Raymond E. Brown, La mort du Messie,
v.2: Appendice III: Certain passages difficiles à traduire, pp 1379-1393, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Passages difficiles à traduire,
Marc 14, 41 (apechei)
Hébreux 5, 7-8 (apo tē eulabeias)
Matthieu 26, 50 (eph ho parei)
Jean 19, 13 (ekathisen epi bēmatos)


  1. Traduction de Marc 14, 41: (apechei)
  2. Traduction de Hébreux 5, 7-8 (apo tē eulabeias)
  3. Traduction de Matthieu 26, 50 (eph ho parei)
  4. Traduction de Jean 19, 13 (ekathisen epi bēmatos)

  1. Traduction de Marc 14, 41: (apechei)

    Voici le texte (Marc 14, 41-42) :

    41 Une troisième fois il vient et leur dit: « Est-ce que vous continuez ainsi donc à dormir, et à prendre votre repos? La somme est payée (apechei); l’heure est arrivée; voici que le Fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs. 42 Levez-vous! Partons! Voici que celui qui me livre s’est approché »

    Notons tout d’abord que Matthieu 26, 45, en reprenant ce passage, a tout simplement omis apechei, probablement parce qu’il était incapable de comprendre la signification de ce verbe ici. C’est aussi la réaction de beaucoup de biblistes modernes.

    Le verbe apechei est un mot composé, formé de la préposition apo (à partir de, loin de) et du verbe echō (avoir). Il peut revêtir diverses significations.

    1. Parfois, il signifie « avoir à partir de » ou « tenir de quelqu’un », i.e. recevoir (Lc 6, 24 : « Mais malheur à vous, les riches! car vous recevez (apeichete) votre consolation »).

    2. Il peut aussi signifier « avoir loin de » ou « tenir loin de », i.e. s’abstenir (Ac 15, 20 : « Qu'on leur mande seulement de s'abstenir (apechesthai) de ce qui a été souillé par les idoles, des unions illégitimes, des chairs étouffées et du sang »).

    3. Ou encore, il peut signifier dans certains cas « avoir loin de » au sens d’être éloigné de quelque chose (Lc 15, 20 : « Il partit donc et s'en alla vers son père. "Tandis qu'il était encore loin (apechontos), son père l'aperçut et fut pris de pitié; il courut se jeter à son cou et l'embrassa tendrement »).

    4. Enfin, il existe des papyrus dans le monde du commerce où apparaît ce verbe pour décrire que le montant à payer a été reçu au complet du débiteur, i.e. une note de quittance, et donc le verbe signifie alors : la somme est payée (avoir à partir de quelqu’un). C’est la signification qui est proposée pour Marc 14, 41 : « La somme est payée (apechei); l’heure est arrivée; voici que le Fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs ». Rappelons-nous que, plutôt, les grands prêtres ont promis à Judas une somme d’argent pour qu’il leur livre Jésus (Mc 14, 11), et maintenant Judas approche pour le faire arrêter; cela signifie que la somme a été payée.

    Les diverses tentatives pour comprendre apechei en Mc 14, 41 peuvent être rangées dans six groupes distincts

    1. Ajouter un sujet personnel.

      Chez Marc la phrase n’a qu’un verbe, apechei, sans sujet. Comme il est habituel en grec, le sujet « il » est sous-entendu. Dans leur effort pour comprendre ce que Marc essaie de dire, les biblistes ont proposé d’ajouter un sujet personnel ». En voici un certain nombre.

      1. « Judas », ce qui donnerait : « Judas est en train de recevoir (ou a reçu) de l’argent » ou « Judas se saisit de moi » ou « Judas est au loin »
      2. « Diable », ce qui donnerait : « Le diable s’est saisit de moi »
      3. « Écriture », ce qui donnerait : « Ce qui me concerne (i.e. l’Écriture) s’est accompli »
      4. « Père », ce qui donnerait : « Le Père a reçu ma prière »
      5. « Dieu », ce qui donnerait : « Dieu est très loin »

      Devant toutes ces tentatives, il faut se poser la question fondamentale : est-ce que le lecteur ordinaire de Marc aurait spontanément reconnu le sujet proposé?

