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Matthieu interprète des récits de miraclesUn résumé de L. L'Éplattenier sur l'étude de J.H. Held (Matthäus als Interpret des Wundergeschichten, in Uebelieferung und Auslegung im Matthäusevangelium. Neukirchen, 1963, pp. 155-287) paru dans Foi & Vie, Mai, 3(1970)91-110.
Le lecteur trouvera ci-dessous la traduction résumée d'une étude de J.-H. Held : Matthäus als Interpret der Wundergeschichten[1]. Ce résumé a été conçu avant tout comme un outil de travail, c'est pourquoi nous avons retenu plus longuement les parties s'attachant à comparer les textes pour en relever les originalités matthéennes (I, II), nous contentant de rapporter brièvement celles qui en tirent des conclusions (III, IV, V). Il ne se lira avec profit que synopse en mains.
J.-H. Held analyse les récits de miracles pour montrer qu'en les reproduisant, Matthieu agit comme un interprète conscient du but qu'il poursuit.
- La nouvelle narration des récits de miracles par Matthieu.
J.-H. Held note tout d'abord quant à la façon dont Matthieu récrit Marc : d'une part une amplification des discours, d'autre part une réduction des récits.
C'est surtout ce deuxième point qui frappe dans les récits des miracles.
Dans une première partie (A), l'étude des textes montrera que la réduction n'est pas due à un manque d'intérêt ou une négligence de la part de Matthieu, mais qu'elle est au contraire un moyen de se concentrer sur l'essentiel, comme Greeven l'a déjà remarqué à propos de la guérison du paralytique (Mt 9, 3-4). Les récits deviennent de simples esquisses au crayon, et non des peintures riches en couleur.
La réduction des récits fait ressortir, plus que chez Marc, des thèmes théologiques. Trois thèmes seront étudiés : la christologie, la foi, la communauté des disciples.
Dans la partie B seront étudiées quatre adjonctions de Matthieu (8, 11-12, 19-22; 14, 28-31 ; 15, 22-24), adjonctions qui sont aussi des moyens d'interprétation.
Enfin, pourquoi Matthieu abandonne-t-il deux miracles? (Marc 7, 31-37 et 8, 22-26). Ce sera la partie C.
- La réduction du récit comme moyen d'interprétation.
- Le thème de la christologie.
En 8, 2-4, dont la forme sera étudiée en détail plus loin, Matthieu souligne la majesté de Jésus.
Dans le récit de la guérison de la belle-mère de Pierre, en 8, 14-15, il suit en gros Marc, mais raccourcit certains détails narratifs: Marc 1, 30b ("et aussitôt on lui parle à son sujet") manque, Marc 1, 31a ("Et s'approchant, il la fit se lever en la prenant par la main") est résumé en Mt 8, 15a (Et il toucha sa main").
Ce n'est pas par hasard que Matthieu supprime la demande, car ainsi Jésus prend l'initiative de la guérison. C'est la seule fois que l'on peut noter ce fait chez Matthieu, car, dans la tradition synoptique, Jésus guérit lorsqu'on l'en prie (autre exception: Luc 7, 11-17). Les disciples ne sont pas mentionnés, les « gens » de Marc et Luc n'apparaissent plus; tout l'intérêt est concentré sur Jésus, qui paraît être seul dans la maison avec la malade. L'événement se passe entre la belle-mère et Jésus seul: « elle le servait » a remplacé « elle les servait » de Marc et Luc.
D'autre part, d'un point de vue purement grammatical, Matthieu annule le changement de sujet qui, chez Marc et Luc rend la scène plus vivante. Jésus (v. 14) est le seul sujet de tout le récit.
Enfin la place de ce récit dans le passage des v. 2 à 17 a également un but christologique : Matthieu y rapporte trois récits de miracles qu'il conclut par un sommaire (v. 16-17): Jésus accomplit les prophéties en nous délivrant de nos maladies. Cette idée existait déjà chez Marc, mais Matthieu l'exprime clairement et la souligne.
La conclusion de Marc 1, 32-34 est beaucoup plus narrative : « au soir » d'une journée à Capernaüm. Matthieu supprime les détails chronologiques et topographiques: les versets 16-17a servent à la fois d'introduction à la citation d'Esaïe et de résumé final aux trois guérisons précédentes. La « parole » du v. 16 fait allusion à celle du v. 8. C'est le thème de la puissance de Jésus par sa seule parole.
« Tous » les malades, insistance matthéenne sur ce petit mot: Jésus n'opère pas des actions particulières dans un certain endroit à un certain moment, mais a une activité générale de guérison.
Luc, lui, donne quelques précisions qui insistent sur l'action miraculeuse de Jésus; on « demande » l'intervention de Jésus (4, 38, au lieu de « on lui parle à son sujet » de Marc), la femme a une « grosse » fièvre, Jésus « menace » , tel un exorciste.
Mt 8, 28-34 : les démoniaques, exemple type de réduction.
La fin de la péricope (Mc 5, 18-20 : "Et, comme il montait dans la barque, le démoniaque le suppliait qu'il soit avec lui...") manque totalement. La guérison n'est pas mentionnée, alors qu'elle est dûment constatée chez Marc 5, 15 : les gens voient le démoniaque. Or dans Mt 8, 34 « le voyant » concerne Jésus, puisqu'il y a deux démoniaques qui viennent à lui.
Les détails folkloriques sont supprimés, mais Matthieu garde la structure fondamentale du récit de miracle: exposition, v. 28, technique de l'expulsion, v. 31-32a; réalité du miracle, v. 32b; répercussions, v. 33-34. Matthieu garde l'essentiel, mais supprime l'accessoire. L'interprétation christologique est visible dans le cri des deux démoniaques au v. 29 ("Que nous veux-tu, ilfs de Dieu"). L'expression que Marc met dans la bouche des démons à cet endroit : « Je t'adjure par Dieu » (5, 7) est une formule d'exorcisme défensif, de « contre-sortilège » . Luc 8, 28 la transforme en simple demande: « je t'en prie » . Ce n'est qu'aux v. 31 et 32 que Matthieu mentionne une demande suivie d'une réponse.
Le v. 28 est plutôt une réaction menaçante de défense, rappelant celle de Mc 1, 24 et 5, 7 (« venir » , « tourmenter » ). Mais en reprenant ces deux versets, Matthieu saute les formules exorcisantes (« je sais qui tu es » , « je t'adjure par Dieu » ), formules que l'on retrouve dans certains papyri de magie ( « je t'adjure » est la formule pour réveiller un cadavre). Matthieu ne garde que la formule: « es-tu venu? » , soulignant ainsi la mission de Jésus. Les démons n'essayent pas de contre-exorcisme, mais ils font une déclaration christologique: Jésus est venu juger les démons avant le temps de la définitive seigneurie divine. Toute la narration de l'expulsion sert à manifester la vérité de cette déclaration christologique : l'intérêt ne porte pas sur la guérison ou le guéri, mais sur l'anéantissement des démons, que Matthieu confirme en disant qu'ils périrent dans les eaux, v. 32.
