Raymond E. Brown, La naissance du Messie.
Livre deuxième: Le récit de l'enfance chez Luc, p. 235-499

(Résumé détaillé)


Sommaire

L’évangile selon Luc est l’œuvre d’un auteur dont la langue maternelle est le grec, et qui s’adresse à une communauté de Gentils, probablement fondée par Paul. Et selon une tradition du 2e s. l’évangéliste se nommerait Luc, compagnon de Paul, qui aurait produit son œuvre en Grèce vers l’an 80. La mission chrétienne s’adresse à la fois aux Juifs et aux Gentils, et le fait qu’elle parte de Jérusalem pour rejoindre le centre du monde à Rome correspond au plan de Dieu.

Contrairement à Matthieu qui a amorcé la rédaction de son évangile avec le récit de l’enfance, Luc aurait ajouté son récit de l’enfance après avoir complété à la fois son évangile et ses Actes des Apôtres. Ce récit de l’enfance lui permettait d’assurer une transition entre Israël et Jésus, et lui offrait la même liberté dans sa composition qu’il a vécue avec ses Actes. Il aurait composé ce récit en deux étapes : dans une première étape il l’aurait structuré autour d’un parallèle entre Jean-Baptiste et Jésus, avec chacun une annonciation de la conception par un ange, puis la narration de leur naissance, de leur circoncision, du choix de leur nom et d’une prophétie sur leur avenir; dans une deuxième étape, il aurait ajouté les différents cantiques qui parsèment ces deux chapitres ainsi que l’histoire du jeune Jésus découvert au temple.

La première scène est celle de l’annonciation de la naissance de Jean-Baptiste à Zacharie. Ce récit est influencé par la figure d’Abraham et Sara, une femme âgée et sans enfant, ainsi que par la figure de Samuel et de ses parents Elqana et Anne. Quant à la scène de l’ange qui apparaît dans le sanctuaire, elle porte la trace du livre de Daniel où un ange apparaît au prophète. Le message livré par l’ange suit la structure standard de tous les récits d’annonciation de naissance. Le contenu de ce message fait des emprunts au prophète Malachie pour annoncer la mission future du Baptiste. C’est Luc qui a composé l’ensemble de ce récit d’annonciation et l’a placé avant celle de la naissance de Jésus, car sur le plan historique sa mission a précédé celle de Jésus et l’a préparé.

L’annonciation de la naissance de Jésus à Marie est parallèle à celle à Zacharie, si bien qu’on peut parler d’un diptyque. À partir d’une idée générale d’une proclamation de naissance, Luc a pu créer tout un récit en incorporant cette idée dans la structure standard de l’AT sans l’aide de données historiques. Il élabore son récit autour de Marie parce qu’il avait vu les possibilités symboliques d’y représenter le « pauvre » reste d’Israël (en hébreu, les Anawim). S’il est moins explicite que Matthieu sur une conception virginale, l’ensemble de son récit l’assume vraiment, en particulier l’objection de Marie (« Comment est-ce possible, puisque je n'ai pas eu de relations avec un homme ? ». L’enfant est conçu par l’action créatrice de l’Esprit-Sant, et pour Luc cela démontre sa supériorité sur Jean-Baptiste. Il est ce messie davidique attendu dont a parlé le prophète Nathan (2 S 7), et puisque l’Esprit-Saint a recouvert Marie de son ombre, il est fils de Dieu. Marie, en se disant la servante du Seigneur, devient le modèle du disciple.

La scène de la visitation ne comprenait dans une première étape que la rencontre de Marie et d’Élisabeth, suivie du chant de louange de cette dernière. C’est la joie prophétique du bébé Jean-Baptiste dans le ventre de sa mère qui révèle à Élisabeth que Marie est enceinte du Messie. Et son cantique de louange contient des échos de motifs de l’AT ainsi qu’une anticipation des motifs qui apparaîtront dans l’évangile. Ce cantique d’Élisabeth est suivi du Magnificat, un cantique qui pourrait avoir été composé dans le milieu des Juifs chrétiens pieux et pauvres, appelés Anawim, exprimant leur gratitude de ce que Dieu a accompli ses promesses en ressuscitant Jésus d’entre les morts et en le faisant Christ et Seigneur. Luc l’aurait ajouté dans une deuxième étape de composition de son évangile, comme d’ailleurs le Benedictus, le Gloria et le Nunc Dimittis. Ce cantique a la même structure que les psaumes de louange et est tissé d’innombrables références à l’AT.

La scène de la naissance de Jean-Baptiste et l’attribution de son nom est parallèle celle de la naissance de Jésus et forme avec elle un diptyque. Luc met l’accent sur le fait que la conception et la naissance de Jean-Baptiste est une œuvre divine. Il le fait de deux façons, par les événements merveilleux qui entourent la naissance de Jean-Baptiste (les parents choisissent le même nom sans se concerter, Zacharie retrouve la parole), par le fait que tout ce qui a été annoncé par l’ange Gabriel se réalise. L’événement est suivi du Benedictus prononcé par Zacharie, un cantique provenant du cercle des Anawim que Luc a inséré dans une deuxième étape. Il est semblable au Magnificat par sa structure et son contenu, reflétant une mosaïque dont les morceaux sont inspirés par l’arrière-plan biblique et intertestamentaire.

La scène de la naissance de Jésus et l’attribution de son nom constitue, comme nous l’avons dit, un diptyque avec celle de Jean-Baptiste. Le point culminant de la scène se produit quand tous les personnages de la première partie (Joseph, Marie, bébé) sont rejoints par ceux de la deuxième partie (les bergers) qui louent Dieu pour avoir accompli sa parole pour eux. Il y a un certain parallèle entre la visite des mages chez Matthieu et la visite des bergers chez Luc. Le cadre général est celui d’un recensement universel, qui n’a pas de base historique pour cette époque, mais que Luc utilise pour faire déplacer Marie et Joseph vers Bethléem et créer une introduction solennelle, tout en évoquant le Ps 87. L’explication de plusieurs scènes comme l’absence de logements, l’emmaillotement du bébé, l’utilisation de la mangeoire et la présence des bergers relève de la symbolique de l’AT. L’annonce de l’ange de la naissance de Jésus est une composition de Luc où il reprend des passages d’Isaïe. Dans une deuxième étape de composition de son évangile, Luc ajoute à cette scène le cantique du Gloria probablement issu du même groupe des Anawim.

La scène suivante a pour cadre celui de la purification de la mère et de la présentation ou rachat du premier-né, dont les détails sont un peu confus sous la plume de Luc. Syméon prononce le Nunc Dimittis, un cantique provenant des Anawim ajouté dans une deuxième étape de composition, que Luc utilise pour parler de la destinée future de Jean-Baptiste. L’un des leitmotivs de la section est que l’Écriture, résumée par la Loi et les prophètes, est accomplie en Jésus. Syméon ajoute une deuxième prophétie où il annonce le rôle discriminatoire de Jésus qui révèlera les pensées hostiles à son égard. La scène se termine sur une note positive avec la prophétesse Anne, une figure des Anawim de Jérusalem, avec la révélation de l’enfant à tous ceux qui attendaient la rédemption de Jérusalem.

Dans sa deuxième étape de composition de son évangile, Luc a enfin ajouté la scène du jeune Jésus au Temple avec les docteurs de la Loi. Le cœur du récit est situé au moment où Jésus répond à ses parents à sa recherche. Car il nous offre une transition de la révélation faite sur Jésus par les autres (anges, Syméon), à une révélation proclamée par Jésus lui-même.


Livre deuxième: Le récit de l'enfance chez Luc

  1. Observations générales sur l'évangile de Luc et le récit de l'enfance
    1. L’évangile de Luc
    2. Le récit de l’enfance de Luc
      1. La relation des chapitres 1-2 avec le reste de Luc/Actes
      2. L’organisation interne des chapitres 1-2
  2. L'Annonciation de la naissance de Jean-Baptiste
    1. Introduction (1, 5-7)
    2. L’annonciation (1, 8-23)
      1. Echos de Daniel dans l'apparition de Gabriel
      2. Le message (13-17)
      3. La réponse de Zacharie (18-20) et la conclusion (21-23)
    3. L’épilogue (1, 24-25)
    4. La relation entre Jean-Baptiste et Jésus
  3. L’annonciation de la naissance de Jésus
    1. La structure et le modèle d'annonce
    2. La conception virginale (1, 34)
      1. Est-ce que le récit actuel contient une conception virginale?
      2. Est-ce que le récit originel contient une conception virginale?
      3. La logique de la question de Marie en 1, 34
    3. Les futurs accomplissements de l'enfant (1, 32.33.35)
      1. Le messie davidique (32-33)
      2. Le Fils de Dieu par la puissane de l’Esprit Saint (35)
    4. Le portrait de Marie comme servante (1, 38)
    5. Marie et la symbolique de l’Ancien Testament
      1. La fille de Sion dans l’Ancien Testament
      2. La salutation en 1, 28
      3. L’arche d’alliance en 1, 35?
  4. La visite de Marie à Élisabeth
    1. La structure et la composition de la scène
    2. La visitation (1, 39-45.56)
    3. Les cantiques lucaniens en général
      1. La composition des canticles
      2. Les cantiques et les anawim juifs chrétiens
    4. Le Magnificat (1, 46-55)
      1. La structure
      2. Le contenu
  5. La naissance et le nom de Jean-Baptiste ; la prophétie de Zacharie
    1. La naissance et le nom (1, 57-66.80)
    2. Le Benedictus (1, 67-79)
      1. Le cadre et la structure
      2. Le contenu
  6. La naissance et le nom de Jésus
    1. La structure du récit en 2, 1-40
    2. Le cadre de Bethléhem (2, 1-7)
      1. Le recensement dans le monde entier (1-5)
      2. La naissance, l'emmaillotement et la mangeoire (6-7)
    3. L’annonciation aux bergers (2, 8-14)
      1. Le symbolisme des bergers (8)
      2. L'annonciation par l'ange du Seigneur (9-12)
      3. Le canticle de l’armée céleste (13-14)
    4. La réaction alors que les bergers partent pour Bethléhem (2, 15-20)
    5. La circoncision et le nom (2, 21)
  7. La présentation; Siméon et la prophétesse Anne sur Jésus
    1. La séquence et la structure interne
    2. Le cadre fourni par la loi (2, 22-24)
    3. Siméon accueille l’enfant et prophétise (2, 25-35)
      1. La caractérisation et le symbolisme de Siméon
      2. Le problème des deux oracles
      3. Le Nunc Dimittis de Siméon (29-32)
      4. Le second oracle de Siméon (34c-35)
    4. Anne accueille l’enfant (2, 36-38)
    5. La conclusion (2, 39-40)
  8. Le garçon Jésus parle dans le Temple
    1. Structure, christologie et schéma
    2. L’introduction et la mise en situation (2, 41-45)
    3. Le coeur du récit (2, 46-50)
      1. Jésus est trouvé au milieu d’enseignants (46-48a)
      2. La question de la mère amène Jésus à parler de son père (48b-50)
    4. La conclusion (2, 51-52)
  9. Épilogue

  1. Observations générales sur l'évangile de Luc et le récit de l'enfance

    1. L’évangile de Luc

      Comme le grec de Luc est le meilleur des quatre évangélistes, il est hautement probable que sa langue maternelle était le grec. Et avec l’absence de mots hébreux, de couleur palestinienne et de référence au texte hébreu de l’AT, on imagine que son auditoire était composé presqu’exclusivement de chrétiens provenant du monde païen, peut-être d’une église fondée par Paul. Et selon une tradition du 2e s. (le canon de Muratori , Irénée), l’évangéliste se nommerait Luc, compagnon de Paul, qui aurait produit son œuvre en Grèce vers l’an 80.

      L’évangile de Luc n’a pas de visée apologétique comme on peut trouver parfois chez Matthieu qui doit se défendre contre se frères Juifs orthodoxes. La mission pour les Gentils ne provient pas de l’échec de la mission en Israël, mais fait partie dès le départ du plan de Dieu. Même les chrétiens juifs de Jérusalem voyaient l’harmonie entre la mission aux Gentils et la mission à Israël (voir Ac 15, 25). Pour exprimer tout cela, Luc utilise les repères géographiques : l’évangile est centré sur cette longue marche vers Jérusalem, le centre du Judaïsme, et mêmes les apparitions de Jésus ressuscité n’auront lieu qu’à Jérusalem; mais avec les Actes des Apôtres, c’est la longue marche à partir de Jérusalem jusqu’au centre de l’univers, i.e. Rome. L’intérêt de Luc pour l’ensemble de l’univers est exprimé les multiples références aux empereurs romains tant dans le récit de l’enfance que le corps de l’évangile. Et l’atmosphère de l’évangile est empreinte de gentillesse exprimée par de nombreuses scènes qui mettent en vedette des femmes, y compris le récit de l’enfance centrée sur Marie, alors que Matthieu est centré sur Joseph.

      Avant d’aborder le récit lui-même de l’enfance, faisons tout de suite deux mises au point concernant sa valeur historique.

      1. Certains ont cru pouvoir soutenir sa valeur historique en invoquant les liens qui existent entre l’évangile de Luc et l’évangile de Jean (par exemple, la pêche miraculeuse en Jn 21 et Lc 5), y voyant un cas d’attestation multiple. S’il est vrai que Luc et Jean ont pu avoir accès à des traditions écrits ou orales communes, l’utilisation qu’ils en ont faite est si différente qu’il est clair que les deux évangélistes ne se sont pas connus et n’ont jamais eu accès à leur œuvre respective. Et il n’y a aucun argument valable pour affirmer que le disciple bien-aimé était Jean fils de Zébédée, et qu’il aurait vécu avec Marie un certain nombre d’années, d’où il aurait eu accès à une information privilégié sur la naissance de Jésus.

      2. Il faut interpréter avec soin la préface de l’évangile (« …d'après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et serviteurs de la Parole, j'ai décidé, moi aussi, après m'être informé exactement de tout depuis les origines d'en écrire pour toi l'exposé suivi… », Lc 1, 2-3). Certains y voient un argument pour l’historicité de son récit de l’enfance. C’est oublier que les « témoins oculaires » désignent avant tout les compagnons de Jésus et les prédicateurs apostoliques, et cela n’a rien à voir des gens qui auraient été témoins oculaires de la naissance de Jésus. De plus, quand il emploie l’adverbe « exactement », il ne s’agit pas d’exactitude chronologique, mais d’exactitude logique. Par exemple, on trouve un certain nombre d’inexactitudes chronologiques dans ses Actes des Apôtres. Par contre, il s’octroie une certaine liberté littéraire afin de présenter un exposé plus logique que celui de Marc, par exemple en renversant l’ordre de Mc 1, 16-31 sur l’appel des disciples pour d’abord raconter les miracles de Jésus avant l’appel des disciples.

    2. Le récit de l’enfance de Luc

      1. La relation des chapitres 1-2 avec le reste de Luc/Actes

        Commençons avec la question : Luc a-t-il rédigé son évangile en commençant avec le récit de l’enfance? Dans notre analyse de Matthieu, nous avons conclu que l’évangéliste avait commencé la rédaction de son œuvre avec le récit de l’enfance. Mais dans le cas de Luc, les données probantes nous amènent à une conclusion opposée : le récit de l’enfance a été ajouté après l’achèvement de ses deux œuvres, i.e. l’évangile et les Actes des Apôtres. Voici les principaux arguments.

        1. Lc 3, 1-2 (« L'an quinze du principat de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée, Hérode tétrarque de Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d'Iturée et de Trachonitide, Lysanias tétrarque d'Abilène, sous le pontificat d'Anne et Caïphe, la parole de Dieu fut adressée à Jean, fils de Zacharie, dans le désert ») apparaît comme un véritable début d’évangile
        2. Commencer l’évangile avec Jean-Baptiste et le baptême de Jésus est le point de départ normal d’un évangile comme on le voit chez Marc et Jean
        3. Ac 1, 22 (discours de Pierre : « … en commençant au baptême de Jean jusqu'au jour où il nous fut enlevé ») circonscrit l’évangile à la période du ministère de Jésus
        4. La généalogie de Jésus placée au ch. 3 s’expliquerait facilement si ce chapitre constituait le début de la première version de l’évangile
        5. Aucun élément du récit de l’enfance ne reçoit un écho quelconque dans le reste de l’évangile : on pourrait enlever le récit de l’enfance et cela n’aurait aucun impact sur l’ensemble de l’évangile

        Ceci étant dit, il ne fait pas de doute que c’est Luc lui-même qui a ajouté après coup le récit de l’enfance à son évangile. Cela soulève une nouvelle question : ces deux chapitres du récit de l’enfant ont-ils été entièrement composés par Luc, où est-il dépendant d’un certain nombre de sources? C’est ce que nous essaierons d’éclaircir dans l’analyse qui suit.

        1. La relation théologique des ch. 1 – 2 avec le reste de l’évangile-Actes

          Si la relation théologique est forte, alors Luc a été forcé de modifier le matériel de ses sources pour le mettre au diapason de sa vision des choses. Si elle ne l’est pas, alors la théorie d’une source pré-lucanienne devient l’explication plausible des divergences entre le récit de l’enfance et le reste de l’évangile. Ce dernier cas est soutenu par certains biblistes.

          Mais notre analyste nous conduit plutôt à conclure que le récit de l’enfance de Luc est une véritable introduction aux thèmes majeurs de son évangile. Sur ce point, il joue le même rôle que les deux premiers chapitres des Actes des Apôtres par rapport au reste de l’œuvre : ces derniers fournissent une transition entre la période de Jésus et celle de l’Église, et les apôtres assurent ce lien entre les deux, tandis que l’Esprit Saint intervient après le départ de Jésus pour veiller à une continuité. On note un rôle semblable du récit de l’enfance qui assure la transition entre l’histoire d’Israël (que représentent Zacharie, Élisabeth, Siméon, Anne et l’hymne de Marie autour du petit reste d’Israël) et l’histoire de Jésus (que représentent Jean-Baptiste et Jésus).

          Ainsi, si Luc a composé son récit de l’enfance après avoir complété l’ensemble de son évangile et les Actes des Apôtres, on comprend qu’il ait pu vouloir répliquer quelque peu son introduction aux Actes dans son récit de l’enfance, si bien que ce dernier détonne un peu avec le reste de son évangile (alors qu’il est forcé de suivre le schéma de Marc et de la source Q), et ressemble plus à l’atmosphère qu’on trouve dans les Actes, i.e.

          • l’effusion de l’Esprit Saint (Lc 1, 15.41.67.80; 2, 25-27) comme à la Pentecôte ou après la Pentecôte,
          • les hymnes qui jouent le même rôle que le discours des Actes pour expliquer les événements,
          • les apparitions angéliques (Lc 1, 11.26; 2, 9) qui disparaissent pendant le ministère de Jésus et réapparaissent dans les Actes (5, 19; 8, 26; 10, 3; 12, 7; 27, 23),
          • le titre « Christ (messie) Seigneur » donné par les anges (Lc 2, 11) repris dans les Actes (2, 36)
          • le paralléliste entre Jésus et Jean-Baptiste qui reprend le parallélisme entre Pierre et Paul dans les Actes

          Le récit de l’enfance reflète vraiment un motif lucanien.

        2. La nature et l’étendue des sources possibles

          Quelles sources Luc a-t-il pu utiliser? Il s’agit d’une pluralité de sources. Les sources proposées par les biblistes peuvent être regroupées en trois types :

          1. Il y aurait une source spéciale pour les cantiques ou hymnes, i.e. le Magnificat (1, 46-55), le Benedictus (1, 67-79), le Gloria (2, 13-14) et le Nunc Dimitis (2, 29-32). Ils ont leur style poétique propre et certains, comme le Magnificat et le Benedictus, sont à peine chrétiens, et pourraient aussi bien provenir de cercles juifs que de cercles juifs chrétiens.

          2. Des sources pour une ou plusieurs unités du ch. 2, i.e. 2, 1-20 (la naissance de Jésus et l’annonce aux bergers); 2, 22-39 (présentation de Jésus au temple et les prophéties de Syméon et d’Anne); 2, 41-51 (le jeune Jésus au temple). Ce ch. 2 est totalement différent du ch. 1 et pourrait exister sans lui : il a sa propre introduction et ignore la conception virginale et l’identité des parents de Jésus tout comme la personne de Jean-Baptiste, et semble avoir une conclusion en 2, 40, si bien que le récit du jeune Jésus au temple (2, 41-51) semble un ajout après-coup.

          3. Des sources pour les récits du ch. 1 autour de Jean-Baptiste et Jésus. Plusieurs biblistes proposent que la tradition autour du Baptiste proviendrait de ses disciples. Et même certains vont jusqu’à affirmer que même le matériel du ch. 1 comme le Magnificat aurait été à l’origine prononcé par Élisabeth, que l’annonciation s’adressait d’abord à Élisabeth (en parallèle à l’annonce à Zacharie), et que même la présentation au temple (2, 22-39) concernait au début Jean-Baptiste (un écho du naziréat chez Samuel).

          Toutes ces propositions seront discutées lorsque nous commenterons les passages particuliers.

        3. Le langage des sources présumées

          Pour détecter l’utilisation d’une source par un évangéliste, on peut avoir recours soit à l’analyse du contenu, soit à l’analyse linguistique. Malheureusement, l’analyse linguistique du récit de l’enfance de Luc qui a une couleur plus sémitique que le reste de son évangile a donné cours à un débat féroce chez les biblistes sans obtenir de consensus : pour certains Luc a eu recours à une tradition orale ou écrite soit araméenne, soit hébraïque, pour d’autres Luc a délibérément utilisé le style sémitisant de la Septante. Aussi allons-nous utiliser plutôt le contenu du récit et son modèle de pensée pour détecter les sources de Luc.

          Commençons avec le ch. 1. Nous croyons que certains éléments du récit sont parvenus à Luc sous forme d’une tradition, par exemple le nom des parents de Jean-Baptiste. Bien avant Luc, il y a eu une tendance à comparer la naissance de Jésus à la façon dont l’AT présente la conception de certaines figures salvifiques par l’usage de motifs comme l’annonciation ou la conception virginale. L’art de Luc fut de coudre ensemble ces diverses traditions, de les étoffer, de leur intégrer des formulaires de foi et des portraits de Jean-Baptiste et Marie glanés à partir du récit évangélique du ministère de Jésus. C’est son sens du parallélisme qui l’a amené à mettre en parallèle la conception de Jean-Baptiste et celle de Jésus, tout en prenant soin sur le plan théologique de mettre l’un inférieur à l’autre. Pour construire les figures de Zacharie et d’Élisabeth, il s’est servi de celles d’Abraham et de Sara afin que le récit de l’enfance soit un pont entre Israël et Jésus. Une fois complétées les grandes lignes du ch. 1, Luc aurait ajouté et adapté deux cantiques, le Magnificat et le Benedictus, deux cantiques provenant peut-être d’une communauté judéo-chrétienne.

          La composition du ch. 2 pourrait être expliquée par la théorie d’une source. Par exemple, 2, 41-51 (Jésus avec les docteurs du temple) pourrait venir d’une tradition populaire relatant des choses merveilleuses précédant le ministère de Jésus, semblable aux noces de Cana (Jn 2, 1-11). Le cœur du récit qui suit la naissance de Jésus semble provenir d’une source sous forme d’une suite de réflexions auxquelles Matthieu a eu également accès et que Luc a dramatisées à sa façon : on note une similitude dans la trame du récit et sa théologie. Pour raccorder ces diverses sources, Luc a créé avec sa plume des raccords (l’idée d’un recensement, 2, 1-5; l’incompréhension des parents devant l’escapade de Jésus au temple, 2, 40; la circoncision de l’enfant et la purification de Marie, 2, 21-24). Enfin, à tout cet ensemble, Luc a ajouté le Gloria et le Nunc Dimittis.

      2. L’organisation interne des chapitres 1-2

        Les biblistes ne s’entendent pas sur la structure des deux premiers chapitres. Ce désaccord provient probablement du fait qu’on ne reconnaît pas qu’il y a eu deux étapes dans la rédaction du récit de l’enfance chez Luc : d’abord un récit de base rédigé par Luc, puis certaines additions ultérieures par Luc. Dans l’analyse de la structure, il faut tenir compte des éléments suivants :
        • À la base, il y a sept épisodes : 1) l’annonciation concernant Jean-Baptiste; 2) l’annonciation concernant Jésus; 3) la visitation; 4) la naissance / circoncision / le choix du nom de Jean-Baptiste; 5) la naissance / circoncision / le choix du nom de Jésus; 6) la présentation au temple; 7) la découverte de Jésus au temple

        • Tous s’entendent pour dire que Luc a voulu dresser un parallèle entre Jean-Baptiste et Jésus. Le parallélisme le plus serré est entre les épisodes 1 et 2 (les 2 annonciations), et entre les épisodes 4 et 5 (les deux naissances)

        • L’épisode 3 (la visitation) qui établit un lien la mère de Jean-Baptiste et celle de Jésus échappe à ce parallélisme.

        • Il n’y pas de parallèle chez Jean-Baptiste pour les épisodes 6 et 7.

        • Il y a des références à la croissance et au progrès de l’enfant dans les épisodes 4, 6 et 7, le premier concernant Jean-Baptiste, les deux autres concernant Jésus

        • Les cantiques cadrent gauchement dans cette analyse

          1. Le deuxième cantique (Benedictus) renvoie à Jean-Baptiste, alors que le premier (Magnificat) et le quatrième (Nunc Dimittis) renvoie à Jésus
          2. Il y a un fort parallèle entre le Magnificat et le Benedictus, mais ils appartiennent à des épisodes (3 et 4) qui ne sont pas parallèles
          3. Sur le plan des épisodes, le Benedictus et le Nunc Dimittis sont près l’un de l’autre et sont tous des cantiques prophétiques après la naissance de l’enfant et renvoyant à sa destinée
          4. Le Gloria est plus générale que les autres

          Comme nous l’avons proposé, Luc aurait composé son récit de l’enfance en deux étapes. La première étape a consisté à dresser un parallèle entre Jean-Baptiste et Jésus, d’où cette structure :

          1. Deux Annonciations de conception
            1. Annonciation sur Jean-Baptiste (1, 5-23) et grossesse d’Élisabeth ainsi qu’une louange à Dieu (1, 24-25)
            2. Annonciation sur Jésus (1, 26-38) et louange d’Élisabeth sur la grossesse de Marie (1, 39-45.56)

          2. Deux récits de naissance / circoncision / choix du nom et annonce de la grandeur future
            1. Récit sur Jean-Baptiste (1, 57-66) et affirmation de transition sur son ministère futur
            2. Récit sur Jésus (2, 1-27.34-39) et affirmation de transition sur son ministère futur (2, 40)

          Le premier diptyque est constitué de deux sections d’égales longueurs. Il culmine avec la louange d’Élisabeth adressé à Marie comme mère de Jésus, indice que la grandeur future de Jésus est supérieure à celle de Jean. Le deuxième diptyque rend plus explicite cette supériorité de Jésus : ce n’est plus une question sur l’identité de Jean-Baptiste (« Que sera donc cet enfant? »), mais une proclamation par un ange qui l’identifie comme messie et Seigneur, suivie d’une prophétie de Syméon rempli de l’Esprit Saint.

          Dans une deuxième étape, Luc a ajouté du matériel important, mais qui a brisé l’équilibre de l’ensemble, en particulier le motif des diptyques. Les cantiques sont très beaux, mais gauches en regard de la structure. C’est au cours de cette deuxième étape qu’a été ajouté l’épisode du jeune Jésus qu’on retrouve au temple, ce qui a forcé l’ajout d’une deuxième conclusion (2, 52).

  2. L'Annonciation de la naissance de Jean-Baptiste

    Traduction de Luc 1, 5-25

    5 Aux jours d'Hérode, roi de Judée, il y avait un certain prêtre dont le nom était Zacharie, qui appartenait à la division d'Abia. Il avait une femme qui descendait d'Aaron, et qui s'appelait Élisabeth. 6 Aux yeux de Dieu, ils étaient tous deux droits, observant sans reproche tous les commandements et toutes les ordonnances du Seigneur. 7 cependant ils n'eurent pas d'enfants, dans la mesure où Élisabeth était stérile et tous deux étaient avancés en âge.

    8 Or, pendant que Zacharie remplissait sa tâche de prêtre, pendant la période où sa division était au service du Temple en présence de Dieu, 9 il y eut un tirage au sort selon la coutume du sacerdoce ; et il gagna le privilège d'entrer dans le sanctuaire du Seigneur pour brûler l'encens. 10 A cette heure de l'encens, toute la multitude du peuple était là, priant au dehors. 11 Un ange du Seigneur apparut à Zacharie, qui se tenait à droite de l'autel de l’encens. 12 En le voyant, Zacharie fut déconcerté, et la crainte s'empara de lui. 13 Mais l'ange lui dit "Ne crains pas, Zacharie, car ta prière est exaucée.

    13d Et ta femme Élisabeth te donnera un fils,
    13e et tu appelleras son nom Jean.
    14a Et tu auras de la joie et de l'allégresse,
    14b et beaucoup se réjouiront de sa naissance.

    15a car il sera grand devant le Seigneur,
    15b et il ne boira ni vin ni boisson forte.
    15c Et il sera rempli du Saint-Esprit dès le ventre de sa mère,
    16 et il ramènera beaucoup de fils d'Israël au Seigneur, leur Dieu.

    17a Et il marchera devant Lui
    17b dans l'esprit et la puissance d'Élie
    17c pour tourner les cœurs des pères vers les enfants
    17d et les désobéissants vers la sagesse des justes,
    17e pour préparer pour le Seigneur un peuple qui est prêt".

    18 Mais Zacharie dit à l'ange : "Comment le saurais-je ? Je suis un vieil homme, et ma femme est avancée en âge." 19 L'ange répondit : "Je suis Gabriel ; je me tiens en présence de Dieu. J'ai été envoyé pour te parler et t'annoncer cette bonne nouvelle. 20 Et voici que tu seras réduit au silence et incapable de parler jusqu'au jour où ces choses arriveront, parce que tu n'as pas cru à mes paroles qui, pourtant, s'accompliront en temps voulu".

    21 Pendant ce temps, le peuple attendait Zacharie, étonné de son retard dans le sanctuaire du Temple. 22 Et quand il sortit, il ne put leur parler ; et ils comprirent qu'il avait eu une vision dans le sanctuaire du Temple. Pour sa part, Zacharie communiqua avec eux par des signes, restant muet. 23 Lorsque le temps de son service sacerdotal fut terminé, il retourna chez lui.

    24 Par la suite, Elizabeth, sa femme, conçut, et pendant cinq mois, elle se maintint en isolement. 25 "Le Seigneur m'a traité de cette manière", réfléchit-elle, "aux jours où Il a jeté les yeux pour m'enlever ma disgrâce parmi les hommes".

    Notes

    v. 5

    • « Aux jours d'Hérode, roi de Judée ». L’expression « aux jours de » est un sémitisme, comme chez Mt 2, 1. Les biblistes s’entendent pour dire qu’il s’agit ici d’Hérode le Grand, qui était non seulement roi de Judée, mais de toute la Palestine. Luc fait probablement référence à une partie pour désigner le tout, comme aujourd’hui on peut faire référence à la Hollande, une province, pour désigner tous les Pays-Bas (voir Lc 7, 17 et Ac 10, 37).

    • « un certain (tis) prêtre ». La mention d’un prêtre indéfini enlève toute possibilité d’y voir un grand prêtre, comme le fait le Protoévangile de Jacques.

    • « nommé Zacharie ». Littéralement : « du nom de », une expression qui apparaît 25 fois dans l’évangile de Luc et les Actes. Dans les deux livres des Chroniques, le nom Zacharie apparaît 7 fois comme prêtre ou lévite. Le Zacharie le plus fameux est ce prophète (fils de Bèrèkya, 6e s. av. JC) qui appartient à la liste des douze prophètes mineurs dans l’AT. Notons que Luc ne commet pas la même erreur que Mt 23, 15 qui a confondu ce prophète avec un autre Zacharie (fils du prêtre Yehoyada, 9e s. av. JC; voir 2 Ch 24, 20-21), comme on le voit en Lc 11, 51. Cette confusion des deux Zacharie se retrouve dans le Protoévangile de Jacques et chez Origine. Ce dernier ajoute cette histoire où Zacharie prend la défense de Marie lorsqu’elle se rend au temple et se joint aux vierges, ce qui lui vaudra d’être tué entre le temple et l’autel. Cette histoire a joué un rôle important dans la tradition patristique sur la continuité du statut de Marie comme vierge.

    • « qui appartenait à la division (ephēmeria) ». Le mot ephēmeria peut désigner soit la période du service sacerdotal (Ne 13, 30), soit comme ici une division de prêtres de service (1 Chr 23, 6). À l’origine, il y avait 24 divisions de prêtres, mais seulement 4 divisions reviendront d’exil (Esd 2, 36-39; 10, 18-22). Mais il faut assumer que ces 4 divisions auraient été par la suite subdivisées en 24. Selon Josèphe (Contre Apion II 8 #108), chaque division contenait plus de 5 000 hommes. Le bibliste Jeremias (Jérusalem, 198-206) estime qu’il y avait environ 18 000 prêtres et Lévites en Palestine au temps de Jésus. »

    • « une femme qui descendait d'Aaron ». Littéralement : « femme des filles d’Aaron ». Il n’était pas obligatoire pour un prêtre d’être marié à une femme de lignée sacerdotale (prêtre ou lévite), mais les sources rabbiniques se montrent sévères vis-à-vis des femmes de lignée sacerdotale qui n’épousent pas un prêtre.

    • « et qui s'appelait Élisabeth ». Littéralement : « et son nom, Élisabeth », une construction inhabituelle chez Luc qu’on retrouve aussi en Lc 1, 27 : « le nom de la vierge, Marie ». Dans l’AT, la seule mention d’une Élisabeth est la femme du grand prêtre Aaron (Ex 6, 23).

    v. 6

    • « Aux yeux de Dieu ». Pour Luc, même si pour plusieurs l’infertilité était le signe d’un péché ou d’une culpabilité quelconque (« ma disgrâce parmi les hommes », Lc 1, 25), ce n’est pas le cas aux yeux de Dieu.

    • « droits, observant sans reproche tous les commandements et toutes les ordonnances ». Littéralement : « droits, marchant en tout… ». Nous sommes devant des expressions grecques « sémitisées », un écho de la Septante (1 R 8, 61). Zacharie et Élisabeth sont présentés de la même façon que Matthieu présente Joseph comme un homme droit, qui se fait un devoir d’observer la Loi.

    • « du Seigneur ». Dans l’évangile de Luc « Seigneur » renvoie à la fois à Dieu et à Jésus. Mais dans l’atmosphère de l’AT du récit de l’enfance, seules deux occurrences renvoient à Jésus (1, 43; 2, 11).

    v. 7

    • « Cependant (kai) ». Littéralement : « et », mais c’est un « et » adverse, car ils n’ont pas eu d’enfant malgré leur piété.

    • « dans la mesure où (kathoti) ». kathoti est un mot exclusivement lucanien dans tout le NT et signifie : selon que, parce que, dans la mesure où.»

    • « tous deux étaient avancés en âge ». Littéralement : « avancés en jours », une expression hébraïque. Techniquement, ce n’est pas la raison pour laquelle ils n’ont pas eu d’enfant, mais Luc entend simplement signifier que ce n’est plus maintenant possible.

    v. 8

    • « pendant que Zacharie "remplissait sa tâche de prêtre" (hierateuō) ». Littéralement : « pendant que Zacharie était prêtrisant », une contruction grammaticale qu’on retrouve en Lc 3, 21.

    • « où sa division était au service du Temple ». Chacune des 24 divisions étaient de service pour une semaine à tous les demi-ans.

    v. 9

    • « il y eut (egeneto) un tirage au sort …et il gagna (lagchanō) ». Littéralement : « il arriva qu’il gagna par tirage au sort ». Cette structure de phrase qui commence avec egeneto (il arriva) suivi d’un verbe au temps fini (22 fois) ou de kai (et) avec un verbe (12 fois) dans l’évangile de Luc est une forme de sémitisme. Le verbe peut signifier : tirer au sort, ou encore : gagner par le sort. Notre traduction a essayé d’unir ces deux significations. Notons que pendant la période de service d’une division, la répartition des tâches se faisaient par tirage au sort. Il y en avait quatre le matin, i.e. pour l’holocauste, pour l’offrande du repas, pour l’offrande d’encens et pour le maintien du candélabre. Dans l’après-midi il y avait seulement le tirage au sort pour l’encens, pour accomplir le commandement d’Ex 30, 7-8 (« Aaron y fera fumer le parfum à brûler ; matin après matin, quand il arrangera les lampes »).

    • « le privilège … pour brûler l’encens ». Nous avons ajouté le mot « privilège » pour faciliter la compréhension du texte. De fait, offrir l’encens était un grand privilège qui n’arrivait qu’une fois dans sa vie, car celui qui avait été choisi par le sort pour le faire devenait par la suite inéligible pour la prochaine sélection tant que tous les autres n’ont pas eu la chance de le faire.

    • « d'entrer dans le sanctuaire (naos) du Seigneur ». Le naos désigne le lieu saint, par opposition aux différentes cours du temple et au Saint des saints où seul pénétrait le grand prêtre le jour du Grand pardon (voir un diagramme du temple au bas de la carte de Jérusalem). Le prêtre prenait l’encens dans un bol et le répandait sur du charbon incandescent (Mishna, Tamid 3, 6.9; 6, 3).

    v. 10

    • « toute la multitude (plēthos) du peuple était là ». plēthos (multitude) est une expression stéréotypée de Luc (25 fois) qui permet difficilement d’imaginer le nombre. Certains biblistes en ont déduit qu’il doit s’agir de l’offrande de l’encens du soir (15 h), appelée « heure de la prière » par Ac 3, 1 et qui correspond à l’apparition de Gabriel dans l’AT (Dn 9, 21) lors du sacrifice du soir.

    • « priant au dehors ». Il faut donc assumer que la fumée de l’encens était le signal pour le début de la prière. Les gens se tenaient soit dans la cour des hommes ou dans la cour des femmes qui étaient toutes les deux séparées du sanctuaire par la cour des prêtres (voir un diagramme du temple au bas de la carte de Jérusalem). Mais il n’est pas sûr que Luc connaissait bien la géographie du temple.

    v. 11

    • « apparut ». Littéralement : « il fut vu (ōphthē) ». Nous sommes devant une expression très lucanienne, mais qui donne peu d’indice sur la manière ou la réalité de l'apparition.

    • « un ange du Seigneur ». C’est une figure familière de tous les récits d’annonciation. Comme nous l’avons mentionné en Mt 1, 20, il ne s’agit pas habituellement d’une personne, d’un être intermédiaire entre Dieu et les hommes, mais une façon de décrire la présence divine parmi les hommes. Cependant, Lc 1, 19 identifiera ce personnage avec Gabriel, ce qui correspond à la période postexilique de l’angéologie où il s’agit maintenant d’un être personnel. C’est un concept nouveau, accepté par les Pharisiens, refusé par les Sadducéens.

    • « à droite de l'autel de l’encens ». Cet autel est décrit en Ex 30, 1-0; 37, 25-29. Comme le temple était orienté vers l’est, le côté droit de l’autel, la place d’honneur, se situait au sud, entre l’autel et le candélabre d’or (voir un diagramme du temple au bas de la carte de Jérusalem)

    v. 12

    • « fut déconcerté, et la crainte s'empara de lui ». Nous sommes devant une réaction standard devant la présence du divin (Ex 15, 16; Judith 15, 2; Mt 28, 4; Lc 2, 9; Ac 19, 17).

    v. 13

    • « Ne crains pas ». C’est un des items des schémas standards dans les annonces bibliques de naissance où la personne qui fait la révélation invite à ne pas avoir peur (Mt 1, 20; Lc 1, 30; 2, 10).

    • « prière est exaucée ». On fait référence ici à la prière tacite de Zacharie et Élizabeth mentionnée aux v. 6-7. Indirectement, puisque l’enfant ramènera les fils d’Israël à son Seigneur, il s’agit aussi de la prière d’Israël.

    • « Et ta femme Élisabeth ». Le style de cette partie du texte est semi-poétique et nous l’avons divisé en trois strophes : la première concerne la participation et la réaction des autres, la deuxième annonce ce que sera l’enfant, et la troisième répète certains thèmes de la deuxième strophe.

    • « et tu l'appelleras Jean ». Nous sommes devant un sémitisme qui réapparaît en 1, 31 (voir Mt 1, 21). Le nom Yehoḥannan ou Yoḥanan (« Dieu fait grâce ») était assez fréquent à cette période; on le rencontre dans la famille de prêtres des Maccabées (par exemple le grand-père de Judas Maccabées en 1 M 2, 2 et Jean Hyrcan).

    v. 15

    • « devant (enōpios) le Seigneur ». L’idée vient de Mal 3, 1 : « Voici, j’envoie mon messager. Il aplanira le chemin devant ma face (héb. : lĕpānāy, LXX : pro prosōpou mou) ». En utilisant la préposition enōpios (37 fois en Luc-Actes), Luc s’écarte un peu de Malachie, mais il fera la même chose en 7, 27, un indice de sa composition libre.

    • « ni vin ni boisson forte ». C’est un couple qu’on rencontre dans l’AT (Lv 10, 9; Jg 13, 4; Pr 20, 1; Mi 2, 11). Le terme « boisson forte » renvoie à des alcools qui ne viennent pas du raisin comme le cidre ou la bière.

    • « rempli du Saint-Esprit ». L’expression « rempli de » revient 22 fois en Luc/Actes, comparativement à une seule fois chez Marc et Matthieu respectivement. Notons que le terme grec pour « Saint-Esprit » n’a pas d’article défini (« un Esprit-Saint »), si bien que nous sommes loin d’un concept trinitaire. Dans son évangile, l’expression est habituellement sans article (1, 15.35.41.67; 2, 25), l’exception étant 2, 26; dans les Actes (18 fois sans article, 23 fois avec l’article).

    • « dès le ventre de sa mère ». C’est un sémitisme qui peut référence à la période de grossesse (Jg 13, 3-5) ou au moment de la naissance (Ps 22, 11[10]. Ici il s’agit de la période de la grossesse.

    v. 17

    • « il marchera devant Lui dans l'esprit et la puissance d'Élie ». Élie était reconnu pour sa capacité de faire des miracles et son don d’esprit prophétique, ce dont il transmettra à Élisée (2 R 9, 15). Tout comme l’expression « devant le Seigneur » du v. 15 était l’écho de Mal 3, 1, de même notre v. 17 est l’écho de Mal 3, 23 (« Voici que je vais vous envoyer Élie, le prophète, avant (pro) que ne vienne le jour du Seigneur »). Le pronom « Lui » renvoie à Dieu, et non à Jésus : même si pour Luc Jean-Baptiste a précédé Jésus, il ne pouvait annoncer par la voix de Gabriel que Jean-Baptiste précèderait Jésus alors qu’il n’a pas encore informé son lecteur de la naissance du messie; il se contente d’une référence vague au prophète Malachie où le Seigneur désigne Dieu.

    • « pour tourner les cœurs des pères vers les enfants ». Luc emprunte l’expression à Ml 3, 24 et Si 48, 10. Il montre une certaine liberté par rapport au texte de Malachie (on a souligné les différences par rapport à Luc), en particulier en ce qui concerne le singulier et le pluriel :
      Lc 1, 17Ml 3, 24 (texte hébreu)Ml 3, 24 (Septante)
      pour tourner (les) cœurs des pères vers (epi) (les) enfants Il tournera (le) cœur des pères vers (les) filsQui réunira (le) cœur du père vers (pros) (le) fils

    • « les désobéissants vers (en) la sagesse des justes ». La préposition grecque en se traduit normalement par : dans ou à. Mais en raison du parallélisme avec epi (vers) au début du verset, il faut traduire : vers la sagesse des justes. La mention de la sagesse est surprenante, car on se serait entendu à un changement de comportement, i.e. de la désobéissance à une obéissance à la Loi. Mais dans l’atmosphère postexilique, la sagesse en est venue à être identifiée à la Loi (Baruch 4, 1).

    • « pour préparer … un peuple qui est prêt ». Sur le plan grammatical, il est probable qu’on doive lire « pour préparer » du v. 17e en parallèle avec le v. 17c (« pour tourner »), et que ces deux verbes explicitent le v. 17a : « il marchera devant Lui ». Le verbe « préparer » est typique de la Septante (2 S 7, 24; Si 49, 12), mais le fait de l’utiliser avec « un peuple qui est prêt » est bizarre et ne s’explique que par désir de faire écho à Malachie 3, 1 appliqué à Jean-Baptiste, comme Luc le fera en Lc 7, 27.

    v. 19

    • « Gabriel ». Ce nom signifie : « homme de Dieu », ou « Dieu s’est montré fort ». Dans l’AT, il n’apparaît que dans le livre de Daniel (8, 15-16; 9, 21) où on le décrit comme un homme. Dans le livre apocryphe de 1 Hénoch on le décrit comme une des quatre présences (40, 2) qui regardent la terre à partir du ciel (9, 1); il est un saint ange (20, 7), au-dessus des puissances (40, 9), préposé au paradis, aux dragons et aux Chérubins (20, 7), avec le pouvoir de détruire le méchant (9, 9-10; 54, 6).

    • « je me tiens en présence de Dieu ». Il y aurait un total de sept anges en présence de Dieu (Ouriel, Raphaël, Ragouël, Michel, Sariel, Gabriel, Remiel, voir 1 Hénoch 20); voir Testament de Lévi 8; Ez 9, 2; Tb 12, 15; Ap 8, 2.6. Sur l’idée de se tenir devant Dieu, voir Jb 1, 6; Dn 7, 16.

    • « J'ai été envoyé ». Notons que le mot hébreu pour « ange » est mălʾāk, qui signifie : messager.

    • « pour t'annoncer cette bonne nouvelle (euangelisasthai) ». Littéralement : « pour t’évangéliser ». Le verbe euangelisasthai est relié au mot euangelion qui nous a donné le nom « évangile », i.e. bonne nouvelle. La naissance de Jean-Baptiste fait partie de la bonne nouvelle.

    v. 20

    • « Et voici (idou) ». L’expression idou revient 10 fois dans le récit de l’enfance de Luc, dont 4 fois sous la forme kai idou (et voici) (1, 20.31.36; 2, 25), indice de sémitisme.

    • « tu seras réduit au silence ». Il semble qu’il soit devenu sourd en plus d’être muet, car on doit communiquer avec lui par signes (Lc 1, 62).

    • « mes paroles qui (hostis) ». Luc utilise le pronom relatif hostis (qui dénote souvent une qualité caractéristique) comme si c’était un pronom relatif ordinaire.

    • « s'accompliront ». La même formule que Matthieu pour exprimer l’accomplissement des prophéties.

    • « en temps voulu (kairos) ». Le mot kairos désigne le temps choisi par Dieu.

    v. 21

    • « étonné de son retard ». Luc pourrait ici vouloir mettre un peu de pathos dans la scène, à moins qu’il veuille refléter l’ancienne légende du vieil homme qui se rendait au temple chaque année avec Simon le juste (grand prêtre vers 300 av. JC) pour l’offrande du Jour des expiations, et lorsqu’un jour il ne sortit pas du temple, Simon sut que sa mort était proche. Le Talmud de Babylone (Yoma 39b) demande que le prêtre ne s’attarde pas dans le sanctuaire du temple.

    • « dans le sanctuaire du Temple ». Voir la note du. v.9.

    v. 22

    • « il ne put leur parler ». Normalement, Zacharie aurait dû prononcer la bénédiction d’Aaron (Nb 6, 24-26) avec le prêtre assistant sur les marches du sanctuaire (Mishna, Tamid 7, 2). Le récit de Luc assume que Zacharie est seul.

    • « ils comprirent qu'il avait eu une vision dans le sanctuaire du Temple ». Une telle affirmation paraîtrait illogique s’il n’y avait pas déjà une tradition d’apparitions dans le sanctuaire (voir par exemple Josèphe, Antiquités judaïques, XIII x 3; #282-83, qui parle de révélation divine chez le grand prêtre Jean Hyrcan alors qu’il offrait l’encens dans le sanctuaire du temple).

    v. 23

    • « le temps de son service sacerdotal ». La conclusion du récit de l’annonciation revient les motifs qui ont introduit le récit.

    • « il retourna ». Littéralement : « il arriva (egeneto)…qu’il retourna (aperchesthai) ». La construction avec egeneto est la même que celle du v. 9. Le thème du départ termine six des sept scènes du récit de l’enfance.

    • « chez lui ». Une ville sur les coteaux de Judée.

    v. 24

    • « Par la suite ». Littéralement : « après ces jours ».

    • « pendant cinq mois, elle se maintint en isolement ». La façon habituelle de l’époque de calculer le temps de la grossesse est par mois lunaires, pour un total de dix mois (Sg 7, 2-3), i.e. 40 semaines ou 280 jours. Ainsi, Élisabeth en est à son 6e mois (lunaire) lors de l’annonciation à Marie (1, 36) et Marie restera trois mois (lunaire) avec elle (1, 56), et il lui reste du temps pour retourner chez elle avant la naissance de l’enfant. Selon le Protévangile de Jacques, c’est Marie qui doit s’isoler pendant ces trois mois devant les enfants d’Israël, car on la sait vierge consacrée.

    v. 25

    • « Le Seigneur ». Littéralement : « Que (hoti), ainsi à moi a fait (le) Seigneur ». La conjonction hoti (que) doit être interprétée ici comme servant d’introduction à une citation.

    • « Il a jeté les yeux pour m'enlever ma disgrâce ». Certaines traductions complètent « il a jeté les yeux » avec « sur moi », ou encore anticipe l’objet du second verbe : « il a jeté les yeux sur ma disgrâce pour l’enlever ».

    Commentaire

    C’est un récit complet de l’annonce par Dieu de la conception de Jean-Baptiste et qui pourrait ainsi structuré :

    1, 5-7 :Introduction des personnages
    1, 8-23 :Annonciation de la conception, livrée par un ange du Seigneur (Gabriel) à Zacharie dans le sanctuaire du temple :
    8-10 : la mise en situation;
    11-20 : cœur du récit
    21-23 : conclusion
    1, 24-25Épilogue concernant la grossesse d’Élisabeth et sa louange à Dieu

    La structure et les caractéristiques du style de l’annonciation de la naissance de Jean-Baptiste et celle de Jésus sont si semblables (voir le tableau comparatif) qu’elles ne peuvent être accidentelles. Aussi il y a chez les biblistes diverses positions : 1) Luc aurait d’abord composé le récit de l’annonce de la naissance de Jésus, et sur cette base il aurait créé celui de la naissance de Jean-Baptiste; 2) Luc aurait plutôt d’abord composé le récit de l’annonce de la naissance de Jean-Baptiste, et le récit de l’annonce de la naissance de Jésus aurait été composé sur cette base; 3) les deux récits auraient été composés simultanément. Les deux dernières positions ouvrent la porte à une autre question : Luc a-t-il inventé l’information sur Jean-Baptiste, où l’a-t-il reçue en tout ou en partie d’une tradition? Et cette tradition serait-elle complète ou ne contiendrait-elle que des bribes d’information?

    1. Introduction (1, 5-7)

      Dans cette introduction, quatre pièces d’information nous sont fournies :

      1. Le temps : sous le règne d’Hérode le Grand
      2. Le nom des parents du Baptiste : Zacharie et Élisabeth
      3. Ils sont tous de descendance sacerdotale
      4. Ils sont âgés et Élisabeth est stérile

      Luc a-t-il inventé cette information, ou provient-elle d’une tradition (historique ou non)? Commençons avec le premier item, le temps : que la naissance de Jésus se situe vers la fin du règne d’Hérode paraît tout à fait plausible. Mais les items deux et trois posent plus de problèmes.

