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Sommaire
Ce chapitre analyse quatre paraboles qui, lors d’un examen préliminaire plus tôt, étaient considérées comme de bons candidats pour remonter au Jésus historique. Il faut maintenant déterminer s’il en est bien ainsi.
La première parabole est celle de la graine de moutarde. Cette parabole est attestée par deux sources, Marc et la source Q, et donc rencontre le critère d’attestation multiple. Malgré certaines différences, les deux sources présentent toutes une introduction (l’annonce d’une comparaison) et procèdent ensuite avec trois étapes : 1) la graine de moutarde est semée dans la terre/champ/jardin; 2) elle croît pour devenir une grande plante; 3) le résultat de la croissance est que les oiseaux du ciel demeurent dans ses branches. En plus du critère d’attestation multiple, la parabole rencontre le critère de cohérence en ce qu’elle décrit bien ce que nous savons de la prédication de Jésus : Jésus n’a cessé d’affirmer que (1) la règle de Dieu était déjà puissamment à l'œuvre dans sa prédication et sa guérison ; et (2) aussi petite que sa mission puisse paraître sur le moment, il existait un lien organique vital entre elle et la venue vaste et visible de Dieu pour juger et sauver au dernier jour. Ainsi, malgré les apparences, le royaume est présent et grandit - et pourtant, quel contraste entre ses débuts modestes et son dénouement grandiose, lorsque toutes les tribus d'Israël, préfigurées par la formation du cercle des Douze par Jésus, seront rassemblées.
La deuxième parabole est celle des vignerons homicides. Étant donné qu’on ne peut utiliser le critère d’attestation multiple (il n’y a qu’une source, Marc, reprise par Matthieu et Luc), ou encore le critère de cohérence (la parabole aurait pu être écrite par n’importe quel juif qui connaît le milieu viticole), on utilisera alors le critère d’embarras ou de discontinuité. En effet, l’analyse montre que la parabole originelle se terminait avec le meurtre du fils hors de la vigne, et que les deux conclusions qui suivent ont été ajoutées par la suite, car la triste fin de la parabole était trop choquante et embarrassante. Cet ajout a dû se faire en deux étapes chronologiquement distinctes. On a vu une revanche de la mort ignominieuse de Jésus d’abord dans sa résurrection, d’où la référence au Ps 117 qui fait de la pierre rejetée le fondement d’un ordre nouveau, puis dans la destruction de Jérusalem en l’an 70, d’où la référence aux massacre des vignerons. Dans quel contexte Jésus a-t-il pu prononcer cette parabole? S’étant présenté tout au long de son ministère comme le prophète Élie de la fin des temps, Jésus ne fait qu’amener sa compréhension de lui-même à sa conclusion logique : son sort final sera semblable aux prophètes rejetés d’Israël, dont fait partie Jean-Baptiste, son mentor, à la différence que Jésus se perçoit comme le point culminant de la ligne prophétique et de l’histoire d’Israël. Ainsi, Jésus suggère à ses adversaires (i) qu’il sait très bien le sort qui l’attend en poursuivant sa confrontation avec eux, et (ii) qu’il comprend sa destinée terrible dans le cadre de l’histoire du salut d’Israël.
La troisième parabole est celle du grand festin. La première question à régler concerne la source de cette parabole : provient-elle de la source Q, ou de deux sources parvenues à Matthieu sous la forme de la tradition M, et à Luc sous la forme de la tradition L? Après avoir repéré le « squelette » de base des versions de Matthieu et Luc, après avoir déterminé les ajouts rédactionnels respectifs de Matthieu et Luc, on arrive à la conclusion que le récit de base des deux versions est trop semblable pour que les deux versions soient deux paraboles indépendantes, mais qu’il n’y a pas assez de mots communs dans le même ordre pour qu’il s’agisse de la source Q; une conclusion s’impose : nous sommes devant deux versions indépendantes d’une même parabole qui est parvenues à Matthieu sous la forme de la tradition M, et à Luc sous la forme de la tradition L, et donc nous pouvons utiliser le critère d’attestation multiple pour déclarer que cette parabole remonterait au Jésus historique. Quelle serait alors sa signification dans la bouche de Jésus? Comme prophète eschatologique à la manière d’Élie, Jésus servirait un avertissement à ses frères Israélites que son message est si urgent précisément parce que c’est l’invitation finale envoyée par Dieu à son peuple. Leur réponse à Jésus déterminera s'ils sont admis au banquet eschatologique imminent. Négliger ou rejeter cette convocation parce qu'on est trop occupé par les affaires, la famille ou autre, c'est risquer de perdre le salut. Il n'y aura pas de seconde chance. D'autres personnes seront invitées au banquet à la place des premiers invités qui n'auront pas répondu à l'appel.
La quatrième parabole est celle des talents/mines. Comme dans le cas de la parabole précédente, la question majeure à laquelle il faut répondre concerne la source des versions de Matthieu et Luc : s’agit-il de deux sources différentes qui sont parvenues à Matthieu et Luc sous la forme de la tradition M et L, ou bien d’une même source, connue comme source Q, que Matthieu et Luc auraient remaniée à leur façon. Pour répondre à cette question, nous procéderons de la même façon : repérer le squelette de base, déterminer les ajouts rédactionnels respectifs de Matthieu et Luc. Au terme de cette analyse, il faut conclure que la source de Matthieu et Luc n’est pas la source Q, car les deux versions de la parabole ne contiennent pas cette masse critique de similitudes dans le vocabulaire et la construction grammaticale pour justifier leur attribution à la source Q. Cette conclusion nous permet d’utiliser le critère d’attestation multiple pour soutenir que la parabole remonte probablement au Jésus historique. Mais nous pouvons également utiliser le critère de cohérence. En effet, il y a dans la prédication de Jésus une structure de base : (1) Le Dieu Créateur a exercé son initiative souveraine en choisissant librement de faire d'Israël son peuple et de le conduire au salut. (2) Ce don gratuit de l'élection et du salut appelle à son tour l'obéissance du peuple qui a librement accepté d'entrer dans une relation d'alliance avec son Dieu. (3) Cette obéissance conduit à son tour à la plénitude des bénédictions eschatologiques que Dieu a promises à son peuple fidèle depuis le début. L'élection gracieuse conduit à l'obéissance fidèle qui mène à la récompense eschatologique. Or, la parabole des mines illustre parfaitement la prédication de Jésus. Le maître de la parabole exerce son initiative souveraine en donnant à ses esclaves de l'argent et des responsabilités. En effet, dans sa liberté totale en tant que maître de ses esclaves, il donne à chaque esclave précisément la quantité d'argent qu'il juge nécessaire. Le don de l'argent s'accompagne d'une grande responsabilité ; par conséquent, les « bons » esclaves s'efforcent au maximum de remplir la mission qui leur a été confiée. Aucune récompense spécifique ne leur a été promise pour l'accomplissement de leur mission, mais leur maître se montre en fait incroyablement généreux en récompensant ses esclaves fidèles au moment de la reddition de compte. Apparemment, ils gardent l'argent qu'ils ont gagné tout en recevant de plus grandes responsabilités sur des sommes plus importantes. En revanche, l'esclave qui se dérobe à sa tâche se voit privé de ce qui lui a été donné et est couvert de honte devant ses pairs.
La conclusion à laquelle nous sommes arrivé au ch. 39 a pu décevoir de nombreux lecteurs : seulement quatre paraboles se qualifient pour remonter au Jésus historique. Tout au long de ces volumes sur la quête du Jésus historique nous avons employé une méthode rigoureuse de critique historique. Ce n’est pas le temps de l’abandonner au moment où il s'agit d'aborder les paraboles, parce que les conclusions ne nous plaisent pas. Et on ne peut être juste un peu critique, tout comme une femme ne peut être enceinte un petit peu.
Il reste maintenant à vérifier si les quatre candidats, choisis après une analyse rapide, survivront à une analyse détaillée. Aussi, nous examinerons chacune des paraboles, d’abord en reprenant notre compréhension de base de ses sources, de sa structure et de son contenu, puis en reposant la question si la parabole rencontre les critères d’historicité.
- La graine de moutarde (Mc 4, 30-32 || Mt 13, 31-32 || Lc 13, 18-19)
Traduction littérale des trois versions de la parabole. Les mots ou parties de mot de Marc présents chez les autres évangélistes sont soulignés. Ce qui est en bleu renvoit à ce qui est commun à Matthieu et Luc (la source Q).
Mc 4 | Mt 13 | Lc 13 |
30 Et il disait : Comment comparerons-nous le royaume de Dieu ou en quelle parabole le mettrons-nous? | 31a Une autre parabole il mit de l'avant à eux disant: | 18 Il disait donc: "À quoi comparable est le royaume de Dieu et à quoi le comparerai-je? |
31-32 Comme à une graine de moutarde que, quand on sème sur la terre, étant plus petite de toutes les semences, celles sur la terre. Et quand elle a été semée, elle monte et devient plus grande que toutes les plantes potagères et elle fait de grandes branches, en sorte que les oiseaux du ciel peuvent s’abriter sous l’ombre de lui. » | 31b-32 "Comparable est le royaume des cieux à une graine qu'ayant pris un homme a semé dans le champ de lui. D'une part, plus petite elle est de toutes les semences, d'autre part, quand elle s'est accru, plus grande des plantes potagères elle est et elle devient un arbre, en sorte de venir les oiseaux du ciel et de s'abriter dans les branches de lui." | 19 Comparable il est à une graine de moutarde qu'ayant pris un homme, il jeta vers jardin de lui, et elle s'accrut et devint vers un arbre, et les oiseaux du ciel s'abritèrent dans les branches de lui." |
Notons d’abord que l’Évangile copte de Thomas (logion 20) ne fait que reprendre et mélanger les diverses versions de la parabole. Notons ensuite que cette parabole reflète une tradition orale qui a circulé sous deux formes, celle présentée par Marc, et celle présentée par la source Q (couleur bleu). Nous avons ici un cas typique où Marc et la source Q offrent deux versions d’une même tradition : nous avons d’autres exemples avec l’annonce de Jean-Baptiste de quelqu’un qui baptisera dans l’Esprit Saint (Mc 1, 7-8 || Mt 3, 11-12 || Lc 3, 15-18), ou encore l’image de l’homme fort qu’il faut attacher (Mc 3, 27 || Mt 12, 29 || Lc 3, 15-18), ou encore le discours missionnaire (Mc 6, 4-13 || Mt 10, 1.5-15 || Lc 9, 1-5). Matthieu a l’habitude de fusionner les deux versions de la tradition, Luc a plutôt tendance à les garder séparées.
Devant deux versions d’une tradition, il est normal de se demander quelle est la version originelle. Il est concevable que pendant son ministère public Jésus ait repris plusieurs fois la même parabole, l’adaptant selon son auditoire. De manière claire, la parabole a pris différentes formes dans la tradition orale de l’église primitive. Mais il est remarquable de constater que les diverses versions ont gardé la même structure et le même contenu de base. Elles présentent toutes une introduction (l’annonce d’une comparaison) et procèdent ensuite avec trois étapes : 1) la graine de moutarde est semée dans la terre/champ/jardin; 2) elle croît pour devenir une grande plante; 3) le résultat de la croissance est que les oiseaux du ciel demeurent dans ses branches.
Cette parabole est un bon exemple de sa fonction de provoquer l’esprit à réfléchir.
- Le royaume de Dieu est éclairé par un processus simple et bien connu d’une graine de moutarde qui, avec le temps, grandit pour devenir un arbuste. L’accent est sur la croissance qui provient de la dynamique interne de la plante, non de l’effort humain.
- Un autre thème marque également la parabole, celui du contraste entre le début, la graine de moutarde, et la fin, la plante potagère. Ce contraste est souligné par la version de la source Q qui parle d’un arbre. Même si dans les faits, la graine de moutarde n’est pas la plus petite des semences, dans le monde juif elle représentait ce qui est très petit.
- Un troisième thème est suggéré par la conclusion de la parabole alors que les oiseaux du ciel viennent demeurer dans les branches de la plante (Marc parle plutôt de l’ombre de la plante). L’image suggère qu’il s’agit d’un groupe qui vient s’établir dans les branches. C’est l’idée de l’expansion dynamique du règne de Dieu qui rejoint certains groupes, heureux de demeurer dans le royaume de Dieu. Plusieurs biblistes ont vu dans l’image des oiseaux du ciel qui viennent habiter sous un arbre des références à l’AT : Ez 31, 3-6; 17, 3-4.22-23; Dn 4, 10-12; LXX Ps 103, 12. Mais une analyse serrée montre qu’il n’y pas de parallèle exact avec ces passages.
- Dans la version de la Septante de Ez 31, 6, on peut lire : « Tous les oiseaux du ciel ont fait leur nid dans ses branches, et sous ses rameaux tous les animaux de la plaine ont enfanté; à son ombre, toute la multitude des nations a habité ». Le contexte est celui d’une menace du prophète à l’égard du puissant empire égyptien qui sera humilié par un empire plus puissant : le fier cyprès sera abattu. On voit mal comment cette image pourrait servir d’analogie au royaume de Dieu. De plus, le parabole de Marc parle de la graine de moutarde qui est devenue une plante potagère, et non pas un cyprès. Tout au plus, la source Q parle de manière générale d’un arbre. Le rapprochement avec Ez 31, 6 ne convainc pas.
- En Ez 17, 3-4, l'image d'un cèdre dont la crête est arrachée par un aigle amorce une longue allégorie sur le roi Nabuchodonosor qui, en 597 avant JC, a déposé le roi Yoyakîn de Juda et l'a emmené en captivité à Babylone, tout en plaçant Sédécias sur le trône de Juda à sa place. Sédécias, allié à l'Égypte, se rebelle contre Nabuchodonosor, qui exile à nouveau le roi de Juda à Babylone, détruisant cette fois Jérusalem (587/586 av. JC). Puis en Ez 17, 22-23, le prophète retravaille cette allégorie pour en faire un message plus positif. Cette fois-ci, Dieu prend un rameau (la lignée davidique de la maison royale de Juda) de la cime du cèdre et le plante sur une montagne d'Israël. Le rameau devient un grand cèdre (la restauration de la lignée davidique). Ce nouveau cèdre devient un grand arbre : « sous lui tout animal se reposera, et tout oiseau se reposera à son ombre ». Ce passage d’Ézéchiel a peu de mots en commun avec la parabole de la graine de moutarde, et l'histoire globale est tout à fait différente. On se demande aussi comment des paysans galiléens du 1er siècle, entendant cette parabole pour la première fois de la bouche du Jésus historique, pouvaient saisir les allusions érudites à divers textes d'Ézéchiel.
- La version de Théodotion de Dn 4, 10-12 présente certains mots et symboles communs avec notre parabole : on y parle d’un grand arbre sous lequel habite des animaux sauvages et sur les branches duquel les oiseaux du ciel se posent. En revanche, la signification de l’image est totalement différente. Car le grand arbre représente Nabuchodonosor et son règne puissant et arrogant. Ce grand arbre sera soudainement abattu dû au jugement de Dieu. De plus, Daniel annonce que le roi connaîtra une période de folie qui durera sept ans, avant de retrouver ses sens et d’honorer Dieu. On voit mal de lien de cette imagerie avec la parabole de la graine de moutarde.
- Certains biblistes ont proposé un rapprochement avec LXX Ps 103, 12 où près des ruisseaux qui serpentent dans les montagnes, « les oiseaux du ciel s'y rassemblent, et du milieu des rochers ils font entendre leur voix ». Nous avons dans ce psaume une simple description réaliste de la nature, et non pas une métaphore.
Notons en terminant que les quatre passages de l’AT que nous avons examinés associent toujours les animaux sauvages aux oiseaux, ce qui n’est pas le cas de la parabole de la graine de moutarde. De plus, l’image des « oiseaux du ciel » revient quelque fois dans les Synoptiques (Mt 6, 26; 8, 20 || Lc 9, 58; Lc 8, 5) et évoque un thème agricole général de l’AT, sans référence à aucun passage particulier.
