John P. Meier, Un certain juif, Jésus. Les données de l'histoire,
v.1, ch. 9 : L'intérim... Partie 1: La langue, l'éducation et le statut socioéconomique,
pp 253-315, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Peut-on dire quelque chose sur l'éducation et la formation de Jésus?


  • En réalité, nous n’avons aucune information sur l’éducation et la formation de Jésus. Tout ce que nous avons, c’est la connaissance du Judaïsme à l’époque de Jésus et ce que nous connaissons du Jésus adulte qui nous permet de faire certaines extrapolations. Ou de manière négative, rien ne permet de contredire le fait général que Jésus a dû comme tout être humain passer par toutes les étapes du développement physique, sexuel, intellectuel et religieux. Comme tout adolescent, il a dû connaître les soubresauts du combat pour se définir lui-même.

  • Tout d’abord, quelles langues parlait-il, quelles langues pouvait-il lire et dans quelles langues pouvait-il écrire? La question est d’autant plus difficile à répondre que nous n’avons pas de certitude sur le détail de la vie quotidienne de la Palestine de l’époque. Car savoir lire et écrire était rare et réservé à l’élite intellectuelle. De la même façon, on ne peut se fier aux inscriptions de l’époque, car elles provenaient également de l’élite qui en faisait un instrument de leur domination. Par exemple, on a trouvé en 1961 une plaque en latin de Ponce Pilate à Césarée maritime, sur le bord de la Méditerranée, qui devait être accolée à un édifice et dédiée à l’empereur Tibère : on peut légitimement douter que la majorité des juifs pouvaient lire cette inscription. Tout ce qu’on sait, c’est que quatre langues étaient en usage dans la région : le latin, le grec, l’hébreu et l’araméen. Prenons le temps de les regarder une à une.

  • On ne trouve le latin que sur certaines inscriptions dans la région de Césarée maritime, capitale du pouvoir romain et à Jérusalem où pouvaient stationner les légions romaines. Pas étonnant qu’on n’en trouve aucune trace en Galilée. Il n’y aucune raison de penser que Jésus pouvait parler latin, ou même le lire.

  • Il en est tout autrement du grec. Car depuis les conquêtes d’Alexandre le Grand au 4e siècle avant l’ère chrétienne, le grec était devenu la langue internationale, comme l’anglais aujourd’hui. De plus, on assiste à une forte poussée politique pour helléniser tout le Moyen Orient. Même en Palestine on construira des cités grecques, incluant la Galilée. Hérode le Grand se fera un des promoteurs de l’hellénisation en construisant à Jérusalem beaucoup d’édifice de style Gréco-romain. Environ un tiers des inscriptions de l’époque trouvées à Jérusalem étaient grecques. Cependant tout cela n’est qu’un portrait partiel de la situation qui risque de déformer une juste perception d’ensemble. N’oublions pas qu’en parallèle avec l’hellénisation il y a eu un fort mouvement nationaliste juif, en commençant par la révolte des frères Maccabées au 3e siècle avant l’ère chrétienne. À Qumran, vers l’époque de Jésus, dans cette fameuse bibliothèque sur les bords de la mer Morte, on ne retrouvera que très peu de documents en grec. Ce qui est encore plus intéressant, c’est d’apprendre que l’historien juif Flavius Josèphe, qui est presque contemporain de Jésus et fait partie de l’élite intellectuelle, a dû apprendre le grec, grâce surtout à un séjour prolongé à Rome, que son premier livre sur la guerre juive a dû être traduit en grec, ayant d’abord été rédigé dans la langue maternelle (probablement l’araméen), et que, malgré plusieurs années de fréquentation du grec, il parlait encore avec un accent. Quand le général romain Titus avec son armée fera le siège de Jérusalem vers l’an 70, lui qui parlait bien le grec, il fera néanmoins appel à Flavius Josèphe pour qu’il parle à la population dans sa langue maternelle (probablement l’araméen) et l’invite à abandonner une lutte inutile. Tout cela démontre que la majorité des gens n’étaient pas à l’aise avec le grec. On peut facilement imaginer qu’à plus forte raison les paysans de Galilée, assez conservateurs et plutôt nationalistes, devaient se tenir loin de la langue grecque. Pourtant, rien de tout cela ne nous donne de certitude sur la compréhension du grec par Jésus. Car en raison de son métier de menuisier, il est possible qu’il ait été appelé à apprendre quelques phrases comme le font tous ceux qui font des affaires et du commerce, afin de rédiger des factures ou des reçus, mais pas assez pour parler couramment ou prêcher. On sait que beaucoup de Juifs de la diaspora, qui séjournaient à Jérusalem, parlaient grec, mais on n’a aucune preuve que Jésus ait pu leur parler dans leur langue; au contraire, ses disciples André et Philippe, qui portent des noms grecs, semblent avoir joué le rôle d’interprète (Jn 12, 20-22).

