Analyse biblique Luc 18, 1-8

Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.


 


  1. Traduction du texte grec (28e édition de Kurt Aland)

    Texte grecTexte grec translittéréTraduction littéraleTraduction en français courant
    1 Ἔλεγεν δὲ παραβολὴν αὐτοῖς πρὸς τὸ δεῖν πάντοτε προσεύχεσθαι αὐτοὺς καὶ μὴ ἐγκακεῖν,1 Elegen de parabolēn autois pros to dein pantote proseuchesthai autous kai mē enkakein,1 Mais il disait une parabole à eux pour l’avoir besoin tout le temps de prier eux et ne pas se décourager,1 Jésus leur racontait une histoire inspirée de la vie pour dire qu’il leur fallait prier en tout temps et ne pas se décourager.
    2 λέγων• κριτής τις ἦν ἔν τινι πόλει τὸν θεὸν μὴ φοβούμενος καὶ ἄνθρωπον μὴ ἐντρεπόμενος2 legōn• kritēs tis ēn en tini polei ton theon mē phoboumenos kai anthrōpon mē entrepomenos.2 disant: un juge quelconque était dans une ville quelconque Dieu ne craignant pas et envers homme n’ayant pas d’égard.2 « Il y avait quelqu’un qui était juge dans une ville. Il n’avait pas peur de Dieu et n’avait d’égard pour aucun être humain.
    3 χήρα δὲ ἦν ἐν τῇ πόλει ἐκείνῃ καὶ ἤρχετο πρὸς αὐτὸν λέγουσα• ἐκδίκησόν με ἀπὸ τοῦ ἀντιδίκου μου3 chēra de ēn en tē polei ekeinē kai ērcheto pros auton legousa• ekdikēson me apo tou antidikou mou.3 Mais une veuve était dans cette ville-là et elle venait chez lui disant: rends justice à moi contre l’adversaire de moi.3 Or, il y avait également dans cette ville une veuve qui allait le voir en lui disant: "Fais-moi justice face à mon adversaire".
    4 καὶ οὐκ ἤθελεν ἐπὶ χρόνον. μετὰ δὲ ταῦτα εἶπεν ἐν ἑαυτῷ• εἰ καὶ τὸν θεὸν οὐ φοβοῦμαι οὐδὲ ἄνθρωπον ἐντρέπομαι,4 kai ouk ēthelen epi chronon. meta de tauta eipen en heautō• ei kai ton theon ou phoboumai oude anthrōpon entrepomai,4 Et il ne voulait pas pour un temps. Mais après ces choses il dit en lui-même : et si le Dieu je ne crains pas ni homme je n’ai d’égard,4 Mais il ne voulait rien savoir pendant un certain temps. Après quoi il se dit à lui-même : "J’ai beau ne pas craindre Dieu ni avoir d’égard pour un être humain,
    5 διά γε τὸ παρέχειν μοι κόπον τὴν χήραν ταύτην ἐκδικήσω αὐτήν, ἵνα μὴ εἰς τέλος ἐρχομένη ὑπωπιάζῃ με.5 dia ge to parechein moi kopon tēn chēran tautēn ekdikēsō autēn, hina mē eis telos erchomenē hypōpiazē me.5 du moins à cause du provoquer à moi de souci la veuve celle-là, je rendrai justice à elle, afin qu’à la fin elle n’importune pas moi.5 mais parce que cette veuve m’importune, je lui ferai justice, afin qu’à la fin elle ne vienne pas toujours m’importuner." »
    6 Εἶπεν δὲ ὁ κύριος• ἀκούσατε τί ὁ κριτὴς τῆς ἀδικίας λέγει•6 Eipen de ho kyrios• akousate ti ho kritēs tēs adikias legei•6 Mais il dit le seigneur: écoutez quoi le juge d’injustice dit.6 Le Seigneur dit alors : « Écoutez ce que vient de dire ce juge injuste.
    7 ὁ δὲ θεὸς οὐ μὴ ποιήσῃ τὴν ἐκδίκησιν τῶν ἐκλεκτῶν αὐτοῦ τῶν βοώντων αὐτῷ ἡμέρας καὶ νυκτός, καὶ μακροθυμεῖ ἐπʼ αὐτοῖς;7 ho de theos ou mē poiēsē tēn ekdikēsin tōn eklektōn autou tōn boōntōn autō hēmeras kai nyktos, kai makrothymei ep’ autois?7 Mais le Dieu ne ferait-il pas la vengeance des élus de lui les criant à lui jour et nuit, et il ne fait pas preuve de patience envers eux?7. Et Dieu ne prendrait pas la défense de ses élus qui crient vers lui jour et nuit, alors qu’il montre sa patience envers eux?
    8 λέγω ὑμῖν ὅτι ποιήσει τὴν ἐκδίκησιν αὐτῶν ἐν τάχει. πλὴν ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου ἐλθὼν ἆρα εὑρήσει τὴν πίστιν ἐπὶ τῆς γῆς;8 legō hymin hoti poiēsei tēn ekdikēsin autōn en tachei. plēn ho huios tou anthrōpou elthōn ara heurēsei tēn pistin epi tēs gēs?8 Je dis à vous qu’il fera la vengeance d’eux en promptitude. Toutefois, le fils de l’homme étant venu est-ce qu’il trouvera la foi sur la terre? 8 Je vous assure : il prendra promptement leur défense. Cependant, quand il viendra, le Nouvel Adam trouvera-t-il la foi sur la terre? »

  1. Analyse verset par verset

    v. 1 Jésus leur racontait une histoire inspirée de la vie pour dire qu’il leur fallait prier en tout temps et ne pas se décourager.

