John P. Meier, Un certain juif, Jésus. Les données de l'histoire,
v.4, ch. 32 : L'enseignement de Jésus sur le divorce,
pp 74-181, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Qu'est-ce que Jésus a vraiment dit sur le divorce?


Sommaire

Israël n’a pas inventé le divorce, mais a emprunté cette pratique de ses voisins du Proche-Orient ancien. Tant le mariage que le divorce relevaient de pratiques familiales qui suivaient des coutumes immémoriales, sans intervention de l’état. Comme nous sommes dans des sociétés patriarcales, c’est le mari qui gère les décisions sur le divorce et exerce un contrôle complet.

Dans l’Ancien Testament il y a très peu de données sur le divorce. Il y a avant tout Dt 24, 1-4 qui empêche seulement un mari de reprendre une femme qu’il avait répudiée et s’était remarié par la suite. Il y a Malachie 2, 16 dont l’interprétation dominante à l’époque de Jésus permettait à un homme de répudier sa femme s’il la détestait. Bref, seul un homme peut répudier sa femme, mais il doit écrire un certificat de divorce.

Dans la littérature intertestamentaire, on ne peut que voir confirmée l’existence du divorce et le fait que le mari pouvait répudier sa femme pour n’importe quel motif.

On trouve dans le Nouveau Testament trois passages sur le divorce. Il y a d’abord saint Paul dans sa première lettre aux Corinthiens (7, 10-11), écrit vers l’an 55, où il se réfère d’une manière exceptionnelle à l’autorité et à l’enseignement de Jésus pour rappeler l’interdiction du divorce à la fois pour l’homme et la femme, même si lui-même admet certaines exceptions (i.e. dans le cas de mariages mixtes entre chrétiens et non-chrétiens). Deuxièmement, il y la source Q (Mt 5, 32 || Lc 16, 18), qu’on situe vers entre 50 et 70 et qui serait peut-être l’écho le plus ancien du Jésus historique, où ce dernier déclare qu’à la fois le premier mari et le deuxième mari commettent l’adultère dans un cas de divorce. Troisièmement, on trouve Marc dont on peut diviser le passage en deux parties. Nous avons d’abord Marc 10, 11-12 qui, lorsqu’on a éliminé les ajouts de l’évangéliste, se fait l’écho d’une tradition orale où Jésus considère l’action d’un homme répudiant sa femme pour en épouser un autre comme un geste d’adultère. Et nous avons aussi Marc 10, 1-10 qui ne bénéficie pas de la même valeur historique en raison de l’important travail éditorial de l’évangéliste, mais dont certains éléments pourraient remonter à Jésus, comme ce v.9 où Jésus interdit le divorce en tant que divorce, même s’il n’y pas de remariage.

Bref, en s’appuyant sur les critères d’attestations multiples, de discontinuité, d’embarras et de cohérence, nous pouvons affirmer que Jésus a interdit le divorce, et qu’il a associé le remariage à l’adultère.


L’enseignement de Jésus sur le divorce

  1. Introduction : des éclaircissements préliminaires

    1. La pratique du divorce n’est pas unique à Israël, mais représente un phénomène répandu dans le monde ancien du Proche-Orient et de la Méditerranée.

    2. La pratique du divorce a existé dans la Proche-Orient ancien bien avant l’existence d’Israël, si bien que la société juive a plutôt adopté les coutumes de ses voisins. Tant pour le mariage que pour le divorce, il s’agissait de pratiques familiales qui suivaient des coutumes immémoriales, sans intervention de l’état. Comme nous sommes dans des sociétés patriarcales, c’est le mari qui gère les décisions sur le divorce et exerce un contrôle complet.

    3. L’objet de notre recherche est très limité, celui de péciser l’enseignement du Juif Jésus alors qu’il s’adressait à d’autres Juifs pour déterminer si la pratique du divorce à son époque était conforme ou non à la volonté de Dieu.

    4. Pour mener à bien notre recherche, il faut absolument éliminer nos propres questions sur le divorce qui risquent de tout biaiser. La quête du passé doit être d’abord poursuivie pour le passé lui-même, si nous voulons vraiment comprendre ce passé. Et cette quête est valide en soi, même si elle n’éclairera peut-être pas notre présent.

    5. Il faut être d’autant plus prudent dans notre recherche que la question du divorce est un sujet brulant et continue d’être un sujet de division entre Catholiques romains et Chrétiens orthodoxes. Les décisions sur la façon dont les Juifs palestiniens pratiquaient le divorce à l’époque de Jésus et comment Jésus y a réagi doivent être basées sur les données disponibles, et non sur leur impact sur le mariage chrétien d’aujourd’hui.

