John P. Meier, Un certain juif, Jésus. Les données de l'histoire,
v.4, ch. 36 : Élargissant notre étude : les commandements de l'amour chez Jésus,
pp 478-646, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Le commandement de l'amour de Dieu et du prochain, ainsi que des ennemis, provient-il de Jésus?


Sommaire

La réponse à cette question est: oui. Mais attention, le commandement de l’amour se retrouve rarement sur les lèvres de Jésus. Deux passages ont de bonnes chances de remonter au Jésus historique.

Le premier se situe en Marc 12, 28-34 où Jésus répond à une question d’un scribe sur le premier commandement en unissant Deutéronome 6, 4-5 sur l’amour de Dieu et Lévitique 19, 18 sur l’amour du prochain. Faute d’attestation multiple, c’est le critère de discontinuité qui nous amène à reconnaître son caractère historique, car le geste de citer mot à mot et ensemble ces deux passages de l’Ancien Testament et de les décrire comme premier et deuxième commandement est tout à fait unique et sans précédent, et on chercherait en vain l’équivalent dans l’ensemble de l’Ancien Testament, dans la littérature intertestamentaire, dans le Judaïsme hellénique, dans le rabbinisme ou même dans le reste du Nouveau Testament.

Le deuxième passage est celui qui provient de la source Q où Jésus demande d’aimer ses ennemis (Luc 6, 27 || Matthieu 5, 44). Encore ici, c’est le critère de discontinuité qui nous amène à reconnaître son caractère historique, puisque cette expression directe et laconique ne se rencontre nulle part ailleurs, soit dans l’Ancien Testament, soit à Qumran, soit dans les Apocryphes de l’Ancien Testament, soit dans le Judaïsme hellénistique, soit chez les philosophes gréco-romains, soit encore dans le reste du Nouveau Testament.

Quant à beaucoup d’autres expressions autour de la relation aux autres, il est impossible de les faire remonter au Jésus historique. C’est le cas de la règle d’or (Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pour eux pareillement, Luc 6, 31 || Matthieu 7, 12) dont on trouve l’équivalent dans toute la tradition sapientielle du Proche Orient ancien. C’est le cas de l’appel à s’aimer les uns les autres dans l’évangile de Jean (13, 34; 15, 12) qui n’est probablement qu’une relecture de Lévitique 19, 18 dans le cadre de la grande synthèse théologique de l’évangéliste.


Élargissement des perspectives: le commandement de l’amour chez Jésus

  1. Les divers commandements de l’amour

    Le portrait de Jésus que nous avons jusqu’ici est celui d’un maître juif du premier siècle engagé dans des discussions sur des points pratiques de la Loi comme le sabbat, les serments, ou le divorce. Il est donc légitime de nous poser la question : quelle est l’attitude de Jésus par rapport à la Loi en général? Une mise en garde s’impose tout de suite : son approche est toujours de discerner la volonté de Dieu, jamais d’y voir un système moral. Dans cette veine, examinons les passages où Jésus parle du commandement de l’amour.

    Contrairement à ce qu’on pense, le commandement de l’amour se retrouve rarement sur les lèvres de Jésus, et il provient habituellement d’une citation de l’Écriture. Nous examinerons 3 textes : 1) Marc 12, 28-34 où Jésus cite le Deutéronome 6, 4-5 sur l’amour de Dieu et Lévitique 19, 18b sur l’amour du prochain; 2) la tradition Q (Matthieu 5, 44 || Luc 6, 27) où Jésus demande à ses disciples d’aimer leurs ennemis; 3) Jean 13, 34 où Jésus donne à ses disciples un nouveau commandement lors de son dernier repas.

  2. Le double commandement de l’amour dans l’évangile de Marc

    1. La place du double commandement de l’amour (Marc 12, 28-34 || Matthieu 22, 34-40 || Luc 20, 39-40)

      Notre texte s’insère dans le cycle des controverses de Jésus à Jérusalem (11, 27 – 12, 40) qui correspond au cycle des controverses de Jésus en Galilée (2, 1 – 3, 6), une structure minutieusement composée par Marc. On peut diviser ce cycle de Jérusalem en sept péricopes.

      • Controverse sur l’autorité de Jésus (11, 27-33). C’est la grande ouverture du cycle où on pose la question centrale de l’autorité de Jésus à la suite de la purification du temple. Marc met en place les grands acteurs qui le condamneront à mort : les grands prêtres, les scribes et les anciens.

      • Parabole des vignerons meurtriers (12, 1-12). Jésus amorce une attaque voilée de ses adversaires qui contestaient son autorité dans la première péricope.

      • L’impôt dû à César (12, 13-17). La question piège provient des Pharisiens et Hérodiens, les mêmes adversaires qu’on trouve dans le premier cycle des converses, et qui lui vouent une hostilité mortelle. À chaque fois Jésus se montre victorieux dans sa réponse, démontrant son autorité.

      • Controverse sur la résurrection des morts (12, 18-27). La question piège provient des Sadducéens. Marc semble vouloir présenter toute la panoplie des adversaires. Jésus montre son autorité en interprétant correctement l’Écriture. Mais le thème de la mort-résurrection est également le fil conducteur de toutes les controverses, annonçant le dénouement final.

      • Le double commandement de l’amour (12, 28-34). Cette péricope jure sur tout le fond des autres péricopes et apparaît comme un rayon de soleil. L’hostilité a fait place à l’attitude sympathique d’un scribe qui trouve judicieuse l’interprétation de l’Écriture par Jésus à propos du premier commandement. Les opposants ont la bouche bée.

      • L’interprétation du Psaume 110 (12, 35-37). C’est Jésus qui prend maintenant l’initiative de poser une question pour embarrasser ses adversaires. Pour Marc, ce texte est une prophétie christologique de l’exaltation de Jésus après sa mort.

      • Mise en garde contre les scribes (12, 38-40). Jésus passe carrément à l’attaque et reproche aux scribes leur comportement ostentatoire et leur dureté face aux pauvres.

      C’est en regardant l’ensemble de ce cycle de controverses qu’on observe combien la péricope du double commandement de l’amour est en porte-à-faux. Alors que Jésus est entouré d’adversaires qui contestent son autorité, et qu’on assiste à une série d’attaques et de contre-attaques, où se profilent l’arrestation et la mort de Jésus, apparaît soudainement un scribe qui apprécie la réponse de Jésus à ses adversaires. Cela ne cadre pas avec le contexte rédactionnel de Marc et son portrait des scribes. Nous sommes probablement devant une unité pré-marcienne qui a circulé de manière indépendante dans une tradition orale primitive.

    2. La structure et le contenu de Marc 12, 28-34

      1. La structure de Marc 12, 28-34

        A Introduction (mise en scène) : vv 28 abc
             v 28a Et un des scribes, s’étant approché,
             v 28b les ayant entendus discuter,
             v 28c ayant vu qu’il (Jésus) leur (les Sadducéens) avait bien répondu

        B 1ière intervention du scribe auprès de Jésus : vv 28de
             v 28d lui demanda :
             v 28e « Quel est le premier de tous les commandements? »

        C 1ière réplique de Jésus au scribe : vv 29-31
             v 29a Jésus répondit :
             v 29b « Le premier c’est :
             v 29c "Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur,
             v 30a et tu aimeras le Seigneur ton Dieu
             v 30b de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ton intelligence et de toute ta force. "
             v 31a Voici le second:
             v 31b "Tu aimeras ton prochain comme toi-même."
             v 31c Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là. »

        Bˊ 2e intervention du scribe auprès de Jésus (approbation) : vv 32-33
             v 32a Et le scribe lui dit :
             v 32b « Fort bien, Maître,
             v 32c tu as eu raison de dire qu’Il est unique
             v 32d et qu’il n’y en a pas d’autre que Lui;
             v 33a l’aimer de tout son coeur, de toute son intelligence et de toute sa force,
             v 33b et aimer le prochain comme soi-même,
             v 33c vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices.

        Cˊ 2e réplique de Jésus au scribe (approbation et conclusion du dialogue) : v 34abc
             v 34a Jésus, voyant qu’il avait répondu sagement,
             v 34b lui dit :
             v 34c « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu. »

        Aˊ Conclusion des dialogues de Jérusalem : v 34d
             v 34a Et nul n’osait plus lui demander quoi que ce soit.

        La structure est assez simple, mais on y trouve quelques éléments complexes qui s’écartent des récits évangéliques habituels.

        • Le récit comporte deux conclusions, l’un au v 34a qui clôt la série de questions posées à Jésus depuis 11, 27, l’autre au v 34c qui clôt le dialogue avec le scribe.

        • Il y a un phénomène unique dans les synoptiques, celui du pattern intervention - réponse (B – C) qui est doublé (Bˊ – Cˊ). La première intervention (B – C) tourne autour de la notion de commandement. Elle commence par une question brève du scribe et est suivie par une réponse très élaborée de Jésus. L’ordre est inversé dans la deuxième intervention (Bˊ – Cˊ) avec une réplique élaborée du scribe (mais néanmoins plus courte que la réponse précédente de Jésus), suivi d’une conclusion courte de Jésus (mais néanmoins plus longue que la question initiale du scribe). Nous avons un discours en forme de chiasme ou croisé : discours court – discours long – discours long – discours court.

        • Plusieurs termes-clé cimentent ensemble le récit. L’attribut « bien » est utilisé deux fois par le scribe pour parler du discours de Jésus et recevra un écho chez Jésus lorsqu’il considèrera que le scribe a répondu « sagement (ou intelligemment) ». Le ton de l’ensemble du récit est résolument positif, et ne cadre pas avec tout le contexte des controverses.

        Le récit de Marc 12, 28-34 n’est pas une création de l’évangéliste, autrement il aurait fait un meilleur travail d’intégration avec tout le contexte. Il provient plutôt d’une tradition pré-marcienne isolée que Marc a inséré dans le cycle des échanges à Jérusalem pour le mettre au service de sa catéchèse sur l’autorité de Jésus et sa supériorité sur ses adversaires juifs.

      2. L’exégèse de Marc 12, 28-34

        • Dans tout l’évangile de Marc, à l’exception de ce passage-ci, on ne présente jamais les scribes sous un jour favorable. On utilise toujours le pluriel pour parler « des scribes » qui se joignent aux anciens et aux grands prêtres pour comploter l’arrestation de Jésus et se moquer de lui en croix.

        • Il y a donc un scribe qui se détache des autres, car il apprécie la réponse de Jésus aux Sadducéens sur la résurrection des morts. Il est l’exception qui prouve la règle. On ne dit pas qu’il est un Pharisien. Il faut croire que les Juifs en général, et les scribes en particulier, croyaient en la résurrection des morts.

