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Sommaire
La réponse à cette question est claire : non. Jésus ne semble pas sêtre du tout intéressé aux questions de pureté rituelle. Voyons dabord de quoi il sagit.
Quand on parle dimpureté dans le monde juif, on ne parle pas nécessairement de péché. On parle plutôt dêtre dans un état qui fait injure à la sainteté de Dieu. Pour baliser ces états, le Judaïsme a établi un certains nombre de règles quun esprit moderne peut répartir en quatre catégories : limpureté rituelle, reliée aux grands cycles de la vie (naissance, maladie, vie sexuelle, mort); limpureté morale qui désigne certains péchés haineux comme le meurtre, des fautes sexuelles sérieuses (linceste, lhomosexualité, la bestialité), et lidolâtrie; limpureté généalogique contractée dans un mariage mixte; limpureté alimentaire entraînée par la manducation danimaux prohibés.
Les évangiles parlent rarement dimpureté. Un seul passage est vraiment explicite : Marc 7, 1-23. Mais une analyse détaillée démontre que ce texte ne peut remonter au Jésus historique. Tout dabord, on perçoit la main de Marc dans le grand nombre de parenthèses, de généralisations et daffirmations universelles, et dans son style littéraire typique. Ensuite, la citation dIsaïe quon y trouve est empruntée à la traduction grecque de lAncien Testament, impensable chez Jésus. De plus, la maxime du v. 15 (Il nest rien dextérieur à lhomme qui, pénétrant en lui, puisse le souiller, mais ce qui sort de lhomme, voilà ce qui souille lhomme) est inimaginable dans la bouche de Jésus, car il attaquerait de front la pureté alimentaire, ce qui est au coeur de lidentité juive, et donc laurait immédiatement ostracisé parmi tout le peuple, alors quon note aucune réaction de lauditoire dans notre texte. À cela il faut ajouter le fait que les premiers chrétiens semblent ignorer totalement cette parole de Jésus, si bien que saint Paul résoudra les discussions sur les règles alimentaires en faisant appel à sa théologie du salut. Enfin, le problème des mains non lavées qui introduit tout le récit est un faux problème, car il nexiste à lépoque de Jésus aucune règle sur le sujet. Marc 7, 1-23 est une collection de différents textes chrétiens autour du thème de la pureté et cousus ensemble par Marc pour soutenir la position de lÉglise face aux Judéo-chrétiens.
À part ce texte, on ne trouve pratiquement rien sur le sujet, en tout cas aucun texte qui nous éclairerait sur la position de Jésus face à la pureté rituelle. Sil en ainsi, on peut présumer que le sujet ne lintéressait tout simplement pas.
Jésus et les lois de pureté
- Les lois de pureté dans le Pentateuque et au-delà
Selon le Pentateuque les lois sur la pureté déterminent que certaines actions ou personnes ou choses sont pures (tāhôr) ou impures (tāmē). Et enfreindre ces lois est considéré comme une abomination (tôēbâ, šeqeṣ). Et on ne fait pas dabord référence ici à un objet physique ou à une métaphore, mais bien à une réalité morale comme dans le cas dun meurtre, dinceste ou didolâtrie qui faisait vraiment sentir ses effets chez les Israélites. Dans lAncien Testament, tous ces préceptes de pureté étaient perçus globalement, mais il est légitime pour un esprit moderne de distinguer quatre catégories dimpureté : rituelle, morale, généalogique et alimentaire.
- Limpureté rituelle
Notons tout de suite que limpureté rituelle nest pas péché ou mal. Elle concerne les événements de la vie humaine normale comme la naissance, la maladie, les activités sexuelles et la mort. Ces événements représentent des changements majeurs dans la condition humaine et impliquent le passage dun seuil qui apparaît mystérieux. Dans un univers symbolique comme celui de lAncien Testament, ils sont typiques de la faiblesse humaine, de sa condition charnelle et mortelle, et en cela doivent être séparés de la sainteté de Dieu, source de toute vie, et du lieu où il habite, le temple. Nous sommes devant deux univers opposés. Tout comme les produits chimiques et les réacteurs nucléaires, qui nous sont pourtant utiles, seraient dangereux sans une séparation et une protection adéquate, ainsi en est-il des réalités humaines liées à notre condition mortelle et charnelle. Limpureté rituelle était considérée hautement contagieuse.
Pourtant, il y a des moments où il faut accepter dêtre dans un état dimpureté rituelle, par exemple lorsquil faut préparer le corps dun parent pour les funérailles; il sagit dune obligation morale. Il en va de même pour un couple qui a le devoir dêtre fécond. Cela les mettra temporairement dans un était dimpureté rituelle. On ne parle pas du tout de péché. Mais limportant est de procéder aux rites de purification avec des ablutions deau avant dentrer en contact avec les objets et les lieux sacrés.
- Limpureté morale
Avec limpureté morale, nous sommes sur un tout autre registre, car elle désigne certains péchés haineux comme le meurtre, des fautes sexuelles sérieuses (linceste, lhomosexualité, la bestialité), et lidolâtrie. Ces actions sont si horribles quon les appelle : abominations. À linverse de limpureté rituelle, limpureté morale peut être évitée, car elle ne fait pas partie du cycle normal de la vie. Et pour cette raison, elle est vraiment un péché, une rébellion contre la volonté de Dieu telle quexprimée dans la Tora. Par contre, elle nest pas contagieuse au point de rendre impures dautres personnes comme dans la pureté rituelle. Mais elle rend impure non seulement la personne qui a perpétré laction, mais également toute la terre dIsraël (Lv 18, 25). Pour redresser la situation, il faut éliminer la personne impure du peuple de Dieu (lexécution, le bannissement ou une mort prématurée sans progéniture) et éliminer limpureté dans le temple par le sacrifice dexpiation, en particulier celui du Yom Kippur.
- Limpureté généalogique
Ce type dimpureté na jamais été enchâssé dans le Pentateuque et est apparu après lexil à Babylone (6e siècle av. J.C.), à lépoque dEsdras et de Néhémie (5e et 4e siècle av. J.C.). Elle interdit les mariages mixtes des Juifs (une semence sainte) avec les Gentils (Esd 9, 2). Cette vision du livre dEsdras a été repris par certains écrits comme le Livre des Jubilées.
- Limpureté alimentaire
Il faut mettre cette impureté dans une catégorie à part : dune part, elle nappartient pas à la pureté rituelle qui fait partie dévénements inévitables de la vie, comme la naissance et la mort, alors que les prescriptions alimentaires relèvent dun choix libre; mais dautre part, même si on pourrait lassocier à limpureté morale, il nexiste aucun mécanisme de purification dans un cas de transgression, tant on assumait que linterdiction serait observée sans exception.