  2. Le divorce dans le Pentateuque

    Le mariage est un contrat privé et n’exige pas de document écrit. La référence majeure du Pentateuque est celle de Deutéronome 24, 1-4, qui traite un cas très spécifique et prend la forme d’une loi casuistique.

    1 SI (protase) un homme qui a pris une femme et consommé son mariage;
    mais cette femme n’a pas trouvé grâce à ses yeux,
    et (SI) il a découvert une tare à lui imputer (quelque chose de honteux);
    il a donc rédigé pour elle un acte de répudiation et le lui a remis,
    puis il l’a renvoyée de chez lui;
    2 (SI) elle a quitté sa maison,
    s’en est allée et a appartenu à un autre homme.
    3 SI alors cet autre homme la prend en aversion,
    rédige pour elle un acte de répudiation,
    le lui remet et la renvoie de chez lui (ou si vient à mourir cet autre homme qui l’a prise pour femme),
    4 ALORS (apodose) son premier mari qui l’a répudiée ne pourra la reprendre pour femme, après qu’elle s’est ainsi rendue impure. Car il y a là une abomination aux yeux de Yahvé, et tu ne dois pas faire pécher le pays que Yahvé ton Dieu te donne en héritage.
    Faisons quelques observations:

    • Cette loi n’a aucun parallèle avec les lois du divorce du Proche-Orient ancien.

    • L’expression « une tare à lui imputer » du v. 1 constitue une énigme. Il est possible que la signification soit intentionnellement vague pour laisser au mari toute la latitude dans son jugement, si bien que n’importe quelle raison pouvait être invoquée pour répudier une femme.

    • Notre passage veut seulement limiter le pouvoir du mari dans un cas spécifique et rare, celui de ré-épouser une femme qu’il a précédemment répudié.

    • Cette limite imposée au mari n’a rien à voir avec la morale. Il s’agit plutôt du fait que la femme mariée une seconde foi est devenue tabou pour le premier mari; elle peut épouser un autre homme, mais pas le premier mari.

    • À part ce texte, il existe deux autres textes qui essaient de limiter le pouvoir du mari, d’abord Dt 22, 13-19 (un mari qui accuse publiquement et injustement sa femme de ne pas être vierge sera mis à l’amende et ne pourra répudier sa femme), puis Dt 22, 28-29 (un homme qui s’empare d’une vierge non fiancée et couche avec elle, devra dédommager le père, épouser la vierge et ne pourra la répudier).

    Bref, notre récolte de données sur le divorce est très maigre.

  3. Le divorce chez les prophètes et dans la littérature sapientielle

    Les références au divorce sont très rares.

    • Le divorce est parfois utilisé au sens métaphorique pour parler des relations de Dieu avec son peuple : Is 50, 1 (« Ainsi parle Yahvé: Où est la lettre de divorce de votre mère par laquelle je l’ai répudiée? » et Jr 3, 1-2.8 (« Si un homme répudie sa femme, et que celle-ci le quitte et appartient à un autre, a-t-il encore le droit de revenir à elle? »).

    • Après l’exil à Babylone, le réformateur Esdras essaie d’éliminer le mariage de Juifs avec des femmes étrangères et encourage même le divorce dans ces situations : mais il s’agit d’une règle d’exception dans une situation politique critique (Voir Esd 9-10).

    • Plus important pour nous est le texte de Malachie 2, 10-16. Ce texte présente plusieurs difficultés, d’abord le problème qu’aborde le prophète n’est pas clair, mais surtout le texte hébreu du v. 16 semble corrompu. Même la traduction grecque de la Septante a plus d’une variante. La variante qui semble circuler chez les scribes juifs au 2e siècle av. J.-C. interprète le v. 16 comme ceci : « Si tu la détestes, alors répudie-la ». Cette interprétation est attestée aux premiers siècles av. J.-C. dans le texte hébreu de Malachie à Qumran et dans la tradition grecque et est devenue la tradition dominante comme on le voit dans la Vulgate, les Talmud et les commentateurs juifs ultérieurs. À l’époque de Jésus, c’était le point de vue dominant.

    La tradition sapientiale reprend sous différentes formes le même thème : d’une part, ne répudie pas une femme bonne pour des raisons superficielles; d’autre part, répudie une femme mauvaise, surtout si elle est adultère. Mais dans le Judaïsme, la tradition prophétique ou sapientielle n’a pas la même force que les lois du Pentateuque.

    Il faut faire attention d’aller chercher des données à l’extérieur de Palestine. Par exemple, on a trouvé à Éléphantine en Égypte, une colonie militaire juive, des contrats de mariage du 5e siècle av. J.-C écrits en Araméen. Selon ces documents, la femme tout comme l’homme pouvait initier un divorce et le divorce pouvait être accompli par une déclaration publique. Mais Éléphantine représente une forme syncrétiste du Judaïsme de la Diaspora. Au contraire, pour le Judaïsme palestinien nous pouvons affirmer :

    1. Les Écritures juives canoniques ne permettent jamais à une femme de répudier son mari;
    2. Avant le Livre de Tobie (Tb 7, 13), il n’y a aucune mention d’un contrat de mariage écrit;
    3. Au 1ier siècle de notre ère, un certificat écrit de divorce est obligatoire et est perçu comme un commandement de Moïse.

