Sybil 2005

Le texte évangélique

Matthieu 5, 38-48

38 Vous avez appris : œil pour œil, et dent pour dent. 39 Mais moi, je vous dit de ne pas riposter à celui qui est méchant. Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, présente-lui l’autre. 40 Et à celui qui veut t’amener en cour de justice pour saisir tes sous-vêtements, donne-lui aussi ton manteau. 41 Et si quelqu’un veut te forcer à faire un kilomètre, fais-en deux avec lui. 42 À celui qui demande, donne, à celui qui veut t’emprunter, ne lui tourne pas le dos.

43 Vous avez appris : Tu aimeras ton prochain et du détesteras ton ennemi. 44 Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous font du tort. 45 C’est ainsi que vous pourrez devenir les fils de votre Père du ciel qui fait briller son soleil tant sur les méchants que sur les bons, et donne la pluie tant aux justes qu’aux injustes. 46 De fait, si vous aimez seulement ceux qui vous aiment, en quoi vous vous distinguez? Les gens peu recommandables comme les percepteurs d’impôts ne font-ils pas aussi la même chose? 47 Et si vous saluez seulement les membres de votre famille, que faites-vous d’extraordinaire? Les païens ne font-ils pas la même chose? 48 C’est pourquoi apprenez à devenir des êtres accomplis comme votre Père céleste est un être accompli.

Des études

Encore une fois, tout réparer après du vandalisme


Commentaire d'évangile" - Homélie

Quelle attitude doit-on avoir envers ceux qui nous font du tort ?

Nous sommes en Ukraine1, dans la ville d’Izioum, à l’été 2022, qui vient de tomber aux mains des Russes après plusieurs mois de combat. Serhii Provilov et Yuri Slauta, des cousins, qui étaient demeurés terrés pendant tout le temps des combats, espèrent retrouver une vie quasi normale en voyant les soldats russes s’installer. Mais un soir, au début du mois d’août, des soldats sortent d’un camion blindé stationné devant la porte de la maison de Serhii. Deux soldats le trainent dans la cour arrière, pendant que les autres pillent sa maison. Puis, ils le battent en demandant où sont ses camarades et les munitions. Après l’avoir menacé avec un fusil pointé sur le front, ils lui assènent un violent coup de mitraillette dans le dos, lui brisant les côtes, avant de le traîner jusqu’au blindé. Puis, ils se présentent chez Yuri qu’ils forcent également à monter dans le blindé pour se rendre à la centrale de police d’Izioum convertie en centre de détention et salle de torture.

Des jours d’enfer attendent les deux hommes. Yuri est mis dans une cellule plongée dans l’obscurité totale dont le plancher est couvert d’excréments. L’odeur est si insupportable qu’il doit se couvrir avec un oreiller déchiré. Puis, on lui enfile une cagoule pour l’emmener dans un stand de tir où on l’attache à la chaîne pendue au milieu de la pièce et on lui brise les côtes en le frappant aux reins pendant presque deux heures. Par la suite, il est transféré au deuxième sous-sol, dans une cellule encore plus glauque que la première. Dans les ténèbres de sa geôle, les jours se confondent aux nuits, et il n’y a pas de lit, pas de savon, pas de papier de toilette. Yuri finit par perdre l’esprit, au point d’être près de mourir, et c’est alors qu’on le transfert à l’hôpital. Pendant ce temps, Serhii est au premier sous-sol, guère mieux traité. C’est en septembre 2022, après la reprise de la ville par les Ukrainiens, que leur histoire fut connue.