    2. La recension du Codex Bezae.

      Cette copie des évangiles et des Actes, qui date du 5e siècle, offre cette version : apechei to telos kai hē hōra (plutôt que : apechei. ēlthen hē hōra). Or, on connait le sens de telos (fin) et de hōra (heure). Mais quel est le sens de apechei? Ce codex est accompagné par une traduction latine, et ici on peut lire : sufficit finis et hora (Il suffit! la fin et l’heure). Cette traduction est aussi celle de saint Jérôme pour qui apechei signifie : c’est assez, ça suffit. Les vieilles traductions latines avaient : consummatus est finis et adest finis, i.e. « la fin est complétée » ou « est à portée de main ». En combinant les Codex Bezae et Vaticanus on pourrait obtenir : « la fin est-elle encore loin? Pourquoi, l’heure est venue! ». Certains ont proposé que la version du codex Bezae serait plus originale que celle que nous utilisons, mais il est plus vraisemblable de penser qu’il est plutôt un effort pour interpréter un passage qu’il n’arrivait pas à comprendre.

    3. Une forme impersonnelle.

      Plutôt que d’avoir un sujet personnel, certains ont proposé un sujet impersonnel : cela. Voici quelques exemples.

      1. « Est-ce encore loin? ». Évidemment, la réponse est : non, car c’est suivi de : l’heure est venue.
      2. « C’est fini; l’heure est venue ».
      3. « C’est réglé » ou « c’est payé », en faisant référence à la trahison de Judas
      4. « Cela fait obstacle », i.e. une allusion au sommeil des disciples qui fait obstacle
      5. « Ça suffit ». C’est la traduction de saint Jérôme qui prend tout son sens du fait que Jésus vient de dire : « Est-ce que vous continuez ainsi donc à dormir, et à prendre votre repos? ». Mais on se demande si Jérôme n’a pas été influencé par les vieilles traductions latines, plutôt que par le verbe grec lui-même. Car il n’existe aucune donnée dans toute la littérature grecque ancienne pour justifier le sens : ça suffit.

      Bref, il est fort improbable que apechei puisse avoir ici une forme impersonnelle.

    4. Une corruption textuelle

      On a proposé l’hypothèse qu’à l’origine le verset 41 était plus long et contenait des mots qu’on trouve au verset 42 (Voici que celui qui me livre s’est approché). Un scribe, trompé par les mots semblables au v. 41 et 42, aurait transposé par erreur ces lignes. Se rendant compte de son erreur, il aurait d’une part écrit au bas de la page la version correcte, et d’autre part il aurait écrit en marge du v. 41 : apechei to telo, i.e. la fin (de cette ligne) est plus loin. Par la suite, on aurait intégré par erreur cette note dans le texte lui-même, et plus tard un autre scribe aurait laissé tomber to telos (la fin), car cela contredisait ce que Jésus dit par la suite.

      Malheureusement, il n’y a aucun moyen de valider qu’il y a eu erreur de scribes.

    5. Une mauvaise traduction de la langue araméenne

      Cette hypothèse assume que l’évangile grec est une traduction littérale d’un original araméen, une hypothèse que la majorité des biblistes ne soutiennent pas. Quoi qu’il en soit, voici quelques propositions.

      1. Apechei serait le résultat d’une mauvaise interprétation de l’araméen kaddu (déjà) sous l’influence du même mot en syriaque qui signifie : assez.
      2. Le traducteur grec aurait confondu dḥq (faire pression, exhorter) avec rḥq (être éloigné de), et donc l’original araméen se lisait : la fin et l’heure sont pressantes.
      3. Comme en araméen le pa‘el de šlm signifie à la fois « finir » et « payer une dette », le traducteur grec aurait compris par erreur qu’il s’agissait de ce dernier sens, alors qu’en fait il s’agissait du dernier sens.

      Il y a deux problèmes majeurs avec ces propositions : d’abord, on n’a aucune donnée pour soutenir qu’à l’origine de notre texte grec il y avait un original araméen, puis on ne connaît pas les usages de l’araméen à l’époque de Jésus.

