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Sommaire
Ce chapitre entend examiner en détail chaque parabole pour répondre à la question : cette parabole rencontre-t-elle les critères d’historicité, en particulier celui d’attestation multiple, ou bien faut-il conclure qu’on n'en sait rien, ou qu’elle est inauthentique. Pour ce faire, les paraboles sont regroupées selon leurs sources et par l’ordre chronologique de ces sources : Marc, Q (commun à Luc et Matthieu), M (matériel propre à Matthieu) et L (matériel propre à Luc).
Dans le groupe des quatre paraboles de Marc seule la parabole du Semeur rencontre le critère d’attestation multiple (Marc || source Q). Mais la parabole des Vignerons homicides pourrait répondre au critère d’embarras en raison de traits intrigants. Dans les sept paraboles de la source Q, seule la parabole de la Graine de moutarde rencontre le critère d’attestation multiple (Mc || Q). On pourrait lui ajouter celles du festin nuptial et des talents, si on considère les versions de Matthieu et Luc comme indépendantes, mais à ce moment on ne parle plus de la source Q. Parmi ces neuf paraboles de la source M, aucune ne rencontre le critère d’attestation multiple, et même plusieurs affichent un ton, une coloration et une théologie fortement matthéens. Enfin, la source L est celle qui nous offre le plus de paraboles, treize, mais en même temps ces paraboles reflètent fortement la théologie rédactionnelle de l’évangile où elles se trouvent et ses thèmes théologiques sont soutenus par un vocabulaire, une grammaire, une forme littéraire et un style typiquement lucanien.
Un exemple d’une création de Luc est la parabole du Bon Samaritain. C’est un cas d’un récit exemplaire typique, avec un comportement à imiter ou à éviter, comme l’évangéliste l’a fait également avec le riche insensé, l'homme riche et Lazare, et le pharisien et le collecteur d'impôts. Comme il le fait pour toutes les paraboles de la tradition L, il les insère avec une introduction spécifique et des formulations soit sous sa forme interrogative (lequel [parmi vous]?), ou sous sa forme indéfinie (un certain), comme dans la parabole riche insensé (« un certain homme… »). La plupart des paraboles de la tradition L mettent l’accent sur le renversement de la situation, des attentes ou des valeurs, ou pour dire les choses autrement, sur la traversée des frontières.
Quand on examine plus en détail la parabole du Bon Samaritain, on remarque que l’introduction et la parabole sont indissociables, reliées par un parallélisme très fort autour du verbe « faire ». Luc a retravaillé le récit de Mc 12, 28-34 sur un scribe qui demande à Jésus quel est le premier commandement de la Loi et l’a transformé en question sur ce qu’il faut faire pour avoir la vie éternelle, et il a également transformé la réponse de Jésus qui ne propose plus deux commandements comme chez Marc, mais un seul qui commence par l’amour de Dieu, et se termine par l’amour du prochain, ce qui amène tout en douceur la question « qui est mon prochain » et la parabole qui se termine avec le mot faire (« fais de même ») une inclusion avec le début. Luc montre tout son art. De plus, le style et le vocabulaire de la parabole sont totalement lucaniens, reflétant la tendance de l’évangéliste d’imiter le grec de la Septante. Enfin, c’est en lisant les Actes des Apôtres qu’on voit le rôle clé chez Luc que joue les Samaritains dans la mission évangélique qui, commencée à Jérusalem, mais poussée par la persécution juive, ira chez les Samaritains, où elle recevra un bon accueil, avant de se rendre à Rome, considérée comme l’extrémité de la terre. L’inspiration chez Luc de la parabole du bon Samaritain provient probablement de 2 Ch 28, 8-15 où des Israélites du Nord prennent pitié de leurs compatriotes de Judée amenés en captivité à Samarie et posent divers gestes de compassion, les mêmes gestes que dans notre parabole.
Que nous reste-t-il comme paraboles pouvant remonter au Jésus historique? Il y a d’abord celle de la Graine de moutarde attestée par Marc et la tradition Q. Le critère d’embarras pourrait appuyer l’authenticité de la parabole des vignerons homicides. Enfin, la parabole du Repas nuptial et des Talents/mines pourraient s’appuyer sur l’argument attestation multiple à condition qu’au lieu de provenir la source Q, elles proviennent des deux sources indépendantes que sont M et L.
