John P. Meier, Un certain juif, Jésus. Les données de l'histoire,
v.2, ch. 13 : Jésus avec ou sans Jean-Baptiste?,
pp 100-233, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Jésus a-t-il été un disciple de Jean-Baptiste?


Sommaire

Oui, Jésus a été disciple du Baptiste. La prédication de ce dernier a été un moment-clé de sa vie qui l’a amené à quitter son travail autour de l’an 28, alors qu’il avait environ 34 ans, et à se faire baptiser dans le Jourdain par celui qu’il considère comme un super-prophète eschatologique envoyé par Dieu, confessant qu’Israël est devenu un peuple pécheur et montrant sa solidarité avec ce peuple, puis à rejoindre un groupe de disciples du Baptiste. C’est au sein de ce groupe qu’il s’est mis à son tour à baptiser et à se signaler, au point que les disciples du Baptiste commenceront à s’attacher à lui. Tout en gardant la base de l’enseignement de Jean-Baptiste, il donnera à sa prédication un accent particulier, axé sur la bonne nouvelle de l’arrivée du Royaume de Dieu, et surtout opérera des guérisons confirmant la présence de ce Royaume. Tout cela surprendra Jean, son mentor, qui s’interrogera sur ce disciple pas tout à fait comme les autres et se demandera si Jésus ne serait pas cette personne plus forte que lui dont il a parlé. Mais il ne semble pas avoir pu répondre à cette question, car le mouvement baptiste qu’il a créé se poursuivra tout au long du premier siècle, au point d’être parfois en conflit avec les Chrétiens. Jésus a baptisé tout au long de son ministère, si bien que le baptême de l’Église n’a été que la continuation de sa pratique.


  • Jésus a-t-il été un disciple de Jean-Baptiste? Pour répondre à cette question, il faut d’abord répondre à une question préalable : Jésus a-t-il vraiment été baptisé par Jean-Baptiste? Bien sûr, dans l’imaginaire des gens Jésus a été baptisé par Jean-Baptiste et il existe plusieurs peintures se représentant cet événement. Regardons plutôt les résultats d’une recherche historique rigoureuse.

  • Mentionnons d’entrée de jeu que l’historien juif Flavius Josèphe, qui parle à la fois de Jésus et de Jean-Baptiste, ne mentionne jamais ce baptême. Si on se tourne maintenant vers les quatre évangiles, on sera sans doute surpris d’apprendre que Marc (1, 9-11) est le seul à le décrire, puisque Matthieu et Luc dépendent de Marc, et Jean, qui est indépendant de Marc, ne raconte pas le baptême de Jésus. Voici ce que chaque évangéliste en dit.

    Marc 1, 9-11 Matthieu 3, 13-17 Luc 3, 21-22 Jean 1, 29-30.33-34

    Et il arriva, en ces jours-là, que Jésus vint de Nazareth de Galilée

     

     

     

     

     

     

     
    et il fut baptisé dans le Jourdain, par Jean. Et aussitôt remontant de l’eau,
    il vit les cieux se déchirant et l’Esprit comme une colombe descendre en lui.

    Et une voix, des cieux : « Tu es mon Fils bien-aimé, en toi je me suis complu. »

    Alors arrive Jésus venant de Galilée au Jourdain vers Jean pour être baptisé par lui.

    Celui-ci l’en détournait, disant : « Moi, j’ai besoin d’être baptisé par toi, et toi tu viens à moi! » Mais répondant, Jésus lui dit : « Laisse faire pour l’instant; ainsi, en effet, il nous convient d’accomplir toute justice. »

    Alors il le laisse faire. Ayant été baptisé, Jésus aussitôt remonta de l’eau

    et voici les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui.

    Et voici une voix, des cieux, disant : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui je me suis complu. »

    Or il arriva,

     

     

     

     

     

     

     

    quand tout le people eut été baptisé, et Jésus ayant été baptisé et priant,

    que le ciel s’ouvrit et l’Esprit Saint descendit sous forme corporelle comme une colombe sur lui,
    et il eut une voix, du ciel: « Tu es mon Fils; moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. »

    Le lendemain, Jean voit Jésus venant vers lui et il dit: « Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. C’est de lui que j’ai dit : Derrière moi vient un homme qui est passé devant moi parce qu’avant moi il était. Et moi, je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, celui-là m’a dit :

     

     

     

    ’Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer sur lui, c’est lui qui baptise dans l’Esprit Saint.’

    Et moi j’ai vu et je témoigne que celui-ci est l’Élu de Dieu. »

  • On pourrait douter que ce baptême ait eu lieu et penser qu’il s’agit d’une création chrétienne. Il suffit de regarder la théophanie qui suit avec l’Esprit qui entre en Jésus et Dieu qui déclare que Jésus est son Fils bien-aimé pour constater que nous sommes devant une interprétation théologique, et non des faits historiques. On peut donc penser que les premiers chrétiens ont pu relire la vie de Jésus en fonction de l’expérience de leur propre baptême. Et quel serait le candidat idéal pour conférer le baptême à Jésus? Jean-Baptiste. Pourtant, une étude rigoureuse force à conclure que le baptême de Jésus par Jean-Baptiste a bel et bien eu lieu pour les raisons suivantes :

    • Le premier critère est celui de l’embarras ou de la gêne : ce baptême est gênant pour les disciples de Jésus, car il place celui-ci dans une position inférieure à Jean-Baptiste, et surtout force Jésus à vivre un baptême de repentir pour le pardon des péchés, lui qu’on considère sans péché. Il est si gênant que les autres évangélistes vont essayer d’en réduire les dommages.

      • Marc lui-même résume le baptême à quelques mots (il fut baptisé dans le Jourdain par Jean) et met plutôt l’accent sur la théophanie qui affirme la supériorité de Jésus (pour faire taire les prétentions de la communauté rivale des baptistes).

      • Chez Matthieu, on mentionne le baptême comme un fait du passé (ayant été baptisé), mais surtout on présente un Jean Baptiste, conscient de la supériorité de Jésus, qui demande à Jésus la permission de le baptiser (C’est moi qui ait besoin d’être baptisé par toi, et tu viens à moi!).

      • Luc est encore plus radical : Jean-Baptiste est déjà en prison au moment il fait allusion au baptême de Jésus sans mentionner qui le baptise (Hérode enferma Jean en prison. Or il arriva, quand tout le peuple eut été baptisé, et Jésus ayant été baptisé...).