Il est donc inutile de chercher une référence à l’AT dans la dernière image de la parabole. Celle-ci entend affirmer simplement que le règne royal de Dieu à la fin des temps peut commencer petitement et de manière insignifiante, mais il connaîtra par son propre dynamisme interne une expansion telle qu’il deviendra une grande réalité offrant une demeure sûre pour plusieurs.
Peut-on aller plus loin dans la signification de cette parabole? Pour cela, il faut la placer dans le contexte plus large de l’enseignement et du ministère du Jésus historique. Ce contexte plus large est celui que nous avons pu préciser au cours des quatre volumes précédents. Par exemple, le deuxième volume a montré que Jésus était un prophète eschatologique, semblable à Elie, qui proclamait un futur royaume de Dieu qui, dans une certaine mesure, était déjà présent et actif dans le ministère de Jésus. L'aspect « déjà » du royaume dans le ministère de Jésus semblait sans aucun doute dérisoire et insignifiant sur la scène plus large de la politique de pouvoir palestinienne ou romaine. Mais Jésus a affirmé que dans son action libératrice d'exorciser les démoniaques, « le royaume de Dieu est [déjà] venu à vous » (Mt 12, 28 || Lc 11, 20). De même, l'envoi d'un groupe de douze disciples pour une brève mission de prédication dans diverses villes israélites a pu sembler à beaucoup un geste symbolique vide. Mais à travers tout cela, Jésus affirmait que (1) la règle de Dieu était déjà puissamment à l'œuvre dans sa prédication et sa guérison ; et (2) aussi petite que sa mission puisse paraître sur le moment, il existait un lien organique vital entre elle et la venue vaste et visible de Dieu pour juger et sauver au dernier jour. C'est dans ce contexte que nous devons entendre le message de la graine de moutarde : malgré les apparences, le royaume est présent et grandit - et pourtant, quel contraste entre ses débuts modestes et son dénouement grandiose, lorsque toutes les tribus d'Israël, préfigurées par la formation du cercle des Douze par Jésus, seront rassemblées. La graine de moutarde est un exemple parfait de parabole en tant que prophétie, se servant de la réalité quotidienne comme symbole d'une eschatologie dans laquelle un « déjà » et un « pas encore » contrastés sont organiquement liés. Une fois de plus, nous constatons que les paraboles appartiennent à Jésus principalement en tant que prophète plutôt qu'en tant que maître de sagesse.
Nous pouvons maintenant répondre à la question : la parabole de la graine de moutarde remonte-t-elle au Jésus historique? La réponse est : oui. Elle rencontre le critère d’attestation multiple (Marc – Source Q), et elle rencontre également le critère de cohérence : elle cadre parfaitement avec le message eschatologique et le ministère de Jésus.
- Les vignerons homicides (Mc 12, 1-1-11 || Mt 21, 33-43 || Lc 20, 9-18)
Voici une traduction très littérale de la parabole selon les versions de chaque évangéliste. Les mots ou parties de mots de Marc qui apparaissent également chez Matthieu et Luc sont été soulignés. En bleu, les mots semblables chez Matthieu et Luc.
Marc 12 | Matthieu 21 | Luc 20 |
1 Et il commença à eux en paraboles à parler : « Une vigne un homme planta et entoura d’une clôture et creusa une cuve de pressoir et bâtit une tour et il la loua à des vignerons et partit pour l’étranger. | 33 « Une autre parabole écoutez. Un homme était propriétaire, qui planta une vigne et l’entoura d’une clôture et y creusa un pressoir et bâtit une tour et il la loua à des vignerons et partit pour l’étranger. | 9 Puis, il commença à l’adresse du peuple à dire cette parabole : « Un certain homme planta une vigne, et il la loua à des vignerons et partit pour l’étranger pour longtemps. |
2 Et il envoya vers les vignerons au temps (opportun) un esclave afin que, de la part des vignerons, il reçoive en provenance des fruits de la vigne. | 34 Puis, quand approcha le temps (opportun) des fruits, il envoya les esclaves de lui vers les vignerons recevoir les fruits de lui. | 10a Et au temps (opportun) il envoya vers les vignerons un esclave afin que, en provenance du fruit de la vigne, ils donnent à lui. |
3 Et ayant saisi lui ils le battirent et envoyèrent (les mains) vides. | 35 Et les vignerons, ayant saisi les esclaves de lui, battirent l’un, puis tuèrent l’autre, puis lapidèrent un autre. | 10b-11a Puis, les vignerons renvoyèrent lui (les mains) vides, l’ayant battu. |
4-5 Et de nouveau il envoya vers eux un autre esclave. Celui-là aussi ils frappèrent à la tête et couvrirent d’outrage. Et il envoya un autre. Celui-là aussi ils tuèrent, et plusieurs autres, battant les uns, puis tuant les autres. | 36 De nouveau, il envoya d’autres esclaves plus nombreux que les premiers, et ils firent à eux de même. | 11b-12 Et il projeta d’envoyer un autre esclave. Puis, eux, celui-là battant et couvrant d’outrages ils renvoyèrent (les mains) vides. Et il projeta d’envoyer un troisième. Puis, eux, celui-là aussi ayant blessé, ils jetèrent dehors |
6 Encore un il avait, un fils bien-aimé. Il envoya lui dernier vers eux disant qu’ils auront des égards pour le fils de moi. | 37 Puis, finalement, il envoya vers eux le fils de lui disant : ils auront des égards pour le fils de moi. | 13 Puis, il dit le seigneur de la vigne : quoi ferai-je? Je délèguerai le fils de moi le bien-aimé. Peut-être pour celui-là ils auront des égards. |
7 Puis, ces vignerons à l’adresse d’eux-mêmes dirent que celui-là est l’héritier, venez, tuons lui, et à nous sera l’héritage. | 38 Puis, les vignerons, ayant vu le fils, dirent en eux-mêmes : 'Celui-là est l’héritier, venez, tuons lui et ayons l’héritage de lui. | 14 Puis, ayant vu lui, les vignerons raisonnaient à l’adresse de l’un l’autre disant: ‘Celui-là est l’héritier. Tuons lui, afin qu’à nous devienne l’héritage. |
8 Et ayant saisi, ils tuèrent lui et jetèrent lui dehors de la vigne. | 39 Et ayant saisi lui, ils jetèrent dehors de la vigne et tuèrent. | 15a Et ayant jeté lui hors de la vigne, ils tuèrent. |
9 Quoi [donc] il fera le seigneur de la vigne? Il viendra et fera périr les vignerons et il donnera la vigne à d’autres. | 40-41 Quand donc qu’il vienne le seigneur de la vigne, quoi il fera à ces vignerons-là? Ils disent à lui : ‘Il fera misérablement périr ces misérables et louera à d’autres vignerons, qui eux remettrons à lui les fruits aux temps d’eux'. | 15b-16 Quoi donc il fera le seigneur de la vigne? Il viendra et fera périr ces vignerons-là et il donnera la vigne à d’autres. Puis, ayant entendu, ils dirent : 'Que cela n’arrive pas!' |
10-11 N’avez-vous pas lu cette Écriture : une pierre que les bâtisseurs ont rejetée, celle-là est devenue vers une pierre de tête; de la part du Seigneur elle est devenue et elle est admirable aux yeux de nous? | 42 Il dit à eux le Jésus : 'N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : une pierre que les bâtisseurs ont rejetée, celle-là est devenue vers une pierre de tête; de la part du Seigneur elle est devenue et elle est admirable aux yeux de nous? | 17 Puis, lui, ayant fixé sur eux son regard, dit : Quoi donc est cela qui a été écrit : une pierre que les bâtisseurs ont rejetée, celle-là est devenue vers une pierre de tête? |
| | 18 Toute (personne) tombant sur cette pierre-là sera fracassée; puis, sur qui le cas échéant elle tombera, elle écrasera elle. |
Au ch. 38, nous avons fait une brève analyse de cette parabole et avons identifié cinq étapes :
- la mise en situation, dans laquelle un homme plante un vignoble et le loue à des fermiers (locataires) ;
- l'envoi des esclaves du propriétaire pour recueillir les fruits des fermiers ; les esclaves sont rejetés, battus et, dans certains cas, tués ;
- l'envoi du fils du propriétaire, ce dernier espérant que les fermiers respecteront son fils ;
- le meurtre du fils par les fermiers, avec l'espoir qu'ils hériteront de la vigne ;
- la double conclusion, chaque conclusion commençant par une question rhétorique posée par Jésus et immédiatement suivie d'une réponse ou d'une explication de la part de Jésus :
- Jésus demande ce que fera le propriétaire et répond lui-même que le propriétaire fera périr les fermiers et louera la vigne à d'autres ;
- Jésus demande : « N'avez-vous pas lu ce texte de l'Écriture ? » et explique ensuite sa propre question en citant la LXX Ps 117, 22-23 : « La pierre que les bâtisseurs ont rejetée, c'est elle qui est devenue la pierre angulaire ».
Les versions de Matthieu et Luc sont une reprise de manière indépendante du texte de Marc. Cette parabole est également présente dans l’Évangile de Thomas, mais ce dernier ne fait que fusionner les trois versions, en donnant la priorité à Luc. Tout cela ne nous permet pas d’utiliser le critère d’attestation multiple pour déterminer l’authenticité de la parabole. Peut-on alors utiliser le critère de cohérence avec l’environnement viticole de Palestine? Malheureusement, cette parabole aurait pu être composée par quiconque connaît la viticulture de l’est méditerranée de l’époque. Rien dans la « couleur locale » de la parabole exige que l’auteur soit Jésus de Nazareth ou un Palestinien juif.
Quel autre critère peut-on utiliser pour déterminer l’historicité de la parabole? En fait, on pourrait avoir recours au critère d’embarras ou de discontinuité. C’est ce que nous ferons en trois étapes.
Étape un : Le nimšāl comme genre littéraire distinct du récit parabolique
Nous avons défini plus tôt la parabole comme un court récit avec une introduction, un milieu et une fin. Il arrive que le Jésus des Synoptiques ajoute au récit, après qu’il soit terminé, une sorte de commentaire ou d’application, ce que les rabbins par la suite appelleront un nimšāl. Le nimšāl ne fait pas partie de la parabole, mais sert à l’expliquer ou à l’appliquer à la situation courante.
- Un exemple éloquent nous est donné par la parabole du Bon Samaritain. Quand le récit est terminé, le Jésus de Luc pose la question : « Qui est le prochain? », et après la réponse du légiste, Jésus commande : « Fais de même ». Ainsi, le nimšāl est littérairement distinct de la parabole. Ailleurs il prend la forme d’une simple affirmation, courte ou longue.
- Dans quelques cas où une parabole n’a pas de nimšāl, une phrase brève au début de la parabole sert de clé d’interprétation. C’est le cas de la parabole du bâtisseur avisé et du bâtisseur insensé (Mt 7, 24-26 || Lc 6, 47-49) ; les deux parties de la parabole sont introduites par les phrases : « Tout homme qui vient à moi, qui entend mes paroles et qui les met en pratique, je vais vous montrer à qui il est comparable » et « Mais celui qui entend et ne met pas en pratique est comparable à ». Il en est de même de la parabole du serviteur fidèle et avisé (Mt 24, 45 || Lc 12, 42) avec sa question du début : « Quel est donc l’intendant fidèle, avisé, que…? ». En revanche, certaines paraboles de Matthieu et Luc n’offrent aucune clé d’interprétation.
- Dans les paraboles de la tradition M, certaines comprennent un nimšāl, d’autres pas. La parabole du bon grain et de l’ivraie est suivie d’une longue explication allégorique, celles du trésor caché dans un champ et de la perle n’ont aucun nimšāl, celle du filet de pêche est suivie d’une explication allégorique et eschatologique aussi longue que la parabole, celle du débiteur impitoyable et des ouvriers de la onzième heure présentent une brève application générale, celle des deux fils contient un nimšāl plus long et plus spécifique, celle de l’invité sans habit de noces n’affiche qu’un bref commentaire générique tout comme celle des dix vierges.
- Les paraboles dans la tradition L montrent un mélange semblable à ce qu’on a vu dans la tradition M. Les paraboles suivantes contiennent une forme d’application ou explication qui suit la parabole : la Bon Samaritain, l’Ami de nuit, le Riche insensé, le Bâtisseur d’une tour, le Roi parti en guerre, la Pièce de monnaie perdue, le Gérant habile, le Serviteur qui n’a fait que son devoir, la Veuve et le juge injuste, le Pharisien et le percepteur d’impôt. En revanche, tout nimšāl est absent des paraboles suivantes : le Figuier stérile, l’Homme riche et Lazare.
Que nous enseigne ce bref survol? Tout d’abord, ce type d’explication n’est pas essentielle au genre littéraire de la parabole synoptique. Ensuite, ces explications peuvent prendre différentes formes, courtes ou longues, spécifiques ou génériques, comprenant une affirmation ou une question, avec un lien plus ou moins étroit avec la parabole. Enfin, plus on avance dans le temps à partir de Marc (qui n’a aucun nimšāl, sauf celui des vignerons homicides) jusqu’à Luc en passant par la source Q et Matthieu, les nimšāl ont tendance à se multiplier, ce qui soulève la question : les nimšāl remontent-il vraiment au Jésus historique?
Étape deux : La relation de la conclusion double de la parabole des vignerons homicides avec la parabole proprement dite
Gardant en tête la fonction et la fréquence des nimšāl, examinons la parabole des vignerons homicides, nous rappelant que le nimšāl n’apparait que lorsque la parabole est terminée et qu’il ne contribue pas à faire avancer l’intrigue. Parcourons les cinq étapes de la parabole.
- La mise en situation (Mc 12, 1) utilise des verbes à l’aoriste (= une action terminée du passé) : un homme planta, entoura, bâtit, loua, partit. Le personnage principal est le propriétaire/père, les vignerons n’étant introduits qu’à la fin. L’action se passe entre les deux.
- L’envoi d’esclaves (v. 2-5) vers les vignerons est décrit uniquement avec des verbes à l’aoriste : il envoya, ils battirent, ils envoyèrent, ils frappèrent, ils tuèrent.
- L'envoi du fils du propriétaire commence avec un imparfait (un passé qui dure) : « il avait, un fils bien-aimé », mais se poursuit avec l’aoriste.
- Le meurtre du fils est également décrit avec l’aoriste.
- C’est avec la double conclusion constituée de deux questions rhétoriques que se termine la chaine des aoristes.
- La première question rhétorique utilise le futur (« que fera? »), et quand Jésus répond à sa propre question, il utilise également le futur (« il viendra, il fera périr, il donnera »)
- Dans la deuxième question rhétorique le propriétaire de la vigne et les vignerons disparaissent du paysage, car la question est adressée directement à l’auditoire. Même si le texte revient avec l’emploi de l’aoriste, nous ne sommes plus dans la parabole proprement dite.
Étape trois : Six question sur la forme et le contenu de la parabole
Notre analyse nous amène à poser six questions sur la forme et le contenu de la parabole.
- Où se termine la parabole proprement dite? Le récit, présenté comme un événement passé, se termine quand Jésus, le narrateur, intervient pour poser une question au futur concernant un événement futur, une question à laquelle il répond lui-même avec des verbes au futur. Ce changement soudain de temps de verbe et l’intervention abrupte de Jésus signalent que le récit proprement dit est terminé au v. 8 avec la mort du fils et l’outrage de son corps. Quelle fin triste et choquante! Les fermiers tuent l’héritier, profanent son corps en lui refusant une sépulture décente, et exécutent leur plan de prendre possession de la vigne. Si ceci est vraiment la fin du récit originel, on peut alors comprendre le besoin de lui ajouter une conclusion plus satisfaisante, une conclusion permettant de faire baisser la tension.
