John P. Meier, Un certain juif, Jésus. Les données de l'histoire,
v.2, ch. 19 : L'historicité des miracles de Jésus : la question d'ensemble,
pp 617-645, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Les miracles de Jésus sont-ils des faits historiques?


Sommaire

La question abordée ici n’est pas celle de l’historicité de chaque récit individuel de miracle, mais celle de la tradition générale sur Jésus comme faiseur d’actions hors de l’ordinaire que ses contemporains et Jésus lui-même ont interprétées comme des miracles. Pour répondre à cette question, nous utilisons certains critères, et avant tout ceux d’attestations multiples et de cohérence. Le résultat de ce travail est de nous révéler une masse écrasante de sources et de formes diverses qui confirment la tradition de Jésus comme faiseur de miracle, tandis que ses discours forment avec ses actions un tout cohérent. L’application des critères d’attestations multiples et de cohérence nous offre des arguments si imposants qu’ils rendent pratiquement impossible l’idée que tous ces récits de miracles seraient une fabrication de l’Église primitive.


  1. La question globale de l’historicité

    Empressons-nous de dire : la question à laquelle nous voulons répondre n’est pas de déterminer si Jésus a accompli des miracles au sens théologique du terme (des actions accomplies directement par Dieu qu’aucun humain n’est capable de faire), mais plutôt de préciser si au moins un certains de ces récits ne remontent pas à l’époque et au ministère de Jésus, des récits qui racontent des actes extraordinaires de Jésus que certains ont interprétés comme étant des miracles. Un corollaire de cette question serait ceci : ces récits sont-ils tous issus de l’imagination créatrice de l’Église primitive qui les aurait fabriqués pour promouvoir la figure de Jésus face à la compétition des autres traditions religieuses, comme le Judaïsme avec ses grands faiseurs de miracles que sont Élie et Élisée?

    Plusieurs historiens du 19e et 20e siècle ont tenté de reconstituer un Jésus où les miracles seraient totalement absents, et où ne subsisterait que son enseignement. Nommons quelques noms comme Wilhelm Bousset, Thomas Jefferson et d’une certaines manière Bultmann. Mais à ce moment on ignore la masse écrasante de données qui affirme exactement le contraire. On pourrait faire une première compilation comme ceci :

    1. Six exorcismes
      1. Le démoniaque à la synagogue (Mc 1, 23-28 || Lc 4, 33-37)
      2. Le démoniaque gérasénien (Mc 5, 1-20 || Mt 8, 28-34|| Lc 8, 26-39)
      3. La fille de la Syro-phénicienne (Mc 7, 24-30 || Mt 15, 21-28)
      4. L’enfant possédé et son père (Mc 9, 14-29 || Mt 17, 14-21|| Lc 9, 37-43)
      5. Le démoniaque muet (Mt 9, 32-34)
      6. Le démoniaque sourd et muet (Mt 12, 22-23 || Lc 11, 14-15)

    2. Dix-sept guérisons
      1. La belle-mère de Pierre (Mc 1, 29-31 || Mt 8, 14-15 || Lc 4, 38-39)
      2. Le lépreux (Mc 1, 40-45 || Mt 8, 1-4 || Lc 5, 12-16)
      3. Le paralytique (Mc 2, 1-12 || Mt 9, 1-8 || Lc 5, 17-26)
      4. L’homme avec la main paralysée (Mc 3, 1-6 || Mt 12, 9-14 || Lc 6, 6-11)
      5. La fille de Jaïre (Mc 5, 21-2435-43 || Mt 9, 18-19.23-26 || Lc 8, 40-42.49-56)
      6. La femme qui souffrait d’hémorragie (Mc 5, 25-34 || Mt 9, 20-22 || Lc 8, 43-48)
      7. Le sourd et muet (Mc 7, 31-36)
      8. L’aveugle de Bethsaïda (Mc 8, 22-26)
      9. L’aveugle Barthimée (Mc 10, 46-52 || Mt 20, 29-34 || Lc 18, 35-43)
      10. Le jeune homme de Naïn (Lc 7, 11-17)
      11. La femme courbée (Lc 13, 10-17)
      12. Les dix lépreux (Lc 17, 11-19)
      13. L’hydropique (Lc 14, 1-6)
      14. Le paralytique de la piscine (Jn 5, 1-9)
      15. La ressuscitation de Lazare (Jn 11)
      16. L’aveugle-né (Jn 9)
      17. Le serviteur du centurion (Mt 8, 5-13 || Lc 7, 1-10 || Jn 4, 46-54)