      • Jean est le plus radical de tous : le baptême de Jésus est totalement supprimé et Jean ne porte jamais le titre de baptiste; il est impensable que le Verbe fait chair puisse recevoir le baptême de Jean! Il n’en garde que la théophanie, mais qu’il réécrit pour en faire une parole de Dieu non pas adressée à Jésus sous forme d’expérience personnelle, mais adressée à Jean-Baptiste pour l’informer de l’identité de Jésus.

      Donc, il est totalement impensable que les premiers chrétiens aient inventé un événement qui les aurait embarrassés.

    • Le deuxième critère est celui d’attestations multiples, même si l’approche ne peut être qu’indirecte : en plus de Marc, la source Q et la tradition johannique confirmeraient le baptême de Jésus.

      A) Commençons avec la source Q. Il est clair que Matthieu et Luc dépendent de Marc pour leur récit. Mais il faut tout de même noter des accords mineurs entre Matthieu et Luc, au détriment de Marc, qui pourraient venir de cette source Q.

      • Mt et Lc disent « ayant été baptisé » (participe passé passif) et non « fut baptisé » (passé simple passif), « les cieux (le ciel) s’ouvrirent » et non pas « se déchirèrent », « l’Esprit de Dieu (Saint) », et non pas simplement l’Esprit.

      • De plus, nous savons que la source Q commençait avec la prédication de Jean-Baptiste et l’annonce de la venue d’un plus fort que lui. Nous savons aussi que la source Q comporte les tentations de Jésus que rapportent Mt et Lc. Entre ces deux péricopes n’y avait-il vraiment rien d’autre dans la source Q? Justement le récit des tentations mentionne le rôle de l’Esprit qui conduit Jésus au désert et le diable utilise le titre de Fils de Dieu lorsqu’il s’adresse à Jésus (si tu es Fils de Dieu). Il est donc probable que la source Q avait un récit de baptême avec sa théophanie pour introduire l’Esprit et le titre de Fils de Dieu.

      B) En plus de la source Q, la tradition johannique pourrait fournir un autre argument indirect.

      • Comme on l’a vu, il est probable que l’évangéliste Jean connaissait ce récit mais l’a supprimé pour des motifs théologiques, afin d’éviter de subordonner le Fils de Dieu à Jean-Baptiste. La trace du récit est restée sous la forme de la théophanie adressée à Jean où il voit l’Esprit descendre du ciel et reposer sur Jésus.

      • Un autre indice que la tradition johannique connaissait le baptême de Jésus se trouve dans la première lettre de Jean (1 Jn, 5,6), probablement écrit par un chrétien de la communauté johannique autre que l’évangéliste lui-même : « C’est lui qui est venu par eau et par sang : Jésus Christ, non avec l’eau seulement mais avec l’eau et avec le sang. » Rappelons le contexte de cette épitre : l’auteur est en discussion polémique contre un groupe gnostique (sur la gnose) qui nie l’humanité véritable de Jésus. Pour lui, l’eau, i.e. le baptême de Jésus par Jean-Baptiste, et le sang, i.e. sa mort en croix, sont deux exemples extrêmes de son humanité et de sa solidarité avec l’être humain pécheur.

      Ainsi, en plus de Marc, la source Q et la tradition johannique attesteraient du fait que Jésus a vraiment été baptisé par Jean Baptiste.

    • Un troisième critère en faveur de l’historicité du baptême de Jésus est celui de discontinuité (sur ce critère, voir livre 1). En effet, chez les premiers chrétiens on n’établit jamais de manière directe et explicite de lien entre le baptême chrétien et celui de Jésus. Cette idée de voir dans le baptême de Jésus le modèle du baptême chrétien n’apparaîtra que chez les Pères de l’Église, et tout d’abord chez Ignace d’Antioche (35-107).

    • Pour répondre à la question si Jésus a été disciple de Jean, il faut également aborder au préalable la question : pourquoi Jésus est-il allé se faire baptiser par Jean alors qu’il exerçait se métier de menuisier à Nazareth? Est-ce que la prédication de Jean-Baptiste a été la cause d’une conversion? Ou encore, le baptême a-t-il été pour Jésus une façon de marquer symboliquement une décision prise? Ou encore, ce baptême est-il un pas de plus dans la direction d’une décision à venir? Nous n’avons aucun moyen de répondre à ces questions. Pour comprendre ce baptême, nous avons deux options : le récit de la théophanie qui suit et qui propose une interprétation du baptême, ou encore le fait lui-même que Jésus ait accepté le baptême de Jean. Regardons ces deux options.

    • Quand on relit la théophanie qui suit le baptême on comprend vite que nous sommes devant une catéchèse chrétienne sur l’identité de Jésus, non la description d’un fait historique.

    • En recevant l’Esprit, Jésus est celui promis par Jean qui baptisera par l’Esprit;

    • La voix du ciel reprend le Psaume 2, 7 où Dieu parle de David comme d’un fils, mais pour dire cette fois que c’est Jésus qui est le Fils, non pas Jean, et donc qu’il est le messie davidique promis;

    • En parlant du Fils de bien-aimé, la théophanie fait peut-être allusion à Isaac, fils bien-aimé d’Abraham. Ainsi c’est Jésus, non Jean, qui est le Fils bien-aimé de Dieu;

    • L’expression « en toi je me suis complu » est un extrait de Is 42, 1, un des mystérieux poèmes du serviteur, et donc désigne Jésus, non pas Jean, comme ce serviteur de Dieu chargé de rétablir la communauté de l’alliance;

    • Le fait que la scène se passe sur le bord d’un cours d’eau et que les cieux s’entrouvrent rappelle la vision inaugurale d’Ézéchiel (Ez 1, 1) où un individu est appelé à une mission prophétique. On n’a pas une telle scène pour décrire la mission de Jean;

    • Le fait que le ciel se déchire et que Dieu vient sous la forme de l’Esprit peut rappeler également Is 63, 19 où Dieu est présent au peuple en le conduisant hors d’Égypte à travers les eaux de la mer par la main de Moïse, et donc indique que nous sommes devant le nouveau Moïse, Jésus.

    • Bref, cette théophanie se comprend dans un contexte d’une certaine rivalité entre les disciples de Jésus et ceux qui continuent de se réclamer de Jean-Baptiste, et donc montre l’intention des premiers chrétiens de nous éclairer sur l’identité de Jésus et sa supériorité par rapport à Jean. Mais tout cela ne nous aide pas sur le plan historique à comprendre le sens du baptême de Jésus.

    • Il nous reste donc à analyser le fait même que Jésus ait accepté le baptême de Jean. Et la première chose que nous puissions affirmer est que ce baptême a opéré une immense césure dans sa vie et fut le déclencheur de sa mission. Cette césure où il quitte son travail pour entreprendre sa mission fut si brutale que sa famille et ses voisins furent choqués. On peut parler de point-tournant ou de conversion. Que peut-on déduire de ce fait?

