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Sommaire
Israël na pas inventé le divorce, mais a emprunté cette pratique de ses voisins du Proche-Orient ancien. Tant le mariage que le divorce relevaient de pratiques familiales qui suivaient des coutumes immémoriales, sans intervention de létat. Comme nous sommes dans des sociétés patriarcales, cest le mari qui gère les décisions sur le divorce et exerce un contrôle complet.
Dans lAncien Testament il y a très peu de données sur le divorce. Il y a avant tout Dt 24, 1-4 qui empêche seulement un mari de reprendre une femme quil avait répudiée et sétait remarié par la suite. Il y a Malachie 2, 16 dont linterprétation dominante à lépoque de Jésus permettait à un homme de répudier sa femme sil la détestait. Bref, seul un homme peut répudier sa femme, mais il doit écrire un certificat de divorce.
Dans la littérature intertestamentaire, on ne peut que voir confirmée lexistence du divorce et le fait que le mari pouvait répudier sa femme pour nimporte quel motif.
On trouve dans le Nouveau Testament trois passages sur le divorce. Il y a dabord saint Paul dans sa première lettre aux Corinthiens (7, 10-11), écrit vers lan 55, où il se réfère dune manière exceptionnelle à lautorité et à lenseignement de Jésus pour rappeler linterdiction du divorce à la fois pour lhomme et la femme, même si lui-même admet certaines exceptions (i.e. dans le cas de mariages mixtes entre chrétiens et non-chrétiens). Deuxièmement, il y la source Q (Mt 5, 32 || Lc 16, 18), quon situe vers entre 50 et 70 et qui serait peut-être lécho le plus ancien du Jésus historique, où ce dernier déclare quà la fois le premier mari et le deuxième mari commettent ladultère dans un cas de divorce. Troisièmement, on trouve Marc dont on peut diviser le passage en deux parties. Nous avons dabord Marc 10, 11-12 qui, lorsquon a éliminé les ajouts de lévangéliste, se fait lécho dune tradition orale où Jésus considère laction dun homme répudiant sa femme pour en épouser un autre comme un geste dadultère. Et nous avons aussi Marc 10, 1-10 qui ne bénéficie pas de la même valeur historique en raison de limportant travail éditorial de lévangéliste, mais dont certains éléments pourraient remonter à Jésus, comme ce v.9 où Jésus interdit le divorce en tant que divorce, même sil ny pas de remariage.
Bref, en sappuyant sur les critères dattestations multiples, de discontinuité, dembarras et de cohérence, nous pouvons affirmer que Jésus a interdit le divorce, et quil a associé le remariage à ladultère.
Lenseignement de Jésus sur le divorce
- Introduction : des éclaircissements préliminaires
- La pratique du divorce nest pas unique à Israël, mais représente un phénomène répandu dans le monde ancien du Proche-Orient et de la Méditerranée.
- La pratique du divorce a existé dans la Proche-Orient ancien bien avant lexistence dIsraël, si bien que la société juive a plutôt adopté les coutumes de ses voisins. Tant pour le mariage que pour le divorce, il sagissait de pratiques familiales qui suivaient des coutumes immémoriales, sans intervention de létat. Comme nous sommes dans des sociétés patriarcales, cest le mari qui gère les décisions sur le divorce et exerce un contrôle complet.
- Lobjet de notre recherche est très limité, celui de péciser lenseignement du Juif Jésus alors quil sadressait à dautres Juifs pour déterminer si la pratique du divorce à son époque était conforme ou non à la volonté de Dieu.
- Pour mener à bien notre recherche, il faut absolument éliminer nos propres questions sur le divorce qui risquent de tout biaiser. La quête du passé doit être dabord poursuivie pour le passé lui-même, si nous voulons vraiment comprendre ce passé. Et cette quête est valide en soi, même si elle néclairera peut-être pas notre présent.
- Il faut être dautant plus prudent dans notre recherche que la question du divorce est un sujet brulant et continue dêtre un sujet de division entre Catholiques romains et Chrétiens orthodoxes. Les décisions sur la façon dont les Juifs palestiniens pratiquaient le divorce à lépoque de Jésus et comment Jésus y a réagi doivent être basées sur les données disponibles, et non sur leur impact sur le mariage chrétien daujourdhui.
- Le divorce dans le Pentateuque
Le mariage est un contrat privé et nexige pas de document écrit. La référence majeure du Pentateuque est celle de Deutéronome 24, 1-4, qui traite un cas très spécifique et prend la forme dune loi casuistique.