- Mais est-ce cela que fait la première conclusion avec sa question rhétorique et la réponse au v. 9? D’une certaine façon, la réponse est : oui. Rappelons que les deux personnages principaux sont le propriétaire et les vignerons, présentés au tout début du récit. Mais à la fin, seuls les vignerons demeurent sur la scène avec un récit qui se termine par l’injustice répugnante d’un meurtre. C’est ce déséquilibre moral et esthétique que vient réparer la première conclusion : le propriétaire, acteur principal, restaure la justice en détruisant les meurtriers et restaure également la situation initiale en louant la vigne à d’autres.
- Est-ce que la première conclusion de la parabole au v. 9 fournit encore une conclusion satisfaisante? Seulement à un certain degré, car elle laisse non résolu le meurtre du fils unique bien-aimé sur le corps duquel s’est accumulés tous les corps des fermiers massacrés. Voilà pourquoi une seconde conclusion est requise, introduite par la question rhétorique de Jésus suivie de la résolution finale par la citation de la version de la Septante de Ps 117, 22-23.
- Mais comment la seconde conclusion peut-elle offrir une résolution finale au récit tragique quand, à l’intérieur du monde de la parabole, le fils est mort et demeurera mort? Un changement majeur de perspective est signalé par l’introduction de nouveaux acteurs en Mc 12, 10-11 : l’auditoire à l’écoute de la parabole (« N’avez-vous pas lu… »). Tout au long des ch. 11 et 12 de Marc, cet auditoire est constitué des autorités du temple, hostiles à Jésus. Et ce dernier les questionne sur leur lecture et leur compréhension du Ps 117, 22-23. À travers cette citation du psaume sont introduits deux nouveaux acteurs, les constructeurs anonymes qui ont rejeté la pierre, et le Seigneur qui a fait de cette pierre une pierre angulaire d’un édifice par ailleurs non identifié.
Avec cette deuxième conclusion, nous avons quitté complètement le monde de la parabole. Le seul lien avec la parabole est le nom « Seigneur », désignant au v. 9 le propriétaire de la vigne, et au v. 11 le Seigneur Dieu. En identifiant le Seigneur Dieu avec le propriétaire de la vigne, les constructeurs dont parle le psaume doivent être identifiés avec les vignerons. Quant à la pierre, qui subit négativement l’action des constructeurs et positivement l’action de Dieu, elle renvoie nécessairement au fils bien-aimé qu’ont tué les vignerons. C’est donc seulement avec la citation du Ps 117 que la tension du récit s’apaise : même si les vignerons ont rejeté le fils en le tuant, le propriétaire de la vigne, par un geste éblouissant qui laisse l’auditoire bouche bée, renverse ce rejet et fait de son fils la figure clé et triomphante d’un nouvel ordre des choses.
Pour l’auditoire de Marc et pour tous les lecteurs chrétiens, tout cela fait clairement référence à la résurrection de Jésus à la suite de son rejet par les autorités juives et sa mort. Notons que si la première conclusion nous présente une justice punitive (le massacre des coupables), la deuxième conclusion nous présente une justice rédemptrice. Mais à ce moment-là nous sommes sortis du monde ce qui est humainement possible pour passer au monde de Dieu.
- Sommes-nous justifiés de désigner la première et la deuxième conclusions de la parabole comme une application, ou une explication, ou un nimšāl de la parabole tout comme nous l’avons fait pour les autres paraboles synoptiques? On doit répondre « non » à cette question. Dans les autres paraboles synoptiques, le nimšāl, quand il est présent, fournit soit (1) une allégorie explicative des différents éléments de la parabole (par ex. la séparation des bons et des justes dans le récit du filet de pêche), soit (2) l’assurance que Dieu répond à la prière de l’être souffrant (par ex. parabole de la veuve et du juge injuste), soit (3) une vérité générale à tous (les derniers seront les premiers dans le récit des ouvriers de la onzième heure), soit (4) un défi lancé à l’auditoire de la parabole (« fais de même » dans le Bon Samaritain).
Notons que le nimšāl est ajouté seulement après que le récit a été terminé. En soi, le récit est complet. Le nimšāl n’a donc pas pour but de compléter le récit et l’amener à une conclusion satisfaisante, mais simplement de clarifier la leçon contenue dans la parabole, d’expliciter sa pointe qui pourrait paraître énigmatique.
Dans ce cadre, la parabole des vignerons homicides se détache de toutes les paraboles synoptiques, et notre analyse pointe vers une histoire probable de la tradition. Vraisemblablement, on trouve à la source de cette tradition le récit de base reflété par Mc 12, 1-8. Mais la fin choquante et troublante du récit, où manque une résolution acceptable, appelait les deux conclusions différentes que nous avons. Ce développement ou expansion de la parabole a dû se faire en deux étapes chronologiquement distinctes. On a vu une revanche de la mort ignominieuse de Jésus d’abord dans sa résurrection, d’où la référence au Ps 117 qui fait de la pierre rejetée le fondement d’un ordre nouveau, puis dans la destruction de Jérusalem en l’an 70, d’où la référence aux massacre des vignerons.
- Quelle est la conséquence ou le bénéfice de cette analyse de la forme et de la tradition de la parabole des vignerons homicides en regard de son authenticité / historicité? Un scénario hypothétiquement possible de la parabole est celui-ci : confronté par ses adversaires (probablement les autorités du temple) à l’approche de la dernière fête de Pâque de sa vie vers l’an 30, Jésus prononce un jugement prophétique à travers une parabole allégorique voilée où il résume l’histoire d’Israël avec toute cette lignée de prophètes envoyés par Dieu vers son peuple. Le dénouement tragique du récit provient de ce que tous les prophètes sont rejetés et certains suppliciés par les autorités. Jusqu’ici le récit reflète l’histoire traditionnelle d’Israël (voir Jr 7, 24-28; 2 Chr 36, 13-31; Ne 9, 26-37). Mais ce qu’il y a de nouveau et d’audacieux dans le récit est l’envoi, non pas d’un autre prophète, mais du fils, et de faire de cet envoi le sommet du récit. Et la finale bouleversante se déroule autour du meurtre de ce fils et l’action de jeter son corps sans lui donner de sépulture, une infamie inimaginable dans le bassin méditerranéen ancien. Ainsi, Jésus suggère à ses adversaires (i) qu’il sait très bien le sort qui l’attend en poursuivant sa confrontation avec eux, et (ii) qu’il comprend sa destinée terrible dans le cadre de l’histoire du salut d’Israël.
S’étant présenté tout au long de son ministère comme le prophète Élie de la fin des temps, Jésus ne fait qu’amener sa compréhension de lui-même à sa conclusion logique : son sort final sera semblable aux prophètes rejetés d’Israël, dont fait partie Jean-Baptiste, son mentor, à la différence que Jésus se perçoit comme le point culminant de la ligne prophétique et de l’histoire d’Israël. Pour utiliser les termes métaphoriques de la parabole, il n’est pas seulement un autre esclave, mais le fils. Mais il ne faut pas aller plus loin avec la signification du mot « fils », car elle se limite à sa relation avec le propriétaire et à son rôle dans le paroxysme du récit. Bref, si c’est cela la signification de la parabole originelle, alors Jésus porte un jugement prophétique sous la forme d’une parabole qui se termine par sa mort aux mains des autorités du temple. C’est ici la fin de la parabole, point final. Il n’y pas de résolution ou de renversement de cette injustice tragique au sein même du récit.
À partir de cette analyse, on peut facilement trouver des arguments pouvant faire remonter la parabole au Jésus historique. Car il est inconcevable que l’église primitive aurait créé une telle parabole autour de l’histoire du salut d’Israël qui se serait simplement terminé avec la fin tragique de Jésus et ses ennemis triomphants, sans un renversement de situation. Depuis les premiers jours des premières communautés chrétiennes, toute référence à la mort de Jésus était toujours accompagnée d’une référence à son ascension ou sa résurrection ou son exaltation. On n’a qu’à penser aux formule pré-pauliniennes (« Christ est mort… il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour… » : voir 1 Co 15, 3-5; Rm 4, 25; Ph 2, 6-11). De même, dans le discours kérygmatique de Pierre, on retrouve la forme : « Vous l’avez crucifié… mais Dieu l’a ressuscité de la mort » : Ac 4, 10). Il y a encore plus. Les formules pré-pauliniennes et certains discours kérygmatiques des Actes sont d’accord pour affirmer un aspect de la mort de Jésus : il fut enseveli (voir 1 Co 15, 4 : « il a été enseveli »; voir aussi Ac 2, 29-32; 13, 29). Cet ensevelissement jouit d’attestation multiple puisqu’on le retrouve en Mc 15, 42-47 et Jn 19, 38-42. Cette conviction fondamentale des premiers chrétiens entre en collision avec le récit de vignerons homicides où le fils ne reçoit pas de sépulture. C’est un critère de discontinuité qui confirme que la parabole ne peut être une création des premiers chrétiens et que, au contraire, elle prend toute sa signification dans la bouche de Jésus.
En revanche, les deux conclusions à la parabole (la punition des adversaire et la justification du fils) sont une création des premiers chrétiens à la lumière de la foi de Pâques qui entend renverser la finale embarrassante d’un Jésus qui meurt dans le déshonneur. Cette affirmation, en particulier dans le cas de la deuxième conclusion, est renforcée par l’observation de la place qu’occupe la « pierre », non seulement en référence au Ps 117, 23-23 (LXX), mais également en référence à plusieurs passages de l’AT qui ont été perçus comme une référence à Jésus rejeté par certains, accepté par d’autres. Par exemples :
« C’est lui, la pierre que vous, les bâtisseurs, aviez mise au rebut : elle est devenue la pierre angulaire » (Ac 4, 11)
« selon qu’il est écrit : Voici que je pose en Sion une pierre d’achoppement, un roc qui fait tomber ; mais celui qui croit en lui ne sera pas confondu » (Rm 9, 33 qui combine Is 28, 16 et Is 8, 14)
« Car on trouve dans l’Écriture : Voici, je pose en Sion une pierre angulaire, choisie et précieuse, et celui qui met en elle sa confiance ne sera pas confondu. A vous donc, les croyants, l’honneur ; mais pour les incrédules la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre de l’angle, et aussi une pierre d’achoppement, un roc qui fait tomber » (1 P 2, 6-8 où l’auteur cite Is 28, 16, Ps 117, 22 et Is 8, 14)
« Vous avez été intégrés dans la construction qui a pour fondation les apôtres et les prophètes, et Jésus Christ lui-même comme pierre maîtresse » (Ep 2, 20)
En conclusion, on peut affirmer que la parabole des vignerons homicides peut rejoindre celle de la graine de moutarde dans le groupe des paraboles pour lesquelles on peut trouver de bons arguments sur leur authenticité et les faire remonter au Jésus historique.
- Le festin nuptial (Mt 22, 2-14 || Lc 14, 16-24)
Voici une traduction très littérale du grec des versions de Matthieu et Luc. En couleur bleue sont les mots ou parties de mots communs à Matthieu et Luc, et attribués à la source Q.
Matthieu | Luc | Évangile copte de Thomas 64 |
22, 2 A été comparé le royaume des cieux à un fait des noces au fils de lui. | 14, 16 Puis, lui, il dit à lui: "Un certain homme faisait un repas du soir grand, et il invita beaucoup (de gens). | Jésus a dit : Un homme avait des hôtes, et, après avoir préparé le repas du soir, |
22, 3 Et il envoya les esclaves de lui inviter les ayant été invités vers les noces, et ils ne voulaient pas venir. | 14, 17-18a Et il envoya l'esclave de lui à l'heure du repas du soir pour dire aux ayant été invités: 'Venez, car déjà prêt il est.' Et ils commencèrent d'une (voix) à s'excuser. | il envoya son esclave pour convier les hôtes. |
22, 4-5 De nouveau il envoya d'autres esclaves disant: Dites aux ayant été appelés: 'Voici le repas de moi j'ai préparé, les taureaux de moi et les (bêtes) engraissés ont été tués et toutes (choses) (sont) prêtes. Venez vers les noces.' Puis les étant demeurés indifférents partirent, d'une part qui vers le propre champ, d'autre part, qui sur le commerce de lui. | 14, 18b Le premier dit à lui: 'Un champ j'ai acheté et j'ai une nécessité étant sorti de voir lui. Je demande à toi, aie-moi (comme) ayant été excusé. | Il alla vers le premier et lui dit : Mon maître te convie. Celui-ci dit : J’ai de l’argent pour des marchands ; ils viennent chez moi ce soir, je vais leur donner des ordres. Je m’excuse pour le repas. |
| 14, 19 Et un autre dit: 'Une paire de bœufs j'ai acheté cinq et je vais mettre à l'essai eux. Je demande à toi, aie-moi (comme) ayant été excusé. | Il alla vers un autre et lui dit : Mon maître te convie. Celui-ci lui dit : J’ai acheté une maison et on me demande un jour. Je ne serai pas disponible. |
22, 6 Puis, ceux qui restent s'étant emparés des esclaves de lui maltraitèrent et tuèrent. | 14, 20 Et un autre dit: 'Une femme j'ai épousé et à cause de cela je ne peux pas venir. | Il vint vers un autre et lui dit : Mon maître te convie. Celui-ci lui dit : Mon ami va se marier et c’est moi qui ferai le repas ; je ne pourrai pas venir. Je m’excuse pour le repas. |
| | Il alla vers un autre et lui dit : Mon maître te convie. Celui-ci lui dit : J’ai acheté une ferme, je vais percevoir les redevances ; je ne pourrai pas venir. Je m’excuse. |
22, 7 Puis le roi s'irrita et ayant envoyé les troupes de lui, il fit périr les meurtriers ceux-là et la ville d'eux il détruisit par le feu. | 14, 21 Et s'étant présenté l'esclave, il rapporta au seigneur de lui ces choses. Alors s'étant irrité le maître de maison dit à l'esclave de lui: sort rapidement vers les grand-rues et les ruelles des villes et les pauvres et des estropiés et des aveugles et des boiteux introduis ici. | L'esclave revint ; Il dit à son maître : Ceux que tu as conviés au repas se sont excusés. |
22, 8 Alors il dit aux esclaves de lui: d'une part la noce prête elle est, d'autre part, les ayant été invités n'étaient pas convenables. | 14, 22 Et dit l'esclave: 'Seigneur, est devenu ce que tu as ordonné, et encore place il est. | |
22, 9-10 Allez donc sur les carrefours des chemins et, autant que vous trouviez, invitez vers les noces. Et étant sortis les esclaves ceux-là vers les chemins ils rassemblèrent tous ceux qu'ils trouvèrent, à la fois mauvais et bons, et fut pleine la (salle de) noce d'étant allongés. | 14, 23 Et il dit le seigneur à l'adresse de l'esclave: 'Sors vers les chemins et des clôtures et contrains à entrer, afin que soit remplie de moi la maison. | Le maître dit à son esclave : Va sur les chemins ; ceux que tu trouveras, amène-les pour prendre le repas. |
| 14, 24 Car je dis à vous que personne des hommes ceux-là les ayant été invités goûtera de moi le repas du soir. | Les acheteurs et les marchands n’entreront pas dans les lieux de mon Père. |
11-14 Or le roi, étant entré pour examiner les convives, vit là un homme non revêtu du vêtement de noce, et il lui dit : 'Ami, comment es-tu entre ici n'ayant pas de vêtement de noce ?' Mais lui resta muet. Alors le roi dit aux valets : 'Lui ayant lié les pieds et les mains, jetez-le dans les ténèbres extérieures : là sera le pleur et le grincement des dents.' Car beaucoup sont appelés, mais peu (sont) élus. » | | |
- La question des sources et de la rédaction dans les versions de Matthieu et de Luc
La grande question qui se pose est celle des sources : sommes-nous devant la même parabole provenant de la source Q que Matthieu et Luc auraient reformulée à leur manière, ou sommes-nous devant deux sources différentes de la même parabole qui seraient parvenues à Matthieu par la tradition M, et à Luc par la tradition L? Cette question est importante, car si nous sommes devant deux sources différentes, nous pourrons utiliser le critère d’attestation multiple pour soutenir que la parabole remonterait au Jésus historique. Comment y répondre?