    • En acceptant le baptême de Jean, Jésus accepte et fait sien en même temps son message : 1) la fin d’Israël tel qu’il est actuellement est proche; 2) ce peuple s’est égaré dans l’apostasie et est en danger d’être consumé par le jugement de Dieu; 3) la seule façon de faire face à cette situation est d’opérer un changement majeur de sa façon de vivre qui sera scellé par le baptême reçu de Jean-Baptiste; 4) Jean est ce prophète eschatologique envoyé par Dieu avant l’arrivée du jugement.

    • Le fait même pour Jésus d’accepter ce baptême de Jean nous conduit à deux corollaires :

      1. Jésus a accepté qu’un rituel « charismatique » non officiel, un baptême une fois pour toutes, administré seulement par Jean, soit nécessaire au salut. N’oublions pas que Jésus est un Juif du premier siècle et non pas un homme occidental du 20e siècle très critique face à tous les rituels, et il faut accepter ce fossé culturel pour le comprendre.

      2. Jésus s’est joint à tous ceux qui se reconnaissaient pécheurs pour recevoir un baptême de repentir pour le pardon des péchés. Est-ce dire que Jésus avait conscience d’être un pécheur, et donc demandait le pardon de Dieu pour ses péchés personnels? Notons tout de suite que le péché est une notion théologique qui parle d’une relation endommagée avec Dieu, ce qui est inaccessible à l’historien. Mais surtout la question sur la conscience de Jésus d’être pécheur est biaisée par la perception occidentale moderne du péché vue en terme individuel, où la conscience examine à outrance la moindre peccadille pour arriver à produire un panier de linge sale pour le confessionnal. Dans la Palestine de l’époque de Jésus, la confession des péchés était avant tout le geste où on reconnaissait toutes les actions merveilleuses accomplies par Dieu tout au long de l’histoire d’Israël, mais on admettait qu’en retour le peuple ne s’était pas montré à la hauteur pour tant de gratitude et avait été infidèle à l’alliance. Ainsi, tout Juif, de par son appartenance au peuple pécheur qu’est Israël, est pécheur. C’est ce qu’on retrouve dans l’Ancien Testament (Esd 9, 7 : « Depuis les jours de nos pères jusqu’à ce jour, nous sommes grandement coupables : pour nos iniquités nous fûmes livrés, nous, nos rois, nos prêtres... ») et à Qumran où dans le rituel d’entrée dans la communauté les candidats devaient reconnaître leurs péchés en raison des transgressions des fils d’Israël. Ainsi, en acceptant le baptême de Jean, Jésus ne se trouve pas à confesser des péchés personnels ou à demander leur pardon, mais il exprime une solidarité intergénérationnelle avec le peuple d’Israël.

    • Résumons. Vers le début de l’an 28, Jésus de Nazareth fait le voyage de Nazareth vers le sud du fleuve Jourdain avec d’autres Juifs afin de recevoir le baptême de Jean-Baptiste. Ce faisant, il reconnaît l’autorité charismatique de ce prophète eschatologique, et accepte son message d’un jugement imminent du peuple pécheur qu’est Israël et son baptême comme signe d’une vie réformée et promesse de l’envoi par Dieu de son Esprit de salut sur le peuple à travers un agent mystérieux. À ce point-ci, nous n’avons aucune donnée montrant que Jean-Baptiste avait une connaissance quelconque de Jésus, autre qu’un homme dans la trentaine semblable à tous les autres Juifs qui désiraient recevoir le baptême.

    • Nous voilà maintenant en mesure d’aborder la question : Jésus a-t-il été un disciple de Jean-Baptiste? Entendons-nous bien. Il est évident que Jésus a été disciple au sens général, i.e. Jean-Baptiste a été pour lui un maître spirituel et un guide. Mais la question est plutôt : après son baptême, Jésus est-il demeuré un certain temps avec Jean, se joignant au cercle étroit des baptisés qui l’accompagnaient dans ses croisades baptismales dans la vallée du Jourdain, l’assistant dans sa prédication et ses baptêmes, recevant une formation plus avancée et partageant sa vie ascétique.

    • Pour répondre à cette question, il y a une première difficulté : on ne trouve pas de trace de communauté structurée pendant la vie de Jean-Baptiste. Tout ce qu’on sait, c’est que les disciples de Jean-Baptiste ont continué a existé au premier siècle après le décès de leur maître, comme en témoigne Ac 19, 1-7, mais ne semblent plus présents au 2e siècle, si du moins on refuse de les associer au groupe des Mandéens. Des disciples comme André et Philippe semblent pouvoir entrer dans le groupe et en sortir à leur guise. Donc, on ne peut parler de groupe stable comme celui de Qumran.

    • Nous n’avons qu’un seul évangile où on peut trouver des indices étayant la thèse que Jésus a été disciple de Jean-Baptiste, c’est l’évangile selon Jean. Il est important de noter tout de suite un des éléments du contexte de cet évangile : parmi les opposants à l’évangéliste Jean, on trouve des baptistes sectaires qui ont continué à révérer le Baptiste comme figure religieuse importante (le Messie?), et non pas Jésus, tout au long du premier siècle. L’évangéliste est donc engagé dans une relation polémique avec ceux qui exaltent indûment la valeur de Jean-Baptiste et refusent de devenir Chrétiens. Mais en même temps, on découvre dans ce 4e évangile des éléments d’information unique qui laissent croire que certains membres de cette communauté chrétienne provenaient justement du cercle de Jean-Baptiste.

    • Trois groupes de textes de 4e évangile nous intéressent ici.

      1. Jn 1, 35-45

        Le lendemain, Jean se tenait là, de nouveau, avec deux de ses disciples. Regardant Jésus qui passait, il dit: "Voici l’agneau de Dieu." Les deux disciples entendirent ses paroles et suivirent Jésus. Jésus se retourna et, voyant qu’ils le suivaient, leur dit: "Que cherchez-vous?" Ils lui dirent: "Rabbi - ce qui veut dire Maître, où demeures-tu?" Il leur dit: "Venez et voyez." Ils vinrent donc et virent où il demeurait, et ils demeurèrent auprès de lui ce jour-là. C’était environ la dixième heure.

        André, le frère de Simon-Pierre, était l’un des deux qui avaient entendu les paroles de Jean et suivi Jésus. Il trouve d’abord son propre frère, Simon, et lui dit: "Nous l’avons trouvé, le Messie" - ce qui veut dire Christ. Il l’amena à Jésus. Jésus le regarda et dit: "Tu es Simon, le fils de Jean; tu t’appelleras Céphas" - ce qui veut dire Pierre.