1 SI (protase) un homme qui a pris une femme et consommé son mariage;
mais cette femme na pas trouvé grâce à ses yeux,
et (SI) il a découvert une tare à lui imputer (quelque chose de honteux);
il a donc rédigé pour elle un acte de répudiation et le lui a remis,
puis il la renvoyée de chez lui;
2 (SI) elle a quitté sa maison,
sen est allée et a appartenu à un autre homme.
3 SI alors cet autre homme la prend en aversion,
rédige pour elle un acte de répudiation,
le lui remet et la renvoie de chez lui (ou si vient à mourir cet autre homme qui la prise pour femme),
4 ALORS (apodose) son premier mari qui la répudiée ne pourra la reprendre pour femme, après quelle sest ainsi rendue impure. Car il y a là une abomination aux yeux de Yahvé, et tu ne dois pas faire pécher le pays que Yahvé ton Dieu te donne en héritage.
Faisons quelques observations:
- Cette loi na aucun parallèle avec les lois du divorce du Proche-Orient ancien.
- Lexpression « une tare à lui imputer » du v. 1 constitue une énigme. Il est possible que la signification soit intentionnellement vague pour laisser au mari toute la latitude dans son jugement, si bien que nimporte quelle raison pouvait être invoquée pour répudier une femme.
- Notre passage veut seulement limiter le pouvoir du mari dans un cas spécifique et rare, celui de ré-épouser une femme quil a précédemment répudié.
- Cette limite imposée au mari na rien à voir avec la morale. Il sagit plutôt du fait que la femme mariée une seconde foi est devenue tabou pour le premier mari; elle peut épouser un autre homme, mais pas le premier mari.
- À part ce texte, il existe deux autres textes qui essaient de limiter le pouvoir du mari, dabord Dt 22, 13-19 (un mari qui accuse publiquement et injustement sa femme de ne pas être vierge sera mis à lamende et ne pourra répudier sa femme), puis Dt 22, 28-29 (un homme qui sempare dune vierge non fiancée et couche avec elle, devra dédommager le père, épouser la vierge et ne pourra la répudier).
Bref, notre récolte de données sur le divorce est très maigre.
- Le divorce chez les prophètes et dans la littérature sapientielle
Les références au divorce sont très rares.
- Le divorce est parfois utilisé au sens métaphorique pour parler des relations de Dieu avec son peuple : Is 50, 1 (« Ainsi parle Yahvé: Où est la lettre de divorce de votre mère par laquelle je lai répudiée? » et Jr 3, 1-2.8 (« Si un homme répudie sa femme, et que celle-ci le quitte et appartient à un autre, a-t-il encore le droit de revenir à elle? »).
- Après lexil à Babylone, le réformateur Esdras essaie déliminer le mariage de Juifs avec des femmes étrangères et encourage même le divorce dans ces situations : mais il sagit dune règle dexception dans une situation politique critique (Voir Esd 9-10).
- Plus important pour nous est le texte de Malachie 2, 10-16. Ce texte présente plusieurs difficultés, dabord le problème quaborde le prophète nest pas clair, mais surtout le texte hébreu du v. 16 semble corrompu. Même la traduction grecque de la Septante a plus dune variante. La variante qui semble circuler chez les scribes juifs au 2e siècle av. J.-C. interprète le v. 16 comme ceci : « Si tu la détestes, alors répudie-la ». Cette interprétation est attestée aux premiers siècles av. J.-C. dans le texte hébreu de Malachie à Qumran et dans la tradition grecque et est devenue la tradition dominante comme on le voit dans la Vulgate, les Talmud et les commentateurs juifs ultérieurs. À lépoque de Jésus, cétait le point de vue dominant.
La tradition sapientiale reprend sous différentes formes le même thème : dune part, ne répudie pas une femme bonne pour des raisons superficielles; dautre part, répudie une femme mauvaise, surtout si elle est adultère. Mais dans le Judaïsme, la tradition prophétique ou sapientielle na pas la même force que les lois du Pentateuque.
Il faut faire attention daller chercher des données à lextérieur de Palestine. Par exemple, on a trouvé à Éléphantine en Égypte, une colonie militaire juive, des contrats de mariage du 5e siècle av. J.-C écrits en Araméen. Selon ces documents, la femme tout comme lhomme pouvait initier un divorce et le divorce pouvait être accompli par une déclaration publique. Mais Éléphantine représente une forme syncrétiste du Judaïsme de la Diaspora. Au contraire, pour le Judaïsme palestinien nous pouvons affirmer :
- Les Écritures juives canoniques ne permettent jamais à une femme de répudier son mari;
- Avant le Livre de Tobie (Tb 7, 13), il ny a aucune mention dun contrat de mariage écrit;
- Au 1ier siècle de notre ère, un certificat écrit de divorce est obligatoire et est perçu comme un commandement de Moïse.