  • L’hébreu est évidemment la langue nationale des Juifs, langue dans laquelle furent écrits la majorité des livres de l’Ancien Testament. Cependant à la suite de leur déportation à Babylone au 6e siècle avant l’ère chrétienne, l’hébreu perdit de sa popularité au profit de l’Araméen, la langue internationale parlée au Proche-Orient pour la période néo-assyrienne et perse, du 6e au 4e siècle avant l’ère chrétienne. C’est ainsi que les livres des prophètes Esdras (4e siècle) et Daniel (2e siècle) ont été écrits en partie en araméen. Il ne faut pas croire pour autant que l’hébreu était mort, puisque c’est la première langue des livres qu’on a trouvé dans cette fameuse bibliothèque de Qumran. Par la suite, l’hébreu sera également la langue des écrits rabbiniques, comme la Mishna (3e siècle de l’ère chrétienne). On peut facilement imaginer que certains groupes férocement religieux et nationalistes parlaient avant tout hébreu. Cependant l’hébreu ne semble pas une langue parlée et comprise par la majorité des gens à l’époque de Jésus. La plus grande preuve est l’existence des Targums, i.e. des traductions araméennes du texte biblique en hébreux où le traducteur ne se gênait pas de paraphraser et donner sa propre interprétation du texte. Or, quand les gens se réunissaient à la synagogue, on lisait ces Targums car les gens, même les plus pieux, ne comprenaient pas suffisamment l’hébreux. Était-ce également le cas de Jésus? En raison de ses débats avec les scribes et les Pharisiens sur des points très pointus de la Bible, on peut penser qu’il devait avoir une certaine connaissance de l’hébreu biblique. Mais on n’a aucune preuve qu’il pouvait le parler normalement.

  • La majorité des données que nous avons sur la période de Jésus, par exemple les inscriptions sur les ossuaires ou les tombes, démontrent que l’Araméen était la langue populaire de l’époque. De même, la présence à Qumran de nombreux Targums, ces traductions araméennes de la Bible, témoignent de la même situation. C’est l’araméen qu’on retrouve dans les écrits commerciaux de l’époque, comme des reconnaissances de dettes. L’araméen était si présent qu’il transparaît même dans le grec du Nouveau Testament où on retrouve certains aramaïsmes, comme ce passage du Notre Père chez Matthieu (6, 12) : Pardonne-nous nos dettes, expression qui n’a pas de sens en grec, mais qui était utilisée en Araméen puisque le péché était perçu comme une dette envers Dieu. L’évangéliste Marc ne se gène pas pour conserver telles quelles plusieurs expressions araméennes : Talitha koum, jeune fille, lève-toi, (5, 41), abba, papa (14, 36), ephphata, ouvre-toi (7, 34), eloi, eloi, lema sabachthani, mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné (15, 34). Il y a un consensus chez les biblistes pour dire que Jésus parlait araméen, et une expression comme abba, papa, pour parler de Dieu, expression qu’on retrouvera également chez saint Paul (Ga 4,6), ne peut venir que de lui. On peut même dire qu’il parlait la version occidentale de l’araméen utilisée en Galilée, plutôt que l’araméen de Judée, puisque lors de son procès à Jérusalem, des gens pourront identifier Pierre comme disciple de Jésus par son accent : « ...ton langage te trahit » (Mt 26, 73).

  • Osons jusqu’à nous demander : Jésus était-il illettré? La question se pose d’autant plus que Jésus est né dans un obscur village paysan de Galilée. Un seul texte nous aide un peu, Jn 7, 15 : « Comment connaît-il les lettres sans avoir étudié? » Les études dont on parle ici concernent la fréquentation des grands rabbins à Jérusalem. Ce texte indique indirectement que Jésus était capable de lire par lui-même et de commenter le texte hébreu de la Bible. Deux autres textes du Nouveau Testament ne peuvent pas nous éclairer, soit Jn 8, 6 où Jésus dessine des traits dans le sable pour montrer que la question posée l’ennui, soit Lc 4, 16-30 qui raconte cette scène où Jésus lit à la synagogue un passage d’Isaïe, une scène qui serait probablement un ajout tardif de Luc lui-même pour appuyer sa vision théologique de l’ouverture universelle de l’évangile.