        Le lendemain, il résolut de partir pour la Galilée, et il trouve Philippe et lui dit: "Suis-moi!" Philippe était de Bethsaïde, la ville d’André et de Pierre. Philippe trouve Nathanaël et lui dit: "Celui dont Moïse a écrit dans la Loi, ainsi que les prophètes, nous l’avons trouvé! C’est Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth."

        La scène se passe à Béthanie, sur la rive ouest du Jourdain. C’est l’entrée en scène de Jésus. Que fait-il ici, puisque l’évangéliste ne le présente pas comme venant se faire baptiser? On est enclin tout naturellement à penser qu’il fait partie du cercle du Baptiste. On note également que les disciples les plus importants de Jésus comme André, Philippe, Nathanaël et Pierre ont d’abord donné leur allégeance au Baptiste avant de devenir disciple de Jésus. Ainsi ces disciples ont connu Jésus en se faisant baptiser comme lui par leur maître commun, Jean-Baptiste, et en partageant un certain temps une vie commune avant de mieux le connaître et d’être impressionné par sa personne.

      2. Jn 3, 22-30

        Après cela, Jésus vint avec ses disciples au pays de Judée et il y séjourna avec eux, et il baptisait.

        Jean aussi baptisait, à Aïnôn, près de Salim, car les eaux y abondaient, et les gens se présentaient et se faisaient baptiser. Jean, en effet, n’avait pas encore été jeté en prison.

        Il s’éleva alors une discussion entre les disciples de Jean et un Juif à propos de purification: ils vinrent trouver Jean et lui dirent: "Rabbi, celui qui était avec toi de l’autre côté du Jourdain, celui à qui tu as rendu témoignage, le voilà qui baptise et tous viennent à lui!" Jean répondit: "Un homme ne peut rien recevoir, si cela ne lui a été donné du ciel. Vous-mêmes, vous m’êtes témoins que j’ai dit: "Je ne suis pas le Christ, mais je suis envoyé devant lui." Qui a l’épouse est l’époux; mais l’ami de l’époux qui se tient là et qui l’entend, est ravi de joie à la voix de l’époux. Telle est ma joie, et elle est complète. Il faut que lui grandisse et que moi je décroisse.

        Ce qu’on retiendra de cette scène c’est que Jésus et Jean-Baptiste baptisent en même temps, et une certaine rivalité semble s’établir. La réflexion du Baptiste où il doit s’effacer est clairement une addition du 4e évangile.

      3. Jn 4, 1-3

        Quand Jésus apprit que les Pharisiens avaient entendu dire qu’il faisait plus de disciples et en baptisait plus que Jean - bien qu’à vrai dire Jésus lui-même ne baptisât pas, mais ses disciples, il quitta la Judée et s’en retourna en Galilée.

        On notera que c’est Jésus seul qui fait des disciples. Mais on semble avoir ici une contradiction où, d’une part, on affirme que Jésus baptisait, puis d’autre part on affirme que ce n’est pas Jésus qui baptisait, mais ses disciples. De fait, nous avons ici la marque d’un rédacteur final qui corrige le texte originel, sans doute choqué par le fait que Jésus baptise. C’est l’exemple de notre critère d’embarras ou de gêne où on essaie de réduire l’impact de certains faits historiques.

        En résumé, il est probable que Jésus a fait partie des membres du cercle intime des disciples de Jean-Baptiste, ce qui lui a permis de se faire connaître et d’attirer à lui certains de ses disciples, et d’utiliser le rite baptismal comme élément de son ministère. Pour les premiers chrétiens, ce souvenir est quelque peu embarrassant puisque Jésus est supérieur à Jean-Baptiste. Mais en même temps nous pouvons utiliser le critère de cohérence pour trouver normal que Jésus passe du temps avec Jean-Baptiste et pratique le rituel du baptême, étant donné que cette rencontre fut un moment-clé de sa vie.

        Il faut toutefois reconnaître que, sur le plan historique, le fait que Jésus a été disciple de Jean-Baptiste reçoit un degré moins élevé de probabilité que son baptême lui-même. Malgré tout, si on accepte cette hypothèse, on peut tirer un certain nombre de conséquences.

      • Jean-Baptiste, son message, sa vie, son baptême constituent la matrice indispensable du message et de la pratique de Jésus. C’est ainsi que Jésus à son tour centre son ministère uniquement sur Israël à qui il proclame la fin imminente de son histoire, demande un changement de comportement devant la fin qui approche, exige une décision par rapport à son message, confère le baptême à qui accepte son message et mène une vite itinérante qui inclut le célibat.

      • Par contre, on remarquera chez Jésus des différences notables par rapport à son mentor.
        1. Plutôt que d’inviter les gens à le rencontrer au désert, Jésus se déplace en Galilée et en Judée pour rencontrer les gens dans les villes;
        2. plutôt que de mettre l’accent sur la catastrophe du jugement, Jésus met l’accent sur l’expérience actuelle du salut;
        3. alors que le Baptiste n’a opéré aucune guérison, Jésus multiplie les guérisons et les exorcismes;
        4. Jésus a cherché explicitement à rejoindre les pécheurs, ce qui en a scandalisé plus d’un;
        5. Jésus est entré en conflit avec le Judaïsme dominant en réinterprétant certains aspects de la loi mosaïque et en prenant ses distances par rapport au temple.

        Ainsi, Jésus n’est pas la copie conforme du Baptiste. Mais la base de son message est semblable et il est inexact de voir en Jésus quelqu’un qui a fait défection ou qui a rejeté par la suite le Baptiste.

      • Nous n’avons aucune raison de penser que Jésus a cessé de baptiser à un certain moment de son ministère. Si c’est bien le cas, la question concernant quand et pourquoi l’Église a introduit le baptême comme rite d’entrée disparaît : les premiers chrétiens ont simplement continué la pratique de Jésus.

    • Jésus a donc été disciple de Jean-Baptiste et ne lui a pas fait défection. Mais avant de quitter l’étude de ce personnage, il faut tout de même se demander : qui était le Baptiste pour Jésus? Quel jugement porte-t-il sur sa personne? Comment voyait-il son rôle? Pour répondre à ces questions, nous avons quatre groupes de textes qu’il faut analyser.