  4. La période intertestamentaire : Philon, Josèphe et Qumran

    1. Philon

      Dans son livre Des lois spéciales (3.5 #30-31), Philon d’Alexandrie commente Dt 24, 1-4. Il précise ce qui est interdit : une femme divorcée et remariée ne peut retourner à son premier mari. Mais il apporte aussi d’autres précisions, par exemple le sens de l’expression « si le mari a une tare à imputer à sa femme » : cette tare peut être n’importe quoi, incluant le fait qu’il a trouvé une femme plus belle que son épouse. De plus, il essaie de faire comprendre à son auditoire grec pourquoi la femme divorcée et remariée ainsi que le premier mari ne peuvent reprendre la vie commune : en se remariant, la femme transgresse les limites établies depuis longtemps, tandis que l’homme se montre efféminé et indigne d’être un homme, et tous deux méritent la mort.

    2. Josèphe

      Tout comme Philon, l’historien juif Flavius Josèphe commente Dt 24, 1-4 dans son livre Antiquités judaïques (4.8.23 #253) et arrive à la même conclusion : le premier mari ne peut reprendre la femme qu’il a répudié et qui s’est remariée, et les motifs pour un homme de répudier une femme peuvent être n’importe quoi. Par contre, il propose un développement sur la nécessité de produire un certificat de divorce pour permettre à la femme de se remarier.

    3. Qumran

      Deux textes majeurs touchent à la question du divorce. Il y a d’abord le Document de Damas, le livre de la règle des communautés esséniennes dispersées en Palestine, et le Rouleau du Temple qui donne une description du temple et de la ville du temple dans un futur utopique.

      1. Le Document de Damas (CD) se situe dans le contexte d’une polémique avec les opposants au mouvement essénien. Son point central est de condamner la polygynie (CD 4, 20-21), i.e. la pratique pour un homme d’avoir plus d’une femme en même temps. Par contre, il ne condamne pas l’acte lui-même du divorce, même si sa position sur un second mariage après un divorce, même quand la première épouse est décédée, n’est pas claire. Et quand un homme voulait divorcer de sa femme, il devait au préalable obtenir la permission de l’Inspecteur. Cette opposition à la polygynie s’appuie sur trois textes de l’Écriture :
        1. Gn 1, 27 : « homme et femme il les créa »
        2. Gn 7, 9 : « un couple entra dans l’arche de Noé, un mâle et une femelle » (une seule femelle pour un mâle)
        3. Dt 17, 17 : « Qu’il (le roi) ne multiplie pas le nombre de ses femmes »

      2. Le Rouleau du Temple (QT) assume une certaine transformation eschatologique puisqu’il nous transporte dans le futur. Le texte qui nous intéresse est 11QT 57, 15-18 :
        15 Il (le futur roi) ne prendra pas (sa) femme parmi les 16 filles des nations, mais c’est dans sa famille qu’il la prendra, 17 dans le clan de son père. Il ne prendra pas d’autre femme en plus, mais 18 celle-là seule sera avec lui tous les jours de sa vie, et si elle meurt, il prendra 19 une autre dans sa famille, dans son clan.

        Ainsi, la seule femme du roi doit être avec lui tous les jours de sa vie, probablement pour le protéger de la faute sexuelle et du danger du harem avec des femmes païennes. Mais ce serait une erreur de penser que la secte à l’origine du Rouleau du Temple voulait également appliquer cette règle à tout le peuple et juger de la capacité de l’Israélite ordinaire de se divorcer et se remarier dans le monde futur. Sur ce point deux autres passages du document mentionne le divorce et le considère comme un acquis : 11QT 54, 5-4 (qui reprend Nb 30, 10 sur les voeux d’une veuve ou d’une femme divorcée) et surtout 11QT 66, 8-11 (qui reprend le cas spécial de Dt 22, 28-29 où un homme qui s’empare d’une vierge non fiancée et couche avec elle, doit dédommager le père, épouser la vierge sans pouvoir la répudier). Après toutes ces considérations, il faut ajouter que ce document de Qumran ne peut être utilisé pour notre étude de Jésus, car il se situe dans le monde utopique du futur.