        • Ce scribe pose une question : « Quel est le premier de tous les commandements? » Attention! La question n’est pas : « Quel commandement résume tous les autres? » La question porte sur un ordre, sur les priorités. Pour répondre, Jésus se tourne vers la prière traditionnelle juive, appelé Shema’, qui est un amalgame de Deutéronome 6, 4-9; 11, 13-21; Nombres 15, 37-41. Il met l’accent sur le point fondamental proclamé au début de la prière, la foi au vrai Dieu d’Israël et sa conséquence nécessaire, l’amour complet et sans partage de Dieu. Marc nomme quatre facultés différentes (coeur, âme, intelligence et force) pour accentuer l’engagement total des Israélites à Yahvé tant dans le culte que dans la vie quotidienne. Notons que l’amour dont on parle ici n’a rien à voir avec une émotion ressentie, mais est une question de volonté et d’action basée sur une alliance, tout comme un vassal du Proche Orient avait l’obligation de maintenir une relation exclusive avec son suzerain. Ce commandement est donc le fondement de tous les autres commandements au sein de l’alliance.

        • La réponse de Jésus aurait pu se terminer ici. Mais il ajoute un second commandement qu’il place à côté du premier. Ce second commandement est tiré cette fois du Lévitique où, au chapitre 19, on trouve une série d’obligations sociales qui atteignent un sommet positif au v. 18b : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Encore ici, l’amour dont il s’agit ici signifie vouloir et faire le bien, non ressentir une émotion quelconque. Et le prochain (hébreu rēaʽ) signifie celui avec qui on entre en relation de manière régulière, donc les membres de la communauté israélite; les étrangers résidents ne sont pas inclus dans cette catégorie. Il s’agit donc pour un Juif de se montrer solidaire de son peuple. Enfin, l’expression « comme toi-même » renvoie aux droits et privilèges, au soutien et à l’honneur que chacun attend de la communauté, et qu’il doit à son tour garantir pour les autres.

        • En associant deux textes différents de l’Écriture (Dt 6, 4-5 et Lv 19, 18b), Jésus utilise une méthode d’interprétation connue plus tard sous le nom de gěsērâ šāwâ. Cette méthode consiste à réunir deux textes différents mais qui comportent les mêmes mots-clés ou phrases afin qu’ils s’interprètent mutuellement. Cette méthode est bien connue à l’époque de Jésus, car des gens comme Paul et l’auteur de l’Épitre aux Hébreux l’utilisent. En employant cette méthode, Jésus démontre une connaissance remarquable de l’Écriture, car il y a seulement quatre passages où on trouve l’expression « et tu aimeras ». Notons enfin que Jésus maintien distinct les deux commandements, Dieu d’abord, le prochain ensuite.

        • En acceptant sa réponse, le scribe reconnaît en Jésus un maître qui fait autorité. Mais son commentaire modifie la parole de Jésus sous trois aspects.

          • Il accentue l’unicité du vrai Dieu. N’oublions pas que tout le monde méditerranéen était dominé par le polythéisme.
          • Le scribe non seulement réduit les facultés à trois (coeur, intelligence, force), mais réduit la formulation des deux commandements à deux verbes à l’infinitif (l’aimer (Dieu)...et aimer son prochain...), accentuant par là l’unité de ces commandements.
          • Il spécifie quels sont les commandements inférieurs à ces deux premiers : les commandements qui règlent le culte sacrificiel au temple.

        • Cette péricope appartient à un genre littéraire appelé dialogue scholastique. En effet, il s’agit d’un dialogue positif autour de l’Écriture où chacun apporte sa contribution. Mais le côté positif a quand même une limite : si le scribe n’est pas loin du Règne de Dieu, il lui manque quelque chose, i.e. l’accueil complet du message d’un Règne qui vient et en partie déjà présent. Pour Marc, c’est la reconnaissance de Jésus comme messie et fils de Dieu. Mais il reste que l’autorité de Jésus est reconnue par un des scribes de la communauté juive. Tout cela met fin aux attaques verbales des Juifs à l’égard de Jésus.

        • Pour conclure, il faut admettre qu’il y a une tension dans ce texte entre le projet théologique de Marc et la tradition qu’il a entre les mains.

          1. D’une part, malgré le côté récalcitrant de la tradition dont il dispose, Marc réussit une adaptation habile.

            1. Un récit qui était au fond un dialogue scholastique au ton positif devient le sommet et la conclusion d’une série de controverses. L’autorité de Jésus est même reconnue par un scribe juif.
            2. Marc réussit à faire triompher Jésus face aux autorités de Jérusalem à Jérusalem même à travers la voix d’un érudit de Jérusalem, ce scribe juif.
            3. Malgré le côté amical de ce dialogue scholastique, Jésus garde l’initiative et jouit du rôle principal.
            4. Malgré l’approbation de Jésus, le scribe n’est pas encore là où il devrait être, i.e. accueillant Jésus comme messie.

          2. D’autre part, malgré tout le travail rédactionnel de Marc, la péricope n’apparaît pas comme une pure création de l’évangéliste.

            1. Ce scribe unique est l’exact opposé du portrait que Marc nous dresse des scribes.
            2. On ne trouve aucune référence dans cette péricope à une intention malveillante de la part du scribe. Au contraire, il loue l’intervention de Jésus. Nous avons un cas unique dans la tradition chrétienne primitive d’un maître juif qui est en accord avec Jésus et le loue, tout en ne le suivant pas comme disciple.
            3. Nous avons déjà décrit cette péricope comme un dialogue scholastique. Nous avons même deux séries de discussion, l’une amorcée par la question du scribe, l’autre par sa rétroaction à la réponse de Jésus. C’est un cas unique dans la tradition synoptique.
            4. Ce qui est également unique chez Marc, c’est le fait de poser la question de la place et de l’interprétation de la Loi mosaïque dans son ensemble. Marc n’a aucun intérêt pour une telle question, contrairement à Matthieu ou Luc.

        Tout cela confirme notre observation que nous sommes devant une tradition pré-marcienne qui ne cadre pas du tout avec l’ensemble des récits de controverse. Cette tradition est très ancienne et pourrait remonter à la première génération chrétienne (30-70).

    3. L’argument pour l’historicité de Marc 12, 28-34

      1. Une articulation brève de l’argument

        L’argument comporte quatre éléments :

        1. Jésus cite mot pour mot à la fois Deutéronome 6, 4-5 et Lévitique 19, 18b. Cela est tout à fait unique et ne se retrouve nulle part ailleurs, ni dans l’Ancien Testament, ni à Qumran, ni chez Philon ou Josèphe, et ni dans le reste du Nouveau Testament
        2. Jésus les cite ensemble, pas seulement un seul des deux
        3. Jésus leur donne un ordre, l’un est premier, l’autre est deuxième
        4. Jésus conclut que ces deux commandements sont supérieurs à tous les autres commandements.

      2. La discontinuité dans l’Ancien Testament

        Ni Deutéronome 6, 4-5 et ni Lévitique 19, 18b ne sont cités tels quels de nouveau dans le reste de l’Ancien Testament, sans mentionner le fait d’être cités ensemble. Citons quelques exemples de textes similaires :

        • 2 Rois 23, 25 : Il n’y eut avant lui aucun roi qui se fût, comme lui, tourné vers Yahvé de tout son coeur, de toute son âme et de toute sa force, en toute fidélité à la Loi de Moïse, et après lui il ne s’en leva pas qui lui fût comparable.
        • Ecclésiastique 13, 15 : Tout être vivant aime son semblable et tout homme son prochain.
        • Ecclésiastique 17, 14 : Il (Yahvé) leur dit: "Gardez-vous de tout mal", il leur donna des commandements chacun à l’égard de son prochain.
        • Ecclésiastique 31, 15 : Juge le prochain d’après toi-même et en toute chose sois réfléchi.
        • Michée 6, 8 : "On t’a fait savoir, homme, ce qui est bien, ce que Yahvé réclame de toi: rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer la bonté et de marcher humblement avec ton Dieu."
        • Psaume 15, 3 : sans laisser courir sa langue; qui (l’ami de Yahvé) ne lèse en rien son frère, ne jette pas d’opprobre à son prochain
        • Zacharie 7, 9 : (Ainsi parle Yahvé Sabaot.) Il disait: Rendez une justice vraie et pratiquez bonté et compassion chacun envers son frère.

        Tout d’abord, on trouve des échos de Dt 6, 4-5 dans 2 Rois 23, 25, mais c’est tout. Il n’y a aucune citation directe. Dans l’Ecclésiastique, on trouve des allusions à Lv 19, 18. Mais on pourrait dire également que le texte reflète l’éthique typique des Grecs de la réciprocité entre amis. On pourrait ajouter qu’il fait aussi écho à la deuxième partie des dix commandements centrée sur les relations aux autres. Bref, c’est en vain qu’on cherche des citations directes. Tout ce qu’on observe dans le reste de l’Ancien Testament, c’est une tendance à résumer les obligations de la loi dans une liste courte, comme dans le texte de Michée 6, Psaume 15 ou Zacharie 7.

      3. La discontinuité dans les rouleaux de la mer Morte

        Regardons quelques textes.

        • Document de Damas (CD) 9, 2 : Et quant à ce qu’Il a dit : Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas rancune aux fils de ton peuple
        • Document de Damas (CD) 6, 20-21 : (parmi les obligations de la communauté) d’aimer chacun son frère comme soi-même, et de soutenir la main de l’indigent et du pauvre et de l’étranger, et de chercher chacun le bien-être
        • Règle de la Communauté (1QS) 1, 1-2 : ...pour qu’ils vivent selon la règle de la Communauté; pour rechercher Dieu de tout leur coeur et de toute leur âme...9 et afin qu’ils aiment tous les fils de lumière...

        Ce qui surprend, c’est que la citation de Lv 19, 18 qu’on trouve dans CD 9, 2 s’arrête court et ne mentionnant pas sa finale (v. 18b) : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». En fait, ses exhortations à aimer se limitent aux membres de la communauté. Quant à CD 6, 20-21, il n’est pas vraiment une citation de Lv 19, 18 et parle de manière générale de l’amour dû aux membres de la communauté. Enfin, on pourrait ajouter une chose saisissante : parmi les 16 copies du Lévitique trouvées à Qumran, aucune ne contient ce verset 18b.

        Dans le texte de 1QS, on trouve un écho de Dt 6, 4-5 avec l’engagement du coeur et de l’âme dans la recherche de Dieu. On a trouvé à Qumran 33 copies du Deutéronome, et ils contiennent tous Dt 6, 4-5, mais seulement de façon fragmentaire, si bien qu’aucune copie n’existe sans une lacune quelconque autour de ce passage. Bref, on pourrait reconnaître tout au plus à Qumran la présence du double commandement de l’amour de Dieu et du frère, mais sans le contenu exact et le caractère concis qu’on trouve en Marc.

      4. La discontinuité dans les écrits apocryphes de l’Ancien Testament

        Commençons avec le livre des Jubilés.