      1. Mt 11, 2-19 || Lc 7, 18-35; 16, 16
      2. Il s’agit d’un bloc de textes qui provient de la source Q. N’allons pas croire que Jésus a dit toutes ces paroles en une fois et en une seule circonstance. C’est probablement un ramassis de plusieurs interventions de Jésus en différentes circonstances. D’ailleurs Luc les places dans des contextes différents. Mais on donne à ce contenu une certaine valeur historique, car il est dépourvu de catéchèse christologique qui n’apparaîtra qu’après Pâques. On discerne dans ce bloc quatre unités qui ont probablement circulé de manière indépendante avant d’être regroupées dans la source Q.

        i. Mt 11, 2-6 || Lc 7, 18-23

        Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des oeuvres du Christ. Il lui envoya de ses disciples pour lui dire: "Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre?" Jésus leur répondit: "Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez: les aveugles voient et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres; et heureux celui qui ne trébuchera pas à cause de moi!"

        Les disciples de Jean posent à Jésus la question : es-tu celui qui doit venir? Notons tout de suite que nous n’avons aucune indication dans le Judaïsme du premier siècle que le titre « celui qui doit venir » se référait à une figure messianique ou eschatologique. Le Baptiste a fait simplement allusion de manière assez vague à quelqu’un de plus fort que lui et qui contribuerait au don de l’Esprit. Mais en même temps, il semble s’attendre de manière imminente au jugement de Dieu, alors qu’il sera encore vivant, un peu comme ce sera le cas pour saint Paul (1 Cor 15, 51-52). Mais le voilà en prison devant faire face à la mort, les événements attendus tardent, et surtout un candidat possible, Jésus, qui connaît un certain succès et met l’accent sur une bonne nouvelle, est tout à fait différent de ce qu’il s’était imaginé. On comprend très bien que le Baptiste se voit forcé de repenser sa perception des choses et sa prédication, en particulier les menaces d’une catastrophe.

        La réponse de Jésus est intéressante. On ne trouve ici aucune proclamation d’un titre quelconque, comme Messie. En fait, Jésus renvoie les disciples de Jean à ce que tout le monde dit sur lui, ce qui le différencie de son mentor et que les gens peuvent eux-mêmes constater, les guérisons qu’il opère. Ces guérisons sont la bonne nouvelle que l’amour de Dieu agit déjà dans l’histoire. On notera que l’accent de la réponse n’est pas sur Jésus, mais sur l’action de Dieu. Pourtant ce qui est encore plus intéressant, c’est la finale : « Heureux celui qui ne trébuchera pas à cause de moi! » Qui risque de trébucher ou d’être scandalisé? Le mot « trébucher » ou « scandaliser » concerne toujours la foi dans le Nouveau Testament. En fait, cette parole s’adresse au Baptiste qui se voit ébranlé dans ses convictions : Jésus lance un appel délicat à son mentor pour qu’il reconnaisse à travers son ancien élève la réalisation du plan de Dieu sur Israël.

        Quelle est la réponse de Jean-Baptiste? A-t-il fini par croire que Jésus était ce plus fort que lui et que le plan de Dieu était différent ce qu’il avait envisagé? Les textes n’en parlent pas, c’est le silence. Et ce silence a quelque chose de gênant et rencontre le critère d’embarras confirmant que nous sommes devant des textes authentiquement historiques : on n’a pas masqué la réalité en inventant une fin heureuse.

        ii. Mt 11, 7-11 || Lc 7, 24-28

        (1) Tandis que ceux-là s’en allaient, Jésus se mit à dire aux foules au sujet de Jean: "Qu’êtes-vous allés contempler au désert? Un roseau agité par le vent?
        (2) Alors qu’êtes-vous allés voir? Un homme vêtu de façon délicate? Mais ceux qui portent des habits délicats se trouvent dans les demeures des rois.
        (3) Alors qu’êtes- vous allés faire? Voir un prophète? Oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète.
        (4) C’est celui dont il est écrit:
               Voici que moi j’envoie mon messager en avant de toi pour préparer ta route devant toi.
        (5) "En vérité je vous le dis, parmi les enfants des femmes, il n’en a pas surgi de plus grand que Jean le Baptiste; et cependant le plus petit dans le Royaume des Cieux est plus grand que lui.

        Nous avons ici une pièce de rhétorique avec un ton moqueur, et il y a plusieurs raisons de croire qu’elle représente un enseignement du Jésus historique :

        1. absence de catéchèse christologique;
        2. accent sur Jean-Baptiste et sur sa valeur;
        3. présentation de Jean-Baptiste comme prophète et super-prophète, sans parler d’un rôle de précurseur ou témoin vis-à-vis de Jésus;
        4. une rhétorique vivante de quelqu’un qui s’adresse à une foule.

        Le contexte de la question posée une première fois (1) est clair. On trouve sur les rives du Jourdain des roseaux. Parler d’un roseau agité par le vent, comme une girouette, pour décrire le Baptiste a quelque chose d’ironique, quand on connaît son franc-parler et son intransigeance dans l’annonce imminente du jugement de Dieu. S’il y a un roseau agité par le vent, c’est bien Hérode Antipas qui l’a jeté en prison, le spécialiste des accommodements et de la Realpolitik, lui qui avait fait imprimer le roseau sur l’une de ses pièces de monnaie. Cela nous conduit à la question posée une deuxième fois (2) et la réponse possible sur l’homme aux beaux habits, une réponse ironique. Nous aurions une allusion encore plus claire à Hérode Antipas, celui qui l’a emprisonné. Quand la question est posée une troisième fois (3), nous avons la réponse de Jésus : un prophète, à l’exemple des prophètes persécutés de l’Ancien Testament. Mais en disant : « plus qu’un prophète », Jésus affirme que le Baptiste, son mentor, est plus qu’un prophète, mais en même temps laisse son auditoire avec une question à laquelle il ne répond pas, mais laisse chacun libre d’y répondre. En effet, la citation qui suit (4) semble une réponse apportée non pas par Jésus lui-même, mais par l’Église à travers un scribe chrétien qui a ajouté à la source Q un mélange modifié de deux citations de l’Ancien Testament, Ex 23, 20 (Voici que je vais envoyer mon ange devant toi, pour qu’il veille sur toi en chemin) et Mal 3,1 (Voici que je vais envoyer mon messager, pour qu’il fraye un chemin devant moi.) Cette citation est une réflexion chrétienne après les faits.

        Dans la dernière partie du texte (5) le ton change encore avec une affirmation en deux parties bien équilibrées comparant la grandeur du Baptiste avec un membre du Royaume de Dieu. Cette phrase semble provenir de Jésus lui-même pour certaines raisons :

        1. affirmer que Jean est le plus grand des hommes était embarrassant pour l’Église et n’a pu être inventé par elle;
        2. le fait d’utiliser des situations extrêmes (le plus grand, le plus petit) est tout à fait sémitique pour établir une comparaison;
        3. la langage du Royaume de Dieu est typique de Jésus;
        4. on ne compare pas Jésus et Jean-Baptiste, mais le Baptiste par rapport au Royaume de Dieu, et donc il n’y a ici aucune catéchèse christologique.