    Littéralement: Mais il disait une parabole à eux pour l’avoir besoin tout le temps de prier eux et ne pas se décourager,

il disait une parabole
Voici une façon typique de Jésus d’enseigner, en racontant des histoires. Habituellement, ces histoires sont tirées de scènes de la vie quotidienne. Les traductions françaises des évangiles parlent de parabole, mais ce terme est aujourd’hui utilisé à toutes les sauces, y compris pour désigner un langage indirect et ambigu, ce qui ne rend pas justice à l’intention de Jésus. Les paraboles sont avant tout des comparaisons tirées de la vie ordinaire. En faisant cela, Jésus montre son talent pédagogique.

il leur fallait prier en tout temps
Dès le début, nous avons la clé d’interprétation du récit que Jésus s’apprête à raconter : il s’agit de persévérer dans la prière et de se montrer résilient.

ne pas se décourager
D’entrée jeu, on pourrait se demander : pourquoi vouloir parler de persévérance dans la prière? À quel problème veut-on s’attaquer? Quel est exactement l’enjeu? Est-ce une réponse aux gens qui doutent de la valeur de la prière, parce qu’ils n’ont pas obtenu ce qu’ils voulaient? Alors Jésus leur dirait : vous n’avez pas prié assez longtemps. Ça me semble peu probable; cela reviendrait à dire que Dieu est comme un vieillard un peu sourd d’oreille à qui il faudrait répéter et répéter de plus en plus fort ce qu’on veut. Ou alors, Dieu serait-il quelqu’un qu’il n’est pas facile de faire fléchir et qu’on l’aurait à l’usure? Ça me semble peu probable; cela reviendrait à dire d’abord que Dieu peut changer d’idée, et ensuite qu’il est comme un être humain qu’on peut contrôler en étant persistant.

Pour aller plus loin dans notre effort de compréhension de ce qui est en jeu ici, il faut approfondir le sens du mot « ne pas se décourager ». Le terme grec « egkakeô » signifie : faiblir. C’est la seule fois où on trouve ce mot en Luc. Autrement, on le trouve seulement dans les épîtres pauliniennes :

  • 2 Corinthiens 4, 1 « Voilà pourquoi, miséricordieusement investis de ce ministère, nous ne faiblissons (egkakeô) pas »
  • 2 Corinthiens 4, 16 « C’est pourquoi nous ne faiblissons (egkakeô) pas. Au contraire, même si notre homme extérieur s’en va en ruine, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. »
  • Galates 6, 9 « Ne nous lassons (egkakeô) pas de faire le bien; en son temps viendra la récolte, si nous ne nous relâchons pas. »
  • Ephésiens 3, 13 « Ainsi, je vous en prie, ne vous laissez pas abattre (egkakeô) par les épreuves que j’endure pour vous; elles sont votre gloire! »
  • 2 Thessaloniciens 3, 13 « Pour vous, frères, ne vous lassez pas (egkakeô) de faire le bien. »

Les expressions « ne pas se décourager », « ne pas faiblir », « ne pas se lasser », « ne pas se laisser abattre » traduisent toutes la même idée : il s’agit de ne pas lâcher, d’avoir le courage de continuer jusqu’au bout, de poursuivre son chemin malgré les obstacles, de demeurer ferme et de persister.

Reposons donc la question : Pourquoi cette insistance sur la prière en tout temps et l’exigence de ne pas se lasser, de ne pas faiblir, de poursuivre jusqu’au bout? Éliminons l’hypothèse que Dieu a besoin de cette persévérance pour se laisser fléchir, car cela contredirait d’autres passages des évangiles (par exemple, Matthieu 6, 8 : « N’allez pas faire comme les païens qui s’imaginent qu’en parlant beaucoup ils se feront mieux écouter; car votre Père sait bien ce qu’il vous faut, avant que vous le lui demandiez. »). Alors pourquoi toujours prier et ne pas se lasser? Si Dieu sait ce dont nous avons besoin avant même que nous ouvrions la bouche, le problème ne serait-il pas chez l’être humain : si nous nous lassons et nous abandonnons la partie, ne serait-ce pas parce que nous ne voyons rien? Ne serais-pas parce que nous n’avons pas les yeux de la foi pour voir l’action de Dieu? Et avoir les yeux de la foi demande une profonde transformation intérieure qui dure toute la vie.

v. 2 « Il y avait quelqu’un qui était juge dans une ville. Il n’avait pas peur de Dieu et n’avait d’égard pour aucun être humain.

Littéralement : disant: un juge quelconque était dans une ville quelconque Dieu ne craignant pas et envers homme n’ayant pas d’égard.

v. 3 Or, il y avait également dans cette ville une veuve qui allait le voir en lui disant: "Fais-moi justice face à mon adversaire".

Littéralement : Mais une veuve était dans cette ville-là et elle venait chez lui disant: rends justice à moi contre l’adversaire de moi.

 
Le récit met en scène deux personnages. Il y a d’abord un juge qu’on présente sous les traits d’un homme dur qui ne se laisse pas facilement intimider. On apprend également qu’il « ne craint pas Dieu ». Qu’est-ce à dire? Quelqu’un qui craint Dieu est en fait un être religieux qui se préoccupe d’observer ses commandements. Ainsi donc, le juge serait quelqu’un qui se fout des lois religieuses et du devoir de compassion. Il y a ensuite une veuve qui a besoin de lui pour régler un litige. Le juge ne veut absolument pas s’intéresser à cette cause, sans doute parce qu’il s’agit probablement à la fois d’une femme, et donc d’une mineure selon la société de l’époque, et d’une femme pauvre, comme on peut s’y attendre d’une femme sans mari. La situation aurait été différente s’il s’était s’agit d’un homme réputé et riche : le juge serait probablement intervenu promptement.

