John P. Meier, Un certain juif, Jésus. Les données de l'histoire,
v.4, ch. 34 : Jésus et le sabbat,
pp 235-341, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Les reproches à l'égard de Jésus qui guérit le jour du sabbat correspondent-ils à la réalité?


Sommaire

La réponse à cette question est claire: non, les scènes où on reproche à Jésus de guérir le sabbat ne remontent probablement pas au Jésus historique, mais sont plutôt une création des premières communautés chrétiennes en milieu juif. Un certain nombre d’arguments appuient cette conclusion.

Premièrement, quand on parcourt tout l’Ancien Testament, on ne trouve aucune loi qui empêche de guérir le jour du sabbat. Les dix paroles ou commandements demandent seulement de ne pas travailler. Certains passages des Écritures donneront quelques détails sur ce que signifie ne pas travailler : ne pas labourer ou moissonner, ne pas faire de feu, ne pas faire de commerce, ne pas transporter de charge, ne pas voyager. Mais avec le temps, on aura tendance à étendre et à systématiser les interdictions. Ainsi, dans un milieu intégriste comme celui des Esséniens, on interdira également de porter assistance à un animal domestique le jour du sabbat lorsqu’il donne naissance ou lorsqu’il tombe dans une citerne ou une fosse. On interdira même d’utiliser une corde ou une échelle ou quelque outil que ce soit, sinon son propre vêtement, pour secourir quelqu’un tombé dans l’eau ou dans un trou. Ce travail de systématisation atteindra un sommet avec la Mishna (2e siècle), qui se situe après la période de Jésus, où on détaillera les activités connexes au travail agricole également interdites. Mais dans tout cela, on cherchera en vain une interdiction de guérir le jour du sabbat.

Deuxièmement, dans les évangiles, on ne trouve aucune scène qui remonte probablement au Jésus historique et qui contient également une controverse sur une guérison le jour du sabbat. Tout d’abord, trois récits synoptiques (Mc 3, 1-6 : La guérison de l’homme à la main desséchée, Lc 13, 10-17 : La guérison de la femme courbée, Lc 14, 1-6 : La guérison d’un hydropique) qui racontent une guérison le jour du sabbat, et qui ont été analysés au ch. 21, ne peuvent être retenus : les éléments de preuve manquent pour les faire remonter au Jésus historique. Ensuite, deux récits de l’évangile selon Jean (Jn 5, 1-9a : La guérison du paralysé à la piscine de Bethesda, et Jn 9, 1-7 : La guérison de l’aveugle-né), contiennent une opposition à Jésus à cause de ce qu’il a fait le jour du sabbat, mais le substrat originel qui remonte au Jésus historique ne contenait aucune référence au sabbat, comme nous l’avons vu au ch. 21.

Bien sûr, il y a des paroles de Jésus sur le sabbat. Elles font référence aux habitudes des paysans juifs qui prennent soin de leur bétail le jour du sabbat et qui n’est pas formellement interdit. En prenant part ainsi dans les discussions sur le sabbat, Jésus cherche à protéger le simple paysan du rigorisme essénien, et dans certains cas, de celui des Pharisiens.

Enfin, il y a ce passage (Mc 2, 23-28) où les Pharisiens reprochent aux disciples de Jésus de cueillir des épis le jour du sabbat, ce qui est formellement interdit. L’analyse du récit dégage trois ensembles qui sont apparus à des périodes différentes : le coeur du récit, qui raconte le geste des disciples et la première réponse de Jésus, basée sur les Écritures, ne remonte pas au Jésus historique, mais constitue une création chrétienne; à ce récit fut ajoutée une phrase qui remonte probablement au Jésus historique, mais qui a circulé de manière indépendante, sans contexte précis; enfin, un auteur chrétien a ajouté un dernier argument christologique pour affirmer la seigneurie du Fils de l’homme sur le sabbat.

Bref, Jésus n’a pas rejeté le sabbat. Mais il a accepté de prendre part aux discussions à son sujet et cherchait à le rendre acceptable pour des paysans juifs. En prenant une position terre-à-terre et pragmatique, il cherchait à contrecarrer l’attrait des positions radicales.


Jésus et le sabbat

  1. Le sabbat, des Écritures jusqu’à la Mishna

    1. Le sabbat dans les Écritures juives

      1. Dans le Pentateuque

        Pour les Juifs du premier siècle, le fondement du sabbat, cette journée de repos religieux, se trouvait dans le Décalogue ou dix commandements dont on a deux versions majeures. Il y a d’abord Ex 20, 8-11 qui fait référence au récit de la création en Genèse 1, 1 – 2, 4 :

        8 Tu te souviendras du jour du sabbat pour le sanctifier. 9 Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage; 10 mais le septième jour est un sabbat pour Yahvé ton Dieu. Tu ne feras aucun ouvrage, toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’étranger qui est dans tes portes. 11 Car en six jours Yahvé a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il s’est reposé le septième jour, c’est pourquoi Yahvé a béni le jour du sabbat et l’a consacré.

        Il y a aussi Deutéronome 5, 12-15 :

        12 "Observe le jour du sabbat pour le sanctifier, comme te l’a commandé Yahvé, ton Dieu. 13 Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage, 14 mais le septième jour est un sabbat pour Yahvé ton Dieu. Tu n’y feras aucun ouvrage, toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton boeuf, ni ton âne ni aucune de tes bêtes, ni l’étranger qui est dans tes portes. Ainsi, comme toi-même, ton serviteur et ta servante pourront se reposer. 15 Tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé ton Dieu t’en a fait sortir d’une main forte et d’un bras étendu; c’est pourquoi Yahvé ton Dieu t’a commandé de garder le jour du sabbat.

        On aura remarqué que ces deux textes donnent un fondement différent au sabbat. Dans le premier cas, il s’agit de ressembler à Yahvé qui n’a pas travaillé le 7e jour, dans le deuxième cas on fait appel à des motifs humanitaires en rappelant que le peuple a également connu l’esclavage et qu’il faut exprimer de la compassion pour son esclave.