Nous procéderons en quatre étapes. Tout d’abord, nous analyserons la structure des deux versions et essayerons de repérer un « squelette » de base, tout en notant leurs différentes majeures. Puis, nous examinerons en détail la version de Matthieu pour détecter des phrases ou des idées qui reflètent son style rédactionnel et sa théologie. Ensuite, nous ferons la même chose avec Luc. Enfin, nous mettrons ensemble les résultats de notre analyse afin de trouver une explication aux deux versions de la parabole que nous avons.
- Le strict minimum qu’ont en commun Matthieu et Luc, avec une liste brève de leurs différences
Voici le plus petit commun dénominateur.
- Introduction : un grand repas. Un homme (Mt : roi) donne un grand repas festif (Mt : un banquet de mariage; Lc : un repas du soir avec beaucoup d’invités)
- L’homme envoie ses esclaves appeler les invités. Chez Matthieu, c’est un groupe d'esclaves qui est envoyé, alors que chez Luc c’est un seul.
- Déclaration brève de refus.
- Déclaration détaillée du refus. Sur ce point il y a divergence chez Matthieu et Luc.
- Chez Matthieu le roi envoie d’autres esclaves dans une deuxième mission qui se heurtent à deux réponses différentes : les uns ignorent l’invitation et s’en vont soit à leur champ, soit à leur commerce, et les autres se saisissent des esclaves, les insultent et les tuent. Les invités ne disent rien pour exprimer leur refus.
- Chez Luc, il n’y a qu’un seul envoi d'esclaves et le refus est exprimé de manière différente par trois invités : le premier a acheté un champ et doit le voir, le deuxième a acheté cinq paires de bœufs et doit les mettre à l’essai, le troisième vient de se marier. L'esclave retourne vers son maître pour l’informer.
- Réaction irritée de l’hôte. La colère s’exprime différemment.
- Chez Matthieu, le roi envoie ses troupes pour massacrer les meurtriers de ses esclaves et brûler leurs villes, puis, pour se venger de l’insulte des premiers invités, demande d’inviter des substituts, tous ceux que les esclaves rencontreront sur la route.
- Chez Luc, la colère de l’homme conduit immédiatement au remplacement des invités par des substituts qui se déroule en deux étapes : d’abord, l’esclave est envoyé dans les moindres recoins de la ville inviter les marginaux (pauvres, estropiés, aveugles, boiteux), ensuite, puisqu’il y a encore de la place dans la salle du banquet, il est envoyé hors de la ville pour contraindre tous ceux qu’il trouvera à venir au banquet.
Que faire de ce plus petit dénominateur commun? Trois solutions sont possibles concernant la question des sources.
- Nous sommes devant deux paraboles différentes offrant deux récits différents dont la parenté n’est que pure coïncidence
- Nous sommes devant une parabole de la source Q reprise par Matthieu et Luc de manière différente
- Nous sommes devant la même parabole mais qui serait parvenue à Matthieu et Luc selon différentes sources, i.e. M et L.
Que conclure?
- La première solution est peu probable. Car il y a trop d’éléments communs pour y voir une simple coïncidence. Les deux versions présentent une intrigue semblable et une liste de personnages semblables qui agissent de manière semblable, et l’action s’y déroule en cinq étapes :
- Un homme donne un grand repas du soir
- Il envoie des esclaves (ou un esclave) appeler ceux qui ont déjà été invités
- Contrairement à toute règle d’honneur et de courtoisie, tous les invités refusent de venir
- Les intérêts mondains de quelques-uns (champ, commerce) suggèrent que le problème de base provient de ce que les intérêts personnels sont plus importants que l’intention d’insulter l’hôte.
- Irrité, l’homme réplique en invitant des gens inférieurs sur le plan social aux premiers invités
Ainsi, nous serions devant la même parabole, mais avec deux versions différentes. Nous y retrouvons un thème récurrent de l’enseignement de Jésus, celui du renversement eschatologique (voir les Béatitudes, les vignerons homicides, « plusieurs viendront d’orient et d’occident… ») où ceux de l’intérieur se retrouvent à l’extérieur, et les négligés héritent de la promesse de Dieu.
- Qu’en est-il de la deuxième solution? Rappelons qu’une péricope est définie comme provenant de la source Q si son contenu de base, présent à la fois chez Matthieu et Luc, et absent de Marc, partage un vocabulaire commun assez substantiel dans le même ordre avec des constructions syntaxiques communes (voir les péricopes habituellement reconnues comme provenant de la source Q par les biblistes). Malheureusement, dans notre parabole le vocabulaire commun dans le même ordre est trop rare pour conclure que nous sommes devant une péricope de la source Q. Voici la listes des mots communs.
- Il y a un « homme » qui « fait » (au passé chez Mt, à l’imparfait chez Luc)
- Le mot « appeler » parsème le récit, à la fois au sens de « inviter » et au sens de « invité »
- Le verbe « venir » apparaît sous différents temps et avec des formes composées
- Sans surprise, le verbe « dire » revient à plusieurs reprises
- On rencontre à la fois le verbe « préparer » et l’adjectif « prêt »
- À l’annonce du refus, l’hôte « s’irrite »
- Le nom « ville » apparaît dans les deux versions
- Le nom « chemin » est utilisé dans les deux versions
- Dans les deux versions la salle du banquet est remplie, quoique Matthieu et Luc utilisent deux verbes grecs différents pour le mot « remplir »
- Enfin, différents verbes grecs sont utilisés pour décrire l’action d’amener les gens au banquet
On ne doit pas être impressionné par cette liste, car elle contient beaucoup de mots qu’on retrouve régulièrement ailleurs dans les paraboles évangiles (dire, faire, venir, homme, ville, chemin). Elle ne fait que confirmer que nous sommes devant la même parabole de base. Malheureusement, il n’y pas assez de mots communs et la syntaxe n’est pas assez semblable pour conclure que nous sommes devant une péricope de la source Q.
- Après l’élimination des deux premières solutions, il nous reste la troisième : nous serions devant la même parabole mais qui serait parvenue à Matthieu et Luc selon différentes sources, i.e. M et L. Mais une fois admise cette solution, beaucoup de questions demeurent : sous quelle forme la source M est parvenue à Matthieu, de manière orale ou par écrit? La même question se pose pour la source L chez Luc. Le mieux que nous puissions faire est d’analyser chacun des évangélistes en nous basant sur ce que nous connaissons sur la façon dont Matthieu et Luc ont l’habitude de modifier quand ils copient Marc ou la source Q et sur ce que nous connaissons sur leur théologie respective. En enlevant ce qui semble être la partie rédactionnelle de la parabole, nous pourrons comparer ce qui reste avec la structure élémentaire que nous avons repérée au tout début.
- Une analyse des traits rédactionnels de Matthieu en Mt 22, 1-10
Matthieu aime introduire ses paraboles avec l’expression : « le royaume des cieux est semblable à… ». Il aime également mettre en vedette des rois, des notables, des personnes aisées. De même, il aime donner de l’expansion à de simples récits pour développer une grande allégorie de l’histoire du salut. C’est ainsi qu’un simple repas festif est devenu un repas de noces (= le banquet eschatologique) qu’un roi (= Dieu le Père) donne pour son fils (= Jésus exalté).
Matthieu semble avoir emprunté les traits allégorques à la parabole des vignerons homicides, comme la multiplication des envois d'esclaves ou encore le meurtre d’esclaves envoyés. À ce propos, si le meurtre d'esclaves pouvait s’expliquer dans la parabole des vignerons homicides en raison du désir d’hériter, elle ne s’explique pas dans le cas d’invitations aux noces. En plus, le fait que le roi envoie massacrer les meurtriers, non seulement rompt la trame du récit, alors que le repas chaud attend les invités, mais le rend invraisemblable. De manière assez claire, Matthieu entend faire référence à la guerre juive et à la destruction de Jérusalem. Après avoir tué tous les invités et réduit leur ville en cendres, le roi fait remarquer froidement et sans passion à ses esclaves : « Ceux qui ont été invités n'en étaient pas dignes ». Il y a presque quelque chose de comique dans cette litote au milieu d'un récit aussi exagéré. Le roi remplace maintenant ceux qui ont refusé de venir en envoyant ses esclaves à l'extérieur de la ville pour convoquer au repas du soir tous ceux qu'ils peuvent trouver, des étrangers.
Matthieu ajoute maintenant l'un de ses thèmes typiques, le mélange des « mauvais et des bons » dans le monde actuel et dans l'Église qui y vit. Notons qu’il a renversé l’ordre habituel « bons et méchants » afin de préparer la parabole distincte de l’invité sans habit de noces qui suivra. Ayant fait de la parabole une allégorie de l’histoire du salut dans le temps présent, pour Matthieu le dénouement de l’histoire du salut se produira à la fin des temps lors d’un jugement final où aura lieu la séparation définitive des méchants et des bons, les premiers étant punis comme ils le méritent, comme ce sera le cas pour l’invité sans habit de noce.
Résumons les traits rédactionnels de Matthieu
- L'hôte a été promu roi et le repas de fête a été transformé en banquet de noces pour le fils royal. Le thème du banquet de noces renvoie à la parabole des dix vierges de Mt 25, 1-13, parabole qui présente de forts traits rédactionnels matthéens, si ce n'est une création matthéenne
- Les deux délégations distinctes avec des esclaves différents n'ont aucun sens dans la parabole originale du festin royal, mais sont parfaitement logiques dans la version de Matthieu de la parabole des vignerons homicides. Là, la première délégation est soit battue, soit tuée, soit lapidée, ce qui rend nécessaire une deuxième délégation composée d'esclaves différents. Ce n'est pas le cas dans la forme primitive du festin royal
- La mise à mort de tous les esclaves de la seconde délégation est tout à fait déplacée dans une histoire où l'on invite des amis à un festin de mariage. Il fait écho au thème du destin des prophètes martyrs, un thème qui prend tout son sens dans l'allégorie des vignerons homicides. Dans la version de Matthieu du festin royal, le thème de la mise à mort des esclaves semble être réappliqué à la mise à mort des « prophètes » chrétiens (c'est-à-dire les premiers missionnaires chrétiens)
- L'envoi des troupes et l'incendie de la ville sont manifestement allégoriques et ne cadrent pas avec l'histoire de base de la parabole originale
- Le thème du « mauvais et du bon » à la fin de la parabole principale est une préoccupation théologique de Matthieu qui introduit la parabole annexe de l'invité sans habit de noces.
Quand on enlève ces traits rédactionnels de la parabole, on retrouve ce que nous avons identifié plus tôt comme le plus petit commun dénominateur des deux versions de la parabole.
- Un homme (apparemment assez fortuné) donne un repas de fête
- Il envoie son (ses) esclave(s) convoquer au repas les invités qui avaient été préalablement conviés
- Les invités insultent l'hôte. En effet, tous refusent de venir au festin, malgré l'insistance de l'hôte qui affirme que tout est maintenant prêt
- L'hôte irrité, qui a été déshonoré par les premiers invités, se venge en convoquant à son repas tous ceux que ses esclaves rencontrent par hasard sur les différentes routes à l'extérieur de la ville
- Ainsi, l'honneur de l'hôte est rétabli par le fait que sa salle de banquet est remplie d'invités, tandis que les premiers invités sont implicitement déshonorés en étant remplacés par des personnes de statut social inférieur
- Une analyse des traits rédactionnels de Luc en Lc 14, 16-24
Discerner les traits rédactionnels de Luc représente un défi.
- D’une part, contrairement à Matthieu, Luc n’a pas tendance à fortement allégoriser les paraboles, ce qui empêche d’identifier de gros blocs rédactionnels.
- D’autre part, des thèmes théologiques typiques de Luc sont visibles, comme les antithèses riches-pauvres, élites-marginaux, et le danger d’être absorbé par les biens et les soucis du monde. De même, on discerne une légère touche d’allégorie de l’histoire du salut. Par exemple, après le refus des invités originels, envoyer à deux reprises de nouvelles invitations à la fête n’est vraiment pas nécessaire. La première nouvelle invitation s’adresse aux marginaux économiques et sociaux qui vivent dans la ville de l’hôte. Puis, comme il y a encore de la place, la deuxième nouvelle invitation s’adresse semble-t-il à gens hors de cette ville. Dans l’esprit de Luc, ces deux envois représentent en miniature l’histoire de la mission chrétienne qui s’adresse d’abord aux Juifs, puis aux Gentils.
Parcourons la version de Luc et essayons de repérer les éléments rédactionnels.
- Dans son introduction, Luc utilise l’expression « un certain homme », une expression qui lui est typique pour introduire une parabole (Lc 10, 25; 11, 1-8; 12, 13-21; 13, 1-9; 14, 25-33; 15, 1-3.8-10.11-32; 18, 1-8.9-14)
- Chez Luc un seul esclave est envoyé chez les premiers invités. Or, chez Luc, on note que c’est un seul esclave qui est envoyé également dans la parabole des vignerons homicides, contrairement à Matthieu et Marc. On peut donc y soupçonner un trait de Luc.
- Les invités s’excusent tous à la dernière minute, ce qui fait partie de la trame du récit. Mais la formulation des excuses relèvent peut-être de la main de Luc. De fait, on relève des traces du vocabulaire et du style de l’évangéliste. Puis, la répétition des excuses reflètent un pattern chez lui. Ensuite, le contenu des excuses reprend certains de ses thèmes, comme l’obstacle des liens matrimoniaux pour être disciple. Enfin, on note dans la parabole de Luc une structure similaire à ce qu’on avait repéré dans la parabole du Bon Samaritain qui est une création de l’évangéliste. D’une part, dans le Bon Samaritain trois personnages voient l’homme laissé à moitié mort, et le paroxysme est atteint avec le troisième, un Samaritain qui prend soin du blessé. Dans le Grand festin, il y a trois personnages qui refusent, et le paroxysme est atteint avec le troisième qui ne s’excuse pas, mais dit simplement : « Je ne peux pas venir ». D’autre part, la résolution de l’intrigue se fait également en deux étapes. Dans le Bon Samaritain, le Samaritain prend d’abord soin du blessé et l’amène à l’aubergiste, puis, le lendemain, il donne ce qu’il faut pour qu’on prenne soin du blessé. De même, dans le Grand festin, la salle du festin est d’abord remplie de pauvres et d’handicapés de la ville, puis, dans un deuxième temps, avec des gens hors de la ville. En soi, cette structure ne prouve pas hors de tout doute le travail rédactionnel de Luc. Mais l’absence d’une telle structure chez Matthieu, et présente dans une parabole typiquement lucanienne, favorise l’idée que nous sommes devant la main de Luc.
- Un verbe joue un rôle important dans le refus de invités, le verbe grec paraiteomai, que nous avons traduit par : s’excuser. C’est un verbe composé du verbe aiteo (demander) et de la préposition para (auprès de, à côté de).
- Dans le grec ancien, le verbe est très peu utilisé, et ne possède qu'un éventail relativement étroit de significations fondamentales : « implorer d'un autre », « demander une faveur », « éviter par des supplications », « décliner », « refuser », « rejeter » et « éviter ». À partir de là, plusieurs autres sens s'étendent pour inclure « exiger une exemption de », « demander à être excusé », « décliner une invitation », « divorcer ou renvoyer un conjoint », « soulager par des moyens médicaux » et « supplier » (en particulier pour éviter une punition). Dans ce cadre plus large, le sens spécifique de « décliner une invitation à un repas » représente un sens mineur, et le sens lucanien encore plus spécifique dans notre contexte immédiat, « demander à être excusé d'une invitation à un repas précédemment acceptée », est rare.
- Dans les Septante, ne verbe n’apparaît que huit fois, avec un éventail de significations telles que « demander la permission » (d'être excusé d'un repas), « implorer », « excuser » et « demander pardon » (pour ce que l'on a déjà fait).