        • Jubilés 20, 2 : Il (Abraham) leur commanda de garder la voie du Seigneur, d’accomplir la justice, de s’aimer les uns les autres, et qu’il en soit ainsi dans toute l’humanité, que chacun se conduise envers les autres en accomplissant sur la terre la justice et le droit
        • Jubilés 7, 20 : Durant le vingt-huitième jubilé, Noé commença à édicter aux fils de ses fils les ordonnances, les commandements et tout ce qu’il connaissait (comme) loi. Il prescrivit à ses enfants d’accomplir la justice, de couvrir la honte de leur corps, de bénir leur Créateur, d’honorer père et mère, d’aimer chacun son prochain, de se garder de la fornication, de l’impureté et de toute violence.
        • Jubilés 36, 4 : (C’est Isaac qui parle) Continuez, mes enfants, à vous aimer entre frères, comme un homme s’aime lui-même, chacun cherchant le bien de son frère et agissant en harmonie sur la terre. Qu’ils s’aiment les uns les autres comme eux-mêmes... 7 Soyez ceux qui Le (Dieu) craignent et L’adorent, 8 chacun aimant son frère avec tendresse et en justice...

        Les deux premiers textes cités des Jubilés font référence à Lv 19, 18, même si l’expression « comme soi-même » est absent. Mais on cherche en vain la référence à Dt 6, 4-5. Notre 3e texte parle effectivement de l’amour des autres comme de soi-même ainsi que de la crainte de Dieu. On peut donc dire qu’il est précurseur d’une tendance du Judaïsme à résumer les commandements de la Loi dans l’obéissance à Dieu et dans l’amour des membres de la communauté.

        Certains biblistes tiennent à verser à ce dossier Les Testaments des douze Patriarches. Voici un de ces textes.

        • Testament of Issachar 5: 1-3 "C'est pourquoi, mes enfants, gardez la loi de Dieu, acquérez la simplicité et marchez dans l'innocence, sans examiner indiscrètement les actions de votre prochain. Mais aimez le Seigneur et votre prochain, et ayez pitié de l'indigent et du faible."

        Mais ces biblistes sont mal avisés. Tout d’abord, les manuscrits grecs que nous avons datent du moyen-âge ou même de l’époque moderne. Ensuite, on y trouve l’influence claire d’une main chrétienne dans sa version finale. De plus, ses nombreuses exhortations morales ont une saveur stoïcienne. On ne peut nier qu’un testament des patriarches ait existé au 1ier siècle puisqu’on a découvert une version araméenne de Lévi et un fragment de Nephtali. Mais il est différent du texte que nous possédons actuellement. Et ce dernier ne cite pas textuellement Dt 6, 4-5 et Lv 19, 18, et si on parle d’amour de Dieu et du prochain, on en parle généralement à des moments différents.

      5. La discontinuité chez Philon d’Alexandrie et Josèphe

        1. Philon d’Alexandrie

          Dans la philosophie grecque classique, on a tendance à résumer les obligations humaines envers Dieu sous le terme de eusebeia (révérence, piété), et les obligations humaines envers les autres sous le terme de dikaiosynē (justice, rectitude). C’est ce que les Juifs de la Diaspora feront pour résumer les commandements de la Loi, ainsi Philon.

          • Des lois spéciales, 215, 63 : Il existe, si on peut dire, deux grands principes qui regroupent les innombrables leçons et doctrines particulières, celui qui règle la conduite vis-à-vis de Dieu par des lois de piété et de sainteté (grec : eusebeias kai hosiotētos), et celui qui règle la conduite avec les hommes par des lois d’humanité et de justice (grec : philanthrōpias kai dikaiosynēs); chaque groupe se subdivise en un grand nombre d’idées subordonnées, dignes d’éloges.
          • Du Décalogue, 22 : 109 Mais ceux qui ont pensé que, par delà leurs devoirs envers leurs concitoyens, il n’y avait rien de tel que la bonté, ils se sont attachés uniquement à la fraternité envers la société des hommes, et, étant totalement occupés à l’amour de la société des hommes, ont invité tout homme à une participation égalitaire à leurs bonnes oeuvres, travaillant en même temps dans la mesure de leur capacité à les soulager dans les désastres. 110 Maintenant, on pourrait à bon escient appeler ces derniers des hommes philanthropiques (philanthrōpoi), et les premiers des amoureux de Dieu (philotheoi), mais à moitié parfait dans la vertu; car les véritables parfaits sont ceux qui ont une bonne réputation dans les deux catégories. Par contre, ceux qui ne s’occupent pas de leurs devoirs envers les hommes pour pouvoir se réjouir des bienfaits communs, et de pleurer devant l’adversité, ou encore ne se consacrent pas à la piété et à sainteté envers Dieu (eusebeias kai hosiotētos), pourraient être considérés comme ayant été transformés en bêtes sauvages, sur le même pied que ceux qui, du point de vue de la férocité, négligent leurs parents, et donc sont hostiles aux deux groupes de vertus mentionnés plutôt, à savoir la piété envers Dieu et le devoir envers les hommes.
          • De la vie de Moïse 2.31, 163 : Mais quand les récriminations se poursuivirent dans le camp de la part des hommes rassemblés en foules nombreuses et denses et se répandirent sur une grande distance, au point où le son rejoignit le sommet de la montagne, Moïse, entendant le tumulte, devint très perplexe. Il était à la fois un fervent fidèle de Dieu (theophilēs) et un ami de l’humanité (philanthrōpos), ne pouvant se convaincre d’une part de quitter la société de Dieu avec qui il conversait, et discutait en son propre nom, étant seul avec lui, ni d’autre part de demeurer indifférent à la multitude tout à fait anarchique et mauvaise.

          Philon ne parle pas vraiment comme Jésus de deux types d’amour, mais plutôt de révérence ou piété envers Dieu et de philanthropie pour l’humanité. Comme on le voit dans Des lois spéciales, la Loi ne se résume pas de manière interchangeable soit à la piété envers Dieu ou à la philanthropie; les deux sont nécessaires. Pour lui, c’est une erreur d’avoir seulement de la révérence envers Dieu et d’ignorer ses frères, ou d’exprimer sa philanthropie sans révérence envers Dieu (voir Du Décalogue). Mais sa perspective est celle des deux parties du Décalogue donné par Dieu à Moïse, alors que celle de Jésus se situe en dehors du Décalogue. De plus, Philon ne commente jamais explicitement Lv 19, 18b utilisé par Jésus sur l’amour du prochain. Enfin, quand il parle de l’amour de l’humanité (philanthrōpos), il le restreint à ceux qui en sont dignes. Bref, il y a quelque chose d’original chez Jésus.

        2. Flavius Josèphe

          Josèphe continue la tradition du Judaïsme hellénistique de regrouper tous les devoirs humains sous deux principes.

          • Guerre des Juifs 2.8.7 : Mais avant de toucher à la nourriture commune, il (le novice dans la communauté des Esséniens) s’engage envers ses frères, par de redoutables serments, d’abord à vénérer la divinité (eusebein ton theon), ensuite à observer la justice envers les hommes (anthropous dikaia), à ne faire tort à personne ni spontanément ni par ordre ; à toujours détester les injustes et venir au secours des justes

          On aura noté que la justice envers les hommes implique de détester les injustes et de limiter sa solidarité aux justes, une approche différente de celle de Jésus. D’ailleurs, tout comme Philon, Josèphe ne cite jamais directement Lv 18, 19b.

          En conclusion, notre enquête sur Philon et Josèphe nous a permis de confirmer qu’on ne trouve pas chez ces auteurs les quatre éléments de l’argumentation de Jésus que nous avons identifiés plus tôt.

      6. La discontinuité chez les rabbins primitifs

        Transportons-nous vers l’an 200, à la période de Mishna. On y trouve tout au plus des citations dispersées de Dt 6, 4-5 et Lv 19, 18b. Il y a dans le rabbinisme une tendance à regrouper les commandements sous un principe général, appelé kělāl. Mais attention! Un kělāl ne résume pas tous les commandements, il les regroupe tout simplement. De plus, quand on se tourne vers les commentaires de Lv 19, 18b, on trouve ce commentaire appelé Sipra, dont le coeur de l’oeuvre appartient à la 2e partie du 3e siècle. On y entend Rabbi Aquiba dire : « Ceci est une grande règle dans la Loi. » Les biblistes commettent souvent l’erreur de remplacer « une grande règle » par « la grande règle », ce qui en biaise le sens. D’ailleurs le texte est suivi d’une citation de Rabbi Ben Azai proposant une règle générale plus grande encore en se basant sur Gn 5, 1 : « C’est le livre de la naissance de l’humanité en ce jour où Dieu créa l’homme; à son image il le créa. »

        Encore une fois, nous sommes dans un registre totalement différent de celui qu’on trouve en Marc 12, 28-34.

      7. La discontinuité dans le reste du Nouveau Testament

        Disons-le tout de suite : il n’existe aucune allusion explicite à Dt 6, 4-5 dans le reste du Nouveau Testament. Tout au plus il y a une vague allusion à certains éléments chez Paul, 1 Corinthiens 8, 6. Par contre, Lv 19, 18b est cité quelques fois.

        1. Matthieu

          • Mt 5, 43 (|| Lc 6, 27) : "Vous avez entendu qu’il a été dit: Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. 44 Eh bien! moi je vous dis: Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs"

          Quand Matthieu reprend Lv 19, 18 (Tu aimeras ton prochain), il laisse tomber la dernière partie : comme toi-même. La raison est simple et est d’ordre littéraire : obtenir le parfait équilibre entre « aimer le prochain » et « haïr l’ennemi ». Les vv 43-44 se situent au paroxysme d’une suite d’antithèses construites par Matthieu.

          • Mt 19, 19 (|| Mc 10, 19) : "honore ton père et ta mère, et tu aimeras ton prochain comme toi-même"

          Cette fois-ci la citation de Lv 19, 18 est complète, mais l’ensemble est une réécriture par Matthieu de la version de Marc.

        2. Paul

          • Galates 5, 14 : Car une seule formule contient toute la Loi en sa plénitude: Tu aimeras ton prochain comme toi-même

          Dans un contexte très polémique, Paul affirme que les chrétiens, affranchis de la Loi, ne se laissent pas aller à l’immoralité, car ils suivent désormais la loi de l’amour.

          • Romains 13 : 8 N’ayez de dettes envers personne, sinon celle de l’amour mutuel. Car celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi. 9 En effet, le précepte: Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas, et tous les autres se résument en cette formule: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.

          Cette fois-ci, Paul lance son exhortation dans un contexte tout à fait paisible. Néanmoins, son but est toujours le même : réduire les tensions dans une communauté de gens très divers.

        3. Jacques

          • Jacques 2, 8 : Si donc vous accomplissez la Loi royale suivant l’Écriture: Tu aimeras ton prochain comme toi-même, vous faites bien

          La portée des exhortations de l’épitre est beaucoup plus générale, mais celle-ci n’en vise pas moins à réduire certaines tensions entre riches et pauvres.

          Que ce soit chez Paul ou chez Jacques, Lv 19, 18b représente le résumé ou la quintessence de toute la Loi. Cette utilisation de Lv 19, 18b pourrait être un exemple d’un enseignement du Jésus historique qui serait parvenu de manière anonyme dans les exhortations épistolaires.