        L’analyse biblique révèle qu’il existe dans le Pentateuque des textes sur le sabbat plus anciens que ces deux récits sur le Décalogue. Ces textes disent ceci :

        • Le sabbat implique la cessation des labours et de la moisson (Ex 34, 21)
        • Le sabbat vise à permette aux marginalisés de la société de reprendre leur souffle (Ex 23, 12)
        • Le sabbat est un signe entre Yahvé et son peuple, rappelant ce qu’il a fait pour ce peuple, un signe si important que ne pas le respecter mérite la mort (Ex 31-12-17)
        • Le sabbat implique également l’interdiction d’allumer un feu (Ex 35, 3)
        • La communauté doit lapider quelqu’un qui ne respecte pas le sabbat (Nb 15, 32-26)
        • Le sabbat fait partie des fêtes solennelles du calendrier liturgique (Lv 23, 3)

        Bref, les Israélites et les gens de toute la maisonnée doivent cesser toute forme de travail le jour de sabbat, une obligation très stricte. À l’origine, l’interdiction visait avant tout le travail agricole. Mais avec le développement des centres urbains, l’interdiction du travail sera étendue aux transactions commerciales. Le Pentateuque donne peu de détails sur ce qui est impliqué dans les interdictions, sauf le fait d’allumer un feu et de ramasser du bois pour faire un feu. Mais les Juifs du premier siècle se baseront sur certains passages pour inclure d’autres interdictions, par exemple l’interdiction des voyages et des déplacements significatifs, en recourant à l’histoire de la manne au désert : pour éviter que le peuple se déplace le jour du sabbat, Yahvé a donné une double portion de manne la veille (Ex 16, 5.22-30).

      2. Chez les prophètes

        En attaquant les marchants cupides, Amos (8e siècle av. J.-C.) témoignage du fait que l’interdiction du sabbat ne couvre pas seulement le travail agricole, mais également le commerce dans le royaume du nord d’Israël (Am 8, 5). De son côté, Jérémie (7e et 6e siècle av. J.-C.) avertit la royauté et les gens du peuple de ne pas transporter de fardeau en passant par la porte de Jérusalem ou en sortant de chez soi le jour du sabbat (Jr 17, 19-27). Enfin, le Trito-Isaïe (6e et 5e siècle) invite à honorer Dieu en s’abstenant de voyager, de traiter tes affaires et de tenir des discours (conclure des accord) le jour du sabbat, et ainsi obtenir d’immenses bienfaits (Is 58, 13-14).

        Toutes les exhortations prophétiques mettent l’accent sur le caractère sacré du sabbat. Mais la vie quotidienne offre parfois un démenti de cette vision prophétique. Au 5e siècle av. J.-C., Néhémie doit se battre pour prévenir la vente de marchandises et de produits agricoles le jour du sabbat, ainsi que le foulage du raisin (Neh 10, 32; 13, 15-22). Ainsi, il n’est pas sûr qu’au premier siècle de l’ère chrétienne tous les juifs respectaient l’interdiction du commerce.

      3. Conclusion

        Les résultats de notre analyse des Écritures sur le sabbat demeurent très minces.

        1. Il y a l’interdiction fondamentale du travail agricole (les labours et la moisson), ce qui inclut le foulage du raisin et le chargement de bêtes pour apporter ses produits au marché
        2. Il faut ajouter l’interdiction d’acheter et vendre, bref de faire du commerce et de créer des ententes, de transporter des charges dans la ville
        3. Enfin, il faut inclure l’interdiction d’allumer un feu et de faire de la cuisine.

        Mais quand on regarde tout cela de plus près, on vit la surprise de constater que toutes ces interdictions ne concernent absolument pas les actions controversées de Jésus le jour du sabbat. Bien sûr, il y a le fait d’arracher les épis le jour du sabbat, mais il s’agit d’un geste de ses disciples (Mc 2, 23-28). Il y a également le fait de porter une charge le jour du sabbat, mais il s’agit du paralytique de Bethesda (Jn 5, 1-9). Tout ce qui reste est le fait que Jésus ait guéri le jour du sabbat. Mais jamais les Écritures ne mentionnent une telle interdiction.

    2. Le sabbat dans les livres deutérocanoniques (apocryphes)

      La plupart des livres deutérocanoniques de l’Ancien Testament ne nous apprennent rien sur le sabbat, et les quelques livres qui le mentionnent nous disent simplement ceci :

      1. Il ne faut pas jeûner le jour du sabbat. Dans le livre de Judith, celle-ci, alors qu’elle est veuve, jeûne tout le temps, sauf les jours de sabbat.
      2. Il est permis de mener une guerre défensive le jour du sabbat. Dans le premier et second livre des Maccabées, les disciples de Mattathias se défendent le jour de sabbat contre les attaques du païen syrien Antiochus Épiphane.
      3. Les Juifs ne sont pas soumis aux péages et aux droits douaniers, ou encore ne sont pas obligés d’apparaître en cours, le jour du sabbat. C’est ce qu’indique une lettre du roi syrien Démétrius dont fait écho 1 Mac 10, 34.

    3. Les pseudépigraphes de l’Ancien Testament et Qumran

      Restreignons notre attention aux oeuvres composées en Palestine entre le 2e siècle av. J.-C. et le 1ier siècle de notre ère. Dans ce cadre, seulement deux oeuvres nous éclairent sur le sabbat.

      1. Le livre des Jubilées

        Il s’agit d’un écrit composé par des prêtres dissidents de Jérusalem entre 161-152 av. J.-C. C’est le premier document existant à présenter une liste normative d’actions interdites le jour du sabbat.

        1. Au chap. 2, le commandement interdisant tout travail le jour du sabbat est présenté dans le récit de la création. Après avoir insisté qu’enfreindre la loi du sabbat mérite la mort, ce chapitre donne une liste d’actions interdites le jour du sabbat, parmi lesquelles il faut nommer :
          • Préparer de la nourriture et des boissons
          • Puiser de l’eau
          • Apporter quelque chose hors de ou dans sa maison
          • Transporter quelque chose d’une maison à l’autre

        2. Au chap. 50, le commandement interdisant tout travail le jour du sabbat est cette fois relié au don de la Loi au Sinaï. Après avoir mentionné également qu’enfreindre la loi du sabbat mérite la mort, ce chapitre donne d’abord une première liste d’interdictions :
          • Avoir des relations sexuelles avec sa conjointe
          • Discuter de travail (plan de voyage, vendre ou acheter)
          • Puiser de l’eau
          • Transporter des objets d’une maison à l’autre

          Puis il revient avec une seconde liste d’interdictions :

          • Partir en voyage
          • Labourer un champ
          • Allumer un feu
          • Conduire un animal
          • Se promener en bateau
          • Piéger des animaux ou les abattre
          • Jeûner
          • Faire la guerre

        Ce qui retient notre attention est le fait qu’aucune de ces interdictions ne concernent les reproches adressés à Jésus qui guérissait le jour du sabbat. Rappelons-le : moissonner le jour du sabbat a été le fait de ses disciples (Mc 2, 23-28), et transporter un grabat celui d’un paralytique (Jn 5, 1-9).