Dans les milieux savants, on a beaucoup cherché à expliquer lorigine de toutes ces lois et ces pratiques. Chaque théorie a sa valeur et ses limites. Il vaut mieux simplement reconnaître que, pour un Juif, cela fait partie de lunivers dans lequel il était né, quil représentait sa façon dexprimer son appartenance à Dieu et à son peuple, quil était la façon de distinguer le Dieu saint de tous ces autres dieux païens, ainsi que le peuple quil avait choisi et mis à part. Ces lois deviendront dune grande importance lors de lassaut de la culture gréco-romaine.
Il faut cependant reconnaître que ces règles de pureté étaient lobjet de chauds débats dans le Judaïsme palestinien à lépoque de Jésus. Dans la Diaspora, Philo dAlexandrie distinguait clairement deux types dimpureté, accordant moins dimportance à limpureté rituelle quà limpureté morale. À linverse, les Qumrâniens combinaient les deux types, si bien que limpureté morale était aussi contagieuse que limpureté rituelle. Cela diffère totalement de lapproche rabbinique quon retrouve dans la Mishna (200-220) et chez les rabbins par la suite qui auront tendance à tout compartimenter. Et après la destruction du temple de Jérusalem en lan 70, beaucoup de règles tomberont en désuétude.
Au moment où Jésus circule sur les routes de Palestine, on assiste à laffrontement de tendances diverses face aux règles de pureté. Certains ont tendance à appliquer les règles à de nouveaux aspects de la vie quotidienne, alors que dautres veulent les adapter ou les réduire. Par exemple, Josèphe nous raconte le cas de prêtres à Jérusalem qui sont plus stricts sur les règles de pureté alimentaire que ce quexigent les Écritures. Chez les Pharisiens, on note des différends entre eux quant à certaines règles alimentaires, même si on se montre tolérant vis-à-vis des autres groupes.
Quand on se tourne vers les évangiles, les passages qui traitent dimpureté rituelle ou de règles alimentaires sont très rares, et un seul texte se prête vraiment à une analyse détaillée : Marc 7, 1-13.
- Jésus et la pureté en Marc 7, 1-23
1 Les Pharisiens et quelques scribes venus de Jérusalem se rassemblent auprès de lui,
2 et voyant quelques-uns de ses disciples prendre leur repas avec des mains impures, cest-à-dire non lavées -- 3 les Pharisiens, en effet, et tous les Juifs ne mangent pas sans sêtre lavé les bras jusquau coude, conformément à la tradition des anciens, 4 et ils ne mangent pas au retour de la place publique avant de sêtre aspergés deau, et il y a beaucoup dautres pratiques quils observent par tradition: lavages de coupes, de cruches et de plats dairain --, 5 donc les Pharisiens et les scribes linterrogent: "Pourquoi tes disciples ne se comportent-ils pas suivant la tradition des anciens, mais prennent-ils leur repas avec des mains impures?"
6 Il leur dit: "Isaïe a bien prophétisé de vous, hypocrites, ainsi quil est écrit:
Ce peuple mhonore des lèvres; mais leur coeur est loin de moi. 7 Vain est le culte quils me rendent, les doctrines quils enseignent ne sont que préceptes humains.
8 Vous mettez de côté le commandement de Dieu pour vous attacher à la tradition des hommes." 9 Et il leur disait: "Vous annulez bel et bien le commandement de Dieu pour observer votre tradition. 10 En effet, Moïse a dit: Rends tes devoirs à ton père et à ta mère, et: Que celui qui maudit son père ou sa mère, soit puni de mort. 11 Mais vous, vous dites: Si un homme dit à son père ou à sa mère: Je déclare korbān (cest-à-dire offrande sacrée) les biens dont jaurais pu tassister, 12 vous ne le laissez plus rien faire pour son père ou pour sa mère 13 et vous annulez ainsi la parole de Dieu par la tradition que vous vous êtes transmise. Et vous faites bien dautres choses du même genre."
14 Et ayant appelé de nouveau la foule près de lui, il leur disait: "Écoutez-moi tous et comprenez! 15 Il nest rien dextérieur à lhomme qui, pénétrant en lui, puisse le souiller, mais ce qui sort de lhomme, voilà ce qui souille lhomme. 16 Si quelquun a des oreilles pour entendre, quil entende!"
17 Quand il fut entré dans la maison, à lécart de la foule, ses disciples linterrogeaient sur la parabole. 18 Et il leur dit: "Vous aussi, vous êtes à ce point sans intelligence? Ne comprenez-vous pas que rien de ce qui pénètre du dehors dans lhomme ne peut le souiller, 19 parce que cela ne pénètre pas dans le coeur, mais dans le ventre, puis sen va aux lieux daisance" (ainsi il déclarait purs tous les aliments). 20 Il disait: "Ce qui sort de lhomme, voilà ce qui souille lhomme. 21 Car cest du dedans, du coeur des hommes, que sortent les desseins pervers: débauches, vols, meurtres, 22 adultères, cupidités, méchancetés, ruse, impudicité, envie, diffamation, orgueil, déraison. 23 Toutes ces mauvaises choses sortent du dedans et souillent lhomme."
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- La structure de Marc 7, 1-23
- Les indicateurs majeurs de la structure littéraire en Marc 7, 1-23
Au v. 1 apparaissent soudainement les Pharisiens et les scribes, alors quils étaient complètement disparus du paysage depuis le ch. 3. Leur arrivée signale laccroissement de lopposition à Jésus. Jésus répond en deux parties à leur irritation de voir ses disciples manger sans sêtre lavés les mains, dabord en citant le prophète Isaïe (Is 29, 13), puis la loi mosaïque (Ex 20, 12); dans les deux cas Jésus leur reproche de sattacher à la tradition des hommes plutôt quau commandement de Dieu.
Au v. 14 les Pharisiens et les scribes disparaissent aussi soudainement quils sont apparus, sans exprimer de réaction aux paroles de Jésus. Lauditoire change et avec linterpellation de la foule par Jésus on commence une nouvelle scène. Mais comme Jésus demeure au même endroit, Marc maintient ainsi avec les vv. 14-16 un certain lien avec ce qui précède. Par contre, comme Jésus explicitera aux vv. 17-23 le sens de la maxime énoncée au v. 15 (Il nest rien dextérieur à lhomme qui, pénétrant en lui, puisse le souiller, mais ce qui sort de lhomme, voilà ce qui souille lhomme), ce dernier est relié à ce qui suit. Voilà pourquoi les vv. 14-16 jouent le rôle de pivot dans lensemble 7-23, reliant ce qui précède et ce qui suit.
Avec les disciples qui se mettent à interroger Jésus, alors quils étaient restés silencieux jusquici, le v. 17 introduit une nouvelle section qui vise à clarifier la maxime énoncée au v. 15. Au v. 18 Jésus commence son explication de la première partie de la maxime (ce qui pénètre en lhomme), et au v. 20 son explication de la deuxième partie de la maxime (ce qui sort de lhomme).
On perçoit maintenant la composition soignée de Marc qui relie deux récits différents avec une maxime qui sert de suture.
