gagne leur amitié, alors tu nauras à craindre personne. Le meilleur cadeau à recevoir de Dieu, cest dêtre apprécié de tous les hommes. »
- 227 : Le roi exprima son approbation et demanda au prochain: « À qui doit-on se montrer généreux? » Celui-ci répliqua : « Tous les hommes reconnaissent que nous devons nous montrer généreux envers ceux qui sont bien disposés à notre égard, mais je pense que nous devons montrer le même esprit empressé dêtre généreux envers ceux qui sopposent à nous afin de les gagner à ce qui est bien et ce qui nous est avantageux. Mais nous devons prier Dieu pour que cela se produise, car cest Lui qui gouverne lesprit de tous les hommes. »
Léthique de cette lettre reflète linfluence du Stoïcisme de la culture hellénique et de la diaspora juive. Il sagit moins daimer ses ennemis que de démontrer la supériorité de sa propre morale et un détachement total de ses émotions comme la colère ou lanxiété. Lexpression de sa bienfaisance ne vise quà montrer son indépendance émotionnelle et garder ainsi la paix de lesprit, tout comme à garder ses distances face au commun des mortels.
- Quatrième livre des Maccabées
- 2, 14 : Et quon sabstienne de couper les arbres fruitiers qui appartiennent aux ennemis, quon sauve une bête que son adversaire a laissé échapper, quon laide à relever celle qui est tombée.
- 9, 24 : Cest par la piété que la juste providence qui veille sur nous comme elle a veillé sur nos pères, deviendra propice à notre peuple et punira le tyran (Antiochus) maudit!
- 12, 18-19 : Jinvoque le Dieu de mes pères pour quil soit propice à ma race. 19. Mais toi (Antiochus), il te châtiera et dans cette vie présente et après ta mort.
- 13, 3-5 : Mais ce nest pas le cas ici! Au contraire par la raison si louable auprès de Dieu, ils (les 7 frères) lont emporté sur les passions. Et lon ne peut plus dédaigner la suprématie du jugement car ils ont maîtrisé et la passion et la douleur. Comment donc peut-on ne pas reconnaître le pouvoir de la réflexion sur la passion chez ces jeunes gens, qui, dune part nont pas reculé devant les souffrances causées par le feu...?
Ce livre montre deux attitudes opposées. Dune part, on y retrouve la mentalité stoïque, dont nous avons parlé, où la bienveillance face aux ennemis est lexpression du règne de la raison sereine sur les émotions houleuses. Mais dautre part, dans le récit du martyr des 7 frères Maccabées, on en appelle à la condamnation divine et éternelle de linfâme Antiochus Épiphane.
- Joseph et Aséneth
- 23, 9 : Lévi lui dit : « Pourquoi te mets-tu en colère contre lui? Ne sommes-nous pas les enfants dun homme pieux? Il ne convient pas à un homme pieux de rendre le mal pour le mal à son prochain. »
- 28, 4 : Aséneth leur dit : « Ne craignez pas, nayez pas peur, car vos frères sont des hommes pieux et ils ne rendent le mal pour le mal à personne. »
- 29, 3 : Comme il allait frapper le fis de Pharaon, Lévi se précipita, lui saisit la main et dit : « Jamais, frère, tu ne commettras un tel crime, ca nous sommes des hommes pieux et il ne convient pas à un homme pieux de rendre le mal pour le mal ni de fouler aux pieds celui qui est à terre ni décraser lennemi jusquà ce quil meure. »
Il est possible que ce texte judéo-hellénistique date du 2e siècle de notre ère et quune main chrétienne y ait ajouté un certain nombre de phrases. En faisant abstraction pour linstant de cette probabilité, on note que le principe de la non-vengeance y reçoit une articulation étonnante. Ce principe issu de la tradition sapientielle était largement répandu dans le Proche Orient ancien et dans les religions du monde méditerranéen. Dans ce contexte, on peut sétonner que Jésus ne lait pas utilisé.
