Sybil 2001

Le texte évangélique

Jean 3, 16-18

16 En effet, Dieu a aimé le monde de cette façon: il a donné son fils unique, afin que quiconque croit en lui ne meure pas, mais ait une vie sans fin. 17 Car Dieu n'a pas envoyé son fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que le monde soit libéré par lui. 18 Celui qui croit en lui n'est pas condamné. Mais celui qui ne croit pas en lui s'est condamné lui-même, car il n'a pas mis sa confiance dans la personne du fils unique de Dieu.

Des études

Malheureusement, cette tulipe n'ouvrira jamais. Qu'est-ce qui lui manque?


Commentaire d'évangile - Homélie

Qui sommes-nous vraiment?

Elles sont trois femmes blanches, une mère et ses deux filles. Elles ont quitté l'Afrique du Sud à la suite de l'écroulement du système d'apartheid. La violence qui y sévissait était si grande que le milieu était devenu invivable. Le soir, en voiture, on ne s'arrêtait pas au feu rouge, de peur de recevoir l'assaut d'un passant. Un fusil devait toujours être à portée de main pour faire face à toute éventualité. C'est ainsi que leur migration les a conduits au Canada, dans la ville la plus calme qui soit, tout près du lieu où je demeure. Il faut préciser que la mère, Amanda, est veuve après que son mari soit mort du cancer. L'une de ses filles, la plus jeune, est aux prises avec une déficience intellectuelle importante à la suite d'une maladie d'enfance. L'autre fille, qui travaille pour une firme internationale, s'est engagée à voir toute sa vie aux besoins de sa soeur et de sa mère. On pourrait dire que cette famille a enfin trouvé le lieu pour s'épanouir et connaître un peu de bonheur. Pourtant le soleil ne semble pas briller très fort. La maison apparaît barricadée comme si on était encore en Afrique du Sud. Amanda évoque avec regret le temps où elle possédait un grand domaine, et son pays d'adoption ne lui apporte pas tout ce que son pays d'origine lui donnait. Mais il y a surtout sa fille handicapée : elle n'obéit pas au doigt et à l'oeil, ne fait pas tout ce qu'on lui demande de faire, n'est pas travaillante comme on le souhaiterait. À entendre sa violence verbale lorsqu'elle parle de sa fille, on n'est pas surpris d'apprendre que le tout tourne de temps en temps à la violence physique de la part de cette dernière. C'est ainsi qu'au début de ses 87 ans, Amanda apparaît comme une femme amère et aigrie. Il est un peu triste de voir tout ce chemin parcouru pour aboutir dans une maison si sombre, où la vie ne semble pas circuler. Qu'est-ce qui s'est passé?

L'histoire d'Amanda nous servira de cadre pour réfléchir sur ce court passage de l'évangile de Jean. Car il est important de garder les pieds bien sur terre, alors que ce texte nous amène dans les hauteurs théologiques, surtout quand on le lit à l'occasion de la fête de la Trinité, un moment où peut tomber dans le lyrisme religieux.

Avant d'étudier le langage de l'évangéliste, considérons ce dont il s'agit ici. Le sujet est la mort ignominieuse de Jésus à la manière d'un bandit, condamné tant par les autorités religieuses que politiques. Au tout début de la communauté chrétienne, le sujet était tabou : tout à fait normal, car qui n'aurait pas eu un peu honte. C'est saint Paul qui osa aborder de front le sujet et dire tout haut que, même si cette mort apparaissait scandaleuse, il en tirait sa fierté : ce qui apparaissait folie et faiblesse, était en fait sagesse et force. L'évangéliste Jean parlera plutôt d'élévation en croix (voir le verset précédent) et de glorification pour désigner la même réalité. Pensons-y : ce qui est normalement vu comme un échec et une humiliation, est présenté comme un sommet, comme l'expression d'une qualité d'être exceptionnelle et unique.