Cet intérêt christologique existe aussi chez Marc 5, 4-6, mais pas aussi fortement souligné que chez Matthieu.
Quant à Luc, il suit Marc, mais en développant, parfois de manière édifiante, l'événement raconté.
Mt 9, 2-8 : le paralytique.
Pourquoi Matthieu renonce-t-il aux détails montrant la foi des amis (Mc 2, 3-4, Lc 5, 18-19), alors qu'il dit bien: « voyant leur foi » (Mt 9, 2)?
Dans le passage correspondant de Marc, deux récits s'enchevêtrent: un miracle de guérison: Mc 2, 3-5a et 11-12, et une controverse sur le pouvoir de pardonner : v. 5b à 10, Marc les lie et ainsi la controverse trouve sa solution dans le miracle, tandis que le miracle gagne en importance à cause de la controverse.
Chez Matthieu la fin de ce récit de miracle qui, chez Marc n'a pas de lien avec la controverse, est au contraire commandée par le thème de la controverse : les foules glorifient Dieu non pas tant pour la guérison que pour le pouvoir de pardonner. La foule-choeur final, soulignée par Marc, est seulement mentionnée par « voyant cela », Mt 9, 8.
La réduction au début de la péricope s'explique par cette conclusion sur le thème du pouvoir de pardonner.
L'abandon des détails vivants de Mc 2, 3-4 ("soulevé par quatre hommes... ils défirent le toit..."), fait de Mt 9, 2 une introduction au sens strict, non pas d'un récit de miracle, mais d'une controverse. Le miracle est à l'arrière-plan, pour éclairer ce « pouvoir » des v. 6 et 8. La nouvelle rédaction par Matthieu de la guérison du paralytique met donc en évidence une mise en forme d'un logion de Jésus sur son pouvoir de pardonner les péchés, les éléments du miracle étant mis au service de ce logion.
Les trois controverses des v. 2 à 17 sont ordonnées :
v. 3 - question théologique ("Celui-là blasphème");
v. 11 - question sur le comportement de Jésus ("Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs");
v. 14 - question sur le comportement des disciples de Jean ("Pourquoi nous et les Pharisiens jeûnons-nous et tes disciples...).
Matthieu n'introduit rien de neuf par rapport à Marc, mais il met ainsi en valeur le thème principal du pardon des péchés.
Luc 5, 17-28 suit Marc, accentue le miracle (v. 17; « parachréma » v. 25 et « paradoxon » v. 26 sont deux termes des guérisons miraculeuses hellénistiques). Le v. 26 souligne les réactions des spectateurs. Enfin il introduit dès le début (v. 17) Pharisiens et scribes ; la controverse s'enchaîne ainsi plus facilement avec le miracle; comme chez Matthieu, mais sous un angle différent, le récit a plus d'unité que chez Marc.
- Le thème de la foi.
Mt 9, 18-31 : l'hémorroïsse et la fille de Jaïre.
La foule de Mc 5, 24 a disparu, et au v. 22 Jésus et la femme se retrouvent en tête à tête. Les détails circonstanciés sont supprimés. La foi qui sauve, v. 22, est le thème de l'interprétation de Matthieu. De même pour la fille de Jaïre, s'il nous est affirmé dès le début qu'elle est morte, v. 18, ce n'est pas pour souligner l'extraordinaire du miracle, mais la foi du père qui, tout en sachant sa fille morte, demande avec confiance à Jésus d'intervenir. C'est plus un enseignement sur la foi qu'un récit de miracle, comme le montre la composition de tout le passage: la double histoire de Mt 9, 18-26 y est suivie de la guérison des deux aveugles, où la question de la foi est également au centre : cf. v. 29 « selon votre foi » .
Luc 8, 40-56 ajoute des détails accentuant le miracle: la foule, fille « unique » , nom d'un disciple (v. 45), « parachrema » , (v. 47), se rapprochant ainsi des récits de guérison hellénistiques.
- Le thème des disciples.
Mt 14, 15-21 : le partage des pains.
Les disciples ne sont pas seulement des interlocuteurs, ils participent à ce partage miraculeux des pains.
Il y a des changements dans la conversation entre Jésus et ses disciples: Mc 6, 37, leur objection, manque chez Matthieu, comme chez Luc. Marc rattache cette réponse au mot crochet : « donnez-leur vous-mêmes à manger » , et accentue leur incompréhension.
Chez Matthieu il n'y a pas trace de cette incompréhension. Jésus dit: « il n'ont pas besoin de partir, donnez-leur vous-mêmes à manger » , il ne s'agit donc pas des aliments à acheter ailleurs, mais de la nourriture que les disciples ont avec eux. Les disciples répondent, mais avec une « petite » foi.
Matthieu souligne le rôle d'intermédiaire des disciples pour donner la nourriture: le v. 18 est propre à Matthieu, le geste est décrit différemment au v. 19: il donne aux disciples, et les disciples donnent aux foules.
Mêmes remarques quant au deuxième récit dans Mt 15, 32-39, qui présente plus de parallélisme avec le premier que chez Marc, et où le sens eucharistique apparaît plus clairement.
Mt 17, 14-20: l’enfant épileptique.
Chez Marc (9, 14-29) il y a deux récits différents centrés sur : 1) l'incapacité des disciples à guérir, 2) la personne du père, ou le paradoxe du croyant incrédule. Ils sont liés par le thème de la puissance de la foi, (v. 19 et 23). Le dernier récit est le seul miracle dans les synoptiques qui soit suivi d'une leçon aux disciples.
Le mot crochet de Matthieu « ne pas pouvoir » , (v. 16, 19 et 20), ne sert pas seulement à lier miracle et controverse, mais constitue le thème réel.
Matthieu laisse tomber deux des trois manifestations de la maladie (Mc 9, 18-20, devenir raide et se rouler en écumant) pour ne garder que la troisième: tomber dans le feu et dans l'eau (v. 15b). Par contre il garde la déclaration du père sur l'impuissance des disciples et la plainte de Jésus sur la génération incrédule, v. 16, 17.
La guérison elle-même est racontée de façon courte, conventionnelle et formelle au v. 18, contrastant avec la description très vivante de Mc 9, 25-27. L'évangéliste a hâte d'arriver au point final; son but est la conversation de Jésus avec les disciples.
Les mots « incrédule » (v. 17) et « de peu de foi » (v. 20) rejoignent les mots crochets « ne pas pouvoir » des v. 16, 19 et 20.
Matthieu omet encore toute la deuxième scène de Marc, le dialogue avec le père, pour en venir tout de suite au peu de foi des disciples.
Chez Luc (9, 37-43), la scène du père « croyant-incroyant » manque également. C'est d'autant plus étrange que dans tous les autres récits de miracles Luc a gardé le texte le plus long de Marc et n'a pas adopté les abréviations de Matthieu.
