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Sommaire
Le mot Loi traduit le mot hébreu Torah, qui signifie instruction, enseignement, direction, directive, loi, que tout cela soit sous forme orale ou écrite. Cette instruction ou directive peut venir de lhomme sage ou dun parent et concerner la conduite de la vie en général, mais elle peut également provenir de Dieu par la bouche du prêtre ou du prophète. Ces instructions seront transmises oralement, et en ce concerne les instructions religieuses, transmises dans les sanctuaires ou au temple de Jérusalem lors des festivités. Avec le temps, ces instructions, qui ne concernent pas seulement des directives légales, mais également des récits traditionnels avec des éléments prophétiques et sapientiels, seront mises par écrit et regroupées pour former la Loi. Et comme larchétype de ces instructions ou directives était linstruction donnée à Moïse au Sinaï, on se réfèrera également à la Loi de Yahvé comme à la Loi de Moïse. À lépoque de lexil, on percevra cette Loi comme lélément fondateur du peuple Israël.
Mais cest une erreur de considérer le contenu de cette Loi comme fixé dans le béton. Car la Loi écrite de Moïse ne pouvait couvrir tous les imprévus de la vie, et il fallait donc la réinterpréter pour lappliquer dans de nouveaux cas. Plusieurs groupes entrent en compétition dans cette réinterprétation, et de plus il y avait plusieurs coutumes locales qui déterminaient cette réinterprétation. Et ce qui peut nous apparaître étonnant, on nhésitait pas à faire remonter à Moïse lui-même cette réinterprétation et elle avait une valeur tout aussi normative que la Torah écrite.
À lépoque de Jésus, la Loi désigne avant tout le Pentateuque, i.e. les cinq premiers livres de la bible hébraïque. Mais sa réinterprétation se poursuit par une activité qu'appelle la hălākâ, un jugement ou décision légale concernant un point de la vie concrète pour déterminer ce qui est en accord ou non avec la volonté de Dieu. Plusieurs maîtres participeront à cette activité, dont Jésus lui-même. Tout cela présuppose que la Loi nest pas perçue comme un fardeau, mais comme le don de Dieu qui se révèle gracieusement à son peuple Israël, comme une alliance de Dieu avec son peuple, comme un instrument pour préserver son identité et sa sainteté en observant les frontières clairement établies par les règles de pureté.
Jésus et la Loi. Mais quest-ce que la Loi?
- Jésus et la Loi, une illumination réciproque
Comprendre la position de Jésus face à la Loi nous aidera à comprendre la perception quil avait de lui-même et de sa mission. Mais cest une tâche délicate, car nous sommes un peu devant le dilemme de loeuf et la poule : pour comprendre la Loi, il nous faut laide des évangiles, de Philon, Josèphe et des écrits de Qumran, mais en même temps ces données sont la base pour comprendre Jésus.
- La signification de la Loi : lAncien Testament et le Judaïsme intertestamentaire
Le mot Loi traduit le mot hébreu Torah. Selon certains biblistes, le mot hébreu proviendrait du verbe formé par la racine yrh signifiant : lancer, jeter, étendre, comme étendre le bras pour indiquer la direction. Pour dautres, cette racine a un autre sens, celui denseigner ou dinstruire. Quoi quil en soit, si on regarde le mot dans lensemble de lAncien Testament, on note que Torah signifie instruction, enseignement, direction, directive, loi, que tout cela soit sous forme orale ou écrite. Cette instruction ou directive peut venir de lhomme sage ou dun parent et concerner la conduite de la vie en général. Mais elle peut également provenir de Dieu par la bouche du prêtre ou du prophète. Chaque directive individuelle est une tôra, mais Dieu peut émettre plusieurs directives, et ce pluriel sécrit tôrôt. Cette réalité des tôrôt précède la notion dun corpus écrit, appelé Torah, qui apparaîtra beaucoup plus tard.