          En conclusion, dans le reste du Nouveau Testament on ne trouve aucun texte qui rencontre les quatre éléments de l’argumentation de Jésus. Ainsi, le critère de discontinuité soutient fortement l’idée que le Jésus historique a enseigné le double commandement de l’amour en joignant ensemble Dt 6, 4-5 et Lv 19, 18b, et que cet enseignement a été préservé en Mc 12, 29-31. Et le cadre fourni par Marc, avec ce scribe sympathique, peut avoir une valeur historique pour les raisons suivantes :

          1. La présence d’un scribe sympathique, qui s’engage dans un débat légal pour être à la fin d’accord avec Jésus, est tout à fait unique dans tout le Nouveau Testament
          2. La réponse de Jésus qui commence avec le Shema cadre très bien avec le temple de Jérusalem où il faisait partie de la prière quotidienne
          3. La référence au monothéisme dans le Shema et sa reprise par le scribe peut s’expliquer dans le contexte de la présence romaine dans la forteresse Antonia
          4. L’insistance sur le monothéisme est plausible dans le contexte d’une fête religieuse où le préfet Pilate se déplaçait pour se rendre à Jérusalem
          5. La remarque du scribe que les deux commandements de l’amour prévalent sur tous les sacrifices s’explique parfaitement dans l’enceinte du temple
          6. Le fait que la rencontre se termine par une louange du scribe par Jésus est sans parallèle dans les Synoptiques et pourraient correspondre exactement à la façon dont l’événement original s’est terminé.

          Certains biblistes insistent pour dire que les 613 commandements du Judaïsme avaient une égale importance. Ceci est une vue uniquement rabbinique et ne reflète pas le Judaïsme d’avant l’an 70, comme on l’a vu chez Philon où le fait de résumer tous les commandements sous certains principes principaux étaient dans l’air. Et il faut probablement admettre que Jésus a été influencé par la culture Gréco-romaine de l’époque.

      8. L’argument de l’attestation multiple

        Il y a des biblistes qui croient que les parallèles de Marc 12, 28-34 chez Matthieu et Luc sont indépendants, et donc offrent un argument d’attestation multiple. Une analyse serrée des parallèles infirme cette idée et montre que les accords mineurs entre Luc et Matthieu contre Marc ne nécessitent pas l’hypothèse d’une seconde source.

        Comparons les trois récits synoptiques. Nous proposons une traduction très littérale à partir du grec. Les mots ou parties de mots de Marc qui se retrouvent aussi chez Matthieu et Luc ont été soulignés. En bleu sont les mots propres à Matthieu et Luc.

        Marc 12Matthieu 22Luc 10
        28a Et s'étant approchant un des scribes ayant entendu eux discutant ensemble, sachant qu'il avait bien répondu à eux, il interrogea lui : 34 Puis, les Pharisiens ayant entendu qu'il avait fermé la bouche aux Sadducéens se rassemblèrent au même lieu, 35 et il interrogea un d'eux [légiste] mettant à l'épreuve lui 25a Et voici un certain légiste se leva mettant à l'épreuve lui disant :
        28b Lequel est un commandement premier de tous?36 Maître, lequel commandement grand dans la Loi? 25b Maître, quoi ayant fait j'hériterai de la vie éternelle?
        29 Il répondit le Jésus que premier est : « Écoute, Israël, Seigneur le Dieu de nous seul Seigneur il est, 37a Puis, lui déclara à lui :26 Puis, lui dit à l'adresse de lui : « Dans la Loi, quoi a été écrit? Comment tu lis? 27a Puis, lui, ayant répondu, il dit :
        30 et tu aimeras Seigneur le Dieu de toi de tout le cour de toi et de tout l'être de toi et de tout l'intelligence de toi et de toute la force de toi.37b tu aimeras Seigneur le Dieu de toi en tout le cour de toi et en tout l'être de toi et en toute l'intelligence de toi.27b tu aimeras Seigneur le Dieu de toi de tout [le] cour de toi et en tout l'être de toi et en tout la force de toi et en toute l'intelligence de toi.
         38 Cela est le grand et premier commandement. 
        31a Deuxième celui-ci : tu aimeras le prochain de toi comme toi-même.39 Puis, deuxième (est) semblable à celui-là : tu aimerais le prochain de toi comme toi-même. 27c et le prochain de toi comme toi-même.
        31b Plus grand que ceux-là d'autre commandement il n'est pas. 40 En ces deux commandements là toute la Loi est suspendue et les Prophètes. 
        32 Et il dit à lui le scribe : « Bien, maître, en vérité tu as dit qu'unique il est et il n'est pas d'autre sauf lui, 33 et tu aimerais lui de tout le cour et de tout le discernement et de toute la force et aimer le prochain comme soi-même est plus que tous les holocaustes et les sacrifices.   
        34a Et le Jésus, voyant [lui] que judicieusement il avait répondu, il dit à lui : « Non loin tu es du royaume de Dieu ». 28 Puis, il dit à lui : « Correctement du as répondu. Fais cela et tu vivras ».
        34b Et personne n'osait plus interroger lui.   

        Les différences chez Luc et Matthieu sont dues à leur activité créatrice. Tout d’abord n’oublions pas que Matthieu et Luc étaient de meilleurs stylistes grecs que Marc qui a un style très rude, et donc ont tenté de modifier Marc en accord avec leur propre théologie. Ainsi, même si les textes de Matthieu et Luc semblent parfois semblables, leur théologie est différente. Et cela se voit dès le contexte général : Matthieu retient le contexte du débat avec les Sadducéens, mais la question qui introduit la péricope est un piège tendu par les Pharisiens et poursuit un conflit ouvert, tandis que Luc place la question plus tôt dans le voyage de Jésus vers Jérusalem alors que Jésus donne un enseignement à ses disciples pour préparer son départ.

        Il faut maintenant discuter des deux cas d’accords mineurs entre Matthieu et Luc.

        1. Pour Matthieu comme pour Luc l’interlocuteur de Jésus est un légiste (grec : nomikos) plutôt qu’un scribe (grammateus). Il faut savoir que Luc est celui qui met le plus souvent en scène des légistes dans tous les Synoptiques, qu’il ne les différencie d’ailleurs pas vraiment des scribes. À cela il faut ajouter le fait qu’il n’utilise jamais le terme scribe au singulier. Chez Matthieu, il faut d’abord noter que le terme légiste n’est pas assuré : il est absent de plusieurs manuscrits, voilà pourquoi nous l’avons mis entre parenthèse. Mais admettons qu’il fasse partie du texte originel. Il est tout à fait logique que Matthieu mette en scène un légiste, car il fait porter la question sur la Loi (quel est le plus grand commandement de la Loi?) et termine le récit avec une conclusion sur la Loi (À ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes.), créant ainsi un effet d’inclusion qu’il adore tant.

        2. Comment expliquer cette référence à la Loi chez Matthieu et Luc. Commençons par Luc. Ici, notons que c’est Jésus qui fait référence à la Loi, et non le légiste, ajoutant par là un côté malin à sa réponse : tu es un spécialiste de la Loi, n’est-ce pas une chose que tu devrais savoir? C’est donc la présence du légiste qui a introduit cette référence à la Loi, et celle-ci disparaît aussitôt complètement du paysage, car la péricope sert d’introduction à la parabole du bon Samaritain et au devoir de compassion. Par contre, chez Matthieu la Loi est au centre de ses préoccupations alors qu’il entend insérer toute la péricope dans son grand programme de compréhension juste de la Loi.

        Bref, Matthieu et Luc n’avaient pas de source différence que le récit de Marc et on peut expliquer leurs écarts par rapport à Marc.

        En conclusion, c’est l’argument très fort de discontinuité qui soutient l’idée du caractère historique de la tradition présentée par Marc 12, 28-34. Il est également probable que le contexte introduisant les paroles de Jésus est également historique. À l’argument de discontinuité on peut ajouter celui de cohérence : le visage historique de Jésus est celui qui a mis au coeur de sa mission prophétique la miséricorde, le pardon et la guérison. Et il est logique que celui qui s’est vu comme le rassembleur de son peuple fasse référence à Dt 6, 4-5, le Shema, qui est le fondement de l’existence de ce peuple, et à Lv 19, 18b, l’amour de ses frères. Enfin, à plusieurs reprises on a observé que le Jésus historique était quelqu’un qui a débattu des points pratiques de la Loi, tel un rabbin, et il n’est pas surprenant qu’il ait utilisé cette méthode connue d’interprétation de l’Écriture, appelée gěsērâ šāwâ , où on interprète un texte à l’aide d’un autre texte.

  3. Le commandement de l’amour des ennemis dans la tradition Q

    1. Clarification de la question

      Après la question de l’amour de Dieu et du prochain chez Luc, intéressons-nous à une phrase de la tradition Q qu’on trouve chez Luc et Matthieu où Jésus demande d’aimer ses ennemis : Mais je vous le dis, à vous qui m’écoutez: Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent (Luc 6, 27); Eh bien! moi je vous dis: Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs (Matthieu 5, 44). Faisons quelques observations.

      1. Contrairement à la déclaration de Jésus sur le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain, celle-ci est brève et tranchante : 4 mots grecs (agapate tous echthrous hymōn) qui pourraient se réduire à 3 en Hébreu ou en Araméen.

      2. Jésus ne cite pas l’Écriture, mais prononce quelque chose de son propre chef.

      3. Tout comme le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain, l’appel à l’amour des ennemis est unique à ce passage de la source Q, et donc ne peut être soutenu par l’argument de l’attestation multiple.

      4. Peut-on alors invoquer le critère de discontinuité pour affirmer que l’expression « Aimez vos ennemis » remonte au Jésus historique? Oui, à la condition qu’on se limite à cette expression et qu’on élimine tout le texte qui l’entoure.

      5. En effet, tout le texte qui l’entoure est un ramassis de phrases disparates sur la non-violence ou la non-vengeance dont on peut trouver des parallèles dans la littérature ancienne. On commet souvent l’erreur de confondre amour des ennemis avec la non-violence ou la non-vengeance, alors qu’il s’agit de deux réalités différentes.

      6. Rappelons qu’aimer est une question de vouloir et de faire le bien aux autres, et n’a rien à voir avec des sentiments chaleureux ou romantiques pour les autres. D’ailleurs ressentir un sentiment amoureux ou chaleureux pour un autre ferait en sorte qu’il ne serait plus un ennemi.

      7. Les seules paroles qui explicitent ce que signifie aimer ses ennemis sont celles qui suivent immédiatement : faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous diffament (Luc 6, 27-28); et priez pour vos persécuteurs (Matthieu 5, 44). Les autres paroles abordent un autre sujet : la non-violence, la non-résistance, une stratégie pour survivre dans des cas d’injustice et de violence. L’auteur de la source Q a ainsi ramassé dans une même collection des paroles disparates, probablement issues de la tradition orale et qui ont circulé de manière indépendante.

      Comme on le verra par la suite, la demande d’aimer ses ennemis est tout à fait unique et ne se retrouve ni dans l’Ancien Testament, ni dans la littérature intertestamentaire avant l’an 70, ni dans le reste du Nouveau Testament, ni dans les oeuvres des philosophes païens à la même époque.

    2. « Aimez vos ennemis » : y a-t-il un parallèle exact?