      2. Les rouleaux de Qumran, plus particulièrement le Document de Damas

        Une partie seulement du document nous intéresse ici, cette partie que les biblistes appellent « le Code du sabbat », CD 10, 14 – 11, 18a. Les interdictions qu’on y trouve cherchent à développer et à étendre certaines directives bibliques. Limitons nous à ce qui peut éclairer les controverses évangéliques.

        1. Le document affirme qu’on peut suivre son troupeau pour le faire paître, mais pas plus de 2 000 coudées ou 900 mètres. Cela nous rappelle cette parole de Jésus en Lc 13, 15 (« Hypocrites! chacun de vous, le sabbat, ne délie-t-il pas de la crèche son boeuf ou son âne pour le mener boire?), mais avec cette nuance : Jésus ne mentionne pas les restrictions concernant soit le besoin de paître, soit la distance maximale.

        2. En CD 11, 9c-10a, on peut lire : « Que personne ne porte sur soi des sammanîm (parfums? Poudre médicinale?), dans ses allées et venues, le sabbat ». Peu importe le sens de sammanîm, le contexte est celui de ce qu’on peut transporter ou non le jour du sabbat, et cela ne concerne pas l’acte de guérir quelqu’un, comme l’a fait Jésus.

        3. Le texte CD 11, 13-14a interdit de porter assistance à un animal domestique le jour du sabbat dans deux situations précises, lorsqu’il donne naissance ou lorsqu’il tombe dans une citerne ou une fosse. Cette dernière interdiction est contredite par ce qu’on trouve dans l’évangile : « Quel sera d’entre vous l’homme qui aura une seule brebis, et si elle tombe dans un trou, le jour du sabbat, n’ira la prendre et la relever? » (Mt 12, 11; voir Lc 14, 5).

        4. Enfin, CD 11, 16-17a écrit : « Et toute personne humaine qui tombe dans un endroit (plein) d’eau ou dans un endroit (d’où elle ne peut remonter), que personne ne l’en retire au moyen d’une échelle, d’une corde ou d’un instrument ». Il ne faut pas se méprendre sur cette interdiction de porter secours à quelqu’un en difficulté : on ne peut utiliser un instrument qu’il faut porter le jour du sabbat, mais rien n’empêche d’utiliser son propre vêtement pour tirer un individu d’une mauvaise passe, comme en témoigne cet autre texte de Qumran, 4Q265 (« Mais si un être humain est celui qui tombe à l’eau le jour du sabbat, un homme peut lui lancer son vêtement pour l’en tirer, mais il ne peut utiliser d’outil »).

        On retiendra du Document de Damas qu’il offre plus un contraste par rapport aux évangiles que des similitudes.

    4. La littérature de la diaspora juive : Aristobule, Philon et Josèphe

      Une large partie de la littérature de la diaspora juive ne parle pas du sabbat. C’est d’autant plus surprenant qu’aux yeux des Gréco-romains le sabbat caractérisait le Judaïsme avec la circoncision et les interdits alimentaires.

      1. Aristobule

        Ce philosophe juif et interprète de la Loi se contente d’expliquer que le sabbat est un jour de repos et fait écho aux écrits d’Homère et d’Hésiode qui considéraient également le 7e jour comme saint.

      2. Philon d’Alexandrie

        Les références au sabbat se retrouvent surtout dans deux de ses oeuvres, Des lois spéciales et De la vie de Moïse. La majorité des interdictions sont tirées des Écritures juives qu’il se contente de développer. Il va jusqu’à étendre le repos du sabbat aux animaux et aux plantes, si bien qu’arracher des pousses, casser des branches, cueillir des fruits deviennent interdits.

      3. Josèphe

        Josèphe n’est pas un philosophe ou un rabbin, mais un historien. Aussi la mention du sabbat est dispersée à travers ses oeuvres. À part l’obligation de s’abstenir de travailler, il ajoute les prescriptions suivantes :

        • Interdiction d’allumer un feu pour cuisiner
        • Interdiction de partir en guerre
        • La coutume légale de prendre un repas de mi-journée
        • La permission de discuter en assemblée d’affaires politiques
        • La permission d’un combat défensif lorsqu’on est attaqué
        • La permission pour le prêtre de certaines actions, comme les sacrifices au temple
        • La permission d’offrir les premières gerbes d’orge et de célébrer la « fête des semaines » quand celle-ci tombe un jour de sabbat

        On aura encore noté qu’il n’y a rien dans toutes ces interdictions et ces prescriptions pour soutenir les controverses de Jésus sur le sabbat dont parlent les évangiles. Aucune prescription n’interdit de guérir le jour du sabbat.

    5. Un coup d’oeil rapide sur la Mishna (200-220 ap. J.-C.)

      La tendance à étendre et à systématiser les interdictions du sabbat se poursuivra avec la Mishna, plus particulièrement dans le traité Shabbat, mais également dans les traités ’Erubim et Besa. Elle stabilisera la liste des interdictions à trente-neuf. Parmi les premières interdictions elle nomme les labours et la moisson, mais l’étend à des activités connexes :

      • Le battage du grain
      • Le vannage
      • La sélection des produits sains
      • Le meulage
      • Le tamisage
      • Le malaxage

      Ces interdictions ne peuvent éclairer que certains passages évangéliques, comme le geste des disciples d’arracher des épis le jour du sabbat, ce qui est interdit, ou encore le geste de Jésus de faire de la boue, un cas de malaxage : « Ayant dit cela, Jésus cracha à terre, fit de la boue avec sa salive, enduisit avec cette boue les yeux de l’aveugle » (Jn 9, 6). Mais dans ce dernier cas, l’accusation des Juifs ne concerne pas le malaxage mais le fait qu’il redonne la vue un jour de sabbat.

