Sybil 1998 |
Le texte évangélique
Matthieu 14, 22-33 22 Et immédiatement, Jésus les força à monter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive du lac, pendant qu’il s’occuperait de renvoyer les foules. 23 Une fois les foules renvoyées, il gravit la montagne pour être à l’écart pour prier; il était là tout seul quand le soir arriva. 24 La barque était déjà éloignée de la rive de plusieurs centaines de mètres quand elle dut affronter des vagues mues par un vent de face. 25 Au cours de la période de trois à six heures du matin, Jésus s’avança vers eux en marchant sur l’eau. 26 Le voyant ainsi marcher sur l’eau, les disciples s’affolèrent en s’imaginant voir une ombre du monde des morts, et de peur ils se mirent à hurler. 27 Mais aussitôt Jésus intervint pour leur dire : « Ayez confiance! C’est moi! N’ayez pas peur! » 28 Répliquant à Jésus, Pierre dit : « Seigneur, si c’est bien toi, commande-moi de venir vers toi sur l’eau ». 29 Alors Jésus lui dit : « Viens! » Après être descendu de la barque, Pierre se mit à marcher sur l’eau en direction de Jésus. 30 Mais effrayé en observant la puissance du vent, il commença à s’enfoncer dans l’eau et se mit à hurler : « Seigneur, au secours! » 31 Jésus le saisit aussitôt avec la main tendue en lui disant : « Tu as si peu la foi, pourquoi avoir douté? » 32 Quand tous deux furent montés dans la barque, le vent tomba. 33 Dans la barque, les disciples reconnurent son autorité avec ces mots : « Vraiment, tu es fils de Dieu ». |
Des études
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Affronter les armes à main nue |
Commentaire d'évangile - Homélie Où trouver la force de continuer? Il s’appelle John Lewis, et il vient de mourir. Le mouvement auquel il a participé le dépasse : il a commencé avant lui, et se poursuivra après lui. Le 18 décembre 1865 le Congrès américain ratifiait l’abolition de l’esclavage avec le 13e amendement à la constitution, et avec la ratification le 3 février 1870 du quinzième et dernier amendement, il interdisait au gouvernement fédéral et à tout état de refuser à tout citoyen le droit de vote, peu importe sa race, sa couleur, et sa condition antérieure d’esclave. Voilà l’intention politique de reconnaître l’égalité de tout citoyen. Mais la vie allait prendre un cours bien différent, surtout avec ce qu’on appelle « les lois Jim Crow » dès la fin du 19e s. : on réussira à écarter les Noirs du droit de vote en introduisant des exigences liées aux impôts, à l’alphabétisation, à des tests de compréhension, à la résidence, à la tenue de dossiers. Dès la fondation des écoles publiques, on se rassemblera « naturellement » par race. En 1890, la Louisine passe une loi exigeant des compartiments ségrégés pour le transport par chemin de fer. C’est dans ce contexte que nait John Lewis en 1940, un Noir de l’Alabama. À l’âge de 16 ans, il se voit refuser l’obtention d’une carte de la bibliothèque locale, ce qui le pousse à amorcer une pétition, car la bibliothèque n’est-elle pas aussi payée par l’impôt des Noirs? Mais c’est en 1961 que commence son mouvement de revendication non-violente avec le Freedom Rides, où avec un groupe de Noirs et de Blancs il part en autocar de Washington pour se rendre en Louisiane, afin de forcer l’application de l’arrêt de la cour suprême de 1960 rendant illégale la ségrégation dans les transports publics. Avant le départ, chacun fait son testament sachant ce qui les attend, sauf Lewis qui n’a aucun bien. En route, bien sûr, ils se « trompent » sur les lieux des toilettes et de la fontaine d’eau, utilisant ceux des Blancs. À Birmingham (Alabama), ils seront battus à coup de bâtons de baseball, de chaînes, de tuyaux d’étain et de pierres, et seront jetés en prison. À Montgomery, l’attaque fut si violente que Lewis fut laissé inconscient à la gare d’autocars. En 1965, John Lewis mène la marche de Selma (Alabama) à Montgomery en passant par le pont Edmund Pettus, et cette fois c’est la police de l’Alabama qui s’attaque à des manifestants pacifiques et non-armés, une journée qui sera appelée « le dimanche sanglant ». Lewis fera des reproches publics au président américain de ne pas les avoir protégés. Cinq mois plus tard, ce dernier signera la loi sur le droit de vote. Tout au long de sa vie, John Lewis sera mis 45 fois en prison. Voilà une vie avec un parcours houleux. Et c’est à un parcours houleux que nous convie l’évangile de ce jour. Pourtant, tout avait si bien commencé avec ce moment mémorable d’intimité avec Jésus qui nourrit une grande foule. Mais voilà qu’il force tout le monde à partir, et force ses disciples à prendre le large. Pour les disciples, c’est un moment horrible : ils vivent l’absence du maître qui est maintenant loin dans sa montagne à prier, et la barque subit l’assaut des vagues. Pour Matthieu, cette barque qui est attaquée de toutes parts, c’est sa communauté de Syrie vers les années 80 ou 85, attaquée par leurs frères juifs qui les considèrent comme des hérétiques et sont sur le point de les excommunier de la synagogue, attaquée aussi à l’intérieur par des dissensions entre les conservateurs qui veulent l’application intégrale des lois et des coutumes juives, et les « libéraux » qui se réclament de la liberté chrétienne dont a parlé saint Paul, et ont donc jeté par-dessus bord toutes les lois traditionnelles. Que fait Jésus en prière dans sa montagne? Pour Matthieu qui écrit son évangile bien des années après Pâques, Jésus est retourné auprès de son Père, et donc apparaît loin de la barque qu’est sa communauté. Pourtant, il vole au secours de la barque en exprimant son autorité sur le mal que sont les vagues : ressuscité, il partage avec Dieu le privilège de pouvoir piétiner les forces du mal. Mais les disciples sont incapables de le voir parce qu’ils veulent quelqu’un qu’ils peuvent voir physiquement, toucher et palper : alors tout ce qu’ils peuvent voir, au cœur de leur quasi-naufrage, ce sont les ombres du monde des morts, la perspective de leur propre mort, et celle peut-être également de Jésus s’il n’est pas ressuscité. Mais comment peut-on « voir » Jésus? C’est seulement par sa parole : « Je suis », cette parole qui l’associe au monde de Dieu; cette parole seule permet de retrouver la confiance et de ne plus avoir peur. Selon Matthieu, si on a la foi, c’est suffisant. Matthieu met alors en vedette Pierre, le porte-parole des disciples. Comme sa foi n’est pas assez forte pour vraiment voir Jésus, il lui demande de lui commander de marcher dans ses pas et être vainqueur à son tour des forces du mal; ainsi pourra-t-il vérifier la présence de Jésus. La parole de Jésus se fait entendre : « Viens ». Malheureusement, Pierre ne va pas très loin : le regard fixé sur la force du vent, et donc la force du mal, sa foi ne tient pas le coup et il se fait avaler par le mal qu’il entend vaincre, avant que Jésus ne le rescape. Matthieu a peut-être en tête ses leaders communautaires qui se font appeler « rabbi », « père », ou « docteur » et, dans leur manque de foi, oublient l’esprit de service et de compassion. C’est seulement la foi proclamée à la fin du récit en Jésus fils de Dieu, i.e. partageant le privilège de Dieu d’être capable de vaincre le mal, que la barque retrouve le calme. Pour Matthieu, cette barque c’était d’abord sa communauté ecclésiale, c’était l’Église, mais aujourd’hui il serait d’accord pour élargir cette barque à l’ensemble des humains qui recherchent la justice et la compassion, comme l’a fait John Lewis. La lutte contre le mal sous toutes ses formes doit s’appuyer sur une foi inébranlable, car on ne peut s’attendre à voir ou toucher immédiatement les résultats de cette lutte, et trop souvent, on ne voit que le spectre de la mort. Jésus lui-même a-t-il vu le résultat de son combat, lui qui a été battu avant d’être exécuté? Mais c’est lui qui nous dit aujourd’hui : Ayez confiance, n’ayez pas peur, car je suis avec Celui qui est vainqueur de toutes ces forces mauvaises. C’est lui qui nous dit : « Viens », pour continuer ce combat qui nous dépasse. Alors… où est notre foi?
-André Gilbert, Gatineau, juillet 2020 |
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