L’histoire dit que la femme n’a pas lâché, même si les probabilités de réussir était presqu’inexistante. Elle a fait preuve de résilience. C’est l’attitude de cette femme qui est érigée en modèle. Quant au juge sans coeur et sans principe, il est intervenu pour avoir la paix et retrouver son confort. On sent bien qu’il y a quelque chose de caricatural dans la figure du juge. Mais c’est typique d’une parabole d’exagérer les traits pour mieux faire comprendre son point. Dans ce cas-ci, le fait de noircir le juge mais davantage en valeur la force de la veuve.

ekdikēson (rends justice)
Le terme grec ekdikeô, que nous avons traduit par faire justice, signifie littéralement châtier, punir comme nous pouvons le voir dans d’autres passages dont Luc est l’auteur :
  • Luc 21, 22 « car ce seront des jours de vengeance (ekdikèsis), où devra s’accomplir tout ce qui a été écrit »
  • Actes 7, 24 « Voyant maltraiter l’un d’eux, Moïse prit sa défense et vengea (ekdikèsis) l’opprimé en tuant l’Égyptien. »
  • Actes 28, 4 « Quand les indigènes virent la bête (une vipère) suspendue à sa (Paul) main, ils se dirent entre eux: "Pour sûr, c’est un assassin que cet homme: il vient d’échapper à la mer, et la vengeance (dikè) divine ne lui permet pas de vivre." »

On peut donc assumer qu’on a fait du tort à la veuve, et celle-ci réclame une forme de châtiment ou de punition.

v. 4 Mais il ne voulait rien savoir pendant un certain temps. Après quoi il se dit à lui-même : "J’ai beau ne pas craindre Dieu ni avoir d’égard pour un être humain,

Littéralement : Et il ne voulait pas pour un temps. Mais après ces choses il dit en lui-même : et si le Dieu je ne crains pas ni homme je n’ai d’égard,

v. 5 mais parce que cette veuve m’importune, je lui ferai justice, afin qu’à la fin elle ne vienne pas toujours m’importuner." »

Littéralement : du moins à cause du provoquer à moi de souci la veuve celle-là, je rendrai justice à elle, afin qu’à la fin elle n’importune pas moi.

v. 6 Le Seigneur dit alors : « Écoutez ce que vient de dire ce juge injuste.

Littéralement : Mais il dit le seigneur (kyrios) : écoutez quoi le juge d’injustice dit.

kyrios (seigneur)
La plupart du temps le terme est traduit par : Maître ou monsieur (monsieur provient de « mon seigneur »). Mais dans le monde grec l’expression a servi également à traduire l’hébreu Adonai, pour désigner Yahvé, le nom divin qu’on ne pouvait prononcer. Ainsi parle-t-on du Seigneur pour désigner Dieu dans l’Ancien Testament. Mais quand un narrateur du Nouveau Testament utilise Seigneur pour parler de Jésus lors de son ministère terrestre, il nous situe carrément après Pâques, dans le monde de la foi, car Jésus appartient désormais au monde de Dieu. Cette façon de parler est unique à Luc :
  • Luc 7, 13 « En la voyant, le Seigneur eut pitié d’elle et lui dit: "Ne pleure pas." »
  • Luc 7, 18-19 « Appelant à lui deux de ses disciples, Jean les envoya dire au Seigneur »
  • Luc 10, 1 « Après cela, le Seigneur désigna 72 autres et les envoya deux par deux en avant de lui dans toute ville et tout endroit où lui-même devait aller. »
  • Luc 10, 39 « Celle-ci avait une soeur appelée Marie, qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. »
  • Luc 10, 41 « Mais le Seigneur lui répondit: "Marthe, Marthe, tu te soucies et t’agites pour beaucoup de choses; »
  • Luc 11, 39 « Mais le Seigneur lui dit: "Vous voilà bien, vous, les Pharisiens! L’extérieur de la coupe et du plat, vous le purifiez, alors que votre intérieur à vous est plein de rapine et de méchanceté! »
  • Luc 12, 42 « Et le Seigneur dit: "Quel est donc l’intendant fidèle, avisé, que le maître établira sur ses gens pour leur donner en temps voulu leur ration de blé? »
  • Luc 13, 15 « Mais le Seigneur lui répondit: "Hypocrites! chacun de vous, le sabbat, ne délie-t-il pas de la crèche son boeuf ou son âne pour le mener boire?Luc 17, 5 « Les apôtres dirent au Seigneur: "Augmente en nous la foi." »
  • Luc 17, 6 « Le Seigneur dit: "Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous auriez dit au mûrier que voilà: Déracine-toi et va te planter dans la mer, et il vous aurait obéi! »
  • Luc 19, 8 « Mais Zachée, debout, dit au Seigneur: »
  • Luc 22, 61 « et le Seigneur, se retournant, fixa son regard sur Pierre. Et Pierre se ressouvint de la parole du Seigneur, qui lui avait dit: »
  • Luc 24, 3 « mais, étant entrées, elles ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus. »

Qu’est-ce que tout cela veut dire? Nous sommes devant Luc le théologien qui nous présente une catéchèse tirée de la parabole. Même si le tout est mis dans la bouche de Jésus, c’est Luc qui parle. Remarquez, cela n’enlève rien à la valeur et à l’inspiration de ce qui est dit.

v. 7 Et Dieu ne prendrait pas la défense de ses élus qui crient vers lui jour et nuit, alors qu’il montre sa patience envers eux?

Littéralement : Mais le Dieu ne ferait-il pas la vengeance des élus de lui les criant à lui jour et nuit, et il ne fait pas preuve de patience envers eux?