- « Aimez vos ennemis » : son absence chez Philon et Josèphe
- Philon, Des Vertus
- 23: (116) Et ainsi, en déversant précepte après précepte dans des oreilles prêtes à écouter, le législateur demande de montrer son humanité (Exode 23, 5). De plus, si une bête appartenant à lennemi succombe sous le poids de sa charge et tombe sous elle, il commande au people de ne pas rester à lécart, mais dalléger sa charge et de le relever, enseignant ainsi à travers quelques exemples isolés à ne pas se réjouir de linfortune imprévue même de ceux qui les haïssent, sachant que se réjouir des catastrophes des autres est une passion mauvaise et odieuse, à la fois semblable et contraire à lenvie; semblable à elle, car chacun de ces sentiments provient dune passion, et ces sentiments se rapprochent les uns des autres et, pour ainsi dire, se répondent mutuellement; mais contraire à elle, car un sentiment prend ombrage de la chance dun autre, et lautre sentiment exulte de joie à la vue de linfortune de son voisin. (117) Et la loi dit également: « Si tu vois la bête qui vague de ton ennemi (Exode 23, 4), laisse lexcitation de la querelle à des dispositions perverses, et ramène lanimal et remet le à son propriétaire »; car tu ne lui apporteras pas plus davantage quà toi-même, puisque lui naura gagné quune bête irrationnelle qui nest peut-être daucune valeur, alors que toi tu obtiendras la chose la plus grande et la plus valable dans la nature, lexcellence. (118) Et comme par nécessité, aussi sûr que lombre suit un corps, il sensuivra la dissolution de ton ennemi; car un homme qui a reçu un bienfait accepte volontiers de faire dorénavant la paix, comme esclave de la bonté quon lui a montré; et celui qui a accordé le bien, sétant laissé conseiller par sa propre bonne action, est déjà prêt dans son esprit à une réconciliation complète.
Philon est profondément influencé par la morale stoïcienne, et cest ainsi quil relit lAncien Testament à la lumière du Stoïcisme. Observer les commandements de la Loi devient une question de vertu, en particulier la grande vertu de la philanthropie ou de lamour des êtres humains. Selon lui, deux éléments philosophiques sous-tendent toute la Loi, la croissance personnelle dans la vertu (être généreux rejaillit sur la personne magnanime), et la diplomatie pratique (mettre fin à linimitié).
- Josèphe, Contre Apion
- 2, 10 : (121) Il (le Juif) forge aussi un serment par lequel, prétend-il, en invoquant le dieu qui a fait le ciel, la terre et la mer, nous jurons de ne montrer de bienveillance envers aucun étranger, mais surtout envers les Grecs... (123) Quant aux Grecs, nous en sommes trop éloignés par les lieux comme par les coutumes pour quil puisse exister entre eux et nous aucune haine ou aucune jalousie. Loin de là, il est arrivé que beaucoup dentre eux ont adopté nos lois; quelques-uns y ont persévéré, dautres nont pas eu lendurance nécessaire et sen sont détachés.
- 2, 28 : (209) Le souci qua eu le législateur de léquité envers les étrangers mérite aussi dêtre observé : on verra quil a pris les mesures les plus efficaces pour nous empêcher à la fois de corrompre nos coutumes nationales et de repousser ceux qui désirent y participer. (210) Quiconque veut venir vivre chez nous sous les mêmes lois, le législateur laccueille avec bienveillance, car il pense que ce nest pas la race seule, mais aussi leur morale qui rapprochent les hommes. Mais il ne nous a pas permis de mêler à notre vie intime ceux qui viennent chez nous en passant.
- 2, 29 : (211) Ses autres prescriptions doivent être exposées: fournir à tous ceux qui le demandent du feu, de leau, des aliments ; indiquer le chemin; ne pas laisser un corps sans sépulture; être équitable même envers les ennemis déclarés; (212) car il défend de ravager leur pays par lincendie, il ne permet pas de couper les arbres cultivés, et même il interdit de dépouiller les soldats tombés dans le combat; il a pris des dispositions pour soustraire les prisonniers de guerre à la violence, et surtout les femmes. (213) Il nous a si bien enseigné la douceur et lhumanité quil na pas même négligé les bêtes privées de raison ; il nen a autorisé lusage que conformément à la loi et la interdit dans tout autre cas. Les animaux qui se réfugient dans les maisons comme des suppliants ne doivent pas être tués. Il ne permet pas non plus de faire périr en même temps les parents avec leurs petits, et il ordonne dépargner même en pays ennemi les animaux de labour et de ne pas les tuer.
Rappelons le contexte de ce livre. Composé vers lan 100 de notre ère, il sadresse à des écrits anti-juifs qui reprochent aux Juifs dhaïr lhumanité et de leur montrer aucune bienveillance, en particulier les Grecs. Tout comme Philon, Josèphe insistera sur la philanthropie et la magnanimité du Judaïsme, sur son obligation de faire du bien aux étrangers, et même aux animaux sauvages. Par contre, jamais il ne parlera damour, et un appel à aimer ses ennemis lui serait étranger.