    6. Substituer d’autres verbes grecs

      Ici on assume que le scribe, en écrivant apechei, a mal lu le texte qu’il copiait. Alors on a fait diverses propositions sur le verbe originel qu’il a mal lu. En voici une liste :

      1. Epechei (tenir ferme, s’arrêter) : « Jésus leur dit qu’il avait fini », une référence à la fin de son combat dans la prière. Mais cette lecture présuppose un discours indirect, ce qui n’est pas le cas.
      2. Epestē (du verbe ephistanai : être à portée de main) : « c’est à portée de main », en lien avec « l’heure est venue ».
      3. Enestē (du verbe enistanai : être là, être à portée de main).
      4. Arkei (du verbe arkein : suffire) : « Ça suffit ».
      5. Etelesthē (du verbe telein : terminer) : « C’est terminé ».
      6. Apechei (l’imparfait du verbe apochein : verser) : « (Dieu) a versé (sa colère dans la coupe); l’heure est venu »

    Aucune de toutes ces tentatives n’est convaincante. Par contre, toutes pointent dans la même direction : « L’heure est venue : voici que que le Fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs ». C’est ce que signifie des propositions comme « Judas a reçu l’argent »; « La fin est pressante / est arrivée »; « C’est réglé »; « Ça suffit »; « Dieu a versé ». Dans ce contexte, notre traduction « La somme est payée », qui est par ailleurs bien attestée, est tout à fait justifiée, car elle cadre bien avec la promesse d’une somme promise à Judas (Mc 14, 11), et elle s’enchaîne bien avec ce qui suit.

  2. Traduction de Hébreux 5, 7-8 (apo tē eulabeias)

    Voici le texte (Hébreux 5, 7-10)

    7 qui, aux jours de sa chair, ayant apporté des prières et des supplications, avec une forte clameur et des larmes à Celui qui a le pouvoir de le sauver de la mort, et ayant été entendu à partir de la peur (apo tē eulabeias), 8 malgré le fait qu'il soit Fils, a appris l'obéissance à partir des choses qu'il a souffertes. 9 Et ayant été rendu parfait, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent la cause du salut éternel, 10 étant désigné par Dieu comme grand prêtre selon l'ordre de Melchisédech

    1. Analyse de l’expression grecque : apo tē eulabeias

      Il y a d’abord la préposition apo (à partir de). On l’utilise normalement pour désigner quelque chose qui vient de quelque chose d’autre. Certains biblistes traduisent par « à cause de » ou « en raison de ».

      Eulabeia est reliée au verbe lambanein, dont la racine renvoie à l’idée d’accueil, qui en référence à Dieu signifie la crainte de Dieu, la piété, la révérence. Selon le Greek-English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature (1979), eulabeia ne signifierait que « effroi », mais Bultmann fait remarquer que dans la littérature classique sa signification a dérivé vers « anxiété, peur anxieuse ».

    2. Diverses propositions de traduction

      Voici une liste des diverses traductions proposées par des biblistes.

      • « Ayant été entendu en raison de sa crainte (révérencielle) ». Cela implique qu’il a été sauvé d’autre chose que du fait de ne pas mourir, et même s’il a été entendu, il a dû néanmoins apprendre l’obéissance. C’est l’option choisie par les traducteurs modernes, par la Vulgate, les Pères grecs et Luther

      • « Ayant été entendu (et délivré) d’une crainte (anxieuse) ». Cette traduction a l’avantage d’illustrer le combat humain, mais assumes des mots qui n’y sont pas

      • « de le sauver de (ek) la mort et – ayant été entendu – de (apo) de la crainte (anxieuse) ». C’est la même signification que la proposition précédente, mais les prépositions ek et apo est gouverné par « sauver », le verbe « ayant été entendu » n’est qu’une incise.

      • « Ayant été entendu. À part sa crainte (révérencielle) et malgré qu’il soit Fils, il a appris l’obéissance ». Mais une construction plus logique aurait été : « Malgré qu’il montra une crainte (révérencielle) et qu’il fut Fils ».

      • « mort. Ayant été entendu, à partir (apo) de la crainte anxieuse – malgré qu’il fut Fils – à partir (apo) des choses qu'il a souffertes, il a appris ». Les deux prépositions seraient en apposition, une construction très bizarre en grec.

