Sybil 1997 |
Le texte évangélique
Marc 7, 31-37 31 Quittant le territoire de Sidon, Jésus revient vers la mer de Galilée en passant par Sidon, puis par les hauteurs du milieu du territoire de la Décapole. 32 Les gens de l’endroit lui présentent un sourd avec également des difficultés d’élocution pour qu’il impose la main sur lui. 33 Après l’avoir sorti de la foule pour un lieu à l’écart, Jésus met ses doigts dans ses oreilles, et après avoir craché, lui touche la langue avec sa salive. 34 Puis, levant les yeux au ciel, il émit un son plaintif avant de dire : « Ephphata, un mot araméen qui signifie : « Ouvre-toi! ». 35 Aussitôt, ses oreilles s’ouvrirent et sa langue fut libérée, puis il se mit à parler correctement. 36 Jésus demanda que cela ne se sache pas. Mais plus il le demandait, plus les gens annonçaient partout la nouvelle. 37 Et ils étaient dans un étonnement sans borne, se disant : « L’action de Dieu est excellente, car il fait entendre les sourds et parler les muets ». |
Des études |
Quand on ouvre les fenêtres, on laisse entrer le vent du large et la richesse de l'univers |
Commentaire d'évangile - Homélie Pourquoi a-t-on peur de s’ouvrir? L’histoire se passe aux États-Unis1, à Phoenix en Arizona. Caleb Campbell est pasteur d’une petite église évangélique depuis presque 10 ans. La vie pastorale de sa congrégation s’annonce sans histoire jusqu’au jour où, en 2016, il se permet une boutade dans l’un de ses sermons : « Rendons sa grandeur à Jérusalem », une réplique au slogan de Donald Trump : « Rendons sa grandeur à l’Amérique ». Les réactions négatives ne se firent pas attendre. Mais le pasteur ne peut s’empêcher de réagir aux orientations du gouvernement, en particulier face aux immigrants : « On ne devrait pas encourager notre gouvernement à emprisonner les enfants dans des cages », disait-il. On s’est mis alors à l’accuser d’être marxiste et fasciste. Les médias républicains répétaient : « Si votre pasteur parle de justice sociale, quittez vite cette église ». Et quand les services ont commencé à être bilingues, car l’église accueillait beaucoup d’immigrants latino-américains, d’anciens membres ont dit au pasteur Caleb: s’ils veulent chanter dans leur langue, qu’ils retournent dans leur pays. C’est ainsi qu’entre 2016 et 2020, la congrégation a perdu 80% de ses membres. Enfin, en 2021, les protestations s’intensifièrent devant la remarque du pasteur considérant comme « mauvais » les événements du 6 janvier au Capitole si bien que le conseil de la congrégation décida se réunir devant le fait que l’argent n’entrait plus. Caleb amorce alors un examen de conscience en allant chaque jour méditer dans un parc. En notant les amis qu’il avait perdus, il arriva à 300. Mais il prit une décision importante, celle de comprendre ce qui se passait. C’est ainsi qu’il s’immergea dans le monde de ces « évangéliques » pro-Trump, participant de manière incognito aux rassemblements de plus de 3 000 personnes, s’abonnant aux infolettres, fréquentant leurs services religieux. Il comprit que les gens se sentaient bien ensemble en partageant leur sentiment de perte de leur pays et la volonté de se tenir debout pour leurs ancêtres et pour les valeurs chrétiennes. Par contre, ce nationalisme chrétien impliquait de se débarrasser des mauvais, de repousser l’ennemi par la force. Qui est l’ennemi ? Tout ce qui n’est pas nous. Les églises évangéliques et les familles, ce sont des gens remués par l’anxiété, une profonde anxiété au sujet de ce qu’ils perçoivent comme l’effacement ethnique, et par la rage. Caleb prit une deuxième décision : « Et si je me mettais à les aimer, à avoir de la compassion pour eux ? » Il était convaincu qu’on ne peut discuter si on n’est pas d’abord connecté par le cœur. Ainsi, a-t-il pris l’initiative d’écrire un livre pour démontrer qu’on peut maintenir une position divergente en étant généreux, conscient que l’autre n’est pas un ennemi, mais un prochain. Voilà le contexte dans lequel j’aimerais lire l’évangile de ce jour centré sur la guérison d’un homme sourd et qui s’exprime difficilement. On ne peut comprendre ce récit de Marc si on ne perçoit pas la valeur hautement symbolique, d’abord de la maladie, i.e. être sourd, ne pas entendre, donc être fermé aux paroles et aux idées des autres, ensuite de la parole de Jésus : « Ouvre-toi », littéralement dans le texte grec : « Sois ouvert ». Quelle est l’intention de Marc en nous offrant ce récit? Il a probablement en main une ancienne tradition sur une guérison de Jésus, une tradition où on trouve les cinq étapes d’un récit de guérison : a) la présentation de l’infirmité (un sourd quasi bègue); b) une demande de guérison (ici, par l’entourage de l’infirme); c) une action de Jésus qui répond à la demande (les doigts