- Dans le NT, le verbe est légèrement plus fréquent, soit douze fois. La plupart des textes utilisent le verbe dans le sens de « implorer », « rejeter » ou « éviter ».
Que révèle le parcours de tous ces textes de l’Antiquité? Si l'idée de se dispenser d'une obligation ou d'une invitation apparaît à la fois dans la Septante et dans le grec profane, on ne trouve nulle part le sens spécifique de Luc : se faire excuser d'une obligation sociale que l'on a déjà acceptée. Mais ce qui est remarquable, c’est de trouver l’équivalent exact de la phrase de Luc (« Je demande à toi, aie-moi (comme) ayant été excusé ») dans une épigramme latine : excusatum habeas me rogo (excusé aie-moi, je demande). Sachant les vastes connaissances de Luc et son usage d’une grande variété de styles grecs ainsi que d’un certain nombre de latinismes dans ses deux ouvrages, il ne faut pas se surprendre de le voir utiliser un latinisme dans sa version de la parabole. Nous serions donc devant le travail rédactionnel de Luc.
- Le contenu des excuses viennent appuyer l’idée du travail rédactionnel de Luc. En effet, les trois motifs d’excuse suggèrent des gens qui appartiennent à la haute classe, une élite préoccupée à acquérir une propriété ou préoccupée par la richesse (un mariage dans le monde gréco-romain constituait un échange commercial important). Et cela reflète un thème important de Luc sur l’utilisation des richesses et le souci des désavantagés de la société.
Bref, ce serait une erreur de penser que la version de Luc reflèterait la parabole originelle, car on a noté plusieurs éléments de son travail rédactionnel. Nommons en particulier son expression d’introduction « un certain homme », la mise en scène d’un seul esclave, la formulation des trois excuses, la mission double de l’esclave, l’invitation adressée aux pauvres et aux estropiés qui fait écho à la demande plus tôt de Jésus à son hôte (Lc 14, 13) d’inviter les pauvres et les estropiés qui ne peuvent rien donner en retour, et l’invitation adressées aux gens hors de la ville, les gens les plus éloignés géographiquement et sociologiquement. Même la conclusion, avec l’expression surprenante « Je vous le dis » alors que l’hôte s’adresse à son esclave, proviendrait de la main de Luc.
Qu'est-ce qui reste de pré-lucanien dans cette analyse ? La parabole commence avec un homme non identifié (mais manifestement une personne aisée, par exemple le chef d'une grande famille) qui organise un grand repas de fête. Ayant déjà invité les convives, il envoie un (ou plusieurs) esclave(s) les avertir que tout est prêt et qu'ils doivent maintenant venir au banquet. Au lieu de cela, et contrairement aux attentes naturelles, toutes les personnes invitées présentent des excuses pour ne pas venir. Réagissant avec colère, l'hôte envoie son (ses) esclave(s) rassembler dans sa salle de banquet tous ceux que l'esclave (les esclaves) peut (peuvent) rencontrer dans les rues ou les ruelles. Le résultat est que la salle des fêtes est remplie de personnes très diverses, y compris de marginaux.
- La corrélation entre les trois analyses
Si nous comparons (i) l'esquisse hypothétique de la parabole que nous avons extraite du petit commun dénominateur des versions de Matthieu et Luc, (ii) la forme matthéenne de la parabole moins les caractéristiques rédactionnelles matthéennes, et (iii) la forme lucanienne de la parabole moins ses caractéristiques rédactionnelles lucaniennes, nous obtenons à peu près la même parabole dans chaque cas.
Reprenons ce plus petit commun dénominateur.
- Mise en scène (Les appels à la fête). Un homme donne un repas festif pour un grand groupe d’invités
- Première étape du récit
. L’hôte envoie son (ses) esclave(s) convoquer les invités
- Deuxième étape du récit (Les problèmes se présentent)
. Les invités refusent tous de venir au repas, sous prétexte d’intérêts commerciaux.
- Troisième étape du récit (Retour de(s) esclave(s)
. Rapport par l’esclave(s) du refus.
- Quatrième étape (La réaction de l’hôte et résolution du problème)
. En colère, l’hôte demande d’inviter quiconque se trouvera sur la route. Le résultat est que la salle est pleine et qu’implicitement l’hôte reçoit la gratitude des nouveaux invités alors que les premiers invités se retrouvent honteux d’avoir été remplacés par des gens de statut inférieur.
On peut imaginer que ce plus petit commun dénominateur a dû évoluer au cours de sa transmission orale avant de rejoindre Matthieu sous la forme de la tradition M et Luc sous la forme de la tradition L. Ainsi, Matthieu et Luc n’utilisent pas ici la source Q, mais deux traditions indépendantes. Cette conclusion nous permet d’utiliser le critère d’attestation multiple et d’affirmer que cette parabole remonte probablement au Jésus historique.
Mais alors, quelle forme pouvait avoir cette parabole sur les lèvres de Jésus? Il est impossible de reconstruire la formulation qu’elle avait chez Jésus, d’autant plus que Jésus a dû la remanier constamment selon son auditoire. Nous pouvons néanmoins tenter de reconstituer la signification qu’elle véhiculait au cours de son ministère en utilisant le portrait de Jésus que nous avons construit de lui avec les quatre volumes précédents en nous basant sur des éléments probablement historiques.
Dans la parabole du Grand festin, contrairement à celle des Vignerons homicides, il ne s'agit pas d'un nombre relativement restreint de métayers qui s'occupent d'une vigne. En effet, de nombreuses personnes ont été invitées à un « grand repas » (Luc 14, 16) ou à des « noces pour le fils » d'un roi (Mt 22, 2). Les efforts considérables déployés pour remplir la salle de banquet à la fin de la parabole (Mt 22, 9-10 ; Lc 14, 21-23) soulignent également le grand nombre de personnes concernées. Précédemment, nous avons vu comment Jésus utilisait l'imagerie du repas pour dépeindre le banquet eschatologique ou le salut final. Si le repas symbolise le salut final dans le royaume de Dieu, il n'est guère surprenant que les invités ne soient pas un groupe relativement restreint (comme le seraient les métayers), mais plutôt « nombreux ». L'ampleur de cette imagerie semble plaider pour l’idée que les invités chez qui les esclaves (= les prophètes) sont envoyés sont le peuple d’Israël dans son ensemble. Dès lors, Jésus, comme prophète eschatologique à la manière d’Élie, servirait un avertissement à ses frères Israélites que son message est si urgent précisément parce que c’est l’invitation finale envoyée par Dieu à son peuple. Leur réponse à Jésus déterminera s'ils sont admis au banquet eschatologique imminent. Négliger ou rejeter cette convocation parce qu'on est trop occupé par les affaires, la famille ou autre, c'est risquer de perdre le salut. Il n'y aura pas de seconde chance. D'autres personnes seront invitées au banquet à la place des premiers invités qui n'auront pas répondu à l'appel. L'identité de ces autres n'est pas claire dans la forme primitive de la parabole. D’autres paraboles indiquent que le Jésus historique a effectivement prophétisé l'inclusion de païens dans le banquet eschatologique, tandis que certains Israélites s'en trouveraient exclus.
Si nous acceptons la ligne d'interprétation qui voit Jésus faire allusion à l'inclusion des Gentils, il faut garder à l'esprit deux points importants : (1) Jésus parle métaphoriquement du jour final du salut, et non du cours continu de l'histoire d'Israël dans ce monde présent. Ce n'est qu'au dernier jour que certains païens seront inclus et que certains Israélites seront exclus. Il n'y a aucune idée d'une mission auprès des païens avant le dernier jour, contrairement à ce qui se développera rapidement dans l'Église primitive. (2) De même, l'avertissement de Jésus à ses compatriotes israélites ne doit pas être interprété comme une menace selon laquelle Israël dans son ensemble pourrait être exclu du salut final. Dans le contexte concret de son ministère, Jésus aurait à tout moment prononcé cette parabole à tel ou tel groupe de ses concitoyens juifs, comme un avertissement salutaire de ne pas ignorer son dernier message urgent, sous peine d'en subir les conséquences au dernier jour. Chaque personne entendant la parabole aurait été mise au défi par l'histoire de se placer avec ceux qui acceptent l'invitation, et non avec ceux qui la rejettent.
- La version de cette parabole dans l'Évangile de Thomas est-elle indépendante des Synoptiques?
Rappelons les tendances que nous avons notées dans l'Évangile de Thomas (ET) au ch. 38.
- Il a tendance à amalgamer deux ou trois versions des évangiles synoptiques
- Il a tendance à abréger le récit tout en ajoutant des éléments au service de son herméneutique
- Quand il fait des amalgames, il donne souvent sa préférence à l’évangile selon Luc
- Il tend à diminuer ou éliminer ou rejeter les liens avec l’AT, l’histoire du salut, le Judaïsme ou l’église primitive.
Connaissant les tendances d’ET, on ne sera surpris de constater qu’il ne partage que peu de mots avec la version de Matthieu de la parabole. Rappelons brièvement les conclusions de notre analyse de la parabole chez Matthieu.
Il a fait de la parabole une allégorie de l’histoire du salut avec un accent sur le temps de l’Église. Le repas est devenu une célébration des noces qu’un roi (Dieu Père) a préparé pour son fils (Jésus ressuscité). L’envoi des esclaves représente la mission des prédicateurs de l’église primitive, et ceux-ci son rejetés et martyrisé par les premiers invités, le peuple d’Israël. Le roi réplique en faisant massacrer les meurtriers et brûler leur ville, un écho de la guerre juive de 66-70 et de la destruction de Jérusalem. La nouvelle mission des esclaves symbolise la proclamation de l’évangile aux Gentils. Le groupe des nouveaux invités forme un groupe hétéroclite où on trouve de tout. C’est alors que Matthieu amène l’histoire du salut à son dénouement avec la parabole de l’invité sans habit de noces, probablement créée de toutes pièces, pour refléter un thème qui lui est cher, celui de la séparation des méchants et des bons aux derniers jours, complétée avec « là seront les pleurs et les grincements de dents dans les ténèbres extérieures ».
Malgré le fait qu’ET partage peu d’éléments avec Matthieu, on peut néanmoins faire remarquer quelques similarités.
- ET utilise le verbe « préparer » comme le fait Mt 22, 4 et l’adjectif « préparé » ou « prêt » comme le font Mt 22, 4.8 et Lc 14, 17
- Chez ET la première excuse concerne le monde des affaires comme cela est mentionné chez Matthieu, en utilisant le même mot apparenté
- Chez ET il n’y a qu’un seul envoi d’esclaves appeler les gens dans la rue comme chez Matthieu
- Chez ET, les nouveaux invités sont décrits comme « ceux que tu trouveras », ce qui est présent également à deux reprises chez Matthieu v. 9-10.
Mais c’est avec l’évangile de Luc, où on ne retrouve pas cette forte allégorisation de la parabole, qu’ET a le plus de connivence.
- ET commence sa parabole avec « un homme » tout comme Luc
- Tout comme chez Luc, ET parle d’un « repas du soir ». Or ce terme semble rédactionnel chez Luc puisqu’il l’utilise pour faire inclusion entre le début (v. 16-17) et la fin (v. 24), un terme qu’on ne voit nulle part ailleurs chez Matthieu et même en Luc-Actes, sauf lorsqu’ils copient Mc 12, 39
- Comme chez Lc, et contrairement à Mt, il n’y a chez ET qu’un seul esclave et un seul envoi, sans qu’on fasse de mal à l’envoyé
- L’expression « l’esclave de lui » d’ET est exactement la même que celle de Luc
- Comme chez Luc, les invités chez ET formulent une série d’excuses, une excuse par invité
- Comme chez Luc, les invités qui refusent chez ET sont énumérés sous la forme : « le premier », « un autre », « un autre », « un autre », la seule différence étant que chez ET on a quatre invités qui refusent, et non trois. Le refus supplémentaire chez ET pourrait être rédactionnel et refléter sa polémique contre les préoccupations reliées au monde des affaires et à l’argent
- Comme chez Luc, la formulation des excuses chez ET se fait en style direct, à la première personne du singulier
- Dans la parabole, Luc utilise le verbe grec paraiteomai avec un sens unique dans toute la Bible : « aie-moi (comme) ayant été excusé [d’une obligation sociale que j’ai déjà acceptée] ». Or, ET emprunte tel quel le mot grec dans le texte copte, et construit une phrase boiteuse. Nous avons une indication assez claire qu’ET connaît cette version lucanienne de la parabole
- Chez ET comme chez Luc la troisième excuse comporte l’expression : « Je ne peux/pourrai pas venir »
- Chez ET comme chez Luc, l’esclave revient à son maître pour lui faire un rapport
- La réaction du maître est introduite presque de la même façon chez ET et chez Luc : « le maître de maison dit à son esclave » (Lc 14, 21) || « Le maître dit à son esclave »
- L’ordre du maître à l’esclave pour le deuxième envoi chez Luc est semblable à l’ordre du maître chez ET : « Sors vers les chemins » (Lc 14, 23) || « Va sur les chemins », et le but est le même : amener les gens au repas
Il faut donc conclure qu’ET connaissait la version de Luc de la parabole qu’il a modifiée à sa façon, tout comme il connaissait la version de Matthieu dont il a emprunté quelques mots. Et tout cela reflète la même approche qu’il a pour la parabole des vignerons homicides. Ainsi, on ne peut utiliser l'Évangile de Thomas comme source indépendante, puisqu’il utilise les récits synoptiques. Mais tout cela importe peu, car l’existence des deux versions de la tradition M et de la tradition L nous suffit pour utiliser le critère d’attestation multiple et faire remonter la parabole au Jésus historique.
- Les talents/mines (Mt 25, 14-30 || Lc 19, 11-17)
Voici une traduction très littérale des versions de Matthieu et Luc de la parabole. Les mots ou parties de mot identiques entre Matthieu et Luc ont été colorés en bleu. Des mots ou parties de mot de Marc qu'on trouve également chez Matthieu et Luc ont été soulignés.