      • « (N’)ayant (pas) été entendu ». Cette proposition brillante sous forme négative de Harnack ne peut être soutenue sur le plan textuel; elle vise à expliquer pourquoi Jésus a dû apprendre par la souffrance.

    Dans toutes ces propositions, sauf la dernière, l’intention générale autour de l’expression « à partir de la crainte » ne change pas fondamentalement, lorsqu’on y voit soit l’anxiété vécue par Jésus dans ses souffrances, soit une révérence digne de son statut de Fils.

  3. Traduction de Matthieu 26, 50 (eph ho parei)

    Voici le texte (Matthieu 26, 49-50)

    49 Et s’étant aussitôt approché de Jésus, il dit : "Salut, Rabbi", et il l’embrassa chaleureusement. 50 Mais Jésus lui dit: "Ami, c’est pour cette raison que tu es ici (eph ho parei)." Alors, s’étant avancés, ils mirent la main sur Jésus et l’arrêtèrent.

    Parei est le verbe pareimi à l’indicatif présent, 2e personne du singulier et signifie : être présent. Ho est est un pronom relatif au neutre (que), qui est précédé par la préposition epi (sur, pour), ce qui se traduirait par : sur lequel, pour lequel. Ainsi ce bout de phrase pourrait être rendu ainsi : Ami, pour lequel tu es ici. Regardons les différentes façons de comprendre cette expression chez les biblistes.

    1. Un pronom relatif renvoie à un nom qui précède, et le contexte nous présente un Judas qui identifie Jésus par un baiser. Alors on pourrait traduire : « Ami, (c’est un baiser de trahison) pour lequel tu es ici » ou « Ami, pour cette (trahison) tu es ici ». Jésus fait donc sentir à Judas qu’il sait la raison de sa présence. Mais la difficulté principale de cette traduction est qu’il faut ajouter des mots au texte de Matthieu.

    2. On pourrait assumer un pronom démonstratif caché en plus du pronom relatif : « ce qui » ou « quoi ». Ici, il y a plusieurs variations possibles, comme une phrase interrompue par l’émotion provoquée par le baiser : « Ami, ça, pour lequel tu es ici… », ou encore : « Ami, pour ça tu es ici! »

    3. On pourrait reprendre la proposition 2), mais en ajoutant un verbe :

      • « Ami, (tu fais un mauvais usage du baiser), ça, pour lequel tu es ici ».
      • « Ami, (je sais) pour quoi tu es ici »
      • « Ami, (ne penses-tu pas que je ne sais pas) pour quoi tu es ici? »
      • « Ami, (m’embrasses-tu avec le but) pour lequel (il est évident que) tu es ici? »
      • « Ami, (fais) ce pour quoi tu es ici »
      • « Ami, ce pour quoi tu es ici (fais-le) »

    4. Le pronom relatif peut être lu comme une question dans une forme directe : « Ami, pour quoi es-tu ici? ». C’est une traduction favorisée par la majorité des Pères de l’Église, même si une telle lecture n’est pas grammaticalement correcte. Mais on a trouvé une inscription en deux parties sur un récipient qui peut se lire, soit : « Pour quoi es-tu ici? Bois! », soit : « Bois! C’est ce pour quoi tu es ici ».

    5. Il pourrait s’agir d’une phrase familière de la vie courante, comme lorsqu’on porte un toast avant de boire. Alors on pourrait traduire : « Ami, (comme on le dit familièrement), c’est pour ça que tu es ici ». Jésus utiliserait l’ironie pour faire savoir à Judas qu’il connaît ses plans. Ce serait une façon de répliquer au « Salut, Rabbi » de Judas.

    Toutes ces interprétations couvrent un large éventail de significations. Peu importe la tradition prémathéenne si elle a existé, le texte actuel n’offre pas la possibilité d’une question de Jésus cherchant une clarification : Matthieu nous a clairement montré que Jésus savait. Dans la même veine, il faut aussi écarter la possibilité d’une surprise de la part de Jésus. Le contexte suggère plutôt l’ironie de la part de Jésus qui répondrait à l’ironique « Salut, Rabbi » de Judas. Et il est possible que Matthieu met dans la bouche de Jésus une phrase familière, comme cet appel à un prendre un verre de compagnie : « Ami, réjouis-toi. C’est pour ça que tu es ici ».