      Alors, centrons-nous sur la question : la Mishna interdit-elle de guérir quelqu’un un jour de sabbat? Dans la liste des 39 interdictions, jamais on ne mentionne l’acte de guérir. Cependant, certains textes de la Mishna abordent indirectement la question. Par exemple, le traité Shabbat 14, 3-4 dit qu’une personne ne peut manger de la nourriture ou utiliser un onguent le jour du sabbat dans le but d’obtenir une guérison, mais si la guérison est obtenue comme un effet secondaire, cela est permis. L’idée est de ne rien faire d’autre que ce qu’on a l’habitude de faire le jour du sabbat. Par contre, le traité Yoma 5, 8 spécifie qu’on peut donner à une personne malade de la nourriture pour guérir, si un expert médicale le prescrit ou que la personne malade le demande. Et si la personne est en danger de mort, on peut lui donner des médicaments. Ainsi, la réponse à notre question originelle sur la permission de guérir le jour du sabbat est peu claire. Bref, après l’an 70, toute une série de nouvelles interdictions concernant la guérison ont été introduites et qui n’existaient pas à l’époque de Jésus. Ce que la Mishna nous livre, ce sont les discussions de l’élite religieuse, et il est fort possible que cela ne touchait absolument pas le Juif ordinaire.

  2. Les actions et les paroles de Jésus sur le sabbat

    1. Les miracles le jour du sabbat qui ne provoquent pas de controverse

      Il est intriguant de constater que tous ces récits proviennent de la tradition des miracles chez Marc.

      1. La scène de Mc 1, 23-28 (|| Lc 4, 33-37), où Jésus fait un exorcisme le jour du sabbat sans provoquer de controverse, est une création de Marc ou de sa source pour présenter une journée type de Jésus, i.e. un enseignement à la synagogue suivi d’une guérison ou d’un exorcisme.

      2. La guérison de la belle-mère de Pierre (Mc 1, 29-31) fait partie de la même journée type et on pourrait difficilement imaginer une controverse, puisque la guérison a lieu en privé dans une maison auprès des disciples.

      3. Enfin, le scandale provoqué par Jésus en Mc 6, 2.5 (les gens sont surpris qu’un menuisier enseigne à la synagogue) ne concerne pas des guérisons qu’il aurait effectuées le jour du sabbat.

    2. Les miracles le jour du sabbat qui provoquent une controverse

      1. Les récits synoptiques

        1. Mc 3, 1-6 (La guérison de l’homme à la main desséchée) a déjà été analysé et on a conclu à l’absence d’éléments suffisants pour le faire remonter à Jésus : on note plutôt le travail rédactionnel de Marc qui nous propose ici une catéchèse christologique (l’autorité de Jésus). De plus, les Juifs n’ont aucun motif d’accusation contre Jésus puisque ce dernier ne fait absolument rien : il donne seulement l’ordre à l’infirme de se lever et d’étendre la main. Dans tout cela, il n’y a rien qui puisse prêter flanc à des reproches quelconque. D’une part, donner des ordres le jour du sabbat faisait partie de la vie juive en Palestine et dans les synagogues de la Diaspora quand on débattait de la signification des Écritures et de ce qu’il fallait faire. D’autre part, il n’existe aucune indication dans les documents avant l’an 70 que le geste de guérir, même par une simple parole, était une violation du sabbat. Et après l’an 70, comme on l’a vu dans l’analyse de la Mishna, la seule interdiction concernait des actions hors de l’ordinaire qu’on ferait le jour du sabbat pour guérir quelqu’un.

        2. Lc 13, 10-17 (La guérison de la femme courbée) a également déjà été analysé et on a conclu à l’absence d’éléments suffisants pour le faire remonter à Jésus. La seule différence notable dans l’attitude de Jésus par rapport à Mc 3, 1-6 est que non seulement il prononce une parole, mais il étend également la main sur l’infirme. Mais on chercherait en vain dans le Judaïsme pré-70 une interdiction à guérir le jour du sabbat soit par une parole, soit par un geste de la main.

        3. Lc 14, 1-6 (La guérison d’un hydropique) a également déjà été analysé et on a conclu encore une fois à l’absence d’éléments suffisants pour le faire remonter à Jésus. De plus, Jésus ne prononce aucune parole et ne fait aucun geste spécial, il prend seulement l’infirme et le renvoie chez lui; il n’y a rien chez Jésus qui pourrait susciter une dispute.

          Bref, il faut conclure que les controverses autour des guérisons de Jésus le jour du sabbat sont une création des évangélistes.

      2. Les récits johanniques

        Chez Jean on trouve deux textes de guérison le jour du sabbat : Jn 5, 1-9a (La guérison du paralysé à la piscine de Bethesda) et Jn 9, 1-7 (La guérison de l’aveugle-né). Les deux textes ont déjà été analysés et on a conclu que, d’une part, ces récits font probablement écho à un événement du Jésus historique, mais que, d’autre part, dans sa forme primitive les deux récits ne contenaient aucune référence au sabbat. C’est seulement quand le récit est terminé que l’évangéliste ajoute la mention du sabbat pour étayer son propos théologique et appliquer sa structure littéraire en trois temps : 1) Un geste initial de Jésus; 2) une discussion avec des gens qui se conclut par 3) un monologue ou discours christologique.

        Par exemple, dans le cas du récit sur l’infirme à la piscine de Bethesda, après sa guérison, l’évangéliste 1) mentionne que cela se passe le jour du sabbat (5, 9b), 2) présente ensuite une série de discussions avec les Juifs, l’homme guéri et Jésus (5, 10-18) pour ensuite terminer avec 3) un discours christologique compliqué sur la relation de l’autorité du Fils avec l’autorité du Père. Dans le cas du récit sur l’aveugle-né, 1) après la guérison de l’aveugle (Jn 9, 1-7); 2) s’ensuivent diverses discussions avec l’aveugle guéri, les voisins, les Juifs, les Pharisiens et Jésus (Jn 9, 8-41), que termine 3) le discours de Jésus sur le bon pasteur (Jn 10, 1-18). Ainsi, l’ajout du sabbat et des discussions qui s’en suivent dans la partie 2 ne sont que des artifices littéraires qui ne visent qu’à introduire le long discours théologique mis dans la bouche de Jésus.

        Bref, après cette enquête auprès des récits synoptiques et de l’évangile selon Jean, nous nous retrouvons sans un seul récit de controverses autour de guérison le jour de sabbat.