En interrompant le récit « Jésus et les disciples » par le dialogue du père avec Jésus, Marc apporte une certaine confusion. Matthieu dissipe cette obscurité en sortant de l'histoire proprement dite l'enseignement sur la foi qui peut tout, et en l'intégrant dans l'entretien final de Jésus avec ses disciples (v. 19-20).
La question n'est plus: Jésus peut-il guérir et comment? mais: les disciples peuvent-ils guérir et comment ?
Puisque chez Matthieu il ne s'agit plus du paradoxe de la foi incrédule du père, ce dernier est représenté dès le début comme demandant avec foi (v. 14b et 15). La plainte de Jésus au v. 17 ne le concerne donc pas. Il ne s'agit pas non plus du peuple qui n'a aucun rôle dans le récit matthéen (excepté la note introductive du v. 4a). Reste alors la communauté des disciples ; mais l'application à ces derniers des épithètes « incrédules et pervers » contredit l'image matthéenne de leur foi qui est certes « petite » , insuffisante, mais réelle. Par ailleurs, Matthieu, comme Marc, n'utilise jamais le mot « génération » pour les disciples, et le réserve aux contemporains de Jésus. Pourtant ici cette parole suit immédiatement celle sur leur incapacité, c'est donc bien d'un avertissement aux disciples qu'il s'agit.
Luc a suivi une autre pensée. Lui aussi laisse tomber la scène avec le père, mais sa péricope est un récit type de miracle. il garde au v. 42 la deuxième description de Mc 9, 20, faisant ainsi ressortir le caractère effroyable de la maladie (et l'importance de la guérison). C'est un fils unique que Jésus rend à son père (v. 38, 42). Le père fait bien mention de l'incapacité des disciples, mais ce thème n'est pas traité pour lui-même, il ne sert qu'à souligner la grandeur du Seigneur par opposition à l'impuissance des siens. L'entretien final de Jésus avec ses disciples manque complètement: il est remplacé par une conclusion type des récits de miracles soulignant la manifestation de la puissance de Dieu en Jésus (v. 43).
- L'amplification comme moyen d'interprétation.
- Le thème de la foi.
On note deux adjonctions matthéennes dans des récits assez proches l'un de l'autre: la guérison du fils du centurion: Mt 8, 5-13, et la guérison de la fille de la cananéenne: Mt 15, 21-28. Dans ces deux récits il est question de l'aide de Jésus aux païens, d'une guérison effectuée de loin, après un long entretien. Ce sont des conversations, plutôt que des récits, à la fin desquelles Matthieu introduit chaque fois le concept de foi: 8, 13 et 15, 28.
Matthieu 8, 5-13 : le centurion de Capernaüm.
Cette péricope n'existant pas chez Marc, la comparaison se fera avec Luc (7, 1-10).
La concordance entre Mt 8, 8-10 et Le 7, 6b-9 montre que la conversation entre Jésus et le centenier constitue le noyau du récit, les circonstances de cet entretien étant représentées différemment.
La conclusion est très matthéenne: v. 13 ("Va, qu'il t'advienne comme tu as cru"); cf Mt 9, 22b-29 ; 15, 28; 17, 18b.
Luc semble avoir tiré son introduction d'une autre source et l'avoir ensuite soigneusement rattachée au dialogue (v. 7). Chez lui la parole sur la foi du centurion s'adresse aux accompagnateurs. Chez Matthieu le mot-crochet de la foi revient à la fin (v. 13) et le malade guérit lorsque Jésus dit la parole demandée par le père. C'est la foi qui donne sa forme à la conclusion.
De même pour l'introduction : la demande du v. 5 est une preuve de foi. La phrase du v. 7 peut être comprise au sens interrogatif; « moi » est mis en avant : « moi » (sous-entendu juif) étant venu chez toi (païen)? Le verset précédant cette péricope (Mt 8, 4) souligne l'accomplissement de la loi par Jésus. Le centurion insiste: il reprend le mot de Jésus: « étant venu » du v. 7 au v. 8: « que tu viennes » et reconnaît ce qui le sépare du peuple de Dieu. Mais sa foi trouve la voie par laquelle Jésus peut l'aider : « dis seulement une parole » . Le parallélisme avec l'épisode de la femme cananéenne est frappant; l'admiration pour Jésus est la même: 15, 28 et 8, 10.
Chez Luc, le centurion envoie des anciens parmi les Juifs pour témoigner de sa dignité (v. 4), et c'est ce qui décide Jésus à se mettre en route (v. 6) ; le verset suivant souligne alors son humilité. Luc s'intéresse plus à la personne du centurion qu'à sa foi.
Le logion de Mt 8, 11-12 ("Or, je vous le dis que beaucoup viendront du levant et du couchant...") a un autre contexte en Lc 13, 28-29. Chez Matthieu il sert à interpréter la parole de Jésus sur la foi du centurion: ce n'est pas simple confiance en un faiseur de miracles, cette foi donne part au Royaume de Dieu. Elle est à la fois une promesse pour les païens - la foi leur donne accès au Royaume de Dieu -, et un jugement sur Israël qui, malgré son privilège (fils du Royaume), peut être exclu. « Ceux qui suivaient » du v. 10 sont les Juifs, et aussi l'église matthéenne, dont les membres se considéraient comme « fils du Royaume ».
Mt 15, 21-28: la femme cananéenne.
L'histoire des formes attribue cette péricope synoptique à la tradition des paroles de Jésus. Elle ne forme pas un récit de miracle proprement dit ; c'est davantage un dialogue-enseignement dont le miracle ne forme que le cadre narratif. Ce cadre est plus circonstancié chez Marc 7, 24b-30; Matthieu en supprime tous les détails et ne parle que brièvement de la maladie, mais il développe plus longuement le dialogue, v. 22-28.
Le dialogue constitue la péricope, la guérison est accrochée à la fin. Les adjonctions de Matthieu se situent dans le dialogue, v. 22-24.
Le fait que Matthieu a des traits plus durs et plus juifs ne prouve pas forcément qu'il se réfère à une forme plus ancienne du récit que Marc. Sa narration tient compte des idées théologiques de la communauté judéo-chrétienne, tout en mettant en avant le « oui » à la mission païenne. Si elle n'a pas gardé la phrase de Mc 7, 27 soulignant la priorité de la mission parmi les Juifs ( « d'abord » ), c'est peut-être parce qu'elle est une adjonction ultérieure chez Marc.
En soulignant le contraste entre Israël (v. 24) et Canaan (v. 22), Matthieu s'adresse aux judéo-chrétiens pour leur montrer que Jésus, tout en partageant leur point de vue, a reconnu que la foi était un chemin qui pouvait mener les païens au salut, tandis que Marc montre aux pagano-chrétiens que Jésus a reconnu la priorité du peuple juif (« d'abord » du v. 27).