C’est dans ce contexte, où nous sommes confrontés au mystère du mal, que je vous propose de relire l’évangile de ce jour. Ce passage de Matthieu fait partie du sermon sur la montagne, présenté comme la charte de la vie chrétienne, où Jésus demande à son auditoire de dépasser l’attitude des Juifs pieux. Notre récit présente deux attitudes qu’il faut dépasser, d’abord celle où on se venge (œil pour œil) pour la remplacer par celle où on ne rend pas le mal pour le mal, puis celle où on déteste ses ennemis pour la remplacer par celle où on les aime et on prie pour eux. Examinons d’abord le premier dépassement. Nous sommes facilement d’accord pour reconnaître que le fait de se venger ne fait qu’amplifier le cycle du mal et ne résout rien. Comme le dit le dicton : haïr quelqu’un, c’est boire un poison en espérant que l’autre meurt. Mais il reste que les trois exemples donnés au premier dépassement font problème : si on te gifle sur la joue droite, présente l’autre; si on veut te prendre la base de tes vêtements, donne aussi tout le reste; si on veut t’obliger à quelque chose, fais le double. Nous sommes devant une exagération tout à fait orientale, comme lorsqu’on dit qu’une personne pèse une tonne, et ce serait ridicule de prendre les mots au pied de la lettre. Autrement, ce serait comme si un parent disait à un oncle : « Tu veux violer ma fille? Prends aussi la deuxième »; ou encore, ce serait comme dire à Vladimir Poutine : « Tu veux l’Ukraine? Prends aussi les pays baltes et la Moldavie ». C’est évident que ce n’est pas cela qui nous est demandé. Probablement, ce qui est proposé pourrait être résumé ainsi : « Fais attention à ne pas entrer dans le même jeu que celui qui veut te faire du tort ».

Pour le deuxième dépassement, Matthieu nous présente trois justifications : Dieu lui-même accorde ses bienfaits aux bons comme aux méchants sans distinction; même les gens de mauvaise réputation sont capables d’aimer leurs amis; même les païens sont capables de saluer ceux qui les saluent. Puis, vient la conclusion : « Vous serez accomplis comme votre Père du ciel ». Ici, le mot grec, qu’on traduit souvent par « parfait », désigne un être qui a atteint le sommet de son évolution, comme une fleur ouverte et épanouie, comme un arbre qui a atteint sa pleine maturité. Ainsi, nous sommes invités à atteindre la même maturité que Dieu.

Une fois tout cela dit, que nous reste-t-il pour faire face au mystère du mal, pour réagir à ceux qui nous font du tort et nous blessent profondément? Bien sûr, il ne faut pas entrer dans le jeu de ceux qui font le mal. Bien sûr, notre agir doit être meilleur que les gens de mauvaise réputation ou les païens. Mais quoi encore. Nous n’avons que des réponses négatives, ce qu’il ne faut pas faire.

La première chose, et qui est fondamentale, c’est de prendre conscience combien nous avons mal quand on nous fait du tort. Autrement, la colère s’empare de nous et la haine y trouve un terreau propice. Je n’ai qu’à penser à quelqu’un qui s’est fait cambrioler, qui a vu son intimité violée. Cela fait mal, très mal, et il faut accepter d’avoir mal. Une deuxième chose qui m’aide personnellement c’est de penser à ce que ferait une mère aimante dont un fils rebelle aurait volé et vendu à un brocanteur ses bijoux familiaux qui remontaient à son arrière-grand-mère? Faire comme si rien ne s’était passé? Certainement pas? Couper tout lien avec son fils? Non plus. Seul son amour de mère pourra patiemment trouver un chemin vers le cœur de son fils. Quel est ce chemin? Malheureusement, il n’y a aucune recette. Car fondamentalement, l’évangile ne donne aucune recette, mais seulement une direction où trouver la solution.

L’invasion de l’Ukraine nous questionne tous. La mère d’un ukrainien mort a dit : « Jamais je ne pardonnerai, jamais je n’oublierai ». Mais la question la plus pressante est : quelle a attitude à avoir devant cette invasion non provoquée? Pour l’instant, la réponse tient dans les fusils et l’appel à des chars d’assaut. Qu’aurait dit Gandhi? Qu’aurait dit Jésus? Aujourd’hui, à travers Matthieu, il nous dit : « Fais attention à pas entrer dans le même jeu que celui qui veut te faire du tort », et « priez pour ceux qui vous font du tort »; mais attention, prier a pour but ultime soi-même, et donc signifie ici : prier pour obtenir la lumière nécessaire pour interagir judicieusement avec ceux qui nous font du tort. Il n’y a pas de recette, mais une direction. Mais en suivant cette direction, nous aurons l’assurance de devenir des êtres accomplis, à l’image de Dieu, et contribuerons à un monde qui aura plus de maturité.

 

-André Gilbert, Gatineau, janvier 2023


1 D'après le récit publié dans La Presse (Montréal, Canada) par Isabelle Hachey, le 23 janvier 2023. Pour le texte complet : Torturés par les Russes

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