Mais Dieu?
Dans toute parabole, il y a une comparaison : comme... de même que... Or, il y a quelque chose d’un peu choquant à comparer Dieu avec un juge sans justice, sans scrupule, sans principe. C’est pourtant ce que nous avons ici : de même qu’un juge injuste a fini par rendre justice, ainsi Dieu, le juge du ciel, vous rendra justice. On aura compris qu’ici on entend dire : si un juge sans scrupule a pu rendre justice, à plus forte raison le Dieu du ciel, qui est bon, rendra-t-il justice. Quand on parcourt le Nouveau Testament, on note que très souvent les arguments de Jésus pour exhorter les gens à changer de comportement et à bien agir ne sont pas très élevés. C’est comme si Jésus considérait qu’il est inutile de faire appel au dépassement de soi ou toute forme d’utopie, mais faisait appel au gros bon sens, à notre côté pratique et terre à terre, et même à notre propre intérêt pour nous convaincre d’une nouvelle façon de faire. Par exemple :
  • Si des gens peuvent obtenir ce qu’ils veulent en étant effrontés et sans gêne, c’est ce que tu devrais faire quand tu pries (Lc 11, 5-8)
  • Pourquoi est-il inutile d’accumuler des richesses? Tu vas mourir et un autre aura ces richesses (Lc 12, 15.16-21)
  • Tu prends des précautions pour que les voleurs d’entrent pas chez toi. Pourquoi ne fais-tu rien face au jugement qui vient? (Lc 12, 39)
  • Les gens habiles s’arrangent pour se faire beaucoup d’amis avec des petits cadeaux pour bien planifier leur avenir et les imprévus. C’est ce que tu devrais faire avec ton argent pour avoir de bons appuis dans l’au-delà (Lc 16, 1-8)

La parabole elle-même est le reflet de la pédagogie de Jésus qui connaît le coeur humain et ne présuppose pas qu’il est mu par des motifs nobles. Son art, est de faire découvrir à travers des expériences communes et marquées par nos propres intérêts quelque chose de plus grand, qui est le monde de Dieu. C’est ce que nous fait bien sentir l’évangéliste Luc.

ekdikēsin (vengeance)
Nous avons traduit l’expression grecque, qui dit littéralement « faire vengeance », par « prendre la défense ». Car on peut deviner qu’il ne s’agit pas de présenter Dieu comme quelqu’un qui applique le « oeil pour oeil, dent pour dent », mais quelqu’un qui vient au secours des croyants en prière.

Au v. 7, Luc s’inspire de ce texte de l’Ancien Testament appelé l’Ecclésiastique ou Siracide 35, 17-23 (je souligne les thèmes communs) :

17 La prière de l’humble pénètre les nuées; tant qu’elle n’est pas arrivée il ne se console pas. 18 Il n’a de cesse que le Très-Haut n’ait jeté les yeux sur lui, qu’il n’ait fait droit aux justes et rétabli l’équité. 19 Et le Seigneur ne tardera pas, il n’aura pas de patience à leur égard, 20 tant qu’il n’aura brisé les reins des violents et tiré vengeance des nations, 21 exterminé la multitude des orgueilleux et brisé le sceptre des injustes, 22 tant qu’il n’aura rendu à chacun selon ses oeuvres et jugé les actions humaines selon les coeurs, 23 tant qu’il n’aura rendu justice à son peuple et ne l’aura comblé de joie dans sa miséricorde.

On aura noté les thèmes semblables : il s’agit du croyant qui persiste dans la prière tant qu’il n’a pas reçu une réponse de Dieu (tant que sa prière n’est pas arrivée il ne se console pas... il n’a de cesse que le Très-Haut n’ait jeté les yeux sur lui), et cette réponse sera l’exercice d’une véritable justice de la part de Dieu (qu’il n’ait fait droit aux justes et rétabli l’équité... tiré vengeance des nations... brisé le sceptre des injustes... tant qu’il n’aura rendu justice à son peuple). Le seul point que ne retient pas Luc chez le Siracide concerne l’impatience de Dieu; au contraire, il insistera sur la patience de Dieu comme nous le verrons plus bas. Malgré tout, ce texte du Siracide est important, car il nous aide à comprendre ce que l’homme en prière attend de Dieu : il n’attend pas un profit personnel ou une guérison quelconque, mais un monde nouveau où la justice règne, où les orgueilleux, les violents et les injustes sont éliminés. Cela s’apparente à l’utopie moderne d’un monde nouveau.

eklektōn (élus)
Pourquoi s’attarder à l’expression « les élus »? Le mot, utilisé comme substantif pour désigner les croyants, est unique chez Luc et n’apparaît nulle part ailleurs. Bien sûr, on l’utilisera pour désigner Jésus : « celui-ci est mon Fils, l’Élu » (Lc 9, 35); « qu’il se sauve lui-même, s’il est le Christ de Dieu, l’Élu » (Lc 23, 35). Mais jamais au pluriel pour désigner les croyants. Alors il faut se tourner vers les autres évangiles pour y voir un peu plus clair.
  • Marc 13, 20 « Et si le Seigneur n’avait abrégé ces jours, nul n’aurait eu la vie sauve; mais à cause des élus qu’il a choisis, il a abrégé ces jours. » (|| Matthieu 24, 22)
  • Marc 13, 22 « Il surgira, en effet, des faux Christs et des faux prophètes qui opéreront des signes et des prodiges pour abuser, s’il était possible, les élus. » (|| Matthieu 24, 24)
  • Marc 13, 27 « Et alors il enverra les anges pour rassembler ses élus, des quatre vents, de l’extrémité de la terre à l’extrémité du ciel. » (|| Matthieu 24, 31)

Comme nous avons pu le remarquer, le terme « élus » n’apparaît que dans un contexte apocalyptique de fin des temps et désigne ceux qui survivront au jugement final pour rejoindre le monde de Dieu. Le terme a été introduit par Marc que Matthieu s’est contenté de reprendre presque mot à mot. Aussi, il faut donner le même sens au mot « élus » chez Luc, et donc les élus qui prient jour et nuit sont ceux qui attendent le jugement final et le rétablissement de toutes choses dans le monde de Dieu.