Chez Marc, Jésus paraît avoir cédé un peu par surprise; Matthieu explique clairement au v. 28 que Jésus ne pouvait pas refuser son aide à la foi de cette femme. La guérison « à l'instant même » est le couronnement de cette foi, tandis que Marc prolonge son récit par la constatation de la guérison v. 29.
En montrant plus longuement l'opposition de Jésus à l'exigence de la femme, Matthieu fait ressortir la grandeur de la foi.
- Le thème des disciples.
Mt 8, 18-27: La tempête apaisée.
Le récit parallèle de Marc est situé au commencement d'un cycle de miracles, qui va jusqu'à Mc 5, 43. Après avoir représenté Jésus comme Maître, 4, 1-34, Marc le montre faisant des miracles. Ces deux collections de péricopes se terminent par le rejet de Jésus à Nazareth (Mc 6, 1-6).
Marc a donc choisi cette histoire pour illustrer une des « actions puissantes » mentionnées en Mc 6, 2, et lui a donné les traits typiques d'un récit de miracle.
Matthieu fait précéder le récit des paroles sur « suivre Jésus » , v. 19-22, que Lc 9, 57-60 met ailleurs. Ces paroles coupent même le récit commencé au v. 18 et se continuant au v. 23. Le mot-crochet « suivre » montre qu'il s'agit d'une parole de « marche à la suite de Jésus » (Nachfolge).
Aux v. 19-20, c'est la première décision à suivre Jésus; dès les v. 23-27, il s'agit de la décision toujours à reprendre de l'obéissance.
Chez Marc, le reproche aux disciples suit l'apaisement de la tempête; Matthieu met au centre la parole aux disciples et en fait dépendre l'apaisement de la tempête ; c'est pour lui une image de l'église dans ses rapports avec son Seigneur.
Mt 14, 22-33 : Jésus marchant sur les eaux.
Mc 6, 52 souligne l'incompréhension des disciples. Chez Matthieu, leur stupéfaction du début (v. 26) se change à la fin en confession de foi (v. 33).
La scène avec Pierre (v. 28-31) est ajoutée par Matthieu (traces d'une tradition orale sur Pierre rapportée par Matthieu, cf. 15, 15s; 16, 17ss ; 17, 24ss). Elle est rattachée soigneusement au reste du récit : « c'est moi » (v. 27), « si c'est toi » (v. 28), « tu es » (v. 33). Les mots « vent » (v. 24, 30, 32) et le concept de « peur » (v. 26, 27 et 30) lient cette adjonction au reste.
La conclusion sous forme de prière et de confession de foi est valable pour Pierre comme pour l'ensemble des occupants de la barque.
Au centre la manifestation de Jésus: « Je suis » , à laquelle répond le disciple croyant: « si tu es » . C'est le disciple croyant sur le chemin de la « Nachfolge » (cf les termes: ordonne, Seigneur, sauve-moi).
Les deux récits sont liés; il s'agit des disciples: cf l'image de la « barque » (v. 24), la « petite foi » (v. 26 et 31).
- L'abandon de deux récits de miracles de Marc (un sourd-bègue et l'aveugle de Bethsaïde)
Ces deux miracles (Mc 7, 31-37 et 8, 22-26) se situent, chez Marc, à la fin de deux cycles de péricopes: Mc 6, 35 - 7, 37 et Mc 8, 1-26, où l'incompréhenison des disciples est soulignée (cf 6, 52 ; 8, 17). Ils sont sourds et muets (8, 18). Ces deux cycles se trouvent entre le retour de mission des apôtres (6, 30ss) et la confession de Pierre à Césarée (8, 27 ss).
C'est là toute une composition théologique de Marc, et les deux miracles de guérison de l'aveugle de Bethsaïda et du sourd y ont une portée symbolique : il s'agit que les yeux et les oreilles des disciples soient ouverts pour qu'ils puissent confesser Jésus.
La parole de Mc 8, 18, sur l'endurcissement des disciples n'existe que chez Marc, et explique ces deux récits de miracles placés entre le retour de mission et la confession de Césarée.
Matthieu suit soigneusement les deux cycles de péricopes de Marc, mais il laisse tomber les deux miracles. Pour lui l'ouverture des yeux et des oreilles des disciples ne se produit pas seulement à Césarée, mais déjà avant (cf. Mt 14, 33).
Ce n'est pas la personne de Jésus que les disciples ne comprennent pas, mais plutôt son enseignement (Mt 15, 16-17; 16, 9ss). Ces deux récits n'ont donc pas d'intérêt théologique pour Matthieu, puisqu'il présente les disciples comme suivant Jésus et le comprenant.
Dans ces deux miracles, la technique de la guérison est exposée en détails, les malades sont presque des objets entre les mains du guérisseur; il n'y a aucun intérêt pour la foi. Or le miracle en lui-même n'intéresse par Matthieu, mais seul le message qu'il contient : il interprète les miracles pour instruire son église.
- La forme des récits de miracles chez Matthieu
Il est difficile de faire la distinction entre « nouvelle » (récit développé formant un tout) et « paradigme » (anecdote servant d'exemple) chez Matthieu. Si dans la nouvelle il y a un certain plaisir à raconter, ce n'est pas le cas dans les récits de miracles de Matthieu, qui sont plus proches du paradigme, en tant que récit court et simple, éveillant un écho de prédication.
Ces remarques de forme peuvent surtout être faites dans les récits de guérison : ce sera la partie A.
La partie B montrera ce que ces remarques ont de typiquement matthéen et permettra de montrer dans la partie C la stylisation du miracle opérée par Matthieu.
- Remarques de forme, à travers trois récits de miracles.
- La guérison d'un lépreux, Mt 8, 2-4.
Il y a parallélisme étroit entre ce récit et celui de Marc et de Luc : cf. la demande de guérison en langage direct, la réponse directe de Jésus à cette demande (en touchant le lépreux), la constatation de la guérison, et enfin l'ordre donné par Jésus de se montrer aux prêtres. L'étroite parenté se montre au grand jour surtout dans la partie parlée : la similitude est littérale dans la demande et la parole de guérison. On doit avec d'autant plus de soin repérer les divergences entre les trois versions synoptiques.
Chez Marc le revêtement narratif surprend, par ses détails expressifs sur le cas et les personnes.
Les divergences de Matthieu et Luc par rapport à Marc se situent surtout dans ces parties narratives, mais Matthieu et Luc se séparent l'un de l'autre dans leur façon de rendre le récit, et ceci sur des points essentiels :
Luc s'efforce de reprendre autant que possible toutes les données narratives de Marc. Il ajoute même encore des détails : le lépreux était « plein de lèpre » , Jésus « le vit » . Il allonge donc la partie narrative.