      Certains biblistes ont proposé que l’association de Zacharie à la lignée sacerdotale viendrait du fait que le livre de Malachie auquel fait souvent référence Luc pour parler de Jean-Baptiste s’adresse à des prêtres, et que ce livre est précédé immédiatement par le livre de Zacharie, tandis que le nom d’Élisabeth viendrait du fait que la sœur d’Aaron s’appelait Élisabeth. Ces arguments ne sont pas convaincants, d’autant plus que Matthieu et Marc utilisent aussi le livre de Malachie pour parler du Baptiste, mais ignorent totalement cette lignée sacerdotale; et cela n’explique pas certains détails, comme le fait que Zacharie était de la division ou classe d’Abia, ou les procédures concernant l’offrande d’encens.

      Il est plus probable que cette tradition sur le nom des parents de Jean-Baptiste et leur lignée sacerdotale, tout comme la date hérodienne proviennent d’une tradition (historique ou non historique) à laquelle Luc a eu accès. Rappelons-nous que Luc mentionne l’existence d’un groupe de disciples de Jean-Baptiste qui a continué à exister après la mort de Jésus (Ac 19, 1-7) et que les chrétiens de Jérusalem continuaient à fréquenter le temple (Ac 2, 46; 3, 1; 5, 21.42; 21, 23-26), que parmi les convertis il y avait des prêtres (Ac 6, 7). Des traditions sur Jean-Baptiste, sa lignée sacerdotale et sur le culte ont pu être connues dans ces milieux.

      Ceci étant dit, Luc ne propose aucun développement sur le fait que Jean-Baptiste était prêtre. Son seul intérêt était que cela fut pour lui un temps de préparation. En effet, dans sa théologie, Luc voit les institutions du judaïsme comme ayant permis aux gens d’être réceptifs à l’événement Jésus. Bien sûr, au moment où il écrit son évangile, le temple a été détruit, et sa destruction a été vue comme une punition de Dieu. Mais pour Luc, s’il y a eu un conflit entre les autorités juives et Jésus, cela ne signifie pas pour autant qu’il y a une opposition intrinsèque entre le judaïsme et la foi chrétienne; au contraire, il y a continuité. Voilà pourquoi il insiste sur la judaïté de Zacharie et Élisabeth, respectueux toutes les lois et les traditions juives, et celle de Joseph et Marie. Et c’est à eux, représentants de ce qu’il y a de mieux en Israël, que sera annoncé la bonne nouvelle, une bonne nouvelle qui inclut à la fois Jean-Baptiste et Jésus, qui appartiennent tous deux à l’ère nouvelle.

      Qu’en est-il de l’information que les parents du Baptiste étaient âgés et qu’Élisabeth était stérile? Nous sommes ici probablement devant le travail théologique de Luc qui réutilise des thèmes bien connus autour de deux groupes de parents de l’AT. Rappelons-nous que Luc nous a présenté Jean-Baptiste comme un nazir, qui ne boira ni vin ni boisson forte (1, 15). Or un fameux nazir de l’AT est Samuel et Luc dresse un parallèle entre les parents de Samuel et les parents du Baptiste :

      Lc 1, 51 Samuel 1, 1-2
      il y avait un certain prêtre dont le nom était Zacharie… Il avait une femme… et qui s'appelait Élisabeth »il y avait un homme… son nom était Elqana… Il avait deux femmes : l’une s’appelait Anne

      Anne, comme Élisabeth, est stérile. Elqana et Anne sont très religieux et se rendent annuellement au temple. Or un jour, lors d’un de ces pèlerinages, alors qu’Anne est en prière dans le temple, le prêtre Élie lui fera la révélation que sa prière a été entendue. L’histoire de Samuel reviendra dans les deux chapitres du récit de l’enfance chez Luc.

      L’autre groupe de parents est Abraham et Sara (Gn 18). Tout comme Zacharie et Élisabeth, Abraham et Sara sont âgés (Gn 18, 11). Et tout comme Élisabeth, Sara est également une femme stérile. De plus, comme dans notre récit, la révélation divine s’adressera au père.

      Ainsi, Luc a relié le récit d’annonciation de la naissance de Jean-Baptiste avec les débuts de l’histoire d’Israël, en particulier avec le livre de la Genèse. C’est une façon de mettre l’accent sur la continuité : l’événement Jésus n’est pas une rupture, mais un renouvellement de l’alliance conclue avec les patriarches.

    2. L’annonciation (1, 8-23)

      L’apparition d’ange a lieu dans le sanctuaire : pour Luc, il est important que la bonne nouvelle du début du plan de salut de Dieu soit annoncée sur le lieu de la présence de Dieu.

      1. Échos de Daniel dans l'apparition de Gabriel

        Les figures de Zacharie et Élisabeth évoquent celles d’Abraham et Sara dans la Genèse, premier livre de l’Écriture juive. La figure de l’ange Gabriel évoque le livre de Daniel, le dernier livre de l’Écriture juive, où il apparaît pour la dernière fois (Dn 8, 16ss; 9, 21ss). Si Luc était conscient de cela, le choix de Zacharie et Gabriel comme personnages de son récit visait alors à couvrir toute l’histoire sainte d’Israël, du début à la fin.

        Ce qui est clair, dans sa description de l’apparition de l’ange Gabriel, Luc entend évoquer l’atmosphère de Daniel.

        • Lc 1, 22 (« et ils comprirent qu'il avait eu une vision dans le sanctuaire du Temple ») parle de vision (optasia), un mot utilisé six fois en Dn 9 – 10
        • En Lc 1, 10-11 (« A cette heure de l'encens… ») comme en Dn 9, 20-21 (« …l’heure du sacrifice du soir ») Gabriel apparaît au moment de la prière liturgique
        • En 1, 13 (« ta prière est exaucée… ») Zacharie exprime une prière de détresse comme Daniel en Dn 9, 20 (« …comme je priais… comme je jetais en face du Seigneur mon Dieu mon cri de pitié… »)
        • En 1, 12 (« … la crainte s'empara de lui ») comme en Dn 8, 17 (« pendant qu'il venait j'étais frappé de crainte… »; aussi 10, 7) l’apparition de Gabriel suscite la crainte
        • En 1, 19 Gabriel dit : « J'ai été envoyé pour te parler », tout comme il dit en Dn 10, 11 : « … comprends les paroles que je te dis… je suis envoyé vers toi »
        • En 1, 13 (« Ne crains pas ») et en Dn 10, 12 (« Ne crains pas ») le visionnaire est invité à ne pas craindre
        • En 1, 20.22 (« voici que tu seras réduit au silence ») et en Dn 10, 15 (« je retombai la face contre terre, et je fus rempli d'épouvante ») le visionnaire devient muet

        Luc reprend le thème des 70 semaines de Dn 9, 24-27 (« Soixante-dix semaines ont été assignées à ton peuple et à la cité sainte, pour que le péché soit à sa fin, que les péchés soient abolis… ») pour en faire l’arrière plan de l’annonciation de Gabriel à Zacharie; pour lui, le temps où le péché est aboli et l’éternelle justice établie est maintenant arrivé. Il reprend l’atmosphère eschatologique de Daniel pour créer le cadre de l’annonciation à Zacharie.

      2. Le message (13-17)

        1. La première strophe (v. 13-14).

          Cette strophe concerne l’annonce de la naissance et la réaction qu’elle suscitera non seulement chez Zacharie, mais aussi chez plusieurs. Nous avons présenté plutôt la structure typique des récits d’annonciation de naissance, et celui concernant Jean-Baptiste est l’un des plus complets, en particulier en ce qui concerne le contenu du message :

          Jean-BaptisteStructure standard du message
          13b Zachariea. On s’adresse au visionnaire par son nom
          b. Une phrase qualificative décrivant le visionnaire
          13b Ne crains pasc. Le visionnaire est invité à ne pas avoir peur
          d. Une femme est enceinte ou sur le point d'avoir un enfant
          13d Et ta femme... te donnera un filse. Elle donnera naissance à un enfant (mâle)
          13e et tu appelleras son nom Jeanf. Le nom par lequel l'enfant doit être appelé

          L’ange évoque la joie et l’allégresse que suscitera sa naissance. Cette joie et cette allégresse est la même que celle liée à la résurrection de Jésus (« Et comme, dans leur joie… », Lc 24, 41; « Aussi mon coeur s'est-il réjoui et ma langue a-t-elle jubilé… », Ac 2, 26). Comme nous l’avons mentionné, la christologie rattachée à la résurrection a été transposée dans le récit de l’enfance.

        2. La deuxième strophe (v. 15-16)

          Cette strophe concerne le ministère futur de l’enfant et ce qu’il fera. Tout ce qui y est affirmé n’exige pas l’existence d’une source spéciale, mais renvoie à ce qu’on sait déjà à partir de son ministère :
          • « Il sera grand » (15a) est simplement l’écho de « Je vous le dis: de plus grand que Jean parmi les enfants des femmes, il n'y en a pas » (Lc 7, 28)
          • « devant le Seigneur » (15a) est l’écho de « Voici que j'envoie mon messager en avant de toi pour préparer ta route devant toi » (Lc 7, 28), un référence à Ml 3, 1
          • « il ne boira ni vin ni boisson forte » (15b) est un écho de « Jean le Baptiste est venu en effet, ne mangeant pas de pain ni ne buvant de vin » (Lc 7, 33), et un référence Jg 13, 4-5 où un ange demande à la mère de Samson de ne boire ni vin ni boisson forte, car elle enfantera un fils qui sera un nazir, une référence également à 1 S 1, 9-15 où la mère de Samuel prie devant le Seigneur et promet que, si Dieu lui donne une fils, il Lui sera consacré, et qu’elle n’a bu ni vin ni boisson forte

          « Et il sera rempli du Saint-Esprit dès le ventre de sa mère » (15c). Il s’agit de l’Esprit Saint associé à tous les prophètes : c’est l’Esprit qui est venu sur Saül (1 S 10, 10), par lequel David a parlé (2 S 23, 2), duquel étaient remplis Élie et Élisée (2 R 2, 9-16). Pour Luc, Jean-Baptiste est un prophète, et même le plus grand des prophètes (Lc 7, 28 20, 6). Dans l’AT, une autre façon d’exprimer que l’Esprit Saint est donné à un prophète est celle où on dit que la parole de Dieu est venue à quelqu’un : « la deuxième année du règne de Darius, la parole du Seigneur vint au prophète Zacharie, fils de Bèrèkya » (Za 1, 1; voir aussi Is 2, 1; Jr 1, 2; Jl 1, 1). Luc utilise également cette expression pour Jean-Baptiste au début de son ministère : « L'an quinze du principat de Tibère César… la parole de Dieu fut adressée à Jean, fils de Zacharie » (Lc 3, 1-2).

          « il ramènera beaucoup de fils d'Israël au Seigneur, leur Dieu » (16). Parler de « ramener » ou « retourner » au Seigneur est une façon standard dans l’AT de parler de repentir et de conversion (Dt 30, 2; Os 3, 5; 7, 10). Ainsi, l’activité prophétique de Jean-Baptiste aura un impact sur Israël, une affirmation qu’on trouve également en Jn 1, 31 : « c’est en vue de sa manifestation à Israël que je suis venu baptiser dans l’eau ».

        3. La troisième strophe (v. 17)

          « Et il marchera devant Lui dans l'esprit et la puissance d'Élie ». Nous aurions ici une anticipation d’un thème commun aux synoptiques (Mc 9, 13 : « Eh bien ! je vous le déclare, Élie est venu et ils lui ont fait tout ce qu’ils voulaient, selon ce qui est écrit de lui »); il est probable que, pour Marc, cette parole sur les lèvres de Jésus renvoie à Jean-Baptiste. D’ailleurs sa façon de décrire son habillement faisait référence à un prophète comme Élie, et sa présentation du Baptiste qui s’oppose à Hérode et Hérodiade ressemble à l’opposition d’Élie à Akhab et Jézabel. Enfin, tout l’ensemble du v. 17 peut être vu comme une allusion à Élie.

          Luc 1, 17Malachie 3, 1Malachie 3, 23-24Siracide 48, 10
          17a Et il marchera devant Lui
          17b dans l'esprit et la puissance d'Élie
          17c pour tourner les cœurs des pères vers les enfants
          17d et les désobéissants vers la sagesse des justes,
          17e pour préparer pour le Seigneur un peuple qui est prêt".
          Voici, j’envoie mon messager pour préparer le chemin devant moi. Subitement, il entrera dans son templeVoici que je vais vous envoyer Élie, le prophète, avant que ne vienne le jour du Seigneur, jour grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils, celui des fils vers leurs pères pour que je ne vienne pas frapper la terre d’interdit.toi (Élie) qui fus désigné, dans les reproches pour les temps à venir,
          pour apaiser la colère avant qu’elle ne se déchaîne,
          ramener le cœur du père vers le fils
          et rétablir les tribus de Jacob.

          Pour Malachie, le messager qui est envoyé pour aplanir le chemin devant Dieu (3, 1), c’est Élie (3, 23). Le rôle que Malachie et le Siracide assignent à Élie est celle de réconciliation avant le jour du jugement. Quand Marc 1, 2-4 introduit pour la première fois la personne de Jean-Baptiste (« Voici, j’envoie mon messager en avant de toi, pour préparer ton chemin. Une voix crie dans le désert »), il combine Ml 3, 1 (« Voici, j’envoie mon messager… ») et Is 40, 3 (« On entend la voix de celui qui crie dans le désert : Rendez prête la voie du Seigneur »). Luc fait exactement la même chose ici dans son récit de l’enfance (« pour préparer pour le Seigneur un peuple qui est prêt », 17e). Mais c’est cette combinaison de deux textes qui rend la phrase un peu boiteuse.

          Les v. 17c et 17d sont plus difficile à comprendre. Pour y jeter un peu de lumière, il faut se rappeler que les strophes deux et trois apportent une précision à la strophe qui précède.

          Affirmation de la strophe 2Précision de la strophe 3
          15a car il sera grand devant le Seigneur17ab Et il marchera devant Lui dans l'esprit et la puissance d'Élie
          16 et il ramènera beaucoup de fils d'Israël au Seigneur, leur Dieu17cd pour tourner les cœurs des pères vers les enfants et les désobéissants vers la sagesse des justes,

          Les v. 17cd posent un autre problème : on se serait attendu à un meilleur paralléliste, comme en Ml 3, 24 (« ramènera le cœur des pères vers leurs fils, celui des fils vers leurs pères »), alors que Luc écrit plutôt : « pour tourner les cœurs des pères vers les enfants et les désobéissants vers la sagesse des justes ». Qui sont les désobéissants? Qui sont les justes? Une solution possible est d’associer les désobéissants aux enfants, et les justes aux pères, si bien que le verset pourrait s’écrire : « pour tourner les cœurs des pères vers les enfants et les (enfants) désobéissants vers la sagesse des (pères) justes ; l’idée serait d’y voir une forme de chiasme ou d’inclusion sémique, où le dernier personnage (juste) correspond au premier personnage (père), et l’avant dernier (désobéissant) correspond au deuxième (enfant).

          Mais une solution plus normale serait d’associer les désobéissants aux pères et les sages aux justes pour respecter le parallélisme de la phrase qui commence par le « bon » et finit par le « méchant ». Car dans la théologie de Luc de l’histoire du salut, la plupart des Juifs, les patriarches ou pères, ont rejeté Jésus, alors qu’une bonne part des Gentils, ces enfants d’Abraham, l’ont accueilli (Ac 28, 25-28). Et l’évangéliste met dans la bouche de Jésus cette parole alors qu’il s’adresse à la foule : « N'allez pas dire en vous-mêmes: Nous avons pour père Abraham. Car je vous dis que Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants à Abraham » (3, 8). Dans la même ligne, en Lc 7, 31-35 Jésus reproche aux Pharisiens et aux légistes de ne pas avoir accueilli Jean-Baptiste et leur dit : « A qui donc vais-je comparer les hommes de cette génération ? A qui sont-ils comparables ? …En effet, Jean le Baptiste est venu, il ne mange pas de pain, il ne boit pas de vin, et vous dites : “Il a perdu la tête …Mais la Sagesse a été reconnue juste par tous ses enfants. » Ainsi l’accueille de Jean-Baptiste produit une nouvelle génération qui possède la sagesse du juste.

      3. La réponse de Zacharie (18-20) et la conclusion (21-23)

        La réponse de Zacharie correspond à la structure standard des annonciations de naissance, plus précisément à l’étape 4 : Une objection du visionnaire quant à la manière dont cela arrivera ou une demande de signe. La scène est fortement colorée par l’AT. Ici, Luc reprend telle quelle l’objection d’Abraham (« Comment le saurais-je ? », Gn 15, 8) qui évoque sa vieillesse et celle de Sara. Pour comprendre la réponse de l’ange, il faut se référer au prophète Daniel où l’ange Gabriel s’identifie (Dn 8, 16; 9, 21) et mentionne qu’il se tient en présence de Dieu (Dn 7, 16). Le signe d’être réduit au silence évoque Dn 10, 15. Aussi, la reconnaissance que la réponse de l’ange Gabriel à Zacharie reproduit l’atmosphère du livre de Daniel rend superflue la question : pourquoi Zacharie a-t-il été puni dans son objection, alors qu’une objection tout à fait semblable de la part de Marie n’est pas punie; le parallèle avec Daniel requérait un signe, et Luc a trouvé celui de devenir muet pour copier ce qui est arrivé à Daniel.

        La conclusion (v. 21-23) nous ramène à l’atmosphère du temple. L’ange Gabriel avait promis une chose positive et une chose négative. La chose positive, la naissance de l’enfant, se réalisera plus tard, tandis que la chose négative, devenir muet, se réalise maintenant. Le fait de mentionner que le peuple était dans l’attente, et que Zacharie était incapable de parler, pourrait suggérer que Zacharie ne put prononcer la bénédiction sur le peuple. Si c’est le cas, Luc nous offre une symétrie extraordinaire entre le début de son évangile, où la bénédiction sacerdotale ne peut être donnée, et la fin de son évangile où la bénédiction sera finalement donnée par Jésus qui lève les mains pour bénir ses disciples qui se sont prosternés, avant d’être emporté au ciel (Lc 24, 50-52). Cette finale de Luc reprend Siracide 50, 19-23 qui présente Simon fils d’Onias, le grand prêtre idéal, descendant les marches du sanctuaire et levant les mains sur la congrégation d’Israël pour la bénir, alors que celle-ci s’est prosternée. Maintenant, Jésus ressuscité a remplacé le temple et ses prêtres.

    3. L’épilogue (1, 24-25)

      Diverses théories ont circulé chez les biblistes pour éclairer ces deux versets : Luc aurait eu en sa possession une source sur Jean-Baptiste qu’il aurait fractionnée en segments, ou encore aurait omis certaines parties de sa source. Pourtant tout peut simplement s’expliquer par la plume de Luc et sa théologie.

      Tout d’abord, il n’est pas étrange que l’annonciation de la naissance de Jean-Baptiste ne s’adresse qu’à Zacharie, en oubliant Élizabeth : c’est exactement le cas dans le récit d’Abraham/Sara. Et la transition du v. 23 au v. 24 (« il retourna chez lui. Par la suite, Elizabeth, sa femme, conçut… ») qui semble trop abrupte n’est en fait qu’un écho de l’histoire des parents de Samuel : « puis il rentra chez lui à Rama….et le Seigneur se souvint d’Anne et elle conçut » (1 S 1, 19-20). Enfin, la mention des cinq mois d’isolement d’Élisabeth n’est pas si obscure : ce n’est pas pour se cacher de son entourage, alors que la grossesse n’est pas apparente; Luc veut plutôt préparer le signe que l’ange donnera à Marie : « Et voici qu'Élisabeth, ta parente, malgré sa vieillesse, a elle aussi conçu un fils ; en effet, c'est le sixième mois pour une femme qui a été jugée stérile » (1, 36). Ainsi, comme la grossesse d’Élisabeth n’était pas connue, c’est l’ange qui en fera la révélation à Marie, et qui sera pour elle un signe.

      Bref, l’épilogue qui suit l’annonciation de la naissance de Jean-Baptiste est une composition lucanienne et ne présuppose aucune source.

    4. La relation entre Jean-Baptiste et Jésus

      Si c’est Luc qui a composé le récit de l’enfance en se servant de quelques morceaux d’information, pourquoi a-t-il placé le récit de l’annonciation de la naissance de Jean-Baptiste avant celle de Jésus? Pour répondre à cette question, il faut reconstituer l’histoire des ministères respectifs de Jean-Baptiste et Jésus.

      Sur le plan historique, nous savons que Jésus a été baptisé par Jean-Baptiste et, par la suite et pendant un certain temps, il fut un disciple de Jean-Baptiste prolongeant son ministère baptismal. Ce n’est qu’après l’arrestation du Baptiste que Jésus suivit son propre chemin dans son ministère de prédication et de guérison. Ainsi, dans la Palestine de la fin des années 20, on trouvait deux figures salvifiques, chacun proclamant l’imminence de l’action eschatologique de Dieu, et chacun étant mort martyrs, après un certain nombre de contacts pendant leur ministère et montrant une certaine harmonie dans leur pensée.

      Cette harmonie entre les deux prophètes a créé un malaise dans les milieux chrétiens à cause des risques de confusion. Certains ont cherché à éliminer complètement la mémoire du Baptiste. D’autres ont préféré réinterpréter leur ministère respectif, en subordonnant l’un à l’autre, si bien que le Baptiste est devenu le précurseur de Jésus. Dès lors, on a attribué à Jean-Baptiste le rôle d’Élie par une exégèse de Malachie 3, 1.23 (« Voici, j’envoie mon messager…; Voici que je vais vous envoyer Élie ») combiné à Isaïe 40, 3 (« Une voix crie dans le désert : "Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers." ». Cette exégèse permettait non seulement de mieux situer l’un par rapport à l’autre, mais également d’essayer de convaincre les disciples non encore convertis de Jean-Baptiste. Malheureusement, avec le temps, certains disciples non convertis de Jean-Baptiste sont devenus hostiles au mouvement chrétien, ce qui accentua chez les chrétiens l’effort pour subordonner Jean-Baptiste à Jésus. Cet effort est très clair dans l’évangile de Jean qui affirme que le Baptiste n’est pas la lumière (1, 8), qu’il n’est ni le messie ni Élie (1, 20-21), et qu’il doit décroître alors que Jésus croît (3, 30). Son rôle est simplement de rendre témoignage à Jésus (1, 7.30-31).

      Ce développement de la réflexion théologique sur Jean-Baptiste se reflète dans le récit de l’enfance de Luc où il devient celui qui prépare le chemin pour la conception de Jésus. Il reste subordonné à Jésus, car la conception de Jésus sera plus grande que la sienne, puisqu’elle comporte l’élément miraculeux d’une conception sans parent mâle, alors que chez Jean-Baptiste les parents sont seulement vieux et la mère seulement stérile. Quand les deux mères se rencontreront, Élizabeth fera la louange de Marie comme « mère de mon Seigneur » et Jean-Baptiste dans le ventre maternel rendra témoignage par sa joie (1, 41-46). Par contre, il n’y a pas de rivalité entre les deux prophètes, car c’est le même ange Gabriel qui annonce les deux conceptions. Alors que l’évangéliste Jean fait de Jean-Baptiste un proto-chrétien, Luc fera quelque chose de semblable en faisant du Baptiste un parent de Jésus du côté de sa mère, un détail incompatible avec Jn 1, 33 où Jean-Baptiste dit ignorer complètement l’existence de Jésus auparavant. Cette affirmation de Luc d’une telle parenté est incompréhensible sur le plan de la généalogie et de l’histoire, mais elle devient intelligible si on se place sur le plan de l’étiologie symbolique de Luc : le mouvement du Baptiste et celui de Jésus ne sont pas incompatibles, mais pointent dans la même direction, et sont donc parents, et les disciples du baptiste et ceux de Jésus devraient vivre une forme de parenté.

  3. L’annonciation de la naissance de Jésus

    Traduction de Luc 1, 26-38

    26 Au sixième mois, l'ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée du nom de Nazareth, 27 à une vierge fiancée à un homme de la maison de David, dont le nom était Joseph, et le nom de la vierge était Marie. 28 Il vint et s'adressa ainsi à elle : "Je te salue, toi la gratifiée, le Seigneur (est) avec toi." 29 Elle fut abadourdie par ses paroles et se demandait ce que pouvait signifier une telle salutation. 30 Mais l'ange lui dit "Ne crains pas, Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu.

    31a Et voici que tu vas concevoir dans ton ventre et enfanter un fils, 31b et tu appelleras son nom Jésus.
    32a Il sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut.
    32b Et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père ;
    33a et il sera roi sur la maison de Jacob pour toujours,
    33b et il n'y aura pas de fin à son royaume. "
    34 Cependant, Marie dit à l'ange : "Comment est-ce possible, puisque je n'ai pas eu de relations avec un homme ? 35 L'ange lui répondit,
    35b "Le Saint-Esprit viendra sur toi,
    35c et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre.
    35d C'est pourquoi l'enfant à naître sera appelé saint - Fils de Dieu.
    36 Et voici qu'Élisabeth, ta parente, malgré sa vieillesse, a elle aussi conçu un fils ; en effet, c'est le sixième mois pour une femme qui a été jugée stérile. 37 Rien de ce que dit Dieu ne peut être impossible". 38 Marie répondit : "Voici la servante du Seigneur. Que cela m'arrive selon ta parole". Alors l'ange s'en alla, la laissant.

    Notes

    v. 26

    • « Au sixième mois ». Il s’agit de la grossesse d’Élisabeth (voir v. 24). Comme elle s’est isolée pour la première moitié de sa grossesse, personne n’était au courant jusqu’à cela soit révélé à Marie.

    • « dans une ville de Galilée appelée Nazareth ». Pour Matthieu, l’annonciation à Joseph a eu lieu à Bethléem où la famille résidait, et c’est seulement au retour d’Égypte que la famille a déménagé à Nazareth. Sur Nazareth, voir Mt 2, 23.

    v. 27

    • « à une vierge fiancée (mnēsteuein) à un homme …dont le nom était Joseph ». Luc et Matthieu utilisent tous les deux le verbe mnēsteuein pour décrire le statut matrimonial de Marie. Même si Luc est moins explicite que Matthieu pour définir la signification du verbe, le fait que Marie soit à la fois vierge et fiancée signifie qu’il y a eu échange de consentement avec Joseph, mais la cohabitation n’a pas encore commencé. Sur une explication de la coutume, voir la note de Mt 1, 18.

    • « un homme de la maison de David ». Mathieu spécifie clairement que Joseph était de lignée davidique (Mt 1, 20). Ici, la phrase est moins claire, car en déplaçant la ponctuation, on aurait : « une vierge, fiancée à un homme, de la maison de David », et alors « de la maison de David » pourrait se rapporter à la vierge. C’est ce qu’a compris Origène, tandis que Jean Chrysostome attribue la lignée davidique aux deux. Grammaticalement, c’est le mot « homme » qui est le plus près de « maison de David », et d’ailleurs, si Luc entendait désigner Marie, il n’aurait pas senti le besoin de la réintroduire dans la proposition qui suit (« et le nom de la vierge est Marie »). Et ailleurs, c’est toujours David qui est de lignée davidique (Joseph se rend à Bethléem « parce qu'il était de la maison et de la lignée de David », Lc 2, 4).

      Ainsi, on chercherait en vain des données dans le NT pour appuyer l’idée que Marie serait de lignée davidique. D’ailleurs en faisant de Marie une parente d’Élisabeth, Luc en fait plutôt quelqu’un de la maison de Lévi ou Aaron (1, 5.36). Les pères de l’Église ont été divisés sur le sujet. Les diverses affirmation concernant soit la lignée davidique soit la lignée lévitique à propos de Marie relèvent avant tout d'une conception théologique. Par exemple, les auteurs non Juifs ne comprenaient pas comment Jésus pouvait être de lignée davidique alors que ce n’était pas Joseph qui l’avait engendré, et donc se sentaient obligés de voir Marie comme appartenant à la lignée davidique. D’autre part, ceux qui voyaient en Jésus un prêtre lui ont cherché des ancêtres lévites. On n’a aucune idée où le Protévangile de Jacques a pu trouver les noms de Joachim et Anne comme parents de Marie; le récit de 1 Samuel 1, 2 où Anne est la mère de Samuel a pu jouer un rôle.

    • « et le nom de la vierge était Marie ». Voir la note du v. 5.

    v. 28

    • « Je te salue (Chaire), toi la gratifiée (kecharitōmenē) ». Ces deux verbes grecs ont la même racine. Chaire renvoie au nom chara : joie. Kecharitōmenē provient du verbe charitoō, un verbe transitif qui exige un complément pour exercer son action : favoriser quelqu’un, donner une grâce à quelqu’un; c’est la même racine que charis : grâce, faveur. Si on assume une connaissance de l’hébreu dans le récit, alors kecharitōmenē traduit virtuellement le nom Anne (ḥannâ), qui signifie : comblée de grâce.

    • « le Seigneur (est) avec toi ». Littéralement : « Le Seigneur avec toi ». Quand l’auteur ne met pas de verbe comme ici, la phrase a le sens d’une déclaration, et non pas d’un souhait : je déclare que le Seigneur est avec toi. Mais il ne faut pas interpréter cette phrase comme signifiant que Jésus est déjà dans son ventre.

    v. 29

    • « Elle fut abasourdie (diatarassō) ». L’expression est un peu plus forte que celle de 1, 12 (tarassō) que nous avons traduit par « être déconcerté ». L’intention de Luc n’est pas de nous donner un instantané de la psychologie de Marie, mais de suivre le motif standard d’un récit d’annonce de naissance (voir l’étape 2 de la structure standard des annonces de naissance); la réaction de Marie concerne la grande grâce ou faveur que lui annonce l’ange.

    • « ce que pouvait signifier ». Littéralement : « pourrait être », avec un verbe à l’optatif. C’est un temps que seul Luc utilise à plusieurs reprises, même avec le discours indirect.

    v. 30

    • « tu as trouvé grâce (charis) auprès de Dieu ». Sur charis, voir la note du v. 28. L’expression « trouver grâce » est un sémitisme; par exemple : « Noé a trouvé grâce devant le Seigneur Dieu », LXX : Gn 6, 9).

    v. 31

    • « Et voici ». Voir la note de 1, 20.

    • « tu vas concevoir ». La forme participiale en hébreu dans une annonciation de naissance peut être comprise comme un présent (déjà enceinte) ou comme un futur. Chez Luc, la signification est un futur comme en 1, 35.

    • « tu appelleras son nom ». Ceci est un sémitisme comme en 1, 13; voir la note de Mt 1, 21. C’est une directive, non une simple prophétie de ce qui arrivera. Alors qu’en Mt 1, 21.23 c’est Joseph qui donnera à Jésus son nom, ici c’est Marie. Mais il y a des précédents dans l’AT où ce sont des femmes qui donnent le nom : Hagar (Gn 16, 11), Léa (Gn 30, 13), la mère de Samson (Jg 13, 34), et la mère de Samuel (1 S 1, 20).

    • « Jésus ». Voir la note de Mt 1, 21.

    v. 32

    • « sera appelé ». « Être appelé » exprime l’identité d’une personne, et donc signifie : ce qu’elle sera. Les deux phrases suivantes sont équivalentes et interchangeables : « Ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5, 9) et « vous serez fils du Très-Haut » (Lc 6, 35).

    • « Très-Haut ». Dans le NT, cette façon de désigner Dieu se trouve surtout chez Luc (1, 35.76; 6, 35; Ac 7, 48; etc.).

    v. 34

    • « Comment est-ce possible ». Cette question est omise par certains manuscrits comme des vieilles latines du 4e ou 5e siècle, sans doute dû à un copiste qui y voyait un manque de foi de la part de Marie.

    • « puisque (epei) ». Cette conjonction causale n’apparaît qu’ici chez Luc. Mais ce n’est pas une raison pour la considérer comme non-lucanienne. Elle est peu fréquente chez tous les évangélistes (Mt = 3; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 2; Ac = 0). Luc utilise par contre cinq fois son synonyme : epeidē (Mt = 0; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 3).

    • « je n'ai pas eu de relations (ginōskō) avec un homme (anēr) ». Littéralement : « Je ne connais pas d’homme ». Le verbe « connaître » (ginōskō) est un sémitisme pour désigner la relation sexuelle (voir Mt 1, 25 : « Il ne la connût pas avant qu'elle ne donne naissance à un fils »). Le verbe « je ne connais pas » est un présent, mais c’est un état qui résulte d’un comportement passé, d’où notre traduction : « je n’ai pas eu de relations ». Quant au mot anēr, il désigne le mâle, le mari, par opposition à anthrōpos, l’homme générique. Mais ici il ne faut traduire anēr par mari, car Luc a une visée plus générale : Marie n’a connu aucun homme, et donc elle est vierge (1, 27).

    v. 35

    • « Le Saint-Esprit ». En grec, le nom n’a pas d’article. Voir la note sur Mt 1, 18 pour la justification de l’ajout de l’article dans la traduction.

    • « viendra (eperchomai) sur toi ». Le verbe eperchomai (venir sur) est un mot lucanien qui apparaît sept fois en Lc/Ac, et seulement deux fois dans le reste du NT. En Ac 1, 8 il décrit l’anticipation de la Pentecôte quand l’Esprit Saint descendra sur les disciples. C’est une façon habituelle de traduire l’action de Dieu : « jusqu’à ce que, d’en haut, l’esprit soit répandu sur nous » (Is 32, 15); « et l’esprit du Seigneur fondit sur David à partir de ce jour » (1 S 16, 13). Il n’y a rien de sexuel.

    • « la puissance (dynamis) ». C’est un mot très lucanien : Mt = 15; Mc = 10; Lc = 17; Jn = 0; Ac = 10. Le fait de combiner puissance et Esprit Saint est aussi très lucanien (Lc 1, 17; 4, 14; Ac 1, 8; 6, 5.8; 10, 38). Puissance et Esprit Saint sont ici synonymes.

    • « te couvrira de son ombre (episkiazō) ». Dans le commentaire, nous discuterons l’utilisation de episkiazō (faire de l’ombre, couvrir d’ombre) dans l’AT pour décrire la présence de Dieu dans le sanctuaire, et dans le récit de la transfiguration pour exprimer le fait qu’un nuage de gloire couvre de son ombre les personnages.

    • « C’est pourquoi (dio kai) ». Littéralement : « Et c’est pourquoi ». L’expression dio kai apparaît neuf fois dans le NT, dont 3 fois en Lc/Ac. Elle traduit une certaine causalité.

    • « l'enfant à naître (gennōmenon) ». Littéralement : « le à naître ». Gennōmenon est le verbe gennaō au participe présent passif neutre. Il signifie : « engendrer », quand le sujet est un homme, « donner naissance », quand le sujet est une femme. Voir la note de Mt 1, 1,16 et de Mt 1, 20. Chez Matthieu, le point de vue dans la conception est celui de Joseph, chez Luc il est celui de Marie, et donc il faut parler de « donner naissance ». Même si le verbe est un participe présent, sa signification renvoie à un futur, d’où notre traduction « à naître ». Pourquoi le participe est au neutre? Peut-être faut-il sous entendre le nom neutre tecknon (enfant).

    • « sera appelé saint - Fils de Dieu ». Voir la note du v. 32 où avons dit que l’expression « il sera appelé » équivaut à « il sera », et donc son identité de Fils de Dieu commence avec sa conception. Ce verset est difficile à traduire car l’adjectif saint peut soit qualifier le sujet (« L’enfant saint à naître sera appelé Fils de Dieu »), soit jouer le rôle de prédicat (« L’enfant à naître (sera) saint; il sera appelé Fils de Dieu »). Mais une analyse serrée nous amène à considérer « saint » comme un prédicat : plus tôt, au v. 32 on trouve deux prédicats (grand, fils du Très-Haut), tout comme on a deux prédicats ici (saint, Fils de Dieu). Et logiquement, l’enfant doit être appelé « saint », car l’Esprit est venu sur Marie. Plus loin, le mot « saint » sera également utilisé comme prédicat pour les enfants (« Tout mâle qui ouvre le ventre maternel sera saint pour le Seigneur », 2, 23). C’est ce qu’on trouve aussi dans la Septante (Is 4, 3 : LXX « tous ceux qui auront été inscrits à Jérusalem dans la vie, seront appelés saints »).

    v. 36

    • « Et voici ». Voir la note du v. 20: c'est l'exact parallèle de ce qu'on a ici.

    • « Élisabeth, ta parente (suggenē) ». Le mot suggenē est très vague sur le degré de parenté. C’est le bibliste anglais John Wycliffe (14e s.) qui est arrivé avec l’idée de « cousine ». Sur le sujet voir notre section : La relation entre Jean-Baptiste et Jésus.

    • « malgré sa vieillesse… jugée stérile ». Ces deux facteurs furent mentionnés en 1, 7 à propos d’Élisabeth, mais dans son objection Zacharie fait seulement référence à l’âge.

    • « c’est (kai outos) ». Pour cette construction, voir Lc 16, 1; 20, 28.

    v. 37

    • « Rien de ce que dit Dieu ne peut être impossible ». Littéralement : « Car il ne sera pas impossible de la part de Dieu toute parole (rēma) ». Cette maxime de l’AT (Gn 18, 14; Jb 42, 2; Za 8, 6) contient plusieurs sémitismes, comme la double négation et l’utilisation du mot grec rēma (parole) pour refléter l’hébreu dābār (parole, chose).

    v. 38

    • « servante (doulē) ». Doulē est la forme féminine de doulos : serviteur; voir Ac 2, 18.

    • « Que cela m'arrive ». Le temps du verbe est l’optatif, l’expression d’un souhait. Voir la note du v. 29.

    • « selon ta parole (rēma) ». Le mot rēma comme au v. 37.

    • « l'ange s'en alla, la laissant ». C’est une formule habituelle dans les récits angéliques d'apparition, puisqu’une telle présence du ciel est temporaire (Jg 6, 21; Ac 12, 10). Mais c’est aussi un motif lucanien pour signaler la fin d’une scène dans le récit de l’enfance. Voir la note de 1, 23.

    Commentaire

    1. La structure et le modèle d'annonce

      Mettons d’abord en parallèle les deux récits d’annonciation.

      Tableau comparatif des deux annonciations
      5 Aux jours d'Hérode, roi de Judée, il y avait un certain prêtre dont le nom était Zacharie, qui appartenait à la division d'Abia. Il avait une femme qui descendait d'Aaron, et qui s'appelait Élisabeth. 6 Aux yeux de Dieu, ils étaient tous deux droits, observant sans reproche tous les commandements et toutes les ordonnances du Seigneur. 7 Cependant ils n'eurent pas d'enfants, car Élisabeth était stérile et tous deux étaient avancés en âge.

      8 Or, pendant que Zacharie remplissait sa tâche de prêtre, pendant la période où sa division était au service du Temple en présence de Dieu, 9 il y eut un tirage au sort selon la coutume du sacerdoce ; et il gagna le privilège d'entrer dans le sanctuaire du Seigneur pour brûler l’encens. 10 A cette heure de l'encens, toute la multitude du peuple était là, priant au dehors.

      26 Au sixième mois, l'ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth, 27 à une vierge fiancée à un homme de la maison de David, nommé Joseph, et le nom de la vierge était Marie.
      11 Un ange du Seigneur apparut à Zacharie, qui se tenait à droite de l'autel de l’encens. 12 En le voyant, Zacharie fut pris de frayeur, et la crainte s'empara de lui. 13 Mais l'ange lui dit "Ne crains pas, Zacharie, car ta prière est exaucée.28 Il vint et s'adressa ainsi à elle : "Je te salue, toi la gratifiée, le Seigneur est avec toi." 29 Elle fut abasourdie par ses paroles et se demandait ce que pouvait signifier une telle salutation. 30 Mais l'ange lui dit "Ne crains pas, Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu.
      13d Et ta femme Élisabeth te donnera un fils,
      13e et tu l'appelleras Jean.
      14a Et tu auras de la joie et de l'allégresse,
      14b et beaucoup se réjouiront de sa naissance.
      31a Et voici que tu vas concevoir dans ton ventre et enfanter un fils,
      31b et tu appelleras son nom Jésus.
      15a car il sera grand devant le Seigneur,
      15b et il ne boira ni vin ni boisson forte.
      15c Et il sera rempli du Saint-Esprit dès le ventre de sa mère,
      16 et il ramènera beaucoup de fils d'Israël au Seigneur, leur Dieu.
      17a Et il marchera devant Lui
      17b dans l'esprit et la puissance d'Élie
      17c pour tourner le cœur des pères vers les enfants
      17d et les désobéissants à la sagesse des justes,
      17e pour préparer pour le Seigneur un peuple qui est prêt".
      32a Il sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut.
      32b Et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père ;
      33a et il sera roi sur la maison de Jacob pour toujours,
      33b et il n'y aura pas de fin à son royaume."
      18 Mais Zacharie dit à l'ange : "Comment le saurais-je ? Je suis un vieil homme, et ma femme est avancée en âge." 19 L'ange répondit : "Je suis Gabriel ; je me tiens en présence de Dieu. J'ai été envoyé pour te parler et t'annoncer cette bonne nouvelle. 20 Et voici que tu seras réduit au silence et incapable de parler jusqu'au jour où ces choses arriveront, parce que tu n'as pas cru à mes paroles qui, pourtant, s'accompliront en temps voulu".

      21 Pendant ce temps, le peuple attendait Zacharie, étonné de son retard dans le sanctuaire du Temple. 22 Et quand il sortit, il ne put leur parler ; et il ne put leur parler. Pour sa part, Zacharie communiqua avec eux par des signes, restant muet. 23 Lorsque le temps de son service sacerdotal fut terminé, il retourna chez lui.

      34 Cependant, Marie dit à l'ange : "Comment est-ce possible, puisque je n'ai pas eu de relations avec un homme ? 35 L'ange lui répondit,
      35b "Le Saint-Esprit viendra sur toi,
      35c et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre.
      35d C'est pourquoi l'enfant à naître sera appelé saint - Fils de Dieu.
      36 Et voici qu'Élisabeth, ta parente, malgré sa vieillesse, a elle aussi conçu un fils ; en effet, c'est le sixième mois pour une femme qui a été jugée stérile. 37 Rien de ce que dit Dieu ne peut être impossible". 38 Marie répondit : "Voici la servante du Seigneur. Que cela m'arrive selon ta parole". Alors l'ange s'en alla, la laissant.

      Reprenons les deux récits en les analysant sous forme de diptyque (pour la numérotation des étapes, voir la structure standard des annonciations de naissance).

      1, 5-251, 26-45.56
      Annonciation autour de Jean-BaptisteAnnonciation autour de Jésus
      Introduction des personnages de la scène : Zacharie et Élizabeth, une famille sacerdotale, âgée et stérile (5-7) L’ange Gabriel est envoyé à Marie, une vierge fiancée à Joseph de la Maison de David (26-28)
      Annonciation de la conception de Jean-Baptiste livrée par un ange du Seigneur (Gabriel) à Zacharie dans le temple (8-23) Annonciation de la conception de Jésus livrée par Gabriel à Marie à Nazareth
      Mise en situation (8-10) : La coutume sacerdotale : c’est au tour de Zacharie d’offrir l’encens.
      Cœur du récit (11-20) :
      1. L’ange du Seigneur apparaît à Zacharie 1. Gabriel vint à Marie
      2. Zacharie est déconcerté 2. Marie est abasourdie
      3. Le message : 3. Le message :
      a. Zacharie a. Je te salue… Marie
      b. toi la gratifiée
      c. Ne crains pas c. Ne crains pas
      d. Tu concevras
      e. Élisabeth te donnera un fils e. et tu donneras naissance à un fils
      f. Tu appelleras son nom Jean f. Tu appelleras son nom Jésus
      h. Il sera grand devant le Seigneur, etc. (15-17) h. Il sera grand, etc. (32-33)
      4. Comment le saurais-je ?
      La réponse de l’ange (19)
      4. Comment est-ce possible?
      La réponse de l’ange (35)
      5. Le signe : Et voici que tu seras réduit au silence 5. Le signe : Et voici que ta parente a conçu
      Conclusion (21-23) : Zacharie sort du temple incapable de parler. Il retourne chez lui. Marie répondit par l’acceptation et l’ange s’en retourna
      Épilogue : Élizabeth conçoit; elle réfléchit en isolement louangeant le Seigneur (24-25). Épilogue : Marie se rendit à la maison de Zacharie et salua Élisabeth, qui fut remplie du Saint-Esprit et proclama la louange de la mère du Seigneur. Marie retourna chez elle (39-45.56).

      Commentons le diptyque en commençant par le côté droit, i.e. l’annonciation de la naissance de Jésus.

      • On ne trouve pas de véritable introduction, équivalente à 1, 5-7 : la présentation des personnages et la mise en situation est réduite au minimum
      • Il n’y a pas de conclusion détaillée comme en 1, 21-23
      • Il n’y a pas l’atmosphère du livre de Daniel où l’apparition a lieu au temple à l’heure de la prière
      • Par contre, l’épilogue a été élargi avec l’insertion du magnificat pour devenir une scène en soi avec la visitation
      • Le véritable parallèle se limite au message de l’ange.

      Que conclure? L’annonciation autour de Jésus a une structure plus simple, et le véritable parallèle se limite entre le cœur de l’annonciation autour de Jean-Baptiste (1, 11-20) et l’ensemble de l’annonciation autour de Jésus (1, 26-38). Cela suggère que l’annonciation elle-même à Zacharie a été créée par Luc par analogie à l’annonce de la naissance de Jésus.

      Quand on considère maintenant le cœur du récit d’annonciation dans le diptyque en regard de la structure standard des annonciations de naissance, on remarque que toutes les étapes sont présentes : 1) apparition d’ange; 2) peur; 3) message; 4) objection; 5) signe. Dans le message, sept des huit items sont présents (seul l’item "g)" concernant l’étymologie du nom de l’enfant est absent).

      De cette adhésion à la structure standard, on peut tirer deux observations.

      1. Cette structure littéraire explique tout le récit d’annonciation, sauf la conception virginale, la description de l’accomplissement futur de l’enfant (32-33.35), et le portrait de Marie (34.38).

      2. L’adhésion à une telle structure soulève la question de la valeur historique du récit. Si Luc n’avait qu’une idée générale d’une proclamation de naissance, il a pu créer tout un récit en incorporant cette idée dans la structure standard de l’AT sans l’aide de données historiques. Cela serait d’autant plus compréhensible si dans les cercles pré-lucaniens s’était développée une tradition sur la naissance de Jésus. Nous avons affirmé plutôt que Matthieu s’est servi d’une tradition préévangélique d’annonce de naissance de Jésus comme messie davidique, et Luc a pu également avoir eu accès à cette tradition. Aussi chaque évangéliste a pu développer cette tradition à sa façon, Matthieu élaborant son récit autour de Joseph, parce qu’il avait sous la main une tradition basée sur le patriarche Joseph et bébé Moïse en Égypte, Luc élaborant son récit autour de Marie parce qu’il avait vu les possibilités symboliques d’y représenter le « pauvre » reste d’Israël (en hébreu, les anawim), à moins qu’ait joué un rôle la légende juive (mentionnée par le Pseudo-Philon, Antiquités bibliques, 1ier s. de l’ère moderne) sur Miriam, soeur de Moïse, qui reçoit une apparition d’ange en rêve qui l’informe que qu’à travers l’enfant à naître (Moïse) de ses parents Dieu sauvera son peuple.

      À ce point-ci, faisons une mise au point. Ce n’est pas parce que l’apparition à Marie d’un ange ne relève pas d’une tradition historique qu’il faille rejeter une révélation divine quelconque de la naissance de Jésus. Comme il y a des éléments qui ne s’expliquent par le recours à la structure littéraire d’annonce de naissance, comme la conception virginale par exemple, il faut chercher d’autres sources, qui celles-là peuvent avoir une valeur historique. Marie a pu vivre une forme d’expérience de révélation divine. Pour traduire tout cela, Luc se serait servit de ce que lui offrait l’AT.

    2. La conception virginale (1, 34)

      Deux fois au v. 27 Luc nous dit que Marie était vierge. Pourtant, rien dans la structure littéraire des récits d’annonciation tirés des figures de l’AT ne suggère une telle idée : on parlera de personne âgé ou stérile, mais jamais de personne vierge. Il est temps d'aborder cette question, non pas sur le plan historique (cela sera traité à l’Annexe IV), mais sur le plan de l’intention de Luc en écrivant son récit.

      1. Est-ce que le récit actuel contient une conception virginale?

        Quand on lit le récit de Luc pour lui-même, en oubliant le texte de Matthieu, tous les détails de son récit peuvent s’expliquer dans le cadre d’une naissance normale, car Luc, contrairement à Mt 1, 25, ne dit pas explicitement que Marie n’a pas eu de relations sexuelles après l’annonciation. Théoriquement, si Marie et Joseph ont eu des relations sexuelles et que l’enfant a été naturellement conçu, cela n’empêcherait pas Luc de voir dans la conception de Jésus l’œuvre de l’Esprit Saint sur la base que l’ange a prédit cette conception et que l’enfant aura un rôle unique comme fils de Dieu.

        Cependant, il y a un consensus chez les biblistes pour affirmer que Luc entend présenter une conception virginale. Rappelons d’abord que tous les évangélistes s’entendent pour dire que Jean-Baptiste a précédé Jésus dans leur ministère respectif, mais en même temps ils le subordonnent à Jésus. Luc a prolongé cette perspective jusque dans le récit de l’enfance avec une annonciation de naissance du Baptiste qui précède celle de Jésus : l’un vient en premier, mais l’autre le dépasse.

        • Jean-Baptiste est « grand devant le Seigneur » (1,15a), mais Jésus est grand absolument (1, 32a : sans qualificatif)
        • Jean-Baptiste est « est rempli d’Esprit Saint dès le ventre maternel » (1, 15c) mais la conception elle-même de Jésus implique l’Esprit Saint qui « vient sur » la mère de Jésus (1, 35b)
        • Jean-Baptiste « prépare pour le Seigneur un peuple prêt » (1, 17e) mais Jésus règnera sur la maison de Jacob/Israël et possède un royaume éternel (1, 33a.b)

        Or, une telle démonstration de la supériorité de Jésus s’écroulerait complètement si Jésus avait été conçu normalement. Rappelons-nous qu’Élisabeth était âgée et stérile, et la puissance de Dieu s’est manifestée malgré cet obstacle par une naissance normale. Quel serait donc l’obstacle pour une femme jeune et non stérile qui exigerait l’intervention de Dieu? Aussi c’est à une conception virginale que renvoie Élisabeth quand elle dit à Marie : « Oui, bienheureuse celle qui a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur! » (1, 45); une naissance normale n’aurait pas exigé cette foi dont parle Élisabeth.

        L’étude des motifs littéraires des deux récits d’annonciation pointent également vers une conception virginale. Dans la première annonciation, Zacharie dit : « Comment le saurais-je ? Je suis un vieil homme, et ma femme est avancée en âge » (1, 18); c’est une référence à l’obstacle que doit vaincre la puissance de Dieu. Dans la deuxième annonciation, Marie dit : « Comment est-ce possible, puisque je n'ai pas eu de relations avec un homme ? » (1, 34); c’est une référence à l’obstacle de sa virginité déjà mentionnée deux fois en 1, 27 et que doit vaincre la puissance de Dieu. Mentionnons enfin un détail de Lc 3, 23 (« Jésus, à ses débuts, avait environ trente ans. Il était fils, croyait-on, de Joseph ») : ce « croyait-on » n’aurait aucun sens si pour Luc Jésus était le fils naturel de Joseph.