- Les liens verbaux et thématiques
- Les connexions entre les deux moitiés de notre passage
Il y a dabord la personne de Jésus qui occupe toute la scène. Le seul discours direct à part celui de Jésus provient des Pharisiens et des scribes au v. 5. Il y a aussi le mot clé « koinos » (commun, profane, impur) et le verbe « koinoô » (profaner, souiller) qui, ensemble, apparaissent 7 fois dans ce passage. Enfin, il y a le mot : être humain (anthropos). Au tout début, il est associé aux Juifs dont les traditions sopposent à Dieu et comporte un sens négatif et polémique. Par la suite, le sens sélargit pour faire sauter les barrières ethniques et religieuses pour décrire lêtre humain en général. Ce mouvement exprime la pensée de Jésus qui rejette le cadre de ces règles alimentaires juives. De toute évidence, ce ne sont pas les mots du Jésus historique que nous entendons ici, mais bien ceux de Marc qui reflète la division qui existe entre les chrétiens et les Juifs.
- Les connexions au sein des unités et des sous-unités.
Ces connexions sont assurées par des mots clés.
- Pharisiens (vv 1, 3, 5): ils constituent la colle de lensemble des 5 premiers versets (1-5), pour ensuite disparaître.
- Tradition : le mot soude ensemble la première partie (1-13) où on passe de la « tradition des anciens » (3 et 5), à la « tradition des hommes » (8), puis à « votre tradition » (9 et 13), ces 2 derniers versets faisant inclusion à la deuxième réponse de Jésus. Ce mot soutient une polémique théologique.
- Précepte / Commandement (vv 7, 8, 9) : ces mots ficellent ensemble les deux répliques de Jésus.
- Annuler : les deux phrases « Vous annulez bel et bien le commandement de Dieu » (9) et « et vous annulez ainsi la parole de Dieu » (13) forment une inclusion autour de la deuxième réplique de Jésus, emballant clairement la première partie de la péricope et la concluant.
- Manger (vv 2, 3, 4, 5) : le mot aide à maintenir ensemble la première sous-unité de la première partie.
Ce ne sont là que quelques exemples montrant combien Marc, ou les auteurs pré-Marciens, a travaillé fort pour souder en un tout cohérent des éléments disparates de la tradition. Nous sommes donc devant une composition chrétienne à plusieurs niveaux, et non devant une vidéo de lan 28.
- La traduction structurée de Marc 7, 1-23
La première partie (7, 1-13) : La critique de Jésus de la tradition des anciens
Unité 1 (1-5) : La question de manger avec des mains impures [mise en scène]
- Les Pharisiens et quelques scribes venus de Jérusalem se rassemblent auprès de lui,
- et voyant quelques-uns de ses disciples PRENDRE LEUR REPAS avec des mains IMPURES,
cest-à-dire non lavées -- [parenthèse]
[parenthèse explicative]
- les Pharisiens, en effet, et tous les Juifs ne MANGENT pas sans sêtre lavé les mains jusquau coude, conformément à la TRADITION des anciens,
- et ils ne MANGENT pas au retour de la place publique avant de sêtre aspergés deau, et il y a beaucoup dautres pratiques quils observent par TRADITION: lavages de coupes, de cruches et de plats dairain --,
[accusation en 2 parties sous forme de 2 questions]
- donc les Pharisiens et les scribes linterrogent:
"Pourquoi tes disciples ne se comportent-ils pas suivant la TRADITION des anciens, mais prennent-ils leur REPAS avec des mains IMPURES?"
Unité 2 (6-13) : Les deux répliques de Jésus, dabord à partir des Prophètes, puis de la Loi
Première sous-unité (6-8) : Réplique citant Is 29, 13
- Il leur dit: "Isaïe a bien prophétisé de vous, hypocrites,
ainsi quil est écrit: [accusation]
Ce peuple mhonore des lèvres; [citation de lAT]
mais leur COEUR est loin de moi
- Vain est le culte quils me rendent, les doctrines quils enseignent ne sont que préceptes HUMAINS.
- Vous mettez de côté le commandement de Dieu pour vous attacher à la TRADITION DES HOMMES." [accusation]
Deuxième sous-unité (9-13) : Réplique citant Ex 20, 12 et Ex 21, 17 (LXX 21, 16)
- Et il leur disait:
"Vous annulez bel et bien le commandement de Dieu [accusation]
pour observer votre TRADITION.
- En effet, Moïse a dit:
Rends tes devoirs à ton père et à ta mère, et: [citation de lAT]
Que celui qui maudit son père ou sa mère, soit puni de mort.
- Mais vous, vous dites:
Si un HOMME dit à son père ou à sa mère: Je déclare korbān (cest-à-dire offrande sacrée) les biens dont jaurais pu tassister,
- vous ne le laissez plus rien faire pour son père ou pour sa mère [accusation]
- et vous annulez ainsi la parole de Dieu par la TRADITION que vous vous êtes transmise.
Et vous faites bien dautres choses du même genre." [conclusion généralisante]
Le pivot (7, 14-15) : Jésus enseigne sa maxime sur ce qui souille
- Et ayant appelé de nouveau la foule près de lui,
il leur disait:
"Écoutez-moi tous et comprenez!
- Il nest rien dextérieur à LHOMME
qui, pénétrant en lui, [première partie de la maxime]
puisse le SOUILLER,
mais ce qui sort de LHOMME, [deuxième partie de la maxime]
voilà ce qui SOUILLE LHOMME.
La deuxième partie (7, 17-23) : Jésus explique à ces disciples sa maxime sur ce qui souille
Unité 1 (17-18a) : La question des disciples et le reproche de Jésus
- Quand il fut entré dans la maison, à lécart de la foule, [mise en scène]
ses disciples linterrogeaient sur la maxime. [question]
- Et il leur dit [questions rhétorique en guise de réponse]
- "Vous aussi, vous êtes à ce point sans intelligence?
Ne comprenez-vous pas que
Unité 2 (18b-19) : Explication de la première partie de la maxime : rien dextérieur ne souille
- rien de ce qui pénètre du dehors dans LHOMME
ne peut le SOUILLER, [première moitié]
- parce que cela ne pénètre pas dans le COEUR,
mais dans le ventre, [raison : la digestion]
puis sen va aux lieux daisance"
(ainsi il déclarait purs tous les aliments). [parenthèse]
Unité 3 (20-23) : Explication de la deuxième partie de la maxime : ce qui vient de lintérieur souille
- Il disait:
"Ce qui sort de LHOMME, [deuxième moitié]
voilà ce qui SOUILLE LHOMME.
- Car cest du dedans, du COEUR des HOMMES,
que sortent les desseins pervers: [raison : les vices]
débauches, vols, meurtres, [v 22a] adultères, cupidités, méchancetés,
[v 22b] ruse, impudicité, envie, diffamation, orgueil, déraison.
- Toutes ces mauvaises choses sortent du dedans
et SOUILLENT LHOMME." [conclusion généralisante]
- Lidentification de la (des) main(s) (des) de lauteur(s) chrétien(s)
Notre analyse de la structure du récit a repéré un travail rédactionnel intense, peu importe que cela vienne dun ou plusieurs auteurs, avec la touche finale de Marc. On note trois types majeurs dactivité rédactionnelle.