Matthieu, dont la version est la plus courte des trois, réduit la partie narrative à presque rien. Il la remplace par des tournures formelles stéréotypées, qui ne sont pas expressives du tout : Mt 8, 2 ("Seigneur, si tu veux...") et 9, 18 ("Ma fille est décédée à l'instant..."). Ainsi dans Mt 8, 2a, on n'est plus devant une histoire, mais seulement devant l'introduction à la demande; de même Mt 8, 3b n'est qu'un écho de la parole puissante de Jésus (mot-crochet: « purifier » ).
Matthieu a ainsi mis au centre la conversation de Jésus avec le malade; encore plus clairement que chez Marc, cette histoire de miracle se compose d'une demande de guérison et de la parole puissante par laquelle la guérison arrive.
Cette clarification ne vient pas seulement du raccourcissement de la partie narrative, mais de la fréquence du mot « purifier » en un si petit passage. Ce mot crochet lie la péricope et lui donne une même consonance formelle. Matthieu aurait pu éviter cela s'il avait choisi, comme Luc, l'autre formulation de Mc 1, 42 ("Et aussitôt la lèpre le quitta et il fut purifié"); il ne l'a pas fait, mais affirme que le lépreux était purifié. Il ne cherche pas l'élégance du style, comme Luc, qui évite autant que possible de telles répétitions.
- La guérison de l'hémorroïsse, Mt 9, 20-22.
Les différences entre Matthieu et Marc ont conduit certains exégètes à. se demander s'il n'y avait qu'une tradition à la base. Cependant Matthieu suit bien le récit de Marc, car il reprend certains éléments narratifs qui s'expliquent mieux chez Marc que dans son propre récit : Marc situe cet épisode à l'intérieur du récit de la fille de Jaïre pour combler le moment où elle meurt (chez Matthieu elle est déjà morte) ; les expressions « par derrière » et « toucher le vêtement » s'expliquent mieux par la grande foule de Marc. Enfin la dépendance littéraire se voit à certains mots qui se retrouvent chez Matthieu.
Deux des trois versets matthéens contiennent une parole directe qui, en laissant tomber toutes les scènes intermédiaires de Mc 5, 29-33, donne une conversation suivie (mot crochet « sauver » , v. 21, 22). Là encore l'entretien est le véritable contenu du miracle.
Chez Mc 5, 29 et Lc 8, 44, la guérison se produit en touchant le vêtement, avant même la parole de Jésus. Chez Matthieu la réponse de Jésus suit immédiatement la parole de la femme, mettant ainsi de côté la guérison.
Chez Mc 5, 34 et Lc 8, 48. la parole sur la foi qui sauve parait un peu mise par accroc et n'exprime que la constatation et l'interprétation de la guérison déjà produite; chez Matthieu c'est la parole qui guérit, soulignant le rapport étroit entre foi et guérison.
Le principal souci de Matthieu est d'enseigner; c'est pourquoi il raccourcit les parties narratives, fait disparaître personnages et scènes intermédiaires et concentre l'intérêt sur l'entretien, avec la parole sur la foi qui sauve comme pointe du récit.
La comparaison avec Luc est instructive ; son récit est plus simple què celui de Marc, mais il reste un narrateur ; il garde tous les éléments de style du récit de miracle : description de la maladie, guérison par le toucher, soudaineté de cette guérison, épilogue entre Jésus et la femme. C'est Jésus qui sent la force sortir de lui (8, 46); il se désigne donc comme porteur d'une force secrète. Cette accentuation des traits miraculeux de la personne de Jésus explique le désir de la femme de se cacher (v. 47). C'est donc plus une « nouvelle » chez Luc. Il laisse même tomber la parole de la femme (Mc 9, 21 ; Mt 5, 28) qui est indispensable à Matthieu car elle représente la foi de la malade et rend compréhensible la parole de Jésus sur la foi qui sauve, tandis que chez Luc (8, 48) cette parole n'est pas intégrée dans le récit. Luc met le miracle en valeur, tandis que pour Matthieu il n'est que porteur d'un enseignement.
- La guérison des deux aveugles, Mt 20, 29-34 et 9, 27-31.
Elle se retrouve deux fois chez Matthieu: sur le chemin de Jésus vers Jérusalem comme dans les autres synoptiques (20, 29-34) et dans le cycle des miracles de Jésus (9, 27-31).
Dans les deux récits il s'agit de deux aveugles que Jésus guérit par le toucher. Mais on note des détails matthéens: la guérison n'est pas immédiate, elle se produit après le renouvellement de la demande. Jésus mène chaque fois une conversation particulière avec les deux quémandeurs. Certains mots se retrouvent : « passer » (9, 27 et 20, 30), « suivre » (9, 27 et 20, 29), « toucher » (9, 29 et 20, 34).
La guérison de Mt 9, 27-31 semble donc être une nouvelle rédaction de la version matthéenne des aveugles de Jéricho (Mt 20, 29ss) que Marc raconte en 10, 46-52. Le récit de Mt 20 est plus étroitement parent de Marc que celui de Mt 9, où certaines expressions montrent qu'il a encore été retravaillé par Matthieu: 9, 27 et 28 rappellent la formulation du début de la tempête apaisée (8, 23); « Fils de David » est propre à Matthieu ; la parole de guérison : « selon la foi » est typique (cf 8, 13 ; 15, 28). Ce récit de Mt 9 est donc riche d'enseignement sur la façon dont Matthieu retravaillait les récits de miracles.
Comparaison entre Mt 20, v. 29-34 et Marc 10 v. 46-52:
Abandon des détails: mendiant, scène vivante de l'arrivée de l'aveugle, sur le chemin de Jérusalem (Mc 10, 52).
Si Matthieu supprime « ta foi t'a sauvé » de Mc v. 52, ce n'est pas par manque d'intérêt pour cette question, car elle se retrouve dans le deuxième récit (Mt 9, 29), mais ici Matthieu souligne la compassion de Jésus. Il supprime tout ce qui lui paraît accessoire: circonstances, scènes et personnages intermédiaires ; Jésus se tourne directement vers les aveugles, il n'est plus question de la foule servant d'intermédiaire, c'est le dialogue entre Jésus et les aveugles qui est au centre.
Matthieu accentue et schématise encore plus que Marc la structure en trois échanges de paroles, qui fait que même chez Marc il est déjà difficile de parler de récit de miracle: appel des aveugles - ordre de la foule de se taire ; deuxième appel des aveugles - appel de Jésus; question de Jésus - réponse des aveugles.
Luc rend cette histoire de la guérison des aveugles de Jéricho de façon significative de sa manière: il n'offre presque que le déroulement de la conversation, en ajoutant même un échange nouveau entre l'aveugle et la foule (Lc 18, 36-37); cette adjonction montre la façon dont l'aveugle s'informe sur Jésus. Luc décrit également la manière dont l'aveugle est conduit vers Jésus (tandis que le « bondit » de Mc 10, 50 paraît assez invraisemblable pour un aveugle). Luc soigne donc la narration. L'ordre de « voir » au v. 42, comme parole de guérison est caractéristique de Luc ; de même le choeur final de louanges, typique de la forme littéraire des récits antiques de guérison miraculeuse. Il y a donc chez Luc une accentuation de la forme « récit de miracle » , qui n'est pas très apparente chez Marc et presqu'absente chez Matthieu.
