John P. Meier, Un certain juif, Jésus. Les données de l'histoire,
v.2, ch. 18 : Les miracles et la mentalité ancienne,
pp 535-575, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Peut-on ranger Jésus au rang des grands magiciens de l'antiquité?


Sommaire

Qu’il y ait une certaine similitude dans la forme, les thèmes et les motifs entre les récits de miracle des évangiles et ceux du monde gréco-romain, il ne faut pas s’en surprendre : il est tout à fait normal que l’évangéliste ait utilisé le langage de la culture ambiante. Mais il en est tout autrement lorsqu’on identifie miracle et magie, comme la sociologie et l’anthropologie culturelle cherchent à le faire. On ne peut ranger Jésus au rang des grands magiciens de l’antiquité.

Tout d’abord, puisqu’il n’existe aucun consensus sur la définition de la magie, il faut mieux parler d’une échelle mobile où à une extrémité du spectre on trouve le miracle, et à l’autre la magie, et entre les deux extrêmes, divers mélanges. Un exemple du type idéal de miracle est la ressuscitation de Lazare qui se déroule dans une atmosphère de relation interpersonnelle marquée par l’amour et la foi et devient signe de l’être miséricordieux de Dieu et de Jésus comme source de vie. À l’autre extrémité du spectre, le papyrus magique de Paris représente le type idéal de magie avec sa recette d’exorcisme constituée d’ingrédients spéciaux et de longue incantations inintelligibles. Certains récits évangiles ont parfois quelques notes magiques, tout comme certains récits gréco-romains ont une saveur de spiritualité authentique. Mais les deux types idéaux ont des caractéristiques opposés : d’un côté, le récit de miracle tourne autour d’une relation interpersonnelle de foi et de paroles succinctes et intelligibles, et exprime une réalité plus grande, comme la réalisation partielle du règne de Dieu, tandis qu’à l’autre extrémité la magie représente un effort pour harnacher les forces d’une divinité capricieuse au moyen de formules inintelligibles et secrètes, et ainsi répondre aux demandes terre-à-terre d’un client, comme gagner un course de chevaux. Les récits évangéliques gravitent clairement autour du premier type idéal.


  1. Certains problèmes généraux

    Dans l’antiquité, l’attitude face aux miracles est très différente de celle observée aujourd’hui : on trouve bien sûr une élite qui nie sa possibilité, mais pour la majorité des gens du monde gréco-romain le miracle fait partie du paysage religieux.

  2. Les parallèles païens et juifs aux miracles évangéliques

    Au début du 20e siècle, l’école allemande de l’histoire des religions (religion geschichte) a démontré que les récits de miracle de Jésus reflètent les mêmes formes, thèmes et motifs qu’on trouve dans les récits païens et juifs. Sur ce point, il faut faire cependant trois observations.

    1. Plusieurs des récits païens et juifs ont été écrits plusieurs siècles après le dernier évangile.
    2. Alors que les récits évangéliques présentent Jésus comme quelqu’un opérant des miracles en vertu de son propre pouvoir, l’historien juif Flavius Josèphe et les récits rabbiniques décrivent plutôt des personnes pieuses qui reçoivent une réponse rapide, spectaculaire et surhumaines à leurs demandes de faveurs spéciales (pluie, guérisons).
    3. Le fait même d’établir un parallèle littéraire entre les miracles évangéliques ne dit rien sur leur historicité : il est normal que l’évangéliste ait utilisé les formes et les thèmes connus de son époque pour faire son récit. On peut dire la même chose du vocabulaire choisi.

  3. Miracle et magie

    À côté des parallèles avec les miracles païens et juifs, il y a la question des liens étroits entre miracle et magie. À l’époque de Jésus, la façon dont on reprenait les récits bibliques des faiseurs de miracle comme Moïse, Élie et Élisée dans les célébrations à la synagogue ou encore les références qu’on trouve aux exorcismes et aux horoscopes à Qumran, tout cela indique que miracle et magie étaient très présents. Alors posons la question : les récits évangéliques de miracles représentent-ils un exemple de magie gréco-romaine?