- Introduction en guise de récapitulation
Au ch. 37 nos sept thèses ont remis en question le consensus chez les biblistes en affirmant que la plupart des paraboles ne réussissent pas à rencontrer les critères d’historicité. Le ch. 38 à accentuer cette position en démontrant que l’Évangile copte de Thomas ne fournit pas une source indépendante des paroles de Jésus, et donc ne peut être utilisé comme critère d’attestation multiple. Dès lors apparaît le dilemme : faut-il accepter de manière non critique toutes les paraboles comme provenant de Jésus, ou faut-il au contraire toutes les rejeter en bloc comme inauthentiques. Rappelons d’abord que la question n’est pas de savoir si Jésus a parlé en paraboles. Ce fait est confirmé par l’ensemble des sources synoptiques (Marc, Q, M et L) et par le rédacteur de chacun des évangiles. La question est plutôt de savoir si telle ou telle parabole remonte au Jésus historique. C’est à ce moment que, en l’absence de données probantes, il faut conclure : on ne sait pas. Cela ne signifie pas pour autant que la parabole ne remonte pas au Jésus historique, mais simplement qu’on ne peut le démontrer avec un bon degré de probabilité. Il est maintenant temps de passer de notre argumentation générale à l’étude détaillée des paraboles.
- Enquête sur les paraboles synoptiques selon les sources
Quand on mène une étude sur les paraboles, la première question qui se pose concerne la façon de les regrouper. La plupart des biblistes les regroupent par thèmes théologiques. Mais chacun a sa propre définition de chaque thème. Aussi préférons-nous utiliser une méthode plus objective et pratique, celle de les regrouper par sources, et par chronologie de ces sources : Marc, Q (commun à Luc et Matthieu), M (matériel propre à Matthieu) et L (matériel propre à Luc). Notre but est de répondre pour chaque parabole à cette question : cette parabole rencontre-t-elle les critères d’historicité, en particulier celui d’attestation multiple, ou bien faut-il conclure qu’on n'en sait rien, ou qu’elle est inauthentique. Il s’agit d’abord d’un parcours rapide et d’une analyse de surface, afin de repérer les candidats prometteurs. Le prochain chapitre procèdera à une analyse en profondeur de ces candidats prometteurs.
- Les récits paraboliques de Marc
- Le semeur - Mc 4, 3-|| Mt 13, 3-|| Lc 8, 5-|| ECT (Évangile copte de Thomas) 9
- La graine qui pousse d'elle-même - Mc 4, 26-2 [|| fragment à la fin d’ECT 21?]
- Graine de moutarde - Mc 4, 30-3|| Mt 13, 31-3|| Lc 13, 18-1|| ECT 2[un chevauchement Marc-Q]
- Les vignerons homicides - Mc 12, 1-1|| Mt 21, 33-4|| Lc 20, 9-1|| ECT 65
- ? Le portier - Mc 13, 33-3|| Lc 12, 35-3[problème de savoir (i) si la version de Marc peut être qualifiée de parabole et (ii) s'il s'agit de deux sources différentes ou même de deux paraboles différentes].
Qu’observons-nous?
- L’Évangile copte de Thomas (ECT) ne présente de paraboles complètes de Marc que lorsqu’elles se retrouvent également à la fois chez Matthieu et Luc. Et dès lors c’est toujours un texte combiné qu’il nous présente. Dans la parabole du Semeur, ECT n’offre pas un texte indépendant, mais dépend des Synoptiques.
- Aussi, la seule parabole qui semble rencontrer le critère d’attestation multiple est celle de la graine de moutarde dont témoigne Marc et le Document Q (Mt 13, 31-3|| Lc 13, 18-19).
- La parabole des vignerons homicides occupe une place à part, car même si elle ne rencontre pas le critère d’attestation multiple, elle affiche des traits intrigants : 1) c’est le seul texte synoptique où Jésus ferait une allusion claire à lui-même et à son rejet violent par les autorités, 2) et la version originelle se terminerait soit avec la mort violente du fils, soit avec le massacre des vignerons, ce qui pourrait rencontre le critère de discontinuité ou d’embarras.
- La parabole du portier est une source de débats : de fait, la métaphore est limitée seulement au v. 34, et donc aucun véritable récit n’est développé, et par là ne rencontre pas les critères d’une vraie parabole.
- Les récits paraboliques de la source Q
- Bâtir sur le roc - Mt 7, 24-27 || Lc 6, 47-49
- Le serviteur fidèle - Mt 24, 45-51 || Lc 12, 42-46
- La graine de moutarde - Mt 13, 31-32 || Lc 13, 18-19 ; cf. Mc 4, 30-32 || ECT 20 [un chevauchement Marc-Q].