- La période intertestamentaire : Philon, Josèphe et Qumran
- Philon
Dans son livre Des lois spéciales (3.5 #30-31), Philon dAlexandrie commente Dt 24, 1-4. Il précise ce qui est interdit : une femme divorcée et remariée ne peut retourner à son premier mari. Mais il apporte aussi dautres précisions, par exemple le sens de lexpression « si le mari a une tare à imputer à sa femme » : cette tare peut être nimporte quoi, incluant le fait quil a trouvé une femme plus belle que son épouse. De plus, il essaie de faire comprendre à son auditoire grec pourquoi la femme divorcée et remariée ainsi que le premier mari ne peuvent reprendre la vie commune : en se remariant, la femme transgresse les limites établies depuis longtemps, tandis que lhomme se montre efféminé et indigne dêtre un homme, et tous deux méritent la mort.
- Josèphe
Tout comme Philon, lhistorien juif Flavius Josèphe commente Dt 24, 1-4 dans son livre Antiquités judaïques (4.8.23 #253) et arrive à la même conclusion : le premier mari ne peut reprendre la femme quil a répudié et qui sest remariée, et les motifs pour un homme de répudier une femme peuvent être nimporte quoi. Par contre, il propose un développement sur la nécessité de produire un certificat de divorce pour permettre à la femme de se remarier.
- Qumran
Deux textes majeurs touchent à la question du divorce. Il y a dabord le Document de Damas, le livre de la règle des communautés esséniennes dispersées en Palestine, et le Rouleau du Temple qui donne une description du temple et de la ville du temple dans un futur utopique.
- Le Document de Damas (CD) se situe dans le contexte dune polémique avec les opposants au mouvement essénien. Son point central est de condamner la polygynie (CD 4, 20-21), i.e. la pratique pour un homme davoir plus dune femme en même temps. Par contre, il ne condamne pas lacte lui-même du divorce, même si sa position sur un second mariage après un divorce, même quand la première épouse est décédée, nest pas claire. Et quand un homme voulait divorcer de sa femme, il devait au préalable obtenir la permission de lInspecteur. Cette opposition à la polygynie sappuie sur trois textes de lÉcriture :
- Gn 1, 27 : « homme et femme il les créa »
- Gn 7, 9 : « un couple entra dans larche de Noé, un mâle et une femelle » (une seule femelle pour un mâle)
- Dt 17, 17 : « Quil (le roi) ne multiplie pas le nombre de ses femmes »
- Le Rouleau du Temple (QT) assume une certaine transformation eschatologique puisquil nous transporte dans le futur. Le texte qui nous intéresse est 11QT 57, 15-18 :
15 Il (le futur roi) ne prendra pas (sa) femme parmi les 16 filles des nations, mais cest dans sa famille quil la prendra, 17 dans le clan de son père.
Il ne prendra pas dautre femme en plus, mais 18 celle-là seule sera avec lui tous les jours de sa vie, et si elle meurt, il prendra 19 une autre dans sa famille, dans son clan.
Ainsi, la seule femme du roi doit être avec lui tous les jours de sa vie, probablement pour le protéger de la faute sexuelle et du danger du harem avec des femmes païennes. Mais ce serait une erreur de penser que la secte à lorigine du Rouleau du Temple voulait également appliquer cette règle à tout le peuple et juger de la capacité de lIsraélite ordinaire de se divorcer et se remarier dans le monde futur. Sur ce point deux autres passages du document mentionne le divorce et le considère comme un acquis : 11QT 54, 5-4 (qui reprend Nb 30, 10 sur les voeux dune veuve ou dune femme divorcée) et surtout 11QT 66, 8-11 (qui reprend le cas spécial de Dt 22, 28-29 où un homme qui sempare dune vierge non fiancée et couche avec elle, doit dédommager le père, épouser la vierge sans pouvoir la répudier). Après toutes ces considérations, il faut ajouter que ce document de Qumran ne peut être utilisé pour notre étude de Jésus, car il se situe dans le monde utopique du futur.
- Un coup doeil danticipation sur la Mishna
Rédigée vers 200-220, la Mishna aborde la question du divorce dans son troisième ordre sur les femmes (nachim), plus particulièrement dans son traité Guitine (documents sur le divorce). Dans ce traité deux écoles rabbiniques saffrontent pour interpréter Dt 24, 1, i.e. la fameuse expression « une tare à lui imputer ». Pour la maison de Shammaï, la tare imputée à la femme devait être quelque chose de honteux, touchant à lhonneur de lhomme par exemple. Pour la maison de Hillel, cette tare peut être nimporte quoi, incluant le fait davoir trop cuit le repas de son mari. La Mishna ajoute lopinion de Rabbi Aqiba qui croit que le fait pour un mari de trouver une femme plus belle est un motif suffisant pour divorcer.