Comparaison de Mt 9, 27-31 avec Mt 20, 29-34:
On a estimé que Matthieu n'avait pas raconté cette guérison avec amour (Welhausen). Mais le fait qu'il a jugé nécessaire de la raconter une nouvelle fois montre qu'il a dû la soigner. Son attention n'a pas porté sur la narration comme telle : le style est formel, surtout au début et à la fin ; les personnages et scènes secondaires disparaissent complètement. C'est le dialogue sur la foi qui est au centre (v. 29), avec le mot-crochet aux v. 28 et 29. Par rapport à Mt 20, 32 s., l'entretien est façonné de façon nouvelle, en partant du point de vue de la foi qui sauve. Ce n'est pas une variante secondaire par rapport à Mt 20, car c'est en tant qu'enseignement sur la foi que Matthieu a travaillé avec soin cette guérison.
Il y a donc progression de Marc à Matthieu 20, puis à Matthieu 9. Le récit de miracle avec des détails expressifs est peu à peu devenu une scène idéale, un paradigme mettant en évidence la foi, à laquelle répond un miracle.
- Remarques de forme dans les récits matthéens de miracle.
Les remarques du paragraphe précédent vont être reprises, l'une après l'autre, et vérifiées dans d'autres récits de miracles de Matthieu:
- Le genre formel de la narration.
Matthieu a donc raccourci les parties narratives, et a employé, surtout au début et à la fin, des expressions stéréotypées : les introductions de Mt 8, 2-5b; 9, 18b-20-28; 15, 22; 17, 14b sont des stéréotypes. L'emploi du verbe « s'approcher » est typiquement matthéen (50 fois chez Matthieu) et désigne presqu'exclusivement l'approche de Jésus par un autre. Matthieu lie les mots « s'approcher » et « dire » pour introduire les conversations, et remplacer les introductions riches et expressives de Marc. L'intérêt est ainsi dirigé sur l'enseignement plus que sur l'événement particulier.
Au verbe « s'approcher » est joint trois fois le verbe « se prosterner » (Mt 8, 2; 9, 18; 15, 25) qui désigne l'adoration devant le Seigneur. C'est un des mots préférés de Matthieu. En dehors du récit de la tentation (Mt 4, 9-10 = Lc 4, 7s) Luc n'emploie qu'une fois ce verbe, lors de l'ascension. Marc ne l'emploie que deux fois, en parlant d'un démon (5, 6) et de ceux qui se moquent de Jésus (15, 19). Matthieu ne l'emploie que pour l'adoration vis-à-vis de Jésus: 2, 2-8-11 (les mages); 14, 33 ; 28, 9-17 ; 18, 26 (attitude de disciple); 8, 2; 9, 18; 15, 25 et 20, 20 (pour présenter une demande). A tous ces endroits, Matthieu a introduit l'expression dans la tradition. Dans les récits de miracle, elle confirme la situation de la requête, de la prière qui est aussi celle de la communauté croyante vis-à-vis de son Seigneur. Mais on peut noter que Matthieu n'a utilisé ce mot que là où la tradition de Marc comportait une expression du même genre.
Le mot « apporter » est aussi une tournure stéréotypée pour parler de la façon dont le malade est amené à Jésus et se retrouve dans les sommaires des récits (Mt 9 : 2-32; 12, 22; 8, 16 ; 14, 35).
Les conclusions des récits sont, elles aussi, formelles: Mt 8, 13b ; 9, 22b; 15, 28b et 17, 18b, où la deuxième partie du verset ne paraît pas nécessaire, puisque le démon est sorti (v. 18a). Le v. 18b n'a qu'une utilité formelle, reprenant le mot-crochet « guérir » du v. 16. Il en est de même pour Mt 8, 8 et 13 (autre v. « guérir » ) et 9, 21 et 22 (mot crochet « sauver » ). Même remarque pour la guérison du lépreux avec le mot crochet « purifier » (8, 3).
L'entretien entre Jésus et le demandeur est donc encadré par un début et une fin formels.
Cette manière formelle de raconter se constate même dans deux miracles où Jésus ne s'entretient pas avec la personne qu'il guérit: la belle-mère de Pierre et la fille de Jaïre. Les deux introductions, (8, 14 et 9, 23) sont stéréotypées: Jésus « vient et voit » . Mêmes expressions sur la tempête dans Mt 8, 24 et 14, 24; sur l'appel au secours 8, 25 et 14, 30. L'ordre de Jésus lors du partage des pains et lors de la guérison de l'épileptique est formulé avec les mêmes mots: Mt 14, 18 et 17, 17.
Ainsi Matthieu aime la similitude de consonance, les stéréotypes et les répétitions, par souci catéchétique.
- Suppression des personnages et actions secondaires.
Les exemples ont déjà montré que c'était là un moyen d'interprétation chez Matthieu.
Matthieu applique la loi de la scène à deux personnages : Jésus et la belle-mère de Pierre (8, 14-15) Jésus et les démons (8, 28-34); (il n'est plus question du guéri), Jésus et les scribes (9, 2-8); (les porteurs du malade et la foule sont laissés de côté) ; Jésus et les disciples (8, 18-27; 14, 15-21).
Tandis que dans l'histoire du centurion de Capernaüm, chez Luc, le centurion se fait représenter par deux amis, Matthieu place le centurion lui-même en tête à tête avec Jésus. De même pour la rencontre de Jésus avec les aveugles (9, 27ss; 20, 29ss), avec l'hémorroïsse et Jaïre (9, 18-26), avec le père de l'épileptique (7, 14-20), le lépreux (8, 2-4) et la cananéenne (15, 21-28). Et Jaïre n'est plus hésitant (cf Mc 5, 36), la femme n'est plus angoissée (cf Mc 5, 33), le père ne doute plus (cf Mc 9, 22-24), l'aveugle ne bondit plus (cf Mc 10, 50). Les hommes que Jésus rencontre sont seulement dépeints comme implorant son aide, d'où l'importance de l'entretien qu'ils ont avec Jésus.
- Le dialogue, comme centre des récits de miracles.
Le dialogue occupait déjà une place importante dans la tradition, mais Matthieu l’a encore accentuée (cf l'aveugle de Jéricho, le centurion de Capernaüm et la cananéenne).
Le récit du centurion est développé par Luc dans le sens de la nouvelle (Lc 7, 2-3-10), tandis que Matthieu ne garde presque que le dialogue. De même pour la cananéenne.