Matthieu | Luc |
| 19, 11 Puis, eux écoutant ces choses, ayant fait un ajout, il dit une parabole, à cause du fait d’être lui près de Jérusalem et de penser eux que tout de suite le royaume de Dieu était sur le point d’être manifesté. |
25, 14a Car de même un homme partant en voyage, | 19, 12 Il dit donc: "Un certain homme de haute naissance alla vers un pays éloigné recevoir pour lui-même une royauté et revenir. |
25, 14b-15 il appela ses propres esclaves et il donna en partage à eux les possessions de lui, et à l'un d'une part il donna cinq talents, puis à l'un deux, puis à l'un un, à chacun selon sa propre puissance, et il partit en voyage. | 19, 13 Puis, ayant appelé dix esclaves de lui-même il donna à eux dix mines et dit à l'adresse d'eux: "Faites des affaires jusqu'à ce que je revienne." |
| 19, 14 Puis, les citoyens de lui haïssaient lui et ils envoyèrent une ambassade derrière lui disant: "Nous ne voulons celui-là pour régner sur nous." |
25, 16-18 Aussitôt, étant allé, celui les cinq talents ayant reçu, il travailla en eux et gagna cinq autres. De la même manière celui les deux (talents) gagna deux autres. Puis celui le un (talent) ayant reçu, étant parti, creusa (en) terre et cacha l'argent du seigneur de lui. | |
25, 19 Puis, après beaucoup de temps vient le seigneur des esclaves ceux-là et il règle (son) compte avec eux. | 19, 15 Et il arriva dans le revenir, lui ayant reçu la royauté, et il dit de héler à lui les esclaves ceux-là à qui il avait donné l'argent, afin qu'il puisse connaître quoi ils avaient gagné en affaires. |
25, 20 Et étant venu auprès (de lui) celui les cinq talents ayant reçus, il présenta cinq autres talents disant: "Seigneur, cinq talents à moi tu as donnés en partage, voici cinq autre talents j'ai gagnés." | 19, 16 Puis, arriva le premier disant: "Seigneur, la mine de toi a rapporté dix mines." |
25, 21 Déclarait à lui le seigneur de lui: "C'est bien, bon esclave et fidèle. Sur peu de choses tu étais fidèle, sur beaucoup de choses toi j'établirai. Entre dans la joie du seigneur de toi." | 19, 17 Et il dit à lui, "C'est bien certes, bon esclave, car en très petite (chose) fidèle tu t'es montré, sois ayant autorité au-dessus de dix villes." |
25, 22 [Puis], étant venu auprès (de lui) aussi celui les deux talents (ayant reçus), il dit: "Seigneur, deux talents à moi tu as donné en partage. Voici deux autres talents j'ai gagnés." | 19, 18 Il vint aussi le deuxième disant: "La mine de toi, seigneur, elle a fait cinq mines." |
25, 23 Déclarait à lui le seigneur de lui: "C'est bien, esclave bon et fidèle, sur peu de choses tu étais fidèle, sur beaucoup de choses toi j'établirai. Entre dans la joie du seigneur de toi." | 19, 19 Puis il dit aussi à celui-là: "Toi aussi, sois au-dessus de cinq villes." |
25, 24a Puis étant venu auprès de (lui) aussi celui un talent ayant reçu, il dit: "Seigneur, | 19, 20a Aussi celui autre vint disant: "Seigneur, |
25, 24b-25 j'ai connu toi que dur tu es un homme, moissonnant là où tu n'as pas semé et ramassant d'où tu n'as pas dispersé, et ayant été apeuré, étant parti, j'ai caché le talent de toi dans la terre. Voici, tu as le (ce qui est) à toi." | 19, 20b-21 voici la mine de toi, celle que j'avais ayant mis en réserve dans un linge. Car j'avais peur de toi qu'un homme sévère tu es, tu emportes ce que n'as pas déposé et tu moissones ce que tu n'as pas semé. |
25, 26 Puis, ayant répondu le Seigneur de lui, il dit à lui: "Mauvais esclave et paresseux, tu savais que je moissonne là où je n'ai pas semé et ramasse d'où je n'ai pas dispersé. | 19, 22 Il dit à lui: "Hors de la bouche de toi je juge toi, mauvais esclave. Tu savais que moi, un homme sévère je suis, emportant ce que je n'ai pas déposé et moissonnant ce que je n'ai pas semé. |
25, 27 Il fallait donc toi lancer les argents de moi aux banquiers, et étant venu, moi, j'aurais recouvré le cas échéant le mien avec intérêt. | 19, 23 Et pourquoi n'as-tu pas donné de moi l'argent sur la banque? Et moi étant venu avec intérêt le cas échéant cela j'aurais retiré." |
25, 28 Enlevez donc de lui le talent et donnez à celui ayant les dix talents. | 19, 24 Et à ceux qui s'étaient tenus là il dit: "Enlevez de lui la mine et donnez à celui ayant les dix mines." |
25, 29 Car à tout (homme) ayant, il sera donné et il sera dans l'abondance, puis à celui n'ayant pas aussi ce qu'il a sera enlevé de lui. | 19, 25-26 Et ils dirent à lui: "Seigneur, il a dix mines". - "Je dis à vous qu'à tout (homme) ayant, il sera donné, puis de celui n'ayant pas même ce qu'il a sera enlevé. |
25, 30 Et le esclave inutile, chassez vers la ténèbre l'extérieure, là sera le pleur et le grincement des dents." | 19, 27 Quant aux ennemis de moi ceux-là qui n'ayant pas voulu moi régner sur eux, amenez ici et égorgez eux en présence de moi." |
- La question des sources et de la rédaction dans les versions de Matthieu et de Luc
La parabole des talents/mines se distingue de celle du grand festin en ce que la version de Matthieu de cette dernière contenait une intrigue secondaire (le meurtre des messagers et l’incendie de la ville des meurtriers), alors que c’est maintenant Luc qui nous présente une intrigue secondaire (un notable qui va à l’étranger pour recevoir un statut royal). Un autre point distingue les deux paraboles en ce que celles des talents/mines n’a aucun parallèle dans l’Évangile selon Thomas.
Un petit problème est soulevé d’amblée par le titre. La version de Matthieu est connue universellement sous le titre de parabole des talents. Or, le terme « talent » désigne d’abord une unité de poids, qui en est venue à désigner au temps de Jésus une unité monétaire extrêmement élevée : six mille deniers et donc environ vingt ans de salaires pour un journalier; et donc cinq talents, le montant confié au premier serviteur, est l’équivalent de cent ans de salaires. Mais dans le langage courant depuis le 15e siècle, le mot en est venu à désigner les habilités innées et les aptitudes d’un individu. Chez Luc, la « mine » représente une plus petite unité monétaire : une mine équivaut à cent deniers, donc trois mois du salaire d’un journalier.
La question majeure à laquelle il faut répondre concerne la source des versions de Matthieu et Luc : s’agit-il de deux sources différentes qui sont parvenues à Matthieu et Luc sous la forme de la tradition M et L, ou bien d’une même source, connue comme source Q, que Matthieu et Luc auraient remaniée à leur façon. Dans le premier cas, nous pouvons utiliser le critère d’attestation multiple pour soutenir que la parabole remonte au Jésus historique, dans le deuxième cas on ne peut rien démontrer. Pour répondre à cette question, nous procéderons par étape comme nous l’avons fait pour la parabole du grand festin.
- Nous essayerons d’abord d’isoler le plus petit commun dénominateur des deux versions, une sorte de structure ou squelette de base que sous-tendent les versions de Matthieu et Luc
- Puis nous analyserons les mots, les phrases et la syntaxe pour repérer ce qu’il y a de commun et voir si le récit peut être attribué à la source Q
- Puis nous examinerons la version de Matthieu pour repérer son travail rédactionnel
- Nous examinerons également la version de Luc pour repérer son travail rédactionnel
- En combinant les résultats de notre analyse, nous devrions être en mesure d’établir une forme hypothétique de la parabole qui remonterait au Jésus historique.
Reprenons ces points sous forme de questions.
- Peut-on isoler l'histoire minimale que Matthieu et Luc ont en commun?
- Il y a une introduction où les personnages sont présentés : un homme, sur le point de partir en voyage, qui appelle ses esclaves
- L’intrigue se met en marche : l’homme confie une somme d’argent à ses esclaves. Le mandat est implicite chez Matthieu, explicite chez Luc : faites fructifier l’avoir
- La maître revient et fait une reddition de compte avec ses serviteurs : le seigneur règle son compte avec ses esclaves chez Matthieu, il veut savoir combien ils ont gagné chez Luc
- Les deux premiers esclaves donnent un rapport fructueux
- Chez Matthieu, le profit est plus grand en termes absolus, où le premier a ajouté cinq talents à l’avoir, et de deuxième deux talents. Chez Luc, le gain est proportionnellement énorme : 1,000 pourcent pour le premier, 500 pourcent pour le deuxième.
- Les serviteurs sont loués par le maître. Chez Matthieu, ce dernier promet plus de responsabilité (sans doute plus d’argent) et l’invite à partager sa joie, chez Luc la récompense est politique, i.e. la gouvernance de plusieurs villes selon le nombre de mines qu’ils ont rapporté
- Le troisième esclave donne son rapport : chez Matthieu et Luc cette étape occupe la plus grande place car c’est le point culminant du récit. Et c’est dans cette partie que le vocabulaire des deux évangélistes est le plus semblable. Le côté dramatique du conflit vient de ce que ce troisième esclave n’a pas rempli son mandat, révélé dès le début par Matthieu, seulement à la fin par Luc. Cette longue scène se déroule étape par étape :
- L’explication de l’inactivité de l’esclave est d’ordre psychologique : il a eu peur, et le maître est sévère et exigeant
- Les traits du maître sont empruntés au monde agricole : il moissonne où il n’a pas semé
- La peur a amené le serviteur à cacher la somme reçue
- La réaction colérique du maître consiste :
- à condamner l’esclave : mauvais esclave
- à répéter de manière moqueuse la perception de lui de l’esclave
- à se plaindre que l’argent aurait pu être confié à des banquiers pour recevoir des intérêts
- Le maître punit l’esclave en transférant l’argent à l’esclave le plus productif
- Le dernier geste du maître est justifié par une maxime : à celui qui a il sera donné, mais celui qui n’a pas, même ce qu’il a sera enlevé
- La parabole originelle pourrait s’être terminée par une punition sévère pour le troisième esclave, mais en raison du travail éditorial des deux évangélistes, on ne peut en être sûr.
Qu’a-t-on découvert?
- Nous sommes devant un récit très cohérent, et pas seulement avec des motifs semblables. Il est donc justifié de conclure que nous n’avons qu’un seul récit repris différemment par Matthieu et Luc.
- On ne peut dire la même chose de l’intrigue secondaire constituée par les v. 12b.14.27 de Luc, souvent appelée le Prétendant au trône, où le notable va dans un pays éloigné pour recevoir la royauté, malgré l’opposition de ses sujets, et à son retour fait massacrer ceux qui s’étaient opposer à sa royauté. Cette intrigue secondaire n’a pas suffisamment d’éléments pour constituer en elle-même une parabole avec son message. Comment s'est-elle retrouvée mêlée à la parabole principale?
Tout d’abord, il s’agit probablement d’une référence à Hérode Archélaüs qui, à la mort de son père, Hérode le Grand, en l’an 4 av. JC, massacra 3 000 de ses opposants alors qu’ils offraient des sacrifices au temple, se rendit à Rome pour se faire confirmer par César Auguste la volonté de son père qu’il soit le roi qui lui succède. Entretemps, une délégation de Juifs et de Samaritains se rendit à Rome avec une pétition demandant qu’Archélaüs ne soit pas roi en raison de son bilan de cruauté. De plus, au sein même de la famille des Hérodiens existaient des rivalités familiales, en particulier de la part de son frère Hérode Antipas. Auguste décida donc de lui accorder la royauté avec le titre d’ethnarque, mais en la limitant à la Judée, l’Iturée et la Samarie, et accordant la Galilée et la Pérée à Antipas.
On ne peut concevoir qu’une telle allusion à des intrigues politiques puisse provenir de la bouche du paysan Jésus qui habitait la Galilée sous le règne pacifique d’Antipas, alors que peu de gens de son auditoire auraient connu ces événements ou s’en rappelaient. Aussi, pour la majorité des biblistes, cette intrigue secondaire ne remonte pas au Jésus historique. Elle fut fort probablement ajoutée par Luc lui-même. Comme on le voit à travers ses deux ouvrages, l’évangéliste a montré un intérêt constant pour l’interaction entre, d’une part, le Judaïsme et le christianisme naissant et, d’autre part, entre l’empire romain et ses dirigeants. De plus, l’insertion de cette intrigue secondaire contribue à son grand projet théologique de présenter Jésus comme un roi lors de son entrée à Jérusalem, l’ancienne capitale du roi David, un thème qui se prolongera tout le long du récit de la passion. Dès lors, avec l’insertion de cette intrigue secondaire, Luc peut utiliser la parabole qu’il reçoit de la tradition pour représenter les diverses étapes de l’histoire du salut : les relations avec ses disciples lors de son ministère public, son départ vers un pays lointain par sa mort-résurrection-ascension afin de recevoir la royauté de son Père, la mission réussie de certains disciples, moins réussie chez d’autres, son retour à la fin des temps où aura lieu le jugement final, avec ses récompenses et ses punitions.
- Peut-on attribuer à la source Q la parabole des esclaves à qui on confie une somme d’argent présente chez Matthieu et chez Luc?
Une première définition vague de la source Q est de désigner par là tout matériel qui se retrouve uniquement chez Matthieu et Luc. Mais, comme on l’a vu avec la parabole du grand festin, ce n’est pas suffisant puisque, malgré certaines similitudes dans les versions de Matthieu et Luc, cette parabole ne provient pas de la source Q. Il faut donc ajouter des critères comme une certaine masse critique de mots, de phrases et de constructions grammaticales semblables et à peu près dans le même ordre. Qu’en est-il de notre parabole?
- Dans notre présentation plus haut de la traduction littérale des deux versions, nous avons coloré en bleu les mots ou expressions semblables et avec une séquence semblable : homme, esclave, « il donna », « disant : Seigneur », « à lui », « bon esclave », fidèle, « aussi… seigneur », « aussi celui », seigneur, « toi que », « un homme tu es », « tu n’as pas semé », « à lui », « mauvais esclave », « tu savais que », « je n’ai pas semé », « de moi + argent », « et étant venu moi / et moi étant venu », « le cas échéant… avec intérêt / avec intérêt… le cas échéant », « enlevez de lui », « et donnez à celui ayant les dix », « à tout (homme) ayant, il sera donné, puis de celui n'ayant pas même ce qu'il a sera enlevé ». Seul le verset final de chaque version (Mt 25, 30 || Lc 19, 27) n’appartient certainement pas à la source Q.
- À ces considérations on peut ajouter les mots qui partagent la même forme dans le dictionnaire, mais pas la même forme grammaticale en grec : appela/ayant appelé, des esclaves/les esclaves, « étant venu auprès de/il vint », « aussi celui/ aussi le » (2e esclave), « étant venu auprès de/il vint » (3e esclave), « moissonnant / tu moissonnes », « ne… pas ».
- Il faut mesurer ces similarités dans le contexte global du nombre de mots grecs dans chaque version : 302 mots chez Matthieu, 224 chez Luc. Si on omet les articles définis et les conjonctions comme « et » et « puis », on arrive à 52 mots identiques, ce qui n’est pas très impressionnant. Même si on ajoutait les mots semblables du dictionnaire, mais avec une forme grammaticale différente, ce serait seulement six mots de plus. Enfin, beaucoup de mots dans la parabole se retrouvent fréquemment ailleurs à travers les évangiles, des mots comme : homme, esclave, donner, avoir, maître (seigneur), dire, il/lui, bon, mauvais, que, connaître, venir, avec, prendre. Si on soustrait ces mots fréquents, on se retrouve avec presque rien de particulier : bon (et fidèle) esclave, « mauvais esclave », « je n’ai pas semé », argent, « avec intérêts ».
En fait, le seul ensemble de mots identiques et dans le même ordre est constitué par le proverbe cité par le maître (« à tout [homme] ayant, il sera donné, puis de celui n'ayant pas même ce qu'il a sera enlevé », Mt 25, 29 || Lc 19, 26). Or, il y a un consensus chez les biblistes pour reconnaître que cette phrase ne faisait pas partie de la parabole originelle. D’ailleurs, ce même proverbe est repris dans d'autres passages dans les évangiles (voir Mc 4, 25 et répété avec des variations par Mt 13, 12 et Lc 8, 18b). De plus, il cadre mal avec la parabole, puisque le troisième esclave avait quelque chose, et non pas rien, et son seul but était de rendre intact le bien reçu. Or, la pointe de la parabole concerne les risques à prendre pour obtenir un gain supérieur, à défaut de quoi on perd tout. Ce n’est pas du tout le message du proverbe. Bref, la seule phrase pratiquement identique dans les deux versions n’appartiendrait pas à la parabole originelle, mais aurait probablement été ajoutée assez tôt dans sa transmission orale.
Que conclure? Les deux versions de la parabole ne contiennent pas cette masse critique de similitudes dans le vocabulaire et la construction grammaticale pour justifier leur attribution à la source Q.
- Peut-on détecter des indices des additions rédactionnelles de Matthieu ou des modifications à la tradition M qu’il a reçue?
Une première observation concerne le placement de la parabole dans l’ensemble de son évangile, plus précisément son placement à l’intérieur du grand discours eschatologique (ch. 24 et 25). Ce discours comprend deux grandes parties : dans la première partie, Matthieu se contente de reprendre le discours eschatologique de Marc (Mc 13) qu’il modifie légèrement; dans la seconde partie, il utilise beaucoup la source Q et le matériel M qui lui est particulier, en leur donnant une forte note parénétique. Dans cette deuxième partie, il affiche son goût pour les triades : d’abord, trois similitudes exhortant à la vigilance (24, 37-44 : la génération de Noé, deux hommes et deux femmes, le maître de maison et le voleur), puis une autre triade de paraboles de longueur croissante : le serviteur fidèle (24, 45-51), les dix vierges (25, 1-13), et notre parabole des talents (25, 14-30). Celle-ci est la dernière parabole de tout l’évangile. Ce qui suit est la scène du jugement dernier qui n’est pas une parabole. Ainsi, comme dernière parabole, Matthieu a donné au récit des sommes confiées aux esclaves une place proéminente.