      Les traditions du Proche Orient ancien connaissaient bien les conseils de sagesse concernant la non-vengeance. Voici quelques exemples :

      • En Égypte, L’Enseignement d’Aménémopé , 21.22, 1-8: Ne dis pas : « Trouve-moi un supérieur puissant car un homme dans la ville m’a fait du tort »; ne dis pas : « Trouve-moi un protecteur, car quelqu’un qui me hait m’a fait du tort ». Vraiment, tu ne connais pas les desseins du dieu, et tu ne devrais pas pleurer pour demain. Place-toi dans les bras du dieu, et ton silence les réduira à néant.
      • À Babylone, Conseil de sagesse : Ne fais pas de mal à un adversaire; indemnise l’être perfide avec le bien; fais justice à ton ennemi... ne laisse pas ton coeur succomber au mal.

      1. « Aimez vos ennemis » : son absence dans l’Ancien Testament

        L’Ancien Testament est une bibliothèque qui couvre la vie de diverses nations et de divers individus sur plus de mille ans. On y trouve donc du meilleur et du pire.

        1. La non-vengeance dans la tradition sapientielle

          Voici quelques textes :

          • Proverbes 20, 22 : Ne dis point: "Je rendrai le mal!" fie-toi à Yahvé qui te sauvera.
          • Proverbes 24, 17-18 : Si ton ennemi tombe, ne te réjouis pas, que ton coeur n’exulte pas de ce qu’il trébuche, de peur que, voyant cela, Yahvé ne soit mécontent et qu’il ne détourne de lui sa colère.
          • Proverbes 24, 29 : Ne dis pas: "Comme il m’a fait, je lui ferai! à chacun je rendrai selon son oeuvre!"
          • Proverbes 25, 21-22 : Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s’il a soif, donne-lui à boire, c’est amasser des charbons sur sa tête et Yahvé te le revaudra.
          • Ecclésiastique 28, 1-2 : Celui qui se venge éprouvera la vengeance du Seigneur qui tient un compte rigoureux des péchés. Pardonne à ton prochain ses torts, alors, à ta prière, tes péchés te seront remis.

          Faisons quelques observations :

          • En général, le sage demande de ne pas se venger, car la vengeance appartient à Dieu.
          • Mais l’image de Dieu qui se dégage est celui d’un être distant et souverain qui tient à rappeler la place de chacun dans l’univers, et qu’il peut prendre ombre de celui qui veut rendre justice à sa place.
          • Si le sage demande de s’occuper de l’ennemi et de ne pas se réjouir de son malheur, c’est qu’il sait que Dieu agira en son temps.

        2. Les textes de loi dans le Pentateuque

          Voici quelques textes :

          • Exode 21, 23-25 : Mais s’il y a accident, tu donneras vie pour vie, oeil pour oeil, dent pour dent, pied pour pied, brûlure pour brûlure, meurtrissure pour meurtrissure, plaie pour plaie.
          • Exode 23, 4-5 : Si tu rencontres le boeuf ou l’âne de ton ennemi qui vague, tu dois le lui ramener. Si tu vois l’âne de celui qui te déteste tomber sous sa charge, cesse de te tenir à l’écart; avec lui tu lui viendras en aide.

          Faisons quelques observations.

          • Nous sommes dans un contexte différent de celui des écrits sapientiaux où le sage s’adresse à des étudiants pour leur indiquer la voie du succès et du bonheur dans la vie. Nous sommes maintenant dans un contexte légal.
          • Exode 21 guide le juge dans ses décisions afin d’éviter la spirale de la vengeance au sein du clan.
          • Exode 23 peut apparaître comme un amour de l’ennemi comme notre texte de Luc 6, 27, mais en fait le contexte demeure casuistique et vise à maintenir la solidarité du peuple, essentielle pour la survie de la communauté de l’alliance.

        3. La haine des ennemis dans l’ensemble de l’Ancien Testament

          Voici quelques textes :

          • Deutéronome 7, 2 : Yahvé ton Dieu te les (les peuples en Canaan) livrera et tu les battras. Tu les dévoueras par anathème. Tu ne concluras pas d’alliance avec elles, tu ne leur feras pas grâce.
          • Deutéronome 7, 24-25 : Il livrera leurs rois en ton pouvoir et tu effaceras leur nom de dessous les cieux: nul ne tiendra devant toi, jusqu’à ce que tu les aies exterminés. Vous brûlerez les images sculptées de leurs dieux, et tu n’iras pas convoiter l’or et l’argent qui les recouvrent. Si tu t’en emparais, tu serais pris au piège; car c’est là chose abominable à Yahvé ton Dieu.
          • Psaume 139, 22 : Je les hais d’une haine parfaite, ce sont pour moi des ennemis.
          • Psaume 109, 6-15 "Suscite contre lui le méchant, que se dresse à sa droite l’accusateur; 7 du jugement qu’il sorte coupable, que sa prière soit tenue pour péché! 8 Que les jours lui soient écourtés, qu’un autre prenne sa charge; 9 que ses enfants deviennent orphelins et sa femme, une veuve! 10 Ses fils, qu’ils errent et qu’ils errent, qu’ils mendient et qu’on les chasse de leurs ruines; 11 que l’usurier rafle tout son bien, que l’étranger pille son revenu! 12 Que pas un ne lui reste charitable, que pas un n’ait pitié de ses orphelins, 13 que soit retranchée sa descendance, qu’en une génération soit effacé leur nom! 14 Que Yahvé se souvienne du tort de ses pères, que le péché de sa mère ne soit pas effacé; 15 qu’ils soient devant Yahvé constamment, pour qu’il retranche de la terre leur souvenir! "

          Faisons quelques observations.

          • La haine et la destruction des nations ennemies est une obligation imposée à Israël par Yahvé, le divin guerrier, car son peuple est engagé dans une guerre sainte et doit éliminer tout risque d’apostasie.
          • Dans les psaumes, une personne devient un ennemi personnel parce qu’elle est d’abord un ennemi de Dieu, accomplissant des choses mauvaises; la haine de l’ennemi est d’abord la haine du mal.

      2. « Aimez vos ennemis » : son absence à Qumran

        Le dualisme typique de la pensée essénienne marque également les règles qui guident la communauté, et appellent donc à aimer les fils de lumière, i.e. les membres de la communauté, et à haïr les fils des ténèbres, i.e. tous les autres. Voici ce que nous livre la Règle de la communauté :

        • 1Qs 1, 3-4 : (la règle de la communauté est) pour aimer tout ce qu’Il a élu et pour haïr tout ce qu’Il a méprisé; pour s’éloigner de tout mal
        • 1Qs 1, 9-11 : et afin qu’ils aiment tous les fils de lumière, chacun selon son lot, dans le Conseil de Dieu, et afin qu’ils haïssent tous les fils de ténèbres, chacun selon sa faute, dans la Vengeance de Dieu.

        C’est un peu avec surprise qu’on lit certains passages où on demande de ne pas se venger. En fait, il s’agit plutôt d’un appel à la patience jusqu’au combat et au jugement final, quand Dieu exercera son grand jugement et opèrera le carnage final.

        • 1Qs 10, 17-20 : Je ne rendrai à personne la rétribution du mal : c’est par le bien que je poursuivrai un chacun; car c’est auprès de Dieu qu’est le jugement de tout vivant, et c’est Lui qui paiera à chacun sa rétribution... Quant à la multitude des hommes de la Fosse, je ne me saisirai pas d’eux jusqu’au Jour de la Vengeance; mais je ne ramènerai pas ma colère loin des hommes pervers, et je ne serai pas satisfait jusqu’à ce qu’Il ait inauguré le Jugement.

        Bref, parler d’amour des ennemis est impensable à Qumran.

      3. « Aimez vos ennemis » : son absence dans les apocryphes de l’Ancien Testament

        1. Le Livre des Jubilées

          • 22, 16 : « Et toi, mon fils Jacob, rappelle-toi mes paroles et garde les instructions d’Abraham ton père. Sépare-toi des nations, ne mange pas avec elles, n’agis pas selon leurs manières, et ne deviens pas leur semblable, car leurs actes sont impurs et toute leur conduite est souillée, immonde, abominable.

          On trouve dans cet écrit juif des références à l’amour de son frère ou de son voisin, mais jamais l’amour des ennemis. L’accent est sur une séparation stricte d’avec les non-juifs.

        2. La Lettre d’Aristée

          • 207 : Et l’autre répliqua (au roi): « Tout comme tu désires qu’aucun mal ne t’arrive, et donc d’avoir part à toutes les bonnes choses, ainsi tu devrais agir de la même façon avec tes sujets et les gens fautifs, et tu devrais réprimander avec douceur l’être noble et bon. Car Dieu attire tous les hommes à lui par sa par sa bienveillance. »
          • 225 : Le roi loua l’homme par un long discours et puis demanda à un autre : « Comment mépriser ses ennemis? » Et ce dernier répliqua : « Si tu montre de la bonté envers tous les hommes et gagne leur amitié, alors tu n’auras à craindre personne. Le meilleur cadeau à recevoir de Dieu, c’est d’être apprécié de tous les hommes. »
          • 227 : Le roi exprima son approbation et demanda au prochain: « À qui doit-on se montrer généreux? » Celui-ci répliqua : « Tous les hommes reconnaissent que nous devons nous montrer généreux envers ceux qui sont bien disposés à notre égard, mais je pense que nous devons montrer le même esprit empressé d’être généreux envers ceux qui s’opposent à nous afin de les gagner à ce qui est bien et ce qui nous est avantageux. Mais nous devons prier Dieu pour que cela se produise, car c’est Lui qui gouverne l’esprit de tous les hommes. »

          L’éthique de cette lettre reflète l’influence du Stoïcisme de la culture hellénique et de la diaspora juive. Il s’agit moins d’aimer ses ennemis que de démontrer la supériorité de sa propre morale et un détachement total de ses émotions comme la colère ou l’anxiété. L’expression de sa bienfaisance ne vise qu’à montrer son indépendance émotionnelle et garder ainsi la paix de l’esprit, tout comme à garder ses distances face au commun des mortels.

        3. Quatrième livre des Maccabées

          • 2, 14 : Et qu’on s’abstienne de couper les arbres fruitiers qui appartiennent aux ennemis, qu’on sauve une bête que son adversaire a laissé échapper, qu’on l’aide à relever celle qui est tombée.
          • 9, 24 : C’est par la piété que la juste providence qui veille sur nous comme elle a veillé sur nos pères, deviendra propice à notre peuple et punira le tyran (Antiochus) maudit!
          • 12, 18-19 : J’invoque le Dieu de mes pères pour qu’il soit propice à ma race. 19. Mais toi (Antiochus), il te châtiera et dans cette vie présente et après ta mort.
          • 13, 3-5 : Mais ce n’est pas le cas ici! Au contraire par la raison si louable auprès de Dieu, ils (les 7 frères) l’ont emporté sur les passions. Et l’on ne peut plus dédaigner la suprématie du jugement car ils ont maîtrisé et la passion et la douleur. Comment donc peut-on ne pas reconnaître le pouvoir de la réflexion sur la passion chez ces jeunes gens, qui, d’une part n’ont pas reculé devant les souffrances causées par le feu...?