- Les parenthèses explicatives
Cest lévangéliste Jean qui se signale surtout par linsertion de parenthèses. Mais Marc en introduit un certain nombre à lattention de son auditoire tout au long de son évangile, et ici à 3 reprises.
- (v. 2) « des mains impures, cest-à-dire non lavées »
- (vv. 3-5) « les Pharisiens, en effet, et tous les Juifs ne mangent pas sans sêtre lavé les bras jusquau coude, conformément à la tradition des anciens, et ils ne mangent pas au retour de la place publique avant de sêtre aspergés deau, et il y a beaucoup dautres pratiques quils observent par tradition: lavages de coupes, de cruches et de plats dairain --, »
- (v. 11) « Je déclare korbān (cest-à-dire offrande sacrée) »
- Les généralisations et les affirmations universelles
Le fait que ces généralisations surviennent lorsquon parle des opposants insinue leur tendance polémique.
- (v. 3) « les Pharisiens, en effet, et tous les Juifs ne mangent pas sans sêtre lavé les bras jusquau coude ». Cette affirmation nest pas exacte, car les Pharisiens avaient des positions différentes des autres Juifs, dont certains étaient plus stricts.
- (v. 4) « et il y a beaucoup dautres pratiques quils observent par tradition ».
- (v. 13) « Et vous faites bien dautres choses du même genre. » À travers la bouche de Jésus, cest la voix du rédacteur qui résonne.
- (v. 19) « (ainsi il déclarait purs tous les aliments). » Marc généralise la maxime de Jésus sur ce que mange lhomme.
- (v. 23) Après avoir nommé six vices au pluriel, puis six au singulier, le Jésus de Marc conclut avec une autre généralisation : « Toutes ces mauvaises choses sortent du dedans ».
- Les structures littéraires typiques de Marc
- Les patterns dune parole publique de Jésus, suivie dune question des disciples en privé, dun reproche de Jésus et finalement de lexplication finale. On a eu cette structure par exemple au ch. 4 avec la parabole de la semence. On la de nouveau alors que les disciples, une fois à la maison (v. 17), interrogent Jésus, se font reprocher leur inintelligence (v. 18) pour recevoir enfin lexplication de la maxime (v. 19).
- Le placement soigné des récits de disputes à travers lévangile. On a dabord un cycle des controverses en Galilée avec les scribes, puis les Pharisiens, aux ch. 2 et 3. On a également un cycle des controverses à Jérusalem, dabord avec les scribes, puis avec les Pharisiens aux ch. 11 et 12. Au milieu, jouant le rôle de pivot, nous avons le cycle des controverses du ch. 7 où Pharisiens et scribes interviennent en même temps.
- La tendance de Marc à ficeler ensemble une série de verbes de parole qui jouent le rôle de point de ponctuation et établissent la structure. Bien souvent, sans le mentionner, Jésus est le sujet du verbe.
v. 5 donc les Pharisiens et les scribes linterrogent
v. 6 Il leur dit
v. 9 Et il leur disait:
v. 10 En effet, Moïse a dit:
v. 11 Mais vous, vous dites:
v. 14 Et ...il leur disait:
v. 17 ses disciples linterrogeaient
v. 18 Et il leur dit
v. 20 Il disait:
- Le style binaire chez Marc tant les macros que dans les micros structures.
- (vv. 3, 5) « Les Pharisiens et les Juifs »; « Les Pharisiens et les Scribes »; « tes disciples ne se comportent-ils pas... mais prennent-ils leur repas »
- Les 2 sous-unités (6-8) et (9-13) constituent la réponse de Jésus, réunis ensemble par lexpression « commandement de Dieu » et la répétition du mot « tradition ». Jésus répond de manière antithétique : « Moïse a dit... mais vous dites » et fait appel à deux passages de lExode et aux personnes du père et de la mère.
- On retrouve le rythme binaire dans le groupe pivot (14-15), introduit dabord par : « Écoutez-moi tous et comprenez », suivi de la maxime antithétique en deux temps qui répète deux fois le verbe souiller : « Il nest rien dextérieur à lhomme qui, pénétrant en lui, puisse le souiller, mais ce qui sort de lhomme, voilà ce qui souille lhomme. »
- La seconde partie de la péricope (17-23) contient deux adresses de Jésus à ses disciples (18 et 20) qui reprennent les deux parties de la maxime. Et sa réponse utilise deux fois le verbe « pénétrer » (18-19) et deux fois le verbe « sortir » (20-21). Quant à la liste des vices, elle se divise en 2 parties, avec une liste au singulier, et une autre au pluriel. Enfin, la péricope se termine avec deux demi-phrases avec un verbe chacune.
Quand on voit des signes si clairs de composition chrétienne, on peut se demander : est-il encore possible de détecter du matériel qui remonte au Jésus historique? Commençons notre analyse par la portion où Jésus prend la parole.
- À la recherche du Jésus historique dans les sous-unités de Marc 7, 6-23
- Les versets 6-8 : la première réplique de Jésus, une citation dIsaïe 29, 13
Jésus commence par une citation dIsaïe 29, 13. Ce qui est remarquable ici, cest quau lieu de citer la version hébraïque comme il aurait été normal, il cite la version grecque de la Septante (connu sous le sigle LXX). Cela pourrait savérer bénin si les différences entre les deux versions nétaient pas notoires et que pour arriver à ses fins il avait besoin de la version grecque. Comparons.
Version hébraïque, traduction Bible de Jérusalem |
Version LXX, selon le Codex Vaticanus (B);
le texte entre parenthèse [] napparaît pas dans les codices Sinaïticus (ﬡ), Alexandrinus (A) et Marchalianus (Q);
traduction P. Giguet |
Version LXX,
translittération |
13 Le Seigneur a dit:
Parce que ce peuple est près de moi en paroles
et me glorifie de ses lèvres,
mais que son coeur est loin de moi
et que sa crainte nest quun commandement humain, une leçon apprise, |
13 Et le Seigneur a dit :
Ce peuple sapproche de moi [en parole, et]
il mhonore des lèvres;
mais son coeur est loin de moi.
Ils mhonorent en vain,
enseignant la science et les maximes des hommes. |
13 Kai eipe Kyrios;
engizei moi ho laos houtos [en tō stomati autou kai]
en tois cheilesin autōn timōsi me,
hē de kardia autōn porrō apechei ap emou; matēn de sebontai me
didaskontes entalmata anthrōpōn kai didaskalias. |
14 eh bien! voici que je vais continuer à étonner ce peuple par des prodiges et des merveilles;
la sagesse des sages se perdra et lintelligence des intelligents senvolera. |
14 A cause de cela, voilà que je vais encore transporter ce peuple; je les transporterai,
et je perdrai la sagesse des sages, et je tromperai la prudence des prudents. |
14 dia touto idou egō prosthēsō tou metatethēnai ton laon touton kai metathēsō autous
kai apolō tēn sophian tōn sophōn kai tēn synesin tōn synetōn krypsō. |
Dans la version hébraïque, Isaïe énonce un oracle de jugement qui comporte deux parties : dabord il accuse le peuple davoir un culte routinier sans véritable engagement du coeur, ensuite il annonce le verdict de Dieu qui punira son peuple superficiel en renversant cette religion créée par les bureaucrates de Jérusalem.