boōntōn (ils crient)
Le mot « crier » est très peu fréquent. Il est utilisé en deux occasions chez les autres évangiles, lorsqu’on cite Isaïe, une voix qui crie dans le désert, pour décrire la prédication de Jean Baptiste (Mc 1, 3 || Mt 3, 3 || Lc 3, 4 || Jn 1, 23), et à la croix quand Jésus lance un grand cri avec les mots : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » (Mc 15, 34 || Mt 27, 46). L’exception est chez Luc qui l’utilise à trois autres reprises, dans la scène où un homme lance un cri à Jésus pour qu’il se penche sur son enfant unique qui est épileptique (Lc 9, 38), dans le récit de l’aveugle de Jéricho qui lance un cri à Jésus pour qu’il ait pitié de lui, enfin ici dans cette péricope que nous sommes à analyser. Deux points se dégagent de notre analyse. Premièrement, il y a une forme de violence dans ce type de cri; il ne s’agit plus d’une simple prière de demande, mais plutôt d’un immense hurlement. Cette intensité est prolongée par la mention que cette prière est exprimée jour et nuit. Deuxièmement, la fréquence de son utilisation par Luc nous donne l’indice que nous sommes devant une composition du troisième évangéliste. Nous l’avions mentionné au début avec son utilisation de l’expression Seigneur, mais d’autres indices nous conduisent dans la même direction.

makrothymei (il fait preuve de patience)
Dans quel sens faut-il interpréter cette patience de Dieu? Dans tous les évangiles, c’est la seule fois où on a ce verbe avec Dieu comme sujet. La clé nous est donné par la 2e lettre de Pierre : « Le Seigneur ne retarde pas l’accomplissement de ce qu’il a promis, comme certains l’accusent de retard, mais il use de patience (macrothymeô) envers vous, voulant que personne ne périsse, mais que tous arrivent au repentir » (3, 9). Nous avons ici un écho d’un problème rencontré par les premières communautés chrétiennes : Jésus avait promis la venue du Fils de l’Homme pour bientôt, et voilà que les choses tardent et les chrétiens s’impatientent du retard de la Parousie; l’épitre de Pierre dit explicitement que « certains l’accusent de retard ». Et comment justifie-t-on ce retard? Ce retard, nous dit Pierre, est un temps « de patience » de la part de Dieu pour donner aux gens le temps de se « repentir » ou de se convertir. Il continue en disant : « Il viendra, le Jour du Seigneur, comme un voleur... quels ne devez-vous pas être par une sainte conduite et par les prières, attendant et hâtant l’avènement du Jour de Dieu... Ce sont de nouveaux cieux et une terre nouvelle que nous attendons selon sa promesse, où la justice habitera » (10-13). Nous aurons la même perception chez Paul (voir Rm 2, 4; 9, 22; 1 Tm 1, 16). Ainsi, il faut interpréter le v.7 de Luc dans le même contexte : le retard de la Parousie, donc de ce monde nouveau plein de justice s’explique par le désir de Dieu de donner le temps qu’il faut aux gens pour évoluer et se laisser transformer.

v. 8 Je vous assure : il prendra promptement leur défense. Cependant, quand il viendra, le Nouvel Adam trouvera-t-il la foi sur la terre? »

Littéralement : Je dis à vous qu’il fera la vengeance d’eux en promptitude (tachei). Toutefois, le fils de l’homme étant venu est-ce qu’il trouvera la foi sur la terre?

tachei (promptitude)
Luc reprend ici le texte du Siracide, présenté plus haut, et qui disait : « Et le Seigneur ne tardera pas... tant qu’il n’aura rendu justice à son peuple » (Si 35, 19-23). Dans le Nouveau Testament, l’expression « promptement » appliquée à une action explicite ou implicite de Dieu, se situe toujours dans un contexte apocalyptique de la venue prochaine de la Parousie : « Le Dieu de la paix écrasera bien vite (taxos) Satan sous vos pieds » (Rm 16, 20); « Révélation de Jésus Christ: Dieu la lui donna pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt (taxos) » (Ap 1, 1); « le Seigneur Dieu, qui inspire les prophètes, a envoyé son Ange pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt (taxos) » (Ap 22, 6). Tout cela confirme que la réponse à la prière des croyants concerne la venue de ce monde nouveau à la fin des temps.

est-ce qu’il trouvera la foi sur la terre?
Nous avons enfin l’enjeu de l’enseignement de Jésus. Que se passerait-il si les gens perdaient la foi? Bien sûr, il n’y aurait pas de changement du côté de Dieu : il a promis d’intervenir pour qu’advienne le monde nouveau et il est fidèle à ses promesses. Le problème est du côté de l’homme. En ne croyant plus que ce monde viendra, les être humains seraient non seulement incapable de reconnaître l’arrivée presqu’imperceptible de ce monde, mais cesseraient d’y travailler. Comme il semble que Dieu n’agit qu’à travers les êtres humains, ce monde nouveau risque de ne plus venir. On comprend maintenant tout le sens de la prière : la prière est ce qui nous transforme de jour en jour pour que nous épousions les visées de Dieu; la prière est ce qui nous permet de continuer à croire à ce monde nouveau et d’y travailler. Bref, la prière concerne moins la demande de choses extérieures à nous, mais plutôt la demande d’une transformation de notre être pour travailler à un monde tel que voulu par Dieu. Chaque jour, nous sommes appelés à devenir l’homme nouveau, à l’exemple du Nouvel Adam. La prière y joue un rôle fondamental.

  1. Analyse de la structure du récit

    La structure du récit est très simple.