- « Aimez vos ennemis » : les philosophes gréco-romains
De manière surprenante, ce sont les philosophes stoïciens de lempire romain, de Musonius Rufus à Marc Aurèle, qui nous offrent les meilleurs parallèles au commandement de Jésus. Prenons-en deux qui appartiennent à son époque.
- Sénèque
- De la colère 2, 32 : "Mais la colère a ses charmes: il est doux de rendre le mal pour le mal." Je le nie. Sil est beau de répondre à un bienfait par un autre, il ne lest pas de renvoyer injure pour injure. Il faut, dans le premier cas, rougir de sa défaite, et dans le second, de sa victoire.
La vengeance! mot qui nest pas de lhomme, et quon fait pourtant synonyme de justice. Elle ne diffère de la provocation que par lordre des temps. Se venger, fût-ce modérément, cest nuire seulement avec un peu plus de droit à lexcuse. Un homme avait, aux bains publics, frappé Marcus Caton par mégarde et sans le connaître (car qui aurait pu sciemment insulter ce grand homme?). Comme il sexcusait: "Je ne me souviens pas davoir été frappé, dit Caton." Il pensa quil valait mieux ne pas sapercevoir de linjure que la venger.
- De la colère 3, 5 : Un grand coeur, sûr de ce quil vaut, ne se venge pas, car il ne sent pas linjure; ainsi les traits rebondissent sur un corps dur, et les masses compactes affectent douloureusement la main qui les frappe. Non, jamais un grand azur nest sensible à linjure: elle est toujours moins forte que lui. Quil est beau de sentourer comme dune égide impénétrable qui renvoie tous les traits de loffense et du mépris! La vengeance est un aveu que le coup a porté, et ce nest pas une âme forte que celle qui plie sous un outrage. Lhomme qui vous blesse est-il plus faible que vous? épargnez-le; plus puissant? pardonnez-lui, par égard pour vous-même.
- De la constance 4, 1 : Mais encore, ny aura-t-il personne qui essaye de loutrager ? On lessayera, mais loutrage narrivera pas jusquà lui. Un trop grand intervalle léloigne du contact des choses inférieures, pour quaucun pouvoir nuisible étende jusquà lui son action. Quand les puissants de la terre, quand lautorité la plus haute, forte de lunanimité dun peuple desclaves, tenteraient de lui porter dommage, tous leurs efforts expireraient à ses pieds, comme les projectiles chassés dans les airs par larc ou la baliste sélancent à perte de vue pour retomber bien en deçà du ciel.
- Des bienfaits 4, 26 : Si vous imitez les dieux, nous dit-on, faites aussi du bien aux ingrats: car le soleil se lève pour les scélérats, et la mer est ouverte aux pirates. Ici lon nous demande si lhomme vertueux doit faire du bien à un ingrat, quand il sait son ingratitude. Permettez-moi un mot dexplication, pour ne point me trouver embarrassé par une question captieuse. Dans le système des stoïciens, admettez quil y ait deux espèces dingrats: lun est ingrat, parce quil est insensé, linsensé est méchant aussi; le méchant a tous les vices; donc il est ingrat. Ainsi, tous ceux qui sont méchants, nous les appelons intempérants, avares, luxurieux, envieux ; non que chacun deux ait tous ces vices dans un degré éminent et notoire, mais parce quils peuvent les avoir, et quils les ont en effet, encore bien quils ne les montrent pas. Lingrat de la première espèce est celui à qui le vulgaire donne ce nom, et qui est naturellement enclin et sujet à ce vice. Pour lingrat de la seconde espèce, qui ne tombe dans cette faute que parce quil nest exempt daucun vice, lhomme vertueux lui fera du bien : car il nen ferait à personne, sil excluait de telles gens. Mais quant à lingrat qui fait profession de renier les bienfaits, qui a le coeur foncièrement voué à lingratitude, le sage ne lui accordera pas plus un bienfait quil ne prêterait de largent à un banqueroutier, et quil nen confierait à un homme connu pour être un dépositaire infidèle.