    3. Les paroles de Jésus sur le comportement pratique le jour du sabbat qu’on trouve dans les récits synoptiques de miracle

      Dans les trois récits synoptiques précédents, il y a un élément semblable : Jésus pose la question rhétorique de ce qui est permis le jour du sabbat.

      1. Analyse des trois récits

        1. En Mc 3, 4 Jésus demande : « Est-il permis, le jour du sabbat, de faire du bien plutôt que de faire du mal, de sauver une vie plutôt que de la tuer? »

        2. En Mt 12, 10-13, les adversaires de Jésus lui posent la question : « Est-il permis de guérir, le jour du sabbat? » Jésus répond par une question qui fait appel au bon sens : « Quel sera d’entre vous l’homme qui aura une seule brebis, et si elle tombe dans un trou, le jour du sabbat, n’ira la prendre et la relever? » Et il conclut par un argument a fortiori : « Or, combien un homme vaut plus qu’une brebis! Par conséquent il est permis de faire une bonne action le jour du sabbat ». Ces deux questions rhétoriques de Jésus sont probablement une addition de Matthieu au récit de Mc 3, 1-6. Mais les a-t-il créées de toute pièce?

          Nous avons un parallèle de ces deux questions rhétoriques chez Lc 14, 1-6. Jésus demande aux légistes et aux Pharisiens : « Est-il permis, le sabbat, de guérir, ou non? » Comme ses opposants gardent le silence, Jésus dit : « Lequel d’entre vous, si son fils ou son boeuf vient à tomber dans un puits, ne l’en tirera aussitôt, le jour du sabbat? » Les similitudes entre Matthieu et Luc pourraient faire penser que nous sommes devant la source Q, mais les différences pointent plutôt vers deux versions orales différentes (en araméen) que Matthieu et Luc auraient insérées à leur façon : Matthieu l’aurait insérée dans un récit de controverse reçu de Marc, alors que Luc l’insère dans un récit de guérison d’un hydropique choisi dans une tradition qui lui est propre (L).

        3. En Lc 13, 10-17 (La guérison de la femme courbée), alors que la femme est déjà guérie et que le chef de synagogue affiche sa colère contre les gens venus se faire guérir un jour de sabbat, Jésus dit à de dernier : « Hypocrites! chacun de vous, le sabbat, ne délie-t-il pas de la crèche son boeuf ou son âne pour le mener boire? Et cette fille d’Abraham, que Satan a liée voici dix-huit ans, il n’eût pas fallu la délier de ce lien le jour du sabbat! » On aura remarqué que Jésus, alors qu’il s’adresse à un homme précis, utilise le pluriel (« Hypocrites! chacun de vous... ») Nous avons l’indication d’une addition secondaire d’une parole qui ne faisait pas partie de ce récit à l’origine. En fait, cette parole de Jésus a probablement circulé de manière isolée et indépendante dans les milieux chrétiens.

      2. Signification des paroles de Jésus

        Tout d’abord, les questions rhétoriques de Jésus jouissent d’attestations multiples (Marc, source L et même Q si l’on croit que Mt 12, 10-13 et Lc 14, 1-6 proviennent de la source Q), et donc remontent probablement au Jésus historique. Ainsi, tout comme on a affirmé que les disputes autour des actions de Jésus guérissant le jour du sabbat ne pouvaient remonter au Jésus historique (car guérir le jour du sabbat était permis), on affirme maintenant que les paroles de Jésus sur le sabbat, par contre, remontent au Jésus historique.

        Et ces paroles révèlent une première chose importante sur le Jésus historique : ce dernier a pris part aux discussions typiques des Juifs de l’époque sur la bonne manière de pratiquer le sabbat. Il est donc faux de l’imaginer comme un prophète prêchant des vérités générales et présentant de grandes visions sans prises sur détail concret de la vie religieuse. Au contraire, il s’est engagé sur des points de la conduite concrète de la vie et a essayé de convaincre ses compatriotes.

        Ces paroles révèlent une deuxième chose importante sur le Jésus historique : il partageait la position des Juifs palestiniens ordinaires sur le sabbat, et par là s’opposait aux positions radicales et strictes comme celles exprimées par le milieu essénien (voir le Document de Damas) ou d’autres groupes juifs sectaires (voir les fragments de la 4e grotte à Qumran). En effet, quand il dit : « Quel sera d’entre vous l’homme qui aura une seule brebis, et si elle tombe dans un trou, le jour du sabbat, n’ira la prendre et la relever? » (Mt 12, 11), il fait référence à une pratique courante de son auditoire avec laquelle il est d’accord. Mais cela s’oppose à la pratique des Esséniens qui interdisait de porter assistance à un animal domestique le jour du sabbat lorsqu’il tombe dans une citerne ou une fosse (CD 11, 11-14a).

        Dans tout cela, quelle était la position des Pharisiens? Nous n’avons pas de témoignage direct, mais on peut supposer que les Pharisiens du 1ier siècle interdisaient de sortir un animal d’un trou le jour du sabbat. Car le rabbinisme du 3e siècle, qui a pris la suite du pharisaïsme, ne permettait que de donner du fourrage à l’animal dans le trou, et non pas de l’en sortir (voir la Tosefta, t. Sabb. 14, 3) En prenant le parti du gros bon sens des gens ordinaires, Jésus s’opposait donc également aux Pharisiens et essayaient de limiter leur influence dans la population.

        Jusqu’ici, nous avons considéré la situation d’un animal. Qu’en est-il d’un être humain dans une situation difficile le jour du sabbat? Comme nous l’avons vu, le Document de Damas et les fragments de la grotte 4 de Qumran autorisaient seulement l’utilisation du vêtement qu’on porte pour sortir une personne d’un trou, mais pas d’un outil comme une corde ou d’une échelle, même si la vie d’un humain est en jeu (voir CD 11, 16-17a). Cela représente la position des Esséniens. Pour se faire une idée de la position des Pharisiens, on peut consulter le traité Yoma de la Mishna qui affirme que sauver une vie humaine en danger transcende toutes les règles du sabbat (voir m. Yoma 8, 6). Et le pharisien et historien juif, Josèphe, comme nous l’avons vu, nous dit qu’à son époque mener une guerre défensive le jour du sabbat est tout à fait permis : il y va de sa propre vie. Enfin, le silence des Pharisiens quand Jésus pose la question : « Est-il permis, le jour du sabbat, ...de sauver une vie plutôt que de la tuer? » laisse entendre qu’ils étaient d’accord avec le principe. Bref, la position des Esséniens et des Pharisiens divergeaient en regard des règles du sabbat concernant la vie humaine, et la position des Pharisiens et celle de Jésus était commune.