      2. Est-ce que le récit originel contient une conception virginale?

        La question vient de ce que certains biblistes ont suggéré que le récit originel de Luc ne mentionnait pas la conception virginale, et que c’est après coup qu’elle a été ajoutée : ainsi dans le récit originel on passait du v. 33b (« il n’y aurait pas de fin à son royaume ») au v. 36 (« Et voici qu’Élisabeth ta parente… »), et seulement par la suite dans une deuxième phase ont été ajoutés les v. 34-35 (« Cependant, Marie dit à l'ange : "Comment est-ce possible…"… "l'enfant à naître sera appelé saint - Fils de Dieu" ».

        Cette suggestion ne tient pas la route.

        1. La principale raison vient du fait que les v. 34-35 appartiennent à une étape essentielle de la structure standard des récits d’annonciation, l’étape 4 que nous avons appelé : l’objection. De plus, l’absence des v. 34-35 détruirait tout le parallélisme avec l’annonciation à Zacharie qui contient aussi l’étape d’objection. Et c’est aussi peu plausible que Luc aurait ajouté tout à coup une toute nouvelle notion théologique et aurait réussi à l’harmoniser avec l’ensemble de son récit

        2. Les tenants de l’ajout pensent ainsi résoudre ce problème : pourquoi Zacharie a-t-il été puni par son objection, et non pas Marie? Le problème disparaît quand on admet qu’on est devant une composition lucanienne, que pour Zacharie il s’est servi du cadre du livre de Daniel où ce dernier est réduit au silence, et que pour Marie il s’est servi de la figure d’Anne, la mère de Samuel, dont le cantique (1 S 2) servira à la composition du Magnificat, et donc l’affliger de quoi que ce soit ne servait pas son propos

        3. Les tenants de l’ajout ont aussi invoqué la présence d’une christologie différente au v. 35 (« fils de Dieu ») par rapport aux v. 32-33 (« fils du Très-Haut »). Mais en fait les deux titres sont synonymes comme le montre un fragment araméen de Qumran (4Q243) où ils sont mis en parallèle. Parler d’abord de fils du Très-Haut, puis de fils de Dieu ne fait que reproduire la séquence des premiers crédos, comme on le voit par exemple en Rm 1, 3-4.

        Une conclusion s’impose : tout le récit d’annonciation a été composé par Luc et les v. 34-35 en ont toujours fait partie.

      3. La logique de la question de Marie en 1, 34 (« Comment est-ce possible… »)

        Les diverses propositions des biblistes pour expliquer la question de Marie peuvent être regroupées en deux catégories.

        1. Les explications psychologiques

          Dans les étapes du mariage en Palestine (voir Mt 1, 18), Marie a déjà franchi l’étape de l’engagement, en attente de la cohabitation. Mais quand l’ange lui dit qu’elle enfantera un fils, pourquoi pose-t-elle la question du « comment »? Où est la difficulté? Ne doit-elle pas assumer que la conception aura lieu au moment de la cohabitation, en éliminant bien sûr l’idée naïve que la question proviendrait de ce que Marie n’avait eu aucune éducation sexuelle?

          Une réponse ancienne est d’assumer que Marie avait déjà fait le vœu de virginité et de reformuler ainsi la question : comment est-ce possible, puisque je n’aurai pas de relations sexuelles avec un homme? Cette théorie a été populaire dans les milieux qui croyaient que Marie a été vierge toute sa vie. Cette théorie assume que son mariage avec Joseph était un mariage de convenance par lequel il se serait engagé à respecter son vœu de virginité et à la protéger contre de possibles prétendants. À l’appui de cette théorie il y a l’image d’un Joseph qui apparaît comme un veuf âgé. Cette théorie a été très populaire à l’époque où plusieurs femmes chrétiennes entraient dans les ordres ascétiques et monastiques pour vivre une vie de célibataire, en particulier au 4e s. quand les persécutions cessèrent et qu’on cherchait une nouvelle façon de vivre l’exigence du martyr. Le plus ancien témoignage de cette théorie nous vient d’Orient par Grégoire de Nysse en 386, mais elle apparut en Occident par Ambroise et Augustin, et devint la façon classique d’interpréter Lc 1, 34. Mais, malgré le fait qu’une telle interprétation rend intelligible la réaction de Marie, elle n’est pas plausible dans le contexte du Judaïsme palestinien : rien ne peut expliquer qu’une jeune fille de douze ans aurait voulu entrer dans un contrat marital avec l’intention de préserver sa virginité, et donc de ne pas avoir d’enfant, surtout quand on sait que de ne pas avoir d’enfant était une « disgrâce » (1, 25) à l’époque.

          D’autres biblistes ont essayé de défendre la théorie du vœu de virginité de Marie en évoquant cette secte à Qumran qui plaçait une grande valeur sur la virginité et le célibat. De fait, les rouleaux de Qumran disent très peu sur le sujet, et la description du célibat essénien nous vient d’auteurs comme Josèphe, Philon et Pline, et ce qu’on en déduit est simplement que leur célibat est une extension de l’abstinence demandée aux prêtres avant d’offrir les sacrifices au temple. Tout ceci est temporaire, et la priorité demeure d’engendrer des enfants pour conserver la lignée sadoquite. Quoi qu’il en soit, tout cela n’éclaire en rien le vœu de virginité d’une fille de village qui s’est déjà engagée dans un contrat matrimonial.

          Des biblistes ont proposé que Marie aurait médité Isaïe 7, 14 (« Voici, la jeune fille est avec un enfant et enfantera un fils, et elle appellera son nom Emmanuel »), et aurait compris que le messie doit naître d’une vierge. Cette explication n’est pas plausible : tout d’abord, il n’y a aucune allusion à Is 7, 14 en Lc 1, 34, puis rien ne permet de croire que les Juifs lisaient ce passage dans une perspective messianique, et enfin ce passage ne contient aucune allusion à une conception virginale.

          Tout en délaissant la théorie du vœu de virginité de Marie, certains biblistes ont proposé de voir dans le v. 31 un verbe au présent : « tu es en train de concevoir et d’enfanter un fils », et la question de Marie deviendrait : « Comment est-ce possible? Je n’ai pas eu de relations sexuelles avec un homme ». Même si les verbes avec la forme participiale en Hébreux dans les récits d’annonciation peuvent être compris comme un présent ou un futur, chez Luc les verbes sont clairement au futur. Et ici, imaginer un présent violerait l’intention de Luc de soumettre la conception de Jésus à l’acceptation libre de Marie.

          Une autre proposition des biblistes est d’imaginer que dans un récit originel Marie était simplement une vierge non mariée. Dans un tel contexte la question de Marie sur la possibilité de concevoir dans une telle situation va de soi. Mais Luc aurait eu en main une tradition indépendante, reflétée par 2, 4-5 (où Joseph est de la Maison de David, et Marie est sa fiancée), et donc aurait modifié le récit originel, en particulier en ajoutant au v. 27 : « à une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David ». Tout cela aurait rendu incompréhensible la réaction de Marie au v. 34, alors que tout était compréhensible avant. Une telle proposition pose plus de problèmes qu’elle n’en résout : pourquoi Luc aurait-il introduit un récit en lien avec la lignée davidique, alors qu’il n’en était pas question dans le récit originel? Cette proposition détruit également le parallélisme entre les deux annonciations où l’objection fait partie de la structure de base et permet d’offrir un signe.

          Bref, aucune de ces propositions n’est vraiment acceptable.

        2. L’explication littéraire

          Cette explication assume que la réponse de Marie peut être clairement expliquée avec le texte actuel, et abonne toute réponse basée sur la psychologique et un dialogue historique entre l’ange Gabriel et Marie. Elle assume que nous sommes devant une composition de Luc qui entend informer, non pas Marie, mais le lecteur comment l’enfant a été conçu et quel est son identité.

          Les v. 34-35 reflètent la structure standard des annonciations de naissance, plus particulièrement les étapes 4 et 5 (l’objection et la réassurance par un signe). Et donc le « comment » dans la bouche de Marie et la réponse de l’ange est la façon pour Luc d’expliquer l’identité du messie davidique dont la naissance vient d’être annoncée aux v. 31-33, i.e. fils de Dieu engendré par la puissance du Saint Esprit. Le v. 34 vocalise dans la bouche de Marie l’objection du lecteur qui a appris au v. 27 que Marie était vierge; l’idée est d’invoquer une impossibilité humaine que Dieu doit surmonter. Ce qui guide Luc dans la rédaction de son récit est la tradition qu’il reçoit où le plan divin exclut une conception humaine de l’enfant. Et dès lors, la conjonction « puisque » écartant toute intervention humaine, Luc peut expliquer l’intervention de la force créatrice de Dieu. Ainsi, à la fois Marie et l’ange, tous deux sont les porte-parole du message christologique de Luc et nous offrent le portrait de la conception du messie comme fils de Dieu, une conception non par relation sexuelle (ce qu’explique Marie), mais le Saint Esprit (ce qu’explique Gabriel).

          L’annonce d’un messie davidique et d’un fils de Dieu par l’action du Saint Esprit relève d’une tradition préévangélique. Il est possible que ce soit la tradition populaire d’un messie davidique qui est devenue par la suite le véhicule d’une affirmation christologique sur l’engendrement du fils de Dieu. Quoi qu’il en soit, c’est à partir d’une telle tradition que Matthieu et Luc ont composé leur récit de naissance, l’élaborant chacun à leur façon.

    3. Les futurs accomplissements de l'enfant (1, 32.33.35)

      Nous avons affirmé que Luc suit la structure standard des récits d’annonciation qui expliquent en bonne partie sa composition. En même temps, nous avons affirmé qu’il y a des éléments qui ne peuvent venir de cette structure, en particulier l’idée d’une conception virginale. Maintenant, il nous faut considérer un autre élément qui ne s’explique par cette structure, i.e. le détail des futurs accomplissements de l’enfant. Disons tout de suite que si Matthieu a insisté surtout sur Jésus comme fils de David, et qu’il l’était non d'une conception physique à travers Joseph, de lignée davidique, mais à travers l’action de l’Esprit Saint, qui en a fait l’Emmanuel ou fils de Dieu (Mt 2, 15), Luc fait un peu de même, mais en parlant plutôt de messie davidique (v. 32-33) et, de manière plus claire que Matthieu, de « fils de Dieu » (v. 35).

      1. Le messie davidique (32-33)

        La tradition préévangélique qu’utilise Luc contenait probablement déjà le thème de la naissance du messie davidique, inspiré de 2 Samuel 7, 8-10, la promesse du prophète Nathan à David, qui a servi de base à l’attente messianique. Mettons en parallèle le texte de Luc et celui de Samuel, en soulignant les phrases cruciales.

        Luc 1, 32-332 Samuel 7
        32a Il sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut.9 Je te ferai un grand nom...
        32b Et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père ;13 J'établirai le trône de son royaume pour toujours.
        33a et il sera roi sur la maison de Jacob pour toujours,14 Je serai son père, et il sera mon fils...
        33b et il n'y aura pas de fin à son royaume."16 Et ta maison et ton royaume seront assurés pour toujours.

        Cette promesse à David reçoit un écho dans plusieurs psaumes royaux concernant le couronnement et la lignée d’un roi davidique : Ps 2, 7 (que Luc applique à Jésus en 3, 22); Ps 89, 30 (29) : « J’établirai sa dynastie à jamais, et son trône pour la durée des cieux ».

        Il est possible que l’annonciation d’un messie davidique ait existé dans le Judaïsme préchrétien, comme en témoigne ce pesher (interprétation de l’Écriture) trouvé à Qumran. Nous avons mis en regard le texte choisi de 2 S 7 et le commentaire qumranien.

        2 Samuel 74Q174, line 10-13
        11. Le Seigneur déclare qu'Il te construira une Maison. 12. J'élèverai ta lignée après toi. 13 J'établirai le trône de son royaume pour toujours. 14 Je serai son père, et il sera mon fils.Le "Il" est le germe [ṣemaḥ] de David qui se lèvera avec l'Interprète de la Loi qui [régnera] à Sion dans les derniers jours. Il est écrit : "Je relèverai la hutte de David tombée" [Amos 9:11] - la "hutte de David tombée" est celui qui se lèvera pour sauver Israël.

        Comme on peut l’observer, l’interprétation de Qumran déplace l’accent d’une suite de rois pour se concentrer sur un seul roi davidique, le germe messianique qui se lèvera aux derniers jours; de même, il ne s’agit plus d’une suite de règnes sans fin, mais d’une description eschatologique des derniers jours. Luc fait la même chose, mais pour lui c’est Jésus qui est ce germe. D’une certaine façon, les v. 32-33 n’ont rien de particulièrement chrétien, sauf que le messie attendu est Jésus.

      2. Le Fils de Dieu par la puissance de l’Esprit Saint (35)

        C’est dans la réponse à la question de Marie que Luc nous donne l’aspect le plus christologique de l’identité de Jésus :

        35b Le Saint-Esprit viendra sur toi,
        35c et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre.
        35d C'est pourquoi l'enfant à naître sera appelé saint - Fils de Dieu.

        Nous avons ici encore des échos de l’AT comme Is 11, 1-2 (« Un rameau sortira de la souche de Jessé… sur lui reposera l’Esprit du Seigneur… ») ou Is 4, 2-3 (« En ce jour-là, ce que fera germer le Seigneur… les survivants de Jérusalem seront appelés saints …). Mais Luc combine toutes ces idées pour nous amener plus loin que l’attente juive dans le monde des premières expressions de la foi chrétienne. Car l’Esprit Saint et la puissance du Très-Haut ne vient pas sur un roi davidique, mais sur sa mère; il ne s’agit plus d’adoption par Dieu d’un fils au moment du couronnement du roi, mais de la conception d’un fils dans le ventre de Marie par la force créatrice de Dieu.

        Ce sont les premiers crédos qui peuvent éclairer ce que Luc entend exprimer ici, comme Rm 1, 3-4

        3 issu selon la chair de la lignée de David,
        4 établi Fils de Dieu avec puissance selon l’Esprit Saint [Esprit de Sainteté], au moment de sa résurrection d’entre les morts

        Ici, Paul reprend une formule pré-paulinienne. Le mouvement va de la descendance davidique pour conclure avec « fils de Dieu », tout comme chez Luc on va du messie davidique (v. 32-33) pour conclure avec « fils de Dieu ». Tant chez Paul que chez Luc apparaissent le même groupe de mots : fils de Dieu, puissance, Esprit Saint. Tout cela n’est pas un hasard. Pour Paul, le moment christologique où Jésus est reconnu comme fils de Dieu a lieu au moment de sa résurrection d’entre les mots, mais au moment où les évangiles seront écrits, ce moment christologique s’est déplacé pour commencer lors du baptême de Jésus avec les mêmes mots (puissance, Esprit Saint, fils de Dieu; voir Ac 10, 37-38). Et maintenant, dans son récit de l’enfance, Luc a déplacé ce moment christologique pour le faire commencer dès la conception de Jésus avec les mêmes mots. Cependant il y a une différence significative : alors que l’intronisation de Jésus soit à la résurrection soit lors de son baptême impliquait un engendrement symbolique, ici dans le récit de naissance l’engendrement est plus littéral : en couvrant Marie de son ombre l’Esprit Saint engendre vraiment l’enfant comme fils de Dieu. Cet engendrement n’a rien de sexuel et l’Esprit Saint ne remplace pas le principe mâle dans une relation sexuelle avec Marie; il s’agit plutôt de la force créatrice de Dieu.

        Quand on compare l’annonciation à Zacharie et celle à Marie, les contrastes sont saisissants.

        • Élisabeth est stérile et Dieu coopère avec le mari pour donner naissance à l’enfant, tandis que Marie n’est pas stérile, mais est plutôt vierge, et ainsi l’action de Dieu sera totalement son œuvre

        • L’annonciation au prêtre Zacharie a lieu dans le temple, en continuité avec les institutions juives, tandis que l’annonciation à Marie aura lieu à Nazareth, un lieu où n’existe aucune attente dans l’AT, signe de la nouveauté de ce que Dieu entreprend

        • L’esprit prophétique a rempli Jean-Baptiste dès le ventre de sa mère, tandis que l’Esprit vient sur Marie un peu à la manière de l’Esprit de Dieu planait sur la surface des eaux dans le récit de la création, alors que la terre était déserte et vide, mais cette fois l’Esprit rempli le vide du ventre de Marie avec un enfant qui est Son Fils

        • Dans l’annonciation à Zacharie, Dieu répond à la prière du couple âgé qui désirait un enfant, tandis qu’avec Marie, encore vierge, il n’y a aucune attente d’enfant, et donc nous sommes devant l’initiative gratuite de Dieu

        • L’annonciation à Zacharie mentionne le mal de ne pas croire (« tu n’as pas cru en mes paroles », 1, 17d), tandis que l’annonce à Marie est uniquement positive, reflet d’une création bonne par le Créateur

        Il y a toutefois une expression dans les formulations christologique qui n’a pas été mentionnée en évoquant le moment christologique de la résurrection ou du baptême de Jésus : « te couvrira de son ombre ». Toutefois, l’expression apparaît dans le récit de la transfiguration de Luc (9, 34ss et par.) où la nuée signale la présence divine qui recouvre tout le monde et une voix qui vient du ciel : « Celui-ci est mon Fils ». C’est un récit parallèle à celui du baptême de Jésus : dans un cas un nuée couvre, dans l’autre l’Esprit Saint descend; mais dans les deux cas la voix divine donne le même message. Le baptême révèle au lecteur le mystère christologique de la filiation divine, tandis que la transfiguration le révèle à des disciples choisis. Les deux récits offrent une façon alternative pour exprimer comment Dieu est actif pour établir et confirmer cette filiation. Donc, Luc a raison en plaçant les deux images en parallèle : 1, 35b et 1, 35c.

        Ainsi, pour Luc, non seulement Jésus est le messie davidique devenu fils de Dieu à sa résurrection comme l’affirme Paul, il était fils de Dieu dès sa naissance.

    4. Le portrait de Marie comme servante (1, 38)

      Marie réagit à la réponse de l’ange avec ces mots : « Voici la servante du Seigneur. Que cela m'arrive selon ta parole ». On ne trouve pas d’équivalent dans l’annonciation parallèle à Zacharie. Et cela ne fait pas partie de la structure standard d’une annonciation de naissance. Sur quoi Luc s’est-il alors basé pour introduire ces mots de Marie? La réponse se trouve dans ce que dit le récit du ministère de Jésus sur elle.

      Or, il n’existe qu’une seule véritable scène dans la tradition synoptique où Marie joue un rôle, rapportée par Marc, et reprise par Luc et Matthieu. Mettons en parallèle le texte de Marc et de Luc, en soulignant les mots communs, et en mettant en italique ce qui est particulier à chaque évangéliste.

      Marc 3, 20-21.31-35Lc 8, 19-21
      20 Et il vient à (la) maison et la foule s’y réunit de nouveau, de sorte qu’ils ne pouvaient pas même manger de pain. 21 Et, ayant entendu, les siens sortirent pour s’emparer de lui, car ils disaient : « Il est hors de sens ».
      31 Et viennent et sa mère et ses frères et, se tenant dehors, ils lui envoyèrent (quelqu’un) pour l’appeler. 19 Or arrivèrent près de lui sa mère et ses frères, et ils ne pouvaient l’aborder à cause de la foule.
      32 Et une foule était assise autour de lui, et ils lui disent : « Voici, ta mère et tes frères et tes sœurs dehors te cherchent. » 33 Et, leur répondant, il dit : « Qui est ma mère, et mes frères? »20 On lui annonça : « Ta mère et tes frères se tiennent dehors voulant te voir. »
      34 Et, regardant ceux qui étaient assis en cercle autour de lui, il dit : « Voici ma mère et mes frères : 35 celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère et (ma) sœur et (ma) mère. »21 Lui, répondant, leur dit : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et (la) pratique.

      La présentation par Marc de la famille de Jésus est très dure : celle-ci trouve qu’il a perdu la tête, une façon de dire qu’ils ne sont pas croyants. Et Marc aux v. 32-35 créent une sorte d’opposition entre la famille de Jésus, restés dehors, et ceux de l’intérieur, assis en cercle autour de lui et sur lesquels Jésus pose son regard en disant : « Voici ma mère et mes frères ». Ce remplacement de la famille naturelle par la famille spirituelle pourrait être vu comme un rejet, surtout quand on voit que plus loin Marc (6, 4) aura cette scène où Jésus se plaint qu’un prophète « n'est méprisé que dans sa patrie, dans sa parenté et dans sa maison ».

      Luc, qui a sous les yeux ce texte de Marc, le modifie complètement. Tout d’abord il omet les v. 20-21 où la famille de Jésus juge qu’il a perdu la tête. Il omet également la question du v. 33 de Marc (« Qui est ma mère, et mes frères? »). Bref, il a omis tout ce qui créé une opposition entre la famille de Jésus et ceux qui croient en lui. Car, pour Luc, « ma mère et mes frères » qui écoutent la parole de Dieu incluent sa famille naturelle. Et bien sûr, quand il reprendra Mc 6, 4 (le prophète méprisé dans patrie, sa parenté et sa maison) en Lc 4, 24, il éliminera complètement l’allusion à la parenté et à la maison, si bien que Jésus se plaindra seulement qu’un prophète « n'est bien reçu dans sa patrie ». De même, de manière logique, quand il décrira la réunion de prière de la jeune communauté chrétienne de 120 personnes, il inclura « Marie mère de Jésus, et avec ses frères. » (Ac 1, 14).

      C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre pourquoi Luc a mis sur les lèvres de Marie ces paroles de notre v. 35 : elle fait partie de ceux qui « écoutent la parole de Dieu et la pratique ». Il n’est donc pas nécessaire d’assumer une source spéciale à laquelle aurait puisé Luc : il n’avait qu’à refléter sa description de la seule apparition que fait Marie dans son évangile. Il se fait aussi le porte-parole d’une intuition chrétienne que la conception virginale a constitué pour Marie le début de sa confrontation avec le mystérieux plan de Dieu. Et dans cette première confrontation, Luc nous assure que Marie s’est montrée comme le disciple idéal : « Voici la servante du Seigneur. Que cela m'arrive selon ta parole ».

      L’ensemble des v. 36-38 éclaire aussi la réaction de Marie. Au v. 36 on revient avec le thème des six mois pendant lesquels Élisabeth s’est isolée, si bien que sa grossesse est un signe et une bonne nouvelle révélée à Marie. Et Luc revient alors avec une référence à Abraham et Sarah, car en entendant l’annonce qu’elle serait enceinte, Sara s’est mise à rire, sceptique; alors le Seigneur dit : « Y a-t-il une chose trop prodigieuse pour le Seigneur » (Gn 18, 14). C’est ce que reprend Gabriel au v. 37 : « Rien de ce que dit Dieu ne peut être impossible ». Dans ce contexte, Luc nous présente la réaction opposée de Marie par rapport à Sara, une réponse qu’il emprunte en partie à celle d’Anne, la mère de Samuel : « Que ta servante trouve grâce à tes yeux » (1 S 1, 18). Avec un grand art, en terminant cette scène avec une allusion à la mère de Samuel, Luc nous prépare au Magnificat, un récit parallèle au cantique d’Anne en 1 S 2, 1-10.

    5. Marie et la symbolique de l’Ancien Testament

      Comme l’annonciation de la naissance de Jésus se fait à une figure féminine chez Luc, et non à une figure masculine comme chez Matthieu, des biblistes ont cherché de peine et de misère à y voir une symbolique tirée de l’AT. Regardons d’un plus près.

      1. La fille de Sion dans l’Ancien Testament

        Avant de parler de Marie comme « fille de Sion », il faut d’abord connaître la signification du mot. Rappelons que Sion a d’abord été le nom de la colline fortifiée au sud de la Jérusalem pré-Israélites; le premier fait d’arme de David fut de conquérir la « forteresse de Sion » (2 S 5, 6-10). Avec l’expansion de la ville vers le nord, le nom Sion en est venu à désigner la colline sur laquelle se situe le temple, et par la suite elle désigna la colline ouest. À des fins pratiques, on pourrait dire que Sion désigne tout Jérusalem.

        Maintenant, l’expression « fille de » dans un contexte géographique renvoie à une subdivision, que ce soit d’un pays, d’une ville ou d’un village. Ainsi les villes d’un pays sont les filles du pays (« filles de Juda, Ps 97, 8; « filles des Philistins », Ez 16, 27), tout comme les filles d’une ville ou d’un village sont des banlieues (« Heshbon et ses filles », Nb 21, 25; « Bethshan et ses filles », Jos 17, 11).

        L’expression « fille de Sion » apparaît pour la première fois en Michée 1, 13 (vers 700 av. JC), et désignerait un nouveau quartier de Jérusalem, au nord du temple, où habitaient des réfugiés ayant fui le Royaume du Nord après la chute de Samarie en -721. Ce sont donc des pauvres et des gens déplacés ayant besoin des encouragements et du message d’espoir du prophète Michée. Éventuellement, comme une partie peut faire référence au tout, « fille de Sion » en est venue éventuellement à personnifier tout Jérusalem, et même tout Juda ou Israël. Mais la connotation de gens pauvres et misérables est restée.

        Avant de revenir à Marie, il faut examiner le terme « vierge » appliqué à Sion dans l’AT. Le ravage des nations et des cités par des conquérants étrangers était souvent comparé au viol d’une vierge, et la plupart des références de l’AT à Israël ou Sion comme vierge renvoie à un état d’oppression, et même d’égarement d’une personne cédant aux désirs d’amour d’étrangers et infidèles à Dieu.

        Aussi, pouvons-nous conclure que les passages concernant une vierge de Sion ou d’Israël sont tout à fait inappropriés comme arrière-plan de la description de Marie comme vierge chez Luc. Il est vrai qu’elle peut faire partie des pauvres, par contre ce n’est pas une femme en état d’oppression, et elle est totalement fidèle à la parole de Dieu.

      2. La salutation en 1, 28

        Tout en délaissant la référence à la vierge dans l’AT, un certain nombre de biblistes voient néanmoins une référence à la « fille de Sion » dans l’annonciation à Marie, en particulier dans la salutation du v. 28, interprétée à la lumière des v. 30-31.

        v. 28v. 30-31
        Chaire (Je te salue) = « Réjouis-toi »Ne crains pas
        kecharitōmenē (toi la gratifiée) = « Pleine de grâce »Tu as trouvé grâce (charis) auprès de Dieu
        le Seigneur est avec toiTu vas concevoir dans ton ventre

        Analysons chacune de ces trois lignes.

        1. Chaire interprété comme « Réjouis-toi ».

          Il est vrai que le verbe chairein signifie littéralement : se réjouir. Mais dans la vie courante du monde grec auquel s’adresse Luc, il signifie : salut, bonjour, allô, et a été traduit en latin par ave, en syriaque de la Peshitta par l’équivalent de « paix » (l’équivalent de l’hébreu « shālôm » pour la salutation).

          Malgré tout cela, certains biblistes tiennent absolument à traduire chaire par « réjouis-toi ». Selon eux, Luc aurait dû utiliser eirēnē (paix; héb. shālôm) s'il avait voulu exprimer une simple salutation, puisque c’est la formule habituelle dans un milieu avec un arrière-plan sémite. À cela il faut répondre que Luc comprend très bien la différence entre chaire et eirēnē : quand il utilise eirēnē en 10, 5 et 24, 36, le vocabulaire provient d’une source qui parle de paix; mais quand il est dans une composition libre, comme dans l’annonciation à Marie, il choisit la signification standard de chaire dans le monde grec.

          Les partisans du « réjouis-toi » utilisent surtout Sophonie 3, 14-17 comme argument. Prenons une sélection du texte de Sophonie en regard du texte de Luc.

          LXX Sophonie 3, 14-17Luc 1, 28.30-31
          Réjouis-toi (chaire), fille de Sion…Réjouis-toi (chaire), toi la gratifiée,
          le roi d'Israël, le Seigneur, est au milieu de toi (en mesō sou)le Seigneur est avec toi (meta sou)
          Rassure-toi, Sion…Ne crains pas, Marie,
          Le Seigneur ton Dieu est en toi (en soi);car tu as trouvé grâce auprès de Dieu
          le Tout-Puissant te sauveratu vas concevoir dans ton ventre et enfanter un fils

          On fait se rapprochement parce que le texte de Sophonie avec « le Seigneur est au milieu de toi » et « le Seigneur est en toi » évoque le « Seigneur est avec toi de Luc » et le fait que Marie a en son ventre un enfant. Mais, la première question à se poser est : en entendant le chaire de la salutation de Gabriel à Marie, le lecteur grec de Luc aurait-il perçu un lien avec le texte de Sophonie qui ne parle pas du tout de la naissance d’un enfant? Dans la Septante, le verbe chaire n’a pas toujours une signification salvifique, et le lecteur grec de Luc entend ce mot tous les jours avec le sens de « salut », « bonjour ». Pour prendre un exemple contemporain, si quelqu’un dit aujourd’hui « adieu », est-ce que l’interlocuteur y verra la connotation religieuse de l’origine du mot, i.e. à-Dieu? Si vraiment Luc avait voulu évoquer la joie messianique, pourquoi n’a-t-il pas utilisé un verbe non-ambigu comme euphranein (se réjouir), comme il le fait en 15, 32 ou Ac 2, 26, un verbe qu’utilise Zacharie 2, 14-15 (« réjouis-toi, fille de Sion, car me voici, je viens demeurer au milieu de toi – oracle du Seigneur »).

          Bref, l’argument qu’est le texte de Sophonie avec « réjouis-toi » est trop fragile pour penser que Luc avait ce passage en tête ou qu’il pensait à Marie comme fille de Sion. Le verbe qui suit (kecharitōmenē) évoque la faveur de Dieu à travers le messie et donc peut susciter une atmosphère de joie, mais cette joie religieuse vient de tout le contexte, pas de chaire.

        2. « Le Seigneur est avec toi »

          Un des arguments de partisans du rapprochement entre la salutation à Marie et le texte de Sophonie est l’expression « le Seigneur est au milieu de toi (en mesō sou) » (So 3, 15). Mais ce rapprochement est extrêmement douteux. Chez Sophonie, c’est une référence au Seigneur dans le temple ou à Sa présence avec les forces de Son peuple (Ex 34, 9). Par contre, chez Luc c’est une salutation ordinaire comme on en voit un exemple chez Ruth 2, 4 (« Or voici que Booz arriva de Bethléem. Il dit aux moissonneurs : « Le Seigneur soit avec vous ! »); elle ne vise qu’à réassurer Marie que la visite divine est bienveillante et qu’il n’y a rien à craindre. Si Luc entend peut-être évoquer un passage de l’AT, c’est plutôt Jg 6, 12 : « L’ange du Seigneur lui (à Gédéon) apparut et lui dit : « Le Seigneur est avec toi, vaillant guerrier ! », un contexte semblable à celui de Marie.

        3. Kecharitōmenē interprété comme « Pleine de grâce »

          La discussion autour de ce verbe n’est pas liée à l’expression « fille de Sion », mais elle illustre la tendance à vouloir soutirer de 1, 28 la moindre goutte de théologie ou de mariologie. Bien sûr, kecharitōmenē, que nous avons traduit par « gratifiée », comporte une signification théologique : il est habituel qu’un récit d’annonciation de naissance donne des attributs au visionnaire en lien avec le message transmis. Par exemple, les différences de rang entre Ismaël et Isaac est annoncée par des qualificatifs comme « Hagar, servante de Sara » (Gn 16, 8), et « Sara, ta femme » (Gn 17, 15), ou encore « fils de David » attribué à Joseph chez Mt 1, 20, ou encore « vaillant guerrier » attribué à Gédéon (Jg 6, 12). Ainsi, kecharitōmenē dit quelque chose de l’annonciation qui suit.

          Kecharitōmenē est le verbe charitoō au participe passif, un verbe dérivé du nom charis : grâce, faveur, charme. Il signifie que Marie a été favorisée par Dieu, i.e. Dieu lui a fait une faveur. Cela explique la question que pose par la suite Marie qui se demande ce que tout cela signifie. La réponse de l’ange va dans la même direction : « tu as trouvé grâce auprès de Dieu ». Et comme le lecteur l’apprendra, cette grâce ou cette faveur est celle de concevoir le fils de Dieu.

          Ainsi, l’accent est sur la faveur accordée par Dieu, et non pas sur une qualité intrinsèque de Marie. Voilà pourquoi la traduction de kecharitōmenē par « pleine de grâce », qui nous parvenue en latin sous la forme gratia plena, est trop forte et a donné lieu à toutes sortes de dérives : Marie aurait possédé toutes les perfections possibles d’une créature. Ce n’est pas le message de Luc dans le récit de l’annonciation.

      3. L’arche d’alliance en 1, 35?

        Plusieurs biblistes qui pensent que Luc a présenté Marie comme la « fille de Sion », croient aussi que Luc a vu aussi en Marie l’Arche d’alliance ou la Tente de la gloire divine. Leur argument est la phrase : « la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre [episkiazein] » (1, 35c). Nous avons vu plus tôt que « couvrir de son ombre » est une expression parallèle à « l’Esprit Saint viendra sur toi », un écho de la christologie primitive qui apparaît au baptême de Jésus et à la transfiguration. Or, à la transfiguration, en plus de la nuée qui couvre les personnages, il y a la proposition de Pierre de construire des tentes pour Jésus, Moïse et Élie. Tout cela évoque la nuée de la gloire de Dieu qui couvrait la Tente de la présence de Dieu au désert (Ex 40, 35; Nb 9, 18.22), où la nuée qui couvrait le mont Sion et les assemblées festives du peuple (Is 4, 5), la nuée qui couvrait les Israélites quand ils quittaient leurs camps au désert (Nb 10, 34); de même, Dieu couvrait de son ombre ses élus (Dt 33, 12; Ps 91, 4), et au temple, les chérubins couvraient de leur ailes l’arche d’alliance (Ex 25, 20; 1 Ch 28, 18).

        Or, s’imaginer que Luc, en utilisant ici le verbe episkiazein (couvrir de son ombre) à propos de Marie, proposerait de voir en elle la Tente ou l’Arche d’alliance que la présence divine couvre de son ombre, ou encore qui contient cette présence divine, tout cela est pure supposition. Dans l’AT, ce sont les chérubins et non Dieu qui couvrent de leur ombre l’arche d’alliance, sans mentionner que l’Arche et la Tente ne sont pas les seuls lieux que Dieu couvre de sa présence.

        Nous n’entendons pas nier l’influence de l’AT sur Luc. Au contraire, nous pensons que sa présentation de Marie comme mère qui enfante un fils est profondément influencée par des figures de l’AT, comme Anne dont le nom signifie : comblée de grâce. De plus, en mettant l’accent sur l’acceptation volontaire par Marie de la parole de Dieu, Luc commence à l’associer avec les « pauvres » (anawim) d’Israël qui sont totalement dépendants du soutien de Dieu. C’est ce qu’il développera avec le Magnificat.

  4. La visite de Marie à Élisabeth

    Traduction de 1, 39-56

    39 En ce temps-là, Marie se leva et se rendit en hâte dans une région montagneuse, dans une ville de Judée. 40 Là, elle entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth. 41 Et quand Élisabeth entendit la salutation de Marie, le bébé sauta dans son ventre, et elle fut remplie du Saint-Esprit,

    42 Elizabeth proclama avec un grand cri :
    42b "Bénie es-tu entre les femmes,
    42c et béni est le fruit de ton ventre.
    43a Qui suis-je
    43b que la mère de mon Seigneur vienne à moi ?
    44a Car voici dès le moment où ta salutation a résonné à mes oreilles,
    44b le bébé dans mon ventre a sauté d'allégresse,
    45a Bienheureuse est celle qui a cru
    45b que les paroles du Seigneur à son égard trouveraient leur accomplissement".

    46 Et Marie dit :

    46b "Mon âme proclame la grandeur du Seigneur,
    47 et mon esprit a trouvé l'allégresse en Dieu mon Sauveur :
    48a Parce qu'il a considéré la basse condition de sa servante -
    48b car voici, désormais toutes les générations m'appelleront bienheureuse,
    49a Parce que le Puissant a fait de grandes choses pour moi.
    49b Et son nom est saint,
    50a et sa miséricorde est de génération en génération
    50b sur ceux qui le craignent.
    51a Il a montré sa force avec son bras ;
    51b Il a dispersé les orgueilleux dans l'imagination de leur coeur.
    52a Il a fait descendre les puissants de leurs trônes
    52b et a exalté ceux d'un bas niveau.
    53a Il a comblé les affamés de bonnes choses,
    53b et les riches, Il les a renvoyés à vide.

    54a Il a aidé son serviteur Israël
    54b en souvenir de sa miséricorde,
    55a comme Il l'a dit à nos pères,
    55b à Abraham et à sa postérité pour toujours".

    56 Maintenant, Marie resta avec Élisabeth pendant environ trois mois, puis retourna chez elle.

    Notes

    v. 39

    • En ce temps-là ». Littéralement : « en ces jours-là ». Cette indication chronologique est moins bien définie que l’ouverture de la section précédente avec « aux jours d’Hérode ». Mais il est comparable avec « en ces jours-là » de Lc 2, 1 et est typiquement lucanien.

    • « se leva (anistanai) et se rendit ». Luc utilise trois fois plus souvent anistanai que le reste du NT. Ici, le verbe n’a pas de sens précis, sinon celui de marquer le début de l’action.

    • « en hâte ». Pourquoi cette hâte? On a proposé diverses raisons psychologiques (empêcher que les voisins de Nazareth sachent qu’elle est enceinte, ou pour montrer sa détermination), en oubliant qu’il faut se mettre dans la perspective de Luc : refléter l’obéissance de Marie à la parole révélée par l’ange, un plan qui inclut la grossesse de Marie.

    • « dans une région montagneuse, dans une ville de Judée ». Luc a déjà mentionné que Zacharie ne demeurait pas à Jérusalem (1, 23). On estime que seulement un cinquième des prêtres vivaient à Jérusalem; plusieurs vivaient dans des villes de Judée (Ne 11, 3; 1 M 2, 1). Certains biblistes trouvent invraisemblable qu’une toute jeune fille ait entrepris ainsi un voyage de plusieurs jours à partir des collines de la Galilée pour franchir la plaine d’Esdrelon, parvenir ensuite aux montagnes de Samarie avant d’arriver dans les collines de Judée. C’est oublier que chez Luc la Judée signifie parfois toute la Palestine (« Hérode, roi de Judée », 1, 5; « Jésus prêchait dans les synagogues de la Judée », 4, 44), et donc inclut la Galilée.

      Luc écrit littéralement : « dans une ville Juda » (eis polin Iouda), sans que le nom de la ville soit au génitif, i.e. complément de nom (on se serait attendu plutôt à eis polin tēs Ioudaias : « dans une ville de Judée »); Juda est ici à une forme indéclinable. Les biblistes ont proposé diverses explications (une source pré-lucanienne, une source traduite de l’hébreu, le nom d’un district de Jérusalem). À notre avis, Luc n’avait probablement que de vagues informations sur les parents de Jean-Baptiste, comme le fait qu’ils appartenaient à une classe sacerdotale et que beaucoup de prêtres vivaient dans les environs de Jérusalem. Il a combiné tout cela avec ce que disaient certains passages de l’AT comme 2 S 2, 1 : (« Irai-je en l'une des villes de Juda ? - eis mian tōn poleōn Iouda) où Juda est aussi à une forme indéclinable, ou encore 1S 1, 1 (« Il y avait dans les montagnes d'Ephraïm ») qui parle du lieu de résidence des parents de Samuel. Cette dépendance à l’AT expliquerait pourquoi Luc nomme la région Juda, plutôt que Judée.

      La tradition a refusé de garder anonyme cette ville. Comme la légende a fait par erreur de Zacharie un grand prêtre (voir la note 1, 5), et comme les grands prêtres avaient un palais près de Jérusalem, que les pélerins du 6e s. ont identifié avec la ville de Aïn Karim, alors la tradition a fait de ce patelin à environ 8 km à l’ouest de Jérusalem la résidence de Zacharie et Élisabeth.

    v. 40

    • « la maison de Zacharie ». Certains ont proposé de voir ici la traduction de l’hébreu Beth-zechariah, une ville dont parle 1 M 6, 32, à une vingtaine de kilomètres au sud de Jérusalem. Cette hypothèse présuppose que Luc utiliserait une source sémitique, ce que nous rejetons.

    v. 41

    • « le bébé sauta (skirtan) dans ventre ». La phrase commence avec egeneto comme Luc le fait souvent : « Et il arriva comme… le bébé sauta » (voir la note 1, 9). Certains biblistes ont vu dans le mot skirtan (sauter) un terme médical pour le mouvement du bébé dans le ventre maternel, et donc confirmerai que Luc était médecin (Col 4, 14) et auteur de l’évangile. Mais ce verbe est un terme général pour désigner le fait de bondir, sautiller, comme les brebis dans un champ, et il est appliqué au bébé dans le ventre de la mère en Gn 25, 22.

    • « elle fut remplie du Saint-Esprit ». En 1, 15, Gabriel avait promis que Jean-Baptiste serait rempli d’Esprit Saint dès le ventre de sa mère. Ce moment est arrivé. Notons qu’en grec le mot esprit n’a pas d’article défini (voir la note 1, 15).

    v. 42

    • « proclama (anaphōrein) avec un grand cri ». Littéralement : « elle s’écria avec un grand cri ». Luc s’est permis une forme de tautologie pour traduire le sentiment de joie débordante. Le parallélisme poétique des deux premières lignes (42bc) suggère que nous serions devant un cantique d’Élisabeth, un hymne de louange, qui sera suivi par la réponse de Marie, le Magnificat. Cette idée est soutenue par le fait que la Septante utilise régulièrement le verbe anaphōrein (proclamer) en référence avec la musique liturgique (1 Ch 15, 28; 16, 4.5.42).

    • « Bénie (eulogēmenos) es-tu entre les femmes ». Il y a deux groupes de mots bibliques qu’on doit garder distincts même s’ils font tous deux référence à la bénédiction de Dieu

      • La forme participiale passive : en hébreu bārûk, en grec eulogētes ou eulogēmenos, en latin benedictus, en français : (soit) béni.
      • La forme adjectivale : en hébreu ʾāšrē, en grec makarios, en latin beatus, en français : bienheureux, ou heureux

      Les phrases du NT où la forme adjectivale du mot se présente sont appelées : béatitudes ou macarismes (du grec makarios). On n’y confère pas une bénédiction, mais on reconnaît un état existant de bonheur ou de bénédiction; c’est une proclamation qui approuve une situation, signifiant souvent que la joie eschatologique est arrivée. C’est le cas en Lc 1, 45.48. Mais avec eulogēmenos nous avons la forme participiale passive où on s’adresse habituellement à Dieu pour qu’il soit béni par un être humain. Quand cette bénédiction s’étend à êtres humains, elle prend la forme d’un souhait pour qu’ils reçoivent des faveurs divines. Ici, au v. 48, l’Esprit Saint permet à Élisabeth de reconnaître que cette bénédiction ou faveur a déjà été accordée par Dieu à Marie. Notons que Luc n’écrit pas : « plus que les autres femmes », mais « entre les femmes », car la même chose peut arriver à d’autres femmes (Jg 5, 24; Jdt 13, 18).

    • « béni (eulogēmenos) est le fruit de ton ventre ». Comme au début du verset, nous avons la forme participiale passive. L’expression « fruit du ventre » est un hébraïsme (Gn 30, 2; Lm 2, 20).

    v. 43

    • « Qui suis-je ». Littéralement : « D’où à moi cela », i.e. d’où cela me vient-il?

    • « la mère de mon Seigneur (kyrios) ». Le titre kyrios renvoie indubitablement à Jésus. Voir la note de 1, 17.

    v. 44

    • « Car (gar) voici (idou) ». Nous avons déjà discuté de l’utilisation générale de idou à la note de 1, 20. Ici nous avons l’expression idou gar qui apparaît six fois chez Luc, et une seule fois dans le reste du NT (2 Co 7, 11). Sur les six occurrences, trois appartiennent au récit de l’enfance (ici, et en 1, 48; 2, 10).

    • « d’allégresse (agalliasis) ». Nous n’avons pas ici le mot chara (joie), mais agalliasis. Les deux mots apparaissent ensemble dans la promesse à Zacharie en 1, 14 : « Et tu auras de la joie et de l'allégresse » (voir Ac 2, 26).

    v. 45

    • « Bienheureuse (makarios) ». Sur la différence entre makarios et eulogēmenos (ou l’adjectif eulogētos), voir la note de 1, 42. Les macarismes sont fréquents chez Luc et Matthieu.

    • « a cru que les paroles du Seigneur à son égard trouveraient leur accomplissement (teleiōsis) ». Littéralement : « a cru qu’il y aura un accomplissement aux choses dites à elle de la part du Seigneur ». Il est aussi possible de traduire : « a cru parce qu’il y aura un accomplissement », une traduction promue par la Vulgate et les Réformateurs. Même si les paroles ont été prononcées par un ange, elles sont considérées comme provenant du Seigneur. Le nom teleiōsis provient du verbe telein (achever, compléter). Notons qu’en 1, 20, pour décrire le fait que la promesse de l’ange s’accomplira malgré l’incrédulité de Zacharie, Luc utilise plutôt le verbe plēroun (remplir, s’accomplir), qui est beaucoup plus commun pour parler de l’accomplissement de l’Écriture. Mais telein et son synonyme teleioun sont aussi utilisés (Jn 19, 28).

    v. 46

    • « Et Marie dit ». La majorité des manuscrits soutiennent la recension « Marie ». Mais certains présentent plutôt la recension « Élisabeth ». Plus précisément :
      1. Les vieilles latines a, b, l (la version originale) qui s’étendent du 4e au 8e siècle
      2. Un manuscrit d’Irénée, Contre les hérétiques IV vii 1.
      3. La traduction latine par Jérôme du In Lucam Homiliae 7 d’Origène (la mention d’Élisabeth pourrait venir de Jérôme plutôt que d’Origène)
      4. Niceta de Remesiana (Serbie), De psalmodiae bono (ou De utilitate hymnorum), évêque vers l’an 400 serait le plus ancien témoin de cette recension et confirmerait que cette version du Magnificat serait restreinte autour de l’Italie

      Les témoins textuels sont si limités au monde latin qu’ils n’auraient pas retenu l’attention, si ce n’est de l’appui d’un certain nombre de biblistes depuis 100 ans. On a proposé la solution qu’à l’origine le texte de Luc disait simplement : « Et elle dit », et la majorité des scribes l’aurait interprété comme désignant Marie, alors que d’autres auraient compris qu’il s’agissait d’Élisabeth.

      Pour résoudre cette question, il faut tenir compte des éléments suivants.

      1. Certaines lignes du Magnificat conviennent mieux à Élisabeth (« a considéré la basse condition » = état stérile, « le Puissant a fait de grandes choses pour moi »), alors que d’autres conviennent mieux à Marie (« sa servante », « bienheureuse » renvoie à « bienheureuse celle qui a cru »). Cette démarche n’est pas décisive, car il est probable qu’à l’origine il s’agissait d’un hymne général s’appliquant aux opprimés d’Israël et que Luc aurait adapté au contexte actuel au v. 48, et ce verset cadre mieux avec Marie qu’avec Élisabeth

      2. Le fait de mentionner Marie au v. 46 et de répéter son nom après le Magnificat au v. 56 est étrange; la séquence serait plus harmonieuse si au v. 46 c’est le nom d’Élisabeth qui apparaissait. Mais alors Élisabeth serait mentionnée deux fois de suite au v. 41-42 et 46. La solution sera présentée dans notre commentaire : le Magnificat aurait été introduit par Luc dans une seconde étape et qu’à l’origine le v. 45 était suivi du v. 56.

      3. Pourquoi Luc a-t-il placé le Magnification lors de la visite à Élisabeth, et non pas après l’annonciation à Marie ou après la naissance de Jésus? Il s’agit probablement d’une approche littéraire où le cantique de Marie est une réponse au cantique de louange d’Élisabeth.

      4. Le Magnificat utilise comme modèle le cantique d’Anne en 1 Samuel 2. On pourrait penser que la situation d’Anne, stérile, est plus près de celle d’Élisabeth. Mais alors Pourquoi Luc a-t-il omis 1 S 2, 5 (« Ainsi la stérile enfante sept fois, et la mère féconde se flétrit ») qui aurait fait clairement référence à la situation d’Élisabeth? L’ensemble du cantique d’Anne peut décrire la situation de Marie.

      5. Les partisans d’Élisabeth invoquent que, sur le plan textuel, il est plus facile de comprendre que des copistes auraient remplacé le nom d’Élisabeth par celui de Marie qui était l’objet de dévotion, que l’inverse. Mais cet argument perd toute sa force si à l’origine le texte était : « Et elle dit ».

      6. L’argument le plus fort pour assigner le Magnificat à Marie découle du fait que, dans la deuxième étape de son travail d’édition, Luc aurait inséré à la fois le Magnificat et le Benedictus. Son intention était probablement d’attribuer ces deux cantiques de louange aux deux bénéficiaires des annonciations, Marie et Zacharie. Pourquoi le Magnificat n’a-t-il pas été inséré à la suite de la naissance de Jésus, comme le Benedictus après la naissance de Jean-Baptiste? C’est que la naissance de Jésus est déjà saluée par le cantique angélique, le Gloria, et par le cantique de Syméon, le Nunc Dimitis.

      Bref, la question est difficile, mais la meilleure réponse est celle où Luc assigne le Magnificat à Marie.

    • « Mon âme (psychē)… et mon esprit (pneuma) ». Même si psychē et pneuma représentent deux composantes différentes de la personne dans l’anthropologie hébraïque et grecques, ici dans ce parallélisme ils sont identiques et signifient : « Je » (voir Jb 12, 10 « N'a-t-il pas en sa main la vie [psychē] de tout ce qui existe et le souffle [pneuma] de tout homme ? » et Sg 15, 11 « parce qu'il a méconnu Celui qui l'a créé, qui l'a doué d'une âme [psychē] créatrice, qui l'a inspiré de l'esprit [pneuma] de vie »).

    • « proclame la grandeur (megalunein) ». Littéralement : « magnifie », comme le Ps 69, 31 (« Je pourrai … le magnifier par des actions de grâce ») et Si 43, 31 (« Qui le magnifiera à la mesure de ce qu’il est ? »).

    v. 47

    • « a trouvé l'allégresse (agallan) ». Le verbe agallan (trouver allégresse, jubiler) est ici à l’aoriste (temps passé et complété), alors que « magnifier » au verset précédent était au présent. Voir la note sur l’allégresse au v. 44.

    • « Dieu mon Sauveur (sōtēr) ». Dans la Septante, sōtēr est appliqué bien plus souvent à Dieu (35 fois) qu’à des hommes (5 fois). Voir Ps 24, 5 (« car tu es, ô Dieu, mon Sauveur, et je t'ai attendu tout le jour ») et Is 12, 2 (« Voici mon Dieu et mon Sauveur ; je mettrai en lui ma confiance »).

    v. 48

    • « Parce que (hoti) ». Pour les partisans d’une origine hébraïque au Magnificat, la conjonction hoti traduirait l’hébreu , une conjonction utilisée par plusieurs psaumes pour présenter la liste des raisons pour louer Dieu.