- Le levain - Mt 13, 33 || Lc 13, 20-21 || ECT 96
- Le festin nuptial - Mt 22, 1-10 || Lc 14, 16-24 || ECT 64 [ou différentes versions M et L ?]
- La brebis perdue - Mt 18, 12-14 || Lc 15, 4-7 || ECT 107
- Les talents (mines) - Mt 25, 14-30 || Lc 19, 12-27 [ou versions M et L différentes ?]
La source Q nous réserve quelques surprises :
- Tout d’abord, elle ne contient que sept paraboles, bien moins que la tradition M (neuf) ou la tradition L (treize)
- Comme nous l’avons déjà signalé, la parabole de la Graine de moutarde rencontre le critère d’attestation multiple (Mc || Q). On pourrait lui ajouter celles du festin nuptial et des talents, si on considère les versions de Matthieu et Luc comme indépendantes, mais à ce moment on ne parle plus de la source Q.
- Certains biblistes ont essayé d’appliquer d’autres critères d’historicité, sans grands résultats. Par exemple, on a tenté d’appliquer le critère d’embarras à la parabole du levain, sous prétexte que dans l’Antiquité le levain était associé au mal, et donc en l’associant à une dimension positive l’évangile pouvait être une source d’embarras; mais une analyse serrée montre que dans l’Antiquité le levain avait également associé à une dimension positive.
- Les récits paraboliques de la source M
- L’ivraie - 13, 24-30 || ECT 57
- Le trésor caché dans un champ - 13, 44 || ECT 109
- La perle - 13, 45-46 || ECT 76
- Le filet - 13, 47-48 [ECT 8 est-il un parallèle ? Ou bien s'agit-il d'une parabole distincte, "Le pêcheur avisé"?]
- Le débiteur impitoyable - 18, 23-35
- Les ouvriers de la onzième heure - 20, 1-16
- Les deux fils - 21, 28-32
- L’invité sans habit de noce - 22, 11-14
- Les dix vierges - 25, 1-13
La scène du jugement dernier - 25, 31-46 - n’est pas à proprement parler une parabole.]
Cette source présente un certain nombre de différences.
- Avec neuf paraboles (onze si on considère que la parabole du festin nuptial et des talents appartiennent à M, et non à Q), la source M offre plus de paraboles que Marc et la source Q, et démontre que les Synoptiques ne sont pas la plus grande source de paraboles.
- L’observation que certaines des paraboles de M ont des parallèles chez Thomas confirme que ce dernier ne s’est pas simplement intéressé aux couches les plus anciennes de la tradition.
- Il n’existe aucun débat sur la qualité de parabole de ces neufs récits qui contiennent tous un début, un milieu et une fin.
- Parmi ces neuf paraboles, aucune ne rencontre le critère d’attestation multiple
- Pour empirer les choses, beaucoup de ces paraboles affichent un ton, une coloration et une théologie fortement matthéens.
Concernant ce dernier point, rappelons les grands thèmes de la théologie matthéenne : la séparation définitive du bien et du mal lors du jugement dernier, la sévérité de ce jugement final comme motif de bonne conduite dans la vie présente, l'accent mis en conséquence sur une activité morale rigoureuse, un engagement total et une vigilance constante - un accent qui met l'accent sur l'accomplissement de la volonté de Dieu au lieu d'y adhérer du bout des lèvres (le danger de l'hypocrisie). Ces thèmes typiquement matthéens sont proéminents dans de nombreuses paraboles M (par exemple : l'ivraie, le filet, le débiteur impitoyable, les deux fils, l'invité sans habit de noce et les dix vierges), ce qui rend la revendication d'authenticité encore plus difficile à démontrer, au point parfois d’exclure que certaines paraboles puissent remonter au Jésus historique.