  5. Un coup d’oeil d’anticipation sur la Mishna

    Rédigée vers 200-220, la Mishna aborde la question du divorce dans son troisième ordre sur les femmes (nachim), plus particulièrement dans son traité Guitine (documents sur le divorce). Dans ce traité deux écoles rabbiniques s’affrontent pour interpréter Dt 24, 1, i.e. la fameuse expression « une tare à lui imputer ». Pour la maison de Shammaï, la tare imputée à la femme devait être quelque chose de honteux, touchant à l’honneur de l’homme par exemple. Pour la maison de Hillel, cette tare peut être n’importe quoi, incluant le fait d’avoir trop cuit le repas de son mari. La Mishna ajoute l’opinion de Rabbi Aqiba qui croit que le fait pour un mari de trouver une femme plus belle est un motif suffisant pour divorcer.

    Mais ce qui est important notre étude c’est de noter que la Mishna est le premier document à discuter clairement des différents motifs pour divorcer. Ainsi, pour le Judaïsme d’avant l’an 70 qui couvre la période de Jésus, nous n’avons aucun document démontrant que ce genre de discussion existait.

  6. Les affirmations du Nouveau Testament sur le divorce

    Nous trouvons dans le Nouveau Testament cinq versions de l’interdiction du divorce : deux chez Matthieu, une chez Marc, une chez Luc et une dans la première lettre de Paul aux Corinthiens. Aussi, si nous pensons que le Jésus historique a interdit le divorce, nous pouvons poser la question: laquelle de ces versions a le plus de chance de remonter à ce Jésus historique? Pour tenter de répondre à cette question, nous aborderons ces versions selon un ordre chronologique : 1 Corinthiens, la tradition Q (ce qui inclut Matthieu et Luc) et finalement Marc.

    1. 1 Corinthiens 7, 10-11

      Cette lettre de Paul, écrite vers l’an 54 ou 55, constitue le document le plus ancien sur notre discussion de l’enseignement de Jésus sur le divorce. Et comme Paul fait référence à une tradition antérieure, nous sommes ramenés vers les années 50 ou 40, sinon à Jésus lui-même.

      1. Le contexte

        Dans cette lettre, Paul aborde différents problèmes de cette communauté qu’il a fondée et formée de Gentils récemment convertis au christianisme. Et parmi ces convertis, il y a des gens enthousiastes qui s’imaginent participer déjà à la vie des anges, étant ressuscité avec le Christ par leur baptême, et donc croient que le péché n’a plus d’emprise sur eux et que leurs actions à travers leur corps terrestre n’a plus d’impact sur leur salut; de toutes façons, la fin des temps est sur le point de survenir.

        C’est dans ce contexte que Paul doit répondre au ch. 7 à une série de questions des Corinthiens soumises dans une lettre. L’une de ces questions concerne l’état de vie ou la condition sociale présente (i.e. célibataire, marié, veuf, incirconcis, esclave, etc.): doit-on changer d’état de vie pour refléter cette nouvelle existence dans le Christ? La réponse générale de Paul est de dire : demeurez comme vous êtes. Mais en même il réagit en pasteur en mettant de l’avant son expérience de l’être humain : par exemple, aux promoteurs de l’abstinence sexuelle il leur rappelle les dangers qui les guettent et qu’un mariage chaste est mieux qu’un célibat non chaste. Et c’est ici qu’il aborde la question du divorce.

      2. Un enseignement de Jésus

        Ce qui est notoire dans la lettre de Paul quand il aborde la question du divorce au v. 10, c’est qu’il change la base de son argumentation : « Quant aux personnes mariées, voici ce que je prescris, non pas moi, mais le Seigneur ». C’est d’autant plus surprenant que tout de suite après cette question, il revient à la base habituelle de son argumentation au v. 12, i.e. son autorité comme apôtre : « Quant aux autres, c’est moi qui leur dis, non le Seigneur ». Il semble donc que Paul en appelle directement à l’enseignement de Jésus au cours de son ministère public, et nous pouvons appuyer cette affirmation sur les arguments suivants.

        1. Cette façon de changer abruptement de base d’argumentation du « Je » au « Seigneur » pour revenir ensuite au « Je », distinguant clairement de quelle autorité il s’agit, est unique dans toutes les lettres de Paul.

        2. Paul a sans cesse revendiqué son rang d’apôtre, au même niveau que Pierre, et il ne s’est jamais gêné pour rappeler aux chrétiens qu’à ce titre il était supérieur à tous les prophètes de la communauté. Or, il serait inconcevable d’imaginer qu’en faisant ici appel à l’autorité du Seigneur il ferait en fait appel à un prophète chrétien parlant au nom du Christ.

        3. L’explication la plus plausible de cette coïncidence, entre ce texte de Paul et par ailleurs les multiples attestations que nous avons sur l’enseignement de Jésus sur le divorce, est que Paul en appelle intentionnellement à une prescription de Jésus au cours de son ministère.