Noublions pas que nous sommes dans une tradition orale. Alors ces tôrôt sont transmis de génération en génération par les parents, les leaders du clan ou les juges aux portes des villes, et en ce qui concerne les tôrôt religieuses, par les prêtres dans les sanctuaires ou au temple de Jérusalem lors de diverses festivités. Sous la monarchie, les scribes commenceront à les mettre par écrit pour les conserver dans les archives. Ces tôrôt ne concernent pas seulement des directives légales, mais également des récits traditionnels avec des éléments prophétiques et sapientiels. Cest progressivement quelles furent mises par écrit pour former diverses collections littéraires. Tout naturellement, on dira de ces collections quelles sont la Loi de Yahvé. Et comme larchétype de ces instructions ou directives était linstruction donnée à Moïse au Sinaï, on se réfèrera également à la Loi de Yahvé comme à la Loi de Moïse. Cette dernière expression était probablement connue avant lexil à Babylone au 6e av. J.-C., mais cest seulement au retour de lexil que ce corpus de directives et de récits sera vraiment perçu comme lélément fondateur du Judaïsme.
Avec le livre du Deutéronome, dont la composition couvre la période préexilique, exilique et postexilique, on atteint une étape importante en appelant « Livre de la Loi » cet ensemble de tôrôt religieux (Dt 28, 61). Il désigne ce document écrit donné par Dieu à Israël par lintermédiaire de Moïse, un rouleau où des récits fondateurs, des directives et des lois sentremêlent pour former un tout littéraire. À lépoque perse, au 4e siècle av. J.-C., on commencera à délimiter la Torah par excellence, ce quon appellera plus tard les cinq livres de Moïse ou Pentateuque (en grec, pentateuchos). Par la suite, ce Pentateuque constituera la première partie et la plus importante du canon des Écritures juives. Cest ainsi que le Livre de Ben Sira, écrit en Palestine vers lan -180, mentionnera trois parties dans les Écritures juives, la Loi (Pentateuque), les prophètes et les autres écrits.
Cependant nallons pas imaginer que le contenu de cette Loi ou Torah de Moïse est immuable, même à lépoque de Jésus. Quatre facteurs expliquent sa fluidité.
- Certains fragments de la Torah trouvés dans les écrits de la Mer morte, quand on les compare avec la Bible samaritaine et la traduction grecque de la Bible appelée Septante (LXX), montrent que le texte hébreu, appelé texte massorétique, contient des variantes qui ne sont pas toujours les plus anciennes, si bien que parfois cest la version de la Septante qui est la plus ancienne, comme on le voit par exemple dans la question du divorce (Dt 24, 1-4). Aussi, on ne peut simplement rejeter comme non historique une citation de lÉcriture dans les évangiles sous prétexte quelle reflète plus la Septante que le texte massorétique.
- Plusieurs groupes religieux (voir le Livre des Jubilées) à lorée de lère moderne ne pensaient pas manquer de respect envers le Pentateuque en réécrivant certains récits ou certaines lois pour mieux refléter les croyances du groupe.
- Il y a surtout le fait que la Loi écrite de Moïse ne pouvait couvrir tous les imprévus de la vie. Il fallait donc interpréter cette Loi pour lappliquer à ces nouveaux cas. Et dans ce travail dinterprétations, plusieurs groupes entraient en conflit, comme les Pharisiens, les Esséniens et les Sadducéens. Surtout, il y avait des traditions et des coutumes locales qui pouvaient déterminer le jugement rendu, beaucoup plus que les débats savants à partir de la Torah écrite.
- Enfin, il y avait des interprétations et des pratiques légales qui allaient au-delà du texte stricte de la Loi et se disputaient ladhésion des Juifs de Palestine. Nous en avons vu un exemple avec les Pharisiens qui distinguaient la Torah écrite de Moïse et la tradition des anciens, et cette dernière avait une valeur tout aussi normative que la première, même si elle ne fait pas partie de la Torah écrite. Et on peut facilement comprendre la nécessité de ces ajouts à la Loi écrite à mesure que lhistoire se développe et que des situations plus complexes émergent.