    • « la basse condition (tapeinōsis) ». D’autres traductions de tapeinōsis sont possibles : humilité, humiliation, pauvreté, stérilité. Dans l’AT, le mot décrit souvent la persécution ou l’oppression de laquelle Dieu délivre son peuple (par ex. Dt 26, 7; Ps 136, 23). En 1 Samuel 1, 11 (le récit d’Anne), qui est presque certainement l’arrière-plan du Magnificat, tapeinōsis traduit l’hébreu ʿŏnî, un mot relié au concept des Anawim.

    • « servante ». Une répétition de l’auto-description de Marie au v. 38.

    • « car voici ». Une expression très lucanienne. Voir 1, 44.

    • « désormais (apo tou nyn) ». Littéralement : « à partir de maintenant ». C’est une expression qui apparaît six fois en Luc/Actes et seulement une fois ailleurs (2 Co 5, 16). Dans la plupart des cas, il s’agit d’une référence au moment salvifique (12, 52; 22, 18; 22, 69; Ac 18, 6).

    • « m'appelleront bienheureuse (makarizein) ». Le verbe makarizein (estimer heureux, proclamer ou appeler bienheureux) est relié au nom makarios; voir la note du v. 42.

    v. 49

    • « le Puissant (dynatos) ». Dans la Septante dynatos désigne souvent un être humain, mais en So 3, 17 le Seigneur reçoit ce titre au sens de « Guerrier puissant », traduisant l’hébreu Gibbôr.

    • « grandes choses (megala) ». Le mot megala appartient à un ensemble d’expressions pour désigner les réalisations merveilleuses de Dieu lors de l’exode (Dt 10, 21; 11, 7; Jg 2, 7).

    • « son nom est saint (hagios) ». Même si hagios est ici un adjectif, on pourrait le traduire comme un nom : le Saint. Le Dieu d’Israël est saint (Lv 11, 44-45; 1 P 1, 16).

    v. 50

    • « sa miséricorde (eleos) ». Eleos est la traduction grecque de l’hébreu ḥesed, l’amour du Dieu de l’alliance qui a choisi Israël comme partenaire sans mérite de sa part (Ex 34, 6; 2 S 7, 15).

    • « de génération en génération ». Cette expression grecque eis geneas kai geneas ne se retrouve pas telle quelle dans la Septante, mais seulement dans le Testament de Lévi 18, 8.

    • « ceux qui le craignent ». La crainte est la réaction fondamentale de l’AT dans la reconnaissance de la souveraineté de Dieu.

    v. 51

    • « Il a montré …force ». Littéralement : « Il a fait force », une expression qui n’est pas d’origine grecque. Il faut lire cette phrase comme un parallèle aux autres actions de Dieu : « Il a dispersé les orgueilleux », « il a fait descendre les puissants », etc. Les bénéficiaires de la force de Dieu sont ceux qui le craignent. Cette force ne consiste pas seulement à sauver les pauvres, mais aussi à punir les ennemis.

    • « avec son bras ». C’est une expression sémitique fréquente pour désigner les hauts faits de Dieu pour libérer Israël d’Égypte : « Je vous délivrerai avec un bras étendu » (Ex 6, 6; Dt 4, 34).

    • « les orgueilleux (hyperēphanos) ». L’orgueilleux est celui qui regarde de haut les autres, car il ne veut pas lever les yeux vers Dieu, et dans la Bible l’orgueilleux est constamment présenté comme l’ennemi de Dieu (Is 13, 11).

    • « dans l'imagination de leur cœur ». La capacité de raisonner est localisée dans le cœur (1 Ch 29, 18), et donc il peut être le siège de l’orgueil : « L'orgueil de ton cœur t'avait enivré » (Abdias 1, 3).

    v. 52

    • « les puissants (dynatēs) ». Dynatēs peut signifier « potentat, prince » (Gn 50, 4); et ils peuvent être des rivaux de Dieu qui est « l’unique Dynatēs » en 1 Tm 6, 15, et que Luc a appelé « puissant » (dynatos) au v. 49.

    v. 53

    • « les riches, Il les a renvoyés à vide ». C’est une idée répandue dans la Bible que la fortune du riche lui sera enlevée (Jb 15, 29; Jr 17, 11). Plutôt que de dire que les riches ont été appauvris, on parle ici de leur vide pour faire contraste avec les bonnes choses données aux pauvres à la ligne précédente. Les contrastes du cantique d’Anne sont plus équilibrés en parlant d’affamés et de repus, de pauvre et de riche. Luc utilise l’expression « renvoyer à vide » dans la parabole des vignerons meurtriers (Lc 20, 10-11).

    v. 54

    • « Il a aidé (antilambanein) ». L’image derrière antilambanein est celle de se saisir de quelqu’un pour le soutenir. Le même verbe est utilisé pour décrire le fait que Dieu se saisit de son serviteur Israël des confins de la terre (Is 41, 8-9).

    • « son serviteur (pais) Israël ». Pour désigner l’état de serviteur, on a ici pais, plutôt que doulos comme aux v. 38 et 47. C’est le terme pour Jacob ou Israël dans les chants du serviteur dans le deutéro-Isaïe (41, 8; 44, 1; 45, 4; etc.).

    • « en souvenir (mimnēkein) de sa miséricorde ». Littéralement : « se souvenir de sa miséricorde »; le verbe est à l’infinitif. Le même verbe à l’infinitif sera aussi utilisé dans le Benedictus au v. 72 pour définir l’aide accordé. Cela pourrait être une tournure sémitique. Sur la miséricorde, voir la note du v. 50.

    v. 55

    • « comme Il l'a dit à (pros) nos pères ». Le fait que nous ayons ici la préposition pros suivie de « pères » à l’accusatif, et que la phrase qui suit a plutôt Abraham au datif a semé le doute chez certains biblistes que 55a et 55b soient vraiment parallèles. Mais il arrive à Luc de faire de telles variations.

    v. 56

    • « environ trois mois ». La chronologie concerne la grossesse d’Élisabeth, et ce chiffre doit s’ajouter aux six mois de 1, 26.36. Le calcul est basé sur une grossesse présumée de dix mois lunaires (voir la note de 1, 24), si bien que Marie quitte juste avant la naissance mentionnée en 1, 57.

    • « retourna (hypostrephein) ». Le verbe hypostrephein est lucanien et revient 33 fois en Luc/Acts, en regard de quatre fois dans le reste du NT. Pour le thème du départ pour terminer un scène dans le récit de l’enfance chez Luc, voir la note de 1, 23.

    • « chez elle ». Au moment de l’annonciation, Marie n’a pas encore eu de relations sexuelles avec Joseph, son fiancé, et donc la cohabitation n’a pas encore commencé. Si l’annonciation a eu lieu chez elle, et qu’à la suite elle s’est rendue en hâte chez Élisabeth, cela signifie qu’elle est revenue, non pas chez Joseph, mais dans la maison de ses parents. Luc ne précise jamais quand a commencé la cohabitation avec Joseph, quoiqu’il mentionne en 2, 5 qu’elle a voyagé avec Joseph. Il n’est pas sûr que Luc connaissait bien les coutumes matrimoniales de la Palestine, celles décrites dans la note à Mt 1, 18.

    Commentaire

    1. La structure et la composition de la scène

      Nous avons déjà fait remarquer que Luc a composé les deux scènes d’annonciation sous forme d’un diptyque bien équilibré (voir la structure parallèle). La scène de la visitation vient briser cet équilibre, à moins qu’on élimine le Magnificat qui apparaît comme un corps étranger : alors on aurait l’ensemble 39-45.56 (Marie rend visite à Élisabeth et celle-ci proclame la louange de la mère du Seigneur) qui devient un épilogue au récit de l’annonciation à Marie, en parallèle à l’épilogue à l’annonciation à Zacharie. Nous avons donc proposé que le Magnificat a été ajouté au récit dans une deuxième étape de composition. Avec cette proposition, nous rejetons deux approches mises de l’avant par certains biblistes.

      1. Nous rejetons la thèse d’une source pré-lucanienne sur Jean-Baptiste qui aurait commencé en 1, 5-25 et se poursuivrait avec la scène de la visitation : cette thèse n’a pas d’argument convaincant. À part le Magnificat, tout le style est bien lucanien. Et le thème dominant où Élisabeth avec bébé Jean-Baptiste rendent hommage à Marie et Jésus relève de la théologie de Luc.

      2. Nous rejetons la thèse qu’il y aurait eu dans l’Église primitive des hymnes à Marie pré-lucaniens. Tout d’abord, aucun bibliste sérieux n’accepte l’idée que le Magnificat aurait été composé par Marie elle-même. De plus, à l’exception du v. 48 qui serait un ajout de Luc, il n’y a aucune référence à Marie dans le Magnificat, qui décrit plutôt Israël, plus spécifiquement le reste pauvre et opprimé. C’est l’idée de Luc de prendre cet hymne indépendant et de l’insérer dans le contexte actuel, car il jugeait que Marie appartenait au groupe des pauvres. Quand au cantique qu’Élisabeth adresse à Marie, la situation est un peu différente. Certains biblistes y ont vu un hymne pré-lucanien que les premiers chrétiens chantaient en l’honneur de Marie. Malheureusement, c’est totalement improbable. D’une part, d’après les premiers écrits que nous avons, Paul ne nomme jamais Marie et ne lui montre aucun intérêt, et la seule scène de Marc à son sujet n’est pas très favorable. D’autre part, le texte est très lucanien et ne fait que refléter le récit qu’il fait du ministère de Jésus (voir Lc 11, 27-28: « Heureuses le ventre qui t'a porté et les seins que tu as sucés… »).

    2. La visitation (1, 39-45.56)

      1. Introduction : v. 39-41

        La visitation commence au v. 40 avec la salutation de Marie à Élisabeth qui met un terme à son isolement. Tout comme c’est par révélation que Marie avait appris la grossesse d’Élisabeth, c’est également par révélation qu’Élisabeth apprend la situation de Marie, i.e. l’action du bébé dans son ventre qui saute de joie, saluant le début de l’âge messianique. Rempli de l’Esprit Saint, c’est la première action prophétique de Jean-Baptiste. Cela permet à Élisabeth de percevoir que non seulement Marie porte un enfant, mais que cet enfant est le messie. En effet, n’avait-elle pas appris par l’ange que son enfant marcherait devant le Seigneur? Aussi la joie de son enfant ne s’explique que si elle devant la mère de son Seigneur. Maintenant, comme chaque mère à reçu la révélation de ce que Dieu a fait pour l’autre, Luc met dans la bouche de chacune un cantique de louange, tout en respectant la supériorité de Jésus sur Jean-Baptiste, comme il l’a fait dans les deux annonciations : ce qu’a fait Dieu pour Marie est plus grand que ce qu’il fait pour Élisabeth et Zacharie.

      2. Cantique d’Élisabeth : v. 42 et 45

        Nous avons ici des échos de motifs de l’AT ainsi qu’une anticipation des motifs qui apparaîtront dans l’évangile.

        1. « Bénie es-tu entre les femmes » (42b)

          Nous avons des bénédictions semblables pour des femmes dans l’histoire d’Israël. Dans son cantique, la prophétesse Débora proclame : « Bénie soit parmi les femmes Yaël » (Jg 5, 24); de même, Ozias proclame à Judith : « Bénie sois-tu, ma fille… parmi toutes les femmes qui sont sur la terre » (Jdt 13, 18). Yaël et Judith sont bénies parce que Dieu a utilisé des êtres physiquement faibles pour détruire un ennemi puissant.

        2. « et béni est le fruit de ton ventre » (42c)

          Cette bénédiction est subordonnée à la précédente : Marie est bénie entre les femmes en ce qu’est béni le fruit de son ventre. Cela reflète la bénédiction promise par Moïse à Israël si Israël est fidèle à la voix de Dieu (comme Marie à la parole de son Seigneur, 1, 38) : « Bénis seront le fruit [LXX : enfant] de ton ventre » (Dt 28, 1.4). Cela suggère que cette bénédiction n’est pas seulement personnelle, car en concevant le messie, le rôle de Marie aura la dimension de tout un peuple.

        3. « Bienheureuse est celle qui a cru » (45a)

          Cette phrase anticipe ce que Luc écrira en 11, 27-28 : « (une femme dans la foule dit) : ‘Heureuse celle qui t’a porté et allaité !’ Mais Jésus dit : ‘Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui l’observent !’ » Comme cette femme dans la foule, Élisabeth a d’abord louangé la mère qui donne physiquement naissance au messie (42bc). Mais comme Jésus a corrigé la femme dans la foule en situant les véritables liens au niveau de la foi, de même Élisabeth élève maintenant sa louange au niveau de la foi : bienheureuse cette qui a cru, i.e. qui écoute et observe la parole de Dieu. Cette foi concerne la conception virginale, œuvre de l’unique action créatrice de Dieu, sans la participation physique d’un homme. La foi, voilà la contribution de Marie, en contraste avec l’attitude première de Zacharie.

        4. « Qui suis-je que la mère de mon Seigneur vienne à moi ? » (v. 43)

          L’expression « mère de mon Seigneur » évoque indirectement le Ps 110, 1 : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur ». Luc mentionne ce psaume à la fois en 24, 41-44 et en Ac 2, 34. Selon la croyance en Israël, c’est David qui a écrit ce psaume. Or la figure d’Élisabeth a pu évoquer pour Luc une autre scène qui met en vedette David en 2 Samuel 6, une scène qui se passe également dans la région montagneuse de Judée, comme dans la visitation. Ayant demandé d’apporter l’arche d’alliance aux abords de Jérusalem, David eut soudainement peur, se rappelant qu’elle avait causé la mort d’un homme qui l’avait touché, et il dit : « Comment l’arche du Seigneur pourrait-elle venir chez moi ? » (2 S 6, 9). Cette question est à rapprocher à celle d’Élisabeth, d’autant plus que David décida de remiser l’arche dans la maison d’un homme pour trois mois, tout comme Marie demeura trois mois chez Élisabeth.

        5. « Car voici dès le moment où ta salutation a résonné à mes oreilles, le bébé dans mon ventre a sauté d’allégresse » (v. 44)

          Cette phrase est une répétition de ce que nous avons appris dans l’introduction. C’est une technique typique de Luc que nous avons vu dans les deux récits d’annonciation (v. 18 répète v. 7; v. 34 répète v. 27). Cela permet à Luc de souligner et de nous rappeler que c’est par l’action prophétique de Jean-Baptiste dans son ventre qu’Élisabeth sait que Marie est la mère de son Seigneur. En faisant cela, Luc reprend un thème connu de l’AT où les bébés dans le ventre maternel anticipent leur destinée (voir Jacob et Ésaü en Gn 25, 22-23). Bébé, le Baptiste a déjà commencé son ministère, le ministère tel que Luc le connaît selon la tradition rapportée par Marc.

      3. Conclusion : « Maintenant, Marie resta avec Élisabeth pendant environ trois mois, puis retourna chez elle » (v. 56)

        Nous avons déjà discuté du fait que, dans une première étape du récit de l’enfance, le v. 56 suivait l’ensemble 39-45 (le cantique d’Élisabeth). Cette scène très brève où Marie demeure trois mois avec Élisabeth avant de retourner chez elle a donné lieu à beaucoup de spéculations de biblistes qui ont adopté une perspective historique et psychologique : on comprend mal pourquoi Marie a abandonné Élisabeth au moment où elle allait accoucher et avait besoin d’elle, à moins qu’elle ce soit hâtée de retourner vers Joseph pour éviter les rumeurs scandaleuses sur l’origine du bébé, étant donné qu’elle était enceinte de trois mois. Cette perspective ignore totalement celle de Luc qui est de l’ordre de la dramatisation scénique de sa théologie : il est important que Marie disparaisse de la scène avant de raconter la naissance de Jean-Baptiste. Car la naissance de Jean-Baptiste et de Jésus ont leur propre scénario bien équilibré, avec en vedette les deux parents et l’enfant nouveau-né; avoir Marie dans la scène de la naissance du Baptiste aurait brisé cet équilibre. Alors pourquoi Luc a-t-il créé cette scène de la visitation? Nous avons vu que l’évangéliste avait voulu que Jean-Baptiste soit un parent de Jésus afin de l’intégrer dans le cadre de la théologie chrétienne. La visitation lui permet de dramatiser cette parenté.

    3. Les cantiques lucaniens en général

      On ne peut aborder le Magnificat en l’isolant de tous les autre cantiques lucaniens : le Benedictus (1, 67-79), le Gloria in Excelsis (2, 13-14), et le Nunc Dimittis (2, 28-32).

      1. La composition des cantiques

        Pour l’instant, mettons de côté le Gloria dans nos discussions. Dans le débat sur l’origine des cantiques, quatre théories s’affrontent.

        1. Les cantiques auraient été composés par ceux qui les proclament : le Magnificat par Marie, le Benedictus par Zacharie, le Nunc Dimittis par Syméon. Malheureusement, il est invraisemblable que ces œuvres poétiques achevées aient été composées sur le champ par des gens ordinaires. Aucun bibliste sérieux ne soutient cette hypothèse naïve.

        2. Les cantiques auraient été composés par Luc en même temps que l’ensemble du récit de l’enfance. Malheureusement, cette hypothèse est invraisemblable, car le style des cantiques est trop différent du reste du récit, et les enlever non seulement ne nuirait pas au flot du récit, mais il le rendrait plus harmonieux. Peu de biblistes soutiennent cette hypothèse.

        3. Les cantiques auraient été composés par Luc, mais ajoutés dans une deuxième étape au récit existant. Plusieurs biblistes sérieux soutiennent cette hypothèse.

        4. Les cantiques n’ont pas été composés par Luc, mais ce dernier les aurait ajoutés dans une deuxième étape au récit existant. Dans cette hypothèse on débat si ces cantiques sont nés dans les milieux Juifs ou Juifs chrétiens, et s’ils ont été composés en langue grecque ou sémitique. Beaucoup de biblistes se sont ralliés à cette hypothèse. Pour notre part, nous croyons que ces cantiques sont une composition chrétienne juive.

        Ces cantiques rappellent les discours qu’on trouve dans les Actes des Apôtres où Luc donne la parole à Pierre ou à Paul dans certaines scènes afin d’éclairer l’action. Il ne faut pas voir ici une pure fiction, car Luc essaie d’y représenter un certain type de piété que le cantique va exprimer. Ainsi, il écrit en 1, 40 que Marie salua Élisabeth, sans nous donner de mots; les mots nous seront donnés avec le Magnificat. En 1, 64 il écrit que Zacharie commença à louer Dieu, sans nous donner de mots; les mots nous seront avec le Benedictus. En 2, 34-35, il écrit que Syméon bénit les parents et parla à Marie, le contenu de ce qui a été dit apparaît plutôt avec le Nunc Dimittis.

        Quand on compare les cantiques entre eux, on note des similitudes et des différences. Parmi les similitudes on peut indiquer qu’ils évoquent beaucoup l’AT et certains passages intertestamentaires, si bien qu’on peut parler d’une mosaïque de morceaux tirés de l’AT qu’on aurait collés ensemble. Par contre, le style poétique varie beaucoup, alors qu’on trouve beaucoup plus de parallélisme poétique dans le Magnificat que dans le Benedictus. Dans l’ensemble, le style est très sémitique, différent de celui de Luc, sauf pour des versets particuliers (1, 48; 1, 76-77).

        Le lien du cantique avec son contexte est remarquable, car il en presqu’indépendant. En effet, le Benedictus ne s’applique pas spécifiquement à la situation de Zacharie ou Jean-Baptiste, tout comme le Magnificat ne s’applique pas spécifiquement à la situation de Marie ou de Jésus. Par exemple, comment des expressions comme « a montré sa force avec son bras » (51a), ou « il a dispersé les orgueilleux » (51b), ou « il a fait descendre les puissants de leurs trônes » (52a) s’appliquent-elles à la conception d’un enfant? Si Luc avait composé les cantiques, il se serait assuré d’une plus grande harmonie d’ensemble.

        La solution la plus satisfaisante de leur origine est que ces cantiques ont été composés dans un cercle non-lucanien et visaient originellement à louer l’action salvifique de Dieu sans référence précise aux événements dont parle Luc dans son récit de l’enfance. Quand Luc a pris connaissance de ces cantiques, il a cru pouvoir les intégrer à sa trame principale avec le minimum d’effort, d’autant plus que la piété et le concept de salut qui s’y trouve correspondaient à ce qu’on pouvait s’attendre de ses personnages principaux; il lui suffisait d’ajouter des points de suture assez bruts.

        Peut-on être plus précis sur le cercle des écrivains à l’origine de ces cantiques? On peut voir un parallèle entre ces cantiques et les hymnes juifs et les psaumes dans la littérature qui s’étend de l’an 200 av. JC à l’an 100 ap. JC, i.e. 1 Maccabées, Judith, 2 Baruch, 4 Esdras, les psaumes d’action de grâce à Qumran. Comme ces hymnes existent à la fois en grec et en hébreu, il est difficile de déterminer si ceux, qui ont composé les cantiques lucaniens, étaient de langue grecque ou hébraïque. Par exemple, par moment le Magnificat et le Benedictus semblent dépendre de la Septante; cela peut signifier soit qu’ils ont été composés en grec, soit que quelqu’un familier avec la Septante les a traduits de l’hébreu.

      2. Les cantiques et les anawim juifs chrétiens

        Essayons d'être plus précis en proposant que ces cantiques seraient issus de milieux juifs chrétiens, en particulier ceux marqués par la piété des Anawim. Rappelons que le mot Anawim est le pluriel du mot hébreu ʿānāw (pauvre, humble, affligé), et lié au mot plus générique ʿŏnî (pauvreté, humiliation). À l’origine, le mot peut avoir désigné ceux qui étaient physiquement pauvres, mais il s’est élargi pour inclure ceux qui ne mettaient plus leur confiance dans leur propre force, mais dans celle de Dieu : les humbles, les pauvres, les malades, les affligés, les veuves et les orphelins.

        Dans l’histoire d’Israël, les Anawim ont aussi été associés au « petit reste ». Quand le Royaume de Nord, appelé Israël, fut détruit par les Assyriens en -722, le Royaume du Sud, appelé Juda, se considèrera comme ce petit reste. Quand l’élite du Royaume du Sud fut envoyée en captivité à Babylone, d’abord en -598, puis en -587, ceux qui demeurèrent en Palestine ont eu tendance à se considérer comme le petit reste. Éventuellement sous l’impact des multiples défaites et persécutions, le petit reste fut redéfini non en termes tribaux ou historiques, mais en termes de piété et de façon de vivre. C’est à eux que fait référence un psaume comme Ps 149, 4 : « Car le Seigneur favorise son peuple ; il pare de victoire les humbles (ʿănāwîm) ».

        On peut considérer la communauté de Qumran comme un groupe sectaire d’Anawim. On entend parler d’eux pour la première fois en 1 Maccabées 2, 42 quand des Hassidiques (Ḥasîdîm ou « pieux ») se joignirent à Mattathias, père de Judas Maccabées, outrés par le blasphème d’un roi syrien et ses alliés juifs hellénisés. Mais les Hassidiques s’éloignèrent des Maccabées qui avaient des ambitions politiques d’établir une dynastie, alors que leur intérêt était avant tout religieux. La rupture, racontée par 1 M 7, 9-16 eut lieu vers -162, et il semble que vers -150, après que les Maccabées eurent usurpé le rôle de grand prêtre (qui ne devait appartenir qu’à la lignée sadoquite), un groupe d’Hassidiques se réfugia à la mer Morte sous la direction du Maître de Justice, et est devenu ce que nous appelons la communauté de Qumran. Ce groupe sectaire prît une tangente différente des autres Anawim juifs en ayant leur propre interprétation de la Loi sous la direction du Maître de Justice, en menant leur vie communautaire à part, en s’opposant au Temple de Jérusalem, en modifiant leur espoir messianique pour le tourner vers un messie de la Maison d’Aaron, en plus du messie Davidique. Ce groupe avait néanmoins en commmun avec les Anawim le partage des biens, une piété intense et le sentiment d’être persécuté. Parmi leurs écrits, il faut signaler les Hodayoth (Psaumes d’action de grâce), où l’auteur se décrit comme « le pauvre » (peut-être le fondateur de la secte), et qui a une grande parenté de style avec les cantiques lucaniens. Par exemple : « Tu as, ô Seigneur, donné assistance à l'âme du pauvre et du nécessiteux contre celui qui est plus fort que lui. Tu as racheté mon âme de la main des puissants » (1QH v 13-14).

        On peut donc penser que Luc a obtenu ces cantiques d’une communauté juive d’Anawim semblable qui se serait convertie à la foi chrétienne. Contrairement à la communauté de Qumran, elle serait demeurée fidèle au temple et au messianisme davidique. En considérant la figure de Jésus qui a béni les pauvres, les affamés, les affligés, les persécutés, ayant été lui-même persécuté et ayant décidé de s’en remettre dans les mains de Dieu jusqu’à la mort, la communauté des Anawim aurait vu dans cette figure l’accomplissement des attentes messianique. Les hymnes auraient alors servi à exprimer à Dieu leur gratitude de ce qu’il a accompli en Jésus. Tout ce cadre éclaire la signification du Magnificat et du Benedictus. On remarquera qu’il n’y a pas de christologie profonde dans ces hymnes, mais seulement un concept juif vraiment de base du salut.

        Ainsi, Luc aurait pris quelques uns de ces hymnes célébrant joyeusement le salut en Jésus et les aurait insérés dans son récit de l’enfance, leur donnant une spécificité qui n’était pas dans l’intention de l’auteur originel : la joie a été déplacée pour s’appliquer maintenant à la naissance de Jésus et de Jean-Baptiste. Luc était d’autant plus justifié dans sa décision que ses personnages principaux incarnaient la piété des Anawims : Marie est la servante du Seigneur, fidèle à sa parole et croyant à l’accomplissement de ce qui lui a été dit; Zacharie était un prêtre droit du temple qui observait sans faute les commandements et les ordonnances du Seigneur avec sa femme, malgré l’épreuve d’être sans enfant; Syméon était un homme âgé, droit et dévot, attendant la consolation d’Israël.

        Il ne faut pas penser que ces Anawims juifs chrétiens sont purement hypothétiques. Ce sont eux que Luc décrit quand il parle de la communauté juive de Jérusalem (Ac 2, 43-47; 4, 32-37 : ils vendaient leurs biens pour les donner aux nécessiteux, ils étaient assidus à la prière et se rendaient régulièrement au temple, ils louaient sans cesse Dieu. Le fait que les quatre cantiques sont proclamés dans les alentours de Jérusalem nous donne peut-être un indice de leur lieu de composition.

        Doit-on conclure que les cantiques sont des hymnes anciens qui auraient été composés dans la langue sémite, i.e. araméen ou hébreu, la langue des premiers chrétiens à Jérusalem? Pas nécessairement. L’épitre de Jacques est révélatrice à ce sujet, car c’est un texte très juif, marqué par la mentalité des Anawim, mais écrit en grec assez tard au premier siècle; elle témoigne que l’attitude du pauvre observée au début chez les chrétiens de Jérusalem s’est poursuivie dans les églises du Judaïsme de la Diaspora jusqu’à tard au premier siècle et pour qui Jacques, un leader à Jérusalem, représentait l’autorité. Aussi, il n’est pas impossible qu’au moment où il rédige son évangile dans le deuxième tiers du premier siècle, Luc ait mis la main sur des cantiques d’une communauté chrétienne juive d’expression grecque, mais influencée par la communauté de Jérusalem.

    4. Le Magnificat (1, 46-55)

      1. La structure

        Si on utilise la façon dont les biblistes catégorisent les psaumes, le Magnificat ressemble beaucoup aux hymnes de louange. Ceux-ci sont habituellement structurés ainsi :

        1. L’introduction proclamant la louange de Dieu
        2. Le corps de l’hymne qui énumère les motifs (« car » ou « parce que ») de louange : les hauts faits pour Israël ou pour un individu, les attributs de Dieu (puissance, sagesse, compassion)
        3. La conclusion qui récapitule les motifs de louange

        Le Magnificat a une introduction (46b-47) qui proclame la louange de Dieu. Le corps de l’hymne (48-53) énumère les motifs de louange. Mais comme le v. 48 est probablement une addition de Luc pour rendre l’hymne plus spécifique à Marie, et où apparaît son vocabulaire (« sa servante », « car voici », « bienheureuse »), le corps de l’hymne originel commence plutôt au v. 49. Les motifs de louange incluent à la fois les attributs de Dieu (puissant, saint, miséricordieux) aux v. 49-50, et ses hauts faits aux v. 51-53; au peut donc diviser le corps de l’hymne en deux strophes. Enfin, la conclusion résume ce qui a été dit aux v. 59-53. Le tout est mis sous la rubrique de la réalisation des promesses de Dieu aux pères.

        On peut noter le parallélisme dans ces lignes poétiques, illustré par ce tableau avec deux colonnes :

        46b "Mon âme proclame la grandeur du Seigneur,47 et mon esprit a trouvé l'allégresse en Dieu mon Sauveur :
        51a Il a montré sa force avec son bras ;51b Il a dispersé les orgueilleux dans l'imagination de leur cœur
        52a Il a fait descendre les puissants de leurs trônes52b et a exalté ceux de bas niveau
        53a Il a comblé les affamés de bonnes choses,53b et les riches, Il les a renvoyés à vide

      2. Le contenu

        Nous avons déjà mentionné que le Magnificat ressemble à une mosaïque constituée de morceaux tirés de l’AT et de la littérature intertestamentaire. Avant d’entrer dans le détail du contenu, il faut d’abord établir cet arrière-plan représenté par le tableau suivant.

        L’arrière-plan du Magnificat
        Introduction de la louange
        46b Mon âme proclame la grandeur du Seigneur
        47 et mon esprit a trouvé l'allégresse en Dieu mon Sauveur
        Ps 35, 9Alors âme trouvera son allégresse dans le Seigneur,
        elle se délectera dans son salut
        1 S 2, 1-2(l’hymne d’Anne) :
        Mon cœur s'est affermi dans le Seigneur,
        ma corne est exaltée en mon Dieu…
        je me suis réjouie dans ton salut
        Ha 3, 18(l’hymne d’Habaquq)
        Je trouverai l’allégresse dans le Seigneur ;
        je me réjouirai en Dieu, mon Sauveur.
        Première strophe
        48a Parce qu'il a considéré la basse condition de sa servante
        1 S 1, 11(Anna qui prie pour un enfant)
        Seigneur des Armées, si tu jetais les yeux sur la bassesse de ta servante
        Gn 29, 32(Léa, après la naissance d’un enfant)
        Parce que le Seigneur a regardé ma bassesse
        4 Esdras 9, 45(Sion qui parle comme une femme stérile)
        Dieu, tu a entendu ta servante et tu a considéré ma basse condition,
        Et il a considéré ma détresse et m'a donné un fils
        48b car voici, désormais toutes les générations m'appelleront bienheureuse,
        Gn 30, 13(Léa, après la naissance d’un enfant)
        Bienheureuse je suis, car les femmes m'estiment bienheureuse
        49a Parce que le Puissant a fait de grandes choses pour moi
        Dt 10, 21(Moïse à Israël)
        il est ton Dieu, lui qui a fait de grandes choses en toi
        So 3, 17Le Seigneur ton Dieu est avec toi,
        le Tout-Puissant te sauvera
        49b Et son nom est saint
        Ps 111, 9son nom est saint et redoutable.
        50a et sa miséricorde est de génération en génération
        50b sur ceux qui le craignent.
        Ps 103, 17Mais sa miséricorde est depuis toujours et pour toujours
        sur ceux qui le craignent
        Ps. de Salomon 13, 11Sa miséricorde est pour ceux qui le craignent
        Deuxième strophe
        51a Il a montré sa force avec son bras ;
        51b Il a dispersé les orgueilleux dans l'imagination de leur coeur.
        52a Il a fait descendre les puissants de leurs trônes
        52b et a exalté ceux d’un bas niveau.
        53a Il a comblé les affamés de bonnes choses,
        53b et les riches, Il les a renvoyés à vide.
        1 S 2, 7-8(l’hymne d’Anne)
        Le Seigneur appauvrit et il enrichit ;
        il réduit à la petitesse et il élève ;
        Il élève l'indigent de la terre
        et de la fange, Il relève le pauvre
        pour les faire asseoir parmi les puissants,
        et leur donner en héritage un trône de gloire
        Ps 89, 11(un hymne louant Dieu pour le roi de lignée davidique)
        Tu as réduit l’orgueilleux à la petitesse, comme chose blessée,
        et par ton bras puissant tu as dispersé tes ennemis
        Si 10, 14Le Seigneur renverse le trône des princes,
        et fait asseoir à leur place les humbles.
        Jb 12, 19Il a renversé les puissants
        1QM xiv 10-11Tu as relevé les déchus par ta force,
        et tu as abattu les grands et les puissants.
        Ez 21, 31 (26)tu as réduit l’orgueilleux à la petitesse;
        tu as exalté l’homme d'un bas niveau.
        Ps 107, 9Tu as comblé l’âme de l’affamé avec de bonnes choses.
        Conclusion
        54a Il a aidé son serviteur Israël
        54b en souvenir de sa miséricorde,
        55a comme Il l'a dit à nos pères,
        55b à Abraham et à sa postérité pour toujours".
        Is 41, 8-9Et toi, Israël,
        mon serviteur Jacob que j'ai choisi,
        postérité d'Abraham que j’ai aimée
        que j'ai aidé des extrémités de la terre
        Ps 98, 3Il s'est souvenu de sa miséricorde pour Jacob,
        et de sa bonté pour la maison d'Israël.
        Ps. de Salomon 10, 4Le Seigneur se souviendra de ses serviteurs dans sa miséricorde.
        Mi 7, 20Tu donneras vérité à Jacob et miséricorde à Israël,
        comme tu l’as juré à nos pères aux jours d’autrefois.
        2 S 22, 51(L’hymne de David à la fin de sa vie)
        Faisant miséricorde à son oint,
        à David et à sa postérité à jamais.

        1. Introduction (46b-47)

          L’hymne originel, qui aurait été composé par un Juif devenu chrétien, célébrait le salut général en Jésus Christ. L’auteur a probablement cru que ce que le prophète Habaquq (3, 18) cherchait s’est maintenant réalisé. Luc, pour sa part, a mis cet hymne sur les lèvres de Marie parce qu’il considérait qu’elle a été le première disciple chrétienne et était porte-parole des Anawim. Il s'est sans doute senti justifié parce qu'il pouvait trouver plusieurs précédents dans l’AT, comme Anne, la mère de Samuel, qui a chanté l’hymne des Anawim. Et il pouvait également laisser parler Marie de salut, car autrefois associé à la mort/résurrection de Jésus, ce salut était maintenant associé à la naissance de Jésus. Comme représentante des Anawim, elle peut proclamer la présence du messie, une vérité qui lui a été révélée. Même si Luc donne beaucoup d’importance à Marie avec tous ces verbes à la première personne, il ne perd jamais de vue le fait que cette importance est un don de Dieu : Marie a été « gratifiée ».

        2. Première strophe (48-50)

          Commençons avec le v. 48. Nous avons déjà signalé que ce verset est une insertion de Luc à l’hymne originel où il réutilise son vocabulaire, comme servante (v. 38) ou bienheureuse (v. 45), qu’on trouve également dans l’hymne d’Anne. Le terme « basse condition » est appliqué habituellement dans l’AT à la femme stérile, mais Luc l’applique à Marie qui n’est pourtant pas stérile, mais vierge. Pour Luc, c’est semblable, car les deux situations représentent un obstacle à avoir des enfants (il faut éviter de projeter sur la virginité le statut noble qu’il aura dans le christianisme ultérieur). Avec les termes de « servante » (i.e. un esclave féminin) et de basse condition, Luc associe Marie à tous ces pauvres de l’AT qui ne peuvent compter que sur la force de Dieu, que ce soit les femmes sans enfant ou les opprimés.

          Aux v. 49-50, on retrouve le langage traditionnel des Anawim, par exemple : « le Puissant (ho dynatos) ». Dans l’AT, comme on le voit en Sophonie 3, 17, Dieu montre sa puissance comme guerrier dans la bataille pour sauver Israël. Pour l’Anawim juif chrétien, cette puissance salvifique s’est manifestée en Jésus dans ses actions dans son ministère (Ac 2, 22). Dans la bouche de Marie, cette puissance renvoie à la celle du Très-Haut qui l’a couverte de son ombre dans la conception de Jésus. Tout cela illustre cette phrase de l’ange : « Rien de ce que dit Dieu ne peut être impossible » (1, 38).

          Un autre exemple de réinterprétation est le v. 49b : « Et son nom est saint ». Dans l’AT, la perception que Dieu est sain (Ps 111, 9) provient d’une déclaration du Dieu de l’alliance (Lv 11, 44-45). Pour l’Anawim juif chrétien, Jésus crucifié et ressuscité était l’incarnation de la sainteté de Dieu (Ac 3, 14; 4, 27.30). À Marie cette sainteté fut révélée quand on lui dit que l’Esprit Saint la couvrira de son ombre et qu’elle enfantera un fils, et donc il sera saint.

          Quant à l’affirmation « et sa miséricorde est de génération en génération sur ceux qui le craignent », un thème commun de l’AT, Marie peut en témoigner pas son expérience personnelle.

        3. Deuxième strophe (51-53)

          Dans la deuxième strophe, les motifs pour louer Dieu sont moins personnels et deviennent plus généraux. Les v. 52-53 ont une certaine proximité avec le cantique d’Anne (1 S 2), ce qui explique peut-être le parallélisme des versets (les puissants contre ceux de bas niveaux, les affamés contre les riches) avec une forme d’inclusion sémitique. Le v. 51 échappe un peu à ce parallélisme, car il prolonge le v. 50 (« ceux qui le craignent ») pour parler de la situation des Anawim qui comptent sur Dieu pour montrer la force son bras, et par là s’opposent aux orgueilleux.

          On peut être surpris de constater que tous les verbes sont au passé (à l’aoriste en grec), comme si le salut avait eu lieu, alors que Jésus n’est même pas encore né. Il faut se rappeler qu’il s’agit d’une composition d’un Anawim juif chrétien après la mort et la résurrection de Jésus, exprimant ses sentiments devant la force de Dieu qui a dispersé les orgueilleux et les puissants, les chefs et les princes qui s’étaient rassemblés contre son oint, i.e. le messie, et l’a exalté à sa droite (Ac 4, 24-27). En mettant ces paroles sur les lèvres de Marie, Luc a projeté sur la conception de Jésus la vision sotériologique postpascal : avec la conception de Jésus, la victoire était déjà commencée.

          La pauvreté et la faim sont avant tout spirituelles dans le Magnificat. Mais elles sont aussi physiques, comme l’attestent les premiers chrétiens. Les premiers disciples de Jésus étaient de Galilée, ce territoire victime de l’absence de propriétaires fonciers, et le terreau fertile de premières révoltes contre l’oppression de l’occupation et le fardeau fiscal. Les premières communautés chrétiennes à Jérusalem étaient si pauvres que Paul doit organiser une collecte pour leur venir en aide (Ga 2, 10; 1 Co 16, 1-4). Un écho des chrétiens de la Diaspora juive nous vient de l’épitre de Jacques qui dénonce les riches (5, 1-6). Pour sa part, Luc est l’évangéliste qui aborde le plus la question des richesses (6, 24-26; 12, 19-20; 16, 25; 21, 1-4), un écho sans doute de sa propre communauté. Avec le Magnificat, il anticipe un certain nombre de thèmes de son évangile où la richesse et le pouvoir ne sont pas des valeurs réelles devant Dieu. En l’introduisant comme leitmotiv, il commence déjà à parler du scandale de la croix comme partie intégrante de la bonne nouvelle. Et comme il a fait de Marie le modèle du disciple, il est tout à fait approprié qu’il place cet hymne dans la bouche de celle qui s’est décrite comme « servante », i.e. une femme esclave.

        4. Conclusion (54-55)

          Il est maintenant clair que l’Anawim juif chrétien se considère comme appartenant au nouveau « petit reste » d’Israël que Dieu a secouru, en souvenir de son alliance de miséricorde. On rejoint le thème du début de l’hymne où Marie proclame la louange de son Sauveur. Pour cet Anawim, « Abraham et sa postérité » représente tout Israël. Mais Luc élargira cette notion des fils d’Abraham quand le prophète Jean-Baptiste, qui a sauté de joie dans le ventre de sa mère, proclamera : « Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants à Abraham » (3, 8); désormais, les fils d’Abraham incluent tous les peuples.

        Ainsi se termine cette scène où deux grandes figures se sont rencontrées. Le cantique plus court d’Élisabeth a fait la louange de Marie comme mère, et le cantique plus long de Marie a transféré la louange vers Dieu qui joue le rôle principale dans le drame du salut. Et cette scène a aussi confirmé les destinées respectives de Jean-Baptiste et Jésus.

  5. La naissance et le nom de Jean-Baptiste ; la prophétie de Zacharie

    Traduction de Luc 1, 57-80

    57 Maintenant, le moment est venu pour Élisabeth d'accoucher, et elle donna naissance à un fils. 58 Lorsque ses voisins et ses parents apprirent que le Seigneur avait montré sa grande miséricorde à son égard, ils se réjouirent avec elle.

    59 Le huitième jour, ils vinrent pour circoncire l'enfant, et ils allaient l'appeler Zacharie, du nom de son père. 60 "Non, tu ne dois pas", intervint sa mère, "Il doit s'appeler Jean ! 61 Mais ils se disputèrent avec elle : "Il n'y a personne dans ta famille qui porte ce nom." 62 Ils firent donc des signes au père pour savoir comment il voudrait que l'enfant s'appelle. 63 Il demanda une tablette d'écriture et étonna tout le monde en inscrivant : "Jean sera son nom". 64 Aussitôt, Zacharie put ouvrir la bouche ; et, sa langue enfin libérée, il se mit à parler à la louange de Dieu. 65 La peur s’empara de tous leurs voisins, et tous ces événements furent le sujet de conversation de toute la région montagneuse de Judée. 66 Tous conservèrent ce qu'ils avaient entendu dans leur cœur, se demandant "Que sera donc cet enfant ? Car la main du Seigneur était avec lui.

    67 Mais Zacharie, son père, fut rempli du Saint-Esprit, de sorte qu'il prononça cette prophétie : (en italique ce qui a probablement été ajouté par Luc à l'hymne)

     
    68a "Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël :
     
    68b Parce qu'il a visité
    68c et a accompli la rédemption de son peuple,
    69a et a suscité pour nous une corne de salut
    69b dans la maison de David son serviteur,
    70 comme il l'a dit par la bouche de ses saints prophètes d'autrefois :
    71a le salut par rapport à nos ennemis
    71b et à la main de tous ceux qui nous haïssent,
    72a Montrant sa miséricorde envers nos pères
    72b et se souvenant de sa sainte alliance,
    73 le serment qu'il a prêté à notre père Abraham,
    de nous accorder 74 que, sans peur,
    délivrés des mains de nos ennemis,
    nous puissions le servir 75 dans la sainteté et la justice,
    devant lui, tous les jours de notre vie.
      
    76a Mais toi, mon enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut ;
    76b car tu iras devant le Seigneur pour préparer ses voies,
    77a pour accorder à son peuple la connaissance du salut
    77b dans le pardon de leurs péchés.
      
    78a Par la miséricorde sincère de notre Dieu
    78b par lequel nous a rendu visite une lumière montante venue d'en haut,
    79a apparaissant à ceux qui étaient assis dans l'obscurité et l'ombre de la mort,
    79b guidant nos pas sur le chemin de la paix".

    80 Et comme l'enfant grandissait, il devint fort en Esprit, il resta dans le désert jusqu'au jour de son apparition publique en Israël.

    Notes

    v. 57

    • « le moment est venu pour Élisabeth d'accoucher ». Littéralement : « Pour Élisabeth était accompli le temps d’enfanter ». Le sémitisme « les jours pour elle d’enfanter étaient accomplis » est utilisé en Gn 25, 24 pour décrire Rébecca qui accouche de Jacob et Ésaü, et également par Lc 2, 6 pour décrire l’accouchement de Jésus. Le moment mentionné ici se situe après le séjour de trois mois de Marie (1, 56). Sur les dix mois lunaires de la grossesse, voir la note de 1, 24.

    • « elle donna naissance (gennan) ». Le même verbe gennan est utilisé dans la promesse à Zacharie en 1, 13.

    v. 58

    • « ses voisins et ses parents apprirent ». La grossesse d’Élisabeth était inconnue, parce qu’elle s’était isolée (1, 24) et seule Marie l’apprit par révélation après six mois (1, 36).

    • « le Seigneur "avait montré sa grande" (megalunein) miséricorde à son égard ». Littéralement : « le Seigneur magnifia sa miséricorde avec elle ». C’est le même verbe qui est utilisé au début du Magnificat et que nous avons traduit par : « proclame la grandeur » (1, 46). La description de Luc pourrait être un écho de Lot lorsqu’il proclame en Gn 19, 19 : LXX « Ton serviteur a trouvé miséricorde devant toi, et tu as magnifié ta justice que tu as faite pour moi ».

    • « ils se réjouirent avec elle ». À la fois avec elle et pour elle. Voir Gn 21, 6 sur le rire de Sara.

    v. 59

    • « Le huitième jour ». Même si à l’origine la circoncision a pu être pratiquée à la puberté, la loi biblique spécifie le 8e jour (Gn 17, 12). Cette pratique a été observée pour Isaac (Gn 21, 4) et pour Paul (Ph 3, 5). Selon ce qu’on connaît de la coutume juive, il fallait des témoins et une bénédiction était prononcée.

    • « ils vinrent pour circoncire ». Littéralement : « Il arriva (egeneto) …ils vinrent ». Une autre construction avec egeneto (voir la note de 1, 9). La circoncision pouvait être accomplie par un homme ou une femme (Ex 4, 25).

    • « l’enfant (paidion) ». Le mot paidion est utilisé quatre fois dans cette section (59, 66, 76, 80). On l’emploie pour le nouveau-né en Gn 17, 12; 21, 8, et aussi en Mt 2 (voir la note de Mt 2, 8) pour Jésus – voir Lc 2, 17.27.40.

    • « l'appeler …du nom de son père ». Littéralement : « l’appeler selon le nom de son père ». L’utilisation de la préposition epi (selon) avec le verbe kaloun (nommer, appeler) est attestée dans texte de la Septante de Ne 7, 63. On ne sait pas s’il était habituel de donner le nom de l’enfant à l’occasion de la circoncision à cette époque, même si cela semble le cas pour Moïse dans la tradition rabbinique. À l’époque patriarcale, l’enfant recevait son nom à la naissance (Gn 4, 1; 1, 3; 25, 25-26); mais même à ce moment, l’action de donner un nom et circoncire l’enfant se faisait de manière rapprochée (Gn 17, 5 et 10; 21, 3 et 4). La coutume de donner le nom du père à l’enfant est attestée au second siècle de notre ère selon les documents légaux de Wadi Murabba'at.

    v. 60

    • « sa mère intervint ». À l’époque patriarche, la mère comme le père pouvait donner son nom à l’enfant (voir la note de Mt 1, 21), mais à l’époque du NT c’était habituellement le droit du père. L’indication que c’est Marie qui donnerait le nom de Jésus à son enfant à cause de la conception virginale est une exception qu’on peut comprendre (voir 2, 21).

    • « Il doit s'appeler Jean ». Comme Zacharie est muet, il n’a pu informer Élisabeth sur la demande de l’ange. Luc veut sans doute amener son lecteur à y voir une décision spontanée d’Élisabeth et la confirmation du plan merveilleux de Dieu.

    v. 61

    • « Il n'y a personne dans ta famille qui porte ce nom ». Pourtant, le nom Jean est bien connu dans les cercles sacerdotaux (Jean, le grand-père de Judas Maccabées, Jean Hyrcan), et Élisabeth était de lignée sacerdotale (1, 5).

    v. 62

    • « Ils firent des signes ». Luc assume que Zacharie n’est pas seulement muet, mais également sourd (1, 22.64).

    v. 63

    • « il étonna ». En effet, comme Zacharie est sourd, il n’a pas entendu Élisabeth dire son nom; alors les gens sont surpris quand il choisit le même nom que sa femme.

    v. 64

    • « Aussitôt (parachrēma) ». Ce mot parachrēma est typiquement lucanien (17 occurrences sur un total de 19 dans le NT).

    • « Zacharie put ouvrir la bouche ; et, sa langue enfin libérée ». Littéralement : « Sa bouche fut ouverte et sa langue ». Nous sommes devant un zeugma, i.e. une figure de style où le verbe affecte deux mots qui ne sont pas sur le même plan sémantique; car le verbe « ouvrir » n’est pas approprié pour une langue.

    • « il se mit à parler à la louange de Dieu ». Zacharie retrouve l’usage de la parole, et son premier geste est de louer Dieu, ce qui est approprié dans les circonstances.

    v. 65

    • « La peur s’empara ». Littéralement : « la peur vint ». Luc non seulement aime cette construction grecque, mais également ce thème. Avec Zacharie (1, 12) et Marie (1, 30), il mentionne la peur devant une intervention divine impressionnante.

    • « sur tous leurs voisins, et tous ces événements …de toute la région montagneuse ». Luc veut mettre l’accent sur la magnitude des événements (le nom surprenant donné à l’enfant et le père qui retrouve la parole), comme il le démontre en insérant un cantique de louange. Une réaction similaire suivra la naissance de Jésus (2, 17-20). Sur « région montagneuse », voir la note 1, 39).

    • « furent le sujet de conversation (dialalein) ». Le verbe dialalein n’apparaît qu’ici et en 6, 11 dans tout le NT.

    v. 66

    • « Tous conservèrent ce qu'ils avaient entendu dans leur cœur ». Littéralement : « Tous ceux qui avaient entendus mirent dans leur cœur ». C’est un thème typiquement lucanien (2, 19; 3, 15; 5, 22); on retrouve une formule semblable en 1 S 21, 13; Dn (Th) 1, 8; Ml 2, 2.

    • « Que sera donc cet enfant ? ». L’utilisation du neutre « que » plutôt que « qui » suggère que l’enjeu est le rôle de l’enfant. La conjonction « donc » (ara) est fréquente chez Luc.

    • « la main du Seigneur était avec lui ». L’expression « main du Seigneur » est une particularité de Luc (voir Ac 11, 21).

    v. 67

    • « Mais Zacharie, son père ». Luc met en contraste Zacharie avec « tous ceux qui avaient entendus » et se demandaient ce que serait cet enfant; Zacharie, lui, sait. Luc identifie de nouveau Zacharie comme sujet, ce qui est consonant avec la thèse que Luc ajoute les v. 67-79 dans une deuxième étape de son travail d’édition.

    • « rempli du Saint-Esprit ». En grec, "esprit" n'a pas ici d'article (voir la note 1, 15).

    v. 68

    • « Béni soit (eulogētos) ». Littéralement : « Béni ». Le cantique d’Élisabeth commençait avec le verbe eulogēmenos, alors que Zacharie commence avec l’adjectif eulogētos (voir la note de 1, 42 sur la traduction). Comme le cantique est adressé à Dieu, la bénédiction est une exhortation, et donc la signification est : « béni soit », plutôt que « béni est ».

    • « Parce que (hoti) ». La conjonction hoti introduit le motif de la louange, comme dans le Magnificat (voir la note de 1, 48).