Pour Sénèque comme pour tout Stoïcien, limperméabilité aux insultes est une façon de conserver la paix intérieure. Et cette paix est dautant plus importante quand on sait la brièveté de la vie. Pour y arriver, il faut que la raison règne sur les passions. Cette raison nest présente que chez lêtre grand, noble et philosophe.
- Épictète
- Discours 3, 4 : En entrant au théâtre on ne doit donc pas dire : « Allons! il faut couronner Sophron » mais ceci : « Je disposerai ma volonté de manière quen cette matière elle soit conforme à la nature, car personne ne mest plus cher que moi-même. »
- Discours 3, 22 : Réfléchis attentivement, connais-toi toi-même; consulte la divinité, nentreprends rien sans laide de Dieu, et sil te conseille cela, sache quil veut te rendre grand ou te faire rouer de coups. Car cest là une des douceurs jointes à létat du cynique; il faut quil soit battu comme un âne, et lorsquil est battu, il doit, en qualité de père et de frère de tout le monde, chérir (grec : philein, aimer) ceux qui le frappent. Bien loin de là, si quelquun te frappe, va au milieu de la place publique et écrie-toi : « O César! Comme je suis maltraité au milieu de la paix que tu as établie! »
- Discours 3, 22 : Autrement cela ne nous tourmenterait pas et nous ne nous étonnerions pas que le cynique ne se mariât point et neût pas denfants. Mon cher, il est le père du genre humain, les hommes sont ses fils, les femmes ses filles; cest en cette qualité quil sapproche de tous, et prend soin de tous.
Le même contrôle absolu sur ses sentiments quon a observé chez Sénèque se voit également chez Épictète. Sil refuse de se venger, cest moins par souci de lennemi que de lui-même, i.e. le désir de conserver sa paix intérieure et sa dignité. De même, on pourrait être surpris de lentendre parler de son désir de prendre soin de tous. En fait, deux facteurs expliquent son amour de lhumanité. Dune part, même sil a hérité de la tradition stoïcienne, Épictète épouse lidéal du Cynique qui veut être lapôtre célibataire des dieux envoyé en mission auprès de tous les humains. Dautre part, dans sa cosmologie il considère que lunivers entier est fait de la même matière, incluant lâme humaine et les dieux, de telle sorte que la raison humaine est un fragment de la divinité, et nous sommes tous frères et soeurs; aimer les autres, en incluant les ennemis, cest donc en quelque sorte saimer soi-même. Mais jamais Épictète ne lancera directement une invitation à aimer ses ennemis.
- « Aimez vos ennemis » : son absence dans le reste du Nouveau Testament
Le seul passage dans le reste du Nouveau Testament où on peut entendre un écho des autres commandements qui accompagnent lappel à aimer ses ennemis de la source Q apparaît dans les épîtres de Paul, plus particulièrement celle adressée aux Romains.
- Romains 12 : 9 Que votre charité soit sans feinte, détestant le mal, solidement attachés au bien; 10 que lamour fraternel vous lie daffection entre vous, chacun regardant les autres comme plus méritants, 11 dun zèle sans nonchalance, dans la ferveur de lesprit, au service du Seigneur, 12 avec la joie de lespérance, constants dans la tribulation, assidus à la prière, 13 prenant part aux besoins des saints, avides de donner lhospitalité. 14 Bénissez ceux qui vous persécutent; bénissez, ne maudissez pas. 15 Réjouissez-vous avec qui est dans la joie, pleurez avec qui pleure. 16 Pleins dune égale complaisance pour tous, sans vous complaire dans lorgueil, attirés plutôt par ce qui est humble, ne vous complaisez pas dans votre propre sagesse. 17 Sans rendre à personne le mal pour le mal, ayant à coeur ce qui est bien devant tous les hommes, 18 en paix avec tous si possible, autant quil dépend de vous, 19 sans vous faire justice à vous-mêmes, mes bien-aimés, laissez agir la colère; car il est écrit: Cest moi qui ferai justice, moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. 20 Bien plutôt, si ton ennemi a faim, donne-lui à manger; sil a soif, donne-lui à boire; ce faisant, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. 21 Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le bien.