  4. Traduction de Jean 19, 13 (ekathisen epi bēmatos)

    Voici le texte (Jn 19, 12-13) :

    12 Dès lors, Pilate cherchait à le relâcher. Mais les Juifs vociférèrent, disant : « Si tu relâches celui-là, tu n’es pas ami de César. Quiconque se fait roi contredit César ». 13 Alors, Pilate, ayant entendu ces paroles, mena Jésus dehors et s’assit sur le siège curule (ekathisen epi bēmatos) au lieu (eis topon) dit Lithostrôton, en hébreu Gabbatha

    La question est celle-ci : doit-on considérer le verbe de la phrase de 13b comme intransitif (« et il (Pilate) s’assit sur le siège curule »), ou transitif (« et il (Pilate) l’ (Jésus) assit sur le siège curule »)? Le mot grec bēma, l’équivalent du latin tribunal, comporte deux grandes significations :

    1. Il peut désigner le sella curulis ou siège curule ou siège du jugement, sur lequel s’assoyait le juge romain pour mener son procès pour des crimes sérieux. Josèphe (La guerre juive, 2.14.8; #301) mentionne le bēma qui semble être placé en face du palais où séjournait le préfet Florus à Jérusalem, en un lieu surélevé accédé par des marches.

    2. Il peut aussi désigner l’estrade semi-circulaire de pierre ou de bois au centre duquel se trouvait le siège du jugement.

    En Mt 27, 19 bēma renvoie clairement au siège du jugement, puisque la femme de Pilate le rejoint alors qu’il y siège, donnant l’impression qu’il y est tout le long du procès. Notons qu’un procès pouvait être mené selon deux positions : 1) sessio de plano (hors tribunal, litt. « au niveau du sol ») pour les crimes mineurs; 2) sessio pro tribunali (assis sur le siège du tribunal) pour les crimes sérieux. Et normalement, on ne passait pas d’une position à l’autre, ce qui soulève des questions à propos du récit de Jn 19, 13 : est-ce que Pilate s’est assis sur le bēma seulement à la fin du procès? Est-ce que le procès était informel jusque là, et qu’il ne commence vraiment qu’en 19, 13? Il faut faire ici attention : Jean n’est pas un journaliste de la cour qui nous en décrit le côté technique, mais c’est un dramaturge qui a construit une scène complexe où Pilate se promène, et veut simplement signaler que le moment le plus important du procès est arrivé. Et la minutie avec laquelle Jean identifie le lieu (Lithostrôton, en hébreu Gabbatha) et l’heure (à midi avant le repas pascal) s’harmonise bien avec la précision qu’implique le bēma comme siège du tribunal.

    Les biblistes se partagent en deux camps quand vient le temps de choisir si le verbe « assoir » doit être traduit avec la forme intransitive (Pilate s'assit) ou transitive (Pilate assoit (Jésus)). Considérons les arguments principaux.

    1. Ekathisen (l’aoriste du verbe kathizō), signifie avec ce temps de verbe à la forme transitive : il mit (quelque chose ou quelqu’un) sur quelque chose; et à la forme intransitive : il s’assit. Or, si le verbe avait la forme transitive, on s’attendrait à avoir un objet pronominal : « Pilate mena Jésus dehors et le mit sur le siège curule »; mais le « le » est absent dans le texte grec. Les tenants de la forme transitive ont émis l’argument que dans le grec du Nouveau Testament l’objet pronominal n’est pas nécessaire quand le second verbe a le même objet. Mais cet argument vaut seulement quand aucune ambiguïté n’est possible, i.e. le second verbe ne peut être intransitif. C’est le cas d’Éphésiens 1, 20 : « (Dieu) l’a ressuscité des morts et (l’a) fait asseoir à sa droite dans les cieux »; l’objet pronominal du deuxième verbe, que nous avons souligné, est absent du texte grec, mais il n’est pas nécessaire, car aucune ambiguïté n’est possible : le second verbe ne peut être que transitif. Ainsi aucun Père grec n’a opté pour la forme transitive. Bref, à moins que le contexte soit clair, le verbe kathizō a toujours une forme intransitive.