          Ce livre montre deux attitudes opposées. D’une part, on y retrouve la mentalité stoïque, dont nous avons parlé, où la bienveillance face aux ennemis est l’expression du règne de la raison sereine sur les émotions houleuses. Mais d’autre part, dans le récit du martyr des 7 frères Maccabées, on en appelle à la condamnation divine et éternelle de l’infâme Antiochus Épiphane.

        4. Joseph et Aséneth

          • 23, 9 : Lévi lui dit : « Pourquoi te mets-tu en colère contre lui? Ne sommes-nous pas les enfants d’un homme pieux? Il ne convient pas à un homme pieux de rendre le mal pour le mal à son prochain. »
          • 28, 4 : Aséneth leur dit : « Ne craignez pas, n’ayez pas peur, car vos frères sont des hommes pieux et ils ne rendent le mal pour le mal à personne. »
          • 29, 3 : Comme il allait frapper le fis de Pharaon, Lévi se précipita, lui saisit la main et dit : « Jamais, frère, tu ne commettras un tel crime, ca nous sommes des hommes pieux et il ne convient pas à un homme pieux de rendre le mal pour le mal ni de fouler aux pieds celui qui est à terre ni d’écraser l’ennemi jusqu’à ce qu’il meure. »

          Il est possible que ce texte judéo-hellénistique date du 2e siècle de notre ère et qu’une main chrétienne y ait ajouté un certain nombre de phrases. En faisant abstraction pour l’instant de cette probabilité, on note que le principe de la non-vengeance y reçoit une articulation étonnante. Ce principe issu de la tradition sapientielle était largement répandu dans le Proche Orient ancien et dans les religions du monde méditerranéen. Dans ce contexte, on peut s’étonner que Jésus ne l’ait pas utilisé.

      4. « Aimez vos ennemis » : son absence chez Philon et Josèphe

        1. Philon, Des Vertus

          • 23: (116) Et ainsi, en déversant précepte après précepte dans des oreilles prêtes à écouter, le législateur demande de montrer son humanité (Exode 23, 5). De plus, si une bête appartenant à l’ennemi succombe sous le poids de sa charge et tombe sous elle, il commande au people de ne pas rester à l’écart, mais d’alléger sa charge et de le relever, enseignant ainsi à travers quelques exemples isolés à ne pas se réjouir de l’infortune imprévue même de ceux qui les haïssent, sachant que se réjouir des catastrophes des autres est une passion mauvaise et odieuse, à la fois semblable et contraire à l’envie; semblable à elle, car chacun de ces sentiments provient d’une passion, et ces sentiments se rapprochent les uns des autres et, pour ainsi dire, se répondent mutuellement; mais contraire à elle, car un sentiment prend ombrage de la chance d’un autre, et l’autre sentiment exulte de joie à la vue de l’infortune de son voisin. (117) Et la loi dit également: « Si tu vois la bête qui vague de ton ennemi (Exode 23, 4), laisse l’excitation de la querelle à des dispositions perverses, et ramène l’animal et remet le à son propriétaire »; car tu ne lui apporteras pas plus d’avantage qu’à toi-même, puisque lui n’aura gagné qu’une bête irrationnelle qui n’est peut-être d’aucune valeur, alors que toi tu obtiendras la chose la plus grande et la plus valable dans la nature, l’excellence. (118) Et comme par nécessité, aussi sûr que l’ombre suit un corps, il s’ensuivra la dissolution de ton ennemi; car un homme qui a reçu un bienfait accepte volontiers de faire dorénavant la paix, comme esclave de la bonté qu’on lui a montré; et celui qui a accordé le bien, s’étant laissé conseiller par sa propre bonne action, est déjà prêt dans son esprit à une réconciliation complète.

          Philon est profondément influencé par la morale stoïcienne, et c’est ainsi qu’il relit l’Ancien Testament à la lumière du Stoïcisme. Observer les commandements de la Loi devient une question de vertu, en particulier la grande vertu de la philanthropie ou de l’amour des êtres humains. Selon lui, deux éléments philosophiques sous-tendent toute la Loi, la croissance personnelle dans la vertu (être généreux rejaillit sur la personne magnanime), et la diplomatie pratique (mettre fin à l’inimitié).

        2. Josèphe, Contre Apion

          • 2, 10 : (121) Il (le Juif) forge aussi un serment par lequel, prétend-il, en invoquant le dieu qui a fait le ciel, la terre et la mer, nous jurons de ne montrer de bienveillance envers aucun étranger, mais surtout envers les Grecs... (123) Quant aux Grecs, nous en sommes trop éloignés par les lieux comme par les coutumes pour qu’il puisse exister entre eux et nous aucune haine ou aucune jalousie. Loin de là, il est arrivé que beaucoup d’entre eux ont adopté nos lois; quelques-uns y ont persévéré, d’autres n’ont pas eu l’endurance nécessaire et s’en sont détachés.
          • 2, 28 : (209) Le souci qu’a eu le législateur de l’équité envers les étrangers mérite aussi d’être observé : on verra qu’il a pris les mesures les plus efficaces pour nous empêcher à la fois de corrompre nos coutumes nationales et de repousser ceux qui désirent y participer. (210) Quiconque veut venir vivre chez nous sous les mêmes lois, le législateur l’accueille avec bienveillance, car il pense que ce n’est pas la race seule, mais aussi leur morale qui rapprochent les hommes. Mais il ne nous a pas permis de mêler à notre vie intime ceux qui viennent chez nous en passant.
          • 2, 29 : (211) Ses autres prescriptions doivent être exposées: fournir à tous ceux qui le demandent du feu, de l’eau, des aliments ; indiquer le chemin; ne pas laisser un corps sans sépulture; être équitable même envers les ennemis déclarés; (212) car il défend de ravager leur pays par l’incendie, il ne permet pas de couper les arbres cultivés, et même il interdit de dépouiller les soldats tombés dans le combat; il a pris des dispositions pour soustraire les prisonniers de guerre à la violence, et surtout les femmes. (213) Il nous a si bien enseigné la douceur et l’humanité qu’il n’a pas même négligé les bêtes privées de raison ; il n’en a autorisé l’usage que conformément à la loi et l’a interdit dans tout autre cas. Les animaux qui se réfugient dans les maisons comme des suppliants ne doivent pas être tués. Il ne permet pas non plus de faire périr en même temps les parents avec leurs petits, et il ordonne d’épargner même en pays ennemi les animaux de labour et de ne pas les tuer.

          Rappelons le contexte de ce livre. Composé vers l’an 100 de notre ère, il s’adresse à des écrits anti-juifs qui reprochent aux Juifs d’haïr l’humanité et de leur montrer aucune bienveillance, en particulier les Grecs. Tout comme Philon, Josèphe insistera sur la philanthropie et la magnanimité du Judaïsme, sur son obligation de faire du bien aux étrangers, et même aux animaux sauvages. Par contre, jamais il ne parlera d’amour, et un appel à aimer ses ennemis lui serait étranger.

      5. « Aimez vos ennemis » : les philosophes gréco-romains

        De manière surprenante, ce sont les philosophes stoïciens de l’empire romain, de Musonius Rufus à Marc Aurèle, qui nous offrent les meilleurs parallèles au commandement de Jésus. Prenons-en deux qui appartiennent à son époque.

        1. Sénèque

          • De la colère 2, 32 : "Mais la colère a ses charmes: il est doux de rendre le mal pour le mal." Je le nie. S’il est beau de répondre à un bienfait par un autre, il ne l’est pas de renvoyer injure pour injure. Il faut, dans le premier cas, rougir de sa défaite, et dans le second, de sa victoire.
            La vengeance! mot qui n’est pas de l’homme, et qu’on fait pourtant synonyme de justice. Elle ne diffère de la provocation que par l’ordre des temps. Se venger, fût-ce modérément, c’est nuire seulement avec un peu plus de droit à l’excuse. Un homme avait, aux bains publics, frappé Marcus Caton par mégarde et sans le connaître (car qui aurait pu sciemment insulter ce grand homme?). Comme il s’excusait: "Je ne me souviens pas d’avoir été frappé, dit Caton." Il pensa qu’il valait mieux ne pas s’apercevoir de l’injure que la venger.
          • De la colère 3, 5 : Un grand coeur, sûr de ce qu’il vaut, ne se venge pas, car il ne sent pas l’injure; ainsi les traits rebondissent sur un corps dur, et les masses compactes affectent douloureusement la main qui les frappe. Non, jamais un grand azur n’est sensible à l’injure: elle est toujours moins forte que lui. Qu’il est beau de s’entourer comme d’une égide impénétrable qui renvoie tous les traits de l’offense et du mépris! La vengeance est un aveu que le coup a porté, et ce n’est pas une âme forte que celle qui plie sous un outrage. L’homme qui vous blesse est-il plus faible que vous? épargnez-le; plus puissant? pardonnez-lui, par égard pour vous-même.
          • De la constance 4, 1 : Mais encore, n’y aura-t-il personne qui essaye de l’outrager ? On l’essayera, mais l’outrage n’arrivera pas jusqu’à lui. Un trop grand intervalle l’éloigne du contact des choses inférieures, pour qu’aucun pouvoir nuisible étende jusqu’à lui son action. Quand les puissants de la terre, quand l’autorité la plus haute, forte de l’unanimité d’un peuple d’esclaves, tenteraient de lui porter dommage, tous leurs efforts expireraient à ses pieds, comme les projectiles chassés dans les airs par l’arc ou la baliste s’élancent à perte de vue pour retomber bien en deçà du ciel.
          • Des bienfaits 4, 26 : Si vous imitez les dieux, nous dit-on, faites aussi du bien aux ingrats: car le soleil se lève pour les scélérats, et la mer est ouverte aux pirates. Ici l’on nous demande si l’homme vertueux doit faire du bien à un ingrat, quand il sait son ingratitude. Permettez-moi un mot d’explication, pour ne point me trouver embarrassé par une question captieuse. Dans le système des stoïciens, admettez qu’il y ait deux espèces d’ingrats: l’un est ingrat, parce qu’il est insensé, l’insensé est méchant aussi; le méchant a tous les vices; donc il est ingrat. Ainsi, tous ceux qui sont méchants, nous les appelons intempérants, avares, luxurieux, envieux ; non que chacun d’eux ait tous ces vices dans un degré éminent et notoire, mais parce qu’ils peuvent les avoir, et qu’ils les ont en effet, encore bien qu’ils ne les montrent pas. L’ingrat de la première espèce est celui à qui le vulgaire donne ce nom, et qui est naturellement enclin et sujet à ce vice. Pour l’ingrat de la seconde espèce, qui ne tombe dans cette faute que parce qu’il n’est exempt d’aucun vice, l’homme vertueux lui fera du bien : car il n’en ferait à personne, s’il excluait de telles gens. Mais quant à l’ingrat qui fait profession de renier les bienfaits, qui a le coeur foncièrement voué à l’ingratitude, le sage ne lui accordera pas plus un bienfait qu’il ne prêterait de l’argent à un banqueroutier, et qu’il n’en confierait à un homme connu pour être un dépositaire infidèle.