En demandant de bénir ceux qui nous persécutent et de ne pas maudire, lépître nous offre un écho à la fois de Matthieu (5, 44 : priez pour vos persécuteurs) et Luc (6, 28 : bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous diffament). Lappel à prier et à bénir les ennemis appartient peut-être à une collection de paroles de Jésus qui a circulé sous une forme orale. Par contre, quand il demande de ne pas se venger (v. 17), Paul ne fait pas appel à une parole quelconque de Jésus, mais à une tradition sapientielle présente non seulement en Deutéronome 32, 35 ou Proverbe 21, 21-22, mais également dans le Proche Orient ancien et dans le monde de la Méditerranée, comme nous lavons vu dans Joseph et Aséneth. Ainsi, lenseignement de Paul sur la non-vengeance na rien de typiquement chrétien. De plus, malgré lécho de paroles de Jésus invitant à bénir et à ne pas maudire le persécuteur, mais à prier pour lui, nous sommes surpris de constater labsence de lappel direct à aimer ses ennemis chez Paul.
Pour affirmer que cet appel à aimer ses ennemis remonte au Jésus historique, nous pouvons donc appliquer le critère de discontinuité, discontinuité par rapport au Judaïsme, à lAncien Testament, à la tradition du Proche Orient ancien et à la culture gréco-romaine. Ce quil y a de vraiment original, cest le côté laconique, succinct et péremptoire de lappel. Et en cela, on pourrait invoquer le critère de cohérence avec ce que nous connaissons de la figure de Jésus, car à plusieurs reprises on retrouve chez lui des formules choquantes, brèves, tranchantes : « ne jurez pas », « suivez-moi », « laisse les morts enterrer les morts », « ce que Dieu a uni, ne séparez pas ».
- La règle dor dans la tradition Q
La règle dor prend cette forme :
Matthieu 7, 12 |
Luc 6, 31 |
Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux: voilà la Loi et les Prophètes. |
Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pour eux pareillement. |
En voici les caractéristiques :
- Cest une maxime succincte
- Elle donne une direction générale à la conduite humaine
- Elle présuppose la réciprocité dans linteraction sociale
- Ses propres désirs servent détalon pour établir son comportement vis-à-vis des autres
- Cette règle ne contient pas le mot « amour »
- Cette règle ne comporte pas de référence directe à Dieu
À proprement parler, cette règle ne relève pas dun commandement damour, et tout dabord, elle nest pas un commandement. Elle na donc pas sa place dans une réflexion sur lappel à aimer et, comme le verrons, il ny pas darguments solides pour la faire remonter à Jésus. Matthieu est le seul à émettre lidée quelle résumerait la Loi et les Prophètes. Lévangéliste sest peut-être trop laissé emporter par le désir détablir une inclusion avec le début de son discours sur la montagne (5, 17 : Nallez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes: je ne suis pas venu abolir, mais accomplir). Considérons deux arguments majeurs pour douter que la règle dor provienne du Jésus historique.
- La règle dor ne rencontre pas le critère de discontinuité
La première chose dont on est sûr, Jésus nest pas à lorigine de la règle dor. Celle-ci prend sa source dans la tradition sapientielle du Proche Orient ancien invitant à ne pas venger. Il sagit dune éthique de la réciprocité qui a probablement pris naissance dans les milieux populaires et qui a été par la suite largement développée par les philosophes Gréco-romains. La première formulation connue dans la littérature grecque se trouve chez Hérodote (5e siècle av. J.-C.) :
«Vous savez, Samiens, que Polycrate ma confié son sceptre avec son autorité, et quaujourdhui il ne tient quà moi de conserver lempire sur vous. Mais, autant que je le pourrai, je ne ferai jamais ce que je condamne dans les autres. Jai blâmé Polycrate de sêtre rendu maître de ses égaux, et je napprouverai jamais la même conduite dans un autre. » (Histoire, 3, 142)
Celui qui a contribué à la diffusion de la règle dor est linfluent sophiste et rhétoricien Isocrate (436-338 av. J.-C.):
Mais réglez votre zèle sur celte conviction, que le tout sera dans une situation ou prospère ou funeste, en raison de létat de chaque partie. Ne donnez pas moins de soin à mes intérêts quaux vôtres, et ne regardez pas comme un faible avantage les honneurs accordés à ceux qui président noblement à la conduite de nos affaires. Respectez les propriétés dautrui, afin de posséder les vôtres avec plus de sécurité. (Nicoclès à ses sujets, 49)
Prouvez-moi votre dévouement par vos actes plus encore que par vos paroles. Ne faites point éprouver aux autres ce qui, de leur part, excite votre colère. Ce que vous blâmez dans vos paroles, ne le réalisez pas dans vos actions. Croyez que votre fortune dépendra de vos sentiments pour moi. Ne vous contentez pas de louer les gens de bien, imitez-les. (Nicoclès à ses sujets, 61)
Soyez pour vos parents ce que vous souhaiteriez que vos enfants fussent pour vous-même. (À Démonicus, 14)
À laube de lère moderne, avec la montée des préoccupations éthiques, la règle dor pris de limportance dans les écrits des philosophes majeurs. Pour Sénèque, par exemple, elle appartient à ces maximes évidentes pour tout être humain, sans besoin dune démonstration philosophique.