    • « a visité (episkeptesthai) ». Le verbe episkeptesthai (examiner) peut avoir la connotation d’inspecter et de superviser; mais dans le grec biblique il renvoie à la visite gracieuse de Dieu, aidant son peuple. Cet usage est fréquent dans le Testament des douze patriarches (Lévi 4, 4; Juda 23, 5; Asher 7, 3), une œuvre qui trahit l’influence chrétienne juive avec un vocabulaire parallèle au Benedictus.

    • « a accompli la rédemption de son peuple ». Littéralement : « il a fait rédemption », un sémitisme, quoiqu’on ne rencontre pas l’expression dans le grec biblique. Il faut présumer que la rédemption est par rapport aux ennemis (71a) ou « de la main des ennemis (74).

    v. 69

    • « a suscité (egeirein) pour nous une corne de salut ». Une corne dressée est une métaphore de l’AT provenant probablement de l’image du bœuf ou du taureau qui se tient en alerte dans toute sa force, et par la suite désignant le casque avec des cornes du guerrier victorieux. Cela cadre bien avec l’attente juive d’un messie triomphant de la maison de David. Pour exprimer l’idée de susciter une corne, la Septante emploie les verbes hypsoun (élever), epairein (lever), exanatellein (lever), alors qu’ici on a le verbe egeirein (se réveiller, se lever), utilisé dans l’imagerie de Dieu qui suscite des gens (juges, prêtres et rois). Son usage dans le cantique chrétien juif suggère que la « corne de salut » s’est personnifiée en Jésus le Sauveur que Dieu a ressuscité (Lc 7, 16; Ac 4, 10.12). On a ici un parallèle avec le Magnificat (1, 47). Les variations autour de « sauveur » et « salut » (sōtēr, sōtēra, sōtērion) est particulier à Luc et fréquent dans le récit de l’enfance.

    • « David son serviteur ». Dans la Bible, le pais (serviteur) de Dieu est Israël, comme dans le Magnificat (1, 54). Le seul autre cas où David est appelé pais est Ac 4, 25. Malgré tout c’est bien attesté dans le Judaïsme contemporain aux premiers chrétiens, surtout dans les prières (1 M 4, 30; 4 Esdras 3, 23; la quinzième bénédiction du Shemoné Esré). Ça se poursuit dans la liturgie chrétienne utilisée par la Didache ix 2.

    v. 70

    • « par la bouche ». L’utilisation de cette expression pour désigner un oracle dans l’AT apparaît en 2 Ch 36, 22, en référence aux paroles de Jérémie. Dans le NT, c’est une particularité de Luc et attestée en particulier dans les discours associés à la communauté primitive de Jérusalem (Ac 1, 16; 3, 18.21; 4, 25).

    • « saints prophètes d'autrefois ». C’est du bon style grec et cela ressemble à Ac 3, 21. Luc aime l’adjectif « saint », et l’expression « d’autrefois » n’apparaît ailleurs dans le NT que dans les Actes (3, 21; 15, 18; voir LXX Gn 6, 4). L’expression « saints prophètes » ne se trouve que dans la section tardive de la Septante (Sg 11, 1); voir aussi 2 Baruch 85, 1.

    v. 71

    v. 72

    • « Montrant sa miséricorde envers nos pères, se souvenant ». Littéralement : « faire miséricorde avec nos pères, se souvenir ». Ces deux verbes à l’infinitif et sans article en grec définissent l’aide de Dieu et présente celle-ci avant tout comme un résultat, plutôt qu’une intention; c’est le reflet d’une construction sémitique (voir la note sur 1, 54). L’expression « faire miséricorde avec » reflète une expression hébraïque pour désigner la bonté (ḥesed) dans l’alliance de Dieu, qui, ici et en 1, 50, est traduite en grec par « miséricorde ».

    • « se souvenant de sa sainte alliance ». Avec ḥesed, l’hébreu utilise aussi le verbe « garder » en plus de « faire ». Les mots « miséricorde » et « alliance » reflètent deux facettes de la même réalité : c’est au sein de son alliance que Dieu exprime sa miséricorde ou bonté. L’expression « sainte alliance » commence à apparaître seulement dans la période intertestamentaire (1 Mc 1, 15.63). Le parallélisme avec le verset qui suit nous indique qu’il s’agit de l’alliance avec Abraham et ses descendants.

    v. 73

    • « serment ». Tout comme dans le Magnificat (note 1, 55), la grammaire ne reflète pas le parallélisme entre « serment » (à l’accusatif) et « alliance » (au génitif); pourtant ils sont bien en apposition. Car le serment fait partie de l’alliance avec Abraham (Gn 17, 4). Dieu a prêté serment (Gn 22, 16-18), et les paroles qui suivent ne font que rappeler ce serment (Gn 26, 3; Dt 7, 8). Voir aussi le parallélisme entre « alliance » et « juré » en référence à David en Ps 89, 4.

    • « d’accorder ». Cet infinitif est accompagné de l’article et interrompt la suite des infinitifs sans article commencée au v. 72 (voir la note du v. 72). Nous avons ici plutôt un infinitif explicatif pour exprimer le contenu du serment (voir LXX Jr 11, 5 où cette fois le serment concerne la terre promise).

    v. 74

    • « sans peur (aphobōs) ». Cet adverbe précède et modifie les deux verbes « délivrés » et « nous puissions servir ».

    • « délivrés ». Ce participe passé modifie le sujet sous-jacent « nous » du verbe à l’infinitif (servir), une construction grecque correcte.

    • « ennemis ». Voir la note du v. 71.

    • « nous puissions servir (latreuein) ». Littéralement : « pour servir ». À la différence du verbe doulein, le verbe latreuein dans la Septante et le NT comporte souvent une note religieuse et de service cultuel (Ex 3, 12), surtout par rapport au Dieu de l’alliance (Dt 11, 13).

    v. 75

    • « dans la sainteté et la justice ». Cette paire de noms apparaît en Sg 9, 3, un écho de l’hébreu ʾemet et tāmîm, une expression souvent traduite par « vérité et justice » (Jos 24, 14; Jg 9, 16, 19). Ce sont des attributs de l’alliance.

    • « devant (enōpion) lui ». Le verbe « servir » gouverne à la fois le pronom « le » au v. 74 et l’expression « devant lui ». La préposition enōpion dans les évangiles est presqu’exclusivement lucanienne.

    v. 76

    • « appelé ». Ou « reconnu comme », car le nom exprime ce qu’est l’enfant (voir 1, 32.35).

    • « le Très-Haut ». Voir la note sur 1, 32. L’expression « prophète du Très-Haut » n’apparaît pas dans l’AT, mais dans le Testament de Lévi 8, 15 en référence à un roi « qui se lèvera en Juda et établira un nouveau sacerdoce selon la mode des Gentils ». Comme cet écrit comporte des traits juifs chrétiens, il pourrait s’agir de Jésus.

    • « tu iras devant le Seigneur ». C’est ce qui a été promis à Jean-Baptiste en 1, 15.17.

    • « pour préparer ». Nous avons ici un infinitif sans article, qui sera suivi au v. 77 par un infinitif avec un article (pour accorder), la même construction qu’au v. 79 (« apparaissant… guidant »). Les verbes sont complémentaires, décrivant la même action de base.

    v. 77

    • « la connaissance du salut ». Ceci n’est pas une phrase de l’AT où on parlerait plutôt de connaissance de Dieu. « Connaissance » se définit ici par « expérience »; le salut est l’expérience du pardon des péchés.

    • « pardon de leurs péchés ». Encore une fois, ce n’est pas ici une phrase de l’AT, même si on y parle de pardon. Les parallèles les plus clairs se trouvent à Qumrân. Cette expression est très lucanienne (8 occurrences sur un total de 11 dans le NT). Ces versets affichent un langage trop chrétien pour que le cantique puisse venir du cercle des disciples non chrétien de Jean-Baptiste.

    v. 78

    • « miséricorde sincère (splanchna) ». Littéralement : « les parties les plus profondes de la miséricorde ». Le mot splanchna, souvent traduit par « les entrailles de la miséricorde », désigne les parties intérieures supérieures du corps, i.e. le cœur, les poumons et le foie, qu’on croyait être le siège du contrôle des émotions. L’idée est que cette miséricorde est réellement ressentie au plus profond du cœur. On retrouve l’expression dans le Testament de Zabulon 7, 3; 8, 2; Col 3, 12 présente une idée semblable avec « sincère compassion ». Qu’est-ce qui a été fait par une miséricorde sincère? Il semble que ce soit tout ce qui précède.

    • « a rendu visite (episkeptesthai) ». Sur le verbe episkeptesthai, voir la note du v. 68. Le problème ici se situe au niveau de la critique textuelle entre un verbe au passé (« a rendu visite ») et un verbe au futur (« rendra visite »). À l’appui du passé on trouve un très grand nombre de manuscrits, parmi lesquels : les codex Sinaïticus 2e correction, Alexandrinus, Ephraemi Rescriptus, Bezae, etc., les vieilles latines, le lectionnaire byzantin. À l’appui du futur on trouve quelques codex importants comme la version originelle du Sinaïticus, le Vaticanus, et un grand nombre de minuscules. En critique textuelle, la lecture la plus difficile est celle qu’on doit habituellement préférer. Or, la lecture difficile est celle du verbe au passé, car étant encore dans le ventre de Marie, Jésus ne peut pas nous avoir déjà visités. C’est cette lecture qu’il faut préférer, car il est plus facile d’imaginer qu’un copiste ait modifié un verbe à l’origine au passé par un futur, constatant que Jésus ne peut pas nous avoir déjà visité, et peut-être aussi sous l’influence des deux verbes au futur qui précèdent, que d’imaginer qu’un copiste ait modifié pour une raison inconnue un verbe à l’origine au futur pour introduire un verbe au passé.

    • « une lumière montante (anatolē) venue (ex) d'en haut (hypsous) ». La phrase grecque anatolē ex hypsous peut aussi signifier : « un messie du [Dieu] Très-Haut », i.e. envoyé par le Très-Haut. Le mot anatolē (le lever, le levant) peut être un nom pour le messie comme témoigne LXX Za 3, 8 6, 12, alors que l’hébreu parle du « germe de David » (ṣemaḥ). Toutefois, le terme anatolē signifie littéralement : le lever, tout comme on le voit chez Mt 2, 2 avec l’expression : « son étoile à son lever » (voir la note de Mt 2, 2). L’attribut « d’en haut » et la référence à l’obscurité à la ligne suivante qui suggère un contraste avec la lumière nous amène à penser que Luc entend décrire la lumière du ciel à son lever; et l’analogie de Matthieu nous suggère une étoile à son lever. Bien sûr, ultimement il s’agit du messie. Certains Psaumes (102, 20; 144, 7) utilisent l’expression « d’en haut » pour décrire le plus haut du ciel d’où Dieu intervient pour offrir son aide à ceux sur terre.

    v. 79

    • « apparaissant (epiphainein)… guidant (kateuthynein) ». Le verbe epiphainein nous a donné le mot : épiphanie. Les deux verbes sont à l’infinitif, le premier sans article, le deuxième avec l’article; c’est la même combinaison qu’au v. 76 (« pour préparer… pour accorder »). Ils expriment le résultat de la visitation par le messie.

    v. 80

    • « esprit ». Il est difficile de déterminer s’il s’agit vraiment de l’Esprit-Saint. Mais jusqu’ici Jean-Baptiste a été si étroitement associé avec l’Esprit-Saint que la lettre majuscule semble appropriée.

    • « jour de son apparition (anadeixis) publique ». Le verbe anadeixis signifie : « révéler » et « désigner », et donc il y une atmosphère d’apparition que Dieu a prescrit à Jean-Baptiste. L’utilisation du mot « jour » pour désigner une période de temps reflète le style sémite.

    Commentaire

    Comme dans les deux annonciations, nous avons dans les deux naissances de Jean-Baptiste et Jésus un diptyque avec des motifs parallèles : la circoncision/attribution du nom est accompagnée de l’annonce de la grandeur future de l’enfant, en relation dans le cas du Baptiste avec les merveilles entourant le choix du nom, en relation avec sa naissance dans le cas de Jésus. Ce bel équilibre est un peu brisé par les cantiques ajoutés dans une deuxième étape, le Benedictus pour Jean-Baptiste, le Nunc Dimittis pour Jésus.

    1. La naissance et le nom (1, 57-66.80)

      La naissance de Jean-Baptiste est concentrée sur deux versets marqués par l’atmosphère de l’AT d’épouses stériles à qui Dieu donne la joie de la fertilité. Le v. 57 est l’écho de la naissance d’Ésaü et Jacob par Rebecca (Gn 25, 24), tandis que le v. 58 est l’écho des suites de la naissance d’Isaac par Sara : « Dieu m’a donné sujet de rire » (Gn 21, 6); Marie fut la première à apprendre cette grossesse et est venue saluer Élisabeth, et c’est maintenant au tour des autres parents de venir se réjouir avec elle.

      Aux v. 59-66, Luc met l’accent sur le fait que la conception et la naissance de Jean-Baptiste est une œuvre divine. Il le fait de deux façons.

      1. Les événements merveilleux qui entourent la naissance de Jean-Baptiste

        Alors que Zacharie sait par l’ange Gabriel que la naissance de Jean-Baptiste est l’œuvre de Dieu, son entourage l’ignore. Comment l’apprend-il? D’abord, par l’événement miraculeux où Zacharie, sourd et muet, et donc n’a pas entendu le choix du nom par sa femme, choisit le même nom pour l’enfant (pour le lecteur de Luc, il y a aussi le fait qu’Élisabeth donne à l’enfant le même nom qu’a demandé Gabriel, alors que Zacharie n’a pas pu lui communiquer cette information). Ensuite, par l’événement miraculeux où Zacharie qui retrouve la parole.

      2. Tout ce que l’ange Gabriel a annoncé se réalise
        Annonce par GabrielRéalisation
        13e et tu appelleras son nom Jean.60b Il doit s'appeler Jean
        14 Et tu auras de la joie et de l'allégresse, et beaucoup se réjouiront de sa naissance58b ils (parents et voisins) se réjouirent avec elle.
        20 tu seras réduit au silence et incapable de parler jusqu'au jour où ces choses arriveront64 Aussitôt, Zacharie put ouvrir la bouche ; et, sa langue enfin libérée, il se mit à parler

      Au v. 80 Luc nous fait un sommaire stéréotypé de Jean-Baptiste qui n’est que semi-biographique. Sur le Baptiste, il sait qu’il a commencé sa carrière au désert, et donc il dit à son sujet : « il resta dans le désert jusqu'au jour de son apparition publique ». Il sait qu’il a joué un rôle semi-prophétique au cours de son ministère, et donc « il devint fort en Esprit » pour se préparer à ce rôle. Cette présentation de Luc fait écho à des passages de l’AT, comme celui sur Isaac, fils d’Abraham et Sara, sur lequel on dit : « l’enfant grandit » (Gn 21, 8), comme celui sur Samson sur lequel on dit : « l’enfant grandit, et le Seigneur le bénit, et l’Esprit du Seigneur commença à l’accompagner » (Jg LXX 13, 24-25), comme celui sur Samuel sur lequel on dit : « L’enfant grandissait devant le Seigneur » (1 S 2, 21). Pour Luc, Jean-Baptiste revit l’histoire d’Israël.

    2. Le Benedictus (1, 67-79)

      Tout comme le Magnificat, le Benedictus provient fort probablement d’un cercle de Juifs chrétiens qui partage avec leurs frères juifs le langage militaire des Psaumes et même celui du Rouleau de la Guerre de Qumrân (1QM), sauf que maintenant Dieu est intervenu, et le messie est venu. Ce cercle a la même mentalité des Anawim que celui qui a composé le Magnificat : ils sont détestés par leurs ennemis (71, 74), ils étaient assis dans l'obscurité et l'ombre de la mort (79), et la délivrance de Dieu est le signe de sa miséricordieuse alliance avec son peuple (72-73), car ils sont le « petit reste » qui est demeuré fidèle dans la sainteté et la justice (75). On ne trouve pas dans le cantique une christologie développée qui apparaîtra plus tard dans le NT. Plusieurs indices nous amènent à situer ce cercle dans la communauté chrétienne de Jérusalem, celle que nous décrit Luc au ch. 2 des Actes des Apôtres, une communauté remplie de l’Esprit-Saint et mettant l’accent sur la prophétie.

      1. Le cadre et la structure

        1. Le cadre

          Nous avons déjà fait remarquer que le Benedictus apparaît comme un ajout de Luc dans une deuxième étape dans la rédaction de son évangile. Si le cantique était omis, l’ensemble 1, 57-66 se terminerait en douceur avec le v. 80. Un autre indice de l’ajout est qu’au v. 64 Zacharie ouvre la bouche pour louer Dieu, mais le contenu de cette louange n’apparaît qu’au v. 67.

          La scène a été composée avec un certain parallélisme avec la scène du Magnificat.

          MagnificatBenedictus
          La scène se termine avec un cantique de louange de ce que Dieu a fait, un cantique chanté par Marie qui a reçu l’annonciation de la naissance de JésusLa scène se termine avec un cantique de louange de ce que Dieu a fait, un cantique chanté par Zacharie qui a reçu l’annonciation de la naissance de Jean-Baptiste
          Luc ajoute quelques lignes au cantique pour le rendre approprié au contexte actuel (Marie, comme servante), avec un verbe au futur sur le rôle de la figure dont on a parlé à la scène précédente (« toutes les générations m'appelleront bienheureuse », 48)Luc ajoute quelques lignes au cantique pour le rendre approprié au contexte actuel avec un verbe au futur sur le rôle de la figure dont on a parlé à la scène précédente (« tu iras devant le Seigneur pour préparer ses voies », 76)
          C’est en étant rempli d’Esprit-Saint qu’Élisabeth a pu percevoir la grâce dont Marie a été gratifiéeC’est en étant rempli d’Esprit-Saint que Zacharie prononce sa prophétie sur Jean-Baptiste
          Marie est louée en raison de son rôle préparatoire dans la venue de JésusJean-Baptiste est loué en raison de son rôle préparatoire dans la venue de Jésus

          Nous avons mentionné que l’ensemble des v. 57-66 voulait montrer que ce qu’avait annoncé l’ange Gabriel se réalisait maintenant. Le cantique fera référence à une autre annonce de l’ange qui se réalise, celle du rôle de Jean-Baptiste de « préparer pour le Seigneur un peuple qui est prêt »; maintenant Zacharie sait qu’il s’agit maintenant de préparer la voie pour Jésus.

        2. La structure

          Comme le Magnificat, le Benedictus ressemble à un hymne de louange, et donc comporte trois parties :

          1. Une introduction qui loue Dieu (68a)
          2. Le corps de l’hymne donnant une liste des motifs de louange, commençant avec « parce que » (68b), se poursuivant avec deux strophes bien équilibrés (6b-71b; 72a-75), et une troisième strophe ajoutée en référence à Jean-Baptiste (76a-77b)
          3. Une conclusion en 78a-79b qui récapitule certains des motifs de l’hymne

          Malgré les similitudes avec le Magnificat, le Benedictus n’apparaît pas être du même auteur, et sur le plan grammatical, est une longue phrase avec les verbes principaux au v. 68-69 (« a visité », « a accompli la rédemption », « a suscité une corne de salut »). C’est seulement au niveau du parallélisme des idées qu’on peut faire une division en deux strophes principales, chacune commençant par le rappel de la miséricorde de Dieu pour le peuple ou les pères, puis se poursuivant par ce qu’il a fait pour nous, par fidélité à ses promesses à David et à Abraham. Après cette évocation de l’AT, Luc mentionne Jean-Baptiste qui est le pont entre l’AT et Jésus. L’hymne se termine avec l’eulogie de Jésus (78-79) par qui se réalise le thème de la visite de Dieu par lequel a commencé la première strophe, et le thème de la miséricorde de Dieu qui a amorcé la deuxième strophe.

          Si Luc a emprunté ce cantique au cercle des Anawims de Jérusalem qui célébrait en Jésus messie la réalisation des attentes de l’AT, il a néanmoins ajouté les v. 76-77 afin de l’appliquer au contexte de la naissance de Jean-Baptiste. Mais il l’a ajouté au cantique de façon à respecter l’ordre : l’AT, Jean-Baptiste, Jésus; Jean-Baptiste termine le cycle de la Loi et des Prophètes, il précède Jésus, mais le sommet est atteint avec le messie qui termine le cantique dont le Baptiste ne fait que préparer la venue.

      2. Le contenu

        Tout comme le Magnificat, le Benedictus est une mosaïque dont les morceaux sont inspirés par l’arrière-plan biblique et intertestamentaire. En voici une liste.

        L’arrière-plan du Benedictus
        Introduction de la louange
        68a Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël :
        Ps 41, 14; 72, 18; 106, 48(Terminant les trois livres du Psautier)
        Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël
        1 Rois 1, 48(David, après l’intronisation de Salomon)
        “Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël,
        de ce qu’il a donné aujourd’hui quelqu’un pour s’asseoir sur mon trône,
        et de ce que mes yeux peuvent le voir
        1QM xiv 4-5(« Hymne du retour » après la victoire) :
        Béni soit le Dieu d'Israël,
        qui garde la miséricorde à son alliance
        et des témoignages de salut
        au peuple qu'il a racheté
        Première strophe
        68b Parce qu'il a visité
        68c et a accompli la rédemption de son peuple,
        69a et a suscité pour nous une corne de salut
        69b dans la maison de David son serviteur,
        Document de Damas i 5-12Trois cent quatre-vingt-dix ans après les avoir remis entre les mains du roi Nabuchodonosor de Babylone, il les a visités et a fait en sorte qu'une racine de plante jaillisse d'Israël et qu'Aaron hérite de son pays... Il a suscité pour eux un Maître de Justice pour les guider dans la voie de son coeur.
        Ps 111, 9Il a envoyé la délivrance à son peuple
        Jg 3, 9et le Seigneur suscita pour eux un sauveur pour Israël
        Ps 132, 16-17Je revêtirai du salut ses prêtres...
        Là, je ferai germer la corne de David,
        Ez 29, 21En ce jour, je ferai croître la corne de la maison d’Israël
        1 S 2, 10(L’hymne d’Anne)
        Il élèvera la corne de son oint [messie]
        Ps 18, 3Mon Dieu… la corne de mon salut
        Shemoné Esré (1ier s. ap. JC)(15e bénédiction)
        Que la pousse de David (ton serviteur) croisse rapidement
        Et élève sa corne dans ton salut...
        Que tu sois béni, ô Seigneur, qui fait fleurir la corne du salut
        70 comme il l'a dit par la bouche de ses saints prophètes d'autrefois :
        2 Ch 36, 22pour accomplir la parole du Seigneur, sortie de la bouche de Jérémie, le Seigneur éveilla l’esprit de Cyrus, roi de Perse
        Sg 11, 1Elle fit réussir leurs entreprises grâce à un saint prophète.
        2 Ba 85, 1Aux temps anciens, dans la génération d’autrefois, nos pères ont eu pour soutien les justes et les prophètes saints
        71a le salut par rapport à nos ennemis
        71b et à la main de tous ceux qui nous haïssent,
        Is 49, 6(au Serviteur du Seigneur)
        je t'ai choisi pour être l'alliance des peuples,
        la lumière des nations,
        le salut de tous, jusqu'aux extrémités de la terre.
        Ps de Salomon 10, 9Le salut du Seigneur soit sur la maison d'Israël
        Ps 106, 10(en référence à « nos pères » en Égypte)
        Il les sauva des mains hostiles,
        il les défendit contre la main de l’ennemi
        Ps 18, 18Il me délivre de mon puissant ennemi,
        et de ceux qui me haïssent
        1QM xviii 7-11Et tu nous as gardé ton alliance jadis,
        Et tu nous as ouvert les portes du salut maintes fois
        à cause de ta grâce et de ta miséricorde envers nous…
        afin de supprimer la domination de l’ennemi de sorte qu’elle n’existât plus;
        Deuxième strophe
        72a Montrant sa miséricorde envers nos pères
        72b et se souvenant de sa sainte alliance,
        73 le serment qu'il a prêté à notre père Abraham,
        de nous accorder…
        Mi 7, 20Tu accorderas à Jacob ta fidélité, et ton amitié à Abraham.
        C’est ce que tu as juré à nos pères, depuis les jours d’autrefois.
        Ex 2, 24 (cf Lv 26, 42)Dieu se souvint de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob
        Ps 106, 45Il se souvint de son alliance avec eux,
        et dans sa grande miséricorde il se ravisa.
        Gn 26, 3(Dieu à Isaac, lui donnant Canaan)
        je tiendrai le serment que j’ai prêté à ton père Abraham
        Ps 105, 8-9.11Il s’est toujours rappelé son alliance…
        celle qu’il a conclue avec Abraham,
        confirmée par serment à Isaac…
        quand il a dit : « Je te donne la terre de Canaan
        Jr 11, 5et alors je pourrai tenir l’engagement solennel que j’ai passé avec vos pères
        de leur donner un pays ruisselant de lait et de miel.
        Ps 89, 4J’ai conclu une alliance avec mon élu,
        j’ai juré à David mon serviteur
        74 …que, sans peur,
        délivrés des mains de nos ennemis,
        nous puissions le servir 75 dans la sainteté et la justice,
        devant lui, tous les jours de notre vie.
        Ps 18, 18Il me délivre de mon puissant ennemi
        Jos 24, 14Maintenant donc, craignez le Seigneur et servez-le avec intégrité et fidélité
        1QH xvii 13-14Ceux corrigés par ton jugement tu les délivreras
        afin qu'ils puissent te servir dans la fidélité,
        afin que leur postérité soit devant toi tous les jours
        1 R 9, 4-5Quant à toi, si tu marches devant moi comme David, ton père, d’un cœur intègre et avec droiture… je maintiendrai pour toujours ton trône royal sur Israël
        Is 38, 20Seigneur puisque tu m’as sauvé,
        faisons retentir nos instruments
        tous les jours de notre vie,
        devant la Maison du Seigneur.
        Conclusion
        78a Par la miséricorde sincère de notre Dieu
        78b par lequel nous a rendu visite une lumière montante venue d'en haut,
        Testament de Zabulon 8, 2Car, dans les derniers jours, Dieu enverra sa miséricorde sincère sur la terre, et là où il trouvera une miséricorde sincère, là il habitera.
        Testament de Lévi 4, 4Jusqu’à ce que le Seigneur visite toutes les nations par la miséricorde sincère de son fils à jamais.
        Is 60, 1Resplendis, Jérusalem, resplendis de lumière ; car ta lumière est venue,
        et la gloire du Seigneur s'est levée sur toi.
        Ml 3, 20Pour vous qui craignez mon nom,
        le soleil de justice se lèvera, portant la guérison dans ses rayons
        Nb 24, 17une étoile sortira de Jacob,
        un homme s'élèvera d'Israël,
        Testament de Lévi 18, 3Son astre se lèvera dans le ciel comme celui d’un roi,
        resplendissant de la lumière de la connaissance
        79a apparaissant à ceux qui étaient assis dans l'obscurité et l'ombre de la mort,
        79b guidant nos pas sur le chemin de la paix
        Is 42, 6-7(au serviteur du Seigneur)
        À être lumière des nations,
        à ouvrir les yeux aveuglés,
        à tirer du cachot le prisonnier,
        de la maison d’arrêt, les habitants des ténèbres
        Is 9, 1Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière.
        Sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre, une lumière a resplendi.
        Ps 107, 9-10Il a bien rempli le ventre affamé.
        Certains habitaient dans les ténèbres et l’ombre de la mort
        Is 59, 8Ils ne connaissent pas le chemin de la paix,
        Testament de Juda 24, 1Après cela, une étoile se lèvera pour vus de Jacob, dans la paix,
        et un homme se lèvera de ma descendance,
        comme un soleil de justice, marchant avec les hommes dans la douceur et la justice

        Jetons un coup d’œil sur chacune des composantes du Benedictus.

        1. Introduction (68a)

          Sur le plan du contenu, le Benedictus est une prophétie, mais sur le plan littéraire, c’est un hymne de louange. Et même s’il célèbre quelque chose de nouveau, il renvoie à une continuité avec ce que Dieu a accompli dans le passé, en particulier la promesse d’un messie davidique, d’un salut en fidélité à son alliance. Voilà pourquoi, à l'instar des Psaumes, 1 R 1, 48 et le Règlement de la Guerre à Qumrân proclament, il proclame qu'il faut bénir le Seigneur.

        2. Première strophe (68b-71b)

          On retrouve dans cette strophe la même mentalité qui transparaît dans les écrits de Qumrân où Dieu visite son peuple en suscitant un leader. Pour parler de ce leader, le Benedictus utilise le langage liturgique traditionnel qui évoque la corne ou force de l’oint, i.e. le messie. Comme on le voit dans le discours de Pierre dans les Actes (3, 21), l’action finale de Dieu est perçue dans le contexte d’une longue suite de prophètes qui a préparé le terrain. C’est une action de délivrance par rapport à des ennemis, des ennemis qui représentent toute forme de persécution, comme celle évoquée par la figure du serviteur dans le Deutéro-Isaïe.

        3. Deuxième strophe (72-75)

          Après avoir présenté le salut comme la fidélité de Dieu aux promesses faites à David par l’intermédiaire de prophètes, le Benedictus concentre maintenant son attention sur l’alliance avec Abraham et ses descendants. La strophe commence avec les qualités de Dieu comme l’un des partenaires de l’alliance, et se termine avec les qualités de l’autre partenaire, le peuple. Le but du salut est de pouvoir servir Dieu dans la sainteté et la justice, un langage qui a une saveur liturgique et qui serait approprié aux chrétiens de Jérusalem et leur piété du temple; ainsi, l’intervention de Dieu est perçue comme un renouvellement ou revitalisation de l’alliance ancienne (ce ne sera plus le cas plus tard quand le chrétiens y verront plutôt une nouvelle alliance ou remplacement de l’alliance ancienne).

          La tradition juive parle de serment, d’alliance et des qualités reliées à l’alliance dans les relations de Dieu tant avec Abraham qu’avec David. Aussi, les deux strophes sont très semblables et évoquent les deux figures qui ont fait partie le plus souvent de la prédication chrétienne comme prédécesseur de Jésus.

        4. Troisième strophe (76-77)

          Cette strophe ne ferait pas partie du cantique originel, car elle reprend le récit des v. 59-66, et comme ces versets, elle est une composition de Luc. Elle vise à répondre à la question du v. 66 : « Que sera donc cet enfant ? ». Le v. 76 reprend le v. 17 (« Et il marchera devant Lui… pour préparer pour le Seigneur un peuple qui est prêt ») qui faisait partie du message de l’ange à Zacharie, un message qui est l’écho de Lc 3, 4 (« Voix de celui qui crie dans le désert: Préparez le chemin du Seigneur »), un amalgame de Is 40, 3 et Ml 3, 1.33. L’expression « prophète du Très-Haut » articule les sentiments de Jésus en Lc 7, 26 : « Un prophète? Oui, je vous le dis, et plus qu'un prophète. »

          Au v. 77, le cantique affirme que Jean-Baptiste accordera la « connaissance du salut dans le pardon de leurs péchés », ce qui n’est jamais dit directement dans le récit de son ministère. Néanmoins, Luc est le seul à raconter que Jean-Baptiste donnait des instructions précises sur la façon de se repentir (3, 10-14), ce qui est une façon de partager la connaissance du salut. De plus, en 3, 3, Luc nous dit que Jean-Baptiste prêchait un baptême de repentir « pour la rémission des péchés ».

        5. Conclusion (78-79)

          Une conclusion récapitule ce qui a été dit. Or, la première strophe mentionnait la visite de Dieu, la deuxième l’alliance de miséricorde de Dieu, la troisième Jean-Baptiste qui précède le Seigneur pour préparer ses voies, et maintenant la conclusion parle de la « lumière montante (anatolē) venue d’en haut » par laquelle Dieu « nous a rendu visite » et montré sa « miséricorde », i.e. Jésus que Jean-Baptiste précèdera. Chez les juifs de langue grecque, le mot anatolē (le lever) était utilisé pour décrire le roi davidique attendu, et chez les premiers chrétiens il sera associé au messie. Ainsi, le Benedictus évoque deux grands symboles, la corne de salut dans la maison de David (v. 69) et la lumière montante venue d’en haut, deux symboles qui sont réunis chez le prophète Ézéchiel : « En ce jour-là, je ferai monter une corne pour la maison d’Israël ».

          L’image de la lumière montante appelle celle de ceux qui sont « assis dans l'obscurité et l'ombre de la mort ». Ici, le Benedictus se trouve à évoquer le Ps 107, 9-10 : « Il a bien rempli le ventre affamé. Certains habitaient dans les ténèbres et l’ombre de la mort ». La Magnificat avait repris la première partie de cette citation, le Benedictus en reprend la deuxième partie. Tout cela confirme que l’hymne provient du cercle des Anawim.

        Nous avons déjà présenté le v. 80, mais il vaut la peine de faire une dernière remarque concernant une technique littéraire utilisée par Luc, celle de faire disparaître un personnage en vue de donner toute la place à un autre. C’est par exemple ce qui se passera au ch. 3 où il décrit le ministère de Jean-Baptiste, incluant son emprisonnement par Hérode, avant de raconter que Jésus a été baptisé par Jean-Baptiste; c’est tout à fait illogique, car comment le Baptiste peut-il baptiser s’il est en prison? Mais c'est propre à la technique littéraire de Luc : faire disparaître un personnage de la scène avant de se centrer sur un autre. C’est cette même technique que nous rencontrons ici au v. 80 : il raconte la croissance de Jean-Baptiste et son séjour au désert avant même de raconter la naissance de Jésus, même si seulement quelques mois séparent ces deux naissances; c’est pour Luc il façon de signaler un changement dans notre attention, en faisant disparaître de la scène Jean-Baptiste, pour laisser la place à Jésus.

  6. La naissance et le nom de Jésus

    Traduction de Luc 2, 1-21

    1 En ce temps-là, parut un édit de César Auguste selon lequel il fallait procéder à un recensement du monde entier (2 C'était le premier recensement sous Quirinius, gouverneur de Syrie). 3 Et tous allèrent donc se faire inscrire pour le recensement, chacun dans sa propre ville. 4 Joseph aussi monta de Galilée, de la ville de Nazareth, vers la Judée, dans la ville de David, appelée Bethléem, parce qu'il était de la maison et de la lignée de David, 5 pour se faire inscrire au recensement avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte.

    6 Or, pendant qu'ils étaient là, le temps d'accoucher arriva pour elle ; 7 et elle enfanta un fils, son premier-né. Elle l'enveloppa dans des bandes de tissu et le coucha dans une mangeoire, car il n'y avait pas de place pour eux dans le logement.

    8 Dans cette même région, il y avait des bergers qui faisaient paître leur troupeau et le surveillaient à tour de rôle pendant la nuit. 9 Et un ange du Seigneur leur apparut, et la gloire du Seigneur brilla autour d'eux, en sorte qu'ils furent remplis d'une grande peur. 10 L'ange leur dit : "N’ayez pas peur". "Car voici, je vous annonce une bonne nouvelle, une grande joie qui sera pour tout le peuple : 11 Aujourd'hui, il vous est né dans la ville de David un Sauveur qui est Messie et Seigneur. 12 Et voici votre signe : vous trouverez un bébé enveloppé dans des bandes de tissu et couché dans une mangeoire !

    13 Et soudain il y eut avec l'ange une multitude de l'armée du ciel qui louait Dieu, disant

    14a "Gloire à Dieu au plus haut des cieux,
    14b et paix sur terre à ceux qui sont gratifiés (par Lui)".
    15 Quand les anges les eurent quittés pour retourner au ciel, les bergers s'exhortèrent les uns les autres : "Allons maintenant à Bethléem et voyons l'événement qui a eu lieu, tel que le Seigneur nous l'a fait connaître. 16 Et, partant en hâte, ils trouvèrent Marie et Joseph, avec le bébé couché dans la mangeoire. 17 Ayant vu cela, ils firent connaître l'événement tel qu'il leur avait été annoncé au sujet de cet enfant. 18 Tous ceux qui entendirent furent étonnés de ce que leur disaient les bergers ; 19 mais Marie gardait soucieusement tous ces événements, les interprétant dans son coeur. 20 Et les bergers s'en retournèrent, glorifiant et louant Dieu pour tout ce qu'ils avaient entendu et vu, comme il le leur avait dit.

    21 Et, huit jours après, quand le moment fut venu de circoncire l'enfant, il fut appelé Jésus, nom par lequel l'ange l'avait appelé avant qu'il fût conçu dans le ventre de sa mère.

    Notes

    v. 1

    • « En ce temps-là ». Littéralement : « Aux jours ceux-là »; à comparer avec « aux jours ceux-ci » en 1, 39 et « aux jours d’Hérode, roi de Judée » en 1, 5.

    • « un édit (dogma) ». Si Luc donne un sens technique à dogma, alors il s’agit d’une action entreprise après consultation avec le sénat romain, distinct du psēphisma, une vote de l’assemblée du peuple.

    • « parut ». Littéralement : « Il arriva qu'un édit sortit », une expression grecque sémitisée, probablement sous l’influence de la Septante. Sur egeneto, voir la note sur Lc 1, 9.

    • « César Auguste ». Il s’agit d’Octave, le petit-neveu de Jules César, auquel s’est joint Marc Antoine après l’assassinat de Jules en 44 av. JC pour punir et vaincre Brutus et Cassius à Philippes en l’an -42. Formant au début un triumvirat avec Lepidus et Antoine, Octave devient le seul chef après s’être assujetti Lepidus (-36) et ayant vaincu Antoine et Cléopâtre à Actium (-31). Il reçut le titre d’Auguste du Sénat et du peuple en -27. Il mourut en l’an 14 de l’ère moderne, après avoir désigné Tibère César, son beau-fils, comme successeur; c’est lors de la quinzième année de son règne que Jésus commença son ministère (Lc 3, 1).

    • « selon lequel il fallait procéder à un recensement (apographein) ». Littéralement : « pour que tout le monde s’inscrive », s’il faut comprendre le verbe à la forme moyenne (réfléchie), et non à la forme passive. Le verbe apographein et le nom apographē, même s’ils signifient en général « inscrire », ou « inscription » servent plus spécifiquement à traduire la terminologie latine autour de census. Le but de ce présumé recensement concernerait l’impôt, plutôt que le service militaire dont étaient exemptés les Juifs.

    • « du monde (oikoumenē) entier ». Le mot grec oikoumenē signifie : orbis terrarum, tout le monde civilisé sous le contrôle de l’empereur romain (voir Ac 11, 28 pour la même expression). Comme on ne connaît aucun recensement à l’époque d’Auguste, certains biblistes ont suggéré qu’il s’agirait peut-être ici d’un recensement dans une province, oubliant que Luc utilise le mot , et non oikoumenē pour parler d’une province (voir 4, 25).

    v. 2

    • « C'était le premier (prōtos) recensement sous ». La syntaxe grecque et les variantes textuelles permettent d’autres traductions : « Le premier recensement était sous »; ou « Ce recensement était plus tôt que celui sous »; ou « Ce recensement était avant la fonction de gouverneur de ». Les deux dernières traductions substituent le comparatif proteros (plus tôt que) ou l’adjectif proteros (antérieur) ou la préposition pro (avant) à notre adjectif prōtos (premier), dans le seul but de protéger l’exactitude de Luc en mettant de l’avant l’hypothèse non prouvée qu’il y aurait eu plusieurs recensements sous Quirinius. La réalité est que le recensement est appelé « premier » parce qu’aucun recensement n’a eu lieu en Judée avant celui de Quirinius en l’an 6-7 de notre ère (un recensement que Luc assigne par erreur au temps du roi Hérode le Grand par association avec 1, 5 (« Aux jours d’Hérode, roi de Judée »).

    • « Quirinius ». Publius Sulpicius Quirinius devint légat de Syrie en l’an 6 de notre ère et fut chargé de restructurer la Judée comme province romaine, après avoir déposé Archélaüs, le fils d’Hérode le Grand (Mt 2, 22), qui a régné de l’an -4 à l’an 6 de notre ère.

    • « gouverneur (hēgemoneuein) de Syrie ». Le verbe hēgemoneuein, comme le nom hēgemonos, servaient à traduire des fonctions romaines, comme celui de legatus et procurator, avec la Syrie ayant un legatus, et la Judée un prefectus (ou plus tard un procurateur).

    v. 3

    • « Et… donc ». Le v. 3 fait suite au v. 1, alors que le v. 2 n’était qu’une parenthèse.

    • « tous ». Après l’expression « monde entier » au v. 1, ce mot devrait désigner l’ensemble de la population de l’empire romain. Malheureusement, nos données probantes sur le règne d’Auguste indiquent qu’on tenait des recensements séparés pour les citoyens romains et les habitants non-romains des provinces, comme la Syrie. Historiquement, le recensement de l’an 6-7 était limité à la Judée.

    • « chacun dans sa propre ville ». Bien que pour Joseph « sa propre ville » désigne sa ville ancestrales de Bethléem, Nazareth est appelé « leur propre ville » en 2, 39 pour faire référence à leur lieu de résidence. Pour les recensements romains, nous n’avons vraiment aucune donnée probante sur une pratique où il fallait s’inscrire dans sa cité ancestrale (voir la note du v. 4).

    v. 4

    • « monta (anabainein) ». Le verbe anabainein est l’expression standard de la Septante, reprise par le NT, pour traduire l’ascension vers la région montagneuse de Judée, plus particulièrement vers Jérusalem (voir Mc 10, 32; Jn 2, 13; Lc 2, 42).

    • « de Galilée ». Luc assume que le recensement couvre également la Galilée; mais nous savons que le premier recensement romain sous Quirinius en l’an 6-7 ne couvrait que la Judée, après qu’on eut déposé Archélaüs (la Galilée demeurait une tétrarchie sous le contrôle d’Hérode Antipas, le « Hérode » du ministère de Jésus).

    • « de la ville de Nazareth ». La cité où Joseph et Marie vivaient (2, 39), une affirmation qui est en contradiction avec Mt 2, 11 qui affirme plutôt que Joseph et Marie vivaient à Bethléem.

    • « vers la Judée… Bethléem ». Voir la note de Mt 2, 1.

    • « dans la ville de David ». L’expression désigne normalement Jérusalem, comme en 2 S 5, 7.9. Bethléem était la ville d’origine de David (1 S 16) où il retournait pour des événements familiaux (20, 6.28-29).

    • « parce qu'il était ». La vieille version syriaque (Sinaïticus) présente la leçon « parce que tous les deux », supposant que Marie était aussi de lignée davidique; voir la note de 1,27.

    • « de la maison (oikos) et de la lignée (patria) de David ». Ici comme en 1, 27, Luc affirme que Joseph est de lignée davidique, une affirmation qu’on retrouve ailleurs dans les deux généalogies et en Mt 1, 20. Y a-t-il une différence entre oikos (maison) et patria (lignée)? Il ne semble pas. Certains biblistes ont pensé que ces termes pouvaient signifier que Joseph avait une résidence (oikos) ou une propriété (patria) à Bethléem, et qu’il ne serait allé à Nazareth que pour aller chercher Marie, oubliant l’expression claire de Luc en 2, 39 : « leur propre ville de Nazareth ».

    v. 5

    • « avec Marie ». Que doit-on comprendre ici? Marie devait-elle aussi s’inscrire pour le recensement (ce n’est pas une impossibilité dans la pratique romaine), ou devons-nous penser que Marie accompagnait Joseph pour qu’ils soient ensemble lors de la naissance de l’enfant? Le motif n’est pas clair. Mais il faut totalement rejeter la théorie voulant que Joseph amena Marie avec lui pour dissiper les soupçons d’illégitimité et reconnaître l’enfant comme sien, une théorie née d’un effort d’harmonisation avec Matthieu; chez Luc, il n’y a aucun indice d’un quelconque soupçon d’illégitimité.

    • « sa fiancée ». Sur l’utilisation du mot par Luc, voir la note de 1, 27, et sur sa signification, voir la note de Mt 1, 18. Quelques manuscrits comme les vieilles latines et la vieille syriaque (Sinaïticus) offrent plutôt la recension : son épouse. La question est donc : le texte originel se lisait-il avec « fiancée » que des copistes auraient modifiés, ou l’inverse? On pourrait apporter l’argument que le mot « conjointe » aurait plus de sens, puisque Joseph et Marie semblent maintenant vivre ensemble, ce qui n’était pas le cas plus tôt en 1, 27.24. S’ils ne vivaient pas ensemble, comment pouvaient-ils voyager ensemble? Mais cet argument présuppose que Luc comprenait bien les étapes du mariage dans le monde Juif, une compréhension qui n’est pas explicitée ici (comme Mt 1, 24-25 le fait). Et on peut très bien assumer que Luc ne fait que reprendre sans trop réfléchir le mot « fiancée » qu’il avait utilisé plus tôt en 1, 27 pour parler de Marie. Dès lors, il est bien possible que des copistes juifs aient assumé que Marie et Joseph vivaient ensemble, puisqu’ils voyageaient ensemble, ou encore que des copistes de la Gentilité n’aient pas compris que dans le monde Juif le véritable mariage commençait avec les fiançailles et auraient été scandalisés par la situation d’un voyage ensemble, et donc dans les deux cas ces copistes auraient remplacé « fiancée » par « épouse ». Bref, toutes les hypothèses se défendent bien. Notre décision finale se base sur le fait que les meilleurs manuscrits favorisent la recension originelle de « fiancée ».

    • « qui était enceinte ». Certains biblistes ajoutent « parce qu’elle était enceinte », pour justifier le voyage ensemble. Malheureusement, le « parce que » n’est pas dans le texte originel, et c’est faire du récit quelque chose de trop psychologique. Luc veut plutôt préparer le lecteur au récit de la naissance qui suit.

    v. 6

    • « pendant qu'ils étaient là ». Luc place Marie et Joseph à Bethléem pour quelque temps avant la naissance de l’enfant. Dans le Protévangile de Jacques 18, 1, l’enfant est né dans une grotte avant d’atteindre Bethléem.

    • « le temps d'accoucher arriva pour elle ». Littéralement : « Il arriva (egeneto) lorsqu’ils étaient là que les jours (hemera) pour elle de donner naissance furent accomplis ». Sur les constructions avec egeneto chez Luc, voir la note sur 1, 9. On trouvera une description de naissance similaire avec Élisabeth en 1, 57, cette fois avec le mot « temps » (chronos). Les deux passages sont un écho de l’enfantement de Jacob et Ésaü par Rébecca en Gn 25, 24.

    v. 7

    • « et elle enfanta (tiktein) ». C’est le même verbe tiktein qui est utilisé dans la promesse à Marie en 1, 31; voir la note de 1, 57 sur l’utilisation de gennan (accoucher) dans le cas d’Élisabeth.

    • « un fils, son premier-né (prōtotokos) ». Même si prōtotokos est parfois l’équivalent de monogenēs (unique engendré), comme dans les Psaumes de Salomon 13, 8; 18, 4; 4 Esdras 6, 5, beaucoup de biblistes y voient plutôt la signification de « premier né parmi plusieurs ». Depuis l’époque d’Helvidius (an 380 de notre ère), ce verset a donné lieu à de vives discussions pour déterminer si Jésus a été fils unique ou si Marie a eu d’autres enfants après Jésus (les frères et les sœurs de Jésus mentionnés en Mc 6, 3); voir la note de Mt 1, 25. Pourquoi Luc parle-t-il de « premier-né »? De manière claire, prōtotokos signifie qu’il n’y a pas d’enfant avant Jésus, et donc selon l’AT, Jésus partage le privilège des premiers-nés (Ex 13, 2; Nb 3, 12-13; 18, 15-16). Ainsi, Luc veut simplement préparer le lecteur à la consécration de Jésus comme premier-né en 2, 22-23. Et on peut être premier-né tout en étant fils unique, comme en témoigne cette inscription sur un tombeau près de Léontopolis en Égypte vers l’an 5 av. JC : « Dans les douleurs de l’enfantement d’un premier-né, le Destin m’a conduit à la fin de ma vie ». Bref, prōtotokos chez Luc ne peut servir d’argument pour ou contre la naissance de plusieurs enfants chez Marie.

    • « Elle l'enveloppa (sparganoun) dans des bandes de tissu ». Littéralement : « Elle l’emmaillota ». Le verbe grec sparganoun est dérivé du nom sparganon, un des tissus ou des bandes de tissu utilisées pour envelopper les nouveau-nés. Emmailloter un bébé est le signe de l’attention parentale (Sg 7, 4), et négliger l’emmaillotement exprime la négligence dans la description allégorique de Jérusalem en Ez 16, 4. Notons que le fait même que ce soit Marie elle-même qui emmaillote l’enfant ne prouve pas du tout que la naissance fut miraculeuse ou sans douleurs.

    • « et le coucha dans une mangeoire (phatnē) ». Le mot grec phatnē désigne une « stalle » pour attacher les animaux, ou une « mangeoire », i.e. une auge pour les nourrir. Une stalle peut être extérieure ou intérieure; ce dernier cas est assumé en Lc 13, 15 où un homme détache ses animaux du phatnē pour les amener boire. Une mangeoire peut être une auge mobile placée sur le sol, ou dans une petite cavité rocheuse. Luc ne nous donne pas assez de détails pour être fixé. Le fait d’emmailloter le bébé et de le déposer suggère une mangeoire de type berceau. Les scènes de Noël avec le couffin ont été popularisées par saint François d’Assise qui a fixé le type de mangeoire. Le bœuf et l’âne ont été introduits dans la scène de la nativité en combinant la référence au phatnē (la stalle et la mangeoire présupposent la présence d’animaux) et les lamentations de Dieu dans le texte de la Septante d’Isaïe 1, 3 : « Le bœuf connaît son possesseur, et l'âne le phatnē de son seigneur [kyrios comme en Lc 2, 11] ; pour Israël, il m'a méconnu, et son peuple ne m'a pas compris ».

    • « car il n'y avait pas de place ». L’expression « pas de place » est ambigüe. Signifie-t-elle qu’il n’y avait pas du tout de place pour la famille (donc ils étaient à l’extérieur des logements), ou qu’il n’y avait pas de place « appropriée » pour l’enfant (donc ils sont dans le lieu d'hébergement). Le premier cas semble le plus probable, mais tout dépendant de la signification de « lieu d'hébergement ».

    • « dans le lieu d'hébergement (katalyma) ». Dans la Septante, katalyma traduit cinq termes hébreux différents et est difficile à traduire. En soi, le terme désigne l’endroit où le voyageur dépose (katalyein) ses bagages et fait escale dans son déplacement. En 1 S 1, 18 (LXX), Elqana et Anne demeurent dans un katalyma quand ils visitent le saint lieu de Silo où la prière d’Anne pour un enfant sera exaucée. Le contexte de Luc d’un voyage à Bethléem, une ville ancestrale qui n’est pas son lieu de résidence, est cohérent avec l’idée d’une escale pour voyageur. Dans la scène de la multiplication des pains où les disciples suggèrent à Jésus de renvoyer la foule pour qu’elle trouve où se loger pour la nuit, Luc utilise le verbe katalyein (Lc 9, 12; aussi 19, 7). Parfois, la synagogue pouvait offrir des pièces dans l’édifice principal pour l’hospitalité.

      Fondamentalement, il existe trois propositions chez les biblistes pour interpréter katalyma chez Luc.

      1. Une maison privée.

        Cette coutume des voyageurs qui séjournent dans une maison privée est attestée par 2 R 4, 8-10. Mais en utilisant un article défini (« le » lieu d'hébergement), Luc semble écarter l’idée d’une maison non identifiée. Et Luc aurait certainement donné plus d’information sur le refus d’un parent de les héberger.