        4. Cet appel à un enseignement ou à une action du Jésus terrestre n’est pas un phénomène unique dans la première épitre aux Corinthiens : voir 9, 14; 11, 23-25; 15, 3-5.

        Notons qu’en disant que Paul se réfère au Jésus historique nous n’affirmons pas pour autant qu’il essaie de redire mot à mot ce que Jésus a pu enseigner. Il résume plutôt en ses propres mots le contenu de l’enseignement de Jésus.

      3. L’enseignement sur le divorce

        La version de Paul comporte deux parties distinctes pour parler alternativement de la femme et de l’homme, une structure qu’on retrouve également dans les évangiles :

        10 que la femme ne se sépare (chorizomai) pas de son mari --
        11 au cas où elle s’en séparerait,
        qu’elle ne se remarie pas
        ou qu’elle se réconcilie avec son mari -
        et que le mari ne répudie (aphiemi) pas sa femme.

        L’interdiction du divorce s’applique à la fois au mari et à la femme. Bien sûr, dans la Palestine du 1ier siècle seul l’homme pouvait répudier sa femme. Mais n’oublions que nous sommes à Corinthe, une colonie romaine fondée par Jules César en 44 av. J.-C., et donc gouvernée par les lois romaines. Et selon ces lois, une femme libre tout comme un homme libre avait le droit de divorcer. Paul utilise deux verbes différents, chorizomai et aphiemi, pour désigner l’acte de divorcer, mais ces deux verbes ont un sens identique et sont utilisés de manière équivalente : le grec n’a pas de mot spécifique pour désigner le divorce. Ainsi, Paul comprend l’interdiction de Jésus du divorce comme une exigence générale et stricte, du moins en ce qui concerne un couple où les deux parties sont baptisées (Paul fera une distinction dans le cas où l’une des parties n’est pas chrétienne).

    2. La tradition Q (Mt 5, 32 || Lc 16, 18)

      1. Introduction

        Dans les évangiles synoptiques, l’interdiction du divorce se trouve dans deux endroits différents.

        1. Marc 10, 2-12 appartient au genre des récits de controverse au moment où Jésus approche de la Judée. Ce récit est absent de Luc, mais repris par Matthieu (Mt 19, 3-12) à peu près au même endroit.

        2. L’interdiction du divorce apparaît également comme une parole succincte dans des ensembles plus larges : chez Matthieu (Mt 5, 32) elle se situe au milieu du Sermon sur la Montage, lors de la 3e des 6 antithèses, et chez Luc (Lc 16, 18) elle fait partie d’une grappe de diverses paroles sur des questions légales et morales qui n’ont que des liens très lâches entre elles.

      2. Mt 5, 32 et Lc 16, 18 comme Tradition Q

        En souligné les bouts de phrase identiques et en italique les bouts différents.

          Matthieu 5, 32 Luc 16, 18
        (1)[a] Tout homme répudiant sa femme, Tout homme répudiant sa femme
          hormis le cas de "non chasteté",  
            et en épouse une autre
        (1)[b] l’expose à l’adultère; commet un adultère,
        (2)[a] et quiconque épouse une femme répudiée, et celui qui épouse une femme répudiée par son mari
        (2)[b] commet un adultère. commet un adultère.

        Les deux versions sont d’accords quant à la forme et quant au contenu. On peut les diviser en deux parties qui ont toutes les deux l’homme comme source d’action. Dans la partie (1), à la fois Matthieu et Luc ont la même structure grammaticale grecque avec un participe présent (litt : tout homme répudiant sa femme). Dans la partie (2), on a la même affirmation de base : qui épouse une femme répudiée... commet un adultère.

      3. La forme Q primitive de cette phrase

        1. La particularité de Matthieu

          Matthieu introduit une exception à l’interdiction du divorce : hormis le cas de "non chasteté" (parektos logou porneias). Lui seul a cette clause qu’il reprend également en Mt 19, 9. Nous pouvons affirmer qu’il s’agit fort probablement d’un ajout à la source Q par Matthieu (ou de sa source M particulière) pour les raisons suivantes :

          • Lui seul a cette clause;
          • Dans les deux passages où il a cette clause, l’insertion alourdit la phrase et rend la partie 1b encombrante et obscure;
          • Si cette clause faisait partie de la forme originale, on comprend mal comment Paul, Marc et Luc l’ignore tous et présentent la même forme absolue de l’interdiction.

          Ainsi, la clause semble refléter certains problèmes particuliers de l’église de Matthieu.