Mais ce qui est important notre étude cest de noter que la Mishna est le premier document à discuter clairement des différents motifs pour divorcer. Ainsi, pour le Judaïsme davant lan 70 qui couvre la période de Jésus, nous navons aucun document démontrant que ce genre de discussion existait.
- Les affirmations du Nouveau Testament sur le divorce
Nous trouvons dans le Nouveau Testament cinq versions de linterdiction du divorce : deux chez Matthieu, une chez Marc, une chez Luc et une dans la première lettre de Paul aux Corinthiens. Aussi, si nous pensons que le Jésus historique a interdit le divorce, nous pouvons poser la question: laquelle de ces versions a le plus de chance de remonter à ce Jésus historique? Pour tenter de répondre à cette question, nous aborderons ces versions selon un ordre chronologique : 1 Corinthiens, la tradition Q (ce qui inclut Matthieu et Luc) et finalement Marc.
- 1 Corinthiens 7, 10-11
Cette lettre de Paul, écrite vers lan 54 ou 55, constitue le document le plus ancien sur notre discussion de lenseignement de Jésus sur le divorce. Et comme Paul fait référence à une tradition antérieure, nous sommes ramenés vers les années 50 ou 40, sinon à Jésus lui-même.
- Le contexte
Dans cette lettre, Paul aborde différents problèmes de cette communauté quil a fondée et formée de Gentils récemment convertis au christianisme. Et parmi ces convertis, il y a des gens enthousiastes qui simaginent participer déjà à la vie des anges, étant ressuscité avec le Christ par leur baptême, et donc croient que le péché na plus demprise sur eux et que leurs actions à travers leur corps terrestre na plus dimpact sur leur salut; de toutes façons, la fin des temps est sur le point de survenir.
Cest dans ce contexte que Paul doit répondre au ch. 7 à une série de questions des Corinthiens soumises dans une lettre. Lune de ces questions concerne létat de vie ou la condition sociale présente (i.e. célibataire, marié, veuf, incirconcis, esclave, etc.): doit-on changer détat de vie pour refléter cette nouvelle existence dans le Christ? La réponse générale de Paul est de dire : demeurez comme vous êtes. Mais en même il réagit en pasteur en mettant de lavant son expérience de lêtre humain : par exemple, aux promoteurs de labstinence sexuelle il leur rappelle les dangers qui les guettent et quun mariage chaste est mieux quun célibat non chaste. Et cest ici quil aborde la question du divorce.
- Un enseignement de Jésus
Ce qui est notoire dans la lettre de Paul quand il aborde la question du divorce au v. 10, cest quil change la base de son argumentation : « Quant aux personnes mariées, voici ce que je prescris, non pas moi, mais le Seigneur ». Cest dautant plus surprenant que tout de suite après cette question, il revient à la base habituelle de son argumentation au v. 12, i.e. son autorité comme apôtre : « Quant aux autres, cest moi qui leur dis, non le Seigneur ». Il semble donc que Paul en appelle directement à lenseignement de Jésus au cours de son ministère public, et nous pouvons appuyer cette affirmation sur les arguments suivants.
- Cette façon de changer abruptement de base dargumentation du « Je » au « Seigneur » pour revenir ensuite au « Je », distinguant clairement de quelle autorité il sagit, est unique dans toutes les lettres de Paul.
- Paul a sans cesse revendiqué son rang dapôtre, au même niveau que Pierre, et il ne sest jamais gêné pour rappeler aux chrétiens quà ce titre il était supérieur à tous les prophètes de la communauté. Or, il serait inconcevable dimaginer quen faisant ici appel à lautorité du Seigneur il ferait en fait appel à un prophète chrétien parlant au nom du Christ.
- Lexplication la plus plausible de cette coïncidence, entre ce texte de Paul et par ailleurs les multiples attestations que nous avons sur lenseignement de Jésus sur le divorce, est que Paul en appelle intentionnellement à une prescription de Jésus au cours de son ministère.
- Cet appel à un enseignement ou à une action du Jésus terrestre nest pas un phénomène unique dans la première épitre aux Corinthiens : voir 9, 14; 11, 23-25; 15, 3-5.