    1. Magie et sciences sociales

      Au 20e siècle, la sociologie et l’anthropologie culturelle ont prolongé le travail amorcé par la critique des formes et a fait oeuvre utile. Mais pour elles, il n’il y a pas de différence objective entre les miracles qu’on retrouve dans les évangiles et les actions magiques décrites par les papyri, les nouvelles et les historiens gréco-romains. Il faut s’empresser ici de faire deux remarques

      1. Les spécialistes des sciences sociales ont beau répéter que le mot magie n’a pas de connotation négative, qu’il provient du mot persan signifiant « prêtre » et qu’il est une autre façon de désigner les observances religieuses, il n’en reste pas moins que dans la société gréco-romaine il transmettait des vibrations négatives et servait de munitions dans diverses polémiques. Il en est encore de même aujourd’hui dans les milieux académiques, malgré les prétentions contraires. Si on veut vraiment un terme neutre, alors il vaut utiliser le mot miracle.

      2. On peut questionner l’affirmation qu’il n’y a pas de différence phénoménologique réelle entre les récits de miracle de Jésus racontés dans le évangiles et ce qu’on retrouve, par exemple, dans les papyri magiques de l’époque romaine. La littérature érudite a essayé de proposer divers définitions de la magie. Mais on n’est pas arrivé à un consensus, et aucune définition ne parvient à couvrir ce qu’on trouve en tout temps et en tout lieu dans toutes les cultures.

    2. Types idéaux des évangiles et des papyri

      Aussi, plutôt que de chercher deux définitions différentes, nous proposons une échelle mobile ou un continuum qui reflèterait à une extrémité le type idéal de miracle, et à l’autre extrémité le type idéal de magie, et entre ces deux extrêmes divers mélanges des deux. Tant les textes évangéliques que les papyri magiques nous en fournissent des exemples.

      Commençons par les miracles évangéliques. Un bel exemple est le récit de la ressuscitation de Lazare (Jn 11). Tout d’abord, nous baignons dans une atmosphère d’amour interpersonnel entre Lazare, Marthe et Marie, et de foi personnelle en Jésus, et non celle mercantile d’un client qui paie pour un service. Mais surtout, le miracle vise un but bien au-delà du bien conféré, celui de révéler l’être miséricordieux de Dieu et de susciter la foi en Jésus comme source de vie; le miracle devient le signe d’une réalité plus profonde. Même la personne qui reçoit le bien devient par la suite un missionnaire de la bonne nouvelle. Bien sûr, cette perspective peut prendre diverses couleurs selon les évangélistes, la foi pouvant suivre l’action plutôt que de la précéder, mais ces éléments de relation personnelle et de foi y sont toujours présents, à tel point que leur absence comporte un élément de responsabilité et de culpabilité de la part des témoins. Nous sommes loin d’une force impersonnelle qu’il faut harnacher ou de divinités capricieuses qu’il faut cajoler ou coincer avec de longues incantations ou des rites mystérieux.

      Tournons-nous maintenant vers les papyri magiques de l’époque gréco-romaine qui couvrent la période du 2e siècle avant l’ère chrétienne jusqu’au 5e siècle après J.C. Prenons le spécimen fameux du Grand papyrus magique de la Bibliothèque nationale de Paris. On y trouve la recette pour réussir un exorcisme avec de l’huile d’olive vierge qu’on mélange avec des herbes et la pulpe de fruit et qu’on fait bouillir dans la marjolaine, tout cela accompagné d’une liste imprononçable de noms de dieux de diverses nations récitée par l’exorciste. L’idée de tous ces noms et syllabes incompréhensibles est d’appuyer sur divers boutons pour finalement trouver celui qui donnera l’effet désiré. Cet effet désiré va de la libération du démon jusqu’à gagner une course de chevaux ou un montant d’argent ou le coeur d’un être aimé ou une action légale, ou encore obtenir une érection pour soi ou une action catastrophique pour un rival. L’approche magique est éminemment pragmatique : le magicien est payé pour un service utilisant des techniques spéciales, quand les moyens ordinaires ont échoué.

