|
Qu'est-ce qu'actualiser les évangiles
Pour répondre à cette question, je préfère dabord adopter une approche négative : les commentaires dévangile qui ne sont pas des actualisations. Il y a, à mon avis, deux approches qui ne sont vraiment pas des actualisations de lévangile.
Une simple reprise de la scène de lévangile
Il est bien de reprendre certains gestes ou paroles de Jésus pour les mettre en lumière, pour mieux comprendre ce quils signifient. Par exemple, on pourra dire quelque chose comme ceci en lisant le récit de la passion :
Jésus, dont nous savons déjà quil est le Fils de Dieu, donne ici le témoignage ultime de sa participation totale à notre condition humaine. Il ne sest pas dérobé devant nos souffrances et notre mort. Il fallait que saccomplisse lÉcriture, précise-t-il, et la volonté bienveillante de son Père des cieux. Dans lhumilité, la patience, Jésus choisit dêtre parfaitement fidèle à lamour du Père quil a mission de révéler à tous. (Spiritualité 2000)
On ne peut actualiser lévangile si on ne comprend pas bien ce qui est écrit. Mais ici, il y a un piège à éviter : oublier que nous sommes devant lécrit dun auteur qui nous présente une catéchèse, et non le reportage dun journaliste racontant ce quil a vu et entendu. Il est alors important de bien connaître la théologie de Marc, Matthieu, Luc et Jean, et dans quel contexte ces évangiles ont été écrits. Par exemple, Marc a probablement écrit initialement son évangile pour les chrétiens qui vivaient une période noire de grande persécution, et alors lévangéliste met laccent sur le fait quon ne peut comprendre Pâques, si on ne comprend pas dabord la souffrance, lopposition et la mort, si bien que son Jésus vivra une grande détresse au point de reprendre le psaume 22 : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi mas-tu abandonné? ».
Mais si comprendre le passage évangélique est le point de départ de lactualisation, il nest pas suffisant : il manque la situation contemporaine que ce passage peut éclairer.
Utiliser un passage dévangile pour soutenir un point théologique
Cest typique des documents pontificaux dagrémenter leur affirmation de citations scripturaires. Prenons par exemple Amoris Laetitia du pape François.
LÉvangile nous rappelle également que les enfants ne sont pas une propriété de la famille, mais quils ont devant eux leur propre chemin de vie. Sil est vrai que Jésus se présente comme modèle dobéissance à ses parents terrestres, en se soumettant à eux (cf. Lc 2, 51), il est aussi vrai quil montre que le choix de vie en tant que fils et la vocation chrétienne personnelle elle-même peuvent exiger une séparation pour réaliser le don de soi au Royaume de Dieu (cf. Mt 10, 34-37 ; Lc 9, 59-62). Qui plus est, lui-même, à douze ans, répond à Marie et à Joseph quil a une autre mission plus importante à accomplir hors de sa famille historique (cf. Lc 2, 48-50). (#18)
On se sert de lévangile non pas pour lactualiser, mais pour montrer quelle est en accord avec le point quon entend soutenir, et qui, au point de départ, ne provient pas de lévangile. Ce nest pas mauvais, mais ce nest pas de lactualisation dévangile.
Dans cette ligne, certains vont jusquà utiliser certains mots ou certaines phrases de lévangile pour soutenir certaines idées personnelles. Leur point de départ, cest une façon de voir une situation contemporaine, et lévangile na dautre intérêt que de soutenir leur point de vue. Un exemple typique concerne la question du divorce, où on va chercher la phrase de Mt 19, 6 : « ce que Dieu a uni, lhomme ne doit point le séparer », sans essayer de comprendre la signification que lui donne Matthieu, le contexte dans lequel cela est dit, et pourquoi la communauté chrétienne a introduit des exceptions, i.e. le cas de promiscuité (Mt 19, 9), ou quand la paix nest plus possible (1 Corinthiens 7, 15).
Actualiser les évangiles
Comme le suggère le verbe « actualiser », il y a deux éléments dans lactualisation : ce que cherche à dire lévangile, et notre situation contemporaine. Et lart de lactualisation, cest de faire le pont entre les deux. Et cest un art difficile, car il faut, dune part, bien comprendre le point de vue de lévangéliste, et, dautre part, bien comprendre ce qui se passe aujourdhui et bien linterpréter. À mon avis, il y a deux approches possibles.