L'introduction formelle est en style direct chez Matthieu (8, 2-6 ; 9, 18-21-27; 15, 22; 17, 15; 20, 30) alors que Marc et Luc présentent le plus souvent la demande de guérison en style indirect (Mc 7, 26-32 ; 8, 22 ; Le 7, 3 ; 8, 41).
La demande de guérison présente souvent chez Matthieu les mêmes traits : il emploie fréquemment l'appellation « Seigneur » (8, 2-6; 15, 22; 17, 15; 20, 30-31) qu'on ne trouve nulle part dans les demandes de Marc, et seulement une fois chez Luc (5, 12).
En outre, Matthieu emploie volontiers la formule « aie pitié » , qu'il emploie plus souvent que les autres synoptiques (Mt 15, 22 et 17, 15).
Même là où il n'y a pas véritable entretien (Mt 8, 5-13 ; 15, 21-28 et 20, 29-34), la parole de guérison de Jésus, en réponse à la demande, représente le principal contenu du récit. La constatation du miracle en devient l'écho (8, 2-3 ; 9, 20-22). Dans la résurrection de Jaïre, il n'y a pas de parole de guérison, mais une action de Jésus (9, 23-25) qui répond à la demande du père (v. 18) et constitue ainsi un élément de dialogue au sens large.
Ce n'est pas seulement dans les récits de guérison que l'entretien occupe une place centrale, mais aussi dans les épisodes de la tempête apaisée (Mt 8, 25-26a) et de la marche sur les eaux (14, 27- 29a et 30b-31).
D'autres passages de Matthieu montrent qu'il pense et écrit sous forme d'entretien. Il n'est donc pas étonnant qu'il emploie aussi cette forme quand il raconte des miracles.
- La liaison par mot-crochet à l'intérieur du récit de miracle.
Cf. « purifier » , dans la guérison du lépreux (8, 2-3a-3b); « sauver » , pour l'hémorroïsse (9, 20-22). Ces mot-crochets lient entre eux : la demande, la parole de guérison et la guérison elle-même.
C'est le cas également pour le mot « venir » , dans Pierre marchant sur les eaux (14, 28-29a-29b).
A la demande du centurion (8, 8b): « dis » et il sera « guéri » , correspond l'action de Jésus (v. 13) il « dit » et l'enfant fut « guéri » . La parole de guérison de Jésus saisit le mot-crochet de la foi (v. 13 et v. 10). Ce mot crochet de la foi se trouve également dans la guérison des deux aveugles (9, 28 et 29).
Dans la résurrection de la fille de Jaïre, le comportement de Jésus (9, 25) correspond à la demande du v. 18b et le verbe « venir » se retrouve encore au v. 23.
Dans la guérison des deux aveugles de Jéricho, l'adjonction de la « compassion » de Jésus (20, 34) correspond au double appel à la pitié (v. 30-31).
Dans la guérison de l'épileptique, le mot-crochet « guérir » sert à opposer la confiance au Maître et l'incapacité des disciples.
Le concept de mot-crochet sert habituellement à désigner la technique qui consiste à rassembler différentes unités de la tradition, indépendantes les unes des autres. Ici ce concept désigne une technique de narration, à l'intérieur même d'une péricope. Dans les récits de miracles de Matthieu, demande, parole de guérison et miracle sont liés par des mots-crochets. On retrouve ce procédé dans d'autres passages de Matthieu (jeune homme riche, parabole des vignerons, etc ... ).
- Le rôle de la foi dans les récits de miracles.
Le lien entre demande, parole de guérison et guérison est souvent exprimé par une formule matthéenne : « selon votre foi » (8, 13; 9, 29; 15, 28). La foi se manifeste dans la demande, et Jésus y répond par la guérison. Le rapport entre foi et miracle est ainsi toujours mis en valeur par Matthieu. La formule matthéenne « qu'il soit fait selon votre foi » n'a pas seulement une signification théologique pour comprendre le miracle, elle constitue aussi formellement le principe sur lequel est modelé le récit.
La formule « ta foi t'a sauvé » se trouve dans les trois synoptiques, mais Matthieu l'a montée en épingle et lui a donné une forme particulière, les miracles n'étant plus que les paradigmes illustrant cette affirmation : « qu'il soit fait selon ta foi » .
Les remarques précédentes ont montré qu'on ne peut pas, pour Matthieu, parler vraiment de « récits » ou de « nouvelles » , mais plutôt d'entretiens. Cela est particulièrement valable pour les guérisons, où la demande et la réponse constituent un dialogue.
La construction des miracles de guérison suit chez Matthieu le schéma suivant :
1) Introduction formelle : le demandeur et son geste (se prosterne, implore);
2) La demande de guérison en style direct, dans laquelle la foi s'exprime, et qui peut être exposée deux fois.
3) La réponse de Jésus, le plus souvent sous forme d'une parole de guérison, parfois seulement sous forme d'une action, mais aussi certaines fois sous les deux formes.
4) Courte notice sur le miracle, sans que l'on s'y attarde.
Il est frappant de comparer ce schéma avec celui des controverses, par exemple celle sur la question du plus grand dans le royaume (Mt 18, 1-4) qui est une reconstruction matthéenne de Mc 9, 33-36:
1) Introduction formelle, où celui qui demande est présenté (18, 1a);
2) La question en style direct (v. 1b);
3) La réponse de Jésus à la question, liée à un geste (v. 2-4).
La controverse sur le divorce, bien que double, présente la même construction.
De même que dans les controverses la pointe se situe dans la réponse de Jésus, dans les miracles elle se trouve dans la parole de guérison de Jésus. Cette parole est presque toujours une parole sur la foi, et nulle part une parole dans le style guérison. Autrement dit la pointe n'est pas dans la guérison proprement dite, mais dans la parole sur la foi que le récit illustre. Ils correspondent donc à la définition que Dibelius donne des « paradigmes » . Leur forme ne permet pas de les classer dans le groupe des « récits de miracles » de Bultmann.
Il y a beaucoup d'exemples, dans les synoptiques, de formes mélangées, mais la parenté entre récits de miracles et controverses est particulièrement importante chez Matthieu.
- Les récits de miracles comme témoignages de la christologie de Matthieu.
Tandis que Marc a deux groupes de miracles (1, 21-45 et 4, 35 à 5, 43), et Luc trois (Lc 4, 31-5, 26; 7, 1-17 et 8, 22-56), Matthieu groupe ces mêmes récits de miracles en un seul endroit: Mt 8 et 9, après le Sermon sur la montagne qui montrait Jésus enseignant (cf Mt 4, 23 et 9, 35).
Dans le sommaire 9, 35 Jésus est celui qui enseigne (ch. 5-7) et celui qui guérit (ch. 8-9). A la fin du ch. 9 et au début du ch. 10, Matthieu montre Jésus associant ses disciples à cette activité; il continue par l'envoi des disciples au ch. 10, et par la question christologique décisive posée par Jean-Baptiste au ch. 11 (cf 11, v. 2: « les oeuvres du Christ » , qui incluent également celles des disciples en 10, 7-8).