Alors que le v. 13 dans la version hébraïque commence par une proposition subordonnée (« Parce que ce peuple... »), et donc dépend du v. 14 (« eh bien! voici que je vais...) pour la proposition principale, dans la version LXX (« Ce peuple sapproche de moi... ») le v. 13 est totalement indépendant du v. 14. Cest cette forme que copie Marc : « Ce peuple mhonore des lèvres; mais leur coeur est loin de moi. »
Marc va encore plus loin. Non seulement il copie la forme courte (telle quattestée dans les codices Sinaïticus (ﬡ), Alexandrinus (A) et Marchalianus (Q)), mais il labrège encore plus en éliminant « sapproche de moi » pour ne garder que : « Ce peuple mhonore des lèvres ». De plus, alors que le texte hébreu se contentait de parler de culte routinier, la LXX introduit une nouvelle idée, celle dun enseignement des hommes qui soppose implicitement à celui de Dieu tel quexprimé dans la Tora; ainsi Isaïe dénoncerait un groupe social qui donnerait un enseignement en contraction avec celle de Dieu. Marc saute sur cette idée pour identifier ce groupe social aux Pharisiens et aux scribes. Mais pour accentuer lantithèse, il modifie lordre des mots de la LXX à la fin du v. 13 en déplaçant le mot « doctrine » (didaskalias) de la fin du verset pour le mettre tout de suite après « enseignant », afin de lavoir en apposition à « précepte des hommes », accentuant le contraste.
Translittération de LXX |
Translittération de Marc |
Traduction littérale de LXX |
Traduction littérale de Marc |
didaskontes entalmata anthrōpōn kai didaskalias. |
didaskontes didaskalias entalmata anthrōpōn |
enseignant des préceptes des hommes et des doctrines |
enseignant des doctrines préceptes des hommes |
Ainsi, lutilisation de ce passage dIsaïe permet au Jésus de Marc de répondre aux reproches des Pharisiens et des scribes sur le non respect de la tradition des anciens par ses disciples et dassocier cette tradition à des préceptes humains, tels que dénoncés par Dieu. Mais cest seulement la version grecque de la LXX qui permet une telle réponse, car la version hébraïque ne contient pas cette dénonciation de gens qui enseignent de simples préceptes humains. On voit tout de suite le problème à faire remonter cette réponse au Jésus historique.
Le problème se complique davantage quand on note que la version LXX dIsaïe 29, 13 est également utilisée par lépitre aux Colossiens (2, 21-22). Lauteur de lépitre attaque lenseignement de certains membres de la communauté chrétienne qui propagent des règles de pureté et divers tabous. Tout comme Marc, il rejette un tel enseignement qui ne repose que sur des vues humaines, et non sur la foi chrétienne. Tout comme Marc, il modifie le texte dIsaïe, mais de manière différente, en repoussant à la fin le mot « homme » pour écrire : « selon les préceptes et doctrines des hommes » (kata ta entalmata kai didaskalias tōn anthrōpōn). Quest-ce que tout cela veut dire? Lépitre aux Colossiens ne dépend pas de Marc sur le plan littéraire. Mais il reflète le fait que la version grecque de dIsaïe 29, 13 a circulé dans les première communautés chrétiennes comme argument pour justifier le rejet des règles de pureté concernant le toucher, le goûter et la consommation de nourriture.
En conclusion, il est pratiquement impossible de faire remonter cette réponse de Jésus en Marc au Jésus historique. Ce serait invraisemblable que Jésus, qui parle araméen et comprend peut-être lhébreu biblique, ait recours à une version grecque de la Bible pour confondre des Pharisiens et des scribes qui connaissent bien leur Bible hébraïque. De plus, comme lutilisation de la version grecque dIsaïe 29, 13 pour lutter contre les règles de pureté était connue dans les milieux chrétiens, il est probable que nous sommes devant une composition chrétienne sappuyant sur lactivité dun scribe chrétien.
- Les versets 9-13 : la seconde réplique de Jésus, une citation dExode 20, 12 et 21, 17
Dans le contexte de ce débat avec les scribes et Pharisiens, cette unité des versets 9-13 est étroitement soudée à lunité précédente, où Jésus traitait ses interlocuteurs dhypocrites, car il donne maintenant un exemple justifiant ses attaques, i.e. la pratique de la consécration de ses biens à Dieu (appelée korbān), soustrayant lindividu par le fait même du devoir daider ses parents dans le besoin. Ensemble, ces deux unités créent une progression dramatique qui atteint son point culminant au v. 9 : alors quon parlait de tradition des anciens au début, Jésus parle maintenant de tradition des hommes, et enfin de « leur » tradition par laquelle ils ont non seulement usurper la place des commandements de Dieu, mais les ont carrément annulés. Ainsi, en raison même de sa place dans lensemble de la péricope, les versets 9-13 sont dépendants de lunité qui précède. Or, nous venons de dire que cette dernière ne remonte pas au Jésus historique. Il faut donc conclure logiquement que ces versets, du moins dans leur forme et leur cadre actuels, ne remontent pas au Jésus historique.
Toutefois, si on isole ces versets du cadre dans lequel le rédacteur évangélique la inséré, en admettant quils ont pu circuler de manière indépendante, on peut se poser la question: ces versets peuvent-ils remonter au Jésus historique? La réponse est : probablement oui, pour les raisons qui suivent.
La question du korbān, i.e. le voeu de réserver à Dieu certains dons, était abordée largement au tournant de lère moderne dans le monde juif. Par exemple, à Qumran le Document de Damas, même sil nutilise pas le mot, fustige le subterfuge de vouer de la nourriture pour un usage sacré pour séviter daider son voisin (CD, 16, 14-20). Alors que les Esséniens utilisent Michée 7, 2 (« Tous sont aux aguets pour verser le sang, ils traquent chacun son frère au filet ») pour justifier leur attitude, Jésus fait appel par contre aux exigences sociales et plus fondamentales du Décalogue, en opposition à certaines institutions spécifiques, comme le korbān, ou encore ces lettres de divorce, comme nous lavons vu dans la question du divorce.
Des archéologues ont trouvé un ossuaire au sud de Jérusalem (Jebel Hallet et-Tûri) qui date de lépoque de Jésus et contenant une inscription araméenne qui dit ceci : « Tout ce quun homme peut utiliser à son profit dans cet ossuaire est une offrande (korbān) à Dieu par celui qui sy trouve ».