        Ainsi, Jésus reconnaît le rôle incommensurable de Jean-Baptiste, mais en même temps reconnaît que les temps ont changé et la présence du Royaume de Dieu a introduit quelque chose de radicalement nouveau et supérieur.

        iii. Mt 11, 16-19 || Lc 7, 31-35

        "Mais à qui vais-je comparer cette génération? Elle ressemble à des gamins qui, assis sur les places, en interpellent d’autres, en disant: "Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé! Nous avons entonné un chant funèbre, et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine!" Jean vient en effet, ne mangeant ni ne buvant, et l’on dit: "Il est possédé!" Vient le Fils de l’homme, mangeant et buvant, et l’on dit: "Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs!" Et justice a été rendue à la Sagesse par ses enfants (« par ses oeuvres » seraient probablement un ajout tardif à la source Q)."

        Nous avons ici une parabole et son application immédiate à Jean-Baptiste et à Jésus. Notons tout de suite que le terme « génération » a une connotation négative et cela est typique de ce qu’on peut lire dans l’Ancien Testament. Le reproche vise un certain comportement face à deux situations, celui d’un mariage où on danse, et celui des funérailles où on se frappe la poitrine. Le récit comme tel est construit en forme de chiasme sémitique où les différentes parties se répondent l’un à l’autre : A (joie des enfants), B (peine des enfants), B1 (peine de Jean-Baptiste), A1 (joie de Jésus). Ainsi les enfants de la place publique représentent à la fois Jean-Baptiste et Jésus. L’ascétique Jean-Baptiste a annoncé le jugement de Dieu et invité les gens au repentir, mais les gens ont refusé de se joindre à son chant funèbre. Pour sa part Jésus a annoncé le joyeux message du Royaume de Dieu et le pardon à tous sans condition, a célébré cette fête de Dieu avec toutes les couches de la société, y compris ceux qui n’appliquaient pas les commandements de Dieu, mais a rencontré l’opposition des gens qui considéraient impossible qu’il parle au nom de Dieu. Heureusement, les véritables enfants de Dieu ont reconnu la sagesse du plan de Dieu en accueillant ces émissaires que sont Jean Baptiste et Jésus.

        Ce texte semble avoir pour source Jésus lui-même :

        1. Tout d’abord, il y a un consensus pour reconnaître que les paraboles remontent à Jésus dont il était passé maître;
        2. on ne trouve pas ici de catéchèse christologique, puisque Jésus et Jean sont mis sur le même pied, rencontrant tous les deux la même opposition;
        3. il y a quelque chose de gênant pour les premiers chrétiens à conserver les épithètes de glouton et d’ivrogne à propos de Jésus;
        4. l’épithète de « possédé du démon » pour décrire le Baptiste a probablement été utilisé de son vivant, puisqu’après sa mort aux mains d’Hérode Antipas il a été considéré comme un martyr;
        5. l’expression Fils de l’Homme remonte probablement à Jésus lui-même, une expression un peu vague et énigmatique que le conteur de paraboles a pu utiliser pour mettre au défi l’intelligence des gens tout en se désignant.

        iv. Mt 11, 12-15 || Lc 16, 16

        La Loi et les Prophètes vont jusqu’à Jean; depuis lors, le Royaume de Dieu souffre violence, et les violents s’en emparent.

        On aura peut-être noté que ce groupe de texte a été sauté dans l’analyse précédente, car il n’appartient pas vraiment un bloc-Baptiste, même si on y mentionne Jean-Baptiste; il ne nous donne pas d’information sur sa personne et ne faisait probablement pas originellement partie du bloc-Baptiste de la source Q. D’ailleurs, Luc en a placé une partie dans un autre contexte, lui qui a l’habitude de suivre assez fidèlement sa source. Et après une analyse rigoureuse, il semble avoir mieux préservé la texture originelle que nous affichons plus haut. Matthieu a apporté des ajouts éditoriaux, par exemple en invertissant l’ordre normal « Loi et les Prophètes » par « les prophètes ainsi que la Loi » pour désigner les livres de l’Ancien Testament, afin de transmettre l’idée que tout l’Ancien Testament était prophétique, ou encore identifier Jean-Baptiste à Élie, une oeuvre de réflexion chrétienne. Par contre, Luc semble avoir atténué l’aspect négatif et violent de la source en le réduisant en une simple proclamation du Royaume de Dieu.

        Le sens de ce texte est clair. On y fait référence aux phases de l’histoire d’Israël jusqu’ici résumées par la Loi et les Prophètes. La présence du Royaume de Dieu a introduit une phase radicalement nouvelle, mais une phase différence de ce qu’a prêché Jean-Baptiste : Dieu est déjà présent et palpable dans la vie de tous. Jean constitue en quelque sorte le pivot ou le pont entre ces deux phases. Mais cette nouveauté a un prix : elle rencontre une opposition violente et féroce. Le Royaume de Dieu ressemble à un domaine qu’on essaie de piller et de détruire. Ainsi ce texte confirme les résultats antérieurs de notre analyse, i.e. l’appréciation par Jésus de l’oeuvre du Baptiste, mais en même temps la nouveauté et la primauté du Royaume de Dieu qui introduit une réalité nouvelle, enfin l’opposition grandissante à cette nouveauté.

      3. Mc 11, 27-33

        Jésus et ses disciples viennent de nouveau à Jérusalem. Et tandis qu’il circule dans le Temple, les grands prêtres, les scribes et les anciens viennent à lui et ils lui disaient: "Par quelle autorité fais-tu cela? ou qui t’a donné cette autorité pour le faire?" Jésus leur dit: "Je vous poserai une seule question. Répondez-moi et je vous dirai par quelle autorité je fais cela. Le baptême de Jean était-il du Ciel ou des hommes? Répondez-moi." Or ils se faisaient par-devers eux ce raisonnement: "Si nous disons: "Du Ciel", il dira: "Pourquoi donc n’avez-vous pas cru en lui?" Mais allons-nous dire: "Des hommes"?" Ils craignaient la foule car tous tenaient que Jean avait été réellement un prophète. Et ils font à Jésus cette réponse: "Nous ne savons pas." Et Jésus leur dit: "Moi non plus, je ne vous dis pas par quelle autorité je fais cela."