- Partir du récit évangélique et de ses symboles
Cette approche était privilégiée par le bibliste Xavier-Léon Dufour dans des cours que jai eu le privilège de suivre à Paris en 1982. Il faut dabord bien comprendre lévangéliste. Voilà pourquoi japplique la méthode rigoureuse de lexégèse scientifique,
- analysant chaque mot grec, le comparant aux autres occurrences du mot, repérant ce que lauteur a emprunté à la tradition,
- ce quil a ajouté de son cru pour imposer sa compréhension de choses (son vocabulaire typique),
- comment il a structuré son récit (étude de sa structure),
- léclairage quil donne à son récit par la façon dont il linsère dans son oeuvre (étude du contexte proche et éloigné),
- et enfin, comment il se distingue des autres évangélistes en reprenant une tradition semblable (étude des parallèles).
Tout cet effort vise un seul but : préciser lintention de lévangéliste en écrivant ce texte.
Une fois quon a une bonne compréhension de ce que lévangéliste a voulu dire, il reste une tâche colossale : comment faire le pont avec notre période moderne. Noublions pas : ce sont des récits écrits il y a plus de deux milles ans, dans un contexte différent du nôtre, faisant face à des problèmes qui leur étaient particuliers? Et la solution nest pas de se contenter de dire, comme le font certains prédicateurs après la lecture du récit évangélique : « Aujourdhui, le Seigneur nous dit... »; ou encore : « La leçon de ce récit... ». Ces prédicateurs ne font pas de lactualisation, ils font de la morale.
Par exemple, jai le souvenir dun prêtre en paroisse qui concluait ainsi le récit des dix lépreux, dont un seul rendit gloire à Dieu (Luc 17, 11-19) : « Dans la vie, il faut savoir dire merci ». Comment peut-on imaginer quun évangéliste voudrait nous donner simplement une leçon de bienséance? Heureusement, les prédications habituelles sont plus profondes que cela, comme le montre lexemple suivant :
Désormais ils seront pour nous des valeurs gagnantes (lattitude de Jésus devant sa mort), ces moments si difficiles de notre vie. Nous pouvons y voir un chemin de vie, dans la fécondité dune vie damour, dune vie donnée, vie offerte qui sauve le monde. Le Christ nous attire ainsi vers lui dans son amour extrême. Il nous entraîne avec lui vers le Père pour que nous puissions vivre avec lui nous aussi dans la gloire du Père, en sa maison, pour toujours (Spiritualité 2000)
Même si cette exhortation est très spirituelle, elle nen constitue pas pour autant de lactualisation.
Attention à notre langage
Actualiser signifie quon apporte un éclairage nouveau sur une situation contemporaine. Cela signifie dabord quon est plongé dans le monde daujourdhui, quon comprend son langage et ses problèmes, quon est sensible au drame qui sy joue et quon saisit bien les enjeux. Car on ne peut faire le pont entre la période des premières communautés chrétiennes et celle daujourdhui si on ne parle pas le langage de la culture actuelle. Cest ici une pierre dachoppement pour beaucoup de chrétiens : on est tellement marqué par le langage religieux quon est incapable de nommer les choses autrement.
Jai le souvenir dune conversation avec Marie-Dominique Chenu, ce dominicain qui a joué un rôle important au concile Vatican II, en particulier dans la Constitution pastorale sur léglise dans le monde de ce temps (Gaudium et Spes), qui avait composé une lettre adressée au monde daujourdhui au nom de lÉglise, et qui avait vu cette lettre édulcorée par une commission dévêque; « ces cochons dévêques, ma-t-il confié, ulcéré, ils ont foutu mon gosse dans leau bénite ». On ne peut actualiser en se cantonnant dans le langage religieux, pieux ou théologique.
Une autre conversation il y a plusieurs années me monte à lesprit, celle avec mon prof dallemand à luniversité de Munich, un résident américain vivant en Californie avec un groupe de méditation transcendantale : alors que cet homme était en recherche, tenté par les écrits ésotériques et connaissant ma formation biblique, me posa des questions sur linspiration des livres saints. Pensant bien faire, jai répondu en parlant de lEsprit Saint; jétais incapable de sortir du langage religieux. Éberlué, lhomme me demanda de quoi je parlais.