Lhistorien juif Josèphe (env. 37-100) aborde la question du korbān dans ses Antiquités judaïques : « Ceux qui se déclarent eux-mêmes korbān à Dieu - cela signifie doron (don) en grec -, quand ils veulent se libérer de cette obligation, doivent payer de largent aux prêtres : pour une femme, cest trente sicles, pour un homme, cinquante. » (4.4.4) Il le fait également dans dautres oeuvres comme Contre Apion (1.22). Le philosophe juif Philon dAlexandrie, tout en nutilisant jamais le mot korbān, affirme dans Hypothetica (7.3) que quiconque invoque le nom de Dieu sur certaines possessions et les déclare dédiés à Dieu doit sabstenir immédiatement de les utiliser.
Lutilisation du mot et la pratique du korbān se poursuit dans la Mishna, en particulier son traité Nedarim (les voeux). On y dénote entre autres un débat enflammé chez les rabbins sur ce qui peut justifier une annulation dun voeu fait au détriment de son père ou de sa mère, en particulier en ce qui concerne la nourriture. La tendance est à une vision très stricte du voeu.
Bref, on peut conclure avec un fort taux de probabilité que la question du korbān était chaudement débattue pendant la période qui sétend du 2e siècle av. J.C. (Document de Damas) au 2e siècle de lère moderne (Mishna), et à plus forte raison à lépoque de Jésus, avant lan 70 de notre ère à laquelle fut composé lévangile de Marc. Donc, si on applique le critère de cohérence, les vv. 9-13 pourraient remonter au Jésus historique. Lidée dun juif chrétien araméen qui aurait inventé ce récit ne tient pas la route : les premiers chrétiens navaient aucun intérêt dans cette question liée au korbān. En appliquant maintenant le critère de discontinuité, on peut conclure que cette scène nest pas une invention chrétienne.
Ainsi, Jésus aurait vraiment abordé la question du korbān et rejeté une application stricte de ce voeu. Malheureusement, on ne sait plus qui était à lorigine son auditoire. Il est fort possible quil sagisse dun groupe de Pharisiens qui avait une approche très stricte de cette institution et refusait toute annulation du voeu, peu importe les conséquences. Engagé dans une telle discussion, Jésus aurait inévitablement fait appel aux Écritures juives pour appuyer son point.
- Les versets 14-23 : la maxime sur la souillure et son explication
Il dabord sattarder aux versets 14-15 qui jouent un rôle de pivot comme nous la révélé lanalyse de la structure du récit. Si le v. 15 et sa maxime nest pas authentique, tout le reste, qui essaie dexpliquer cette maxime, ne remonte pas au Jésus historique par le fait même.
- Le pivot des versets 14-15
- Les biblistes reconnaissent pour la plupart que le v. 14 est une introduction de Marc lui-même avec une de ses formules typiques : « Et ayant appelé de nouveau la foule près de lui ».
- Même si la maxime du v. 15 serait pensable dans la bouche du Juif Jésus, dans les faits elle est peu probable pour une série de raisons.
- Tout dabord, la formulation de la maxime en Marc a quelque chose de radical : « Il nest rien (grec : ouden) dextérieur à lhomme qui, pénétrant en lui, puisse (dynatai) le souiller, mais ce qui sort de lhomme, voilà ce qui souille lhomme ». La première partie de la maxime avec « rien » et « puisse » est plus forte que la deuxième partie, et est vraiment globale. En attaquant de front le Lévitique et le Deutéronome, Jésus se trouve à rejeter les prohibitions alimentaires. Or, il est invraisemblable que par une seule parole le Juif Jésus aurait annulé ce qui constitue le coeur de lidentité juive et le distingue des Gentils qui, au 1ier siècle de notre ère, menaçait sa culture. Il aurait immédiatement perdu toute crédibilité auprès du peuple en tant que prophète envoyé auprès dIsraël. De plus, nous nobservons aucune réaction de la part de son auditoire devant une affirmation si énorme. Et par la suite, lévangile continue de nous parler de lengouement des foules pour sa prédication. Il y a une incohérence.
- Si Jésus avait vraiment prononcé cette maxime, cela signifierait que lui et ses disciples ne respectaient pas intégralement les prohibitions alimentaires dans leur vie quotidienne, par exemple en se permettant de manger du porc. En effet, quand Jésus prend ses distances plutôt par rapport au jeûne (Marc 2, 18-19), il ne sagit pas seulement dune théorie mais dune pratique dans la vie quotidienne, et cela a soulevé des questions chez les Juifs, car les disciples de Jean Baptiste et les Pharisiens pratiquaient le jeûne. Or, jamais les évangiles ne mentionneront chez Jésus ou ses disciples un écart par rapport aux prohibitions alimentaires. Le v. 15 est donc quelque chose de totalement isolé.
- Enfin, si Jésus avait posé un geste si radical dattaquer les prohibitions alimentaires juives, comment se fait-il que ce geste a été totalement oublié par la suite? En effet, la question de lintégration des Gentils dans la communauté chrétienne en majorité dorigine juive se posera assez tôt : doit-on soumettre ces Gentils à lobligation des règles alimentaires? Or que fait saint Paul? Il tranche en disant que les Gentils ne sont pas soumis aux règles alimentaires parce que la mort-résurrection du Christ et le don de lEsprit les a libérés de lobservance de la loi mosaïque (voir Galates 2, 15 4, 7; Romains 2, 1 8, 39). Pourquoi Paul na-t-il pas simplement fait appel à la parole de Jésus sur le sujet, comme il la fait sur la question du divorce (1 Corinthiens 7, 10-11), sur la pratique eucharistique (11, 23-26) et sur le soutien économique du missionnaire (9, 14)? De même, dans les Actes des Apôtres (Actes 15, 1-29), Luc nous raconte ce quon a lhabitude dappeler le concile de Jérusalem où Pierre, Jacques, Paul, entre autres, doivent affronter la pressions de chrétiens qui veulent imposer les règles juives aux nouveaux arrivants. Comment trancheront-ils le débat? Par exemple, Pierre évoquera sa vision dun drap avec tous les animaux de la terre et de lappel de lEsprit à manger même ce quun Juif considère comme impur, car devant Dieu rien nest souillé (voir Actes 10, 1-17). Il aurait été plus simple de faire appel à lautorité dune parole de Jésus. Une conclusion simpose : une telle parole na jamais existé.
Certains biblistes ont essayé de trouver une solution en affirmant que cest Matthieu (15, 11) qui reflète le mieux la source originelle que Marc aurait modifié. En effet, Matthieu a une version beaucoup moins radicale : « Ce nest pas ce qui entre dans la bouche qui souille lhomme; mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui souille lhomme ». Comme on le constate, laccent chez Matthieu est sur la deuxième partie de la maxime. Mais affirmer la priorité de Matthieu sur Marc revient à nier tous les acquis de la critique rédactionnelle.
- Tout le chapitre 15 de Matthieu affiche la tendance typique de Matthieu de réécrire Marc. Par exemple, il abrège et resserre les récits de Marc qui ont tendance à sétendre un peu trop.