Relisons donc le texte évangélique. « En effet, Dieu a aimé le monde de cette façon: il a donné son fils unique, afin que quiconque croit en lui ne meure pas, mais ait une vie sans fin. » L'ensemble de la vie de Jésus, incluant sa mort scandaleuse, est présentée comme un don de Dieu. On ne fait plus allusion à la méchanceté humaine qui a conduit à la fin abrupte de sa vie. Non. On ne mentionne qu'un don dans l'amour. Et ce don est décrit comme le « fils unique » (littéralement dans le texte grec : « fils, l'unique engendré ») de Dieu. En d'autres mots, Jésus a cette relation unique avec Dieu, si bien que le voir, c'est aussi voir Dieu : son être est le miroir de Dieu. Et comment une réalité si dramatique d'une vie qui se termine dans une mort tragique peut-elle devenir un don? Une seule réponse : l'amour. On présente la vie de Jésus comme un don provenant de l'amour de Dieu, et cet amour s'est poursuivi à travers la vie de Jésus. L'amour apparaît comme une réalité qui se transmet de père en fils, comme une réalité vivante qui se communique. Alors on n'est pas totalement surpris de lire la finale du texte : la personne qui accueille le fils, accueille la même réalité vivante, « une vie sans fin ». Car amour et vie sont synonymes. C'est ainsi que des événements que nous voudrions éliminer du monde, comme la méchanceté humaine et la mort tragique, sont devenus une source de vie.

Tout cela peut paraître à la fois beau et loin de nous. On peut regarder d'un air détaché ce Père source de l'amour, un amour qui a été vécu concrètement à travers la vie de Jésus, un amour qui se poursuit et traverse le monde, qu'on appelle Esprit. Et avec le même détachement, on affirme croire au mystère de la Trinité. Ce qu'on saisit mal, c'est qu'on est en train de parler de nous, de ce que nous sommes vraiment. Et ne pas le saisir nous condamne à être malheureux toute notre vie.

Il y a beaucoup de choses de notre vie sur lesquelles nous n'avons pas de prise. C'est un enfant handicapé ou un pays qu'on a dû fuir, comme Amanda. C'est une séparation ou un divorce qui laisse des traces sur l'enfant. C'est un deuil. C'est un travail qui n'est pas à la hauteur de ses attentes et de ses capacités. Peu importe. Chacun a sa liste. La question posée devient : au-delà du choc initial, après la dernière larme, qu'est-ce que je fais maintenant? J'ai le choix de continuer à répéter sans cesse : ce n'est pas vrai! Ou à dire : c'est vrai, c'est ma réalité; maintenant, comment la vivre comme il faut? C'est ici qu'on peut parler de l'accueil dans la foi : ma décision de croire consiste à accepter ma situation et d'y voir une source d'amour et de vie. Et je ne peux prendre cette décision si je ne perçois pas moi-même comme un être plein d'amour et de vie, et si je ne me réconcilie pas avec ce que je suis fondamentalement. Je dis bien : réconcilier. Car c'est une réalité qui est déjà là, comme le sang dans nos veines. Mais, de manière parfois inconsciente, nous cherchons à arrêter cette réalité dynamique, plutôt que nous laisser porter par elle; nous cherchons à la contrôler, plutôt que nous laisser contrôler par elle. Aussi, nous avons besoin d'aide pour découvrir qui nous sommes. C'est le rôle de Jésus, comme de beaucoup de témoins qui prennent le même chemin. Alors nous prenons conscience que nous sommes habités par le même amour et la même vie, et qu'ultimement, cette réalité est la substance même de Dieu.

Jusqu'ici, je n'ai pas utilisé le mot, mais nous sommes tous des réalités trinitaires. C'est ce que l'évangéliste Jean essaie de traduire de mille et une manières. L'amour qui habite Dieu a été transmis en Jésus qui non seulement en a fait sa vie, mais l'a transmis à l'humanité pour que toute réalité, joyeuse ou malheureuse, devienne source de vie. En nous ouvrant à cet amour qui est déjà là au fond de nous, nous participons de la même vie. Malheureusement, quand on s'y ferme, quand on se crispe sur des choses qui ne sont plus la réalité, on se condamne à mourir, ou pour employer les mots de l'évangéliste : « celui qui ne croit pas en lui s'est condamné lui-même ». Car croire, est avant tout accueil de la réalité présente, abandon à ce qui nous habite, accepter ce que nous sommes vraiment, notre être trinitaire. Si seulement Amanda pouvait découvrir cela, le soleil entrerait dans sa maison.

 

-André Gilbert, Gatineau, mai 2014

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