        Que conclure de tout cela? Face au sabbat, Jésus affiche le même comportement qu’un paysan ordinaire qui doit prendre soin de son bétail et n’a aucun intérêt pour les subtilités de la loi. Et il n’existe aucun document affirmant qu’une action comme celle présentée en Lc 13, 15 (« chacun de vous, le sabbat, ne délie-t-il pas de la crèche son boeuf ou son âne pour le mener boire? ») serait interdite. En prenant part ainsi dans les discussions sur le sabbat, Jésus cherchait à protéger le simple paysan du rigorisme essénien, et dans certains cas, de celui des Pharisiens.

    4. La cueillette des épis le jour du sabbat (Mc 2, 23-28)

      Rappelons d’entrée de jeu qu’il ne s’agit pas d’un récit de miracle et que la controverse n’est pas suscitée par Jésus, mais par ses disciples.

      1. La place du récit dans le cycle des récits galiléens de controverses chez Marc (Mc 2, 1 – 3, 6)

        1. Nous sommes devant une structure concentrique où le récit en 1a correspond à celui en 1b (deux cas de paralysie), le récit en 2a correspond à celui en 2b (thème commun du repas), et celui en 3 (encore le repas) fournit la clé d’interprétation, à savoir que la présence du Messie introduit des temps nouveaux :
          1a Guérison du paralytique (2, 1-12) 2a Appel de Lévi et repas avec les publicains et les pécheurs (2, 13-17) 3 La question du jeûne (2, 18-22) 2b Les disciples qui arrachent les épis pour manger (2, 23-28) 1b Guérison de l’homme avec la main paralysé (3, 1-6)

        2. Cette structure concentrique présente une opposition croissante à Jésus.

          Dans le premier récit (guérison du paralytique), l’opposition des scribes est silencieuse devant celui qui blasphème en pardonnant les péchés. Dans le deuxième récit, les scribes des Pharisiens affirment explicitement leur opposition à l’attitude de Jésus qui mange avec les pécheurs. Dans le troisième récit, une question anonyme adressée à Jésus sur ses disciples qui ne jeûnent pas reçoit une réponse qui fait allusion à la mort de Jésus. Dans le quatrième récit, les Pharisiens mettent au défi Jésus de rappeler à l’ordre ses disciples qui font ce qui n’est pas permis le jour du sabbat, celui d’arracher des épis. Dans le cinquième récit, les Pharisiens décident qu’il est temps de le faire mourir. Bref, nous sommes devant une création littéraire complexe et astucieuse qui ne peut provenir que d’un théologien chrétien qui met de l’avant sa vision d’un Jésus à la fois Messie caché et qui fait autorité, à la fois fils de l’homme et fils de Dieu.

      2. La structure du récit des épis arrachés

        La critique des formes range ce récit dans la catégorie de récit de controverse.

        1. Mise en place de la scène (en deux parties, d’abord Jésus, puis les disciples v. 23)
          1. Et il advint qu’un jour de sabbat Jésus passait à travers les moissons (v. 23a)
          2. et ses disciples se mirent à se frayer un chemin en arrachant les épis. (v. 23b)

        2. La question qui soulève l’objection (v. 24) : Et les Pharisiens lui disaient: "Vois! Pourquoi font-ils le jour du sabbat ce qui n’est pas permis?"

        3. Jésus réplique (en trois parties, de manière scripturaire, puis anthropologique, et enfin christologique, vv. 25-28)
          1. Il leur dit: "N’avez-vous jamais lu ce que fit David, lorsqu’il fut dans le besoin et qu’il eut faim, lui et ses compagnons, (v. 25) comment il entra dans la demeure de Dieu, au temps du grand prêtre Abiathar, et mangea les pains d’oblation qu’il n’est permis de manger qu’aux prêtres, et il en donna aussi à ses compagnons?" (v. 26)
          2. Et il leur disait: "Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat; (v. 27)
          3. en sorte que le Fils de l’homme est maître même du sabbat." (v. 28)

        Analysons brièvement cette structure.

        1. Dans la mise en place de la scène, on introduit les deux protagonistes, d’abord Jésus, qui ne fait rien de provocant, et les disciples qui posent le geste provocateur d’arracher les épis, ce qui est formellement interdit le jour du sabbat. On note le pattern distinction-connexion : on évoque le maître seul, avant de l’associer à l’action de ses disciples.

        2. La question qui soulève l’objection de la part de Pharisiens présuppose que Jésus, même s’il n’a rien fait, est tout de même responsable de l’action de ses disciples en tant que leur maître.

        3. La première réplique de Jésus poursuit le pattern distinction-connexion avec l’histoire de David visitant le sanctuaire de Nob (1 Samuel 21, 2-10) : au v. 25a on parle d’abord uniquement de David, avant de l’associer par la suite à ses compagnons (« lui et ses compagnons ») au v. 25b, de même au v. 26a on mentionne d’abord que David entre seul au temple pour manger, mais par la suite il va partager les pains avec ses compagnons au v. 26b.

          Ce pattern distinction-connexion disparaît complètement dans la deuxième et troisième réplique de Jésus où il émet d’abord au v. 27 une sentence ou vérité générale d’ordre anthropologique (Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat), avant de formuler au v. 28 une parole christologique à la 3e personne (le Fils de l’homme est maître même du sabbat). Ainsi, les vv. 27-28 interrompent la belle unité littéraire des vv. 23-26 où on retrouve au début et à fin des expressions comme « faire... ce qui n’est pas permis ».