dans les oreilles et sur la langue); d) la constatation de la guérison (ici, le narrateur nous informe que l’infirme parle correctement); e) la réaction de l’auditoire (ici, la foule exprime son admiration devant l’œuvre de Dieu). Mais ce récit nous brosse un portrait assez rustre de Jésus comme guérisseur de village : pour guérir, il met ses doigts dans les oreilles du sourd, puis il crache (probablement dans sa main) et met cette salive sur la langue du quasi bègue; cette méthode de guérison, un peu répugnante pour nos critères modernes d’hygiène, faisait probablement partie de l’arsenal des guérisseurs de l’époque où on soigne par le contact physique. Le gémissement plaintif de Jésus avant de guérir exprime son exaspération devant le problème du mal représenté par l'infirmité. Marc, qui démontre un grand talent de conteur, est à l’aise avec ce portrait très coloré qu’il amplifie encore davantage avec des paroles en araméen (Ephphata), et la réaction de l’auditoire qui explose tant elle ne peut s’empêcher de proclamer ce dont elle est témoin et de louer Dieu d’une manière sans borne. Malheureusement, Matthieu et Luc, qui écrivent 10 ou 15 ans plus tard et connaissent ce récit, l’ont éliminé de leur évangile, tant ce portrait de guérisseur de village était loin de leur perception d’un Jésus fils de Dieu. Pourtant, le but de Marc en insérant ce récit après celui qui raconte la foi d’une syro-phénicienne, une païenne de la région de la région de Tyr (le Liban actuel), est clair. Car la guérison du sourd quasi-bègue se passe sur le territoire de la Décapole (= deka + polis, dix villes en grec), un territoire habité par une majorité de gens parlant le grec, donc un territoire païen. Ainsi, ce païen sourd à qui Jésus dit : « Ouvre-toi! » symbolise l’ouverture des païens à la parole de Jésus : eux aussi sont capables d’entendre la Bonne Nouvelle. Rappelons que la communauté chrétienne de Rome à qui s’adresse probablement Marc est composée de gens d’origine juive et païenne. Cette section de l’évangile de Marc située en territoire païen se terminera avec une deuxième multiplication des pains, symbole de l’eucharistie, mais cette fois une eucharistie pour ceux d’origine païenne : la première multiplication des pains s’est située en terre juive avec le chiffre symbolique de 12 (les 12 tribus d’Israël) couffins de pain qui restent, alors que la deuxième multiplication des pains présente des symboles grecs, comme les sept couffins qui restent et les 4 000 participants (4 points cardinaux multipliés par 1 000, symbole de multitude). Ce récit suscite une question : qu’est-ce qui fait que des gens demeurent sourds, i.e. refusent de s’ouvrir aux événements et aux autres, et que c’est seulement par une intervention extraordinaire qu’ils acceptent de s’ouvrir? Bien sûr, il y a des tempéraments naturellement conservateurs, sensibles au passé, aux traditions et aux ancêtres, et il en a d’autres portés vers les nouveautés et ce qui est différent. Mais, au-delà de ces traits de la personnalité, l’être humain est confronté au cours de sa vie à des situations, des paroles, des gens qui questionnent l’univers mental qu’il s’est bâti. L’enjeu est alors de prendre le temps de bien écouter la question posée, ou de refuser de l’entendre pour ne rien modifier à son monde. Qu’est-ce qui fait qu’il y ait des gens capables de s’ouvrir, acceptant le défi de voir leur monde questionné, et d’autres qui s’y refusent totalement? J’ose penser que quelqu’un, habité par la foi en Jésus ressuscité, par sa victoire sur les forces du mal que représente sa présence dans le monde après son rejet par les autorités juives, est capable de faire une telle confiance en la vie que la remise en question de son univers mental ne fait pas peur; le changement ouvre des opportunités de vie. Seule la peur, l’envers de la foi, amène des gens à se fermer. L’ouverture du pasteur Caleb Campbell face aux gens qui l’ont répudié s’explique par sa foi en Jésus et à la parole évangélique. Que serait un monde où tous auraient cette capacité d’ouverture? Ne serions-nous pas tout près du royaume de Dieu? N’aurions-nous pas une perception plus profonde de ce mystère infini qui nous dépasse et que nous appelons : Dieu. Notre grand défi est d’affronter nos peurs. Car il faut une immense confiance en la vie pour nous ouvrir à ce qui est différent, à ce qui est inconnu. Plus que jamais, nous avons besoin de cette parole de Jésus, lui qui a traversé le chemin de nos peurs : « Ouvre-toi! »
-André Gilbert, Gatineau, juillet 2024 1 Cette histoire a été publiée dans La Presse (Montréal, Canada) par Yves Boisvert, le 15 juin 2024. Pour le texte complet : Le pacte des chrétiens évangéliques avec Trump
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