La valeur du langage symbolique
Cest ici que le langage symbolique vient à la rescousse : il permet non seulement de faire le saut entre le passé lointain et les temps modernes, mais il permet dutiliser un langage universel. Prenons lexemple de Matthieu 23, 1-12 où Jésus invective les scribes et Pharisiens, les accuse de surcharger les gens dobligations, et conclut en invitant les gens à éviter de se faire appeler « maître », « père » ou « leader », et à plutôt à se faire serviteur les uns des autres. Plusieurs symboles apparaissent dans ce passage :
- il y a le symbole de « lexpert » que représentent les scribes et les Pharisiens, et qui fait écho à tous les experts du monde moderne (quand on est un expert, on a des connaissances uniques sur lesquelles les autres se fient)
- il y a aussi le symbole des « obligations », qui ne sont pas nécessairement les mêmes au cours de deux milles ans dhistoire (celles que nous imposent naturellement la vie, comme celles qui nous sont particuliers, comme le soin des enfants)
- Les « signes religieux » représentent des symboles puissants, autrefois dans le monde juif il pouvait sagir des phylactères ou des franges au bas du vêtement, aujourdhui il peut sagir du crucifix ou dune église ou dune synagogue ou dune mosquée
- La « place dhonneur » appartient également au monde des symboles importants. Si au temps de Jésus pouvoir sasseoir à la première place à la synagogue ou être salué sur une place publique constituait une place dhonneur, aujourdhui devenir maire, ou sénateur ou ministre ou juge, recevoir le prix Nobel ou le prix Goncourt relèvent de la place dhonneur
- À linverse, le rôle de « serviteur » est également un symbole évocateur qui prend des dimensions différentes selon les époques, les situations et les âges de la vie. Quelquun comme Paul se considérait comme un serviteur de la Parole, tout comme « Médecins sans frontières » se considèrent comme serviteurs de lhumanité dans les zones de détresses, ou comme une maman se considère servante de son enfant handicapé afin quil grandisse comme les autres
Ainsi, le langage symbolique permet de faire un saut de deux mille ans. Mais attention! Il ne faut pas oublier ce que lévangéliste cherche à dire en parlant, par exemple, de lexpert, et se mettre à étaler notre propre vision de lexpert; notre rôle est de traduire en termes contemporains ce que lévangéliste disait à sa propre communauté. Il y a deux mille ans, dans le milieu juif, la loi a pu devenir une fin en soi, et les experts sen sont servis pour se faire valoir ou garder leurs privilèges, et non pas pour aider les gens à mieux vivre et à grandir. Et aujourdhui, on peut identifier des situations similaires, quil sagisse des lois religieuses ou civiles. Tant quon na pas fait cette identification, on ne peut faire de lactualisation.
- Partir de ce que nous vivons ou dune situation contemporaine
Tout en faisant le travail danalyse pour comprendre ce que lévangéliste voulait dire, on peut se servir comme point de départ de notre réflexion un événement contemporain, une situation qui nous est proche ou que nous venons de vivre. Prenons encore une fois lexemple de Matthieu 23, 1-12. Au moment où je réfléchissais sur cet évangile, voici deux événements qui ont retenu mon attention :
- La Catalogne se préparait à faire un référendum sur son indépendance, amenant le gouvernement central a déclaré illégal ce geste, et à recourir aux forces de lordre pour lempêcher. Cela ma interrogé : dans une situation comme celle-là, quelle est la valeur et la sagesse de simplement avoir recours à une loi? Ny a-t-il dautres voies plus productives? Dans un tel contexte, quel éclairage jette lévangile de Matthieu qui parle justement du rôle de la loi, et quand elle peut être destructrice ou productive?
- Aux États-Unis, plusieurs membres du parti républicain essayaient de trouver des moyens pour réduire laccès à lavortement. Lun deux, un membre du Congrès de Pennsylvanie, un ardent promoteur Pro-Vie, sest fait prendre à demander à sa maîtresse dinterrompre sa grossesse après une affaire extraconjugale. Que signifie le fait quune loi ne sapplique quaux autres, et non à soi-même? Pourquoi vouloir une loi quon napplique pas à soi-même? Paradoxalement, nest-ce pas une loi qui est loin de la vie, tout comme en témoigne Matthieu 23, 1-12.
Un évangile séculier?