      3. D’une analyse structurelle à l’hypothèse d’une forme originelle

        La présence de ce pattern distinction-connexion est d’autant plus surprenante qu’elle n’existe pas dans le récit original de David à Nob dans l’Ancien Testament (1 Samuel 21, 2-10). En effet, David est tout à fait seul lorsqu’il fuit la colère meurtrière du roi Saül, il est seul à rencontrer le prêtre à Nob et à recevoir les pains, et le récit qui suit ne mentionne pas de compagnons. C’est le rédacteur de l’évangile qui a inventé de toute pièce la présence de compagnons auprès de David pour faire entrer son récit dans le pattern distinction-connexion et en faire un récit de dispute. Mais ce pattern, présent aux vv. 23-26, disparaît avec les vv. 27 et 28. Et pour essayer de souder le v. 27 au v. 26, le rédacteur a besoin d’introduire l’expression « Et il leur disait » tant on passe à une autre forme de pensée. Ainsi, on peut affirmer que le récit originel contenait seulement la mise en place de la scène (v. 23), la question (v. 24) et la première réplique de Jésus (vv. 25-26). Les v. 27 (l’argument anthropologique) et v. 28 (l’argument christologique) sont des éléments secondaires, ajoutés plus tard, et n’appartiennent pas au récit originel. Et la raison de ces ajouts provient probablement du fait qu’avec le temps on a jugé que la première réplique de Jésus était inadéquate.

      4. L’historicité de la forme originelle

        Une fois admis que le récit originel contenait seulement les vv. 23-26, peut-on maintenant affirmer qu’il remonte au Jésus historique? Il existe des objections sérieuses à reconnaître sa valeur historique.

        1. Des Pharisiens qui apparaissent soudainement dans un champ en Galilée le jour du sabbat nous laissent incrédules, surtout quand on sait qu’ils étaient surtout concentrés à Jérusalem et n’avaient pas d’organisation en Galilée.

        2. Alors que la loi du sabbat interdisait de parcourir plus d’un kilomètre de sa demeure, les Pharisiens auraient été obligés d’enfreindre le sabbat pour observer Jésus. On peut également se demander pourquoi les disciples n’ont-ils pas demandé à manger dans les villages d’alentour, s’ils étaient si affamés.

        3. En répondant aux Pharisiens avec la question : « N’avez-vous jamais lu », Jésus se présente comme un expert de l’Écriture, les mettant au défi sur leur propre terrain. Cela s’écarte de ce que nous savons du visage historique de Jésus.

        4. Présenter ici Jésus comme un expert de l’Écriture est d’autant plus ironique qu’il se trompe complètement et déforme le texte de l’Ancien Testament (1 Samuel 21, 2-10) : jamais le texte dit que David était affamé et pour cette raison mange les pains, jamais le texte dit que David était avec ses compagnons et qu’il a partagé les pains avec eux.

        5. Jésus poserait un geste très gauche en utilisant cette histoire de David à Nob pour justifier une action le jour du sabbat, alors que la scène ne se passe absolument pas le jour du sabbat. Bien sûr, Jésus ne va pas jusqu’à dire que l’histoire de David se passe le jour du sabbat, mais il utilise une situation d’urgence vécue par David, alors que ses disciples ne sont pas dans une situation d’urgence.

        6. Jésus commettrait d’autres erreurs embarrassantes : il parle du grand prêtre Abiathar, alors que le texte de l’Ancien Testament parle plutôt d’Ahimélek, qui n’était pas grand prêtre mais simplement prêtre.

        Cette suite d’erreurs qu’on trouve dans la bouche de Jésus soutient l’idée que le récit des épis arrachés le jour du sabbat ne remonte pas au Jésus historique, mais qu’il est une création des premiers chrétiens. L’image de Jésus que nous laisse cet épisode est incroyable : il serait non seulement ignorant du contenu exact des Écritures, mais il serait même irréfléchi et stupide au point d’engager une dispute publique avec des experts sur les Écritures; tout ce qui pourrait en résulter serait la moquerie des Pharisiens devant l’ignorance abyssale de ce menuisier. Même un non sympathisant de Jésus comme l’historien juif Josèphe nous dit de Jésus qu’il était un homme sage, un maître dont la population recevait avec plaisir sa parole de vérité (Antiquité biblique, 18.3.3 #63).

        Le récit des épis arrachés représentent probablement une composition polémique par des chrétiens juifs avant l’an 70. Mais pourquoi a-t-on composé un tel récit? Quand on parle de polémique au 1ier siècle de l’ère chrétienne, il ne s’agit pas seulement de polémique avec des adversaires juifs de l’extérieur de la communauté chrétienne, mais également de polémique au sein même de la communauté chrétienne où on avait des positions divergentes, en particulier à l’égard du sabbat. C’est ainsi que l’auteur du récit soutien une position moins rigoureuse que d’autres chrétiens juifs face à l’observance du sabbat, et met en scène un Jésus montrant aux Pharisiens leur ignorance des Écritures et leur attitude trop dure devant certaines activités innocentes le jour du sabbat. À l’évidence, cette scène ne semble pas avoir convaincu la communauté, car on a senti le besoin d’ajouter plus tard d’autres arguments (les vv. 27-28), ce que nous devons examiner maintenant.

    5. Les paroles sur le sabbat en Mc 2, 27-28

      Après avoir conclu que les vv. 27-28 ont été ajoutés plus tard pour renforcer les arguments un peu faibles du récit originel, il faut maintenant nous demander : ont-ils été ajoutés en même temps ou séparément, et dans ce dernier cas dans quel ordre. On peut immédiatement dire qu’étant donné leur « poids » théologique différent, le v. 27 a été ajouté avant le v. 28, car l’argument christologique du v. 28 est si fort que l’argument anthropologique du v. 27 aurait été totalement inutile dans ce contexte.

      1. Le verset 27 : le sabbat a été fait pour l’homme

        Il y a un certain nombre d’arguments en faveur de l’historicité de cette phrase dans la bouche de Jésus, même si ces arguments sont plutôt indirects.

        1. La phrase a une forme compacte avec un parallélisme antithétique qui la rend mémorable, ce qui était typique de Jésus :
          Le sabbat pour l’homme a été fait, et non l’homme pour le sabbat

        2. Une telle phrase est tout à fait intelligible dans la bouche d’un maître juif palestinien du 1ier siècle comme on le voit chez Rabbi Siméon ben Menasya (vers 180) tel que rapporté dans la Mekhilta : « Le sabbat vous a été donné, mais vous n’avez pas été donné au sabbat » (b. Yoma, 85b). L’idée est la même : le sabbat est un moyen, non pas une fin en soi.