      Entre ces deux extrêmes du spectre on trouve des récits évangéliques qui affichent des éléments de magie, et des papyri magiques qui contiennent des éléments de spiritualité. Prenons le récit de la femme hémorroïsse de Mc 5, 24-34 : la femme est immédiatement guérie par une charge électrique provenant du manteau de Jésus. Mais une telle guérison automatique et anonyme est vraiment atypique des récits évangéliques, et la scène se termine par l’insistance de Jésus pour dire que c’est par sa foi qu’elle fut guérie. Matthieu (Mt 9, 22) pour sa part ne présente la guérison qu’après la parole de Jésus sur sa foi. Du côté païen, il y l’exemple de la Liturgie de Mithras, contenue dans le papyrus magique de Paris, qui décrit l’ascension mystique de l’âme et insiste sur la relation personnelle du priant qui demande une faveur à la divinité, reflet d’une spiritualité authentique. De même, Apulée, dans son ouvrage L’Âne d’or ou Les Métamorphoses, décrit le passage de la magie à une religion personnelle : dans la reconversion de son héro, Lucius, d’un âne à une forme humaine, il présente le passage de quelqu’un qui patauge dans le monde obscur et nocif de la magie à quelqu’un qui change de vie et s’engage de tout son coeur dans le culte d’Isis.

      Bref, dans les évangiles et dans les papyri magiques, le pouvoir extrahumain peut être représenté en divers points de notre échelle mobile entre les deux extrêmes; les récits évangéliques, tout comme certains éléments de la littérature païenne et juive, se situent plutôt du côté des miracles.

    3. Liste des caractéristiques de ces types

      En général, la typologie du miracle comme on le voit dans les évangiles contient les éléments suivants :

      1. Un contexte où domine une relation interpersonnelle de foi, de confiance et d’amour
      2. La personne dans le besoin est un croyant fidèle ou un disciple, et non un client d’entreprise
      3. Jésus accorde le miracle en des paroles succinctes mais intelligibles, dans sa propre langue
      4. À part quelques exceptions, le miracle se produit parce que le faiseur de miracle veut bien répondre à la demande urgente du demandeur, et non pas parce qu’on l’y force
      5. Dans les évangiles, le contexte global est celui de l’accomplissent par Jésus de la volonté de son Père et de la mission qu’il lui a confiée
      6. Dans les évangiles, les miracles sont le symbole et la réalisation partielle du règne de Dieu
      7. Les miracles de Jésus ne visent pas à punir ou faire du mal à qui que ce soit.

      À l’autre bout du spectre, la magie reflète des éléments inverses :

      1. La magie est une technique pour manipuler les diverses forces surnaturelles ou forcer la divinité à accorder le bienfait désiré
      2. Le bienfait recherché est très terre-à-terre : gagner une course de chevaux ou un amant
      3. Pour le magicien, chaque action est unique et ne désigne aucune réalité globale comme une histoire de salut ou un drame eschatologique
      4. Le magicien ne fonctionne pas dans le contexte d’une communauté de disciples : il a une clientèle, non une Église
      5. Dans les formules magiques, on multiplie les divers noms de divinités et des suites inintelligibles de syllabes
      6. La magie comporte un élément secret et ésotérique.

      Aux deux extrémités du spectre, miracle et magie s’enracinent dans les tendances lourdes de deux types de littérature. Avec ce cadre, nous avons une base objective pour désigner Jésus comme un faiseur de miracle, plutôt que de magie.

    4. Remarques finales sur Jésus le magicien

      En plus de tout ce que nous venons de dire, il existe d’autres raisons pour écarter le terme de « magie » en parlant de Jésus. Tout d’abord, même si le Nouveau Testament connaît les mots « magicien » (Ac 13, 6) et « magie » (Ac 8, 11), il ne les applique jamais à Jésus. Ensuite, les adversaires de Jésus lui lanceront diverses accusations, telle celle de travailler pour Belzébul, de blasphémer, de leurrer les gens, mais jamais celle de pratiquer la magie ou d’être magicien. Les premières accusations de pratiquer la magie remontent au milieu du 2e siècle de l’ère chrétienne par le juif Tryphon, du moins selon le témoignage de Justin (100-168) dans sa Première Apologie et son Dialogue avec Tryphon. De même, le philosophe épicurien grec Celse, dans son ouvrage, le Discours véritable, rédigé vers 178, lance les mêmes accusations. Enfin, c’est seulement certains miracles qui ont suscité une opposition féroce :

      • Ceux qui semblaient opérés avec des forces démoniaques;
      • Ceux qui avaient été faits le jour du sabbat, en violation de la loi religieuse.

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