Notons quen disant que Paul se réfère au Jésus historique nous naffirmons pas pour autant quil essaie de redire mot à mot ce que Jésus a pu enseigner. Il résume plutôt en ses propres mots le contenu de lenseignement de Jésus.
- Lenseignement sur le divorce
La version de Paul comporte deux parties distinctes pour parler alternativement de la femme et de lhomme, une structure quon retrouve également dans les évangiles :
10 que la femme ne se sépare (chorizomai) pas de son mari --
11 au cas où elle sen séparerait,
quelle ne se remarie pas
ou quelle se réconcilie avec son mari -
et que le mari ne répudie (aphiemi) pas sa femme.
Linterdiction du divorce sapplique à la fois au mari et à la femme. Bien sûr, dans la Palestine du 1ier siècle seul lhomme pouvait répudier sa femme. Mais noublions que nous sommes à Corinthe, une colonie romaine fondée par Jules César en 44 av. J.-C., et donc gouvernée par les lois romaines. Et selon ces lois, une femme libre tout comme un homme libre avait le droit de divorcer. Paul utilise deux verbes différents, chorizomai et aphiemi, pour désigner lacte de divorcer, mais ces deux verbes ont un sens identique et sont utilisés de manière équivalente : le grec na pas de mot spécifique pour désigner le divorce. Ainsi, Paul comprend linterdiction de Jésus du divorce comme une exigence générale et stricte, du moins en ce qui concerne un couple où les deux parties sont baptisées (Paul fera une distinction dans le cas où lune des parties nest pas chrétienne).
- La tradition Q (Mt 5, 32 || Lc 16, 18)
- Introduction
Dans les évangiles synoptiques, linterdiction du divorce se trouve dans deux endroits différents.
- Marc 10, 2-12 appartient au genre des récits de controverse au moment où Jésus approche de la Judée. Ce récit est absent de Luc, mais repris par Matthieu (Mt 19, 3-12) à peu près au même endroit.
- Linterdiction du divorce apparaît également comme une parole succincte dans des ensembles plus larges : chez Matthieu (Mt 5, 32) elle se situe au milieu du Sermon sur la Montage, lors de la 3e des 6 antithèses, et chez Luc (Lc 16, 18) elle fait partie dune grappe de diverses paroles sur des questions légales et morales qui nont que des liens très lâches entre elles.
- Mt 5, 32 et Lc 16, 18 comme Tradition Q
En souligné les bouts de phrase identiques et en italique les bouts différents.
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Matthieu 5, 32 |
Luc 16, 18 |
(1)[a] |
Tout homme répudiant sa femme, |
Tout homme répudiant sa femme |
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hormis le cas de "non chasteté", |
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et en épouse une autre |
(1)[b] |
lexpose à ladultère; |
commet un adultère, |
(2)[a] |
et quiconque épouse une femme répudiée, |
et celui qui épouse une femme répudiée par son mari |
(2)[b] |
commet un adultère. |
commet un adultère. |
Les deux versions sont daccords quant à la forme et quant au contenu. On peut les diviser en deux parties qui ont toutes les deux lhomme comme source daction. Dans la partie (1), à la fois Matthieu et Luc ont la même structure grammaticale grecque avec un participe présent (litt : tout homme répudiant sa femme). Dans la partie (2), on a la même affirmation de base : qui épouse une femme répudiée... commet un adultère.
- La forme Q primitive de cette phrase
- La particularité de Matthieu
Matthieu introduit une exception à linterdiction du divorce : hormis le cas de "non chasteté" (parektos logou porneias). Lui seul a cette clause quil reprend également en Mt 19, 9. Nous pouvons affirmer quil sagit fort probablement dun ajout à la source Q par Matthieu (ou de sa source M particulière) pour les raisons suivantes :
- Lui seul a cette clause;
- Dans les deux passages où il a cette clause, linsertion alourdit la phrase et rend la partie 1b encombrante et obscure;
- Si cette clause faisait partie de la forme originale, on comprend mal comment Paul, Marc et Luc lignore tous et présentent la même forme absolue de linterdiction.
Ainsi, la clause semble refléter certains problèmes particuliers de léglise de Matthieu.
- La particularité de Luc
Dans la partie (1a) vue plus haut, le texte de Luc ajoute ceci par rapport à celui de Matthieu : et en épouse une autre. Sagit-il vraiment dun ajout de Luc au texte de la source Q? Quand on note que Marc 10, 11, qui parle du même sujet (« Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre »), présente le même ajout, et que Paul (1 Co 7, 11) mentionne explicitement quune femme divorcée ne doit pas se remarier pour respecter linterdiction, alors il faut reconnaître que le bout de phrase de Luc « et en épouse un autre » faisait partie de la source originelle et nest pas un ajout de Luc. Nous avons ici un cas dattestations multiples. De plus, ce bout de phrase est essentiel à la première partie, car sans second mariage, il ny a pas dadultère. Ce nest pas le divorce qui fait problème, cest ladultère qui sen suit.