Donnons comme nous voudrions quon nous donnât; surtout donnons de bon coeur, promptement, sans hésiter. (Des bienfaits, 2, 1)
Cest probablement au cours de cette période hellénistique que la philosophie stoïcienne pénétra dans le Judaïsme. Un bel exemple est la Lettre dAristée (207) que nous avons déjà vue plus haut, ainsi que le livre de Tobie, probablement écrit en Araméen en Palestine : Ne fais à personne ce que tu naimerais pas subir (4, 13), ou encore Ben Sira : Juge le prochain daprès toi-même et en toute chose sois réfléchi (31, 15).
Dans la tradition rabbinique (voir le Talmud de Babylone, b. Sabb. 31a), on raconte lhistoire de rabbi Hillel qui aurait répondu à un Gentil, voulant quon lui résume brièvement la Loi : ce que tu détestes, ne le fais pas à ton semblable. Voilà toute la Torah; le reste nest que commentaire.
Comme on peut le voir, impossible dappliquer le critère de discontinuité tellement la règle dor était bien connue dans la période du Nouveau Testament.
- La règle dor ne rencontre pas le critère de cohérence
La principale raison pour laquelle cette règle ne rencontre pas le critère de cohérence est que Jésus a précisément rejeté léthique de la réciprocité.
Matthieu 5 |
Luc 6 |
46 Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous? Les publicains eux-mêmes nen font-ils pas autant?
47 Et si vous réservez vos saluts à vos frères, que faites-vous dextraordinaire? Les païens eux-mêmes nen font-ils pas autant?
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32 Que si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on? Car même les pécheurs aiment ceux qui les aiment.
33 Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quel gré vous en saura-t-on? Même les pécheurs en font autant.
34 Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on? Même des pécheurs prêtent à des pécheurs afin de recevoir léquivalent.
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Ainsi, étant donné labsence des critères de discontinuité et dattestation multiple, et étant donné le fait que nous ne pouvons pas vraiment avoir recours au critère de cohérence, il faut admettre quil est probable que Jésus na jamais enseigné cette règle dor, mais que cette règle a été mise dans la bouche de Jésus par des Judéo-chrétiens.
- Le commandement de lamour dans la tradition johannique
- Le contexte théologique du commandement de lamour dans lévangile de Jean
- La christologie haute
Dans tout le Nouveau Testament, le 4e évangile est le seul à thématiser la préexistence et lincarnation de la personne du Christ. Cest ainsi que tout le système religieux disparaît au profit du Verbe fait chair qui devient la base et le standard de tout.
- Leschatologie fortement réalisée
Les événements prévus pour la parousie lors de la fin des temps sont déjà arrivés avec lincarnation du Christ : le jugement final se produit maintenant et force lhumanité à prendre position pour ou contre le Christ.
- Le dualisme extrême
Deux types de dualisme sont présents chez Jean, le dualisme cosmologique où le ciel, associé au monde de la lumière, et la terre, associée au monde des ténèbres, entrent en collision, et le dualisme décisionnel où lhumanité se divise entre croyants et incroyants, ceux qui acceptent de croire au Christ, et ceux qui sy refusent.
- Les commandements de lamour : la comparaison de Jean et des synoptiques
- Un auditoire différent
Le double commandement de lamour en Marc 12, 28-34 sadresse à un scribe juif, alors que lensemble de la scène sadresse à un public très large, sans visage précis. Le commandement de lamour des ennemis (Lc 6, 27 || Mt 5, 44) sadresse dabord aux disciples, mais également à la foule. Lamour concerne en principe tous les hommes, du moins tous les Juifs.
Lorsquon analyse les passages de Jean qui parlent de lamour, on note quils se concentrent aux chapitres 13-17 racontant le dernier repas de Jésus. Lamour concerne alors lamour réciproque des uns pour les autres au sein de la même communauté. On a ici lécho dun groupe de chrétiens qui se sont coupés du monde juif et connaissent une brisure au sein même de la communauté.