        2. La particularité de Luc

          Dans la partie (1a) vue plus haut, le texte de Luc ajoute ceci par rapport à celui de Matthieu : et en épouse une autre. S’agit-il vraiment d’un ajout de Luc au texte de la source Q? Quand on note que Marc 10, 11, qui parle du même sujet (« Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre »), présente le même ajout, et que Paul (1 Co 7, 11) mentionne explicitement qu’une femme divorcée ne doit pas se remarier pour respecter l’interdiction, alors il faut reconnaître que le bout de phrase de Luc « et en épouse un autre » faisait partie de la source originelle et n’est pas un ajout de Luc. Nous avons ici un cas d’attestations multiples. De plus, ce bout de phrase est essentiel à la première partie, car sans second mariage, il n’y a pas d’adultère. Ce n’est pas le divorce qui fait problème, c’est l’adultère qui s’en suit.

        3. La différence entre les formulations de Matthieu et Luc

          C’est donc l’adultère qui fait problème, pas le divorce. Mais Matthieu et Luc ont une façon différente de présenter l’adultère. La formulation de Matthieu en 5, 32 est un peu tordue sur le plan grammatical et celui de la pensée. Dans la partie (1b) il écrit de la femme répudiée : « l’expose à l’adultère », plutôt que : « commet l’adultère » comme chez Luc. On peut comprendre la situation de la femme répudiée : comment peut-elle assurer sa subsistance et sauver son honneur dans une société androcentrique sinon par un second mariage? Elle est en quelque sorte « forcée » de commettre l’adultère. Par contre, Matthieu en implique la responsabilité au premier mari. Fondamentalement, Matthieu et Luc disent la même chose : le second mariage ne peut être qu’adultère, car aux yeux de Dieu le premier demeure toujours valide. Mais la version de Matthieu est contredite par celles de Luc (16, 18), Marc 10, 11-12, et même Matthieu lui-même (Mt 19, 9) où on parle seulement de l’adultère de l’homme, jamais de la femme. Bref, la formulation de Mt 5, 32 (1b) ne vient pas de la source Q et provient sans doute d’une tradition juive de son église.

        4. La forme Q primitive

          La forme Q primitive était probablement comme ceci :

          (1)[a] Tout homme qui répudie sa femme et en épouse une autre
          (1)[b] commet un adultère,
          (2)[a] et celui qui épouse une femme répudiée
          (2)[b] commet un adultère

          Nous avons ainsi deux partie bien équilibrées avec deux actions dans le même ordre, répudier et épouser, et l’homme est le sujet de l’action et la femme en est l’objet. Certains biblistes affirment que cette forme qui remonte vers l’an 50-70 serait la plus ancienne que nous ayons.

    3. Marc 10, 11-12

      Examinons la structure et le contenu de base.

      (1)[a] v.11 Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre
      (1)[b] commet un adultère à son égard;
      (2)[a] v.12 et si une femme, ayant répudié son mari, en épouse un autre,
      (2)[b] elle commet un adultère.

      1. Comparaison avec la source Q

        Si on compare la formulation de Marc avec celle de la source Q, on note d’abord une similitude : toute combinaison divorce-remariage constitue un adultère. Par contre, une grande différence saute aux yeux : chez Marc la femme a le même droit que l’homme et peut répudier son mari. Nous ne sommes plus dans le droit palestinien, mais dans le droit gréco-romain comme on la vu chez Paul s’adressant aux Corinthiens où la femme comme l’homme peut répudier son conjoint. Tout cela appuie l’idée que Marc a écrit son évangile à Rome ou dans un milieu similaire.

      2. Les ajouts de Marc

        Le v.12 centré sur le cas de la femme répudiant son mari ne peut évidemment pas remonter au Jésus historique et serait un ajout de Marc lui-même à sa source. On peut invoquer les raisons suivantes :

        • Comment Jésus pourrait-il évoquer une situation impossible (la femme répudiant son conjoint) dans un milieu Palestinien;
        • Il n’y a aucun autre parallèle dans les Synoptiques;
        • Le v. 12 n’est pas vraiment parallèle au v. 11 et ne forme pas un ensemble équilibré : au lieu de commencer par pronom masculin indéfini (quiconque) suivi par deux verbes définis (répudie, épouse), le v.12 commence avec une protase conditionnelle (mais si) suivi par un participe passé (litt : ayant répudié son mari);
        • Avec le v. 11 Jésus a répondu à l’objection des Pharisiens, et donc on n’a pas besoin du v. 12.
        • Le v. 12 devrait également se terminer avec l’expression « à son égard » pour être vraiment parallèle au v. 11.

        Au v. 11 l’expression « à son égard » est probablement aussi une addition chrétienne ultérieure à la tradition primitive. Car l’idée qu’un mari, qui répudie sa femme pour en épouser une autre, commette un adultère vis-à-vis de sa première femme est totalement étrangère au milieu palestinien. Car dans le Judaïsme la femme n’est pas un sujet de droit, et l’adultère ne peut se commettre que contre un autre homme, plus particulièrement l’ancien mari de la femme qu’il épouse; avoir des relations sexuelles avec une femme non mariée, une prostituée par exemple, n’entraîne pas l’adultère.