- La différence entre les formulations de Matthieu et Luc
Cest donc ladultère qui fait problème, pas le divorce. Mais Matthieu et Luc ont une façon différente de présenter ladultère. La formulation de Matthieu en 5, 32 est un peu tordue sur le plan grammatical et celui de la pensée. Dans la partie (1b) il écrit de la femme répudiée : « lexpose à ladultère », plutôt que : « commet ladultère » comme chez Luc. On peut comprendre la situation de la femme répudiée : comment peut-elle assurer sa subsistance et sauver son honneur dans une société androcentrique sinon par un second mariage? Elle est en quelque sorte « forcée » de commettre ladultère. Par contre, Matthieu en implique la responsabilité au premier mari. Fondamentalement, Matthieu et Luc disent la même chose : le second mariage ne peut être quadultère, car aux yeux de Dieu le premier demeure toujours valide. Mais la version de Matthieu est contredite par celles de Luc (16, 18), Marc 10, 11-12, et même Matthieu lui-même (Mt 19, 9) où on parle seulement de ladultère de lhomme, jamais de la femme. Bref, la formulation de Mt 5, 32 (1b) ne vient pas de la source Q et provient sans doute dune tradition juive de son église.
- La forme Q primitive
La forme Q primitive était probablement comme ceci :
(1)[a] |
Tout homme qui répudie sa femme et en épouse une autre |
(1)[b] |
commet un adultère, |
(2)[a] |
et celui qui épouse une femme répudiée |
(2)[b] |
commet un adultère |
Nous avons ainsi deux partie bien équilibrées avec deux actions dans le même ordre, répudier et épouser, et lhomme est le sujet de laction et la femme en est lobjet. Certains biblistes affirment que cette forme qui remonte vers lan 50-70 serait la plus ancienne que nous ayons.
- Marc 10, 11-12
Examinons la structure et le contenu de base.
(1)[a] |
v.11 Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre |
(1)[b] |
commet un adultère à son égard; |
(2)[a] |
v.12 et si une femme, ayant répudié son mari, en épouse un autre, |
(2)[b] |
elle commet un adultère. |
- Comparaison avec la source Q
Si on compare la formulation de Marc avec celle de la source Q, on note dabord une similitude : toute combinaison divorce-remariage constitue un adultère. Par contre, une grande différence saute aux yeux : chez Marc la femme a le même droit que lhomme et peut répudier son mari. Nous ne sommes plus dans le droit palestinien, mais dans le droit gréco-romain comme on la vu chez Paul sadressant aux Corinthiens où la femme comme lhomme peut répudier son conjoint. Tout cela appuie lidée que Marc a écrit son évangile à Rome ou dans un milieu similaire.
- Les ajouts de Marc
Le v.12 centré sur le cas de la femme répudiant son mari ne peut évidemment pas remonter au Jésus historique et serait un ajout de Marc lui-même à sa source. On peut invoquer les raisons suivantes :
- Comment Jésus pourrait-il évoquer une situation impossible (la femme répudiant son conjoint) dans un milieu Palestinien;
- Il ny a aucun autre parallèle dans les Synoptiques;
- Le v. 12 nest pas vraiment parallèle au v. 11 et ne forme pas un ensemble équilibré : au lieu de commencer par pronom masculin indéfini (quiconque) suivi par deux verbes définis (répudie, épouse), le v.12 commence avec une protase conditionnelle (mais si) suivi par un participe passé (litt : ayant répudié son mari);
- Avec le v. 11 Jésus a répondu à lobjection des Pharisiens, et donc on na pas besoin du v. 12.
- Le v. 12 devrait également se terminer avec lexpression « à son égard » pour être vraiment parallèle au v. 11.
Au v. 11 lexpression « à son égard » est probablement aussi une addition chrétienne ultérieure à la tradition primitive. Car lidée quun mari, qui répudie sa femme pour en épouser une autre, commette un adultère vis-à-vis de sa première femme est totalement étrangère au milieu palestinien. Car dans le Judaïsme la femme nest pas un sujet de droit, et ladultère ne peut se commettre que contre un autre homme, plus particulièrement lancien mari de la femme quil épouse; avoir des relations sexuelles avec une femme non mariée, une prostituée par exemple, nentraîne pas ladultère.