Nous en avons un bel exemple avec la question du sabbat. Le Décalogue donné au Sinaï dit simplement de sabstenir de travailler (Ex 20, 8-11). Mais on na aucune liste exhaustive des activités qui sont considérées comme du travail et qui violeraient le sabbat. On a seulement la mention ici et là de quelques activités à ne pas faire le jour du sabbat, comme labourer son champ ou moissonner (Ex 34, 21), allumer un feu dans sa demeure (Ex 35, 3), ou cuisiner (Ex 16, 22-30). Mais quen est-il de faire la guerre? Est-ce permis ou non? Il semblerait que dans la période préexilique, les Israélites acceptaient de mener des combats le jour du sabbat (2 R 11). Mais lors de la révolte maccabéenne (qui a commencé en -167), certains Juifs pieux considéraient la bataille comme non permise le sabbat, même comme moyen dauto-défense, si bien quon assistera à un massacre total (1 M 2, 27-38). Mais dautres rebelles, sous la direction du prêtre Mattathias, considèreront que se défendre contre les Gentils le jour du sabbat est tout à fait permis, et leur argument était basé sur le gros bons sens, et non pas sur un point quelconque de la Loi. Cette position suscitera le mécontentement dun groupe pieux dont fait écho le Livre des Jubilées, écrit vers 161-152 av. J.-C : on y détaille une liste dactivités interdites le jour du sabbat, dont celle de faire la guerre, une interdiction édictée par lange de la Présence à partir des tablettes célestes. La position du Livre des Jubilées sera peu suivie. Selon lhistorien juif Josèphe qui écrit au 1ier siècle, linterprétation de Mattathias semble universellement acceptée. Il écrit que la Loi permet aux Juifs de se défendre le jour du sabbat contre ceux qui ont initié la bataille, mais la Loi ne permet pas de prendre linitiative dattaquer. Ce quil faut noter ici est comment une décision purement pratique pour faire face à une situation durgence a été élevée au fil du temps au rang de la Loi de Moïse. Il en de même de lobligation détudier la Torah et de se rendre à la synagogue le jour du sabbat, quon fait remonter à Moïse, alors que la synagogue est une institution récente.
Un autre exemple nous est fourni avec la question du divorce. Dt 24, 1-4 discute le cas dune femme que son mari a répudié après avoir rédigé un acte de répudiation, et qui, après avoir épousé un autre homme, se voit de nouveau répudiée par ce dernier; cette femme ne peut être reprise par son premier mari. Or, quand lévangéliste Marc (Mc 10, 3) et Matthieu (Mt 5, 31-32), ainsi que Josèphe (Ant. 4.9.23 #253), discutent du divorce en reprenant ce passage du Deutéronome, ils affirment tous de manière étonnante que la Loi de Moïse demande dabord de rédiger un acte de divorce : pourtant lacte de divorce nétait mentionné quen passant dans le Deutéronome comme allant de soi, et laccent était plutôt sur linterdiction de revenir au premier mari. Encore ici, nous avons un cas typique où une coutume est élevée au fil des ans au rang dun commandement spécifique de la Torah.
- La signification de la Loi : le Nouveau Testament et le Judaïsme rabbinique
Dans les Synoptiques et bien souvent dans lévangile selon Jean, la Loi (grec : nomos) désigne le Pentateuque, en incluant à la fois les lois obligatoires, les récits sur les origines dIsraël et les prophéties qui annoncent Jésus. Mais ce Pentateuque est vu à travers la nouvelle interprétation que lui en donne Jésus lui-même. De plus, la Loi napparaît jamais comme un poids qui oppresse, mais comme un don de Dieu qui se révèle gracieusement à son peuple Israël.
En français le mot « loi » a un sens assez précis et désigne habituellement les réalités légales. Au contraire, le mot grec nomos comporte plusieurs dimensions et couvre des réalités aussi diverses que la religion, la société civile et le monde des lois, la cosmologie, la philosophie et même lidéologie royale. Ces multiples dimensions de la loi se retrouve également dans la littérature rabbinique qui suivra la période de Jésus : bien sûr, la Torah désigne dabord le Pentateuque, mais il englobe également lensemble des Écritures juives, et donc également les Psaumes, les Proverbes et les Prophètes. Et encore plus tard, on parlera même des deux Torah, la Torah écrite et la Torah orale, tous les deux provenant de Moïse. Tout cela donne une idée combien la Torah est en évolution constante.