        Ce texte fait partie d’un bloc contenant une série de controverses. Nous avons ici la première salve de coups de canon de la journée. Malheureusement ce récit n’est pas très lié à son contexte et on comprend mal ce qui introduit la question. Il faut imaginer une action de Jésus (peut-être l’expulsion des vendeurs du temple) qui a offusqué les autorités. Néanmoins le récit a clairement une approche rabbinique où un défi est lancé sous forme d’une question (Par quelle autorité fais-tu cela?), éludée par une contre-question (Répondez-moi et je vous dirai...). Jésus fait porter l’attention sur le cas très concret du baptême de Jean-Baptiste : était-il d’origine humaine ou divine? Cet accent sur le baptême de Jean-Baptiste implique trois choses.

        1. Qui sont ceux qui interrogent Jésus et qui seraient embarrassés de répondre que le baptême du Baptiste est soit d’origine divine, soit d’origine humaine? Certainement pas les Juifs en général dont certains ont reçu le baptême. Il faut voir ici certains prêtres de Jérusalem guidés par leurs scribes.

        2. Ce récit montre que l’action de Jésus était toujours associée au baptême de Jean-Baptiste, d’autant plus si ce récit se situe vers la fin du ministère de Jésus. Il appartient à une tradition qui remonte à Jésus, car l’action de celui-ci est simplement présentée comme la continuation de celle de Jean-Baptiste; l’Église ne peut avoir créé une telle scène alors qu’elle cherche plutôt à montrer la supériorité de Jésus. Nous pouvons donc utiliser le critère d’embarras pour fonder son caractère historique : en se mettant sur le même pied que Jean-Baptiste, il se range dans la catégorie des prophètes eschatologique qui ne tirent leur autorité d’aucune institution.

        3. Pourquoi Jésus associe-t-il son autorité à celle de Jean-Baptiste, sinon pour affirmer que son action se situe dans la même veine: reconnaître que le baptême du Baptiste est d’origine divine, c’est reconnaître que la sienne est également d’origine divine. Et une telle association n’est possible que si Jésus a baptisé tout le long de son ministère, jusqu’à la fin.

        En plus du caractère d’embarras, on pourrait ajouter le critère d’attestations multiples si le récit de Jn 2, 13-22, racontant l’action de Jésus chassant les vendeurs du temps suivi de la question de l’autorité de Jésus, est vraiment indépendant de Marc comme le prétend R.E. Brown.

      4. Une tradition isolée en Mt 21, 31-32 || Lc 7, 29-30

        Mt 21, 31-32 Lc 7, 29-30

        Jésus leur dit:
        "En vérité je vous le dis, les collecteurs d’impôt et les prostituées arrivent avant vous au Royaume de Dieu. En effet, Jean est venu à vous dans la voie de la justice, et vous n’avez pas cru en lui; les publicains, eux, et les prostituées ont cru en lui;

        et vous, devant cet exemple, vous n’avez même pas eu un remords tardif qui vous fît croire en lui."


        Tout le peuple qui a écouté, et même les collecteurs d’impôt, ont justifié Dieu en se faisant baptiser du baptême de Jean;

         

        mais les Pharisiens et les légistes ont annulé pour eux le dessein de Dieu en ne se faisant pas baptiser par lui.

         
        • Malgré certaines similitudes (les deux textes mettent en contraste ceux qui ont refusé ou accepté le message de Jean-Baptiste, et mentionnent les collecteurs d’impôt), les différences sont notoires :
          1. le vocabulaire et le contenu sont différents;
          2. Matthieu met en scène deux groupes sociaux marginaux, les collecteurs d’impôt et les prostituées, alors que Luc s’intéresse avant tout au peuple en général et les collecteurs d’impôts n’apparaissent que comme une pensée après coup;
          3. les contextes divergent, car Matthieu place la scène à Jérusalem où Jésus est en conflit avec les autorités religieuses, mais Luc la place en Galilée avec les Pharisiens et les légistes comme cible;
          4. les genres littéraires divergent, car le récit de Matthieu fait suite à la parabole des deux fils à laquelle il donne une application concrète, tandis que Luc est simplement la narration par l’évangéliste d’un commentaire de Jésus sur l’accueil joyeux de Jean-Baptiste par les gens;
          5. les conséquences de l’attitude des groupes divergent, car pour Matthieu il s’agit d’entrer ou non dans le Royaume de Dieu, tandis que pour Luc il s’agit d’entériner ou de mettre en échec le plan de Dieu;
          6. enfin, Luc mentionne le baptême de Jean-Baptiste, tandis que Matthieu ne parle que de son appel au repentir.

          Bref, il faut conclure que nous sommes devant deux traditions qu’on ne peut relier à la source Q.

        • Mais ces deux textes nous offrent néanmoins des morceaux d’information qui ont une certaine valeur historique et rejoignent ce que nous savons déjà, plus particulièrement le fait qu’un certain nombre de Juifs marginaux comme les collecteurs d’impôt et les prostituées ont accueilli le message de Jean-Baptiste. Il est donc inexact to peindre Jean-Baptiste comme un super-puritain qui aurait rejeté les marginaux de la société; en accueillant les marginaux, Jésus n’a fait que continuer l’action commencée par lui. Mais en même temps on peut voir la différence entre le Baptiste et Jésus : Jean s’est restreint à la vallée du Jourdain, ce qui l’a empêché d’avoir une mission totalement inclusive, et sa prédication s’est centré sur le repentir face à la catastrophe imminente, tandis que Jésus a entrepris une mission itinérante à travers tout le pays dans une tentative agressive de rejoindre tout le monde, et sa prédication s’est centrée sur la joie d’un salut offert dès maintenant pour qui accepte cette présence du Royaume de Dieu.

      5. Une tradition isolée dans l’évangile de Jean : Jn 5, 33-36

        Vous avez envoyé trouver Jean et il a rendu témoignage à la vérité. Quant à moi, ce n’est pas d’un homme que je reçois le témoignage; mais je dis cela pour que vous, vous soyez sauvés. Celui-là était la lampe qui brûle et qui luit, et vous avez voulu vous réjouir une heure à sa lumière. Mais j’ai plus grand que le témoignage de Jean: les oeuvres que le Père m’a donné à mener à bonne fin, ces oeuvres mêmes que je fais me rendent témoignage que le Père m’a envoyé.