    1. Introduction
      -Le narrateur explique la raison pour laquelle il raconte l’histoire qui vient : c’est une exhortation à prier sans cesse sans se décourager v. 1

    2. Histoire de la veuve et du juge
      -Présentation du juge : un homme qui se fiche de tout le monde v. 2
      -Présentation de la veuve : une femme qui se rend régulièrement chez le juge pour avoir gain de cause avec son litige v. 3
      -Réaction du juge : exaspéré de la constance de la veuve, il décide de régler l’affaire v. 4-5

    3. Application de cette histoire
      -Si un juge injuste a fini par écouter la veuve, à plus forte raison Dieu soutiendra ceux qui sont destinés au monde qui vient, pendant cette période de préparation v. 6-7

    4. Interpellation
      -v.8 Même si le soutien de Dieu est assuré, les élu y croiront-ils jusqu’à la fin?

  2. Analyse du contexte

    Notre texte appartient à la 2e partie du ministère de Jésus chez Luc qui va de 9, 51 à 19, 28. Cette partie se caractérise par le fait que Jésus se met en route pour Jérusalem et, au cours de cette route, il donne une suite d’enseignements à ses disciples, avant de mourir. On y trouve beaucoup de matériel propre à Luc, absent chez les autres évangélistes.

    Il est très difficile de découper le contexte immédiat, car Luc regroupe artificiellement certaines scènes dont la séquence logique n’est pas évidente. Néanmoins, nous proposons le regroupement suivant, encadré par la mention que Jésus est en route vers Jérusalem : Luc 17, 11 – 18, 34. Nous avons mis en caractère gras certains thèmes communs.

    « Or, comme Jésus faisait route vers Jérusalem, il passa à travers la Samarie... » Luc 17, 11

    • Guérison des dix lépreux 17, 11-19
      • Prière des dix lépreux pour que Jésus aie pitié d’eux
      • Les lépreux sont guéris en chemin vers Jérusalem
      • Un seul y reconnaît l’action de Dieu et revient vers Jésus
      • Pour Jésus, c’est la foi qui a transformé ce dernier

    • La venue du Règne de Dieu 17, 20-21
      • Les Pharisiens posent une question à Jésus sur le moment de la venue du Règne de Dieu
      • Réponse de Jésus : ce Règne est déjà à l’oeuvre

    • Le Jour du Fils de l’homme 17, 22-37
      • La période qui vient s’annonce difficile alors que le Fils de l’homme s’apprête à souffrir et à être absent
      • Son retour sera imprévisible tout comme le furent les événements entourant Noé et Lot
      • Lors de ce retour, il est inutile d’essayer de se rendre quelque part, ou de s’accrocher à ses affaires et même à sa propre vie : Dieu saura trouver ses élus

    Parabole du juge et de la veuve 18, 1-8
    • Annonce d’une histoire sur l’importance de persévérer dans la prière
    • Récit d’un juge injuste et d’une veuve
    • Interpellation sur la foi lors de la venue du Fils de l’homme

    • Parabole du Pharisien et du percepteur d’impôts 18, 9-14
      • La parabole s’adresse à ceux qui s’imaginent être justes et méprisent les autres
      • Récit de deux types de prière, celle du Pharisien et celle du percepteur d’impôt
      • Résultat des deux types de prière selon Jésus : seule la prière du percepteur a eu son plein effet devant Dieu

    • L’exemple des enfants 18, 15-17
      • Les disciples s’opposent aux gens qui apportent leur bébé pour que Jésus lui touche
      • Jésus les réprimande, car les enfants représentent la seule façon d’accueillir le Règne de Dieu

    • Renoncer aux richesses pour entrer dans le Royaume 18, 18-30
      • Un notable interroge Jésus sur l’agir requis pour entrer dans le Royaume
      • Jésus résume les commandements du décalogue
      • Puis Jésus l’invite à laisser toutes ces richesses pour le suivre
      • S’adressant aux disciples, il rappelle que quiconque délaissera les richesses à cause du Royaume héritera de la vie éternelle

    • Dernière annonce de la passion 18, 31-34
      • À l’approche de Jérusalem, Jésus rappelle ce qui l’attend : les outrages, la mort et sa résurrection

    « Or, comme il approchait de Jéricho... » Luc 18, 35

    • Le bloc que nous avons découpé touche à certains thèmes abordés dans la parabole de la veuve et du juge : nous sommes dans un contexte du Règne de Dieu et du retour du fils de l’homme, et on y discute sur la bonne attitude pour s’y préparer et accueillir ce Règne, et en particulier sur la prière dans la foi.

    • Notre parabole de la veuve et du juge partage un même thème avec l’histoire du Pharisien et du percepteur d’impôt qui suit, celle de la prière, i.e. la bonne façon de prier.

    • Quel éclairage jette donc le contexte sur notre parabole? Il nous confirme dans l’idée qu’il faut lire ce récit de Luc dans le contexte du départ imminent de Jésus. Ce dernier chemine vers Jérusalem. Par son enseignement tout au long de ce chemin, il invite ses disciples à vivre à leur tour un certain cheminement et à se préparer à vivre son absence dans la foi. S’ils ont vraiment la foi, ils continueront à attendre la venue du Règne de Dieu sans se décourager. S’ils ont vraiment la foi, ils sauront qu’ils ont besoin de réorienter chaque jour leur vie comme le percepteur d’impôt, qu’ils doivent se délester de leurs possessions, et qu’ils peuvent compter sur le soutien constant et gratuit de Dieu, à l’image des enfants, et ne doivent jamais se décourager comme la veuve.

  3. Analyse des parallèles

    Il n’existe aucun parallèle de cette parabole chez les autres évangiles. Mais au sein même de l’évangile selon Luc, il existe une autre parabole qui lui est semblable, i.e. qui porte sur la prière et met en scène quelqu’un qui insiste pour obtenir ce qu’il veut : le récit de l’homme effronté. On retrouve même trois expressions identiques qui ont été soulignées.