Une autre innovation est celle de lutilisation du mot hălākâ (comportement, conduite) qui est apparu à lépoque de la Mishna (vers 200-220). Ce mot désigne un jugement ou décision légale concernant un point de la vie concrète. Même si le mot nest pas attesté avant lannée 70, la réalité signifiée par le verbe hălak (marcher, aller, venir) est bien connue dans lAncien Testament pour désigner tout comportement en accord ou en contradiction avec la volonté de Dieu. Cest ainsi quau tournant de lère moderne divers maîtres juifs, du Maître de justice à Qumran aux Pharisiens, de Hillel à Jésus de Nazareth ont émis des opinions ou des avis légaux concernant la conduite de la vie.
- Le problème du Jésus historique et de la Loi historique
Nous pouvons maintenant mesurer la difficulté de notre entreprise de situer Jésus face à la Loi. Car à la fois Jésus et la Loi sont des réalités fluides. Dune part, Jésus nous est connu par les évangiles, mais chaque évangéliste à sa propre compréhension de la Loi et réinterprète à sa façon la réinterprétation de Jésus de la Loi. Dautre part, le corpus des Écritures juives nous est présenté à travers divers groupes juifs qui sont en compétition et les traditions juives continueront dévoluer à travers la tradition rabbinique.
Aussi faut-il éviter le piège de considérer comme historique une parole de Jésus sur la Loi parce quelle se trouve dans sa bouche dans les évangiles. Un exemple de ce piège dans lequel sont tombés beaucoup de biblistes est Mt 5, 17 : « Nallez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes: je ne suis pas venu abolir, mais accomplir (plēroō). » Disons-le tout de suite : cette parole est une création de Matthieu et ne remonte pas au Jésus historique pour les raisons suivantes.
- Lutilisation du verbe accomplir (plēroō) reflète un thème favori de Matthieu (12 utilisations sur 16 de ce verbe) où il veut introduire une citation de lAncien Testament pour démontrer que Jésus est venu réaliser les Écritures.
- Cette phrase cadre parfaitement avec la christologie de Matthieu dun Jésus qui réalise les Écritures, alors que jamais ailleurs on nentend Jésus parler de lui à la première personne pour dire quil réalise quelque chose.
- Lexpression « Nallez pas croire » est typique de Matthieu quon retrouve également en Mt 10, 34.
- Ce verset est placé avec soin comme introduction et résumé au début dun programme sur la Loi qui sexplicitera en six antithèses.
Bref, lévangéliste a créé vers lan 85 un petit catéchisme chrétien sur Jésus et la Loi qui amorce cette structure théologique majeure quest le Sermon sur la montagne.
Au moment dentrer dans létude détaillée de Jésus et de la Loi, une mise en garde simpose. Nous avons lhabitude détablir une distinction et même une opposition entre les éléments rituels, cultuels ou légaux de la Loi dune part, et les éléments éthiques ou moraux dautre part. Et pour nous, les premiers sont extérieurs, publics ou institutionnels et sont de moindre importance que les seconds qui concernent la vie intime, privée, personnelle et spirituelle. Or, une telle distinction nexiste pas dans le Judaïsme palestinien. Ce dernier se considère comme une religion qui est née dune alliance entre Dieu et, non pas un individu, mais un peuple, le peuple dIsraël, et donc une religion vécue par une communauté visible, une communauté qui préservait son identité et sa sainteté en observant les frontières clairement établies par les règles de pureté, une religion dont lengagement du coeur sexprimait par des actions justes vis-à-vis ses frères, une religion qui démontrait sa conscience dêtre centrée sur les personnes en se rendant régulièrement au temple de Jérusalem pour des célébrations communautaires.
Un bel exemple de cette intégration des règles éthiques et cultuelles est celui du sabbat. Cette règle obligatoire permettait non seulement au maître de maison de se reposer, mais également aux serviteurs et aux esclaves : cétait donc une mesure non seulement cultuelle, mais également sociale. Il en était de même de la dîme qui soutenait non seulement le temple et ses fonctionnaires, mais également les pauvres et les marginaux de la société.
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