    3. Huit miracles appelés « miracles de la nature »
      1. La tempête apaisée (Mc 4, 35-41 || Mt 8, 23-27 || Lc 8, 22-25)
      2. Jésus nourrit cinq milles personnes (Mc 6, 32-44 || Mt 14, 13-21 || Lc 9, 10-17)
      3. Jésus nourrit quatre milles personnes (Mc 8, 1-10 || Mt 15, 32-39)
      4. Jésus marche sur l’eau (Mc 6, 45-52 || Mt 14, 22-33 || Jn 6, 16-21)
      5. Le figuier desséché (Mc 11, 12-14.20-26 || Mt 21, 18-22)
      6. La pièce d’argent dans la gueule du poisson (Mt 17, 24-27)
      7. La pêche miraculeuse (Lc 5, 1-11 || Jn 21, 1-14)
      8. Le changement de l’eau en vin (Jn 2, 1-11)

  2. Les critères et la question globale de l’historicité

    Rappelons la question : le Jésus historique a-t-il accompli des actions hors de l’ordinaire que ses contemporains et Jésus lui-même ont interprétées comme étant des miracles? Pour répondre à cette question, deux critères joueront un rôle majeur, celui d’attestations multiples et de cohérence, tandis que les autres joueront un rôle mineur.

    1. Le critère des attestations multiples

      1. Multiplicité des sources

        L’ampleur des sources est écrasante. Commençons par Marc. Plus de 31% de son évangile est constitué de récits de miracles, et ce pourcentage monte à 47% si on exclut le récit de la passion. Il semble qu’il ait hérité des récits de miracle de plusieurs courants de la première génération de Chrétiens. Car le style et le ton ne sont pas uniformes : tantôt le récit est long et circonstanciel, tantôt il est laconique; parfois il donne le nom des personnages et du lieu, parfois le tout est anonyme, ou encore il ne fait que mentionner les miracles à travers un discours. Mais le fait même que Marc ait écrit son évangile à la fin de la première génération chrétienne est une réfutation claire de l’idée que ces récits seraient une création complète de l’Église primitive après la mort de Jésus.

        Une autre source est celle de la source Q, très différente de Marc en ce sens qu’elle est surtout composée de discours. Même si elle ne contient qu’un seul récit de miracle (guérison du serviteur du centurion, Mt 8, 5-13 et ||), elle fait référence à plusieurs reprises dans ses discours aux miracles accomplis par Jésus : la dispute autour de l’exorcisme attribué à Belzébul, la liste de miracles dans la réponse aux envoyés de Jean Baptiste, le reproche aux villes de Galilée qui n’ont pas cru à ses miracles. Les sources spéciales de Matthieu et Luc connaissent également les miracles : la monnaie dans la gueule du poisson (Mt 17, 27) et la marche de Pierre sur les eaux (Mt 14, 28-31) qui sont propres à Matthieu, la pêche miraculeuse (Lc 5, 1-11), la ressuscitation du fils de la veuve de Naïn (Lc 7, 11-17), la guérison de la femme courbée (Lc 13, 10-17), la guérison de l’homme à la main paralysée (Lc 14, 1-6), la guérison des dix lépreux (Lc 17, 11-19) qui sont propres à Luc.

        Quant à l’évangile selon Jean, une chose est remarquable : les exorcismes sont totalement absents. Cependant on y retrouve les mêmes types de récits de miracle, même si leur contenu est différent, et derrières ces récits on retrouve les formes primitives des récits de miracle.

        Finalement, l’historien juif Flavius Josèphe, dans le Testimonium Flavianum de son livre Les Antiquité juives (XVIII,3,3) écrit :

        « Vers le même temps (sous le règne de Ponce Pilate, préfet de Judée) vint Jésus, homme sage. Car il était un faiseur de miracles et le maître des hommes qui reçoivent avec joie la vérité. Et il attira à lui beaucoup de Juifs et beaucoup de Grecs. »

        Bref, il présente Jésus comme un leader charismatique qui avait le pouvoir spécial d’accomplir des miracles, et confirme donc les affirmations des évangiles.

      2. Multiplicité des formes littéraires

        Les récits utilisent trois formes majeures : les exorcismes, les guérisons et les miracles de la nature. Mais en plus, on trouve des références aux miracles dans d’autres genres littéraires, comme la parabole (Mc 3, 27) ou encore les controverses (Mc 6, 7.13), ou encore les sommaires biographiques (Lc 13, 32), ou encore ses enseignements aux disciples. Il n’existe aucun autre matériel évangélique jouissant d’autant d’attestations multiples.