- Un contexte différent
Relisons ce passage de Jean 15 :
8 Cest la gloire de mon Père que vous portiez beaucoup de fruit et deveniez mes disciples. 9 Comme le Père ma aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez en mon amour. 10 Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en mon amour, comme moi jai gardé les commandements de mon Père et je demeure en son amour. 11 Je vous dis cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète. 12 Voici quel est mon commandement: vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. 13 Nul na plus grand amour que celui-ci: donner sa vie pour ses amis.
Chez Jean, lamour comporte deux dimensions, une dimension ontologique et une dimension éthique. Dans sa dimension ontologique, lamour mutuel est basé sur lamour entre Père et le Fils, et y participe. Il procède donc dune nouvelle existence où la communauté damour est la vie même du Père et du Fils. Dans sa dimension éthique, lamour devient service des autres comme le montre la scène du lavement des pieds par Jésus et le don de sa vie sur la croix.
Ces deux dimensions sont explicitées par Jean à travers lexpression grecque kathos (dans la mesure où, puisque, comme, basé sur le fait) :
- Jean 13, 34 : Je vous donne un commandement nouveau: vous aimer les uns les autres; comme (kathos) je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres.
- Jean 15, 12 : Voici quel est mon commandement: vous aimer les uns les autres comme (kathos) je vous ai aimés.
« Comme je vous ai aimés » signifie que lamour de Jésus pour eux est le fondement ou le point de départ (dimension ontologique) de lamour quils auront les uns pour les autres. Cest ce que signifie la scène où Jésus rend lesprit en mourant (Jn 19, 30) où que de leau et du sang coule de son côté lorsquun soldat le transperce (Jn 19, 34) : en répandant son Esprit, Jésus rend possible lamour des autres. Dautre part, lamour de Jésus pour eux est la mesure ou le modèle (dimension éthique) quils utiliseront pour aimer les autres; comme Jésus a aimé jusquà donner sa vie, ainsi devront-ils suivre le même chemin.
Bref, cette dimension christologique de lamour quon rencontre chez Jean est totalement absente des synoptiques. Le double commandement de lamour de Dieu et du prochain en Marc ne fait que rassembler deux passages de lAncien Testament, et lamour des ennemis de la source Q peut trouver certains parallèles chez des auteurs païens, même si ce ne sont pas exactement les mêmes mots.
- La question de lhistoricité
Le commandement de lamour en Jn 13, 34 et Jn 15, 12 apparaît comme un élément isolé non seulement par rapport aux trois autres évangiles, mais également par rapport à lensemble du 4e évangile. On y note lempreinte forte de la théologie spéciale de Jean sur la préexistence et lincarnation du Christ, ainsi que leschatologie réalisée. Lappel à aimer est inextricablement lié à cette grande synthèse théologique et on chercherait en vain un noyau quelconque quon pourrait faire remonter au Jésus historique.
Quand Jean invite la communauté à saimer les uns les autres, on sent lécho du Lévitique 19, 18b qui demande daimer son prochain comme soi-même. Il est possible que lauteur du 4e évangile a relu ce passage dans le contexte dune crise majeure au sein même de la communauté et dans le contexte de sa théologie haute.
On aura noté que lévangile de Jean ne parle jamais damour des ennemis. Le cadre est clair, cest celui des membres de la communauté : 13 Nul na plus grand amour que celui-ci: donner sa vie pour ses amis. 14 Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande (Jean 15). Par contre, on naffirme pas quil faille haïr les « fils des ténèbres » comme à Qumran. Mais au sein de cette communauté isolée et assiégée, une position face aux ennemis ne fait pas partie des sujets de discussion.
- Le commandement de lamour dans les épitres johanniques
En fait, seule la première épitre de Jean présente des éléments susceptibles dintéresser notre analyse. Même si elle na que 5 chapitres, elle utilise le verbe grec agapaō (aimer) 28 fois, plus souvent que presque tous les autres livres du Nouveau Testament, et le nom agapē (amour) 18 fois, plus que les 7 occurrences de lévangile de Jean. On nen connaît pas lauteur qui semble différent de celui de lévangile. Mais loccasion de cette lettre semble être une dispute dans la communauté sur linterprétation correcte du 4e évangile et qui a entraîné un schisme : les sécessionnistes auraient accentué la dimension divine du Christ au point deffacer presque complètement la signification salvifique de la vie humaine de Jésus et sa mort réelle; on frise le gnosticisme.