- Il élimine certaines parenthèses de Marc qui sont non seulement erronées, mais offensantes pour un Juif (voir Marc 7, 2-4 sur les Juifs qui se lavent au retour du marché).
- Il élimine les généralisations de Marc dans un contexte polémique, comme celui de dire quil y a beaucoup dautres pratiques que les Juifs font par tradition (Marc 7, 4).
- Par contre, Matthieu accentue le rôle de Pierre (15, 15).
- Il accentue la polémique avec les Pharisiens (15, 12).
- Il adoucit ou élimine des affirmations concernant la Loi susceptible de scandaliser un Juif pieux, comme ce commentaire de Marc que Jésus aurait déclaré purs tous les aliments (Marc 7, 19).
- Au v. 20 il termine sa version de récit de Marc en mettant accent sur les mains non lavés, créant une inclusion avec le v. 2 sur la question des mains non lavés, détournant lattention des règles alimentaires.
En conclusion, il faut reconnaître que la maxime de Marc 7, 15 est une création chrétienne reflétant lenseignement et la pratique de lÉglise vers lan 70, et visant peut-être des groupes de résistants dans des cercles judéo-chrétiens. Nous avons déjà un écho de cet enseignement chez Paul vers lan 58 quand il écrit aux Romains : « Je le sais, jen suis certain dans le Seigneur Jésus, rien nest impur (koinon) en soi ». Ce vocabulaire sur limpur (koinon) est le même quen Marc 7, 1-23. On notera que lévangile de Marc sadressait probablement dabord à lÉglise de Rome. Ainsi, il est possible que cette maxime sur la pureté des aliments que Marc met dans la bouche de Jésus reflète le même enseignement et la même prise de position chrétienne dont Paul a été le premier à faire écho dans sa lettre aux Romains.
- Les versets 17-23
Comme ces versets sont une explication de la maxime du v.15, et que nous avons reconnu quelle ne remonte pas à Jésus, il faut logiquement conclure queux aussi ne remontent pas à Jésus. Pour appuyer cette conclusion, nous pouvons ajouter que cet ensemble affiche les traits du vocabulaire, de la structure et de la théologie de Marc.
- Nous avons une structure type de Marc où, après une affirmation énigmatique de Jésus (la maxime), Jésus donne une explication en privé (à la maison) à ses disciples, non sans avoir au préalable reprocher leur manque dintelligence (voir par exemple la parabole de la semence en Marc 4);
- Lexplication de la maxime comporte deux parties que Marc introduit toutes deux à sa manière habituelle : « il leur dit (legei ) » (18); « Il disait (elegen ) » (20);
- Les deux explications des vv. 18 et 20 reprennent le vocabulaire de la maxime que nous considérons comme inauthentique : extérieur à lhomme, pénétrer, souiller, ce qui sort de lhomme;
- Enfin, la liste des vices au vv. 21-22 est unique dans les quatre évangiles et ne se retrouve que dans les épitres du Nouveau Testament.
- Les versets 1-5 : la question de manger avec les mains non lavées
Ces versets servent dintroduction à tout lensemble des versets 6-23. Or, nous venons daffirmer que cet ensemble ne remonte pas au Jésus historique, à lexception peut-être de la discussion sur le korbān aux vv. 10-12. De plus, les vv. 1-5 portent sur la purification des mains et na rien à voir avec le problème de règles alimentaires qui suit. Il faut donc conclure également que cette introduction ne remonte pas au Jésus historique. À toutes ces raisons, on peut en ajouter dautres qui tiennent du contenu même des vv. 1-5.
- Tout dabord, affirmer que « tous les Juifs » pratiquent les rites reliés à la purification des mains est carrément faux; cela était tout au plus un trait de certains Pharisiens.
- On ne peut même pas affirmer que tous les Pharisiens pratiquaient ces rites de purification. Car il nexiste aucune loi dans le Pentateuque qui obligerait les gens ordinaires à se laver les mains avant de manger. Même la communauté rigoriste de Qumran ne pratiquait pas le lavement des mains avant le repas communautaire, mais plutôt limmersion du corps dans leau.
- La première attestation sur la purification des mains se trouve dans la Mishna (lan 200-220), traité Yadayim. Mais même dans la Mishna cette pratique semble récente, et on trouve par la suite diverses opinions dans la Tosefta et le Talmud de Jérusalem sur son caractère non obligatoire. Dans le Talmud de Babylone (t. Ber. 5 :27) les rabbins de la maison de Hillel rappellent à ceux de la maison de Shammaï que cette règle ne vient pas de la Tora. De fait, il est possible que cette pratique provienne de la Diaspora où on navait pas accès au temple de Jérusalem et à ses rituels de purification, le même milieu où furent écrits les évangiles de Marc et Matthieu.
- Les conclusions de certains biblistes qui ont essayé de récupérer la valeur historique de la question sur la purification des mains ne tient pas la route. On utilise des textes du 3e au 5e siècle (Mishna, Talmud de Jérusalem, Talmud de Babylone) pour les projeter au 1ier siècle. En particulier, la littérature rabbinique mentionne un groupe rigoriste de Pharisiens, les hăbūrōt. Malheureusement, aucun texte du Nouveau Testament et aucun document juif avant lan 70 ne font allusion à ce groupe sectaire. Aussi, transformer les Pharisiens de Marc 7, 1-5 en hăbūrōt est totalement injustifié, dautant plus quil serait incompréhensible de voir ces hăbūrōt sen prendre aux disciples de Jésus plutôt quaux autres Pharisiens non convertis à leur pratique.
- Dautres biblistes essaient également de récupérer la valeur historique de la question sur la purification des mains en soutenant malgré tout que la maxime du verset 15 (Il nest rien dextérieur à lhomme qui, pénétrant en lui, puisse le souiller, mais...) apporte la réponse de Jésus à cette question. Oublions un instant que nous avons déjà déclaré non historique cette maxime. Le Lévitique et le Deutéronome distinguent clairement limpureté rituelle de limpureté morale. Or, les lois interdisant lutilisation de certains animaux comme nourriture se situent dans une classe à part dans les règles de pureté rituelle. En effet, la pureté rituelle entend gérer le cycle normal de la naissance, de la sexualité, de la maladie et de la mort. Mais en considérant comme une « abomination » la manducation danimaux prohibés et en linterdisant complètement, les règles dimpureté alimentaire se rapprochent de limpureté morale, au même titre que le meurtre, linceste et lidolâtrie. Cette perception sest poursuivie dans le Judaïsme, si bien que la Mishna place la purification des mains dans le 6e ordre avec la purification rituelle, le traité Taharot (puretés), mais place les règles alimentaires dans le 5e ordre, le traité Qodašin (les choses saintes). Comment Jésus aurait-il été si ignorant de cette distinction quon trouve dans le Pentateuque et dans tout le Judaïsme? Bref, la maxime du v. 15 nest pas une réponse à la question initiale sur le lavage des mains, en plus de ne pas être historique. Et lensemble de Marc 7, 1-23 nest quune collection de traditions chrétiennes que Marc a cousue ensemble pour soutenir sa théologie.