      2. Une salle en un endroit non identifié.

        En Lc 22, 11 on a un exemple d’une salle où Jésus veut manger avec ses disciples. Et on a souvent liée cette proposition à celle d’un berceau accroché au plafond, faute de place dans la pièce. Mais en grec, un tel hamac est désigné par aiōra, et non pas phatnē. Et le fait que « lieu d'hébergement » soit précédé de l’article défini écarte l’idée d’un endroit indéfini.

      3. Une auberge à Bethléem ou dans les environs.

        Les auberges de l’époque n’étaient pas des lieux confortables, mais ressemblaient à des caravansérails où de grands groupes de voyageurs étaient hébergés sous un même toit ; les gens dormaient dans des lits de camp ou des plateformes légèrement surélevées, avec les animaux sur le plancher partageant la même salle. Selon Jr 41, 17 il y avait près de Bethléem un tel caravansérail. Malheureusement, quand Luc parle d’auberge dans le récit du bon Samaritain qui amène le grand blessé à l’auberge (Lc 10, 34), il utilise le mot pandocheion, et non pas katalyma.

      Voilà pourquoi, devant l’impossibilité d’apporter plus de précision, nous avons opté pour la traduction générale de « lieu d'hébergement ».

      Tout en étant imprécis sur le type d'hébergement, Luc demeure également imprécis sur le lieu où Jésus est né. La tradition subséquente a fixé le site dans une grotte. La tradition était bien établie au 4e siècle pour que Constantin édifie une basilique en l’an 325 au-dessus d’une série de grottes à Bethléem. Saint Jérôme (347 – 420) a vécu dans une grotte adjacente à celle attribuée à la naissance de Jésus. Cette tradition d’une grotte pourrait provenir en partie de la mention par Luc d’une phatnē, qui est une stalle ou mangeoire pour animaux, et des bergers pour qui les grottes servaient d’abris ou de magasins pour animaux. C’est ce qu’on trouve chez Justin, Dialogue, lxxviii 5. Pour le Protévangile de Jacques 17-18, Joseph a choisi une grotte pour cacher la honte de la naissance d’un enfant illégitime. Mais pour Luc, tous ces détails sont sans intérêt.

    v. 8

    • « Dans cette même région (chōra) ». Le mot grec chōra signifie : la rase campagne. Aujourd’hui, les champs qu’on désigne sous le nom de « Champs des Bergers » se situent à trois kilomètres de Bethléem en direction de la mer Morte. Ceux qui croient que l’information de Luc est historique ont cherché à préciser la date de la naissance de Jésus en fonction du moment où les bergers amènent leurs animaux paître aux champs, si bien qu’on est arrivé avec la théorie d’une naissance le 20 mai ou le 20 avril. Mais il est peu probable qu’une tradition fiable sur la date exacte de la naissance de Jésus ait survécu.

    • « le surveillaient à tour de rôle pendant la nuit ». Littéralement : « gardant les gardes de la nuit ». Luc aime les jeux de mots apparentés. C’est de ce passage dont on s’est servi pour établir dans la nuit la naissance de Jésus. Et minuit fut suggéré par Sg 18, 14-15 : « Un silence paisible enveloppait tous les êtres et la nuit était au milieu de sa course ; alors ta Parole souveraine, quittant les cieux et le trône royal ».

    v. 9

    • « un ange du Seigneur ». Luc a raison d’utiliser l’expression « ange du Seigneur », car au v. 15, le message provient du Seigneur. Voir la note de Mt 1, 20.

    • « apparut (ephistēmi) ». Le verbe ephistēmi est un verbe favori de Luc (18 occurrences sur le total de 21 du NT). Voir la note 1, 11.

    • « d'une grande peur ». Littéralement : « Il eut peur d’une grand peur », un autre cas de jeu de mots apparentés. La peur est la réaction standard devant une apparition angélique (1, 12-13.29-30).

    v. 10

    • « Car voici ». Voir la note de 1, 44.

    • « je vous annonce une bonne nouvelle (euangelizesthai) ». Littéralement : « je vous évangélise ». Euangelizesthai (relié au nom euangelion, « évangile »), est un autre mot favori de Luc (10 occurrences sur le total de 11 dans les évangiles). Il a également utilisé ce verbe pour la naissance de Jean-Baptiste en 1, 19.

    • « qui sera pour tout le peuple ». En grec, l’expression « tout le peuple » est au datif, ce qui est commun chez Luc après le verbe être. De quel peuple parle-t-on? Le présent contexte d’un sauveur davidique suggère qu’il s’agit seulement du peuple d’Israël (voir Lc 3, 21; 7, 29 8, 47 etc.).

    v. 11

    • « vous ». On peut présumer qu’il s’agit des bergers et du peuple.

    • « Aujourd'hui (sēmeron) ». Sēmeron est l’un des mots favoris de Luc (20 occurrences), et exprime sa vision d’une eschatologie réalisée, i.e. à portée de main. On peut noter qu’une telle expression conviendrait parfaitement pour une célébration de la naissance du Christ, mais une telle fête n’est pas attestée si tôt.

    • « la ville de David ». Voir la note sur 2, 4.

    • « un Sauveur (sōter) ». Plus tôt (1, 47), Luc a utilisé ce terme pour l’appliquer à Dieu, mais en 1, 69 Jésus a déjà été désigné « une corne de salut ». Ni Mathieu ni Marc n’utilisent sōter pour parler de Jésus; voir Jean 4, 42.

    • « Messie (christos) et Seigneur (kyrios) ». La combinaison christos kyrios (littéralement : « Christ, Seigneur », sans article n’apparaît nulle part ailleurs dans le NT; d’autres possibilités de traduction sont « Christ le Seigneur » et « le Oint Seigneur ». Ailleurs, il apparaît une fois dans la Septante dans une mauvaise traduction de Lamentations 4, 20, et les Psaumes de Salomon 17, 36. Il y a eu plusieurs propositions pour expliquer cette expression inusité : une mauvaise traduction d’une expression hébraïque de forme construite qui devrait être : « Oint ou Messie du Seigneur » (comme en 2, 26), ou encore une erreur de scribe. Quoi qu’il en soit, Luc est le seul évangéliste à utiliser si souvent le nom « Seigneur » pour désigner Jésus (14 occurrences, alors que Matthieu et Luc ne l’utilisent qu’une seule fois).

    v. 12

    • « votre signe ». Littéralement : « un signe à vous ». Cette leçon est soutenue par le codex Vaticanus, alors que plusieurs autres manuscrits comme le codex Bezae présentent la leçon : « le signe pour vous ». La présence de l’article définie est sans doute empruntée à Ex 3, 12; 1 S 2, 34; 14, 10; 2 R 19, 29; 20, 9; Is 37, 30 38, 7).

    • « un bébé (brephos) ». Le terme brephos (ici et au v. 16) désigne un enfant nouveau-né. Voir l’utilisation de paidion (enfant) au v. 17.

    • « et couché ». Le verbe est omis par les codex Sinaïticus et Bezae.

    v. 13

    • « Et soudain il y eut (egeneto) ». Une autre construction avec egeneto. Voir la note sur 1, 9.

    • « avec l'ange ». La vieille version syriaque du Sinaïticus ajoute : « avec lui ». Cette variante et celle au début du v. 15 par rapport aux anges signalent la maladresse de 13-14 dans le présent contexte. Dans mon commentaire, je suggèrerai qu’il s’agit d’un autre cantique ajouté par Luc dans une deuxième étape dans son édition du récit de l’enfance.

    • « une multitude ». L’armée céleste est innombrable; la multitude ici n’épuise pas leur nombre.

    • « louait (ainoun) ». Le verbe ainoun est un autre mot favori de Luc (six ou sept occurrences, comparativement à deux occurrences ailleurs dans le NT). Le verbe est participe pluriel qui modifie un nom au singulier (multitude), une construction rugueuse; l’ordre des mots portent peut-être la marque d’une influence sémitique.

    v. 14

    • « Gloire ». En 2, 9 la « gloire du Seigneur » a la connotation d’une manifestation de la majesté divine; ici « gloire » est plutôt l’honneur que les hommes et les anges doivent rendre à Dieu.

    • « au plus haut des cieux ». L’expression traditionnelle : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux » est parfois comprise par erreur comme signifiant : « au plus haut degré », ce que le texte grec ne dit pas.

    • « et paix sur terre à ceux (anthrōpois) qui sont gratifiés (eudokia) [par Lui] ». Quelle signification doit-on donner à eudokia? Selon le dictionnaire ce mot signifie : bonne volonté, faveur, plaisir, vœu, désir. Mais la question est : cette réalité est-elle humaine ou divine? Notons que les meilleurs manuscrits nous donnent un mot au génitif (complément de nom) : des hommes de eudokia. La version syriaque de la Pheshitta et Tatien interprètent ce verset comme une référence à ceux qui sont l’objet de l’estime ou de l’opinion favorable de leurs semblables. La Vulgate et la tradition catholique ont traduit la phrase par « hommes de bonne volonté ». Aujourd’hui, les biblistes ont plutôt tendance à considérer eudokia comme une réalité divine, et donc doivent ajouter « par lui » au texte pour le rendre intelligible, comme l’a fait la version copte sahidique. La Bible de Jérusalem a traduit : « aux hommes objets de sa complaisance » et la TOB par « pour ses bien-aimés ». Un parallèle avec les manuscrits de la mer Morte suggère que eudokia désigne la volonté ou faveur de Dieu en choisissant les personnes. En Lc 10, 21, Jésus louera son Père, le Seigneur du ciel, pour s’être révélé aux tout-petits, « car tel est ton eudokia ». Cette signification de eudokia traduit l’idée que la paix accordée par Dieu s’étend également au peuple qu’il a choisi, tout comme dans le Psaume de Salomon 8, 39 (33): « Pour nous et nos enfants à jamais (tu réserves) ta bienveillance (hē eudokia) : Seigneur, notre sauveur, nous ne chancellerons plus, jusqu'à la fin des temps. »

      Considérons maintenant l’ensemble de la phrase. Il n’y a aucun verbe, ce qui suggère un modèle sémitique. L’expression « Gloire (soit) à Dieu » apparaît plus comme une exhortation qu’une simple déclaration (« Dieu est glorifié ») : la façon dont Dieu a manifesté sa gloire et apporté la paix doit être proclamée et reconnue en ce jour. Deux modèles de versification ont été proposés pour ce verset.

      1. Trois vers

        Gloire au plus haut à Dieu,
        Et sur terre paix,
        (et) parmi les hommes faveur divine.

        Les mots ou expressions sont regroupés à trois catégories : un nom au nominatif (souligné), i.e. « gloire » et « paix »; l’expression d’une localisation (double souligné), i.e. « au plus haut », « sur terre »; l’expression qui exprime une direction (souligné sous forme de vague), i.e. « à Dieu », « parmi les hommes ». Le premier vers comporte trois éléments, le deuxième et le troisième deux chacun. Un nom au nominatif apparaît dans chaque vers, l’expression de direction du premier vers est appariée à celle du troisième vers, et l’expression de localisation du premier vers est appariée à celle du deuxième vers. Ce modèle exige que eudokia (faveur divine) soit au nominatif, ce qu’on trouve dans la version syriaque et copte boharique, ainsi que dans la majorité des manuscrits grecs ultérieurs, comme celui connu de Luther et du comité qui a produit la traduction King James. Malheureusement, la plupart des biblistes considèrent que le nominatif de eudokia a été introduit par un copiste pour l’uniformiser avec les deux autres mots au nominatif (« gloire », « paix »), surtout que le génitif du texte originel, un écho d’une tournure sémitique, apparaissait comme un barbarisme.

      2. Deux vers

        Gloire au plus haut à Dieu,
        Et sur terre paix parmi les hommes gratifiés (par lui).

        Dans cette structure, chaque vers comporte trois éléments : un nom au nominatif (souligné), une expression de localisation (double souligné), et une expression de direction (souligné sous forme de vague). Malheureusement, le parallélisme est imparfait, car le deuxième vers est plus long que le premier (certains biblistes pensent que c’est Luc qui a ajouté le mot « gratifié » au texte originel, provoquant un déséquilibre du vers). Ici, eudokia est au génitif (complément de nom), une version soutenue par les meilleurs manuscrits grecs et les vieilles versions latines et copte sahidique. Les manuscrits de la mer Morte ont révélé des textes équivalents à la fois en hébreu (enfants de sa bonne volonté, 1QH iv 32-33; xi 9) et en araméen (un homme de sa bonne volonté, 4Q 18). Un dernier argument en faveur de cette versification en deux vers nous est donné par le parallèle avec Lc 19, 38 qui sera discuté dans notre commentaire.

    v. 15

    • « Quand (egeneto hōs) … ciel, les bergers ». Une autre construction lucanienne avec egeneto. Voir la note sur 1, 9. Littéralement : « Et il arriva que lorsque… ciel, les bergers ». La conjonction de temps hōs apparaît 58 fois en Lc/Ac.

    • « les anges les eurent quittés ». Plusieurs manuscrits des vieilles latines ont le singulier; voir la note du v. 13.

    • « s’exhortèrent ». Littéralement : « Ils disaient ».

    • « allons (dierchesthai) ». Le verbe dierchesthai survient trois fois plus fréquemment en Lc/Ac que dans le reste de tout le NT.

    • « voyons l’événement (rēma) ». C’est un sémitisme : le mot rēma signifie « parole »; mais ici et au v. 17 et 19 il traduit la connotation double du mot hébreu dābār, « parole, fait ». Ici, c’est un fait qui est parlant.

    • « le Seigneur ». En fait, c’est un « ange du Seigneur » qui a fait la révélation; voir la note de 2, 9 et 1, 45.

    v. 16

    • « en hâte (speudein) ». Littéralement : « se hâtant ». Luc est le seul à donner à ce verbe une signification intransitive, si bien qu’il prend la forme d’un adverbe accompagnant un verbe. Cette hâte implique l’obéissance immédiate des bergers à la révélation. Voir la note de 1, 39.

    • « ils trouvèrent (aneuriskein) ». Le verbe aneuriskein ne se trouve ailleurs dans le NT qu’en Ac 21, 4; c’est le verbe apparenté euriskein (trouver) qui a été utilisé au v. 12.

    • « Marie et Joseph ». La vieille version syriaque du Sinaïticus renverse cet ordre. Placer Marie en premier pourrait refléter un grand respect pour la mère du messie, comme en Mt 2, 11 dans la scène des mages : « Ils virent l’enfant avec Marie sa mère ».

    v. 17

    • « Ayant vu cela ». Ce qu’ils ont vu est le bébé dans la mangeoire, ce qui était le signe que leur avait donné l’ange (v. 12) et l’événement qu’ils voulaient voir.

    • « ils firent connaître ». Il semble que ce ne sont pas seulement les parents qui sont visés ici, mais aussi l’auditoire mentionné pour la première fois au verset suivant.

    • « l’événement ». Voir la note du v. 15.

    • « cet enfant (paidion) ». Le vocabulaire passe de brephos (« bébé », v. 12 et 16) à paidion (ici et 2, 27.40), le diminutif de pais (« garçon, serviteur »). Mt 2, 11 utilise paidion dans une scène similaire.

    v. 18

    • « Tous ceux qui entendirent ». Jusqu’ici on n’avait jamais mentionné la présence d’un auditoire sur le lieu de naissance. La même expression fut utilisée en 1, 66 après la circoncision et l’attribution du nom à Jean-Baptiste; mais à ce moment nous avions été préparé par l’information voulant que les voisins et les parents étaient présents et que la nouvelle s’était répandue dans « toute la région montagneuse » (1, 58.65). Les deux récits de naissance et d’attribution du nom sont interdépendants.

    • « furent étonnés ». Le verbe grec est typiquement lucanien, et cette même réaction survient en 1, 21.63 et 2, 33.

    v. 19

    • « mais Marie ». Luc poursuit sa description des réactions de l’ensemble des personnages : les bergers (17), ceux qui entendirent (18), et maintenant la mère. Dans les dix autres occurrences dans le récit de l’enfance, le nom de Marie apparaît dans sa forme hébraïsée Mariam, mais ici plusieurs manuscrits ont Maria (comme en 1, 41).

    • « gardait soucieusement (synterein) ». Luc utilise ici le verbe synterein, et diaterein dans la scène parallèle de 2, 51. Ce qui est exprimé est plus que la simple mémoire des événements car synterein doit être compris en lien avec le verbe qui suit, symballein (méditer) : les événements difficiles qui sont survenus doivent être retenus dans le but de les interpréter correctement.

    • « tous ces événements (rēma) ». Le pluriel de rēma (note du v. 15). La position de « tous » est emphatique.

    • « les interprétant (symballein) ». Le verbe symballein, souvent traduit par « converser avec, réfléchir, méditer sur, comparer, rencontre », signifie littéralement : « jeter côte à côte ». Il exprime donc l’idée de chercher à interpréter des événements obscurs, trouvant souvent une réponse avec l’aide divine.

    • « dans son cœur ». L’expression est reliée au verbe symballein (interprétant). Mais l’expression équivalente en Gn 37, 11 (LXX : « quant au père, il gardait (diaterein) ces choses (rēma) ») nous amène à penser que la portée de l’expression inclut aussi le verbe précédent.

    v. 20

    • « les bergers s'en retournèrent ». Au sujet des verbes de départ pour terminer une scène dans le récit de l’enfance, voir la note de 1, 23.

    • « et louant … tout ». La combinaison de « glorifiant » et « louant » apparaît dans la Septante de Dn 3, 26.55. Cette combinaison était déjà associée avec l’armée céleste en 2, 13-14.

    v. 21

    • « Et (kai)… quand (hote) ». Cette structure « kai hote » apparaît 22 fois en Lc/Ac, mais seulement trois fois dans le reste du NT.

    • « huit jours après ». La circoncision de Jean-Baptiste était datée « au huitième jour »; voir la note de 1, 59. La même datation est utilisée par Luc 9, 28 pour la transfiguration (contre six jours chez Marc 9, 2), mais cela semble une pure coïncidence.

    • « quand le moment fut venu de circoncire l'enfant ». Littéralement : « quand les huit jours furent accomplis pour le circoncire ». L’expression « les jours furent accomplis » se trouve également dans le récit de la naissance de Jésus (v. 6) et la purification (v. 22), et c’est la façon pour Luc de relier les trois événements. Mais c’est une expression plutôt gauche, car elle pourrait aussi signifier que le temps pour circoncire l’enfant était passé. Mais au v. 6 l’expression signifie clairement que le temps prévu pour donner naissance était arrivé, cela semble le cas aussi au v. 22. Le verbe « circoncire » est introduit en grec par un article au génitif, et une telle structure joue le rôle d’une proposition consécutive, i.e. elle décrit le résultat de ce que les huit jours soient accomplis; c’est une structure que Luc utilise assez souvent. Selon les meilleurs manuscrits, il s’agit de circoncire « lui ». Pour enlever toute ambiguïté, plusieurs copistes ont clarifié la phrase en modifiant « lui » par paidion (enfant), comme nous l’avons fait ici.

    • « il fut appelé Jésus, nom ». Littéralement et de manière tautologique : « son nom fut nommé Jésus », comme en 1, 31 : « tu nommeras son nom Jésus »; sur ce sémitisme, voir la note de Mt 1, 21. L’affirmation sur Jésus après sa circoncision combine pratiquement les affirmations faites par les deux parents de Jean-Baptiste après sa circoncision : « Il doit se nommer Jean » (1, 60), et « Jean sera son nom (1, 63).

    • « avant qu'il fût conçu dans le ventre ». De nouveau, Luc évoque de manière délibérée la formulation du message de l’ange en 1, 31 : « Tu concevras dans ton ventre ».

    Commentaire

    1. La structure du récit en 2, 1-40

      Comme il nous a présenté les deux annonciations sous forme de diptyque, Luc présente également les deux naissances sous forme de diptyque.

      Diptyque sur la naissance
      (première étape de composition lucanienne)
        
      1, 57-66.802, 2-12.15-27.34-40
      Naissance, attribution du nom / grandeur de J.-B.Naissance, attribution du nom / grandeur de Jésus
        
      Avis de naissance : réjouissances chez les voisins (57-58) Scène de naissance (1-20) : Cadre (1-7) : Recensement impliquant les deux parents, naissance à Bethléem.
      Scène de la circoncision / attribution du nom (59-66)
      • Les deux parents impliqués dans l’étonnement autour de l’attribution du nom, indiquant la grandeur future de l’enfant
      Annonciation (8-12) : *
      1. L’ange du Seigneur apparaît aux bergers tout près
      2. Les bergers sont remplis de peur
      3. Le message
        1. N’ayez pas peur; grande joie
        1. Aujourd’hui est né dans la ville de David
        2. Un Sauveur qui est Messie et Seigneur
      1. Le signe : un bébé enveloppé et couché dans une mangeoire

      Réactions (15-20) :
      • Les bergers se rendirent à Bethléem, virent le signe; firent connaître l’événement;
      • Tous sont étonnés;
      • Zacharie parle louant Dieu;
      • Tous les voisins ont peur;
      • Tous ceux qui entendirent gardèrent les événements dans leur cœur.
      • Les auditeurs sont étonnés
      • Marie garde ces événements dans son cœur;
      • Les bergers s’en retournent, glorifiant et louant Dieu

      Avis de circoncision / attribution du nom

      Scène de la présentation au temple (22-27.34-38);

      • Cadre (22-24) : purification des parents; consécration du premier-né, selon la Loi
      • Salutation de Syméon (25-27.34-35); poussé par l’Esprit-Saint, Syméon bénit les parents, et prophétise l’avenir de l’enfant
      • Salutation d’Anne (36-38)
      Conclusion (80)
      • Refrain sur la croissance de l’enfant.
      • Son séjour au désert
      Conclusion (39-40) :
      • Retour en Galilée et à Nazareth
      • Refrain sur la croissance de l’enfant

      * Voir le tableau des étapes de l’annonciation de naissance

      La séquence générale de ce diptyque est clairement semblable : la séquence naissance / circoncision / attribution du nom est suivie de réactions de l’auditoire et se termine avec un refrain sur la croissance de l’enfant, une transition vers leur ministère. Mais c’est dans le détail qu’on note un certain nombre de divergences : la scène sur Jean-Baptiste est centrée sur la circoncision et l’attribution du nom, avec la présence des parents, tandis que celle sur Jésus est centrée sur sa naissance avec la présence des parents; la réaction de l’entourage a lieu à la circoncision chez Jean-Baptiste, tandis qu’elle survient lors de l’annonciation de sa naissance par l’ange dans la scène sur Jésus. Ce dernier point appuie l’idée que le centre d’attention n’est pas la naissance de Jésus, mais l’annonciation angélique interprétant la signification de cette naissance pour les bergers, et leur réaction à cette bonne nouvelle.

      Dans cette perspective, on peut présenter ainsi la séquence du récit.

      1. Cadre (1-7) :
        1. L’occasion du recensement amène Joseph et Marie à Bethléem (1-5)
        2. Pendant ce séjour, Marie enfante Jésus; elle l’emmaillote et le couche dans une mangeoire (6-7).
      2. Annonciation (8-14) :
        1. Dans les environs, un ange du Seigneur annonce aux bergers la naissance du Sauveur, Messie, et Seigneur, leur donnant le signe d’un bébé dans une mangeoire (8-12)
        2. Une multitude de l’armée céleste apparaît et récite le Gloria (13-14)
      3. Réactions (15-20) :
        1. Les bergers vont à Bethléem voir le signe; et l’ayant vérifié, ils font connaître ce qu’on leur avait dit (15-17)
        2. Les auditeurs sont étonnés; Marie garde ces événements dans son cœur; les bergers s’en retournent, glorifiant et louant Dieu (18-20).

      Le point culminant de la scène se situe dans la troisième partie quand tous les personnages de la première partie (Joseph, Marie, bébé) sont rejoints par ceux de la deuxième partie (les bergers) qui louent Dieu pour avoir accompli sa parole pour eux. Mais c’est dans la deuxième partie que le ciel et la terre se rencontrent, et que la signification de la naissance survenue à Bethléem est interprétée par les anges.

      S’il faut chercher un vrai parallèle à l’annonciation aux bergers, on le trouvera dans le récit des mages de Mt 2, 1-12. Chez les deux évangélistes, après un premier chapitre où on informe un des parents sur la naissance prochaine de Jésus, le deuxième chapitre présente la même séquence d’événements :

      • une brève mention de la naissance à Bethléem,
      • la révélation de cette naissance à un groupe qui n’était pas présent (les bergers, les mages),
      • l’arrivée du groupe à Bethléem guidé par une révélation
      • la découverte de l’enfant avec Marie (et Joseph),
      • une reconnaissance de leur part de ce que Dieu a accompli
      • le retour au lieu d’où ils venaient

      Ce groupe qui reçoit une révélation est le point central du récit, car la naissance de Jésus est un moment christologique. Nous avons déjà expliqué que pour la jeune communauté chrétienne, c’est d’abord la résurrection de Jésus qui a été le moment christologique, avec les apôtres comme premiers récipiendaires, qui proclamèrent la bonne nouvelle du salut et provoquèrent une réaction double : acceptation / hommage ou rejet / persécution. Beaucoup plus tard, on a déplacé ce moment christologique pour le situer à la naissance même de Jésus. Les récipiendaires de la bonne nouvelle sont maintenant un autre groupe (mages, bergers). La révélation se fait par un autre canal : une étoile pour les mages, l’annonce angélique pour les bergers. Cette révélation suscite une double réaction : d’une part, l’accueil et l’expression d’hommage chez les mages et les bergers, d’autre part, le rejet et la persécution tant de la part d’Hérode, des prêtres, des scribes que de la part de ces événements annoncés par Syméon.

    2. Le cadre de Bethléhem (2, 1-7)

      1. Le recensement dans le monde entier (1-5)

        Luc commence son récit avec un recensement du monde entier ordonné par l’empereur Auguste, et conduit par Quirinius, qui obligea Joseph à quitter Nazareth en Galilée pour se rendre dans sa ville ancestrale de Bethléem. Cela fournit l’occasion pour faire naître Jésus à Bethléem à l’époque d’Hérode le Grand, roi de Judée. On se réfèrera à l’annexe VII sur l’analyse de la valeur douteuse sur le plan historique de cette information. Qu’il nous suffise ici de relever deux points importants.

        • Il n’existe aucune donnée probante d’un quelconque recensement sous l’empereur Auguste qui aurait couvert tout l’empire, ni d’un recensement qui aurait obligé les gens à aller s’inscrire dans leur ville natale
        • Le seul recensement conduit par Quirinius, alors légat de Syrie, s’est produit vers l’an 6 ou 7 de l’ère moderne, soit dix ans après la mort d’Hérode le Grand

        Qu’est-ce à dire? Écrivant plus de 80 ans après la naissance de Jésus, Luc n’était peut-être pas au courant qu’il y avait eu deux périodes troubles liées aux rois de Judée, l’une à la mort d’Hérode le Grand en l’an 4 av. JC, l’autre à la mort de son Fils Hérode Archélaüs en l’an 6 de notre ère, quand les Juifs se révoltèrent contre le recensement de Quirinius.

        Pourquoi Luc a-t-il recours à cette mémoire confuse pour créer le cadre de la naissance de Jésus? Il s’est doute senti forcé de trouver une façon d’expliquer le déplacement de Joseph et Marie à Bethléem, puisqu’il assumait que le couple était résident de Nazareth en Galilée (pour Matthieu, Marie et Joseph étaient des résidents de Bethléem, non de Nazareth). Mais est-ce là sa motivation unique et la plus importante? Pourquoi avoir justement choisi l’occasion d’un recensement? Voici quatre réponses possibles qui ne s’excluent pas l’une l’autre.

        1. Un commencement solennel

          Quand les évangiles ont été rédigés, le moment christologique, i.e. la reconnaissance de Jésus comme Christ et Seigneur, originellement située au moment de la résurrection de Jésus, s’était déplacé au début du ministère de Jésus. Marc soulignera le caractère solennel de ce moment en citant Is 40, 3 (« Une voix proclame : « Dans le désert dégagez un chemin pour le Seigneur ») qui saluait la réalisation du rêve du retour d’exil. Jean 1, 19 soulignera le début de ce grand procès qu’est son évangile en amenant Jean-Baptiste comme premier témoin. Luc, pour sa part, soulignera ce grand moment du début du ministère de Jésus en le situant dans le cadre des grands chefs du monde et des chefs locaux (l’empereur Tibère César, le préfet de Judée, Ponce Pilate) qui seront impliqués dans les grands changements qui s’annoncent. Avec son récit de l’enfance, Luc déplace maintenant le moment christologique pour le situer à la conception et à la naissance de Jésus. Et il procède alors de la même façon en plaçant cet événement dans le cadre des chefs du monde et des chefs locaux (l’empereur Auguste César, le légat de Syrie Quirinius).

        2. Auguste, le sauveur pacifique

          Si Luc souligne que Jésus est né sous le règne d’Auguste, c’est qu’il se souvenait sans doute que c’est l’empereur qui avait pacifié le monde. En effet, Auguste avait réussi à mettre fin aux guerres intestines à la suite de l’assassinat de Jules César, si bien qu’en l’an -29 on avait fermé les portes du sanctuaire de Janus ouvert en périodes de guerre. Dans la pacification par Auguste, on a vu la réalisation de la promesse mystique décrite par Virgil dans son quatrième Églogue (voir l’annexe IX). Aussi entre l’an 13 et 9 av. JC, on érigea un monument faisant la propagande des idéaux d’Auguste, un monument, avec un autel et une inscription (Ara Pacis Augustae), qui existe encore aujourd’hui à Rome. Pendant ce temps, dans les cités grecques d’Asie Mineure, on adopta le 23 septembre, la date de naissance d’Auguste, comme premier jour de l’année, désignant l’empereur comme « sauveur du monde ». Aussi, ce n’est pas un hasard si Luc présente la naissance de Jésus avec cet arrière-plan : pour lui, la paix véritable pour le monde est apportée par Jésus; le témoignage de la pax Christi n’est pas celui de l’autel fait de mains d’homme, mais celui proclamé par l’armée céleste à ceux choisis par Dieu; la naissance qui marque le début des temps nouveaux n’a pas eu lieu à Rome, mais à Bethléem; l’inscription de Priène (« La naissance de dieu a marqué le commencement de la bonne nouvelle au monde ») a été réinterprété par : « Je vous annonce une bonne nouvelle, une grande joie qui sera pour tout le peuple : Aujourd'hui, il vous est né dans la ville de David un Sauveur qui est Messie et Seigneur ».

        3. Les souvenirs évoqués par le recensement

          Pour qui connaît l’AT, il y a un recensement fameux qui a retenu l’attention, celui commandé par le roi David (2 S 24), malgré l’opposition de son général Joab. Une fois le recensement complété, David se voit puni par Dieu pour avoir ainsi empiété sur sa souveraineté : la peste dévaste le pays et s’arrêtera à Jérusalem, au lieu qui deviendra celui du temple. Pour Luc, le souvenir de ce recensement était peut-être associé à la cité de David et au temple. Le recensement de Quirinius à des fins fiscales a dû aussi marquer son imagination, car il déclencha la rébellion de Judas le Galilée, le fondateur du mouvement zélote et ultranationaliste qui connaîtra son apogée avec la révolte juive contre Rome, réprimé dans le sang, avec la destruction du temple en l’an 70 de notre ère. Quand les évangiles sont écrits, le mouvement messianique juif a mauvaise presse dans le monde romain. Cette situation politique sensible a marqué le récit de la passion chez Luc : il y a chez lui une insistance sur l’innocence de Jésus par rapport à toute ambition politique, et trois fois il met dans la bouche de Pilate (23, 4.14.22) l’affirmation de l’innocence de Jésus par rapport aux charges contre lui, en particulier celui du refus de payer l’impôt. Est-ce en continuité avec ce débat que Luc présente les parents de Jésus comme obéissant à ce même recensement qui a soulevé la révolte de Judas le Galiléen, et désassociant alors Jésus de toute forme de rébellion? Selon cette perspective, Luc mettrait en contraste deux recensements : le premier qui cause un désastre, le deuxième qui amène le Sauveur du monde.

        4. Le recensement du Ps 87, 6

          La question demeure : qu’est-ce qui a amené Luc à associer le recensement à la naissance de Jésus sur le plan théologique? Il est possible que ce soit le Psaume 87 qui décrit avec une exagération joyeuse comment les gens de diverses nations viennent à Jérusalem et apprennent à connaître le Seigneur qui, à son tour, les inscrit comme citoyen de Sion, si bien que chacun y trouve un chez soi spirituel. Ps 87, 6 dit plus explicitement : « Le Seigneur inscrit dans le livre des peuples : "A cet endroit est né tel homme" ». Mais il existe une traduction grecque, qui a fait partie de l’Hexapla d’Origène, appelée Quinta (en référence à la 5e colonne des versions grecques), et rapportée par Eusèbe de Césarée (Commentaire sur les psaumes), qui lit ainsi ce verset : « Dans le recensement des peuples, celui-là naîtra là ». Comme la Septante parle de naissance de princes et la version araméenne du psaume parle d’éducation d’un roi, le « celui-là » dans la version de la Quinta a pu être interprétée comme la prophétie de la naissance future du roi messianique lors d’un recensement du peuple. Comme cette version de base de la Quinta montre de grandes affinités avec une version révisée de la Septante que les biblistes datent du 1ier siècle de l’ère moderne, on peut émettre l’hypothèse que Luc a connu la Quinta, comme en témoigne Ac 2, 18. Ainsi, le Ps 87, 6, dans la version de la Quinta, se trouvant à annoncer la naissance du messie lors recensement, a pu être le catalyseur chez Luc pour associer la naissance de Jésus avec le recensement de Quirinius (associé accidentellement au mauvais roi Hérode), et avec un brin d’exagération, en l’étendant à l’univers entier.

      2. La naissance, l'emmaillotement et la mangeoire (6-7)

        La description de la naissance de Jésus est très brève : lors du séjour de Joseph et Marie à Bethléem, le temps vint pour Marie d’accoucher, et elle enfanta un premier-né. De manière curieuse, l’intérêt de Luc est plus centré sur ce qu’elle fait avec son bébé : elle l’emmaillote et le dépose dans une mangeoire, un détail qu’il répètera aux v. 12 et 16. Ce détail doit être significatif. Malheureusement, peut-être sous l’influence de la coutume de la crèche de Noël popularisée par saint François d’Assise fameux pour son amour de la pauvreté, la piété populaire a vu dans cette scène l’expression du dénuement et de la pauvreté des parents de Jésus et l’insensibilité d’un quelconque aubergiste. Tel n’est pas signification que Luc entend donner à cette scène.

        Quelle est la signification de la mangeoire? Rappelons que l’ange l’a présentée comme un signe (v. 12). La réponse à cette question nous vient probablement de la version de la Septante de Is 1, 3 : « Le bœuf connaît son propriétaire, et l'âne, la mangeoire (phatnē) de son maître ; pour Israël, il m'a méconnu, et mon peuple ne m'a pas compris ». Le point de vue de Luc est que cette phrase d’Isaïe n’est plus valable, car à travers les bergers qui se sont rendus à la mangeoire pour y trouver leur Seigneur et se sont mis à louer Dieu, c’est tout le peuple qui a reconnu la mangeoire de son Seigneur.

        La signification de l’absence de logement peut être éclairée par Jr 14, 8, une imploration adressée au Seigneur et Sauveur d’Israël : « Pourquoi te comporter comme un étranger au pays, comme un voyageur qui demeure dans un lieu d'hébergement (katalyma)? ». Maintenant le Seigneur et le Sauveur ne demeure plus dans un logement de voyageur.

        La signification de l’emmaillotement est reflétée par Sg 7, 4-5 dans lequel Salomon, le plus riche des rois de Juda affirme : « J’ai été soigneusement emmailloté et soigné. Aucun roi n’a débuté autrement à la naissance ». L’emmaillotement peut être un signe que le Messie d’Israël n’est pas un paria parmi son peuple, mais quelqu’un qu’on accueille bien et dont on prend soin.

        Bref Jésus est né dans la ville de David, non pas dans un logement comme un étranger, mais dans une mangeoire où Dieu soutient son peuple. Son emmaillotement ne contredit pas son rôle royal.

    3. L’annonciation aux bergers (2, 8-14)

      1. Le symbolisme des bergers (8)

        Aujourd’hui, les bergers dans les récits de l’enfance projettent l’image idyllique de gens gentils et nobles. Pourtant, dans le Judaïsme, ils étaient considérés comme des gens malhonnêtes, non respectueux des lois, laissant leurs troupeaux empiéter sur le territoire des autres, si bien qu’ils étaient inéligibles pour être témoins ou juges. Mais quel rôle Luc veut-il leur faire jouer?

        La Mishna Shekalim 7, 4 nous dit que les animaux trouvés entre Jérusalem et Migdal Eder (près de Bethléem) étaient utilisés pour les sacrifices du temple. Or, Midgdal Eder, « Tour du troupeau », pourrait être la clé qui rattache ensemble les bergers et leur troupeau à la région de Bethléem. Rappelons-nous que l’ange dans son message fait référence à la cité de David où est né un Sauveur qui est Messie et Seigneur, et dans leur réponse, les bergers s’exhortent l’un l’autre à se rendre à Bethléem pour voir l’événement qui vient d’arriver. Cette tradition du Messie qui doit naître à Bethléem est mentionnée en Jn 7, 42 : « L’Écriture ne dit-elle pas qu’il sera de la lignée de David et qu’il viendra de Bethléem, la petite cité dont David était originaire ? » Il s’agit probablement d’une référence à Michée 5, 1 (« Et toi, Bethléem… de toi sortira pour moi celui qui doit gouverner Israël »). Il vaut donc la peine de nous arrêter aux chapitres 4 et 5 de Michée, car ils semblent offrir l’arrière-plan pour comprendre la scène des bergers chez Luc.

        Le cadre de Michée est d’abord l’humiliation de Jérusalem/Sion par les armées Babyloniennes, mais alors qu’on la croit condamnée, le prophète prédit que ses souffrances sont en fait celles d’une femme en travail et que le Seigneur viendra à son secours face à ses ennemis, et le résultat final sera que les nations viendront vers la montagne de Jérusalem / Sion, et que là, lieu de la « Tour du troupeau » (Migdal Eder), sera restaurée le royaume d’antan. Cette victoire finale sera assurée par un chef venu de la cité de David, Bethléem. Plusieurs motifs de Michée se retrouvent chez Luc. Marie vit les douleurs de la femme en travail comme l’évoque Michée. Le recensement d’Auguste amène un mouvement des peuples semblable à celui dont parle Michée au sujet de Jérusalem; c’est ainsi que Joseph « monte » à partir de la Galilée pour se rendre à Bethléem, le même vocabulaire pour les montées à Jérusalem. Mais en appelant Bethléem « cité de David », nom traditionnel pour désigner Jérusalem, Luc change la référence de Michée à Jérusalem pour désigner « la montagne de la maison du Seigneur » qui est maintenant Bethléem; c’est désormais à Bethléem qu’il faut aller pour voir le Seigneur. Dans ce cadre, la référence aux bergers qui font paître leur troupeau dans la région de Bethléem pourrait refléter sa compréhension de Migdal Eder, la « Tour du troupeau » de Michée, qui est maintenant dans les environs de Bethléem, plutôt qu’à Jérusalem. Cela est vraiment possible quand on sait que la tradition juive pouvait lire en parallèle Michée 4, 8 et Michée 5, 1.

        Mi 4, 8Mi 5, 1
        Et toi, Migdal Eder (Tour du Troupeau), hauteur de la fille de Sion, vers toi fera retour la souveraineté d’antan, la royauté qui revient à la fille de Jérusalem.Et toi, Bethléem Ephrata, trop petite pour compter parmi les clans de Juda, de toi sortira pour moi celui qui doit gouverner Israël. Ses origines remontent à l’antiquité, aux jours d’autrefois.

        Ainsi, la ville de David et la Tour du Troupeau constituaient la ville d’où viendra un chef et où serait restaurer le royaume. Un écho d’une lecture messianique de ces textes nous vient du Targum Pseudo-Jonathan (qui pourrait être du 1ier siècle de notre ère) sur Gn 35, 21 : « La Tour du Troupeau, lieu où il arrivera que sera révélé le Roi Messie à la fin des jours ».

        Dans son récit de l’enfance, Matthieu cite explicitement Mi 5, 1 quand le roi Hérode s’informe sur le lieu de naissance du messie. Luc ne cite pas directement le prophète Michée, mais il lui emprunte plusieurs de ses motifs, dont celui de la restauration du royaume d’antan qui aura lieu dans les environs de la Tour du Troupeau, par un chef venu de Bethléem. C’est ainsi que Dieu révèle à des bergers qui gardaient leur troupeau qu’un sauveur leur est né à Bethléem.

      2. L'annonciation par l'ange du Seigneur (9-12)

        Dans ce récit d’annonciation, les principales étapes de la structure standard des récits d’annonciation sont présentes, même s’il manque quelques étapes (voir le diptyque avec les étapes numérotées) : l’apparition d’un ange, la peur des bergers, l’instruction de ne pas avoir peur. Certains changements s’imposaient au contenu du message, car le contexte n’est plus celui d’une promesse, mais de la réalisation d’une promesse. Par contre, le don d’un signe et le départ de(s) l’ange(s) demeurent.

        Le cœur du message est une bonne nouvelle : « Aujourd'hui, il vous est né dans la ville de David un Sauveur qui est Messie et Seigneur ». Puisqu’un des arrière-plans du titre de sauveur est celui que portait l’empereur romain, cette annonce revêt la forme d’une proclamation impériale. Mais Is 9, 5 est probablement l’arrière-plan le plus important : « Car un enfant nous est né, un fils nous a été donné ». Le contexte d’Isaïe est celui de l’héritier du trône de David, à qui le prophète attribue un certain nombre de titres : « Merveilleux - Conseiller, Dieu - Fort, Père à jamais, Prince de la paix ». Tout en reprenant cette annonciation d’Isaïe, Luc modifie les titres au profit du kérygme chrétien : Sauveur, Messie (Christ), Seigneur. Ces titres qui étaient nés avec la foi en la résurrection de Jésus et en la Parousie (voir Ph 3, 20 : « Car notre cité, à nous, est dans les cieux, d’où nous attendons, comme sauveur, le Seigneur Jésus Christ ») sont maintenant placés par Luc au moment de la naissance de Jésus. L’expression « aujourd’hui » est le même aujourd’hui que Ps 2, 7 (« Tu es mon fils ; moi, aujourd’hui, je t’ai engendré »), un verset à la résurrection de Jésus en Ac 13, 32, appliqué par Luc à la naissance de Jésus.

        Il est donc fort probable que c’est le prophète Isaïe qui a guidé Luc dans la rédaction du message de la bonne nouvelle, et c’est à la lumière de Is 52, 7 (la bonne nouvelle de la paix et du règne de Dieu adressée à Jérusalem / Sion que Luc redirige vers Bethléem) ou 61, 1 (« Le Seigneur, en effet, a fait de moi un messie, il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux humiliés ») qu'il faut comprendre l'annonce de l'ange aux bergers.

      3. Le cantique de l’armée céleste (13-14)

        Avec les v. 13-14 le contexte change soudainement : ce n’est plus celui de l’ange du Seigneur, mais celui de l’armée céleste, i.e. les esprits qui demeurent en présence de Dieu dans le ciel ou au temple, chantant ses louanges. Le genre littéraire n’est plus celui d’une annonciation mais celui d’une théophanie. Luc nous y avait préparés au v. 9 avec « la gloire du Seigneur brilla autour d'eux », une caractéristique typique des théophanies.

        Le cantique de l’armée céleste a probablement comme antécédent ce passage d’Isaïe où le prophète, devant la présence divine au temple, entend les Séraphim chanter : « Saint, saint, saint est Yahvé Sabaot, sa gloire emplit toute la terre. ». On trouve dans la littérature juive de l’époque l’idée que, lorsque les anges virent ce que Dieu avait fait dans la création, ils chantèrent un hymne de louange. Or, l’aujourd’hui mentionné par l’ange chez Luc est l’équivalent d’une nouvelle création.

        Le cantique de l’armée céleste, ajouté par Luc dans une deuxième de l'édition de son évangile, a probablement été composé par la communauté chrétienne juive des Anawim, tout comme les Anawim de Qumran ont composé des hymnes à être chantés par des anges. Comme le Magnificat et le Benedictus, l’hymne commence par une louange adressée à Dieu, tout comme on le voit chez la communauté de Jérusalem décrite en Ac 2, 47. La deuxième ligne offre un parallèle très proche de ce qu’on trouve dans la littérature de Qumran, car les deux groupes d’Anawim se considèrent choisis par Dieu et objet de sa faveur. En Lc/Ac le parallèle le plus rapproché au Gloria se trouve dans l’acclamation de Jésus lors de son entrée à Jérusalem (Lc 19, 38) où seul Luc a l’expression suivante dans la bouche de la multitude des disciples :

        Paix dans (le) ciel
        Et gloire au plus haut (des cieux)

        Ainsi, alors que l’hymne que la multitude de l’armée céleste proclame la paix sur terre, la multitude des disciples à Jérusalem proclame paix et gloire au ciel : les deux chants se répondent l’un l’autre. Ces hymnes sont nés du moment christologique de la résurrection de Jésus, mais Luc les déplace pour les insérer dans la carrière de Jésus. Ce que la multitude de l’armée céleste chante au v. 14 ne sera découvert qu’après la résurrection de Jésus.

    4. La réaction alors que les bergers partent pour Bethléhem (2, 15-20)

      Tous les personnages du récit se retrouvent maintenant devant la mangeoire dont le symbolisme évoque Is 1, 3 : « Le bœuf connaît son propriétaire, et l'âne, la mangeoire (phatnē) de son maître ; pour Israël, il m'a méconnu, et mon peuple ne m'a pas compris ». Le point central est constitué des diverses réactions autour de la mangeoire. Une première réaction est exprimée au v. 18 : « Tous ceux qui entendirent furent étonnés ». C’est un parallèle avec la scène de circoncision de Jean-Baptiste, mais à ce moment-là Luc ajoute qu’ils retinrent ces événements dans leur cœur. Ici, rien de tel, si bien que Luc entend peut-être les associer à ceux de la parabole du semeur qui entendent la parole avec joie, mais n’ont aucune racine (8, 15).

      Les bergers, pour leur part, glorifient et louent Dieu pour tout ce qu’ils ont entendus et vus (v. 20). Leur mission est maintenant terminée, et ils retournent à leur troupeau. Ils ne sont pas appelés à faire partie de la communauté apostolique, mais ils représentent simplement la future communauté croyante qui glorifie et loue Dieu pour ce qu’ils ont entendus et vus. De ce point de vue, ils ressemblent aux mages de Matthieu dont on ne dit pas qu’ils conservèrent tous ces événements dans leur cœur; ce sera là une tâche accomplie beaucoup plus tard.

      Entre le groupe large des auditeurs et les bergers, il y a Marie dont Luc dit qu’elle « gardait soucieusement tous ces événements, les interprétant dans son cœur » (v. 19). Ce serait une erreur d’interpréter ce verset comme appuyant l’idée que Marie a été un témoin oculaire à la source du récit de l’enfance. L’intérêt de Luc est de présenter Marie comme une croyante et une disciple, et donc capable de saisir la signification profonde des événements et du signe qui a été donné. Car les mots clés de Luc sur Marie sont « interprétant » et « événements ». Considérons quelques parallèles à la description de Luc :

      • Gn 37, 11 : (après un rêve mystérieux dans lequel une révélation est dissimulée sous des symboles célestes représentant les membres de sa famille), l’auteur écrit : « mais son père retint soucieusement l'événement »
      • Dn 4, 28 : LXX (après l’interprétation par Daniel du rêve obscur d’un arbre, l’auteur écrit : « Nabuchodonosor retint soucieusement ces paroles dans son cœur »
      • Testament de Lévi 6, 2 : après que l’ange eut ouvert les portes du ciel et montré à Lévi le temple saint et le trône de gloire du Très-Haut, et après que Lévi eut été guidé à trouver le mystérieux bouclier, on dit à son sujet qu’il garda soucieusement ces événements dans son cœur

      Marie fait donc face à des événements déroutants qu’elle garde dans son cœur. Elle sera en mesure de les interpréter correctement quand Jésus aura complété son ministère, lors de son intronisation céleste. Alors, avec la communauté rassemblée pour recevoir le don de l’Esprit de Jésus à la Pentecôte (Ac 1, 14), elle entendra la proclamation de Jésus glorifié comme « Seigneur, Messie, Sauveur (Ac 2, 36; 5, 31), et pourra comprendre pleinement la signification de ce qu’ont dit les bergers.

      Un autre arrière-plan pour comprendre Lc 2, 19 est celui de la littérature sapientielle. Car garder dans cœur signifie aussi mettre en pratique dans sa vie le message entendu. Telle est la signification de plusieurs passages comme Siracide 39, 1-3 (garder les paraboles, les prophéties et les paroles mystérieuses pour y réfléchir et les mettre en pratique), Pr 3, 1 (l’homme sage « garde dans son cœur mes paroles »), Ps 119, 11 adressée à Dieu (« Dans mon cœur je garde tes ordres afin de ne pas pécher contre toi »). Tout cela s’applique à Marie, et cela anticipe son attitude pendant le ministère de Jésus, si bien qu’elle fera partie de ceux à propos desquels Jésus dit : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui l’observent ».

    5. La circoncision et le nom (2, 21)

      La circoncision occupe une place centrale dans la naissance de Jean-Baptiste, avec un rôle proéminent des parents. Rien de tel dans le cas de Jésus, et les parents ne sont même pas nommés; on a l’impression d’être devant un avis secondaire. Nous sommes pourtant devant une composition tout à fait lucanienne. Le fait qu’à trois reprises il utilise l’expression « le temps vint » d’accoucher » (2, 6), de circoncire l’enfant (2, 21) et de leur purification (2, 22) est l’indication d’un motif planifié avec soin : la circoncision est l’intermédiaire entre la naissance et la purification.

      Des biblistes ont essayé de donner une signification théologique à la circoncision de Jésus : elle exprimerait la solidarité de Jésus avec la nature humaine, ou avec le Judaïsme. On chercherait en vain un indice en ce sens chez Luc. L’évangéliste veut simplement montrer que le fait d’appeler l’enfant « Jésus » accompli le commandement de l’ange; car l’ange avait demandé à Marie de l’appeler ainsi, et elle a répondu : « Voici la servante du Seigneur. Que cela m'arrive selon ta parole ». Ainsi, les parents de Jésus sont obéissants à la parole de Dieu, et la section suivante montrera qu’ils sont aussi obéissants à la Loi.

  7. La présentation; Siméon et la prophétesse Anne sur Jésus

    Traduction de 2, 22-40

    Le moment venu de leur purification selon la loi de Moïse, les parents firent monter Jésus à Jérusalem pour le présenter au Seigneur - 23 comme il est écrit dans la loi du Seigneur : "Tout enfant mâle qui ouvre le ventre de sa mère sera considéré comme consacré au Seigneur" - 24 et pour offrir un sacrifice, selon ce qui est dicté dans la loi du Seigneur : "Un couple de colombes ou deux jeunes pigeons."

