Sybil 1997

Le texte évangélique

Matthieu 22, 34-40

34 Après avoir appris que Jésus avait muselé les Sadducéens, les Pharisiens se rassemblèrent là où il se trouvait 35 et l’un d’eux, un juriste, l’interrogea pour le mettre à l’épreuve : 36 « Maître, quel est le grand commandement de la Loi? » 37 Jésus répondit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être et dans toute ta façon de penser. 38 Voilà le grand et le premier commandement. 39 Puis, le deuxième lui est semblable : tu aimerais ton prochain comme un autre toi-même. 40 Tout le livre de la Loi et des Prophètes est accroché à ces deux commandements ».

Des études

Voici une réalité difficile à éviter. Le choix que nous avons: la subir ou l'accueillir pour bien la vivre.


Commentaire d'évangile" - Homélie

Qu’est-ce qu’aimer Dieu?

Récemment, j’ai fait un séjour de cinq jours à l’hôpital : une hémorragie interne due à des ulcères à l’estomac m’a conduit aux soins urgents où j’ai reçu deux transfusions sanguines. J’ai dû subir une endoscopie qui a révélé des bactéries à l’estomac. Comme pendant cette période j’ai dû cesser la prise d’anticoagulants exigées depuis mon embolie pulmonaire il y a quelques années, un appareil devait me compresser les jambes par pulsions jour et nuit afin d’assurer la circulation sanguine et d’éviter la formation des caillots. De surcroit, pendant ce séjour à l’hôpital, on m’a révélé que j’étais diabétique, ce qui annonce une diète très sévère; tout cela s’ajoutait à la mauvaise nouvelle de radiographies prises il y a quelques mois qui révélaient de l’arthrose sévère aux deux hanches exigeant une chirurgie. Alors imaginez un homme avec des intraveineuse aux deux bras, et des ventouses au ventre pour vérifier le cœur : un véritable spectre. Les prises de sang étaient si nombreuses qu’il fallait sans cesse repérer de nouvelles veines. Malgré les soins attentionnés d’une équipe extraordinaire d’infirmières et le professionnalisme des médecins, c’est une période pénible pour tout être humain et les nuits sont très longues.

C’est intentionnellement que je vous propose ce contexte pour entrer dans l’évangile de ce jour. Matthieu nous offre un récit qu’il copie de Marc tout en l’abrégeant. Nous sommes dans les derniers moments de la vie de Jésus où l’opposition grandit face à Jésus et à sa mission. Après la question piège des Sadducéens sur la vie après la mort, c’est maintenant la question qui demande à Jésus de spécifier qu’elle est le plus grand commandement dans la Loi, le premier livre de la bible hébraïque. Pour Matthieu, c’est un piège, car il faut savoir que dans le monde juif il y a une pléthore de lois : selon le Talmud, un écrit juif important, il y a 613 commandements dans la Torah ; 248 commandements positifs (« fais ») et 365 commandements négatifs (« ne fais pas »). C’est un piège tendu à Jésus, car on veut vérifier s’il connaît ces lois, comme lorsqu’on vérifie si un chrétien connaît ses dix commandements. La réponse est unique et inédite, et remonte selon les biblistes au Jésus historique. Car elle se trouve à réunir ensemble pour la première fois deux passages de l’Ancien Testament : Deutéronome 6, 5 (« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force ») et Lévitique 19, 18b (« c’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même »).

Comment comprendre cette réponse de Jésus? Attardons-nous à la signification des mots en commençant avec « Tu aimeras ». Dans l’Ancien Testament, le verbe « aimer » est utilisé non seulement pour les relations de couples, mais aussi pour les relations familiales où on exprime sa préférence pour certaines personnes. Dieu aime en se souciant de l’être humain, en particulier en le sauvant des ennemis et de la détresse, et en revanche, l’être humain aime Dieu en suivant ses lois, en acceptant ce monde qu’il lui donne. Et l’être humain aime son prochain en lui voulant du bien.

Qu’est-ce qu’aimer de tout son cœur? Dans le monde juif, le cœur est le siège du dialogue intérieur meublé par la mémoire, l’affectivité avec ses émotions, ses désirs, ses intérêts et ses sentiments, et donc source des valeurs. C’est dans son cœur qu’une personne prend ses décisions, oriente sa vie, et pose un jugement sur les autres et sur soi. Aimer Dieu de tout son cœur c’est faire de Dieu le centre de ses sentiments et de ses décisions.

Qu’est-ce qu’aimer Dieu de tout son être? Le terme grec utilisé comporte deux significations : souffle de vie et être (souvent traduit par « âme » par plusieurs bibles). Le terme « être » renvoie à la dimension incorruptible de la personne, par opposition au corps qui peut mourir, et donc désigne la réalité spirituelle, individuelle, unique, ce qui me distingue des autres. Aimer Dieu de tout mon être, c’est l’aimer avec tout mon « Je », avec toute ma particularité.

Qu’est-ce qu’aimer Dieu avec toute mon intelligence? Le terme grec utilisé désigne la partie rationnelle de l’être humain, le siège de saisies intellectuelles et de sa compréhension de l’univers. Cette compréhension des choses est importante, car elle peut être pervertie. Aimer Dieu de toute son intelligence, c’est accepter de s’ouvrir totalement à la vérité des choses proposée par Dieu.

Qu’est-ce que tout cela signifie pour nous aujourd’hui? Dieu est un mystère infini qui nous échappe en bonne part. On ne peut aimer Dieu comme on aime un être qu’on connaît bien, qu’on peut toucher et embrasser, et aider dans les moments difficiles. Poser des gestes de piété ou être dévot, fréquenter l’eucharistie, n’est pas aimer Dieu, même si cela peut nous aider et nous soutenir à aimer Dieu. On ne peut aimer Dieu directement, mais seulement par médiation, et cette médiation c’est l’univers, le monde créé, et plus particulièrement ce qui entre dans mon histoire personnelle. Aimer Dieu, c’est dire « oui » à la vie, et plus particulièrement à la vie qui est la mienne. Ma vie est faite de tellement de choses : de parents qui ont fait de leur mieux, mais qui avaient des limites importantes, un parcours scolaire et des éducateurs qui ont exercé une influence cruciale, diverses forces qui ont retardé la maturation de mon être, des occasions ratées, des choix erronés, des moments de grandes joies comme des moments de souffrance psychologique et physique, un grand amour, un cancer fulgurant ou une maladie dégénérative. Chacun peut faire sa liste, chacun peut nommer ses traumatismes, chacun peut nommer ses oasis de bonheur. Aimer Dieu, c’est reconnaître ce qui constitue notre univers, notre environnement, notre vie, et l’accueillir, et l’accepter. Bien sûr, dans ce qui constitue ma vie, il y a « le prochain », qui peut être n’importe qui, du conjoint à l’immigrant. Voilà pourquoi, quand Matthieu copie le texte de Marc sur le commandement de l’amour, il se permet d’ajouter la phrase : « le deuxième est semblable au premier », car en fait, il est partie intégrante du premier: le prochain fait partie de l'univers de ma vie.

Ainsi, je suis confronté à un choix. Après mon séjour à l’hôpital, je me retrouve avec une santé diminuée, des limites importantes dans ma diète en plus de dépendre d’une batterie de pilules. Spontanément je pourrais dire : « maudite vie ». Mais aimer Dieu de tout son cœur, de tout son être et de toute son intelligence c’est dire : « vie bénie », et faire fleurir avec force l’amour au cœur de cette vie.

 

-André Gilbert, Gatineau, août 2023

 

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