      3. La source de Marc

        La tradition orale qui circulait dans la tradition pré-marcienne avait probablement la forme suivante :

        (1)[a] Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre
        (1)[b] commet un adultère

    4. Le divorce et les critères d’historicité

      1. Le critère d’attestations multiples des sources et des formes

        Trois courants de la tradition de l’église primitive témoignent de l’enseignement de Jésus sur le divorce : Paul (1 Co 7, 10-11) vers 54-55, la source Q (vers 50-70) préservée en Mt 5, 32 || Lc 16, 18 et l’évangile selon Marc (vers 70). Il y a non seulement multiplicité de sources, mais également de formes : la parénèse de Paul, les paroles isolées de la source Q et la controverse chez Marc.

      2. Le critère de discontinuité et d’embarras

        1. Le critère de discontinuité s’applique dans le cadre du Judaïsme de l’époque de Jésus. Car l’enseignement de Jésus allait carrément contre les lois et les récits des Écritures juives, l’enseignement et la pratiques courantes de l’époque et du mouvement rabbinique qui suivra. Le divorce était une réalité sociale répandue et un homme juif pouvait répudier sa femme pour n’importe quelle raison. La Loi de Moïse acceptait et règlementait le divorce en introduisant le certificat de divorce. La seule restriction au divorce était qu’une femme répudiée ne pouvait reprendre la vie conjugale avec son premier mari. Aussi, en interdisant totalement le divorce, Jésus attaquait de front la Loi et se trouvait à affirmer que, ce que Loi autorisait, était un péché d’adultère, un péché dont parle un des commandements du Décalogue.

          On peut poser la question : Jésus était-il seul à s’opposer ainsi à l’enseignement de la Torah sur le divorce? La réponse est : oui. On peut bien sûr évoquer le Document de Damas qui règlementait la vie des Esséniens en interdisant explicitement la polygynie (un homme marié à plusieurs femmes), ce qui impliquait implicitement le divorce avec remariage tant que vivait la première épouse. Mais ce document ne s’attaque pas directement au divorce et son horizon se limite aux Esséniens.

        2. Le critère d’embarras s’applique dans le cadre de l’église primitive. Les premiers chrétiens ont dû patiner et faire diverses contorsions pour trouver des façons d’appliquer l’enseignement de Jésus à la vie concrète des chrétiens juifs et gentils. Alors que Paul dans ses épitres évoquent son autorité apostolique pour enseigner et exhorter les diverses communautés chrétiennes, il doit soudainement changer sa stratégie et en appeler à l’enseignement de Jésus quand vient la question du divorce : cela donne une idée de la difficulté de cette règle. Lui-même essaie de se donner un peu de marge de manoeuvre sur la question des mariages mixtes, i.e. les mariages entre chrétiens ou non chrétiens, en permettant la séparation dans le cas où la partie non chrétienne ne veut pas vivre en paix avec la partie chrétienne, suivie du remariage du chrétien avec un autre chrétien. Matthieu fait la même chose en introduisant l’exception de « non chasteté » (Mt 5, 32; 19, 9) pour résoudre un problème propre à sa communauté. Tout cela montre que les premiers sont confrontés à un enseignement radical de Jésus qu’ils essaient tant bien que mal d’adapter à leur situation. On voit mal comment ils auraient pu créer de toute pièce un tel enseignement sur le divorce.

      3. Le critère de cohérence

        Dans le cadre de son enseignement du règne de Dieu, l’appel de Jésus à ses disciples comportait une dimension radicale. Son interdiction du divorce reposait peut-être sur la foi que la fin des temps allaient restaurer la totalité et la grandeur originelle de la création de Dieu.

    5. La controverse en Marc 10,2-12

      1. Le travail rédactionnel de Marc

        Ce texte de Marc n’est abordé qu’à la fin, après avoir déjà établi l’historicité de l’interdiction du divorce par Jésus, car il présente plusieurs difficultés quant à sa valeur historique. En effet, on y décèle le travail rédactionnel de l’évangéliste Marc :

        • Le vocabulaire et le style sont propres à Marc;
        • On retrouve la structure très habituelle chez lui où Jésus donne un enseignement général à la foule, puis reprend cet enseignement avec ses disciples sous forme d’instructions privées;
        • Marc semble avoir rafistolé ensemble des paroles indépendantes de Jésus, si bien que l’ensemble ne constitue pas un texte fluide : les Pharisiens posent une question à Jésus au v.2, mais Jésus donnera sa réponse quand il sera seul avec ses disciples au v.11.

      2. La structure de la controverse

        Après avoir souligné le travail de Marc dans l’organisation de cette péricope, on ne peut pas faire la même affirmation pour le détail de la controverse : on y trouve diverses traditions qui pourraient être antérieures à Marc.