- La source de Marc
La tradition orale qui circulait dans la tradition pré-marcienne avait probablement la forme suivante :
(1)[a] |
Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre |
(1)[b] |
commet un adultère |
- Le divorce et les critères dhistoricité
- Le critère dattestations multiples des sources et des formes
Trois courants de la tradition de léglise primitive témoignent de lenseignement de Jésus sur le divorce : Paul (1 Co 7, 10-11) vers 54-55, la source Q (vers 50-70) préservée en Mt 5, 32 || Lc 16, 18 et lévangile selon Marc (vers 70). Il y a non seulement multiplicité de sources, mais également de formes : la parénèse de Paul, les paroles isolées de la source Q et la controverse chez Marc.
- Le critère de discontinuité et dembarras
- Le critère de discontinuité sapplique dans le cadre du Judaïsme de lépoque de Jésus. Car lenseignement de Jésus allait carrément contre les lois et les récits des Écritures juives, lenseignement et la pratiques courantes de lépoque et du mouvement rabbinique qui suivra. Le divorce était une réalité sociale répandue et un homme juif pouvait répudier sa femme pour nimporte quelle raison. La Loi de Moïse acceptait et règlementait le divorce en introduisant le certificat de divorce. La seule restriction au divorce était quune femme répudiée ne pouvait reprendre la vie conjugale avec son premier mari. Aussi, en interdisant totalement le divorce, Jésus attaquait de front la Loi et se trouvait à affirmer que, ce que Loi autorisait, était un péché dadultère, un péché dont parle un des commandements du Décalogue.
On peut poser la question : Jésus était-il seul à sopposer ainsi à lenseignement de la Torah sur le divorce? La réponse est : oui. On peut bien sûr évoquer le Document de Damas qui règlementait la vie des Esséniens en interdisant explicitement la polygynie (un homme marié à plusieurs femmes), ce qui impliquait implicitement le divorce avec remariage tant que vivait la première épouse. Mais ce document ne sattaque pas directement au divorce et son horizon se limite aux Esséniens.
- Le critère dembarras sapplique dans le cadre de léglise primitive. Les premiers chrétiens ont dû patiner et faire diverses contorsions pour trouver des façons dappliquer lenseignement de Jésus à la vie concrète des chrétiens juifs et gentils. Alors que Paul dans ses épitres évoquent son autorité apostolique pour enseigner et exhorter les diverses communautés chrétiennes, il doit soudainement changer sa stratégie et en appeler à lenseignement de Jésus quand vient la question du divorce : cela donne une idée de la difficulté de cette règle. Lui-même essaie de se donner un peu de marge de manoeuvre sur la question des mariages mixtes, i.e. les mariages entre chrétiens ou non chrétiens, en permettant la séparation dans le cas où la partie non chrétienne ne veut pas vivre en paix avec la partie chrétienne, suivie du remariage du chrétien avec un autre chrétien. Matthieu fait la même chose en introduisant lexception de « non chasteté » (Mt 5, 32; 19, 9) pour résoudre un problème propre à sa communauté. Tout cela montre que les premiers sont confrontés à un enseignement radical de Jésus quils essaient tant bien que mal dadapter à leur situation. On voit mal comment ils auraient pu créer de toute pièce un tel enseignement sur le divorce.
- Le critère de cohérence
Dans le cadre de son enseignement du règne de Dieu, lappel de Jésus à ses disciples comportait une dimension radicale. Son interdiction du divorce reposait peut-être sur la foi que la fin des temps allaient restaurer la totalité et la grandeur originelle de la création de Dieu.
- La controverse en Marc 10,2-12
- Le travail rédactionnel de Marc
Ce texte de Marc nest abordé quà la fin, après avoir déjà établi lhistoricité de linterdiction du divorce par Jésus, car il présente plusieurs difficultés quant à sa valeur historique. En effet, on y décèle le travail rédactionnel de lévangéliste Marc :
- Le vocabulaire et le style sont propres à Marc;
- On retrouve la structure très habituelle chez lui où Jésus donne un enseignement général à la foule, puis reprend cet enseignement avec ses disciples sous forme dinstructions privées;
- Marc semble avoir rafistolé ensemble des paroles indépendantes de Jésus, si bien que lensemble ne constitue pas un texte fluide : les Pharisiens posent une question à Jésus au v.2, mais Jésus donnera sa réponse quand il sera seul avec ses disciples au v.11.
- La structure de la controverse
Après avoir souligné le travail de Marc dans lorganisation de cette péricope, on ne peut pas faire la même affirmation pour le détail de la controverse : on y trouve diverses traditions qui pourraient être antérieures à Marc.