    25 Et voici qu'il arriva qu'à Jérusalem il y avait un homme du nom de Syméon, qui était droit et pieux, et qui attendait la consolation d'Israël. L'Esprit Saint était sur lui, 26 et il lui avait été révélé par cet Esprit Saint qu'il ne verrait pas la mort avant d'avoir vu le Messie du Seigneur. 27 Et ainsi, conduit par l'Esprit, Syméon entra dans la cour du Temple. Lorsque les parents amenèrent Jésus pour qu'il accomplisse pour lui ce qui était coutumier selon la Loi, 28 Syméon prit l'enfant dans ses bras et bénit Dieu, en disant

    29a "Puissant Maître, tu peux maintenant laisser partir ton serviteur
    29b en paix, puisque tu as tenu ta parole.
    30 Car mes yeux ont vu ce salut
    31 que tu as préparé face à tous les peuples :
    32a une lumière qui sera une révélation pour les païens
    32b et qui sera une gloire pour ton peuple Israël."

    33 Le père et la mère furent étonnés de ces choses qui furent dites sur l'enfant. 34 Syméon les bénit et dit à Marie, la mère :

    34c "Voici, il est là pour la chute ou le relèvement de beaucoup en Israël
    34d et pour être un signe contesté -
    35a en effet, une épée traversera ta propre âme -
    35b afin que les pensées les plus intimes de beaucoup puissent être révélées".

    36 Il y avait aussi une prophétesse, Anne, fille de Phanuel, de la tribu d'Aser, qui était fort avancée en âge ; car elle s'était mariée jeune fille et avait vécu avec son mari sept ans, 37 puis seule comme veuve pendant quatre-vingt-quatre ans. Elle ne quittait jamais les cours du Temple ; jour et nuit, elle adorait Dieu, en jeûnant et en priant. 38 Or, à ce moment précis, elle aussi entra en scène et rendit grâces à Dieu ; et elle parla de l'enfant à tous ceux qui attendaient la rédemption de Jérusalem.

    39 Puis, après qu'ils eurent complété tous leurs devoirs selon la loi du Seigneur, ils retournèrent en Galilée et dans leur ville, Nazareth. 40 Et l'enfant grandit et devint fort, rempli de sagesse et gratifié par Dieu.

    Note

    v. 22

    • « Le moment venu ». Littéralement : « quand les jours furent accomplis ». Cette expression peut signifier que le temps prévu pour la purification est passé; mais la même formule en 1, 57; 2, 6.21 (voir la note du v. 21) nous indique que Luc entend simplement dire que le temps désigné pour l’impureté est terminé et que le temps de la purification est arrivé. C’est la naissance, non la conception, qui rendait la femme impure, et donc pour Luc la conception virginale n’enlève pas pour elle la nécessité d’être purifiée.

    • « leur purification ». L’adjectif possessif « leur » indique que Joseph doit être également purifié, même s’il n’existe aucune tradition juive pour la purification du père. Certains copistes ont vu le problème et ont modifié « leur » par « sa » (comme le Codex Bezae, la vieille syriaque du Sinaïticus, certaines vieilles latines), mais les meilleurs manuscrits ont bel et bien « leur ».

    • « les parents… Jésus ». Littéralement : « ils… lui ». Nous avons anticipé l’identification des personnages du v. 27.

    • « Jérusalem (Hierosolyma) ». Le nom de la ville a deux orthographes dans le NT : Hierousalēm, qui est une translittération de l’hébreu, et Hierosolyma qui présente une forme plus proprement grecque. L’évangile selon Luc montre une préférence marquée pour Hierousalēm (26 fois) par rapport à Hierosolyma (4 fois); dans les Actes, les occurrences sont plus égales (39 fois et 25 fois respectivement). On chercherait en vain une logique quelconque dans ces variations qui semblent non délibérées.

    v. 23

    • « il est écrit… "Tout" ». Littéralement : « il est écrit… que (hoti) "Tout" ». La conjonction hoti pourrait avoir une signification causale (parce que). Voir la note de 1, 25.

    • « dans la loi du Seigneur ». Littéralement : « dans loi du Seigneur ». Le nom « loi » n’a pas d’article ici, alors que dans les quatre autres cas (2, 22.24.27.39) l’article est présent. Ce détail est trop insignifiant pour y voir la trace d’une autre main.

    • « Tout enfant mâle qui ouvre le ventre de sa mère ». La citation de Luc est un mélange du texte de la Septante de Ex 13, 2.12.15 et peut-être Nb 8, 15-18. La phrase fait simplement référence à un premier-né. Certains biblistes catholiques romains ont senti le besoin d’affirmer de manière défensive que ce verset ne contredit pas la doctrine de l’Église que la naissance de Jésus a gardé intact la virginité physique de Marie, l’hymen n’ayant pas été rompu, et donc le ventre ne s’étant pas ouvert (voir l’Annexe IV). À cela il faut répondre qu’il est probable que Luc ne s’est même pas posé cette question, et que s’il avait vraiment voulu faire référence à une naissance miraculeuse, il n'aurait pas utilisé une expression comme « ouvrir le ventre de sa mère ».

    • « sera considéré comme consacré ». Littéralement : « sera appelé saint ». C’est la même expression utilisée en 1, 35 à laquelle Luc entend faire écho.

    v. 24

    • « Un couple de colombes ou deux jeunes pigeons ». La phrase provient de la Septante de Lv 12, 8. Il s’agit des seuls oiseaux admissibles par la Loi pour le sacrifice; et les pigeons étaient vendus dans la cour du Temple dans ce but (Mc 11, 15; Jn 2, 14). Les pigeons des rochers sont une variété présente toute l’année en Palestine, à distinguer des espèces saisonnières. Les colombes sont une variété plus petite de pigeons.

    v. 25

    • « Et (kai) voici (idou) qu'il arriva (egeneto) ». Nous retrouvons l’expression kai idou (voir la note du v. 1, 20) jointe à la structure avec egeneto (voir la note de 1, 9).

    • « Jérusalem (Hierousalēm) ». Nous avons ici l’orthographe Hierousalēm, plutôt que Hierosolyma du v. 22 (voir la note du v. 22).

    • « un homme du nom de Syméon ». Le style du texte grec nous indique qu’un personnage inconnu est introduit au lecteur, ce qui rend impossible son identification avec Siméon, le fameux fils de Hillel et père de Rabbi Gamaliel l’Ancien. Au second siècle le Protévangile de Jacques en a fait un grand prêtre successeur de Zacharie, le père de Jean-Baptiste (sur le sujet, voir la note de 1, 5). Dans la description de Luc, rien n’indique que Syméon aurait été un prêtre lévite, malgré le fait qu’il bénit les parents au v. 34. On présente sa présence au Temple comme un pur hasard, à la différence de Zacharie qui s’y trouvait pour remplir ses obligations sacerdotales. La mention dans le Nunc Dimittis qu’il est prêt à mourir laisse penser qu’il était âgé.

    • « droit (dikaios) ». C’est le même adjectif qui a été utilisé pour les parents de Jean-Baptiste en Lc 1, 6 et pour Joseph en Mt 1, 19; dikaios est traduit diversement par « droit, pieux, saint ». Les personnages du récit de l’enfance qui n’apparaissent pas dans le reste de l’évangile sont présentés comme possédant la piété d’Israël.

    • « pieux (eulabēs) ». Cet adjectif, qui n’apparaît qu’en Lc/Ac dans tout le NT, dénote l’attention aux devoirs religieux.

    • « qui attendait la consolation d'Israël ». Lc 23, 50-51 décrira Joseph d’Arimathie comme un homme « bon et droit… qui attendait le règne de Dieu », si bien que Syméon est son équivalent avant le ministère de Jésus. Un autre parallèle de cette description est l’auditoire de la prophétesse Anne dont on dit qu’ils « attendaient la rédemption de Jérusalem » (2, 38).

    • « L'Esprit Saint ». Littéralement : « Esprit était saint ». Le nom n’a pas d’article ici et l’adjectif est séparé du nom par un verbe. C’est la même construction qu’en Mt 1, 18.20 et en Lc 1, 15.35.41.67 (voir les notes de Mt 1, 18 et Lc 1, 15 ). L’utilisation de l’expression « Esprit Saint » au verset suivant montre que Luc entend désigner l’Esprit Saint, mais il n’est pas clair s'il voit une différence entre le don de l’Esprit Saint avant et après Pâques.

    v. 26

    • « révélé (chrēmatizein) ». Ce verbe désigne un oracle divin ou une réponse; par exemple, en Ac 10, 22 Luc l’utilise quand un ange donne à Corneille la direction pour se rendre en un lieu.

    • « par cet Esprit Saint ». Littéralement : « par l’Esprit le Saint ». C’est la première fois que Luc utilise l’article en référence à l’Esprit Saint dans le récit de l’enfance. Voir la note sur 1, 15.

    • « qu'il ne verrait pas la mort avant d'avoir vu le Messie du Seigneur ». Luc joue avec le thème de la vue pour nous préparer au Nunc Dimittis : « Car mes yeux ont vu ce salut » (2, 30). L’expression « Messie du Seigneur » apparaît également dans les Psaumes de Salomon 18, 7.

    • « avant (prin ē an) ». Cette expression avec un verbe au subjonctif n’apparaît qu’ici dans tout le NT; la forme normale serait l’accusatif avec un verbe à l’infinitif.

    v. 27

    • « conduit par l'Esprit ». Littéralement : « il vint dans l’Esprit ». Le mot « Esprit » est précédé de l’article. Luc entend présenter la rencontre avec la parents de Jésus comme préparée par Dieu.

    • « la cour du Temple ». Luc connait la différence entre hieron (le Temple ou la cour du Temple) et naos (le sanctuaire du Temple où ne pénètrent que les prêtres), qu’il a utilisé en 1, 9. 21-22. Comme Siméon rencontre Marie, il doit être soit dans la cour des Gentils, soit la cour des femmes. Plus tard, des chrétiens se sont imaginés qu’il était prêtre, et donc l’ont dépeint à tort ainsi que les parents comme étant dans le sanctuaire du Temple.

    • « Jésus ». Littéralement : l’enfant, un terme que nous emploierons au prochain verset. Voir la note de 2, 17.

    • « pour qu'il accomplisse pour lui ». En grec, « pour lui » modifie la phrase « ce qui était coutumier selon la Loi ».

    v. 28

    • « il prit (dechomai) ». Littéralement : « il reçut » l’enfant dans ses bras. À partir de ce verset, Syméon devint connu dans l’hagiographie chrétienne comme Theodochos, « récepteur de Dieu ».

    v. 29

    • « Puissant Maître (despotēs) ». Le terme despotēs est peu fréquent dans le NT pour désigner Dieu, mais employé par la Septante pour traduire l’hébreu ’ādôn. Ce terme réapparaît en Ac 4, 24 dans la prière de la communauté chrétienne de Jérusalem, une communauté qui est peut-être ultimement la source de cet hymne.

    • « tu peux maintenant laisser ». Le verbe est à l’indicatif et déclaratif; ce n’est pas un impératif ou une imprécation.

    • « serviteur (doulos) ». Le terme doulos désigne à la fois l’esclave et le serviteur. À cause de l’utilisation de despotēs dans le verset pour exprimer le contrôle absolu de Dieu sur la mort, la traduction « esclave » conviendrait ici. Toutefois, en raison de l’histoire de l’esclavage des noirs en Amérique, une situation très différente de l’esclavage dans le monde gréco-romain, nous avons opté pour la traduction « serviteur », en écho au titre de « servante » de Marie.

    • « partir (apolyein) ». Le verbe apolyein (délier, délaisser, libérer) est un euphémisme pour « mourir » comme dans la Septante de Nb 20, 29, peut-être dans le sens d’être libéré des soucis de la vie (Tobit 3, 6.13).

    v. 30

    • « mes yeux ont vu ». Ce n’est pas une expression à prendre au sens littéral, comme certains l’ont fait en s’imaginant que Syméon était aveugle, comme Zacharie était muet, et que sa guérison l’a amené à chanter cet hymne.

    • « salut (sōtērios) ». Trois des quatre utilisations de sōtērios dans le NT proviennent de Luc. En 3, 6 et Ac 28, 28 il fait référence au salut de Dieu.

    v. 31

    • « tu as préparé (hetoimazein) ». Ce verbe a été utilisé pour Jean-Baptiste en 1, 17.76 (et sera utilisé en 3, 4).

    • « face à tous les peuples ». En Is 52, 10, qui est l’inspiration de ce cantique, on parle plutôt de « toutes les nations », i.e. les Gentils. Pourquoi le Nunc Dimittis a-t-il préféré le mot « peuples »? Ce mot au pluriel apparaît ailleurs dans le NT seulement en Ac 4, 25-27 pour désigner Israël et mis en opposition à « nations » (les Gentils). Peu importe le sens qu’a pu avoir « peuples » à l’étape pré-lucaniene de l’hymne, il est plus plausible de penser que par « peuples » Luc inclut ici les deux groupes mentionnés au verset suivant, i.e. les Gentils (nations) et le peuple d’Israël, deux groupes qui, aux yeux de Luc, constituent le peuple de Dieu.

    v. 32

    • « une lumière qui sera une révélation ». Littéralement : « lumière pour révélation ». Le nom « lumière », qui est en apposition à « salut », est l’objet du verbe : préparer. Quelle est la relation des noms « lumière » et « révélation » par rapport au nom « gloire » à la ligne suivante? Il est probable que « gloire » est en apposition à « révélation », si bien que la révélation aux Gentils ou païens et la gloire pour Israël sont deux aspects équivalents du salut et de la lumière que Dieu a préparés. Aucun n’est subordonné à l’autre.

    • « pour les païens (ethnos) ». Littéralement : « révélation des païens », avec le mot « païens » au génitif (complément de nom), et donc le génitif pourrait signifier « par » : la révélation provenant des païens, ou encore « de », les païens mis en lumière par la révélation, ou encore « pour », les païens qui reçoivent une révélation de la lumière. Cette dernière possibilité semble la plus appropriée dans le contexte, car la ligne suivante a également un génitif pour le mot « peuple » : « gloire de ton peuple Israël ».

    v. 33

    • « Le père ». Certains copistes ont substitué le nom « Joseph » à « père », ayant l’impression qu’utiliser le mot « père » contredisait la conception virginale.

    • « furent étonnés ». L’expression est typiquement lucanienne, et on a la même réaction en 1, 21.63; 2, 18. Cette réaction devant une révélation divine est un stéréotype qu’on retrouve partout.

    v. 34

    • « Syméon les bénit ». Cette action a contribué à la théorie que Syméon aurait été un prêtre (voir la note du v. 25).

    • « il est là (keimai) ». Le verbe keimai peut signifier « être placé, être étendu »; mais l’image n’est pas associée à la position de l’enfant dans les bras de Syméon, mais aux pierres d’un édifice.

    • « relèvement (anastasis) ». Habituellement, anastasis fait référence à la résurrection, mais ici le mot est opposé à la destruction. La combinaison des deux noms « chute et relèvement » (comme « jour et nuit » et « jeûner et prier » au v. 37) est une caractéristique lucanienne.

    • « de beaucoup en Israël ». Jésus aura un impact sur toute la nation. Comme en Mc 14, 24, le mot « beaucoup » ne doit pas être considéré comme une exception à « tous », mais est utilisé pour mettre l’accent sur l’étendue de l’influence de Jésus.

    • « pour être… contesté (antilegomenos) ». Le verbe antilegomenos est un participe présent, mais renvoie à un futur. Luc a une prédilection pour les mots avec le préfixe « anti ». Comparer par exemple Lc 21, 15 (« que ne pourra contrarier [anthistēmi] ni contredire [antilegō] aucun de ceux qui s’opposent [antikeimai] à vous ») avec Mc 13, 11 (« mais ce qui vous sera donné à cette heure-là, dites-le [laleō] ; car ce n’est pas vous qui parlerez [laleō], mais l’Esprit Saint »), et avec Mt 10, 19-20 (« ce que vous aurez à dire [laleō] vous sera donné à cette heure-là, car ce n’est pas vous qui parlerez [laleō], c’est l’Esprit de votre Père qui parlera [laleō] en vous »). Sur les dix occurrences de antilegomenos dans le NT, six sont de Luc.

    v. 35

    • « en effet ». Le verset commence littéralement par : « Et (kai) de toi (sou) puis (de) ». Luc a utilisé la même construction en 1, 76 (l’addition de Luc au Benedictus). Nous avons traduit le sou par « ta propre », et kai… de par « en effet ». L’idée est qu’on précise ici ce qui a été affirmé au v. 34 : Marie sera aussi affectée par le signe de contradiction que sera Jésus.

    • « une épée ». Il y a quelques versions en syriaque qui ont plutôt la leçon « lance », probablement sous l’influence de Jn 19, 34, puisque Jn 19, 25-27 était considéré comme la réalisation de la prédiction de Syméon.

    • « traversera (dierchesthai) ». Le verbe dierchesthai apparaît 42 fois dans le NT, dont les trois-quart chez Lc/Ac. La Septante l’utilise rarement pour décrire l’action d’une arme, d’où l’importance de Ez 14, 17 qui sera expliqué dans notre commentaire.

    • « âme (psychē) ». Le psychē était le siège des émotions et des affections, le cœur.

    • « afin que (hopōs an) ». Si l’expression hopōs an peut avoir une signification causale (« avec le résultat que »), elle a habituellement une signification finale (« en vue de »). La finalité pourrait être d’accomplir les Écritures (voir Mt 13, 13-15). Cette proposition subordonnée est gouvernée par le verbe « il est là » du v. 34c. Est-elle aussi gouvernée par le verbe « traversera »? La réponse dépend d’une décision pour déterminer si le v. 35a est une parenthèse. De fait, la particule an introduit un élément hypothétique : les pensées intimes seront révélées, mais le moment précis n’est pas spécifié.

    • « les pensées les plus intimes (dialogismos) ». Les 13 occurrences de dialogismos dans le NT ont toutes une connotation négative : mauvaises pensées, pensées vaines, des doutes. Chez Luc, les cinq autres occurrences renvoient à des pensées hostiles sur Jésus ou qui le questionnent. Le mot dialogismoi de 35b continue l’idée du signe contesté de 34d, car la contestation s’exprimera avec des pensées hostiles.

    v. 36

    • « une prophétesse ». À part la perverse Jézabel « qui se dit prophétesse » (Ap 2, 20), Anne est la seule femme du NT à recevoir ce titre, même s’il existe de nombreuses références à des femmes qui prophéétisent dans la communauté chrétienne (Ac 2, 17; 21, 9; 1 Co 11, 5). Dans l’AT les femmes appelées prophétesses incluent Miryam, Débora, Houlda et l’épouse d’Isaïe (Ex 15, 20; Jg 4, 4; 2 R 22, 14; Is 8, 3).

    • « de la tribu d'Aser ». L’identification de cette tribu pose problème, car les Israélites de Jérusalem étaient principalement de Juda (d’où le mot « Juif ») ou de Benjamin, ou encore de Lévi. Les femmes appelées Anne dans la Bible appartiennent aux tribus du nord : la mère de Samuel était une Éphraïmite (1 S 1, 1-2), et l’épouse de Tobit était de la tribu de Nephtali (Tb 1, 1.9), une voisine galiléenne d’Aser, et une associée selon Gn 49, 20-21 et Dt 33, 23-24. La tribu d’Aser n’était pas importante, car Aser était le dernier des fils de Jacob / Israël dans la liste des bénédictions de Moïse sur les tribus (Dt 33, 24). Certains biblistes ont proposé de voir dans les noms une signification symbolique : Aser signifie : gratifié, et le nom Phanuel (père d’Anne) signifie : face de Dieu. Il est intéressant de noter que l’exclamation de Léa à la naissance d’Aser (« Gratifiée je suis ! Car toutes les femmes m’ont proclamée gratifiée », Gn 30, 13) a servi d’arrière-plan lucanien en 1, 42b.48b.

    • « fort avancée en âge ». C’est une forme encore plus emphatique de l’expression utilisée pour décrire Zacharie et Élisabeth en 1, 7 (voir la note sur ce verset).

    • « elle s'était mariée jeune fille ». Littéralement : « à partir de sa virginité ». Il faut présumer qu’elle était une jeune fille d’environ douze ans lors de son mariage.

    v. 37

    • « puis seule (autē) ». Cette traduction lit autē comme un pronom intensif (autos), et non pas simplement comme un simple pronom personnel, malgré son usage fréquent chez Luc.

    • « comme veuve pendant quatre-vingt-quatre ans ». Littéralement : « une veuve jusqu’à quatre-vingt-quatre ans ans ». Les 84 ans renvoient-ils à son temps de veuvage ou à son âge total. Si c’est le premier cas, alors elle serait âgé de 105 ans (12 ans au moment du mariage plus 7 ans de mariage).

    • « Elle ne quittait jamais les cours du Temple (hieron) ». Encore une fois, Luc parle de hieron, et non de naos (voir la note du v. 27).

    • « jour et nuit ». Le texte grec dit littéralement : « nuit et jour » (voir Ac 26, 7). On ne peut être sûr que Luc reflète ici la manière hébraïque de calculer où la journée commence avec le coucher du soleil. Pour les deux noms, voir la note du v. 34.

    • « elle adorait (latreuein) ». Le verbe latreuein est très populaire chez Luc et entend signifier ici sa participation aux heures du sacrifice et l’observance des jeûnes hebdomadaires.

    v. 38

    • « à ce moment précis ». Littéralement : « à cette même heure », une expression qui apparaît 9 fois en Lc/Ac et est typiquement lucanienne.

    • « entra en scène (ephistanai) ». Sur les 21 occurrences de ephistanai dans le NT, 18 sont lucaniennes.

    • « parla ». En grec, le temps est à l’imparfait : « elle parlait ».

    • « attendaient la rédemption de Jérusalem ». Nous avions une description semblable au v. 25 à propos de Syméon « qui attendait la consolation d'Israël »; dans les deux cas, on fait référence à la délivrance messianique. Toute tentative pour interpréter ces mots dans un cadre purement nationaliste, i.e. une libération politique de Jérusalem des mains des Romains, se heurte à l’idéalisme des Anawim et à la prière de Syméon pour les païens.

    v. 39

    • « après qu'ils eurent complété (telein) ». La vieille version syriaque du Sinaïticus spécifie « Joseph et Marie » comme sujet, ce qui est certainement l’intention de Luc, même si le prochain « ils » incluent l’enfant. Le verbe telein (compléter) véhicule un sentiment d’accomplissement, et sera prolongé au verset suivant avec le verbe pleroun (remplir, accomplir).

    • « ils retournèrent ». Sur l’utilisation des verbes de départ pour mettre fin à une scène dans le récit de l’enfance, voir la note de 1, 23.

    • « leur ville, Nazareth ». Bethléem était « sa ville » pour Joseph en 2, 3.

    v. 40

    • « l'enfant grandit et devint fort ». C’est le mot à mot de ce qui est dit sur Jean-Baptiste en 1, 80.

    • « gratifié par Dieu ». Littéralement : « la grâce de Dieu était sur lui ».

    Commentaire

    1. La séquence et la structure interne

      1. La séquence

        En discutant le diptyque de la naissance du Baptiste et de Jésus, nous avons relevé plusieurs différences dans les événements qui suivent ces naissances. Voici les points saillants des deux structures.

        Jean-BaptisteJésus
        NaissanceNaissance
        Proclamation de sa destinée (anges)
        Circoncision et attribution du nomCirconcision et attribution du nom
        Proclamation de sa destinée (Zacharie)Proclamation de sa destinée (Syméon)
        ConclusionConclusion

        Plusieurs questions sont soulevées quand on analyse la scène de la purification et de la présentation :
        • Pourquoi y a-t-il une deuxième proclamation sur la grandeur et la destinée future de Jésus, après celle provenant de l’ange adressée aux bergers?
        • Pourquoi les parents sont-ils étonnés sur l’avenir de l’enfant, quand ils ont été mis au courant par les bergers du message de l’ange?
        • Comment Marie peut-elle être étonnée, elle qui a reçu une révélation en 1, 32-35?
        • Pourquoi en 2, 27 Joseph et Marie sont-ils appelés les parents de Jésus, et pourquoi en 2, 33 Joseph est-il appelé le père de Jésus, si vraiment Jésus a été conçu de manière virginale?
        • Tout cela amène une dernière question : le récit sur Syméon n’aurait-il pas pris forme dans un contexte pré-lucanien qui ne présuppose ni l’annonciation de Gabriel à Marie ni l’annonciation de l’ange aux bergers? N’aurions-nous pas trois récits indépendants : l’annonciation à Marie, l’annonciation angélique aux bergers, l’oracle de Syméon aux parents, chaque récit contenant une révélation divine sur l’identité et l’avenir de l’enfant?

        Malgré les apparences d’un rassemblement de scènes éparses pour l’ensemble 2, 1-40, il existe des liens serrés sur le plan théologique et christologique entre elles. Car l’annonce angélique aux bergers concerne l’identité de Jésus dans le cadre de l’attente d’Israël (2, 10-11), alors que le Nunc Dimittis de Syméon concerne la destinée de l’enfant « face à tous les peuples », incluant les païens; il n’y a pas de duplication entre les deux proclamations, mais un développement.

        Nous avons déjà indiqué que le récit des bergers avait la même fonction que le récit de mages, alors que tous les deux représentent le déplacement du moment christologique à la conception et la naissance de Jésus. Mais dans le récit des bergers, il manquait 1) la foi et l’adoration provenant des païens qu’on trouve chez les mages, et c’est exactement ce qu’on trouve ici dans le Nunc Dimittis; dans le récit des bergers il manquait aussi 2) le rejet du roi nouveau-né par les puissants d’Israël (Hérode, les grands prêtres), et c’est ce qu’on trouve dans l’oracle de Syméon aux v. 34-35 qui parle de la chute de beaucoup en Israël et du signe contesté. Ainsi, sur le plan théologique, 2, 1-40 est très semblable au récit des mages de Mt 2, 1-13. Malgré des récits différents, on retrouve le même message théologique, et donc 2, 1-40 n’est pas une juxtaposition de matériel épars.

        L’un des leitmotivs de la section 2, 22-40 est que l’Écriture, résumée par la Loi et les prophètes, est accomplie en Jésus. Quel passage de l’Écriture sert d’arrière-plan à cette section? Il s’agirait des prophètes Malachie et Daniel. Nous avons déjà vu que Ml 3, 1 a servi à présenter Jean-Baptiste en Lc 1 comme celui à qui s’applique la phrase : « Voici, j’envoie mon messager. Il aplanira le chemin devant moi ». Le reste du verset dit ceci : « Subitement, il entrera dans son temple, le maître que vous cherchez… Qui supportera le jour de sa venue ? Qui se tiendra debout lors de son apparition? » Aussi, en Lc 2, ce n’est pas un hasard si après avoir été salué comme Seigneur (2, 11), l’enfant Jésus vient au Temple pour être reconnu par Syméon qui attendait la consolation d’Israël. Et Syméon souligne que sa venue au Temple signale le début de son rôle comme signe contesté, de telle sorte que beaucoup tomberont, ou pour utiliser les mots de Malachie, ils ne pourront supporter le jour de sa venue.

        Daniel 9, 21-24 a aussi influencé Luc à inclure certaines scènes de Jésus au Temple. Nous avons déjà mentionné cette scène qui se passe au Temple lors de la prière du soir avec l’ange Gabriel et qui était l’arrière plan de la scène de Zacharie au Temple. En Dn 9, 24, l’apparition de Gabriel marque la fin des 70 semaines d’années, et le moment où le Saint des Saints sera oint. Il est possible que pour Luc ce Saint des Saints soit une personne, donc celui que Gabriel dans son apparition à Marie a appelé « saint », l’enfant qui est maintenant amené au Temple pour être consacré (saint) au Seigneur (2, 23).

      2. La structure interne

        Cette section peut se diviser en quatre parties.

        v. 22-24Le cadre où Joseph et Marie apporte l’enfant Jésus au Temple à Jérusalem
        v. 25-35La salutation de l’enfant par Syméon et ses deux oracles sur la destinée de l’enfant
        v. 36-38La salutation de l’enfant par la prophétesse Anne
        v. 39-40La conclusion impliquant un retour en Galilée et Nazareth, et un refrain sur la croissance de l’enfant

        1. Le cadre fait référence à la purification et à la présentation dont parle le Deutéronome, mais ces deux éléments ne joueront aucun rôle proéminent par la suite.

        2. Dans la section sur Syméon, le cantique du Nunc Dimittis (v. 29-32) aurait été ajouté dans une deuxième étape de l’édition de l’évangile, comme nous l’avons déjà proposé, si bien qu’à l’origine le v. 27 (« Lorsque les parents amenèrent Jésus… ») était suivi du v. 34 (« Syméon les bénit et dit à Marie, la mère… »).

        3. La salutation par Anne semble une duplication de la salutation de Syméon. Pourquoi Luc aurait-il ajouté cette scène où la prophétesse ne prononce aucune parole. La raison provient sans doute du désir de l’évangéliste d’équilibrer la scène au Temple avec un homme et une femme, tout comme il l’avait fait au début du récit de l’enfance avec Zacharie et Élisabeth.

        4. La conclusion réunit deux versets qui ne semblent pas avoir de lien entre eux, sans doute le signe de matériel d’origine différente.

    2. Le cadre fourni par la loi (2, 22-24)

      Deux coutumes israélites servent d’arrière-plan à la scène du Temple. Tout comme le recensement a amené Joseph et Marie à Bethléem, la purification et la présentation les ont amenés à Jérusalem et au Temple. Examinons ces deux coutumes séparément, car Luc semble les confondre.

      1. La consécration ou présentation de l’enfant au Seigneur.

        Ex 13, 1 et 13, 11s exigent la consécration de tous les mâles premiers-nés au Seigneur. Cette pratique est reliée traditionnellement au fait que le Seigneur a épargné les premiers-nés israélites quand il a frappé les premiers-nés égyptiens. Normalement, ces premiers-nés consacrés au Seigneur auraient dû demeurer au temple pour assurer son service, mais éventuellement la pratique a voulu qu’on puisse racheter ce premier-né moyennant un somme de 5 sicles, donc 20 deniers (20 jours de salaire), tandis que la tribu de Lévi se consacrerait tout entière au service du Temple. Cette pratique sera confirmée par Nb 8, 15-16. La somme devait être payée au Temple, mais il n’y avait aucune obligation de se rendre au Temple pour cette présentation ou rachat.

      2. La purification de la mère après la naissance d’un enfant.

        Le livre du Lévitique 12, 1s spécifie qu’une femme doit être considérée comme umpure pendant les sept jours qui précèdent la circoncision de l’enfant mâle, puis 33 jours par la suite, soit un total de 40 jours (pour une fille, le total est de 80 jours) pendant lesquels elle ne peut aller au sanctuaire. Et au terme, elle doit apporter à la porte du Temple (porte de Nicanor, voir la carte du Temple) l’offrande d’un agneau, et un jeune pigeon ou une colombe. Si elle ne pouvait se payer un agneau, elle pouvait offrir deux pigeons ou colombes.

      Aux v. 22-24 Luc pense surtout à la purification de la mère : la mention de la période conduisant à la purification (v. 22) et le don des deux oiseaux (v. 24), des allusions à Lv 12, 6-8. Toutefois, il combine tout cela avec la référence à la consécration du premier-né aux v. 22b-23 et v. 27. Tout cela a pour conséquence de créer des inexactitudes.

      • Luc semble penser que Joseph aussi a besoin de purification (« leur » purification au v. 22) en modifiant légèrement Lv 12, 6
      • Il semble penser que la raison d’aller au temple est celle de la consécration ou présentation de Jésus (v. 27), alors que seule la loi de la purification de la mère le demandait, et même là la coutume semble être tombée en désuétude à l’époque du NT
      • Il ne mentionne rien des 5 sicles exigés pour le rachat du premier-né, et semble confondre cette exigences avec les deux oiseaux exigées pour la purification de la mère.

      Qu’est-ce à dire? Ou bien Luc a mal interprété une tradition qui lui a été léguée, ou bien il a créé un cadre en se basant sur une lecture incorrecte des lois de l’AT. Nous optons pour ce dernier cas, car
      1. il y a peu de lien entre ce cadre et les versets qui suivent;
      2. c’est une situation similaire que nous avons rencontré avec le recensement où le cadre visait à expliquer le déplacement géographique de Joseph et Marie;
      3. Luc se donne la peine de citer les lois du Lévitique
      Bref, Luc n’a qu’une connaissance générale du Judaïsme, ignorant un certain nombre de détails, signe qu’il n’est pas originaire de Palestine ou d’un milieu juif.

      Il est possible que ces inexactitudes soient introduites pour des motifs théologiques. Tout d’abord, comme Luc veut situer la scène au Temple, la loi sur la purification lui fournit alors la raison dont il a besoin pour forcer Joseph et Marie d’aller à Jérusalem. Ensuite, la présentation de Jésus lui permet de créer cette rencontre avec Syméon et la prophétesse Anne. Que cherche Luc dans tout cela? Reprendre les motifs qu’il trouve dans l’histoire de Samuel. Car le jeune Samuel a été présenté au sanctuaire de Silo, mais il quitta ensuite le sanctuaire sans la mention du rachat requis. Ce sont donc des connaissances inexactes et l’influence de l’histoire de Samuel qui expliqueraient la confusion dans notre récit.

      Regardons de plus près les parallèles entre les scènes de Luc et celles autour du jeune Samuel en 1 S 1 – 2.

      Après la présentation de Samuel, les parents Anne et Elqana rencontrent Éli, un prêtre âgé (1, 25)Marie et Joseph rencontrent Syméon, une personne âgée
      Éli bénit Anne et Elqana (2, 20)Syméon bénit Marie et Joseph (34)
      Des femmes officient à la porte du sanctuaire (2, 22)La prophétesse Anne ne quittait jamais les cours du Temple ; jour et nuit, elle adorait Dieu, en jeûnant et en priant (37)
      « le petit Samuel grandissait devant le Seigneur » (2, 21); « Quant au petit Samuel, il grandissait en taille et en beauté devant le Seigneur et aussi devant les hommes » (2, 26)« Et l'enfant grandit et devint fort, rempli de sagesse et gratifié par Dieu »

      Il est clair que l’histoire du jeune Samuel et de ses parents Anne et Elqana a été une source d’inspiration pour l’ensemble de son récit de l’enfance. Par exemple, le Magnificat est façonné sur le modèle du cantique d’Anne, tout comme le récit de la conception de Jean-Baptiste a été façonné sur le modèle de la conception de Samuel, et les figures d’Élisabeth et Zacharie, tout comme celles de Marie et Joseph portent l’influence des figures d’Anne et Elqana. Sans aller jusqu’à faire une simple identification entre ces figures, Luc en utilise plutôt certains pigments pour colorer ses propres scènes. À l’influence de 1 Samuel, nous avons aussi mentionné plus tôt celui de prophète Daniel.

    3. Siméon accueille l’enfant et prophétise (2, 25-35)

      1. La caractérisation et le symbolisme de Siméon

        Luc parle de la Loi a trois reprises dans les v. 22-24, et poursuit ce thème au v. 27 et 39, alors que la scène est centrée sur la grandeur future de Jésus. Pour lui, cette grandeur future a été rendue possible par l’obéissance à la Loi de Moïse, qui est en fait la Loi du Seigneur. De même, l’Esprit (Saint) est présent tout au long du récit de l’enfance, et c’est cet Esprit qui permet de prophétiser : sous l’inspiration de l’Esprit Saint Élisabeth salue Marie, mère de son Seigneur, Zacharie proclame le Benedictus, Syméon proclame le Nunc Dimittis; sans la mention explicite de l’Esprit, Anne est néanmoins appelée une prophétesse. Pour Luc, la Loi et les Prophètes désignent tout l’héritage d’Israël, et c’est dans ce contexte qu’il veut situer la carrière de Jésus.

        Nous avons proposé que les différents cantiques qu’on trouve dans le récit de l’enfance ont été composés dans le cercle des Anawim, ces chrétiens juifs pieux totalement dépendants de Dieu qui ont reconnu en Jésus la réalisation des promesses de Dieu de les soutenir. Or, Syméon et Anne incarnent la figure de ces Anawim qui attendent la consolation d’Israël et la rédemption de Jérusalem. Et comme les Anawim, ils sont habités par la piété du Temple, et c’est ainsi que c’est au Temple que Syméon verra la consolation d’Israël, et Anne ne quittait pas le temple, y jeûnant et priant jour et nuit; ils sont les précurseurs de la première communauté chrétienne de Jérusalem.

        Maintenant, avec la Loi et les Prophètes, puis le Temple, tout le cadre est complet pour célébrer la grandeur de l’enfant Jésus. Celui qu’on a appelé « saint » est maintenant dans le lieu saint d’Israël, que les théologiens du Temple considéraient être la résidence de la gloire de Dieu. La lumière a lui, et la révélation que reçoit Syméon lui permet maintenant de bénir les parents de l’enfant, alors que Zacharie avait été incapable, au début du récit de l’enfance, d’offrir sa bénédiction au temple. Il annonce aussi la révélation aux païens, qui sera la gloire du peuple d’Israël, et donc la réalisation de ce qu’avait prédit le prophète Isaïe (2, 2-3).

        Le prophète Isaïe fait partie de l’arrière-plan de la figure de Syméon (en particulier les ch. 40-55 et 56-66), par exemple ce trait par lequel « il attendait la consolation (paraklēsis) d'Israël ». Juste avant le passage associé à Jean-Baptiste en Is 40, 3 (« voix de celui qui crie dans le désert : Préparez la voie du Seigneur »), on peut lire en 40, 1 : LXX « Consolez, consolez (parakalein) mon peuple, dit le Seigneur ; Prêtres, parlez au cœur de Jérusalem ; consolez-la, car son humiliation est accomplie ». De même, il y a Is 66, 12-13 qui parle de la gloire des païens : LXX « Telle une mère console (parakalein) son enfant, et je vous consolerai, et c'est en Jérusalem que vous serez consolés ». Il en est de même de la figure d’Anne « qui attendaient la rédemption (lytrōsis) de Jérusalem », un écho d’Is 52, 9 : « car le Seigneur console son peuple, il rachète Jérusalem ».

      2. Le problème des deux oracles

        Il y a deux oracles prononcés par Syméon sur Jésus, le Nunc Dimittis (29-32) et l’oracle adressé à Marie (34c-35). Nous avons rencontré la même situation plus tôt avec le chant de louange d’Élisabeth (1, 42b-45) doublé du Magnificat (1, 46-55), la proclamation évangélique aux bergers (2, 10-12) doublée du Gloria (2, 13). Dans tous ces cas, nous avons proposé que le premier cantique était l’œuvre de Luc, et le second était l’addition d’une source dans une étape ultérieure de l’édition de l’évangile. Ici, ce serait l’inverse : le Nunc Dimittis est une addition ultérieure, et le deuxième oracle de Syméon est une compostion de Luc.

        Le fait que les deux oracles ont une introduction semblable (à chaque fois Syméon fait une bénédiction avant de commencer à parler) laisse entrevoir leur caractère composite. Voici les arguments soutenant l’idée que le Nunc Dimittis (28-33) est une addition au récit original de Luc.

        1. Si on enlève la section 28-33 (Nunc Dimittis), on obtient une transition en douceur du v. 27 au v. 34 : « Lorsque les parents amenèrent Jésus pour qu'il accomplisse pour lui ce qui était coutumier selon la Loi… Syméon les bénit et dit à Marie, la mère ».

        2. Le Nunc Dimittis a des affinités avec les cantiques précédents, caractérisés comme ajoutés dans une deuxième étape de composition, tant pour le vocabulaire que pour ses thèmes : on loue Dieu non pas en rapport avec la conception ou la naissance de Jésus, mais avec l’œuvre générale de salut qui a déjà eu lieu. C’est un cantique qu’aurait pu prononcer un membre pieux des Anawim après la crucifixion et la résurrection de Jésus : « mes yeux ont vu ce salut que tu as préparé face à tous les peuples ».

        3. D’autre part, le deuxième oracle de Syméon (34c-35) ne ressemble pas aux autres cantiques. Sa poésie est beaucoup plus rude, et plutôt que de faire référence au salut en général, il s’intéresse à l’avenir de celui qui n’a pas encore commencé son ministère, et donc constitue une prophétie dans un contexte de naissance. Nous sommes devant une composition de Luc. De fait, au niveau du vocabulaire, nous retrouvons ici des lucanismes semblables à ceux qui appartiennent à la première phase de composition de Luc.

        Mais pourquoi Luc n’a-t-il pas ajouté le Nunc Dimittis à la fin de son récit, comme il l’a fait pour le Magnificat et le Benedictus? La réponse provient de sa vision de l’histoire du salut : il s’agit d’abord de louer Dieu pour son œuvre dans l’histoire d’Israël, ce que fait le Nunc Dimittis, avant de tourner son attention vers l’enfant dont on célébre la naissance, ce que fait le deuxième oracle; de plus, il faut d’abord proclamer ce salut offert à tous les peuples, aux païens et à Israël, comme le fait le Nunc Dimittis, avant de souligner que tout Israël ne l’accueillera pas, comme le fait le deuxième oracle.

      3. Le Nunc Dimittis de Siméon (29-32)

        1. La structure

          C’est un cantique très court qui peut être divisé en trois strophes de deux vers chacun :

          29a "Puissant Maître, tu peux maintenant laisser partir ton serviteur
          29b en paix, puisque tu as tenu ta parole.

          30 Car mes yeux ont vu ce salut
          31 que tu as préparé face à tous les peuples :

          32a une lumière qui sera une révélation pour les païens
          32b et qui sera une gloire pour ton peuple Israël."

          On notera le parallélisme de la troisième strophe avec la deuxième.

        2. Le thème du veilleur

          Le thème du veilleur qui exprime sa joie à être relevé de sa tâche à l’arrivée de celui pour lequel il veillait a quelque chose d’universel (voir Agamemnon, 1-30, d’Eschyle). Ce thème chez Syméon est combiné avec celui de la personne âgée en fin de vie, comme en Gn 15, 15 où Dieu promet à Abraham : « Toi, en paix, tu rejoindras tes pères et tu seras enseveli après une heureuse vieillesse ». Ce thème combiné du veilleur et de la personne âgée se retrouve dans l’affirmation de Jacob / Israël après avoir retrouvé son fils perdu Joseph : « Cette fois-ci, après avoir revu ton visage, j’accepte de mourir puisque tu es encore en vie » (Gn 46, 30)

        3. Un contexte messianique

          Ce contexte est compréhensible dans le Judaïsme de l’époque de Jésus. C’est ce que décrit Psaumes de Salomon, 17, 44 : « Heureux ceux qui vivront en ces jours-là : ils verront le bonheur d'Israël dans l'assemblée des tribus que Dieu convoquera ». Et la référence au départ en paix est un écho de Ps 72, 7 quand Dieu rétablira le roi davidique : LXX « En ses jours, la justice se lèvera avec la plénitude de la paix » (voir aussi Za 8, 12 et Is 9, 5-6). Si Syméon peut partir en paix, ce n’est pas parce qu’il a terminé ses tâches, c’est plutôt que Dieu a accompli sa parole.

        4. L’influence d’Isaïe et de l’AT

          Voici une liste des passages d’Isaïe qui constituent l’arrière-plan du Nunc Dimittis (la traduction est basée sur le texte hébreu, sauf les lignes avec un astérisque où la Septante semble mieux refléter le Nunc Dimittis).

          Is 52, 9-10 :
          Le Seigneur a réconforté son peuple ;
          Il a racheté Jérusalem.
          Le Seigneur a révélé son bras saint
          Aux yeux de tous les païens,
          Et toutes les extrémités de la terre verront
          Le salut qui vient de notre Dieu.

          Is 49, 6 :
          Il ne suffit pas que tu sois mon serviteur,
          Pour élever les tribus de Jacob,
          Et pour récupérer la diaspora d'Israël ;
          je te ferai comme une lumière pour les païens
          *Pour que tu puisses apporter le salut jusqu'aux extrémités de la terre.

          Is 46, 13 :
          Je mettrai le salut dans Sion,
          Et donnerai à Israël ma gloire.

          Is 42, 6 :
          Je t'ai donné comme une alliance avec le peuple,
          Une lumière pour les païens.

          Is 40, 5 :
          Alors la gloire du Seigneur sera révélée,
          *Et toute chair verra le salut de Dieu.

          Les thèmes de voir le salut, à la vue de tous les peuples, une lumière pour les païens, et gloire pour Israël dans le Nunc Dimittis est quasiment un pastiche de passages d’Isaïe. En même temps, ce sont des thèmes qu’on retrouve aussi ailleurs dans l’AT : Ps 98, 3 (« Il s’est rappelé sa fidélité, sa loyauté, en faveur de la maison d’Israël. Jusqu’au bout de la terre, on a vu la victoire de notre Dieu »), Ba 4, 24 (« Les voisins… de Sion verront bientôt le salut qui viendra de votre Dieu : il vous arrivera avec la gloire éclatante et la splendeur du Seigneur ».

        5. L’universalisme du salut

          Dans les passages d’Isaïe, le salut a une perspective universelle, mais cette universalité est subordonnée à Jérusalem, car Israël demeure le peuple de Dieu. Mais dans le Nunc Dimittis, l’expression « les peuples » couvre les Israélites et les païens, si bien que ces derniers font aussi partie du peuple de Dieu. Dans son cantique, Zacharie (1, 68) disait que que Dieu « a visité et accompli la rédemption de son peuple ». La perspective du Nunc Dimittis est beaucoup plus large sur la rédemption de Dieu, car mainteant est accompli ce que le prophète Zacharie avait dit sur le Temple et Jérusalem : « car me voici, je viens demeurer au milieu de toi – oracle du Seigneur. Des peuples (ethnē) nombreux s’attacheront au Seigneur, en ce jour-là. Ils deviendront mon propre peuple » (2, 14-15). Ainsi, avec Syméon, Luc introduit un thème que Matthieu avait introduit avec les mages. Sa compréhension du salut sera plus tard exprimée à travers les figures de Pierre et Paul. En effet, en Ac 15, 14, on peut lire : « Syméon vient de nous rappeler comment Dieu, dès le début, a pris soin de choisir parmi les nations païennes (ethnē) un peuple à son nom ». Ce qui est affirmé par Pierre atteindra sa conclusion à la fin des Actes : « Sachez-le donc : c’est aux païens qu’a été envoyé ce salut de Dieu » (28, 28).

      4. Le second oracle de Siméon (34c-35)

        1. « Voici » (34c). Ce début signale un changement de ton et de pensée. Le Nunc Dimittis avait parlé de paix messianique, mais Luc nous rapporte ceci à propos de la paix : « Pensez-vous que ce soit la paix que je suis venu mettre sur la terre ? Non, je vous le dis, mais plutôt la division. Car désormais, s’il y a cinq personnes dans une maison, elles seront divisées : trois contre deux et deux contre trois. On se divisera père contre fils et fils contre père, mère contre fille et fille contre mère, belle-mère contre belle-fille et belle-fille contre belle-mère. » (Lc 12, 51-53). Le second oracle sera marqué par la division.

        2. « il est là pour la chute ou le relèvement de beaucoup en Israël » (34c). La discrimination opérée par Jésus n’est pas un rôle occasionnel, mais il a été établi (« il est là pour ») pour jouer ce rôle. Les termes « chute » et « relèvement » entendent désigner deux groupes distincts chez les Juifs. Il y a ceux pour qui le message chrétien est une pierre d’achoppement et ils chutent (Is 8, 14), et il y a ceux pour qui il devient une pierre d’assise sur laquelle on peut construire une maison (Ps 118, 22; Is 28, 16). L’aspect négatif de la pierre a servi d’arsenal dans les milieux chrétiens pour expliquer pourquoi Israël a rejeté Jésus, tandis que les païens l’ont accueilli (Rm 9, 30-32; 1 P 2, 8). L’ordre « chute », puis « relèvement » est basé justement sur cette chronologie.

        3. « et pour être un signe contesté » (34d). C’est l’écho des oracles davidiques d’Isaïe. En 7, 14, le prophète annonçait que la jeune fille concevra et enfantera un fils, qui s’appellera Emmanuel, un signe donné par Dieu à la maison de David, mais un peu plus loin (Is 8, 14) il nous dit que cet enfant sera « une pierre que l’on heurte et un rocher où l’on trébuche ». Ainsi, au v. 34d Luc va plus loin qu’avec l’expression « chute et relèvement », il est une source de contradiction ou querelle, un écho du lieu où Israël s’est rebellé contre son Dieu, et qui sera appelé « l’eau de contradiction » (Nb 20, 13; Dt 32, 51). Syméon anticipe le rejet de Jésus par les autorités juives pendant son ministère et sa passion, et le rejet de la mission chrétienne par Israël dans les Actes.

        4. « une épée traversera ta propre âme » (35a). Cette phrase obscure a été l’objet de beaucoup de débats chez les pères de l’Église et les biblistes, et beaucoup de ces propositions sont basées sur une méthodologie erronée en se servant du matériel non-lucanien. Voici une liste de propositions invraisemblables.

          • Selon Origène (Homélies sur Luc 17), l’épée désignerait les doutes de Marie, scandalisée pendant la passion de Jésus. On chercherait en vain un indice biblique en ce sens, car au contraire pour Luc Marie est un disciple modèle (8, 21) et elle sera un membre de la communauté croyante après l’ascension (Ac 1, 14).

          • Selon Épiphane (Hérésies lxxviii 11), l’épée désignerait la morte violente de Marie. Il n’existe aucune donnée probante que Marie serait morte violemment.

          • Selon la piété mariale populaire, l’épée désignerait la souffrance (comme en Ps 22, 21), et cette épée aurait traversé l’âme de Marie au calvaire, quand la mater dolorosa se tint au pied de la croix et vit son fils mourir. Malheureusement, seul Jean mentionne Marie au pied de la croix dans une scène hautement symbolique où elle n’est justement pas la mater dolorosa. On n’a aucun indice que Luc ou sa communauté ait pensé que Marie se trouvait au pied de la croix.

          • Une variation sur la proposition précédente veut que Marie comme mère du messie aurait subit le même sort que son fils, incluant le rejet et la contestation. Mais il n’y a aucun indice chez Luc en ce sens, d’autant plus que son évangile ne fait aucune référence à une épée qui aurait transpercé l’âme de Jésus.

          • L’épée qui traverse l’âme serait l’équivalent du signe contesté du v. 34d, et donc on aurait déblatéré contre Marie en raison des questions de la légitimité reliée à la conception de Jésus. Cette proposition introduit un motif provenant de Mt 1, 18-19 qui est totalement étranger au récit de Luc.

          • Ambroise (In Lucam II 61) suggère que l’épée représente la parole de Dieu. Même si cette symbolique a un soutien biblique, elle est totalement absente de l’usage lucanien. Et à quel moment cette parole de Dieu aurait transpercé l’âme de Marie?

          • Le « protévangile » sur Gn 3, 15 fait référence à l’hostilité entre le serpent et la femme, et entre leur deux semences. Cette proposition assume que Gn 3, 15 était interprétée dans un contexte messianique, ce qu’on ne trouve pas dans la tradition tant lucanienne que non-lucanienne. De plus, cette interprétation ne fait pas justice à l’idée du v. 35a où Marie n’apparaît pas comme une figure positive en opposition à une figure négative, mais où la division semble avoir été amenée dans son âme.