Certains pourront se sentir déroutés par mon approche et parleront dun évangile séculier. Cest se méprendre sur le rôle de la foi et de lévangile. Permettez-moi encore une fois de citer Marie-Dominique Chenu o.p. qui ma dit un jour : « Le Christ nest pas venu pour sacraliser le monde, mais le sanctifier ». Cette distinction est essentielle.
- Dans un monde de sacré et de profane, la dimension religieuse est en quelque sorte autonome, avec ses propres règles, son langage, ses rites, et de manière parallèle, et la dimension profane a ses propres règles, son langage et ses rites; les deux dimensions sont indépendantes. Dans un tel monde, le religieux fait penser au monde politique : tout comme il y une ligne de parti à suivre, il y a un chef à qui plaire, il y a une hiérarchie à suivre, et des critères de succès très clairs et une reconnaissance conséquente, ainsi dans le monde religieux il y a des choses faire pour être en règle, il y a des gestes de piété à poser qui renforcent le sentiment dappartenance et son identité, il y a une vision du monde centré sur lau-delà, et il y la confiance dhériter de la promesse finale.
- Mais dire que le Christ est venu sanctifier le monde, cest refuser cette dichotomie : tout comme dans la scène du buisson ardent où Yahvé dit à Moïse : « Le lieu où tu te tiens est une terre sainte » (Exode 3, 5), ainsi le lieu où nous peinons chaque jour est un lieu saint, i.e. habité par le mystère infini quest Dieu; où que nous respirions, quoi que nous fassions, ce milieu est saint. Daprès les biblistes, Jésus aurait vécu environ 36 ans, étant né vers lan -6, deux ans avant la mort dHérode le Grand en lan -4, et exécuté probablement le 7 avril de lan 30, à la veille de lévénement rare où la Pâque juive tombe un sabbat. Or, sur 36 ans de vie, 33 ans et demie ont été passés dans lhumble hameau de Nazareth, à exercer le même métier que son père, appelé tektōn en grec dans les évangiles, traduit par bûcheron dans la Bible de Jérusalem et la Traduction OEcuménique de la Bible, et par charpentier dans la Nouvelle Traduction de la Bible. Peu importe la traduction, il sagit dun travailleur manuel qui touche à peu prêt à tout : le bois de charpente sil est impliqué dans la construction de bâtiment, mais plus souvent dans la sculpture du bois pour des objets de la vie courante ou leur réparation; le métal pour fabriquer des outils ou des objets liés au bâtiment, comme les serrures, ou encore des pièces dorfèvrerie; la pierre pour certains travaux de maçonnerie ou de gravure sur des stèles ou des sceaux. Cétait donc un homme à tout faire. Bien sûr, on peut imaginer quil a fréquenté la synagogue et a dû faire ses pèlerinages annuels au temple de Jérusalem, mais le coeur de sa vie était à fabriquer ou à réparer des objets, et cette vie est sainte, et cest là que se joue le drame humain. Séparer le religieux du profane, cest renier ce qua été Jésus, cest renier ce quon appelle dans lÉglise le mystère de lincarnation.
Conclusion
On prête à Karl Barth cette phrase : « Il faut lire lévangile dune main, et le journal de lautre ». Cest ça lactualisation. Et ce nest pas facile. On ne peut se contenter de belles phrases pieuses. Dune part, il faut accepter de se laisser mordre par la vie, dêtre blessé parfois par elle, doser pleurer ses morts, de faire en quelque sorte lexpérience de Jésus en croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi mas-tu abandonné? »; souvent, on recourt trop vite à la morphine de la consolation religieuse. Dautre part, il faut entrer en profondeur dans la pensée de lévangéliste quand il écrit à sa communauté entre les années 70 à 90, cherchant à éclairer le drame de leur communauté à laide dune tradition qui cherche à transmettre ce que Jésus a fait et dit. Ce mariage des deux passe par le pont du langage symbolique. Un évangile qui néclairerait pas notre drame quotidien du 21e siècle ne serait pas pertinent et mériterait dêtre archivé. Il est possible que lunivers soit là pour durer encore des milliards dannées, pour ne pas dire pour toujours, même si la durée de vie de notre soleil est de cinq milliards dannées, mais cest ma conviction que lhistoire humaine, pour réussir et porter tous ses fruits, doit passer par le même chemin que celui de Jésus de Nazareth, sil veut connaître sa Pâques. Doù toute la pertinence des évangiles.
|
|