          Pour Sénèque comme pour tout Stoïcien, l’imperméabilité aux insultes est une façon de conserver la paix intérieure. Et cette paix est d’autant plus importante quand on sait la brièveté de la vie. Pour y arriver, il faut que la raison règne sur les passions. Cette raison n’est présente que chez l’être grand, noble et philosophe.

        2. Épictète

          • Discours 3, 4 : En entrant au théâtre on ne doit donc pas dire : « Allons! il faut couronner Sophron » mais ceci : « Je disposerai ma volonté de manière qu’en cette matière elle soit conforme à la nature, car personne ne m’est plus cher que moi-même. »
          • Discours 3, 22 : Réfléchis attentivement, connais-toi toi-même; consulte la divinité, n’entreprends rien sans l’aide de Dieu, et s’il te conseille cela, sache qu’il veut te rendre grand ou te faire rouer de coups. Car c’est là une des douceurs jointes à l’état du cynique; il faut qu’il soit battu comme un âne, et lorsqu’il est battu, il doit, en qualité de père et de frère de tout le monde, chérir (grec : philein, aimer) ceux qui le frappent. Bien loin de là, si quelqu’un te frappe, va au milieu de la place publique et écrie-toi : « O César! Comme je suis maltraité au milieu de la paix que tu as établie! »
          • Discours 3, 22 : Autrement cela ne nous tourmenterait pas et nous ne nous étonnerions pas que le cynique ne se mariât point et n’eût pas d’enfants. Mon cher, il est le père du genre humain, les hommes sont ses fils, les femmes ses filles; c’est en cette qualité qu’il s’approche de tous, et prend soin de tous.

          Le même contrôle absolu sur ses sentiments qu’on a observé chez Sénèque se voit également chez Épictète. S’il refuse de se venger, c’est moins par souci de l’ennemi que de lui-même, i.e. le désir de conserver sa paix intérieure et sa dignité. De même, on pourrait être surpris de l’entendre parler de son désir de prendre soin de tous. En fait, deux facteurs expliquent son amour de l’humanité. D’une part, même s’il a hérité de la tradition stoïcienne, Épictète épouse l’idéal du Cynique qui veut être l’apôtre célibataire des dieux envoyé en mission auprès de tous les humains. D’autre part, dans sa cosmologie il considère que l’univers entier est fait de la même matière, incluant l’âme humaine et les dieux, de telle sorte que la raison humaine est un fragment de la divinité, et nous sommes tous frères et soeurs; aimer les autres, en incluant les ennemis, c’est donc en quelque sorte s’aimer soi-même. Mais jamais Épictète ne lancera directement une invitation à aimer ses ennemis.

      6. « Aimez vos ennemis » : son absence dans le reste du Nouveau Testament

        Le seul passage dans le reste du Nouveau Testament où on peut entendre un écho des autres commandements qui accompagnent l’appel à aimer ses ennemis de la source Q apparaît dans les épîtres de Paul, plus particulièrement celle adressée aux Romains.

        • Romains 12 : 9 Que votre charité soit sans feinte, détestant le mal, solidement attachés au bien; 10 que l’amour fraternel vous lie d’affection entre vous, chacun regardant les autres comme plus méritants, 11 d’un zèle sans nonchalance, dans la ferveur de l’esprit, au service du Seigneur, 12 avec la joie de l’espérance, constants dans la tribulation, assidus à la prière, 13 prenant part aux besoins des saints, avides de donner l’hospitalité. 14 Bénissez ceux qui vous persécutent; bénissez, ne maudissez pas. 15 Réjouissez-vous avec qui est dans la joie, pleurez avec qui pleure. 16 Pleins d’une égale complaisance pour tous, sans vous complaire dans l’orgueil, attirés plutôt par ce qui est humble, ne vous complaisez pas dans votre propre sagesse. 17 Sans rendre à personne le mal pour le mal, ayant à coeur ce qui est bien devant tous les hommes, 18 en paix avec tous si possible, autant qu’il dépend de vous, 19 sans vous faire justice à vous-mêmes, mes bien-aimés, laissez agir la colère; car il est écrit: C’est moi qui ferai justice, moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. 20 Bien plutôt, si ton ennemi a faim, donne-lui à manger; s’il a soif, donne-lui à boire; ce faisant, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. 21 Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le bien.

        En demandant de bénir ceux qui nous persécutent et de ne pas maudire, l’épître nous offre un écho à la fois de Matthieu (5, 44 : priez pour vos persécuteurs) et Luc (6, 28 : bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous diffament). L’appel à prier et à bénir les ennemis appartient peut-être à une collection de paroles de Jésus qui a circulé sous une forme orale. Par contre, quand il demande de ne pas se venger (v. 17), Paul ne fait pas appel à une parole quelconque de Jésus, mais à une tradition sapientielle présente non seulement en Deutéronome 32, 35 ou Proverbe 21, 21-22, mais également dans le Proche Orient ancien et dans le monde de la Méditerranée, comme nous l’avons vu dans Joseph et Aséneth. Ainsi, l’enseignement de Paul sur la non-vengeance n’a rien de typiquement chrétien. De plus, malgré l’écho de paroles de Jésus invitant à bénir et à ne pas maudire le persécuteur, mais à prier pour lui, nous sommes surpris de constater l’absence de l’appel direct à aimer ses ennemis chez Paul.

        Pour affirmer que cet appel à aimer ses ennemis remonte au Jésus historique, nous pouvons donc appliquer le critère de discontinuité, discontinuité par rapport au Judaïsme, à l’Ancien Testament, à la tradition du Proche Orient ancien et à la culture gréco-romaine. Ce qu’il y a de vraiment original, c’est le côté laconique, succinct et péremptoire de l’appel. Et en cela, on pourrait invoquer le critère de cohérence avec ce que nous connaissons de la figure de Jésus, car à plusieurs reprises on retrouve chez lui des formules choquantes, brèves, tranchantes : « ne jurez pas », « suivez-moi », « laisse les morts enterrer les morts », « ce que Dieu a uni, ne séparez pas ».

  4. La règle d’or dans la tradition Q

    La règle d’or prend cette forme :

    Matthieu 7, 12 Luc 6, 31
    Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux: voilà la Loi et les Prophètes. Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pour eux pareillement.

    En voici les caractéristiques :

    1. C’est une maxime succincte
    2. Elle donne une direction générale à la conduite humaine
    3. Elle présuppose la réciprocité dans l’interaction sociale
    4. Ses propres désirs servent d’étalon pour établir son comportement vis-à-vis des autres
    5. Cette règle ne contient pas le mot « amour »
    6. Cette règle ne comporte pas de référence directe à Dieu

    À proprement parler, cette règle ne relève pas d’un commandement d’amour, et tout d’abord, elle n’est pas un commandement. Elle n’a donc pas sa place dans une réflexion sur l’appel à aimer et, comme le verrons, il n’y pas d’arguments solides pour la faire remonter à Jésus. Matthieu est le seul à émettre l’idée qu’elle résumerait la Loi et les Prophètes. L’évangéliste s’est peut-être trop laissé emporter par le désir d’établir une inclusion avec le début de son discours sur la montagne (5, 17 : N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes: je ne suis pas venu abolir, mais accomplir). Considérons deux arguments majeurs pour douter que la règle d’or provienne du Jésus historique.

    1. La règle d’or ne rencontre pas le critère de discontinuité

      La première chose dont on est sûr, Jésus n’est pas à l’origine de la règle d’or. Celle-ci prend sa source dans la tradition sapientielle du Proche Orient ancien invitant à ne pas venger. Il s’agit d’une éthique de la réciprocité qui a probablement pris naissance dans les milieux populaires et qui a été par la suite largement développée par les philosophes Gréco-romains. La première formulation connue dans la littérature grecque se trouve chez Hérodote (5e siècle av. J.-C.) :

      «Vous savez, Samiens, que Polycrate m’a confié son sceptre avec son autorité, et qu’aujourd’hui il ne tient qu’à moi de conserver l’empire sur vous. Mais, autant que je le pourrai, je ne ferai jamais ce que je condamne dans les autres. J’ai blâmé Polycrate de s’être rendu maître de ses égaux, et je n’approuverai jamais la même conduite dans un autre. » (Histoire, 3, 142)

      Celui qui a contribué à la diffusion de la règle d’or est l’influent sophiste et rhétoricien Isocrate (436-338 av. J.-C.):

      Mais réglez votre zèle sur celte conviction, que le tout sera dans une situation ou prospère ou funeste, en raison de l’état de chaque partie. Ne donnez pas moins de soin à mes intérêts qu’aux vôtres, et ne regardez pas comme un faible avantage les honneurs accordés à ceux qui président noblement à la conduite de nos affaires. Respectez les propriétés d’autrui, afin de posséder les vôtres avec plus de sécurité. (Nicoclès à ses sujets, 49)

      Prouvez-moi votre dévouement par vos actes plus encore que par vos paroles. Ne faites point éprouver aux autres ce qui, de leur part, excite votre colère. Ce que vous blâmez dans vos paroles, ne le réalisez pas dans vos actions. Croyez que votre fortune dépendra de vos sentiments pour moi. Ne vous contentez pas de louer les gens de bien, imitez-les. (Nicoclès à ses sujets, 61)

      Soyez pour vos parents ce que vous souhaiteriez que vos enfants fussent pour vous-même. (À Démonicus, 14)

      À l’aube de l’ère moderne, avec la montée des préoccupations éthiques, la règle d’or pris de l’importance dans les écrits des philosophes majeurs. Pour Sénèque, par exemple, elle appartient à ces maximes évidentes pour tout être humain, sans besoin d’une démonstration philosophique.

      Donnons comme nous voudrions qu’on nous donnât; surtout donnons de bon coeur, promptement, sans hésiter. (Des bienfaits, 2, 1)

      C’est probablement au cours de cette période hellénistique que la philosophie stoïcienne pénétra dans le Judaïsme. Un bel exemple est la Lettre d’Aristée (207) que nous avons déjà vue plus haut, ainsi que le livre de Tobie, probablement écrit en Araméen en Palestine : Ne fais à personne ce que tu n’aimerais pas subir (4, 13), ou encore Ben Sira : Juge le prochain d’après toi-même et en toute chose sois réfléchi (31, 15).

      Dans la tradition rabbinique (voir le Talmud de Babylone, b. Sabb. 31a), on raconte l’histoire de rabbi Hillel qui aurait répondu à un Gentil, voulant qu’on lui résume brièvement la Loi : ce que tu détestes, ne le fais pas à ton semblable. Voilà toute la Torah; le reste n’est que commentaire.

      Comme on peut le voir, impossible d’appliquer le critère de discontinuité tellement la règle d’or était bien connue dans la période du Nouveau Testament.

    2. La règle d’or ne rencontre pas le critère de cohérence

      La principale raison pour laquelle cette règle ne rencontre pas le critère de cohérence est que Jésus a précisément rejeté l’éthique de la réciprocité.

      Matthieu 5 Luc 6
      46 Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant?
      47 Et si vous réservez vos saluts à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant?
      32 Que si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on? Car même les pécheurs aiment ceux qui les aiment.
      33 Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quel gré vous en saura-t-on? Même les pécheurs en font autant.
      34 Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on? Même des pécheurs prêtent à des pécheurs afin de recevoir l’équivalent.