    2. Le critère de cohérence

      L’ensemble des discours de Jésus et ses actions forment un tout cohérent qui répète le même message. Par exemple, les exorcismes démontrent le triomphe eschatologique de Dieu sur Satan et le pouvoir du mal à travers Jésus, signe de l’arrivée du règne de Dieu. De même, les guérisons appuient l’affirmation de Jésus que la libération d’Israël a commencé, également signe de l’arrivée du règne de Dieu. Ces guérisons, au même titre que son enseignement, ont contribué à attirer de grandes foules autour de Jésus, et si l’Église primitive a pu prolonger ce succès après sa mort, c’est que les premiers chrétiens ont poursuivi ce ministère de guérison.

    3. Le critère de discontinuité

      Comme nous l’avons dit, ce critère est moins important. Néanmoins, il est utile de souligner la différence entre les évangiles et les récits païens. Les récits provenant de Marc et de la source Q peuvent être datés autour de l’an 70, soit la fin de la première génération chrétienne. Par contre, ceux de Philostrate racontant les miracles d’Apolinius de Tyane datent du 3e siècle, plus d’un siècle après les événements qu’il prétend raconter. On peut dire la même chose de Honi, le traceur de cercles, et de Hanina ben Dossa mentionnés dans la Mishna 200 ans après qu’ils aient vécu; de plus, ces deux hommes ne sont pas vraiment des faiseurs de miracle, mais des gens de prière qui pouvaient prédire si leur prière se réaliseraient. Enfin, autant un Flavius Josèphe se plait à raconter les miracles de certains prophètes de l’Ancien Testament, autant il est muet sur les faiseurs de miracle au premier siècle, à part Jésus.

    4. Le critère d’embarras

      Des disputes ont éclaté à la suite des exorcismes de Jésus (voir Marc et source Q), les autorités juives l’accusant d’agir au nom de Belzébul. Il est peu probable que l’Église primitive ait créé de tels récits qui présentent Jésus sous un éclairage ambigu.

    5. Le critère du rejet de Jésus

      Les miracles de Jésus ont-ils contribué à son rejet et son exécution? Nous ne le pensons pas. Car le fait même de guérir quelqu’un n’était pas illégal. De plus, on chercherait en vain dans les différentes charges contre Jésus des allusions aux miracles. Ce qui a entraîné sa condamnation est un ensemble de facteurs, comme l’annonce de la fin du monde actuel et son remplacement par le règne définitif de Dieu, son enseignement qui prétendait indiquer la volonté de Dieu, sa capacité d’attirer les foules, la formation d’un cercle de douze disciples, à l’image des douze tribus originelles, prétendant représenter le nouvel Israël, sa liberté par rapport aux traditions religieuses et sociales qui l’amène à fréquenter les pécheurs, la croyance de certains qu’il serait descendant du roi David et donc le messie promis, l’affirmation voilée de son rôle futur dans le drame eschatologique, et si on accepte ces faits comme historiques, son entrée triomphale à Jérusalem et la purification du temple. Dans ce contexte, les miracles de Jésus ont pu créer des circonstances aggravantes, sans être vraiment le déclencheur de son arrestation.

      À ces cinq critères, on peut ajouter quelques points qu’il vaut la peine de noter. Tout d’abord, certains récits ont conservé le langage araméen et la couleur originels de la Palestine, comme les expressions talitha koum (Jeune fille, lève-toi : Mc 5, 41), ou ephphatha (Ouvre-toi : Mc 7, 34), prononcées par Jésus pour guérir. De plus, alors que dans la majorité des cas le nom des personnages et le lieu des miracles demeurent anonymes, on rencontre des cas où les personnages et le lieu sont nommés, comme Jaïre, un chef de synagogue, qui implore Jésus pour sa fille, ou encore Bartimée, un aveugle, qui retrouve la vue à Jéricho, ou encore Lazare qui retrouve la vie à Béthanie, à la suite de la demande de ses deux soeurs, Marthe et Marie.

  3. Conclusion sur la question globale

    L’application des critères d’attestations multiples et de cohérence nous offre des arguments si imposants qu’ils rendent pratiquement impossible l’idée que tous ces récits de miracles seraient une fabrication de l’Église primitive. Quant aux autres critères, ils n’ont pas la même force, mais du moins ils ne contredisent pas les premières conclusions. La tradition de Jésus comme faiseurs de miracles est si profondément enracinée que, s’il fallait la rejeter, c’est toute la tradition évangélique qu’il faudrait également rejeter.

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