    Lc 11, 5-8 : l’ami effronté Lc 18, 5-8 : la veuve persévérante
    5 Il leur dit encore:
    "Si l’un de vous, ayant un ami,
    s’en va le trouver au milieu de la nuit, pour lui dire:
    Mon ami, prête-moi trois pains,
    6 parce qu’un de mes amis m’est arrivé de voyage
    et je n’ai rien à lui servir,
    7 et que de l’intérieur l’autre réponde:
      
    2 "Il y avait dans une ville un juge qui ne craignait pas Dieu et n’avait de considération pour personne.
    3 Il y avait aussi dans cette ville une veuve qui venait le trouver, en disant:
    Rends-moi justice contre mon adversaire!

    4 Il s’y refusa longtemps. Après quoi il se dit:

    Ne me cause pas de tracas (grec : parechein moi kopon); maintenant la porte est fermée, et mes enfants et moi sommes au lit; je ne puis me lever pour t’en donner; 8 je vous le dis, même s’il (grec : ei kai) ne se lève pas pour les lui donner en qualité d’ami, il se lèvera néanmoins à cause de (grec : dia ge) son impudence et lui donnera tout ce dont il a besoin." Même si (grec : ei kai) je ne crains pas Dieu et n’avoir de considération pour personne, 5 néanmoins, parce que (grec : dia ge) cette veuve me cause des tracas (grec : parechein moi kopon), je vais lui rendre justice, pour qu’elle ne vienne pas sans fin me rompre la tête."

    • À part les trois expressions identiques, les deux paraboles comportent une réalité semblable : une personne veut obtenir quelque chose dans des circonstances difficiles (au milieu de la nuit auprès de quelqu’un endormi avec sa famille dans le premier cas, auprès d’un juge qui n’a aucun intérêt pour la justice dans le deuxième cas). Les deux paraboles sont utilisées par Jésus pour établir un argument a fortiori : si des êtres humains finissent pas succomber à la demande, combien plus Dieu répondra aux croyants en prière.

    • Ces deux paraboles jumelles propres à Luc proviennent probablement d’une même source. Toutes les deux soutiennent l’importance de prier, et prier avec audace, sans se lasser. L’évangéliste a inséré ces deux paraboles à deux endroits différents dans cette marche de Jésus vers Jérusalem. Dans le premier cas (11, 5-8), l’accent est sur la prière comme écoute de la parole de Dieu (scène de Marthe et Marie qui précède, béatitude « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et l’observent! » qui suit), dans le deuxième cas (18, 1-8) l’accent est sur la prière comme soutien dans l’attente du retour du Fils de l’homme et dans la réorientation de sa vie pour se préparer au Règne de Dieu qui vient.

  4. Intention de l'auteur en écrivant ce passage

    • L’évangile selon Luc a été écrit probablement autour de l’an 80 ou 85, au premier siècle. Cette date est importante pour comprendre notre passage. Car elle se situe à mi-chemin entre la période où l’épître aux Corinthiens a été écrite vers l’an 56, et la période où la deuxième épître de Pierre a été composée vers l’an 125; dans le premier cas, Paul attend pour bientôt le retour du Seigneur (voir 1 Co 15, 51-53), dans le deuxième cas l’auteur de la deuxième lettre de Pierre se fait écho des chrétiens qui s’impatientent du retard de la Parousie (2 P 3, 9). Ainsi, au cours de cette période où Luc écrit son évangile, l’attente du retour du Seigneur est encore présente, mais on perçoit déjà des signes de lassitude. Ainsi, doit-il interpeller les chrétiens qui désespèrent de ce retour du Seigneur (Et il leur disait une parabole sur ce qu’il leur fallait prier sans cesse et ne pas se décourager 18, 1; Mais le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre? 18, 8). Il doit expliquer la signification de cette attente si longue en parlant d’une période de patience de la part de Dieu pour laisser aux gens le temps de réorienter leur vie et d’accueillir l’évangile de tout leur être (Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit, tandis qu’il patiente à leur sujet! 18, 7). Voilà le cadre dans lequel il faut lire notre passage de Luc pour comprendre son intention.

    • Ce passage, comme nous l’avons souligné, s’insère dans cette longue marche de Jésus vers Jérusalem où il livre en quelque sorte son testament et prépare ses disciples à sa mort prochaine, et donc à son absence. Comment doivent-ils se comporter alors qu’il ne sera plus là? Et l’un des points que veut aborder Luc est que Dieu continue à agir pendant cette période d’absence, et que cela constitue un moment unique pour les chrétiens pour voir leur vie transformée par l’évangile, et ainsi préparer ce monde nouveau annoncé par Jésus. Mais il y une condition à tout ça : les chrétiens doivent continuer à croire à la venue de ce monde nouveau, et prier pour avoir le soutien nécessaire à cette transformation personnelle. Et pour soutenir son point, Luc fait appel à une version d’un récit qui pourrait remonter à Jésus où une veuve obtient gain de cause en raison de sa persévérance. Le but est d’assurer les chrétiens que Dieu veut ce monde nouveau, et qu’il soutiendra tous ceux qui s’y préparent. Mais construire ce monde prend du temps, et seule la foi nous permet de persévérer malgré l’adversité.