          Pour bien interpréter ce verset, il vaut mieux commencer par examiner l’image de l’épée qui transperse. Le meilleur parallèle de l’AT pour le vocabulaire est Ez 14, 17 où le Seigneur exerce le jugement et dit : « Que l’épée transperce ce pays, afin que je puisse retrancher l’homme et la bête ». C’est un oracle qui était resté en mémoire, car on le retouve en grec avec une certaine adaptation dans les Oracles sibyllins, III 316) pour décrire l’invasion de l’Égypte par Antiochus Épiphane (vers l’an 170 av. JC) : « Car une épée transpercera le milieu de vous ». L’image est celle d’une épée de jugement sélectif qui est capable de discriminer, détruisant les uns et épargnant les autres. Cette image est en harmonie avec le v. 34c où l’enfant « est là pour la chute ou le relèvement de beaucoup en Israël », et en harmonie avec Lc 12, 51-53 ( « Pensez-vous que ce soit la paix… mais plutôt la division »); il vaut la peine de se rappeler que la source de Lc 12, 51-53 est la source Q que Matthieu connaît également et qu’il cite ainsi : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur terre. Je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée » (Mt 10, 34-36).

          Ainsi, en Lc 12, 51-53 Luc n’a pas retenu le mot « épée » qui se trouvait peut-être dans la source Q, il a préféré l’utiliser ici en 2, 35a, mais avec la même idée d’une division entre père et fils, mère et fille. Ceci nous donne la clé pour comprendre comment l’épée a traversé Marie. Car il y a une tradition commune dans les évangiles où on oppose la famille naturelle de Jésus et la famille des disciples créée par la proclamation du règne de Dieu. Chez Marc (3, 31-35), la mère et les frères de Jésus sont remplacés par une nouvelle famille de mère et de frères et sœurs qui font la volonté de Dieu. Luc modifie cette tradition reçue de Marc pour inclure la famille naturelle dans cette nouvelle famille des disciples, car elle a passé l’épreuve de l’écoute de la volonté de Dieu. Tout cela signifie qu’avoir des liens naturels avec lui ne garantit pas qu’on sera jugé favorablement dans cette discrimination apportée par Jésus. Parmi ceux qui sont inclus dans la chute et le relèvement de beaucoup en Israël, Marie se tient avec le petit nombre de ceux qui font partie du relèvement, mais uniquement parce qu’elle a réussi l’épreuve et a su reconnaître le signe. Son épreuve, lorsque l’épée a transpercé son âme, fut de reconnaître que les demandes du Père céleste de Jésus sont plus importantes que tout attachement humain entre lui et sa mère, une leçon qu’elle commencera à apprendre au verset suivant.

        5. « afin que les pensées les plus intimes de beaucoup puissent être révélées » (35b). Quelle est le lien de cette phrase avec ce qui précède, i.e. l’épée qui traverse l’âme de Marie? Pour qu’il y ait un lien, i.e. que 35b soit la continuation de 35a, il faudrait donner une interprétation positive à « pensées intimes » (dialogismoi kardiōn), car Marie a passé positivement l’épreuve de la discrimination. Malheureusement, toutes les données que nous avons associent « pensée intimes » à des pensées hostiles à Jésus, des pensées d’incroyants, des pensées qui doutent (voir la note du v. 35). Il faut donc conclure qu’il n’y a pas de lien direct entre 35b et 35a, et que la phrase sur Marie est une parenthèse; 35b est plutôt la suite de 34d : l’enfant sera un signe contesté, puisque pour la majorité des gens, à mesure qu’ils feront sa rencontre, l’hostilité de leurs pensées intimes à son égard sera révélée. Cela ressemble à ce que Jésus a dit aux Pharisiens : « Rien n’est voilé qui ne sera dévoilé, rien n’est secret qui ne sera connu » (Lc 12, 2).

    4. Anne accueille l’enfant (2, 36-38)

      Après la révélation des pensées hostiles mentionnées par Syméon, le récit autour de la prophétesse Anne permet à Luc de terminer cette section sur une note positive avec la révélation de l’enfant à tous ceux qui attendaient la rédemption de Jérusalem. Le style est tout à fait lucanien et l’atmosphère est semblable à celle des premiers chapitres des Actes des Apôtres : par sa piété, sa prière, son jeûne, Anne ressemble à la figure des Anawims de la communauté de Jérusalem, elle est une prophétesse, anticipant l’atmosphère de la Pentecôte (« Alors, dans les derniers jours, dit Dieu, je répandrai de mon Esprit sur toute chair, vos fils et vos filles seront prophètes », Ac 2, 17), elle est un double avec Syméon d’Élisabeth et Zacharie.

      Dans quelle mesure les détails que nous donne Luc sur Anne ont-ils une valeur symbolique? Il a pu vouloir créer un type de piété des Anawim, ou encore présenter une figure mémorable parmi les Anawim chrétiens juifs de Jérusalem. Mais ce qui est particulièrement intéressant, c’est l’insistance de Luc sur son veuvage de 84 ans. Car il est possible que Luc ait eu à l’esprit la place des veuves chrétiennes dans les communautés pauliniennes (Ac 6, 1; 9, 39.41). Comparons la description donnée en 1 Tm 5 avec Anne.

      1 Tm 5Anne
      v. 9 « Une femme ne sera inscrite au groupe des veuves que si elle est âgée d’au moins soixante ans »Elle a environ 103 ans (mariée pendant 7 ans à 12 ans, puis veuve pendant 84 ans)
      v. 5 « qui est demeurée tout à fait seule », sans se remarier« puis seule comme veuve pendant 84 ans »
      v. 5 « persévère nuit et jour dans les supplications et les prières »« jour et nuit, elle adorait Dieu, en jeûnant et en priant »
      v. 9 « n’a eu qu’un mari »« elle s'était mariée jeune fille et avait vécu avec son mari sept ans, puis seule comme veuve »

      Mais il est possible que la tradition sur les veuves soit parvenue à la communauté chrétienne par la tradition des Anawim juifs, telle que reflétée par le livre de Judith (2e siècle av. JC). Car l’héroïne, Judith, dont le nom signifie : juive, personnifie le Judaïsme. Elle est une veuve de la tribu de Siméon qui ne s’est pas remariée quand son mari est décédé, observant la Loi et jeûnant (8, 1-8). Après avoir délivré Israël, elle rendit grâce à Dieu par un cantique de louange (15, 14 – 16, 17), tout comme Anne rendit grâce à Dieu devant tout ceux qui attendaient la rdemption de Jérusalem. Judith poursuivit son veuvage jusqu’à l’âge de 105 ans (16, 23), ce qui est presque l’âge d’Anne.

    5. La conclusion (2, 39-40)

      Le v. 39 termine la scène qui précède, et le v. 40 termine le récit originel de l’enfance (ce qui suit aurait été ajouté dans une deuxième édition). Le v. 39 a deux aspects : d’abord une inclusion avec 2, 22-24 autour du respect de la Loi, puis celui d’un déplacement vers Nazareth. On retrouve les mêmes aspects dans la conclusion du récit d’Elqana et d’Anne en 1 S 2, 20. Et la conclusion de Luc comporte les mêmes caractéristiques que celle de Mathieu : tous les deux doivent assurer une transition pour le début de ministère en Galilée.

      Le v. 40 fait partie du diptyque de Jean-Baptiste et Jésus.

      Jean-BaptisteJésus
      1, 80 « Et comme l'enfant grandissait, il devint fort en Esprit »2, 40 « Et l'enfant grandit et devint fort, rempli de sagesse et gratifié par Dieu »

      Sur Jean-Baptiste comme nous l’avons fait remarquer, l’arrière-plan est Gn 21, 8 concernant Isaac (« L’enfant grandit… ») et Jg 13, 24 concernant Samson (LXX « l’enfant se renforcit »). Pour Jésus, l’arrière-plan est 1 S 2, 21 (« petit Samuel grandissait devant le Seigneur ») et 1 S 2, 26 (« le petit Samuel grandissait en taille et en beauté devant le Seigneur et aussi devant les hommes »).

      Il est remarquable que pour Jésus Luc ne reprenne pas la mention que Jean-Baptiste devint plus fort en Esprit. Il est possible qu’il ne peut concevoir que l’Esprit ait grandit chez quelqu’un conçu par l’Esprit Saint. Il a plutôt opté pour l’idée de sagesse. De fait, le concept de sagesse n’est pas éloigné du concept d’Esprit (voir Is 11, 2 concernant le messie : « Sur lui reposera l’Esprit du Seigneur : esprit de sagesse et de discernement ». Et Luc est l’évangéliste qui a rapproché le plus la figure de Jésus avec celles de la sagesse de Dieu (« C’est pourquoi la Sagesse de Dieu elle-même a dit : je leur enverrai des prophètes et des apôtres ; ils en tueront et persécuteront », Lc 11, 49).

      Mentionner que Jésus était « gratifié par Dieu » est une façon de faire le pont avec le ministère de Jésus où les gens « s’étonnaient du message de la grâce qui sortait de sa bouche » (Lc 4, 22).

  8. Le garçon Jésus parle dans le Temple

    Traduction de Luc 2, 41-52

    41 Or chaque année, les parents de Jésus avaient l'habitude d'aller à Jérusalem pour la fête de la Pâque, 42 et quand il eut douze ans et qu'ils furent montés à la fête comme d'habitude, 43 et qu'ils eurent achevé les jours de fête et qu'ils rentraient chez eux, le garçon Jésus resta à Jérusalem, ignoré de ses parents. 44 Le croyant avec le groupe de voyageurs, ils avaient fait une journée de voyage avant de se mettre à sa recherche parmi leurs parents et leurs connaissances. 45 Comme ils ne le trouvaient pas, ils retournèrent à Jérusalem pour le chercher.

    46 Finalement, au bout de trois jours, ils le trouvèrent dans l'enceinte du Temple, assis au milieu des maîtres, les écoutant et les interrogeant. 47 Tous ceux qui l'entendirent furent stupéfaits de son intelligence et de ses réponses. 48 Quand ses parents virent Jésus, ils furent ébahis. "Enfant, lui dit sa mère, pourquoi nous as-tu fait cela ? Voici que ton père et moi avons été si inquiets en te cherchant". 49 "Pourquoi me cherchiez-vous ?" leur dit-il. "Ne savez-vous pas que je dois être dans la maison de mon père ?" 50 Mais ils ne comprirent pas l'événement dont Jésus leur parlait.

    51 Alors il descendit avec eux à Nazareth et leur était obéissant. Sa mère gardait soucieusement tous ces événements dans son cœur. 52 Et Jésus progressait en sagesse, en maturité et en faveur devant Dieu et les hommes.

    Notes

    v. 41

    • « Chaque année (kat’etos) ». C’est la seule occurrence de kat’etos dans tout le NT, même si la moitié des 49 occurrences de etos (année) dans le NT se retrouvent en Lc / Ac.

    • « les parents de Jésus ». Littéralement : ses parents. Même si le récit a pu être indépendant du reste du récit de l’enfance, dans sa forme présente il assume que les parents de Jésus sont connus.

    • « avaient l'habitude d'aller (poreuesthai) ». Le verbe poreuesthai est ici à l’imparfait; c’est un verbe favori de Luc qui l’utilise plus souvent (49 fois dans son évangile) que tous les autres évangélistes ensemble.

    • « à Jérusalem pour la fête de la Pâque ». Ici et en 2, 45 l’orthographie est Ierousalēm (voir la note sur 2, 22). L’expression « la fête de la Pâque » n’apparaît pas dans la Septante, et dans le NT l’expression habituelle est simplement « la Pâque », sans la mention de la fête. Il est possible que l’expression que nous avons ici, présente aussi en Jn 13, 1, est une clarification pour des lecteurs non Juifs. Depuis longtemps, cette fête a été jointe à celle des pains sans levain, si bien qu’avec la fête des Semaines et des Tentes elle a fait partie des trois fêtes qui étaient l’objet d’un pèlerinage au Temple de Jérusalem (Ex 23, 17; 34, 23). C’était une fête obligatoire pour les hommes qui devaient apporter une offrande. Quant aux femmes et aux enfants, il n’est pas clair s’ils étaient soumis aux mêmes obligations. Et on ne sait pas dans quelle mesure la loi des trois fêtes était observée à l’époque de Jésus : des Juifs hors de Palestine pouvaient venir en pèlerinage qu’une fois dans leur vie, tout comme les Juifs palestiniens pouvaient ne venir qu’une fois par année.

    v. 42

    • « il eut (ginesthai) douze ans ». Littéralement : « quand il fut devenu douze ans ». Selon le Talmud, l’enfant devenait un homme à l’anniversaire de ses treize ans. En même temps, on reconnaissait qu’un enfant pouvait comprendre la signification des commandements et y être soumis avant cet âge, i.e. l’âge pour prononcer des vœux était parfois fixé à douze ans (Talmud de Babylone, Nazir 29b). L’âge pour être capable de discrimination était situé entre douze et treize ans (Talmud de Babylone, Kethuboth 50a). Mais on ne sait pas si à l’époque de Jésus ces idées talmudiques ultérieures étaient applicables, et à plus forte raison la pratique encore plus tardive de la Bar Mitzvah. Enfin, on ne sait pas si Jésus à l’âge de douze ans était obligé de se rendre à Jérusalem. En tous cas, rien n’indique que Luc pensait à une obligation; pour lui Jésus était plutôt l’exemple de la piété du Temple.

    • « et qu'ils furent montés (anabainein) ». Sur anabainein, voir la note sur 2, 4. En grec, le verbe est un participe présent au génitif, et il est jumelé de manière gauche avec le verbe « achevé » qui, lui, est un participe aoriste (passé) au génitif, et tous les deux sont subordonnés au verbe de la proposition principale : rester. Quoi qu’il en soit, il faut conserver l’idée de la subordination à la proposition principale : l’accent n’est pas sur le pèlerinage ou sur le départ des parents, mais l’action de Jésus de rester à Jérusalem.

    • « à la fête ». Littéralement : « selon la coutume de la fête ».

    • « comme d'habitude ». L’expression kata to ethos est particulier à Luc dans le NT (1, 9; 22, 39).

    v. 43

    • « qu'ils eurent achevé (teleioun) ». Voici un autre verbe au participe. Pour parler d’achèvement d’un temps spécifié en 1, 23 et 2, 6.21.22 (« le temps arriva ») Luc utilise le verbe pimplanai. Ici le verbe est teleioun qui réapparaît seulement en 13, 32 : « Voici, je chasse les démons et j’accomplis des guérisons aujourd’hui et demain, et le troisième jour c’est achevé ».

    • « les jours de fête ». Littéralement : « les jours ». La Pâque était célébrée le soir qui terminait le 14e jour de Nisan, et les sept jours de la fête des pains sans levain commençaient le 15e jour, pour un total de huit jours de fête (Lv 23, 5-6). La loi ne précisait pas combien de temps les pélerins devaient demeurer à Jérusalem, sinon qu’ils devaient coucher une nuit et ne pouvait partir avant le matin du second jour. Si Luc savait précisément la durée de la fête, il semblerait suggérer que les parents sont demeurés à Jérusalem pour les huit jours de la fête.

    • « le garçon Jésus (pais) ». Jésus est maintenant un pais, alors que jusqu’ici il a été désigné sous le diminutif de paidion (2, 17.27.40).

    • « resta ». Il est inutile de spéculer si le fait pour Jésus de rester à Jérusalem était le résultat d’un accident (on l’a oublié, ou il s’est perdu) ou une action délibérée. Luc n’entend pas signifier par là que les parents sont partis plus tôt, et que Jésus serait demeuré dans un élan pieux pour compléter les jours de fête. L’action de Jésus et celle des parents sont voulues par Luc pour parvenir à l’objet de son récit.

    v. 44

    • « croyant (nomizein) ». Luc aime le verbe nomizein (penser, croire, estimer); neuf fois en Lc/Ac, comparativement à six fois ailleurs dans le NT).

    • « le groupe de voyageurs (synodia) ». Ce synodia consiste au moins en parents et amis de Nazareth. Ac 9, 7 utilise la forme verbale du mot (le seul autre usage dans le NT) pour décrire le groupe qui accompagne Paul sur la route de Damas.

    • « une journée (hēmeras) de voyage (hodon) ». La même expression (mais plutôt avec l’ordre : hodon hēmeras) apparait dans la Septante de Nb 11, 31 et 1 R 19, 4. On évalue à 32 kilomètres une journée de marche, d’après la distance entre les relais à partir de Jérusalem selon Mishna Maaser Sheni 5, 2. À partir du plateau de la Galilée, la distance entre Nazareth et Jérusalem se situait autour de 130 kilomètres, donc un voyage de trois à quatre jours, même en prenant la route directe à travers la Samarie.

    • « avant de se mettre à sa recherche ». Littéralement : « et ils le cherchaient »; Luc n’entend pas dire que les parents ont passé une journée entière à le chercher dans la longue caravane, mais plutôt leur recherche a commencé après une journée de marche.

    • « leurs parents et leurs connaissances ». Comme en 2, 34c.37 (« chute » et « relèvement », « nuit et jour », « jeûne et prière ») la structure de l’expression double est un lucanisme.

    v. 46

    • « Finalement… ils le trouvèrent ». Littéralement : « Il arriva (egeneto)… ils le trouvèrent; voici une autre construction avec egeneto comme nous l’avons expliqué à la note de 1, 9. Elle marque le début de la partie principale du récit.

    • « au bout de trois jours ». Luc voulait probablement dire que la découverte de l’enfant eut lieu à la fin du troisième jour après leur départ de Jérusalem, calculé ainsi : une journée de marche à partir de Jérusalem, une journée pour y revenir, une journée passée à le chercher à Jérusalem.

    • « dans l'enceinte du Temple (hieron) ». Sur hieron, voir la note sur 2, 27.

    • « assis au milieu des maîtres (didaskalos) ». Même si dans l’évangile Jésus est souvent appelé « maître » (didaskalos), ce n’est pas ainsi qu’il est présenté ici. Il est vrai que Luc écrit qu’il est assis, position typique d’un maître (Mt 23, 2; 26, 55), et Lc 5, 3 décrit Jésus ainsi : « puis il s’assit et, de la barque, il enseignait les foules ». Mais la position assise convient également au disciple et à l’élève, par exemple Paul aux pieds de Gamaliel (Ac 22, 3). Il est remarquable que Luc décrive ces leaders juifs comme des « maîtres », alors qu’ailleurs dans son évangile il les considère comme des « légistes » (nomikos) ou « scribes » (grammateus). Il est possible qu’au moment où Luc écrit son évangile les légistes juifs et les scribes étaient devenus hostiles à Jésus et aux chrétiens, mais que pour l’époque du jeune Jésus Luc a jugé bon d’utiliser un terme plus neutre. La scène a une certaine vraisemblance selon les coutumes juives où les jeunes apprenaient leurs devoirs et les commandements des anciens.

    v. 47

    • « Tous ceux qui l'entendirent ». Cela inclut les maîtres, mais sans mettre l’accent sur eux.

    • « furent stupéfaits (existanai) ». C’est la première occurrence de existanai, un verbe que Lc/Ac utilise 11 fois (plus du double que son usage dans le reste du NT). Dans le Grec classique, le mot est très fort (« devenir fou »), mais dans le NT le sens a été atténué pour devenir une forme d’ébahissement devant ce qui est miraculeux ou extraordinaire. Luc a déjà fait remarquer l’étonnement (thaumazein) devant les choses dites sur l’enfant (2, 18.33).

    • « son intelligence (synesis) ». L’attribut de synesis inclut la perspicacité et l’intelligence, mais pas nécessairement de nature religieuse; par exemple, Act 13, 7 (« un homme intelligent ») il est utilisé pour décrire Sergius Paulus. L’accent est sur la capacité d’insight plutôt que sur la connaissance. Luc voit dans ce synesis un exemple de sophia (sagesse), qu’il met en valeur en 2, 40.52. David prie pour que le Seigneur daigne donner à Salomon sophia et synesis en 1 Ch 22, 12, deux dons souhaités pour le roi en Is 11, 2.

    • « ses réponses ». Au v. 46 on nous a dit que Jésus posait des questions. Le mot « réponses » n’implique pas nécessairement que Jésus enseignait aux maîtres. L’expression « son intelligence et de ses réponses » pourrait constituer un autre exemple chez Luc d’expressions doubles.

    v. 48

    • « ses parents ». Littéralement : « ils »; sur le plan grammatical, « ils » devrait se rapporter à ce qui précède immédiatement, i.e. « tous ceux qui l’entendirent » au v. 47. Mais ici Luc est négligent, car il est clair qu’il fait référence aux parents de Jésus mentionnés pour la dernière fois au v. 46.

    • « furent ébahis (ekplēssein) ». Le verbe ekplēssein apparaît quatre fois en Lc/Ac, sur un total de treize occurrences dans le NT. Il est douteux qu’il comporte une plus grande intensité que « ils furent étonnés ».

    • « Enfant (tecknon) ». Voir la note sur « garçon » du v. 43.

    • « Voici (idou) ». Luc a déjà utilisé idou neuf fois dans le récit de l’enfance; la formule kai idou (voir la note sur 1, 20) et idou gar (voir la note sur 1, 44) ont une certaine importance. Ici l’utilisation est plus triviale.

    • « avons été si inquiets (odynasthai) ». Le verbe odynasthai apparaît quatre fois en Lc/Ac et nulle part ailleurs dans le NT. Il implique une peine et une tristesse à la fois mentale et spirituelle, et en Lc 16, 24-25 et Ac 20, 38 l’angoisse concerne la vie elle-même.

    v. 49

    • « Pourquoi ». Littéralement : « Pourquoi (est-ce) que ».

    • « me ». Le pronom personnel « me » dans la question et le pronom personnel « je » dans la prochaine question occupent en grec une position emphatique, n’apparaissant qu’à la fin de chaque question.

    • « leur dit-il… vous ». Le pluriel « vous » nous indique que Jésus ne répond pas seulement à la question de sa mère, mais à l’étonnement et l’inquiétude des deux parents.

    • « maison de mon père ». Le texte grec en tois tou patros mou se traduit littéralement : « dans les de mon père », avec l’article défini pluriel « les » jouant le rôle d’un nom. Que désigne « les » et par quoi faut-il le traduire? Voici une liste de propositions en ordre de probabilité décroissant.

      1. « Dans la demeure (maison) de mon Père (céleste) ». Le contexte où les parents cherchent où se trouve l’enfant rend appropriée l’idée que la réponse incluera un nom de lieu. De plus l’article défini au neutre pluriel (les) couplé avec la préposition en (dans) est bien attesté pour signifier : « la demeure de », par exemple la Septante de Jb 18, 19 : « Des étrangers demeureront à sa place (en tois autou) »; Est 7, 9 : « Un gibet a été dressé chez Haman (en tois Aman) ». Un parallèle important peut être trouvé chez Josèphe (Contre Apion I 18 : #118) : « qui est dans le lieu (temple) de Zeus (en tois tou Dios) ». Ainsi l’expression grecque en tois a le sens de l’expression française : chez, i.e. « Ne savez-vous pas que je dois être chez mon père ». L’identification du « lieu » avec « demeure » est encouragée par le fait que la scène se passe au temple, lieu souvent désigné par « demeure (oikos) de Dieu » (voir Lc 19, 46; Jn 2, 16).

      2. « Dans ou aux choses (affaires) de mon Père (céleste) ». Comme le contexte est celui de Jésus dans l’enceinte du Temple et assis au milieu des maîtres, écoutant et posant des questions, il est logique de considérer que « les » désigne le nom d’une activité, et que Jésus répondrait à la question : « Pourquoi me cherchiez-vous? ». Ainsi, étant fils de Dieu, les parents auraient dû savoir qu’il serait impliqué dans les affaires de son Père, par exemple en discutant de la Loi et en posant des questions religieuses, et donc ils n’auraient pas dû se faire de souci. Malheureusement, une telle logique est un peu forcée, et elle est faible sur le plan grammatical : l’expression einai en (être dans) peut difficilement signifier « être préoccupé par, être sur le point de ». De plus, on chercherait en vain un parallèle biblique où « en tois » signifierait « les affaires de ». Il est vrai que l’article neutre pluriel « tois » peut signifier « choses, affaires » (Mc 8, 33; 1 Co 7, 32-34), mais jamais couplé avec la préposition en (dans).

      3. « Dans ou parmi la maisonnée (parents) de mon Père (céleste) ». Le fait que les parents ont cherché Jésus parmi la parentée et les connaissances (en tois syngeneusin), et donc parmi la maisonnée du père terrestre de Jésus, rend plausible l’idée que « les » fait référence à un nom désignant des personnes. Alors dans sa réponse Jésus dirait à ses parents qu’ils auraient dû chercher parmi les parents ou la maisonnée de son Père céleste (en tois tou patros mou). Chez Luc (8, 19-21; 11, 27-28), il y a d’autres scènes où Jésus oppose la famille terrestre avec la famille eschatologique composée de disciples en rapport avec Dieu. L’utilisation de l’article défini comme nom est attesté en ce sens en Rm 16, 10-11 : « Saluez ceux de (tous ek) la maisonnée (tōn) d’Aristobule (Aristoboulou)… Saluez ceux de (tous ek) la maisonnée (tōn) de Narcisse (Narkissou) ». Malheureusement, l’obstace insurmontable à cette interprétation est l’impossibilité que Jésus ait pu considérer les maîtres de la Loi au Temple comme « la maisonnée (famille) de mon Père ».

    v. 50

    • « Mais ils ne comprirent pas (synienai) ». Nous avons ici la forme verbale du nom synesis rencontré au v. 47. Ainsi, Luc crée un contraste tranchant entre le manque d’intelligence des parents et l’intelligence étonnante de l’enfant. Pour éviter d’impliquer Marie dans le manque d’intelligence, elle qui avait reçue une révélation de l’ange, des biblistes ont émis diverses hypothèses : 1) le manque d’intelligence concernerait seulement Joseph; 2) le manque d’intelligence concernerait seulement l’auditoire; 3) le manque d’intelligence concernerait une autre parole de Jésus absente du récit; 4) le manque d’intelligence concernerait une parole de Jésus prononcée avant leur départ, expliquant qu’il demeurait à Jérusalem. Toutes ces hypothèses ne sont pas sérieuses, car le texte est très clair : ce sont les parents qui ne comprennent pas, et l’objet de leur incompréhension est ce qu’a dit Jésus au v. 49.

    • « l'événement dont Jésus leur parlait ». De nouveau, Luc utilise rēma avec la double signification de « parole, événement », comme en 2, 15 (voir la note); 2, 17.19). Cette fois, de manière plus directe que dans les occurrences précédentes, le mot signifie : parole; cependant, traduire ainsi rēma cacherait au lecteur le lien avec son utilisation précédente. De plus, l’absence d’intelligence des parents ne concerne pas seulement les paroles de la question de Jésus, mais l’ensemble de son action qui a conduit à cette situation.

    v. 51

    • « Alors il descendit avec eux à Nazareth ». Littéralement : « il descendit… et il vint à Nazareth ». L’action de descendre est l’opposée de celle de monter en 2, 42; l’expression « il vint à Nazareth » est opposée à « ils avaient l'habitude d'aller à Jérusalem » du v. 41. Sur l’usage de Luc des verbes de départ pour terminer une scène dans le récit de l’enfance, voir la note sur 1, 23.

    • « et leur était obéissant (hypotassein) ». Littéralement : « il était étant obéissant ». La construction avec le verbe « être » suivi du participe présent de hypotassein accentue une situation de continuité. Ce dernier verbe est courant dans le corpus paulinien pour exprimer la subordination à la famille. Mais Luc n’entend pas ici décrire la psychologie de Jésus, mais montrer le contraste entre le fait qu’étant fils de Dieu, il s’est néanmoins soumis à ses parents humains; de plus, il veut expliquer comment, même s’il a déjà révélé sa messianité divine, il n’a pas publiquement commencé sa mission jusqu’à ce qu’il soit baptisé.

    • « gardait soucieusement tous ces événements ». Voir la note de 2, 19.

    • « dans son cœur ». C'est omis par la vieille version du Sinaïticus.

    v. 52

    • « progressait (prokoptein) ». C’est ici la seule utilisation de ce verbe dans les évangiles.

    • « en sagesse, en maturité et en faveur ». La sagesse et la faveur ont été mentionnées dans la description de la croissance de Jésus en 2, 40; le mot « maturité », inséré entre les deux, est tout à fait nouveau. Les trois mots sont bien coordonnés et l’un n’est pas plus accentué que l’autre.

    • « en maturité (hēlikia) ». Le nom hēlikia peut avoir deux significations : la durée de vie (l’âge) et la taille (stature). La première signification est plus commune dans la Septante et chez Philon d’Alexandrie, et est attestée dans la Vulgate latine. Luc utilise le mot à deux autres reprises, d’abord en 12, 25 (« Et qui d’entre vous peut par son inquiétude prolonger sa durée de vie pour ajouter une heure? »), puis 19, 3 (« Il cherchait à voir qui était Jésus, et il ne pouvait y parvenir à cause de la foule, parce qu’il était de petite taille »). Luc entend sans doute exprimer une maturation générale de son être d’homme qui impliquerait à la fois le nombre d’années et la stature.

    • « devant (para) Dieu et les hommes ». La préposition para avec le génitif peut signifier « avec, aux côtés de » et « devant ». Les deux idées sont attestées par la Septante : la préposition meta (avec, en compagnie de) se rapporte à « le Seigneur et les hommes » en 1 S 2, 26 (« il (Samuel) était bon avec le Seigneur et avec les hommes »), tandis que enōpion (devant, en face de) se rapporte à la même expression en Pr 3, 4 (« Et pense au bien devant le Seigneur et les hommes »).

    Commentaire

    Quelle est la relation de cette scène où Jésus a douze ans avec ce qui précède? Matthieu termine son récit de l’enfance quand les parents amènent leur enfant à Nazareth; pourquoi Luc a-t-il créé cet intermède qui dépeint Jésus comme un jeune garçon?

    1. Structure, christologie et schéma

      Les biblistes ont proposé diverses structures pour rattacher 2, 41-52 au récit de l’enfance, sans grand succès. La meilleur solution est d’admettre que 2, 41-52 ne faisait pas partie de la structure originelle en diptyque du récit de l’enfance qui se terminait avec 2, 40. Nous sommes donc devant une section indépendante, ajoutée par Luc dans une deuxième étape de composition de son évangile. Il a cherché néanmoins à apparier le début et la fin de la section 2, 41-52 avec le début et la fin de la section 2, 22-40.

      Tout cela peut être appuyé par un certain nombre d’observations.

      1. Sur le plan chronologique, située douze ans après la naissance de Jésus et avant le début de son ministère, cette section ne fait plus partie du récit de l’enfance
      2. Le contenu et le ton font plus partie de la vie cachée de Jésus qui a été le terreau fertile des écrits apocryphes
      3. La section ne présuppose rien de ce qui précède : le récit considère Joseph comme le père naturel de Jésus ignorant la conception virginale; les parents ne comprennent pas ce que leur dit leur enfant, ignorant les annonciations à Marie et aux bergers, ainsi que les prédictions de Syméon

      Ainsi, nous sommes devant un récit indépendant. Luc a peut-être eu en main une source quelconque, mais il l’a réécrit complètement.

      Quelle est la fonction d’un tel récit? Il assure d’abord une transition chronologique entre l’enfance et le ministère de Jésus. Mais de manière plus profonde, il nous offre une transition de la révélation faite sur Jésus par les autres (anges, Syméon), à une révéation proclamée par Jésus lui-même. Nous avons affirmé plus tôt que la clé pour comprendre le récit de l’enfance est la christologie : la compréhension de Jésus comme Christ et Seigneur obtenue à Pâques a été déplacée pour se situer au moment de sa conception. La scène de la vie cachée de Jésus est une autre illustration de ce déplacement : le moment christologique est placé au moment où Jésus est un jeune garçon, à un moment où il est assez conscient pour exprimer ce qu’il est en parole et en action. L’insight qu’exprime ce mouvement est que Jésus n’est pas devenu fils de Dieu à son baptême, mais cet événement ne fut que la révélation de ce qu’il était déjà. C’est un peu se qu’essaie d’exprimer, quoi que de manière fantaisiste, les écrits apocryphes sur la naissance de Jésus.

      Nous avons ici un motif universel à propos de tous les grands personnages de l’histoire : Bouddha aux Indes, Osiris en Égypte, Cyrus en Perse, Alexandre le Grand en Grèce, Auguste à Rome. À l’époque du Nouveau Testament, il existait des légendes juives sur Moïse qui lui attribuaient une connaissance extraordinaire comme jeune garçon, et expliquaient comment Dieu lui avait fait don d’une intelligence et d’une taille et d’une beauté supérieure. L’historien juif Josèphe raconte que le jeune garçon Samuel commença à agir comme prophète à la fin de ses douze ans (Antiquité judaïques, V x 4 : #348). Selon la Septante de Suzanne (v. 45), le jeune Daniel (« à douze ans » selon le Syrohexaplaire) reçut l’esprit d’intelligence qui l’a rendu plus sage que les anciens.

      Dans ce motif universel, on anticipe à la fois la sagesse et l’œuvre de la personne adulte. Ces deux aspects sont présents chez Luc, même si la sagesse est moins importante. Car le cœur n’est pas l’intelligence du jeune garçon mais sa référence à Dieu comme son Père au v. 49. C’est une affirmation christologique : Jésus dit de lui-même ce qu’affirmera la voix du ciel à son baptême. Le récit pourrait être caractérisé d’apophtegme, i.e. un court récit centré sur une parole mémorable.

      Mais on ne peut se servir du v. 49 (« Ne savez-vous pas que je dois être dans la maison de mon père? ») pour affirmer que le jeune Jésus savait qu’il était fils de Dieu. Bien sûr, on peut dire sans se tromper que Jésus a eu une enfance et une adolescence. Mais Luc place dans ce cadre une compréhension qui vient de la foi après Pâques. Et recourir à des réminiscences qui proviendraient de Marie n’a aucune base biblique et biaise l’intention de Luc. Il en est de même du v. 52 (« Jésus progressait en sagesse, en maturité et en faveur »), une description standard de croissance. Ce qu’il faut retenir est que la christologie de Luc ne l’a pas empêché d’affirmer que Jésus a grandi en sagesse et dans la faveur de Dieu, ou qu’il était déjà fils de Dieu alors qu’il était jeune garçon. On ne peut guère davantage se servir du v. 50 (« ils ne comprirent pas l'événement ») pour faire une affirmation historique : car c’est un récit qui a peut-être circulé de manière indépendante et ignorait tout de la conception virginale, mais Luc n’a vu aucun problème à l’insérer dans son évangile, y voyant sans doute un autre cas standard d’incompréhension devant une révélation en parabole ou une affirmation prophétique; c’est une réaction stylisée dans la littérature évangélique qui ne nous dit rien sur l’histoire ou la psychologie de Marie.

      Voici une façon possible de structurer ce récit.

      Affirmation générale sur la croissance de Jésus, sa sagesse et la faveur de Dieu (40)
      Introduction géographique : Jésus et ses parents se sont rendus à Jérusalem (41-42)

      Mise en situation : Les parents ont perdu Jésus et se sont mis à sa recherche (43-45)
      Cœur du récit : Les parents trouvèrent l’enfant et sont étonnés; Jésus leur répondit en insistant sur les exigences de son Père (45-50)

      Conclusion géographique : Jésus retourna avec ses parents à Nazareth (51)
      Affirmation générale sur les progrès de Jésus en sagesse, maturité et dans la faveur de Dieu (52)

      Nous avons inclus le v. 40 dans cette structure, même s’il servait de conclusion au récit originel de l’enfance, car il permet en même temps d’introduire la section 2, 41-52 qui devient alors une illustration de ce que Jésus « grandit et devint fort, rempli de sagesse et gratifié par Dieu ». Et le v. 52, un clone du v. 40, devient le verset qui assure la transition avec le ministère de Jésus à l’âge de trente ans.

    2. L’introduction et la mise en situation (2, 41-45)

      À l’intérieur du cadre général des v. 40 et 52, Luc présente le cadre d’une introduction géographique (41-42) et d’une conclusion (51a), i.e. la montée vers Jérusalem, et à la fin la descente de retour à Nazareth. Nous avons ici un exemple typique de la théologie géographique de Luc qui structure son évangile et les Actes. Cette théologie géographique était présente dans le récit de l’enfance qui commence au Temple de Jérusalem et se termine au même endroit, une forme d’inclusion pour « emballer » le récit de l’enfance. En ajoutant l’intermède du jeune garçon à douze ans au Temple de Jérusalem, Luc préserve en partie cette inclusion. Cette géographie théologique se poursuivra aussi avec l’évangile qui se termine également au Temple de Jérusalem (24, 53), si bien que tout l’évangile est sous l’emballage du Temple.

      Il faut aussi souligner un autre élément de la théologie géographique quand il écrit que la famille partit de Nazareth en Galilée pour monter à Jérusalem à l’occasion de la Pâque. C’est une anticipation de la trame principale de l’évangile de Luc, ce long voyage qui commence en 9, 51 et se termine en 19, 28 à Jérusalem à l’occasion de la Pâque.

      Pourquoi cette insistance sur le Temple? Dans le récit de l’enfance et ici, les parents de Jésus sont la figure de la piété juive et du Judaïsme : ils remplissent leurs obligations légales et religieuses; ils appartiennent à cette phase de transition vers l’ère nouvelle qu’ouvrira Jésus. À la fin de l’évangile le Temple jouera un autre rôle : celui d’une transition avec les Actes des Apôtres et du point de départ de la communauté chrétienne.

      Les v. 43-45 fournissent la mise en situation. Même si la tradition midrashique chrétienne s’est emparée des détails de cette mise en situation (la découverte de l’absence de l’enfant après une journée de marche, sa recherche dans la parenté et le retour à Jérusalem), Luc ne montre pour sa part aucun intérêt pour ces détails : ce n’est pour lui qu’un instrument littéraire pour créer un drame et rehausser l’anxiété des parents.

    3. Le coeur du récit (2, 46-50)

      Le récit proprement dit ne commence que lorsque ses parents retrouvent Jésus. Car le drame provient des circonstances (illustration de sa sagesse) dans lesquelles on trouve l’enfant et ce que leur dit ce dernier (prétention christologique).

      1. Jésus est trouvé au milieu d’enseignants (46-48a)

        Cette section commence avec une indication de temps : « au bout de trois jours ». Certains biblistes y ont vu une allusion à la résurrection de Jésus. Cependant, si Luc utilise six fois l’expression « le troisième jour » en référence à la résurrection, ce n’est pas le cas ici. Les deux autres fois où il utilise l’expression « au bout de trois jours » (Ac 25, 1; 28, 17), il s’agit simplement de démarquer le temps. Mais si le récit a existé sous forme de tradition pré-lucanienne, il est possible qu’à ce moment la symbolique des trois jours avait une signification pascale.

        Cela nous amène à mentionner un curieux parallèle avec le récit des noces de Cana (Jn 2, 1-12) qui a pu être d’abord un récit pré-johannique sur la vie cachée de Jésus. En effet, c’est une histoire sur le jeune Jésus avant qu’il ne commence son ministère et qui vit encore dans le giron familial. La scène se passe dans les environs de Nazareth, alors que Jésus n’a pas encore fait de Capharnaüm son quartier général. Sa mère et ses frères sont encore présents. Il y a une certaine similitude avec les écrits apocryphes sur la vie cachée de Jésus où on raconte les miracles extraordinaires qu’il a faits. À Cana Jésus se trouve à produire l’équivalent de 400 litres de vin pour tirer d’embarras un ami de la famille. Dans ce cadre d’un récit pré-johannique de la vie cachée de Jésus, la mention « le troisième jour » (2, 1) serait un rappel que la compréhension de l’identité de Jésus serait née après Pâques. Il pourrait en être de même si le récit de Jésus avec les maîtres du Temple avait appartenu d’abord à une tradition pré-lucanienne.

        Avec les docteurs du Temple (v. 46), Jésus écoute et pose des questions, se montrant curieux dans les choses religieuses, anticipant son engagement ultérieur dans les débats autour de la Loi. Au v. 47, la mention de l’intelligence de Jésus entend illustrer sa sagesse qui ponctuait les deux sommaires (v. 40 et 52). Et l’ébahissement de l’auditoire devant cette intelligence anticipe l’ébahissement qui accueillera son enseignement quand il commencera son ministère (Lc 4, 32) et l’ébahissement chez les scribes devant ses réponses (20, 26).

        Les parents de Jésus vivent aussi l’ébahissement, non seulement devant son intelligence et ses réponses, mais aussi de le trouver au Temple à faire ce qu’il faisait. Si ce récit a existé de manière indépendante sous forme de tradition pré-lucanienne, il exprimerait alors comment les parents de Jésus ont découvert son identité et sa vocation comme fils de Dieu.

      2. La question de la mère amène Jésus à parler de son père (48b-50)

        La question de la mère de Jésus (« pourquoi nous as-tu fait cela ? ») véhicule une forme de reproche, et pourrait apparaître en contradiction avec les affirmations précédentes de Luc sur Marie. Bien sûr, si le récit originel était une tradition pré-lucanienne sans tous ces récits d’annonciation et de révélation sur Jésus, on peut comprendre la réaction de Marie. Mais comment Luc peut-il oser nous présenter Marie qui fait des reproches au fils du Très-Haut, lui qui a été conçu virginalement? La réponse se situe peut-être pour lui au v. 51a où Marie garde soucieusement tout cela dans son cœur, ce qui préserve son image de servante du Seigneur.

        Jésus répond par une question : « Pourquoi me cherchiez-vous ? ». Le ton est celui du chagrin que ses parents le connaissent si peu, et laisse entrevoir l’affirmation du v. 50 où « ils ne comprirent pas ». Le sommet du récit et le cœur de cet apophtegme est atteint à la fin de la deuxième question de Jésus : « Ne savez-vous pas que je dois être dans la maison de mon père ? » L’accent de cette réponse est que sa présence au Temple et son écoute des maîtres est un indicateur de sa vocation, i.e. être au service de Dieu qui est son Père, et non être à la disposition et à la merci de sa famille naturelle. Le verbe « je dois » (en grec dei) exprime un sentiment d’obligation et de nécessité qui réapparaît ailleurs dans l’évangile de Luc, surtout quand Jésus parle du rôle que le Père lui a donné d’accomplir : « Mais je dois poursuivre ma route aujourd’hui et demain et le jour suivant, car il n’est pas possible qu’un prophète périsse hors de Jérusalem » (13, 33; voir aussi 4, 43; 9, 22; 17, 25; 22, 37; 24, 7. 26).

        Un parallèle proche de la réponse de Jésus à Marie se trouve dans le récit de Cana chez Jean alors qu’il dit : « Femme, qu’est-ce que ta préoccupation a affaire avec moi ? Mon heure n’est pas encore venue ». Pour Jean, l’heure de Jésus est déterminée par sa relation au Père. Si à l’origine de récit de Cana était une tradition sur la vie cachée de Jésus, Jean en a fait une affirmation qui indique quel est la vocation de Jésus, une vocation sur laquelle sa famille naturelle n’a pas de prise. C’est le même genre d’affirmation qu’on retrouvera en Mc 3, 31-35 où Jésus prend ses distances par rapport à sa famille naturelle et dit : « Quiconque fait la volonté de Dieu est mon frère et ma sœur et ma mère ».

        Dans le récit pré-lucanien indépendant de toutes les annonciations, l’incompréhension des parents quand Jésus révèle sa filiation divine est tout à fait logique; car cette compréhension ne surviendra qu’après Pâque. Mais placée dans le contexte de tout le récit de l’enfance, et donc après les récits d’annonciation, l’incompréhension des parents prend une couleur nouvelle : il ne s’agit plus de l’incompréhension de sa filiation divine, mais ce que cela implique, i.e. la prise de distance des liens familiaux, car le Père doit avoir la priorité. Le même type d’incompréhension apparaîtra tout au long du ministère de Jésus, par exemple : « Mais ils ne comprenaient pas cette parole ; elle leur restait voilée pour qu’ils n’en saisissent pas le sens ; et ils craignaient de l’interroger sur ce point » (Lc 9, 45; voir aussi 18, 34).

    4. La conclusion (2, 51-52)

      « et il leur était obéissant » (51b). Situer cette affirmation dans le contexte où les parents ne comprennent pas et où Jésus donne priorité à sa mission auprès du Père crée un effet dramatique. Mais cette obéissance est requise pour expliquer pourquoi sa filiation divine ne fut connue que plusieurs années plus tard lors de son baptême et pourquoi les villageois galiléens n’ont pas soupçonné qu’il était autre chose que le fils de Joseph. Le motif de piété parcourt aussi la scène : Jésus va à Jérusalem avec ses parents par respect des obligations sur les fêtes, et par son obéissance à ses parents il observe le commandement d’honorer son père et sa mère.

      « Sa mère gardait soucieusement tous ces événements dans son cœur » (51c). Cette affirmation adoucit le portrait de Marie à la suite de son étonnement et du reproche adressée à son fils ainsi que de son incompréhension : elle demeure ouverte au mystère qui l’entoure. Et son incompréhension n’est pas permanente, car le fait de garder ces événements dans son cœur prépare le moment de sa compréhension comme membre de la première communauté de croyants (Ac 1, 14). Par cette présentation, Luc se trouve a refléter l’histoire : ce n’est qu’après Pâques qu’on saisira la dimension christologique de sa personne comme fils de Dieu. De plus, il montre la continuité entre le Jésus de l’histoire et le ressuscité : déjà au cours de sa vie terrestre des gens comme Marie avait l’intuition d’être devant une réalité qui les dépassait, et cette intuition de connaître sa pleine expression qu’à la résurrection.

      Le v. 52 reprend en partie le v. 40 qui, lui, reprenait en partie 1, 80 sur Jean-Baptiste.

      1, 80 (Jean-Baptiste)2, 40 (Jésus)2, 52 (Jésus)
      Et comme l'enfant grandissait, il devint fort en EspritEt l'enfant grandit et devint fort, rempli de sagesse et gratifié par Dieu.Et Jésus progressait en sagesse, en maturité et en faveur devant Dieu et les hommes

      Le verset 2, 40 reprend 1, 80 et le développe, tout comme le verset 2, 52 reprend 2, 40 et le développe. Nous avons déjà fait remarquer que les récits sur Isaac, Samson et Samuel constituent l’arrière-plan de ces sommaires, et en particulier l’histoire de Samuel qui présente deux sommaires : « le petit Samuel grandissait devant le Seigneur » (1 S 2, 21), et « Quant au petit Samuel, il grandissait en taille et en beauté devant le Seigneur et aussi devant les hommes ». Or, nous avons déjà souligné que la première version du récit de l’enfance se terminait avec 2, 40 qui constituait non seulement une conclusion, mais aussi une transition vers le ministère de Jésus. Quand il a ajouté le récit du jeune Jésus au Temple, Luc a préféré laisser la conclusion de 2, 40 et ajouter une deuxième conclusion en 2, 52, pouvant se sentir justifié par le précédent de Samuel. Et les deux conclusions mentionnant la sagesse de Jésus forment une inclusion autour d’un récit soulignant la compréhension christologique de Jésus.

      Le v. 52 reprend les termes « sagesse » et « faveur » du v. 40. Ce qui est nouveau est le terme « maturité » (hēlikia : âge, stature), un terme approprié pour décrire le passage de l’adolescence à la vie adulte. Un autre aspect nouveau est de ne plus simplement parler d’être rempli de sagesse et de faveur, mais de faire des progrès dans ces qualités. Encore une fois, cette description est très appropriée : Jésus à douze ans avait déjà fait preuve de sagesse, il s’agit maintenant de faire encore des progrès avant son ministère comme adulte; quant au progrès en faveur, c’est sans doute lié à son obéissance à ses parents, si on se fie à Pr 3, 1-14 : « Tu trouveras la faveur et seras bien avisé aux yeux de Dieu et des hommes ». Le mot charis (faveur, grâce) désigne la bonté fondamentale manifesté dans une vie en harmonie avec les commandements de Dieu.

  9. Épilogue

    Les récits de Matthieu et Luc sont très différents. Les deux évangélistes ne se sont pas connus et ignoraient leur œuvre respective. Aussi, il est impossible d’harmoniser les deux récits pour créer un récit continu. Mais derrière toutes ces différences et ces points irréconciliables, il se dégage néanmoins une compréhension commune de la naissance du Messie.

    1. Il y a un effort commun pour relier la naissance à ce qui précède dans l’histoire d’Israël
    2. On a cherché à développer la signification christologique de la naissance, et donc à y montrer le début de ce qui sera manifeste dans les évangiles.

    Bref, le récit de l’enfance est le lieu où l’AT et l’évangile se rencontrent.

    C’est Matthieu qui a créé ce lien de la manière la plus évidente avec une pédagogie méthodique. Sa généalogie parcourt toute l’histoire d’Israël, d’Abraham à Jésus, mais sa conclusion s’ouvre sur la nouveauté constituée par la conception du Messie, sans l’intervention d’un homme. Son récit de l’enfance s’appuie sur une source qui reprend l’histoire du patriarche Joseph et du jeune Moïse, à laquelle il ajoute des citations de l’Écriture, mettant l’accent sur les grands événements et les lieux de l’histoire d’Israël, que Jésus se trouve à revivre. La composition de Matthieu veut assurer son lecteur que tout faisait partie du plan de Dieu : le nom du Messie, sa conception d’une vierge, et le fait qu’il soit né à Bethléem, mais originaire de Nazareth.

    C’est moins clair chez Luc. Sa généalogie n’apparaît pas au début de son évangile, mais au moment du baptême du Jésus adulte. Ses allusions à l’Écriture sont moins directes et plus subtiles. Sa pédagogie est avant tout celle de scènes bien équilibrées (les diptyques) avec des messages transmis par des personnages clés. Luc semble avoir composé lui-même le récit de l’enfance du début à la fin, utilisant ici et là des morceaux d’information ou de tradition populaire, à l’exception des cantiques et de la scène du jeune Jésus au temple qui seraient des compositions externes qu’il aurait ajouté dans une deuxième étape. Ses sources d’inspiration dans l’AT ne sont pas les mêmes que Matthieu, alors qu’il s’intéresse plus à certains couples patriarcaux comme Abraham et Sara, ou aux héros comme Samson et Samuel, ou encore, à la piété postexilique des Anawim. Alors que Matthieu a préféré dramatiser la figure de Joseph qui n’apparaît pourtant pas dans l’évangile, sauf comme nom du père de Jésus, Luc a choisi Marie et Jean-Baptiste. Et comme il met en scène beaucoup plus de personnages que Matthieu, il peut distribuer plus largement les rôles des gens ouverts à la révélation sur le fils de Dieu; on a l’impression que tous les Juifs pieux ont accueilli immédiatement Jésus.

    L’attitude face à Jésus est beaucoup plus contrastée chez Matthieu. Le rejet est plus clairement affirmé sous les figures d’Hérode, des grands prêtres et des scribes. C’est sans doute l’écho de l’époque et le milieu de Matthieu où existait un conflit avec le Judaïsme pharisien, et donc il entend dire que ce conflit a commencé dès les premiers jours du Messie. Chez Luc, même si Syméon a prédit que l’enfant sera là pour « la chute et le relèvement de beaucoup en Israël », il ne présente aucune scène de rejet, sinon dans les Actes des Apôtres. Dans le triangle des villes de Bethléem, Nazareth et Jérusalem, toute l’atmosphère est favorable au Messie (chez Matthieu, Jérusalem est bouleversée de manière négative par la naissance du Messie). Ainsi, pour Luc l’ensemble des Juifs reconnaissent en Jésus l’accomplissement de la Loi, des prophètes et du culte. Sur eux, l’Esprit Saint a été répandu (Marie, Zacharie, Syméon), anticipant le don de l’Esprit Saint à la Pentecôte. Bref, Luc a voulu établir la continuité du mouvement chrétien avec Israël, et c’est ainsi qu’il a choisi Marie pour incarner cette continuité, elle une représentante des Anawim, totalement obéissante à la parole de Dieu, le modèle du disciple et qui sera membre de la première communauté chrétienne.