Lauteur de lépitre va donc accentuer la dimension humaine et incarnée de la vie terre de Jésus, et du caractère expiatoire pour nos péchés de sa mort. Son message porte sur deux points :
- La foi chrétienne implique la foi au Fils de Dieu devenu vraiment humain, assumant un vrai corps dhomme et connaissant les souffrances dune vraie mort pour nos péchés;
- Lamour de ses frères dans la communauté doit sincarner dans des actes pratiques de charité
Lorsquil parle damour, lauteur ne fait pas de référence explicite à Jésus comme à sa source, comme on la vu en Jn 13, 34 ou Jn 15, 12. Mais il pourrait faire écho de manière indirecte au double commandement de lamour de Dieu et de lamour comme on la vu dans les Synoptiques :
- 1 Jean 4 : 20 Si quelquun dit: "Jaime Dieu" et quil déteste son frère, cest un menteur: celui qui naime pas son frère, quil voit, ne saurait aimer le Dieu quil ne voit pas. 21 Oui, voilà le commandement que nous avons reçu de lui (Dieu): que celui qui aime Dieu aime aussi son frère.
En effet, on y combine lamour de Dieu et celui du prochain qui sont tous deux liés ensemble, et il sagit dun commandement et dun commandement qui remonte à Dieu.
Par contre, il y a des différences notoires avec le texte des Synoptiques.
- Lépître ne fait pas remonter cette association de deux commandements, lamour de Dieu et lamour du prochain, à un geste original et unique de Jésus lui-même.
- Les seuls mots identiques avec Marc est « aimer » et « Dieu ».
- Lépître parle dun commandement, au singulier, car en fait il ne concerne seulement que lamour du frère; lamour de Dieu nest pas présenté comme un commandement.
Bref, lauteur de lépître réinterprète une tradition sur Jésus préservée dans la communauté johannique, et cette tradition pourrait contenir un vague écho au double commandement de lamour de Dieu et du prochain. Mais le texte actuel ne remonte pas au Jésus historique.
- Réflexions pour conclure les commandements de lamour
Le double commandement de lamour de Dieu et du prochain a toutes les chances de remonter au Jésus historique en raison de son caractère unique :
- Le fait de citer mot pour mot à la fois Deutéronome 6, 4-5 et Lévitique 19, 18b
- Le fait de les citer ensemble lun après lautre, pas seulement un seul des deux
- Le fait que, tout en les unissant, on garde un ordre, lun est premier, lautre est deuxième
- Laffirmation que ces deux commandements sont supérieurs à tous les autres commandements.
De même, lappel à aimer ses ennemis, tel que formulé laconiquement dans la source Q, a également de bonnes chances de remonter au Jésus historique en raison de son caractère unique. Par contre, les appels à aimer dans la tradition johannique ne peuvent remonter au Jésus historique, car ils relèvent trop dune grande synthèse théologique.
En examinant ces deux passages qui ont des chances dêtre historiques, on peut dégager un portrait de Jésus, plus particulièrement celui dun homme profondément ancré dans les Écritures juives, un homme qui a accepté de débattre de certaines questions légales et, de manière surprenante, se révèle lun des premiers à utiliser la technique du sězārâ šāwâ, cette méthode consistant à réunir deux textes différents mais comportant les mêmes mots-clés ou phrases afin quils sinterprètent mutuellement. En même temps, il apparaît comme un homme ouvert à linfluence hellénistique comme on le voit dans son appel à aimer les ennemis dont on trouve certains parallèles chez les philosophes stoïciens. Si Jésus a pu sengager dans des débats avec des scribes juifs sans se discréditer lui-même, il faut alors admettre quil avait une bonne connaissance des Écritures. Et il est légitime de se poser la question : où ce menuisier dun petit village a-t-il reçu sa formation? Malheureusement, la réponse à cette question nous restera à jamais inconnue.
Ce qui est clair à la fin de ce chapitre, cest que Jésus a pris position par rapport à la Loi dans son ensemble. Cest ce que révèle sa réponse au scribe quand il parle de lamour de Dieu comme premier commandement, et de lamour du prochain comme second, et donc affirme que lamour est suprême dans la Loi.
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Prochain chapitre: Où situer les paraboles dans la quête du Jésus historique?
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