  • Pour éclairer la question, on peut élargir notre enquête et s’interroger sur la situation de l’éducation à l’époque de Jésus. Ce n’est qu’au 2e siècle de l’ère chrétienne qu’on peut parler d’école élémentaire et d’école plus avancée comme une chose normale pour chaque communauté. Notons que le taux d’alphabétisation dans l’empire romain était très bas. À l’époque de Jésus l’éducation était surtout une affaire familiale et concernait avant tout l’introduction à un métier. Mais ce qu’il y avait d’unique dans le monde juif, c’était l’existence de ce corpus des Écritures qui lui donnait une conscience nationale. Aussi l’alphabétisation pour un Juif pieux devenait importante afin d’avoir accès à ce corpus. On ne sera donc pas surpris de retrouver sur des objets ordinaires, comme la vaisselle ou des outils, des inscriptions. Quant à Jésus, puisqu’il est le fils aîné de la famille, il est probable qu’il ait reçu une attention spéciale de la part de Joseph non seulement dans la transmission de son métier, mais également dans l’enseignement des traditions religieuses et de certains textes du judaïsme. De plus, Nazareth qui devait avoir une population de 1,600 à 2,000 personnes, possédait sa synagogue (que des fouilles archéologiques ont retrouvée) et il était habituel que la synagogue serve d’école d’élémentaire pour l’éducation religieuse. Enfin, étant donné la présence de fort mouvement nationaliste en Galilée, on peut imaginer que l’éducation servait à raffermir leur identité. Ainsi donc, en nous appuyant sur Jn 7, 15 et nos connaissances de la Galilée de l’époque, nous pouvons dire que Jésus a probablement appris à lire le texte hébreu des Écritures, mais on n’au aucune indication pour des études plus avancées.

  • Une dernière question : Jésus était-il menuisier et pauvre? Notons qu’il était normal pour une famille, peu importe le métier exercé, de posséder également un petit lopin de terre à cultiver pour sa subsistance, surtout dans une région fertile comme la Galilée. On comprend mieux alors certaines images de Jésus, comme celle de la semence. Il faisait partie d’une société paysanne. Quant au métier exercé, nous avons seulement deux références, Mc 6, 3 et Mt 13, 55 qui mentionnent qu’il était menuisier, un métier qui comportait un large éventail de tâches: la pose des poutres pour le toit des maisons en pierre, la fabrication des portes et des cadres de portes, ainsi que les croisillons des fenêtres, des meubles comme des lits, des tables, des tabourets ainsi que des placards, des coffres ou des boîtes. Justin le martyr affirme que Jésus fabriquait également des charrues et le joug pour l’animal. L’exercice de ce métier exigeait une certaine dextérité et force physique, ce qui nous éloigne de l’image de l’innocent gringalet que les images pieuses nous présentent de Jésus. Aussi peut-on dire que Jésus appartenait au groupe des pauvres qui devaient travailler fort pour gagner leur vie. Cependant, on ne peut appliquer nos catégories sociales modernes. Tout d’abord, les gens riches comme les sénateurs, les chevaliers, l’entourage d’Hérode Antipas, les propriétaires de grands domaines étaient extrêmement rares. Une bonne partie des gens appartenaient à la classe moyenne comme les commerçants, les artisans, les fermiers possédant des terres suffisamment grandes. Notons toutefois que cette classe moyenne, pas très loin du simple niveau de subsistance, ne correspond pas à notre classe moyenne d’aujourd’hui beaucoup mieux protégée contre les aléas des événements. Plus bas dans l’échelle sociale on trouve les journaliers, les servantes, les artisans itinérants et les fermiers sans terres recyclés en bandits. Enfin, au fond de l’échelle on trouve les esclaves forcés aux tâches agricoles sur de grands domaines. Ainsi, Jésus se range dans le groupe du bas de la classe moyenne, mais une classe moyenne dont les conditions seraient jugées inacceptables par nos classes moyennes d’aujourd’hui. Mais à l’époque, Jésus n’était pas plus pauvre ou moins respectable que la majorité des gens de Nazareth ou de la Galilée. Enfin, même si on trouve autour de Nazareth certaines cités hellénistiques comme Séphoris ou Tibériade, on n’a aucune indication que Jésus les ait fréquenté; il semble s’être restreint à son petit patelin, exerçant paisiblement son métier de menuisier.

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