Mais comment repérer la main de Matthieu dans cette parabole? Notre principal outil est de connaître la passion de Matthieu pour les choses bien structurées, bien ordonnées. Par exemple, la première partie du Sermon sur la montagne comprend trois similitudes, suivies de trois paraboles plus longues, puis six antithèses et trois pratiques pieuses. Après ce Sermon, Matthieu présente trois groupes de trois miracles (ch. 8-9). Cet amour pour les groupes de trois et les multiples de trois nous guidera dans notre analyse. Car notre parabole peut se diviser en trois sections dont la longueur s’accroit à mesure qu’on avance dans le récit, donnant davantage d’attention à chaque esclave.
- Première section (v. 14-15) : l’homme, appelant ses esclaves, leur confie ses possessions
- Au premier, cinq talents,
- Au deuxième, deux talent,
- Au troisième, un talent,
« à chacun selon sa propre puissance, et il partit en voyage »
- Deuxième section (v. 16-18) : l’activité des trois esclaves avec divers résultats
- Le premier travaille avec cinq talents et en gagne cinq autres
- Le deuxième de la même manière gagne deux autres
- Le troisième cache son talent en terre
- Troisième section (v. 19-30) : « après beaucoup de temps » (v. 19 : le maître revient et règle ses comptes avec les esclaves :
(i-a) v. 20 : le premier esclave, s’étant approché
- Ayant reçu cinq talents,
- Il gagna cinq autres
- Répétant en style direct les événements du v. 16
(i-b) v. 21 : son seigneur déclara
- En louant l’esclave,
- En donnant la raison d’une grande récompense (fidèle…)
- En annonçant la récompense (entrer dans la joie du seigneur)
(ii-a) v. 22 : le deuxième esclave, s’étant approché
- Ayant reçu deux talents,
- Il gagna deux autres
- Répétant en style direct les événements du v. 17
(ii-b) v. 23 : son seigneur déclara
- En louant l’esclave,
- En donnant la raison d’une grande récompense (fidèle…)
- En annonçant la récompense (entrer dans la joie du seigneur)
(iii-a) v. 24-25 : le troisième esclave, s’étant approché (la pattern est brisé en rappelant seulement le fait qu’il a reçu un talent et fournissant un rapport très différent)
- v. 24b Raison de son agir (je sais que tu es un homme dur…)
- v. 25a Rapport sur son agir : j’ai caché…
- v. 25b Redonne l’argent sans aucun gain
(iii-b) v. 26-30 : son seigneur déclara (les multiples conclusions de Matthieu s’empilent, créant deux groupes de trois)
- v. 26a Dénonciation de l’esclave comme « mauvais et paresseux »
- v. 26b Répétition moqueuses de sa description par l’esclave
- v. 27 Explication de l’épithète « paresseux » (aurait dû aller voir les banquiers)
- v. 28 : Première punition : enlever son talent et le donner au premier
- v. 29 : Raison de la punition à travers un proverbe : à tout (homme) ayant, il sera donné…
- v. 30 : Deuxième punition : l’esclave inutile est chassé dans les ténèbres...
Cette vue d’ensemble d’un récit très structuré par groupes de trois nous permet des observations préliminaires.
- On voit clairement que la troisième section occupe une grande partie de l’espace de la parabole, soulignant son importance et démontant qu’il en est le paroxysme.
- Dans la troisième section, l’activité et la récompense deux premiers esclaves sont présentées dans des formules répétitives et convenues qui rappellent ce qu’on sait déjà
- Par contraste, la description du comportement du troisième n’est pas du tout convenue ou répétitive, mais vivante, faisant appel à la psychologie (la peur), et à l’ironie (le maître répète le portrait de lui de l’esclave). Le tout se termine avec deux punitions, l’une légère avec le transfert de la somme confiée au premier esclave (peut-être pour lui faire honte), l’autre dure et définitive
Tout cela confirme ce que nous avons déjà dit.
- La troisième section contient la pointe de la parabole et en est le centre d’intérêt
- L’échange entre le maître et le troisième esclave contient le message central de la parabole et cadre parfaitement avec le thème qui parcourt tout le ch. 25, voire tout l’évangile. La reddition des comptes attend non seulement les incroyants, mais aussi et surtout les croyants qui prétendent être de loyaux serviteurs de leur Maître en particulier les responsables d'Église. Ils doivent en particulier s'assurer qu'ils font ce qu'ils disent, qu'ils sont de bons arbres qui portent de bons fruits, qu'ils font en somme la volonté de leur Père céleste.
Si la structure générale ainsi que le thème principal reflètent la main de Matthieu, peut-on donc détecter les mots et les tournures de phrase typiques de Matthieu?
- Première section (v. 14-15)
- Au v. 14 nous avons la conjonction « de même » (hōsper) qu’utilise Matthieu plus que les autres : Mt = 10; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 2; Ac = 3. Et dans la deuxième partie du discours eschatologique, elle revient quatre fois (24, 27.37; 25, 14.32), cimentant ensemble cette section parénétique.
- Encore au v. 14, le verbe « donner en partage » (paradidōmi) est tout à fait matthéen : Mt = 31; Mc = 22; Lc = 17; Jn = 15; Ac = 16; la version de Luc a seulement « donner » (didōmi).
- De même, l’utilisation de l’expression « ses possessions » représente peut-être un effort pour lier cette parabole avec la précédente sur l’esclave fidèle que le maître établit sur « ses possessions »
- Au v. 15 Matthieu décrit le partage des possessions avec les expressions : « à l'un d'une part…, puis à l'un…, puis à l'un… », qui sont typiques de son style et absentes de Luc.
- L’énormité de la somme distribuée est caractéristique de Matthieu pour accentuer la grandeur du don de Dieu.
- Deuxième section (v. 16-18)
- Quand on considère le fait que (1) cette section est totalement superflue car elle sera répétée telle quelle dans la troisième section, (2) que sa présence vise simplement à assurer qu’il y a trois sections, (3) qu’elle reprend la subdivision en trois étapes que développera la troisième section, (4) que l’équivalent chez Luc est totalement absent, alors on doit conclure que cette section est fort probablement une création pure et simple de Matthieu
- Cette impression est renforcée par des mots ou expressions typiques de Matthieu : « aussitôt », « étant allé » qui est en fait superflu, « ayant reçu », « il travailla », « il gagna », « il cacha ».
- Troisième section (v. 19-30)
- L’expression « Puis, après beaucoup de temps » reprend le thème du délai de la parousie sur lequel Matthieu insistait dans trois plus longues paraboles (24, 45 – 25, 30). Le mot « temps » fait écho à la parabole du serviteur fidèle : « mon maître tarde » (24, 48) et à celles des vierges : « comme l’époux tardait ».
- Il y a un accord entre Matthieu et Luc sur le fait qu’il y a trois redditions de compte, ce qui serait le signe que nous avons probablement ici le cœur de la parabole originelle
- Néanmoins, on trouve dans cette section un certain nombre de mots du vocabulaire matthéen : « étant venu auprès (de lui) » ou « s’étant approché » : Mt = 51; Mc = 5; Lc = 10; Jn = 1; Ac = 10; le verbe « régler son compte » qu’on trouve seulement chez Matthieu, ici et deux fois dans la parabole du débiteur impitoyable (Mt 18, 23-24) de la tradition M; l’unité monétaire « talent » se trouve seulement ici et dans la parabole du débiteur impitoyable (Mt 18, 24) de Matthieu; le verbe « il présenta » est typiquement matthéen : Mt = 15; Mc = 3; Lc = 4; Jn = 2; Ac = 3; le verbe « il gagna » est typiquement matthéen : Mt = 6; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 1
- « bon esclave et fidèle ». Luc a simplement « bon esclave ». Comme Matthieu a tendance tout au long de son évangile à ajouter des adjectifs à ses sources, on peut penser que c’est lui qui a ajouté : fidèle
- Le fait de répéter avec le deuxième esclave tout ce qui a été dit du premier esclave est aussi typique de Matthieu qui aime les parallèles et les phrases bien équilibrées
- On note certaines divergences entre Matthieu et Luc. Alors que tous les deux utilisent au v. 24 la métaphore agricole (« homme, moissonnant là où tu n'as pas semé »), Matthieu est le seul à poursuivre cette métaphore (« ramassant d'où tu n'as pas dispersé »), Luc bifurquant plutôt vers la métaphore financière (« tu emportes ce que n'as pas déposé [à la banque] »). Ici, il est impossible de déterminer lequel des deux évangélistes reflète la parabole originelle
- De même, Matthieu nous dit que le troisième esclave a caché en terre l’argent reçu, tandis que Luc nous dit qu’il a mis en réserve dans un linge l’argent reçu. Il est impossible de déterminer laquelle des deux versions reflète la parabole originelle, puisque les deux méthodes étaient possibles dans le monde juif.
- Au v. 26 « Mauvais esclave et paresseux » fait écho au « bon esclave et fidèle » des v. 21 et 23, un équilibre qu’aime Matthieu (Luc a seulement « mauvais esclave »)
- La parabole originelle devait probablement parler du premier esclave qui se retrouve avec dix pièces d’argent, comme on le voit chez Matthieu, car le texte de Luc dit de manière incongrue : « Enlevez de lui la mine et donnez à celui ayant les dix mines » alors que, d’une part, jamais le maître a dit à l'esclave de garder les mines gagnés, et d’autre part, la récompense consistait à avoir autorité sur dix villes
- Comme nous l’avons déjà fait remarquer, le proverbe « à tout (homme) ayant, il sera donné, puis de celui n'ayant pas même ce qu'il a sera enlevé » cadre mal avec la parabole et fut probablement ajoutée très tôt par la suite dans la transmission orale
- Au v. 30, l’expression « la ténèbre l'extérieure, là sera le pleur et le grincement des dents » est une conclusion passe-partout de Matthieu qu’on trouve à plusieurs reprises dans son évangile (8, 12; 13, 42.50; 22, 13; 24, 51).
Que conclure? La parabole originelle a clairement été réécrite par Matthieu avec son vocabulaire et son style. Il est pratiquement impossible de reconstituer mot pour mot cette parabole originelle que Matthieu a reçue de la tradition M. On peut néanmoins essayer d’établir une esquisse ce que pouvait être cette parabole.
- La convocation des esclaves et le départ du maître. Lors de cette convocation, le maître remet des unités monétaires à ses esclaves. Le dénouement dans les versions de Matthieu et Luc suggèrent que la somme remise au premier s’élevait peut-être à cinq unités, à deux unités pour le deuxième et à une unité pour le troisième.
- Le retour du maître et la reddition de comptes. Lors de cette reddition de comptes le maître réagit au rapport de chaque esclave.
- a. Le premier esclave a accru son avoir à 10 unités
b. Le maître le loue et le récompense avec plus de biens et de responsabilité
- a. Le deuxième esclave a doublé son avoir à 4 unités
b. Le maître agit de la même façon qu’avec le premier
- a. Le troisième esclave remet l’unité confié qu’il a conservée dans un endroit sécuritaire, sans prendre le risque de faire des affaires, par peur du maître qu’il considère exigeant et cupide
b. Le maître répond au troisième esclave :
- En l’appelant « méchant », car il connaissait la volonté du maître et aurait dû placer l’argent à la banque pour recevoir des intérêts
- En le punissant par la reprise de la pièce de monnaie et en la remettant à celui qui avait dix unités
- En appuyant sa punition sur le proverbe : « tout (homme) ayant, il sera donné, puis… » (comme on l’a déjà noté, ce proverbe ne faisait partie de la parabole, mais fut ajouté tôt lors de sa transmission orale, avant de parvenir à Matthieu et Luc)
- [Chaque évangéliste ajoute sa propre conclusion]
- Peut-on détecter des indices des additions rédactionnelles de Luc ou des modifications à la tradition L qu’il a reçue?
- Le contexte
Luc a inséré cette parabole dans le voyage de Jésus à partir de la Galilée jusqu’à Jérusalem. Mais alors que ce voyage prend un seul chapitre chez Marc (ch. 10), Luc l’étend sur dix chapitres, couvrant la moitié de son évangile (Lc 9, 51 – 19, 28). Ce voyage ne vise pas seulement un lieu, mais l’événement salvifique décrété par le plan de Dieu : la montée au ciel à travers la passion, la croix, la mort, la résurrection et l’ascension.
Ce contexte éclaire la signification de la parabole des mines. Rappelons que dans la scène précédente, Jésus a rencontré Zachée à Jéricho et il fait à ce moment deux déclarations de salut : « Aujourd’hui, le salut est venu pour cette maison, car lui aussi est un fils d’Abraham. En effet, le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (Lc 19, 9-10). Ainsi, 1) le salut est devenu un événement déjà présent, et 2) ce salut passe par la venue du Fils de l’homme, Jésus, qui sauve ce qui était perdu. Le fait même d’affirmer un salut présent par la venue de Jésus pourrait facilement faire croire à la foule enthousiaste qu’il s’agit de l’événement apocalyptique prévu pour les derniers temps et que la venue complète du règne de Dieu est arrivée. Et de fait, la parabole sera suivie de l’entrée triomphales de Jésus à Jérusalem où les disciples proclameront sur le mont des Oliviers qu’il est le roi qui vient, ce nouveau David qui rejoint sa capitale.
Ce contexte explique l’introduction que rédige Luc pour la parabole des mines après la rencontre avec Zachée : « Comme les gens écoutaient ces mots, Jésus ajouta une parabole parce qu’il était près de Jérusalem, et qu’eux se figuraient que le règne de Dieu allait se manifester sur-le-champ ». C’est typique de Luc d’introduire minutieusement ses paraboles pour leur donner ses propres orientations théologiques. Mais étant donné ce contexte d’une foule enthousiaste qui se figure que le règne de Dieu est sur le point d’arriver, comment Luc s’y prend-il pour que la parabole des mines serve à tempérer l’enthousiasme de la foule? Il le fait par l’ajout de l’intrigue secondaire du prétendant au trône.
- L’intrigue secondaire du prétendant au trône (Lc 19, 14.27)
Rappelons qu’il s’agit d’une intrigue secondaire, car l’intrigue principale demeure i) l’absence du maître, ii) la remise d’argent et le commandement de faire des affaire, iii) le retour du maître et la reddition de comptes, iv) la louange et la récompense des deux premiers esclaves, v) les excuses du troisième esclave qui n’a pas pris de risque, vi) la réprimande du troisième esclave, vii) la remise de son argent au premier esclave, viii) et le proverbe de conclusion. Mais dans la parabole originelle, aucune raison n’est donnée au départ du maître. Or, Luc est intéressé à actualiser l’histoire de Jésus et de l’Église dans le contexte de l’histoire romaine du 1ier siècle. Aussi, il se sert d’une pratique courante de l’époque, où un dirigeant ou aristocrate se rendait à Rome pour recevoir le statut de roi, ou du moins pour se faire confirmer son pouvoir, pour expliquer le départ du maître pour une période de temps importante. Il se sent d’autant plus justifié qu’il connaît les événements entourant Hérode Archélaüs qui était allé à Rome pour recevoir la royauté et l’ambassade de Juifs et de Samaritain avec une pétition pour qu’il ne le soit pas.