Pour Matthieu, les miracles montrent en Jésus:
- celui qui accomplit les prophéties de l'Ancien Testament. Cf Mt 8, 2-17, avec la citation du v. 17 qui vaut pour tous les miracles; Mt 9, 13a; citation d'Osée au v. 6, que Matthieu a aussi ajoutée en Mt 12 v. 7, soulignant la miséricorde.
- le Serviteur de Dieu, agissant avec puissance. Cf Mt 8, 17, citation d'Es 53, 4, interprétée par Matthieu: Jésus n'est pas malade lui-même, il ne perd pas sa puissance, mais, comme serviteur obéissant, il la met au service des malades qu'il guérit ; le lépreux, le païen et la femme des trois guérisons précédentes représentant des êtres méprisés. De même pour la miséricorde de Mt 9, v. 13a, qui est toujours une miséricorde active, accomplissant la justice (cf Mt 12, 20 où Matthieu ajoute le mot « triomphe » ).
- le Seigneur de sa communauté.
Il s'agit souvent du Ressuscité, comme le montre l'emploi des mots : « Seigneur » , « se prosterner » .
La situation de l'église matthéenne se reflète également dans les récits de miracles. Jésus vient en aide à ses disciples, dans ce temps intermédiaire, qui précède la victoire finale : « tout ce que je vous ai prescrit » de Mt 28, 20 recouvre aussi bien les miracles que l'enseignement. La « petite foi » est aussi celle de l'église; « sur la terre » de Mt 9, 6 représente sa situation présente.
- Celui qui la fait participer à son pouvoir.
Cf Mt 17, 14-20: la conclusion du v. 20b est positive pour les disciples. Également en Mt 14, 22-23, la scène de Pierre marchant sur les eaux: Jésus rassure et prend vers lui ses disciples. Cf encore Mt 9, 2-8 : Dieu a donné aux hommes le pouvoir de pardonner. Enfin la parole de guérison sur la foi de celui qui demande plutôt que sur la toute puissance de Jésus associe l'homme au miracle: ce dernier n'est pas capable de faire le miracle, mais bien de le recevoir.
- L'interprétation de la foi dans les récits de miracles.
Le concept de foi est déjà présent dans la tradition synoptique, et spécialement dans les récits de miracles. On sait le rôle qu'y joue l'expression « ta foi t'a sauvé » . Mais Matthieu le souligne tout particulièrement.
- Le rapport entre foi et miracle dans la tradition synoptique.
La foi ne suit pas le miracle, elle le précède; elle n'est pas reconnaissance christologique, mais confiance dans la puissance miraculeuse de Jésus.
Matthieu développe l'aspect positif de ce lien entre la foi et le miracle:
La foi se traduit dans le comportement, elle prend une part active au miracle. Matthieu la décrit à travers le dialogue : elle surmonte les tabous, les hésitations de Jésus lui-même (9, 27; 15, 23), la mort (9, 18), le cas humainement désespéré (17, 14ss), le manque de foi lui-même (9, 24). Le concept de volonté remplace parfois celui de foi (20, 32 et 9, 28).
Le miracle est une réponse à une demande exprimée auparavant: même la « petite foi » reçoit une réponse (par opposition aux rabbins pour lesquels le miracle était lié au comportement de l'homme).
La foi des Psaumes (Ps 107 «...Qu’ils célèbrent le Seigneur pour sa fidélité et pour ses miracles en faveur des humains...», Ps 145, 18-19 «...le Seigneur est proche de tous ceux qui l’invoquent, de tous ceux qui l’invoquent vraiment...») reçoit ainsi ce qu'elle attendait.
- La foi comme foi de prière chez Matthieu.
Cf. la forme dialoguée des récits, l'emploi de « Seigneur » , « se prosterner » . Ainsi la formule de la foi qui prie chez Matthieu s'ajoute à celle de la foi qui sauve (Mt 8, 13 « selon ta foi » et Mt 15, 28 « selon ton désir » ).
Cf. Mt 9, 22 « ta foi t'a sauvé » , situé chez Marc à la fin du récit: pour Matthieu le fait de toucher le vêtement de Jésus est une prière de la foi.
L'intérêt de Matthieu est parénétique: Jésus répond aujourd'hui encore à la prière de la foi.
- La foi comme participation à la puissance miraculeuse de Jésus.
Matthieu rapporte deux fois le logion sur la foi transportant les montagnes (17, 20 et 21, 21).
Cf Mt 17, 20b et 14, 28-29: au croyant l'impossible devient possible. Cf également la parole sur l'exaucement illimité (21, 22) qui conclut chez Matthieu la péricope sur la foi accomplissant des miracles, alors que chez Marc elle commence un nouveau paragraphe sur la prière.
- « Petite foi » et « doute » .
Pour Matthieu les disciples, qui représentent la communauté, ont une « petite foi » , tandis que la foi des autres (païen, impur, etc ... ) leur est donnée en exemple. Jésus n'est plus le Seigneur secret et incompris de Marc, mais le Maître qui enseigne son église. Car après avoir confessé la foi, les disciples reculent.
Le terme de « petite foi » se trouvait dans une tradition rabbinique (Mt 6, 20 et Lc 12, 28). L'emploi de l'expression par Matthieu dénote une aggravation par rapport à Marc, car c'est à l'intérieur de la communauté des disciples qu'elle se manifeste (Mt 17, 20). La « petite foi » n'est pas le grain de moutarde qui peut transporter les montagnes (Mt 17, 20). Ce n'est pas la foi, puisqu'il y a défaillance dans la marche à la suite de Jésus (Nachfolge); ce n'est pas non plus l'incroyance, car il n'y a pas un refus total ; mais c'est l'arrêt quand on est déjà en route.
De même pour le doute (Mt 14, 31) qui est toujours une attitude de disciple, et non d'ennemi de Jésus.
- Matthieu comme interprète de la tradition.
Ainsi Matthieu part d'une tradition qu'il interprète et qu'il actualise pour la communauté présente. Ce processus joue pour les récits de miracles ; car l'enseignement sur ce qui est promis à la foi qui demande est aussi nécessaire à l'église en danger de doute que l'enseignement sur la puissance miraculeuse de son Seigneur.
Il n'y a pas de tradition sans interprétation; le processus est le même: il ne s'agit pas de rapporter simplement les événements passés, mais, à travers eux, de prêcher, d'instruire, d'avertir, d'affermir.
« Ce que Jésus a fait jadis sur terre, il le fait encore » (Schniewind), car il y a identité fondamentale entre le Seigneur de l'église matthéenne et l'homme Jésus de Nazareth. Matthieu plus que tout autre peut-être l'a souligné.
1 J.H. Held, Matthäus als Interpret des Wundergeschichten, in Uebelieferung und Auslegung im Matthäusevangelium. Neukirchen: 1963, pp. 155-287.
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