    Ainsi, étant donné l’absence des critères de discontinuité et d’attestation multiple, et étant donné le fait que nous ne pouvons pas vraiment avoir recours au critère de cohérence, il faut admettre qu’il est probable que Jésus n’a jamais enseigné cette règle d’or, mais que cette règle a été mise dans la bouche de Jésus par des Judéo-chrétiens.

  5. Le commandement de l’amour dans la tradition johannique

    1. Le contexte théologique du commandement de l’amour dans l’évangile de Jean

      1. La christologie haute

        Dans tout le Nouveau Testament, le 4e évangile est le seul à thématiser la préexistence et l’incarnation de la personne du Christ. C’est ainsi que tout le système religieux disparaît au profit du Verbe fait chair qui devient la base et le standard de tout.

      2. L’eschatologie fortement réalisée

        Les événements prévus pour la parousie lors de la fin des temps sont déjà arrivés avec l’incarnation du Christ : le jugement final se produit maintenant et force l’humanité à prendre position pour ou contre le Christ.

      3. Le dualisme extrême

        Deux types de dualisme sont présents chez Jean, le dualisme cosmologique où le ciel, associé au monde de la lumière, et la terre, associée au monde des ténèbres, entrent en collision, et le dualisme décisionnel où l’humanité se divise entre croyants et incroyants, ceux qui acceptent de croire au Christ, et ceux qui s’y refusent.

    2. Les commandements de l’amour : la comparaison de Jean et des synoptiques

      1. Un auditoire différent

        Le double commandement de l’amour en Marc 12, 28-34 s’adresse à un scribe juif, alors que l’ensemble de la scène s’adresse à un public très large, sans visage précis. Le commandement de l’amour des ennemis (Lc 6, 27 || Mt 5, 44) s’adresse d’abord aux disciples, mais également à la foule. L’amour concerne en principe tous les hommes, du moins tous les Juifs.

        Lorsqu’on analyse les passages de Jean qui parlent de l’amour, on note qu’ils se concentrent aux chapitres 13-17 racontant le dernier repas de Jésus. L’amour concerne alors l’amour réciproque des uns pour les autres au sein de la même communauté. On a ici l’écho d’un groupe de chrétiens qui se sont coupés du monde juif et connaissent une brisure au sein même de la communauté.

      2. Un contexte différent

        Relisons ce passage de Jean 15 :

        8 C’est la gloire de mon Père que vous portiez beaucoup de fruit et deveniez mes disciples. 9 Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez en mon amour. 10 Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en mon amour, comme moi j’ai gardé les commandements de mon Père et je demeure en son amour. 11 Je vous dis cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète. 12 Voici quel est mon commandement: vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. 13 Nul n’a plus grand amour que celui-ci: donner sa vie pour ses amis.

        Chez Jean, l’amour comporte deux dimensions, une dimension ontologique et une dimension éthique. Dans sa dimension ontologique, l’amour mutuel est basé sur l’amour entre Père et le Fils, et y participe. Il procède donc d’une nouvelle existence où la communauté d’amour est la vie même du Père et du Fils. Dans sa dimension éthique, l’amour devient service des autres comme le montre la scène du lavement des pieds par Jésus et le don de sa vie sur la croix.

        Ces deux dimensions sont explicitées par Jean à travers l’expression grecque kathos (dans la mesure où, puisque, comme, basé sur le fait) :

        • Jean 13, 34 : Je vous donne un commandement nouveau: vous aimer les uns les autres; comme (kathos) je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres.
        • Jean 15, 12 : Voici quel est mon commandement: vous aimer les uns les autres comme (kathos) je vous ai aimés.

        « Comme je vous ai aimés » signifie que l’amour de Jésus pour eux est le fondement ou le point de départ (dimension ontologique) de l’amour qu’ils auront les uns pour les autres. C’est ce que signifie la scène où Jésus rend l’esprit en mourant (Jn 19, 30) où que de l’eau et du sang coule de son côté lorsqu’un soldat le transperce (Jn 19, 34) : en répandant son Esprit, Jésus rend possible l’amour des autres. D’autre part, l’amour de Jésus pour eux est la mesure ou le modèle (dimension éthique) qu’ils utiliseront pour aimer les autres; comme Jésus a aimé jusqu’à donner sa vie, ainsi devront-ils suivre le même chemin.

        Bref, cette dimension christologique de l’amour qu’on rencontre chez Jean est totalement absente des synoptiques. Le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain en Marc ne fait que rassembler deux passages de l’Ancien Testament, et l’amour des ennemis de la source Q peut trouver certains parallèles chez des auteurs païens, même si ce ne sont pas exactement les mêmes mots.

    3. La question de l’historicité

      Le commandement de l’amour en Jn 13, 34 et Jn 15, 12 apparaît comme un élément isolé non seulement par rapport aux trois autres évangiles, mais également par rapport à l’ensemble du 4e évangile. On y note l’empreinte forte de la théologie spéciale de Jean sur la préexistence et l’incarnation du Christ, ainsi que l’eschatologie réalisée. L’appel à aimer est inextricablement lié à cette grande synthèse théologique et on chercherait en vain un noyau quelconque qu’on pourrait faire remonter au Jésus historique.

      Quand Jean invite la communauté à s’aimer les uns les autres, on sent l’écho du Lévitique 19, 18b qui demande d’aimer son prochain comme soi-même. Il est possible que l’auteur du 4e évangile a relu ce passage dans le contexte d’une crise majeure au sein même de la communauté et dans le contexte de sa théologie haute.

      On aura noté que l’évangile de Jean ne parle jamais d’amour des ennemis. Le cadre est clair, c’est celui des membres de la communauté : 13 Nul n’a plus grand amour que celui-ci: donner sa vie pour ses amis. 14 Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande (Jean 15). Par contre, on n’affirme pas qu’il faille haïr les « fils des ténèbres » comme à Qumran. Mais au sein de cette communauté isolée et assiégée, une position face aux ennemis ne fait pas partie des sujets de discussion.

    4. Le commandement de l’amour dans les épitres johanniques

      En fait, seule la première épitre de Jean présente des éléments susceptibles d’intéresser notre analyse. Même si elle n’a que 5 chapitres, elle utilise le verbe grec agapaō (aimer) 28 fois, plus souvent que presque tous les autres livres du Nouveau Testament, et le nom agapē (amour) 18 fois, plus que les 7 occurrences de l’évangile de Jean. On n’en connaît pas l’auteur qui semble différent de celui de l’évangile. Mais l’occasion de cette lettre semble être une dispute dans la communauté sur l’interprétation correcte du 4e évangile et qui a entraîné un schisme : les sécessionnistes auraient accentué la dimension divine du Christ au point d’effacer presque complètement la signification salvifique de la vie humaine de Jésus et sa mort réelle; on frise le gnosticisme.

      L’auteur de l’épitre va donc accentuer la dimension humaine et incarnée de la vie terre de Jésus, et du caractère expiatoire pour nos péchés de sa mort. Son message porte sur deux points :

      1. La foi chrétienne implique la foi au Fils de Dieu devenu vraiment humain, assumant un vrai corps d’homme et connaissant les souffrances d’une vraie mort pour nos péchés;
      2. L’amour de ses frères dans la communauté doit s’incarner dans des actes pratiques de charité

      Lorsqu’il parle d’amour, l’auteur ne fait pas de référence explicite à Jésus comme à sa source, comme on l’a vu en Jn 13, 34 ou Jn 15, 12. Mais il pourrait faire écho de manière indirecte au double commandement de l’amour de Dieu et de l’amour comme on l’a vu dans les Synoptiques :

      • 1 Jean 4 : 20 Si quelqu’un dit: "J’aime Dieu" et qu’il déteste son frère, c’est un menteur: celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas. 21 Oui, voilà le commandement que nous avons reçu de lui (Dieu): que celui qui aime Dieu aime aussi son frère.

      En effet, on y combine l’amour de Dieu et celui du prochain qui sont tous deux liés ensemble, et il s’agit d’un commandement et d’un commandement qui remonte à Dieu.

      Par contre, il y a des différences notoires avec le texte des Synoptiques.

      1. L’épître ne fait pas remonter cette association de deux commandements, l’amour de Dieu et l’amour du prochain, à un geste original et unique de Jésus lui-même.
      2. Les seuls mots identiques avec Marc est « aimer » et « Dieu ».
      3. L’épître parle d’un commandement, au singulier, car en fait il ne concerne seulement que l’amour du frère; l’amour de Dieu n’est pas présenté comme un commandement.

      Bref, l’auteur de l’épître réinterprète une tradition sur Jésus préservée dans la communauté johannique, et cette tradition pourrait contenir un vague écho au double commandement de l’amour de Dieu et du prochain. Mais le texte actuel ne remonte pas au Jésus historique.

  6. Réflexions pour conclure les commandements de l’amour

    Le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain a toutes les chances de remonter au Jésus historique en raison de son caractère unique :

    1. Le fait de citer mot pour mot à la fois Deutéronome 6, 4-5 et Lévitique 19, 18b
    2. Le fait de les citer ensemble l’un après l’autre, pas seulement un seul des deux
    3. Le fait que, tout en les unissant, on garde un ordre, l’un est premier, l’autre est deuxième
    4. L’affirmation que ces deux commandements sont supérieurs à tous les autres commandements.

    De même, l’appel à aimer ses ennemis, tel que formulé laconiquement dans la source Q, a également de bonnes chances de remonter au Jésus historique en raison de son caractère unique. Par contre, les appels à aimer dans la tradition johannique ne peuvent remonter au Jésus historique, car ils relèvent trop d’une grande synthèse théologique.

    En examinant ces deux passages qui ont des chances d’être historiques, on peut dégager un portrait de Jésus, plus particulièrement celui d’un homme profondément ancré dans les Écritures juives, un homme qui a accepté de débattre de certaines questions légales et, de manière surprenante, se révèle l’un des premiers à utiliser la technique du sězārâ šāwâ, cette méthode consistant à réunir deux textes différents mais comportant les mêmes mots-clés ou phrases afin qu’ils s’interprètent mutuellement. En même temps, il apparaît comme un homme ouvert à l’influence hellénistique comme on le voit dans son appel à aimer les ennemis dont on trouve certains parallèles chez les philosophes stoïciens. Si Jésus a pu s’engager dans des débats avec des scribes juifs sans se discréditer lui-même, il faut alors admettre qu’il avait une bonne connaissance des Écritures. Et il est légitime de se poser la question : où ce menuisier d’un petit village a-t-il reçu sa formation? Malheureusement, la réponse à cette question nous restera à jamais inconnue.

    Ce qui est clair à la fin de ce chapitre, c’est que Jésus a pris position par rapport à la Loi dans son ensemble. C’est ce que révèle sa réponse au scribe quand il parle de l’amour de Dieu comme premier commandement, et de l’amour du prochain comme second, et donc affirme que l’amour est suprême dans la Loi.

Prochain chapitre: Où situer les paraboles dans la quête du Jésus historique?

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