L’ajout de cette intrigue secondaire se fait à travers deux versets, d’abord le v. 14, après le départ du maître (« Puis, ses citoyens le haïssaient lui et ils envoyèrent une ambassade derrière lui disant: "Nous ne voulons celui-là pour régner sur nous" »), puis au v. 27, après le proverbe concluant la parabole (« Quant à mes ennemis, ceux-là qui n’ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici et égorgez-les en ma présence »). Clairement, ces deux versets n’ont rien à voir avec l’intrigue principale et pourraient être enlevés sans changer la signification de la parabole. Tout au plus, elle offre à l’auditeur curieux une explication au départ du maître et la raison pour laquelle il est capable de récompenser ses serviteurs en leur octroyant autorité sur plusieurs villes. Cette intrigue secondaire est bel et bien l’œuvre de Luc, et dès son introduction au v. 12 (« Un certain homme de haute naissance alla vers un pays éloigné recevoir pour lui-même une royauté et revenir ») il s’assure de mettre en branle les deux intrigues.
- L’intrigue secondaire comme création de Luc
Un certain nombre d’arguments soutiennent cette conclusion
- Le récit du prétendant au trône est trop calqué sur l’histoire particulière d’Archélaüs. Et aucun autre auteur du NT n’a démontré autant d’intérêt pour l’histoire et la politique du monde romain et palestinien. À la fois son évangile et ses Actes montre sa fascination pour la famille d’Hérode.
- Comme on l’a vu plus tôt, presque toutes les introductions qui précèdent une parabole de la tradition L sont des créations de Luc. Ce serait aussi le cas ici du v. 11 avec le récit des gens qui s’imaginent voir arriver le règne de Dieu. Si on ajoute à cela le fait que la conclusion du v. 28 (« Sur ces mots, Jésus partit en avant pour monter à Jérusalem ») qui fait inclusion avec l’introduction, et le cadre général de la grande marche vers Jérusalem (ch. 9-19) sont une création de Luc, il est naturel de penser que, si les deux versets de l’intrigue secondaire cadrent mal avec la parabole des mines, mais sont cohérents avec le contexte général, cela signifie qu’ils sont également une création de Luc.
- Dans la parabole elle-même, les deux versets de l’intrigue secondaire n’ont aucun sens, sinon comme une allégorie lucanienne d’un Jésus qui monte physiquement à Jérusalem, mais spirituellement et sotériologiquement vers son règne royal dans le ciel, une ascension qui se fait à travers sa passion, sa mort, sa résurrection et son ascension. Tout cela colore la parabole, car les esclaves deviennent les membres de l’Église à qui Jésus absent a confié des dons qu’ils doivent faire fructifier par la mission, en particulier par la croissance des membres dans l’Église. À son retour, Jésus exercera le jugement, récompensant les membres zélés, punissant les parasites, et punissant sévèrement ceux qui se sont opposés à son règne (les autorités juives).
- L’intrigue principale
Qu’est-ce qui provient de la tradition reçue par Luc et qu’est-ce qui relève de son travail rédactionnel?
- Au v. 12 on note deux interventions de Luc : il ajoute comme il le fait très souvent le pronom indéfini « un certain » au mot homme, puis il élève cet homme au rang de « haute naissance » afin de préparer le récit secondaire du prétendant au trône. Originellement, il s’agissait peut-être d’un simple homme d’affaire.
- Au v. 13 la version de Luc décrit un homme qui possède dix mines et les distribue à dix esclaves, une mine chacun. Donc, chacun reçoit la même somme.
- Les v. 15-20 contredit quelque peu le début du récit de Luc alors que l’homme avait remis une mine à dix esclaves, et que maintenant, malgré l’appel de tous les esclaves (« et il dit de héler à lui les serviteurs ceux-là à qui il avait donné l'argent ») la reddition de comptes ne met en scène que trois esclaves : « le premier », « le deuxième », « et l'autre ». C’est le signe que la version de Matthieu avec trois esclaves reflète la parabole originelle. Pourquoi Luc aurait augmenté au début de son récit le nombre d’esclave à dix? Peut-être Luc a jugé qu’un plus grand nombre d’esclaves convenait mieux à un homme « de haute naissance ».
- Qu’en est-il de l’unité monétaire? La parabole originelle parlait-elle de talent ou de mine? Le plupart des biblistes penchent pour la mine, et cela pour un certain nombre de raisons. Tout d’abord, l’unité monétaire de mine conviendrait mieux à un homme d’affaire qui n’a que trois esclaves. De plus, Matthieu a tendance à accroitre les montants d’argent et le mot talent est typique de son vocabulaire qu’on retrouve également dans la parabole du débiteur impitoyable. Enfin, le mot « mine » n’appartient pas au vocabulaire de Luc et on ne le retrouve qu’ici dans la parabole.
- Dans la parabole originelle, le maître a-t-il remis une somme égale à chaque esclave comme chez Luc, ou des montants différents comme chez Matthieu? Il est pratiquement impossible de répondre avec certitude à cette question. On pourrait penser que Matthieu a été plus fidèle à la parabole originelle avec des montants différents, puisqu’il semble avoir mieux respecter également le nombre d’esclaves. Mais c’est pure conjecture.
- Qu’en est-il de la récompense octroyée aux deux premiers esclaves. Les deux versions nous présentent le maître louant ces esclaves qui ont été fidèles « en de petites choses ». C’est la confirmation que la parabole originelle parlait de « mine » et non de « talent », car la valeur du talent n’était pas une petite chose. Puis, chez Matthieu la récompense prend la forme très générale et vague de « sur beaucoup de choses toi j'établirai (plus de responsabilité dans les finances?) » et « entre dans la joie de ton seigneur ». La récompense chez Luc est plus spécifique et pratique : avoir la gouvernance de dix et cinq villes (avec les revenus reliés). Si la parabole originelle parlait d’un simple marchant, l’octroie de la gouvernance sur des villes est impossible. Malheureusement, si cette parabole faisait référence à une récompense, cette référence a été perdue.
- Les versions de Matthieu et Luc se ressemblent d’avantage lors du paroxysme du récit avec le troisième esclave. Chez Matthieu, l’esclave commence en 1) décrivant le portrait exigeant de son maître, en 2) en poursuivant avec la peur paralysante que cela a suscité chez lui, et en 3) terminant avec la remise de la pièce de monnaie. Chez Luc, l’ordre est inversé : l’esclave 1) remet d’abord la pièce de monnaie, puis 2) explique qu’il l’a placé dans un linge par sécurité, enfin 3) avoue sa peur basée sur sa perception de la nature exigeante du maître. Il est impossible de déterminer quel était l’ordre dans la parabole originelle. Le point commun est l’image de l’homme d’affaire cupide et sans merci. Un autre point commun est la réplique du maître considérant l’esclave comme méchant et déplorant l’absence de simples intérêts.
- La parabole originelle devait se terminer avec le maître qui demande à ceux qui l’écoutent d’enlever la pièce de monnaie au troisième esclave et de la remettre à celui qui avait dix unités monétaires. Ici, Matthieu semble mieux refléter la parabole originelle que Luc dont le récit n’a jamais mentionné que le premier esclave avait le droit de garder les dix mines gagnées, et donc la phrase « donnez à celui ayant les dix mines » n’a aucun sens. Il est probable que la parabole originelle ne mentionnait comme punition que cette remise de l’unité monétaire au premier esclave.
- Le proverbe du v. 26 (« à tout homme qui a, l’on donnera, mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré »), comme nous l’avons déjà affirmé, cadre mal avec la parabole et n’appartient pas à la parabole originelle. Le troisième esclave a déjà remis sa pièce de monnaie et n’entretient aucune allusion de la garder. Donc, on ne peut dire qu’il a quelque chose. Le proverbe du v. 26 est probablement dérivé de la sagesse populaire qui observe que « les riches ne cessent de s’enrichir et les pauvres de s’appauvrir », même si ceux-là travaillent peu, et ceux-ci travaillent fort; tout cela est en porte-à-faux avec notre parabole où ceux qui ont travaillé fort ont été récompensés. Notons que ce proverbe se prête à diverses interprétations puisqu’on le retrouve ailleurs dans les évangiles (Mc 4, 25 || Mt 13, 12 || Lc 8, 18b).
- Quelle conclusion finale peut-on tirer de la forme primitive de la parabole?
Après avoir enlevé les ajouts de chaque évangéliste, on arrive à cette esquisse.
- Introduction : Un homme était sur le point de partir en voyage
- La commission : Il appela ses esclaves et leur donna des mines : au premier cinq mines, au second deux et un au troisième (de manière du moins implicite, il demande de faire des affaires).
- Le retour et la reddition de comptes : À son retour, l’homme appela ses esclaves pour qu’ils rendent compte de leurs transactions et des profits. Il rencontre chacun individuellement :
- a. Le premier esclave vint en disant : « Maître, j’ai fait cinq mines de plus »
b. Le maître lui dit : « C’est bien, bon esclave! Parce que tu as été fidèle sur peu de choses, je t’en confierai plusieurs. Garde les dix mines »
- a. Le second vint et dit : « Maître, j’ai fait deux mines de plus »
b. Il lui dit : « Toi, aussi, garde les quatre mines ».
- a. L’autre vint, disant : « Maître, voici ta mine, que j’ai cachée dans la terre. Car j’ai eu peur de toi, puisque tu es un homme exigeant; tu moissonnes ce que tu n’as pas semé »
b. Il dit : « Tu savais que je moissonne ce que je n’ai pas semé. Pourquoi n’as-tu pas mis mon argent à la banque, si bien qu’à mon retour j’aurais pu le ravoir avec des intérêts »
- Le jugement final :
- Privant le troisième esclave et lui faisant honte : « Enlevez-lui la mine et donnez-la à celui qui en a dix »
- Il est possible qu’une punition plus sévère concluait le récit originel. Le proverbe a dû être ajouté très tôt par la suite dans la transmission orale avant qu’elle ne rejoigne Matthieu et Luc.
- La signification de la parabole des talents/mines dans le ministère de Jésus
Est-ce que la parabole des talents/mines remontent au Jésus historique? Nous avons maintenant la réponse.
- Le critère d’attestation multiple
Nous pouvons d’abord évoquer le critère d’attestation multiple, puisque la parabole a été préservée par deux traditions différentes, celle appelée M reçue par Matthieu et celle appelée L reçue par Luc. Ainsi, cette parabole remonte au Jésus historique.
- Le critère de cohérence
Nous pouvons également évoquer le critère de cohérence. Les volumes ultérieures de cette quête du Jésus historique ont montré que le cœur de la proclamation de Jésus concernait le royaume de Dieu, i.e. l’exercice de la force de Dieu pour établir son règne sur Israël et sur le monde entier est en train de venir, et en fait il est déjà présent d’une certaine manière dans les paroles et les actions de Jésus, et ce règne sera bientôt total.
Cette force et ce règne est avant tout l’initiative et l’œuvre de Dieu, et donc il y a quelque chose de faux à parler de « hâter la venue du règne de Dieu » ou de « bâtir le règne de Dieu » et même de « collaborer au règne de Dieu ». Jésus demande seulement de répondre à cette venue qui est inexorable et présent partiellement dans son ministère. On répond à cette venue en acceptant un changement radical de sa vie pour la mettre en accord avec la façon dont Jésus interprète et actualise la volonté de Dieu. Le Nouveau Testament parle d’une nouvelle alliance, et comme toutes les alliances dont parle la Bible, une alliance implique une promesse de récompense.
Parler de récompense est un sujet sensible. Pourtant, c’est le même Jésus qui a proclamé les Béatitudes aux pauvres et aux affamés, leur assurant que Dieu et Dieu seul les comblera, et qui a aussi promis à ses disciples que, s’ils perdent leur vie, ils la sauveront (Mc 8, 35 || Mt 10, 39 || Lc 17, 33 || Jn 12, 25), ou encore qui a aussi promis aux Douze que, s’ils ont tout laissé pour le suivre, ils s’asseoiront aux derniers jours sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une éthique de réciprocité : tu me donnes, je te donne. Le disciple de Jésus fait du bien aux autres simplement comme un reflet de la bonté de Dieu, Créateur et Père, avec l'assurance que Dieu ne sera pas dépassé en générosité à la fin. En faisant une telle promesse, Jésus n'inculque pas un esprit de revendication de ses droits auprès de Dieu ou de calcul de ce que Dieu doit aux disciples. Au contraire, Jésus inculque une liberté radicale qui permet d'être généreux et aimant parce que Dieu fera plus que récompenser les bonnes actions finies des disciples par une bonté infinie qui échappe au calcul et à la stricte justice rétributive.
Il y a dans la prédication de Jésus une structure de base : (1) Le Dieu Créateur a exercé son initiative souveraine en choisissant librement de faire d'Israël son peuple et de le conduire au salut. (2) Ce don gratuit de l'élection et du salut appelle à son tour l'obéissance du peuple qui a librement accepté d'entrer dans une relation d'alliance avec son Dieu. (3) Cette obéissance conduit à son tour à la plénitude des bénédictions eschatologiques que Dieu a promises à son peuple fidèle depuis le début. L'élection gracieuse conduit à l'obéissance fidèle qui mène à la récompense eschatologique.
Or, la parabole des mines illustre parfaitement la prédication de Jésus. Le maître de la parabole exerce son initiative souveraine en donnant à ses esclaves de l'argent et des responsabilités. En effet, dans sa liberté totale en tant que maître de ses esclaves, il donne à chaque esclave précisément la quantité d'argent qu'il juge nécessaire. Le don de l'argent s'accompagne d'une grande responsabilité ; par conséquent, les "bons" esclaves s'efforcent au maximum de remplir la mission qui leur a été confiée. Aucune récompense spécifique ne leur a été promise pour l'accomplissement de leur mission, mais leur maître se montre en fait incroyablement généreux en récompensant ses esclaves fidèles au moment de la reddition de compte. Apparemment, ils gardent l'argent qu'ils ont gagné tout en recevant de plus grandes responsabilités sur des sommes plus importantes. En revanche, l'esclave qui se dérobe à sa tâche se voit privé de ce qui lui a été donné et est couvert de honte devant ses pairs. Ainsi, la structure (1) du don gratuit qui génère (2) une obligation sérieuse qui génère (3) une récompense débordante - structure qui se trouve au cœur du message global de Jésus - se trouve également au cœur de la parabole. Si notre argument en faveur de l'authenticité repose principalement sur le critère de l'attestation multiple, le critère de la cohérence apporte sa pierre à l'édifice.
- L’auditoire de la parabole
À qui s’adressait Jésus avec cette parabole? Certains biblistes ont suggéré que l'auditoire aurait été composé de scribes, de pharisiens ou d'autorités du temple - en d'autres termes, d'autorités religieuses qui ont pris la parole de Dieu inscrite dans la Torah et l'ont enterrée dans le sol de leurs observances rituelles pointilleuses, au lieu de la rendre largement disponible, praticable et fructueuse pour les gens ordinaires du pays (ou peut-être même pour les païens). Cette proposition se heurte au fait que deux des trois esclaves ont bien fait et sont l’objet de louange. Qui sont-ils?
Il est plus probable que Jésus s’adressait à ces disciples avec cette parabole. C’est à la fois une exhortation et un avertissement. Jésus demande à ses disciples à se montrer à la hauteur de son appel à tout quitter pour le suivre. En même temps, il les avertit que le refus des exigences qui viennent avec le don a des conséquences graves. Un tel avertissement est récurrent dans toute la prédication de Jésus.
Tout compte fait, si l'on considère la manière dont cette parabole résume le message global du prophète eschatologique au peuple d'Israël, c'est peut-être une erreur de restreindre son auditoire à ses disciples ou à un groupe quelconque au sein d'Israël, par opposition à Israël dans son ensemble. Il est fort possible que Jésus ait adapté cette parabole un certain nombre de fois à divers publics au cours de ses tournées de prédication, mais toujours avec la même intention sous-jacente : appeler Israël à remplir sa vocation d'Israël à la fin des temps. Nous avons ici un dernier exemple frappant de la raison pour laquelle le discours dynamique, chargé, tendu et métaphorique des paraboles de Jésus ne peut être réduit à un "point" précis dans une leçon d'école du dimanche.
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