- Les autres références possibles à la pureté rituelle dans les évangiles
Étant donné quon interprète le reste des évangiles sur la pureté rituelle à la lumière de Marc 7, 1-23, en enlevant à ce dernier son caractère historique on se trouve également en rendre problématique tous les autres passages sur le sujet.
- « Limpureté corporelle » était considérée comme la plus virulente impureté rituelle, si bien que les Écrits rabbiniques la considéraient comme le père de toutes les impuretés. Ainsi, quelquun qui touchait à un corps mort ou marchait dans un cimetière était impur pour sept jours, et devait passer par les règles de purification les plus élaborées. Or, comme lespérance de vie était limitée à lépoque, les gens devaient contracter régulièrement limpureté rituelle, et étant donné la distance du temple de Jérusalem pour la purification, les gens ordinaires devaient passer des mois dans un état dimpureté.
Les évangiles montrent très peu dintérêt pour limpureté rituelle. Pourtant, lors de ses constants voyages, Jésus a dû contracter cette impureté. Les évangiles nous racontent que Jésus a touché au corps mort de la fille de Jaïre (Mc 5, 41), quil sest rendu au tombeau de Lazare, ou quil touche au cercueil de la fille de Jaïre. Jamais ils névoquent quelque problème que ce soit.
Dans la même veine, on a une série de malédictions.
Matthieu 23, 27-28 |
Luc 11, 44 |
27 "Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui ressemblez à des sépulcres blanchis: au dehors ils ont belle apparence,
mais au-dedans ils sont pleins dossements de morts et de toute pourriture; |
44 Malheur à vous, qui êtes comme les tombeaux que rien ne signale |
28 vous de même, au-dehors vous offrez aux yeux des hommes lapparence de justes, mais au-dedans vous êtes pleins dhypocrisie et diniquité. |
et sur lesquels on marche sans le savoir!" |
Malgré le fait quil sagisse dans les deux textes de malédiction et du contraste entre ce que les gens peuvent voir et la réalité des choses, Matthieu et Luc rapportent des paroles différentes qui pourraient remonter à Jésus. À part de nous confirmer que la Loi considère impurs les tombeaux et les corps morts, ces textes ne nous disent rien sur les convictions personnelles de Jésus.
Matthieu 23, 25-26 |
Luc 11, 39-41 |
25 "Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui purifiez lextérieur de la coupe et de lécuelle, quand lintérieur en est rempli par rapine et intempérance! |
39 Mais le Seigneur lui dit: "Vous voilà bien, vous, les Pharisiens! Lextérieur de la coupe et du plat, vous le purifiez, alors que votre intérieur à vous est plein de rapine et de méchanceté! |
26 Pharisien aveugle! purifie dabord lintérieur de la coupe et de lécuelle, afin que lextérieur aussi devienne pur. |
40 Insensés! Celui qui a fait lextérieur na-t-il pas fait aussi lintérieur?
41 Donnez plutôt en aumône ce que vous avez, et alors tout sera pur pour vous. |
Les textes de Matthieu et Luc proviennent ici dune même source, probablement la source Q, car on a une même structure littéraire antithétique, le même vocabulaire, et les différences de chacun peuvent sexpliquer par lagenda théologique de chacun, comme celui de Luc sur laumône. Comme les deux textes remontent à une même source, nous navons pas largument dattestations multiples pour les faire remonter au Jésus historique. De toute façon, cette source ne nous apprend rien sur la position de Jésus devant les règles de pureté rituelle.
- Il faut éliminer du cadre de notre recherche le récit de la femme avec des pertes de sang qui touche Jésus (Marc 5, 25-34), car la règle de la pureté rituelle concernait seulement les menstruations. Dailleurs rien dans lévangile ne laisse soupçonner un problème quelconque dimpureté.
- Les règles gouvernant les menstruations féminines (Lévitique 15, 19-24) prendront de limportance avec le temps, en particulier à lépoque de Jésus, et survivront à la destruction du temple de Jérusalem, si bien quelles seront enchâssées dans tout un traité de la Mishna, Nida. Pourtant, les évangiles gardent un silence total sur le sujet. On sait que des femmes ont accompagné et soutenu Jésus tout au long de son ministère, et ont certainement connu leurs règles menstruelles. De même, tous ces hommes qui lont accompagné, célibataires ou éloignés de leur femme, ont certainement fait lexpérience déjaculation nocturne. Si lévangile nen parle pas, cest que Jésus lui-même ny voyait aucun intérêt, contrairement au Judaïsme intertestamentaire.
- Terminons par la question des maladies de la peau quon traduit communément et à tord par lèpre. Marc 1, 40-45 nous raconte que Jésus a touché le lépreux pour le guérir. Cependant, Lévitique 13-14 naffirme pas quun lépreux touchant une personne la rend impure. À Qumran, plus particulièrement dans le Document de Damas, on demande même au prêtre dexaminer avec soin le corps, la barbe et les cheveux du lépreux, ce qui implique un contact physique. La première personne à parler dimpureté rituelle dans le cas du contact avec un lépreux est Josèphe dans un écrit tardif, Contre Apion (1, 31, 281). Ce nest que par la suite que la loi rabbinique décrètera clairement que le contact avec un lépreux rend impur. En conclusion, il est probable que le contact avec un lépreux à lépoque de Jésus ne posait aucun problème. De plus, Marc 1, 40-45 ne nous apprend rien sur la position de Jésus sur les règles de pureté rituelle.
- Conclusions sur Jésus et la pureté rituelle
- Lensemble de Marc 7, 1-23 ne provient pas du Jésus historique à lexception de la parole sur le korbān, mais représente divers stages de la tradition judéo-chrétienne ainsi que loeuvre rédactionnelle de Marc. Ainsi, daprès linformation que nous avons, Jésus ne sest jamais prononcé sur le lavement des mains ou les règles alimentaires.
- Ce silence prend une importance encore plus grande quand il sétend à lensemble des traditions sur Jésus où la question des règles de pureté rituelle aurait pu se poser. Il suffit de penser aux contacts avec les corps morts, des tombeaux, de femmes avec leurs règles menstruelles ou des hommes connaissant des éjaculations de nuit, ou même de lépreux. Ce silence montre le désintérêt complet de Jésus pour la question, contrairement à ce qui se passera plus tard dans les premières communautés chrétiennes.
- Quelle conclusion tirer de tout cela? Quand on examine lattitude de Jésus face à la loi mosaïque, on note ni un rejet complet ni une soumission totale. On cherchera en vain chez lui une approche systématique, comme chez un enseignement ou un rabbin. Cest une être religieux charismatique qui en appelle à sa connaissance intuitive et directe de la volonté de Dieu.
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Prochain chapitre: Le commandement de l'amour de Dieu et du prochain, ainsi que des ennemis, provient-il de Jésus?
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