    • Pour comprendre la perspective de Luc, il faut relire ce passage de la première épître aux Corinthiens (15) alors que Paul évoque la fin des temps. Soulignons ce qui nous intéresse ici :
      21 Car, la mort étant venue par un homme, c’est par un homme aussi que vient la résurrection des morts. 22 De même en effet que tous meurent en Adam, ainsi tous revivront dans le Christ. 23 Mais chacun à son rang: comme prémices, le Christ, ensuite ceux qui seront au Christ, lors de son Avènement. 24 Puis ce sera la fin, lorsqu’il remettra la royauté à Dieu le Père, après avoir détruit toute Principauté, Domination et Puissance. 25 Car il faut qu’il règne jusqu’à ce qu’il ait placé tous ses ennemis sous ses pieds. 26 Le dernier ennemi détruit, c’est la Mort; 27 car il a tout mis sous ses pieds. Mais lorsqu’il dira: "Tous est soumis désormais", c’est évidemment à l’exclusion de Celui qui lui a soumis toutes choses. 28 Et lorsque toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même se soumettra à Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous.

    • Il faut se rappeler que Luc a été le compagnon de Paul. Or, pour Paul, la période que nous vivons en est une de lutte contre les forces du mal. Bien sûr, dans le passage cité, c’est Dieu qui mène cette lutte du ciel, mais il faut comprendre qu’il le fait à travers nous. En citant le psaume 110, 1 (Oracle de Yahvé à mon Seigneur: "Siège à ma droite, tant que j’aie fait de tes ennemis l’escabeau de tes pieds".), Paul entend décrire la signification du monde présent en attendant la Parousie. On peut penser que Luc partage la même perspective d’un combat colossal contre le mal, et c’est dans ce sens qu’il faut interpréter ce temps de la patience de Dieu dont il parle.

    • S’il fallait résumer en une phrase l’intention de Luc, nous pourrions dire qu’il s’adresse à la communauté chrétienne en disant : pourquoi hésitez-vous à prier et à travailler avec persévérance à ce monde nouveau malgré les obstacles et le fait qu’il tarde à venir, quand vous savez que Dieu est le premier à le vouloir?

  5. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

    1. Suggestions provenant des différents symboles du récit

      • Le premier symbole est celui de la prière persévérante. Nous pouvons exploiter l’idée qu’il y a des gens qui sont capables de persévérance et de ne jamais lâcher, ce qu’on appelle aujourd’hui des gens résilients qui ont la capacité de rebondir malgré l’épreuve. Pourquoi certains lâchent-ils au premier obstacle ou quand le temps s’étire, alors que d’autres maintiennent le cap sans broncher? Quels sont les facteurs en cause?

      • La parabole nous présente deux figures intéressantes dans celle du juge non intéressé par la justice et d’une veuve qui se bat sans lâcher. Derrière la figure du juge on peut voir le phénomène de la corruption dans notre monde. Derrière la veuve on peu voir les gens sans moyens financiers et sans appuis sociaux qui n’ont que leur courage et leur foi pour se battre. Il semble que le temps joue en leur faveur, pourvu qu’ils soient persévérants.

      • La comparaison de Dieu avec la parabole soulève une question cruciale : comment pouvons-nous imaginer que Dieu ne vient pas à notre secours? Qu’est-ce qui nous empêche d’y croire ou rend difficile cette foi? Cela pose une autre question : ce que nous désirons est-il ajusté à ce que Dieu veut nous donner? Ne vivons-nous pas la terrible difficulté de voir le monde et notre vie comme Dieu le voit? Ne risquons-nous pas d’être très déçus tant que notre prière ne reflètera pas Sa manière de voir les choses?

      • L’évangile parle du temps de la patience de Dieu. Quelle est notre perception du monde présent? Quel sens donnons-nous à l’aventure humaine? Quel est exactement notre rôle? Pour Luc, il s’agit d’un temps où on réoriente sa vie constamment pour s’ajuster à ce monde nouveau que Dieu prépare.

      • L’évangile se termine avec une interpellation sur notre foi. Par définition, croire c’est voir l’invisible, i.e. voir le monde avec les yeux de Jésus de Nazareth et d’avoir une confiance totale en ce qu’il a dit. Où nous situons-nous dans tout ça?

    2. Suggestions provenant de ce que nous vivons actuellement

      Notre réflexion peut être guidée d’abord par des événements que nous vivons et sur lesquels nous essayons de projeter le passage évangélique.

      • Il se passe peu de semaines où on ne découvre pas des cas de corruption en politique fédérale ou municipale. Il semble que ce soit un phénomène aussi vieux que la prostitution. Que faire? Puisqu’il y en aura toujours, devons-nous baisser les bras? Pourquoi devrions-nous lutter pour assainir les choses? L’évangile de ce jour peut-il jeter un peu de lumière?

      • Le phénomène de l’immigration est universel. Plusieurs pays sont confrontés à l’intégration de cultures et de religions différentes. Comment respecter la diversité et les droits humains? Comment assurer en même temps l’identité et l’intégrité nationale? Sans apporter de réponse, l’évangile de ce jour peut-il fournir un cadre de réflexion?

      • Comment intervenir devant l’état catastrophique d’un pays comme la Syrie où le risque de guerre civile est constant, où l’état massacre son peuple, mais où les rebelles veulent imposer la sharia avec tout ce que cela veut dire. L’évangile parle de prier sans se décourager? Est-ce là la solution?

      • Des couples de notre entourage ont entamé des procédures de séparation, ce qui pave la voie plus tard au divorce. Pour l’instant, il n’existe pas de solutions raisonnables à part la prise de distance, même si tous les partenaires sont de bonne volonté. Notre passage d’évangile a-t-il quelque chose à dire?

      • Les États-Unis connaissent un moment de crise en raison de l’affrontement entre partisans d’un gouvernement qui prend en charge les plus démunis et ceux pour qui le gouvernement est un monstre qu’il faut réduire au minimum. Bien sûr, le passage de ce jour ne propose pas de réponse. Mais peut-il offrir un cadre sur la façon d’aborder la question?

 

-André Gilbert, Gatineau, octobre 2013