        3. En utilisant les expressions « homme » et « a été fait », la phrase nous renvoie au récit de la Genèse qui dit : « Dieu créa l’homme à son image... et il en fut ainsi » (Gn 1, 27-30). C’est une théologie de la création qui est exprimée ici, et la priorité temporelle du 6e jour donne un indice de sa priorité substantielle des humains sur le sabbat (le 7e jour). L’argument n’est absolument pas christologique, mais plutôt typique des milieux juifs apocalyptiques auxquels appartenait Jésus. Cela est tout à fait cohérent avec d’autres paroles de Jésus.

        Il est cependant difficile de déterminer dans quel contexte Jésus aurait pu prononcer une telle phrase. Il s’agit d’une parole dialectique typique du discours juif qui a probablement circulé de manière indépendante dans les milieux chrétiens. Tôt ou tard, elle a créé un certain malaise, car elle laissait entendre que tout est permis et ouvrait la porte au libertinisme. D’où le besoin du v. 28.

      2. Le verset 28 : le Fils de l’homme est maître même du sabbat

        1. Le Fils de l’homme dans l’ensemble des évangiles

          En général, on peut regrouper les références au Fils de l’homme en 3 catégories.

          1. L’expression décrit le ministère public de Jésus : le Fils de l’homme « fait » des choses, « subit » des choses, doit vivre des choses. Par exemple :
            • Le Fils de l’homme a le pouvoir de remettre les péchés (Mc 2, 10)
            • Le Fils de l’homme lui-même n’est pas venu pour être servi, mais pour servir (Mc 10, 45)

          2. L’expression fait référence aux souffrances, à la mort et à la résurrection de Jésus.
            • Le Fils de l’homme doit beaucoup souffrir, être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, être tué et, après trois jours, ressusciter (Mc 8, 31)
            • Le Fils de l’homme est livré aux mains des hommes et ils le tueront, et quand il aura été tué, après trois jours il ressuscitera (Mc 9, 31)

          3. L’expression fait référence au jugement et au salut final
            • Quiconque se sera déclaré pour moi devant les hommes, le Fils de l’homme aussi se déclarera pour lui devant les anges de Dieu (Lc 12, 8)
            • Il en est d’ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Fils de l’homme venant avec son Royaume (Mt 16, 28)

          Mais il y a des passages qui ne tombent pas dans ces 3 catégories, car ils parlent plutôt du temps de l’Église et de la relation du Fils de l’homme à elle. Par exemple, cette phrase d’Étienne au moment de mourir :

          • Ah! dit-il, je vois les cieux ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu. (Ac 7, 56)

          Ces passages viennent de la tradition chrétienne plutôt que du Jésus historique. Un cas typique est l’évangile de Jean. Ce dernier intègre le titre de Fils de l’homme dans sa christologie et en fait l’objet de la foi chrétienne. Son Jésus est déjà exalté dans le ciel, et le jugement est maintenant. L’union du divin et de l’humain est une expérience continuelle chez lui par l’eucharistie dans la communauté. Ainsi, alors que titre de Fils de l’homme a probablement été utilisé par Jésus, les évangélistes auront tendance à l’utiliser pour décrire son rôle dans le temps de l’Église et de l’expérience qu’en font les chrétiens.

        2. Le Fils de l’homme au v. 28

          L’expression de Mc 2, 28 est unique dans tous les évangiles tant du point de vue de la forme que du contenu. Jamais on n’a ce pattern grammatical :

          • « Le Fils de l’homme » (sujet de la phrase)
          • « est » : présent du verbe être
          • « seigneur du sabbat » : un prédicat avec un complément de nom accompagné de son article « du ».
          Pour rendre l’expression plus solennelle, le mot « seigneur » (ou maître) est mis au début de la phrase : seigneur est le Fils de l’homme aussi du sabbat, si bien qu’on retrouve le chiasme ou parallélisme sémitique avec l’expression « Fils de l’homme » au centre de la phrase. Ainsi, plutôt que de décrire ce que le Fils de l’homme fait comme un peu partout dans les évangiles, notre verset proclame de manière directe et solennelle son identité.

          Le seul rapprochement qu’on puisse faire avec d’autres expressions dans les évangiles est avec Jean et l’expression que Jésus y utilise : « Je suis ».

          Marc 2, 28 Jean 6, 35
          Le Fils de l’homme Je
          est suis
          seigneur (maître) le pain
          du sabbat de vie

          Ainsi, le v. 28 affirme solennellement que Jésus est le propriétaire, le maître, le contrôleur du sabbat. Cette prétention absolue coupe à la base tous les autres arguments. Jésus est la norme vivante qui doit guider le croyant dans son observance du sabbat. Ainsi, Marc déplace le débat qui ne relève plus des disputes du passé, mais dans le temps présent et du nouveau rôle de Jésus.

          Cette parole du v. 28 est inconcevable dans la bouche d’un juif palestinien du 1ier siècle. Mais elle est parfaitement compréhensible dans le contexte de la foi des premiers chrétiens. En concluant le récit des épis arrachés, le v. 28 fait également référence au premier récit de controverse (« Fils de l’homme a le pouvoir de remettre les péchés sur la terre », Mc 2, 1-12) pour projeter sur Jésus une aura plus qu’humaine. Il serait une création soit de Marc lui-même, soit d’un rédacteur pré-Marc qui a d’abord assemblé une collection de récits de disputes que Marc a développé et placé dans le contexte global de son évangile.

  3. Conclusion

    L’image que nous laisse le Nouveau Testament de Jésus est celui d’un homme qui ne refusait pas les débats sur des points particuliers de l’observance du sabbat, surtout ceux qui avaient une certaine importance pour les paysans de Galilée (« Quel sera d’entre vous l’homme qui aura une seule brebis, et si elle tombe dans un trou, le jour du sabbat, n’ira la prendre et la relever? », Mt 12, 11 || Lc 14, 5). Il n’a pas rejeté le sabbat. Au contraire, il cherchait à le rendre acceptable pour des paysans juifs qui pouvaient difficilement perdre une bête en danger, ou même un enfant, le jour du sabbat. En prenant une position terre-à-terre et pragmatique, il cherchait à contrecarrer l’attrait des positions radicales. Bref, Jésus s’est intéressé aux règles de la vie quotidiennes, auxquelles se rattache également la loi du sabbat, et a cherché à donner une saveur humaine et modérée aux diverses observances juives.

Prochain chapitre: Jésus a-t-il pris position face aux lois de pureté rituelle du Judaïsme?

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