        V.2 Les Pharisiens posent à Jésus une question sur le divorce (« Est-il permis à un mari de répudier sa femme? ». Cette question arrive de nulle part, sans qu’on sache pourquoi ils posent cette question. On ne peut qu’assumer qu’ils ont entendu Jésus enseigner sur cette question. Et sur le plan historique, comme l’indique la Mishna et la Tossefta, les Pharisiens démontraient beaucoup d’intérêt sur la question du divorce et la bonne façon d’écrire un certificat de divorce.

        V.3 En bon rabbin, Jésus répond par une contre-question : « Qu’est-ce que Moïse vous a prescrit? »

        V.4 La réponse des Pharisiens est subtile : au lieu de parler de prescription comme dans la question de Jésus, ils parlent plutôt de permission, faisant référence à Dt 24, 1-4 : « Moïse a permis de rédiger un acte de divorce et de répudier. »

        V.5 Jésus passe à l’offensive en parlant de la dureté de leur coeur et de leur refus d’obéir à la volonté de Dieu exprimée dans la Torah : « C’est en raison de votre dureté de coeur qu’il a écrit pour vous cette prescription. »

        VV.6-8 Jésus donne la base exégétique de son accusation : Gn 2, 24 (« Mais dès l’origine de la création Il les fit homme et femme. Ainsi donc l’homme quittera son père et sa mère, et les deux ne feront qu’une seule chair. Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. »). Pour Jésus, l’ordre de la création exprimée par la Genève a préséance sur la loi sur divorce qui se trouve dans le Deutéronome, i.e. Dt 24, 1-4.

        V.9 À partir de la Genèse Jésus conclut donc : « Ce que Dieu a uni, l’homme ne doit point le séparer (chōrizetō). » Le mot chōrizetō est le même mot que Paul utilise pour parler du divorce en 1 Co 7, 10-16. En substance, ce v.9 peut constituer une réponse aux Pharisiens, car leur question ne parlait pas de remariage, mais simplement de divorce.

    6. Conclusions

      En s’appuyant sur les critères d’attestations multiples, de discontinuité, d’embarras et de cohérence, nous pouvons affirmer que Jésus a interdit le divorce. Nous pouvons conclure également avec quatre autres observations.

      1. Il est très difficile d’identifier une formulation qui serait la formulation originelle de Jésus. Car celui-ci aurait probablement réitéré plusieurs fois et sous différents formes cette interdiction. Le texte le plus ancien sur le sujet est probablement la source Q (Mt 5, 32 || Lc 16, 18).

      2. Le texte de Marc (10, 2-12) représente une composition chrétienne dans sa forme actuelle, mais il reflète fort probablement le type de débat dans lequel Jésus s’était engagé, surtout quand on sait l’intérêt des Pharisiens pour la question du divorce. Ainsi, le texte de Marc s’appuie peut-être sur la mémoire de certains événements historiques. Et il est possible que le v.9 (ce que Dieu a uni, l’homme ne doit point le séparer) soit une parole historique de Jésus, et cela pour les raisons suivantes :

        1. La phrase est concise avec un parallélisme antithétique, ce qui serait typique de Jésus;
        2. À part les paroles des Synoptiques que nous avons identifiée et le texte de Paul, les enseignants chrétiens des deux premières générations sont silencieux sur la question du divorce;
        3. Cette phrase est cohérente avec l’orientation radicale de l’enseignement de Jésus sur le comportement dans la vie quotidienne.

        Si on accepte l’historicité de ce v.9, nous pouvons observer deux choses. D’une part, Jésus interdit le divorce, et le divorce en lui-même, même s’il n’y pas de remariage. D’autre part, il y a des similitudes entre ce v.9, la tradition Q et ce que Paul écrit en 1 Co 7, 10-11 : on retrouve dans le même style apodictique l’affirmation que le premier mariage reste toujours valide.

      3. Avant l’an 70, un homme pouvait répudier sa femme pour n’importe quel motif, et des débats comme ceux entre la maison de Hillel et celle de Shammaï sont apparus après.

      4. L’attitude de Jésus face à la Loi suscite une question intrigante : comment peut-il d’une part accueillir la Loi avec respect comme un bon Juif, et d’autre part traiter d’adultère ceux qui suivent la Loi sur le divorce? Nous pouvons offrir ici une réponse partielle :

        1. Il était normal pour certains groupes juifs de reformuler la Loi devant de nouvelles situations, sans avoir l’impression de manquer de respect face à la Loi;

        2. Jésus s’est présenté comme le prophète eschatologique, engagé dans le rassemblement et la restauration d’Israël comme peuple de Dieu à la fin des temps, et donc a proposé un comportement conséquent.

Prochain chapitre: Jésus prend-il ses distances face à la loi mosaïque en interdisant le serment?

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