        • Ce texte représente un mélange de travail rédactionnel de l’auteur du 4e évangile et de pépites d’éléments historiques. D’une part, on y retrouve le ton apologétique et polémique de l’évangile de Jean adressé au groupe sectaire qui se réclamait du Baptiste pour leur dire que Jésus n’a pas besoin de son témoignage, qu’il est la lumière du monde à côté de la simple lampe qu’est le Baptiste, que Jésus a fait des guérisons (les oeuvres), alors que le Baptiste n’en a pas fait. D’autre part, les quatre évangiles et l’historien juif Flavius Josèphe confirment que Jésus s’est fait remarquer par ses guérisons, alors qu’on n’en trouve aucune trace chez Jean-Baptiste.

    • Terminons cette présentation de Jean-Baptiste en nous intéressant à sa mort : savons-nous pourquoi et comment il est mort? Pour répondre à cette question, nous avons deux sources, celle de l’évangéliste Marc (le texte de Matthieu reprend celui de Marc) et celui de l’historien juif Flavius Josèphe. Rappelons-nous brièvement le récit de Marc. Hérode Antipas avait épousé Hérodiade, la femme de son demi-frère, et Jean-Baptiste lui avait dit que cela n’était pas permis. Hérode a voulu faire tuer Jean Baptiste, mais s’est contenté de le faire mettre en prison par peur d’une réaction du peuple. Mais lors de son propre anniversaire et de la fête qu’il avait organisée, il fut séduit par la danse de la fille d’Hérodiade et lui a promis de lui donner ce qu’elle demanderait. Sous les conseils de sa mère, la jeune fille demanda la décapitation de Jean-Baptiste. C’est ce que fit Hérode Antipas à contre coeur. Par contre, Flavius Josèphe nous raconte qu’Hérode se débarrassa de Jean-Baptiste parce qu’il craignait que sa capacité de persuader la foule suscite une révolte. Nous avons donc deux versions totalement différentes de la mort de Jean-Baptiste. Qui a raison?

    • La version de l’évangéliste Marc n’a pas beaucoup de valeur historique. Remarquons que Jésus n’est jamais mentionné dans son récit. Ce récit ressemble plus à une histoire sur Hérode Antipas et sa famille qu’à celle sur Jean-Baptiste, sans mentionner Jésus. Il vise à offrir un intermède pendant que les disciples de Jésus partent en mission et à introduire le thème du rejet du prophète-martyr que vit Jean-Baptiste et que vivra Jésus. Tout cela n’ajoute pas grand-chose à notre connaissance du Jésus historique. Il faut toutefois reconnaître que le récit de Marc et celui de Flavius Josèphe ont deux éléments en communs : Jean-Baptiste fut arrêté et exécuté par Hérode Antipas, et le rejet par Antipas de sa première femme et son mariage avec Hérodiade, déjà marié à l’un de ses demi-frères, sert de toile de fond à cette exécution. Mais tout cela est très peu. Et surtout le récit de Marc contient beaucoup d’inexactitudes historiques qu’il faut mentionner.

      1. Premièrement, il est inexact de dire comme le fait Marc qu’Hérodiade était antérieurement mariée à Philippe, demi-frère d’Antipas. En fait, Hérodiade était la petite fille d’Hérode le Grand, et elle a d’abord épousé un demi-frère d’Antipas (fils d’Hérode le Grand et de la Samaritaine Malthace) connu seulement sous le nom d’Hérode (un fils d’Hérode le Grand et de sa femme Mariamme II). Il ne s’agit donc pas de Philippe comme l’affirme Marc. La confusion est peut-être venu du fait que cet Hérode et Hérodiade dans ce premier mariage ont eu une fille appelée Salomé et c’est cette Salomé qui a épousé le demi frère d’Antipas appelé Philippe (un fils d'Hérode le Grand par sa femme Cléopâtre de Jérusalem).
      2. Deuxièmement, Marc place la scène en Galilée, peut-être dans son nouveau palais de Tibériade. Il faut donner ici raison à Flavius Josèphe, habituellement très bien informé, qui place l’exécution de Jean-Baptiste à la forteresse et palais de Machéronte, dans le Pérée, sur la rive occidentale de la mer Morte, dans la Jordanie actuelle.
      3. Troisièmement, Marc donne des motifs purement moraux pour expliquer l’arrestation et la mort du Baptiste, i.e. ses reproches pour le mariage d’Antipas avec Hérodiade. Il faut plutôt donner raison à Flavius Josèphe qui attribue cet événement aux craintes d’Antipas pour des raisons purement sociales et politiques.

    • Le récit de Marc se rapproche d’une légende de la cour avec des notes folkloriques. On y perçoit des échos de l’Ancien Testament comme les allusions au conflit du prophète Élie avec le roi Ahab et sa femme Jésabel, ou aux prophètes martyrs en général ou aux motifs folkloriques du livre d’Esther. On y sent des sentiments fortement anti-Hérode et ses moeurs. Le groupe sectaire des Baptistes était peut-être à la source de ce récit et leur récit a peut-être été marqué le jugement de beaucoup de Juifs voulant que, si Hérode a perdu la bataille contre Arétas IV, le père de cette femme qu’Antipas a divorcé pour épouser Hérodiade, c’est que Dieu l’a puni pour des raisons morales. Néanmoins, en insérant ce récit dans la séquence actuelle, Marc entend annoncer le sort qui attend Jésus.

    • Essayons de résumer notre question sur Jésus, disciple de Jean-Baptiste. Oui, Jésus a été disciple du Baptiste. La prédication de ce dernier a été un moment-clé de sa vie qui l’a amené à quitter son travail autour de l’an 28, alors qu’il avait environ 34 ans, et à se faire baptiser dans le Jourdain par celui qu’il considère comme un super-prophète eschatologique, confessant qu’Israël est devenu un peuple pécheur et montrant sa solidarité avec ce peuple, puis à rejoindre un groupe de disciples du Baptiste. C’est au sein de ce groupe qu’il s’est mis à son tour à baptiser et à se signaler, au point que les disciples du Baptiste commenceront à s’attacher à lui. Tout en gardant la base de l’enseignement de Jean-Baptiste, il donnera à sa prédication un accent particulier, axé sur la bonne nouvelle de l’arrivée du Royaume de Dieu, et surtout opérera des guérisons confirmant la présence de ce Royaume. Tout cela surprendra Jean, son mentor, qui s’interrogera sur ce disciple pas tout à fait comme les autres et se demandera si Jésus ne serait pas cette personne plus forte que lui dont il a parlé. Mais il ne semble pas avoir pu répondre à cette question, car le mouvement baptiste qu’il a créé se poursuivra tout au long du premier siècle, au point d’être parfois en conflit avec les Chrétiens. Jésus a baptisé tout au long de son ministère, si bien que le baptême de l’Église n’a été que la continuation de sa pratique.

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