    2. Un autre argument est relié au mot bēma. Les tenants de la forme transitive trouvent impensable que Pilate s’y soit assis seulement à la fin du procès. C’est oublier que Jean est un dramaturge qui veut obtenir un effet de scène pour signaler que le moment le plus solennel est arrivé. Les tenants de la forme transitive ont émis l’idée que Jean, en faisant asseoir Jésus sur le bēma, aurait voulu créer une scène ironique : asseoir Jésus le juge sur le siège du jugement. Mais il est peu probable que Jean aurait utilisé une scène invraisemblable pour créer de l’ironie. Les tenants de la forme transitive ont proposé que bēma ne ferait pas référence au siège du jugement, mais plutôt à l’estrade, d’autant plus que dans la phrase bēma n’a pas d’article dans le texte grec. À cela on peut répondre deux choses : il y a peut-être ici l’influence du latin qui n’a pas d’article (sedere pro tribunali), et par analogie avec l’expression « s’asseoir sur le trône » dans la Septante, l’article est bien souvent absent.

    3. Les tenants de la forme transitive ont recours à un autre argument : « eis topon », qu’ils traduisent « vers le lieu » et qu’ils associent avec la phrase : « Pilate mena Jésus dehors (vers le lieu) dit Lithostrôton », ce qui permet de dire logiquement que dans ce mouvement on a assis Jésus sur le bēma. L’argument présuppose que Jean est très rigoureux dans le sens qu’il donne aux prépositions comme eis (vers), en (dans), ce qui n’est pas le cas, en fait. De plus, l’expression « kathizein eis » a le sens de « s’asseoir à un endroit », comme on le voit par exemple en 2 Th 2, 4 : « allant jusqu'à s'asseoir (kathizein) en personne dans (eis) le sanctuaire de Dieu ». En Jn 19, 13, ce qui accompagne « il mena » est « dehors », la préposition eis va avec le verbe kathizein (assoir) et se traduit : « il s’assit sur le siège ».

    4. Les tenants de la forme transitive font référence à ce passage de l’évangile apocryphe selon Pierre qui dit : « Et ils (le peuple) le (Jésus) vêtirent de pourpre et l’assirent sur une chaire de juge (kathedra kriseōs), disant : « Juge avec justice, roi d’Israël! » (3, 7). Cet écrit apocryphe n’est pas une exégèse de Jn 19, 13, mais plutôt une réécriture des moqueries sur Jésus en se basant sur Isaïe 58, 2 (« … Ils me demandent maintenant un jugement équitable, et ils désirent s'approcher de Dieu « ). De plus, on aura remarqué que l’auteur a pris soin d’avoir la forme pronominale du verbe asseoir (« ils l’assirent).

      Les tenants de la forme transitive évoquent également Justin qui, en commentant Isaïe 58, 2, écrit : « Et comme l'avait dit le prophète, après l'avoir longuement traîné (diasyrein), ils (le) firent asseoir sur un/le bēma et dirent : "Jugez-nous" ». Notons d’abord que Justin est très près du texte de l’évangile de Pierre où le peuple dit : « Trainons (syrein) le Fils de Dieu maintenant que nous avons pouvoir sur lui ». Donc, ce qui a été dit de l’évangile de Pierre s’applique également ici, et le pronom personnel est absent (l’ajout entre parenthèses), car il n’y a pas d’ambiguïté possible : seul Jésus peut être assis sur le bēma.

      Dans l’évangile de Pierre et chez Justin, il n’y a que deux acteurs : le peuple Juif et Jésus, et quand le peuple assoit Jésus sur le siège, il s’adresse à lui. Mais en Jean 19, 3 il y a trois acteurs : le peuple, Pilate et Jésus, et quand Pilate mène Jésus dehors, il s’adresse aux Juifs, non pas à Jésus. Si le verbe « asseoir » avait été à la forme transitive, Pilate se serait adressé à Jésus, non pas aux Juifs, et l’aurait mis au défi d’agir comme juge.

    Il faut conclure que, pour Jean, c’est Pilate qui s’assoit sur le bēma, et que le verbe a une forme intransitive.

Prochain chapitre: Appendice IV - Vue d'ensemble de Judas Iscarioth

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