V.2 Les Pharisiens posent à Jésus une question sur le divorce (« Est-il permis à un mari de répudier sa femme? ». Cette question arrive de nulle part, sans quon sache pourquoi ils posent cette question. On ne peut quassumer quils ont entendu Jésus enseigner sur cette question. Et sur le plan historique, comme lindique la Mishna et la Tossefta, les Pharisiens démontraient beaucoup dintérêt sur la question du divorce et la bonne façon décrire un certificat de divorce.
V.3 En bon rabbin, Jésus répond par une contre-question : « Quest-ce que Moïse vous a prescrit? »
V.4 La réponse des Pharisiens est subtile : au lieu de parler de prescription comme dans la question de Jésus, ils parlent plutôt de permission, faisant référence à Dt 24, 1-4 : « Moïse a permis de rédiger un acte de divorce et de répudier. »
V.5 Jésus passe à loffensive en parlant de la dureté de leur coeur et de leur refus dobéir à la volonté de Dieu exprimée dans la Torah : « Cest en raison de votre dureté de coeur quil a écrit pour vous cette prescription. »
VV.6-8 Jésus donne la base exégétique de son accusation : Gn 2, 24 (« Mais dès lorigine de la création Il les fit homme et femme. Ainsi donc lhomme quittera son père et sa mère, et les deux ne feront quune seule chair. Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. »). Pour Jésus, lordre de la création exprimée par la Genève a préséance sur la loi sur divorce qui se trouve dans le Deutéronome, i.e. Dt 24, 1-4.
V.9 À partir de la Genèse Jésus conclut donc : « Ce que Dieu a uni, lhomme ne doit point le séparer (chōrizetō). » Le mot chōrizetō est le même mot que Paul utilise pour parler du divorce en 1 Co 7, 10-16. En substance, ce v.9 peut constituer une réponse aux Pharisiens, car leur question ne parlait pas de remariage, mais simplement de divorce.
- Conclusions
En sappuyant sur les critères dattestations multiples, de discontinuité, dembarras et de cohérence, nous pouvons affirmer que Jésus a interdit le divorce. Nous pouvons conclure également avec quatre autres observations.
- Il est très difficile didentifier une formulation qui serait la formulation originelle de Jésus. Car celui-ci aurait probablement réitéré plusieurs fois et sous différents formes cette interdiction. Le texte le plus ancien sur le sujet est probablement la source Q (Mt 5, 32 || Lc 16, 18).
- Le texte de Marc (10, 2-12) représente une composition chrétienne dans sa forme actuelle, mais il reflète fort probablement le type de débat dans lequel Jésus sétait engagé, surtout quand on sait lintérêt des Pharisiens pour la question du divorce. Ainsi, le texte de Marc sappuie peut-être sur la mémoire de certains événements historiques. Et il est possible que le v.9 (ce que Dieu a uni, lhomme ne doit point le séparer) soit une parole historique de Jésus, et cela pour les raisons suivantes :
- La phrase est concise avec un parallélisme antithétique, ce qui serait typique de Jésus;
- À part les paroles des Synoptiques que nous avons identifiée et le texte de Paul, les enseignants chrétiens des deux premières générations sont silencieux sur la question du divorce;
- Cette phrase est cohérente avec lorientation radicale de lenseignement de Jésus sur le comportement dans la vie quotidienne.
Si on accepte lhistoricité de ce v.9, nous pouvons observer deux choses. Dune part, Jésus interdit le divorce, et le divorce en lui-même, même sil ny pas de remariage. Dautre part, il y a des similitudes entre ce v.9, la tradition Q et ce que Paul écrit en 1 Co 7, 10-11 : on retrouve dans le même style apodictique laffirmation que le premier mariage reste toujours valide.
- Avant lan 70, un homme pouvait répudier sa femme pour nimporte quel motif, et des débats comme ceux entre la maison de Hillel et celle de Shammaï sont apparus après.
- Lattitude de Jésus face à la Loi suscite une question intrigante : comment peut-il dune part accueillir la Loi avec respect comme un bon Juif, et dautre part traiter dadultère ceux qui suivent la Loi sur le divorce? Nous pouvons offrir ici une réponse partielle :
- Il était normal pour certains groupes juifs de reformuler la Loi devant de nouvelles situations, sans avoir limpression de manquer de respect face à la Loi;
- Jésus sest présenté comme le prophète eschatologique, engagé dans le rassemblement et la restauration dIsraël comme peuple de Dieu à la fin des temps, et donc a proposé un comportement conséquent.
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Prochain chapitre: Jésus prend-il ses distances face à la loi mosaïque en interdisant le serment?
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