Un exemple typique est la façon dont Matthieu a fait de la parabole du festin nuptiale (source Q? source M?) une allégorie de l’histoire du salut : nous sommes placés au temps de l’Église (Mt 22, 1-10), qui exige que la salle (= l'Église) dans laquelle sont célébrées les noces du fils (= Jésus ressuscité) soit remplie de « mauvais et de bons ». En même temps, la théologie de Matthieu ne peut accepter cet état de désordre et de confusion, et donc il ajoute une mini-partie distincte de l'invité sans habit de noces (Mt 22, 11-14) où se fait la séparation finale et définitive du mauvais et du bon. Cet ajout échappe à toute logique, car comment peut-on reprocher à quelqu'un qui est soudainement sorti de la rue et qui se retrouve dans un festin de noces de ne pas avoir les vêtements appropriés pour des noces? Pour Matthieu, ce problème de logique est mineur, car sa théologie exige que l'état hétéroclite de l'Église dans le monde actuel soit résolu par un jugement final sévère. Aussi la conclusion la plus probable est que cette parabole de l'invité à la tenue vestimentaire douteuse, une parabole qui n'a aucun sens lorsqu'elle est détachée de la scène du festin nuptial, est une création de Matthieu lui-même. Et à la fin, en considérant l’ensemble des paraboles de la source M, et en essayant d’éliminer de chaque récit les interventions rédactionnelles très fortes de Matthieu, il nous reste quoi? Peu de choses.
- Les récits paraboliques de la source L
- ? Deux débiteurs - 7, 41-43 (parabole ou similitude ?)
- Le bon Samaritain - 10, 29-37
- L'ami qui se laisse fléchir - 11, 5-8
- Le riche insensé - 12, 16-21 || CGT 63
- Figuier stérile - 13, 6-9
- Bâtisseur de tours et roi belliqueux - 14, 28-32 [à compter séparément ?]
- Pièce perdue - 15, 8-10
- Fils prodigue - 15, 11-32
- Le gérant habile - 16, 1-8
- L'homme riche et Lazare - 16, 19-31
- Le devoir du serviteur - 17, 7-10
- La veuve et le juge inique - 18, 1-8
- Le Pharisien et le collecteur d'impôts - 18, 9-14
Les paraboles de cette tradition nous réservent un certain nombre de surprises.
- C’est la tradition qui nous offre le plus de paraboles : treize ou quatorze (si celle du Bâtisseur de tours et du roi belliqueux compte pour deux), et même seize (si la parabole du festin nuptial et celle des mines n’appartiennent pas à la source Q, mais sont des paraboles différentes de la source L et M)
- Cela nous met en garde contre l’hypothèse qu’une parabole doit être automatiquement attribuée à Jésus, en particulier pour celles de la tradition L. Quand on considère l’ordre chronologique des évangiles synoptiques, i.e. Marc, source Q, Matthieu et Luc, on remarque que les paraboles dans la première génération de chrétiens sont peu nombreuses (quatre pour Marc et sept pour la source Q), mais augmentent à neuf pour la deuxième génération représentée par Matthieu, et enfin à treize pour la troisième génération représentée par Luc. Comment expliquer cette augmentation des paraboles avec le temps?
- Un trait particulier des paraboles de la tradition L est qu’elles reflètent fortement la théologie rédactionnelle de l’évangile où elles se trouvent. Parmi les nombreux thèmes et préoccupations théologiques qui imprègnent le vaste projet de Luc-Actes est le thème global et primordial du franchissement des frontières, qu'elles soient religieuses, ethniques, sociales ou économiques. Ce thème global trouve une expression individuelle dans les thèmes plus spécifiques de
- la préoccupation pour les pauvres, les opprimés et les marginalisés (y compris les femmes),
- l'excoriation conséquente des riches et des puissants qui n'aident pas les pauvres,
- le pouvoir de la prière/des demandes des marginalisés,
- le pardon immérité offert aux pécheurs,
- le danger de négliger cette offre en refusant de se repentir, et
- l'encapsulation de la plupart de ces thèmes dans le thème de l'inclusion des païens dans le peuple de Dieu
- Ces thèmes théologiques sont soutenus par un vocabulaire, une grammaire, une forme littéraire et un style typiquement lucanien. Un exemple parmi d’autres est le monologue intérieur présent dans plusieurs récits. Et toutes ces paraboles, à l’exception de 7, 41-43 (les deux débiteurs) dont on ne sait pas si c’est une parabole ou une similitude, ont été insérées dans cette construction artificielle qu’est cette longue montée vers Jérusalem (ch. 9 – 19). Devant toutes ces considérations et devant également l’absence d’attestation multiples, sur quel argument peut-on s’appuyer pour faire remonter l’une ou l’autre parabole au Jésus historique?
- Un dernier point handicape la tradition L. Les biblistes reconnaissent généralement que l'Évangile de Luc, comparé à ceux de Marc et de Matthieu, a une consonance paulinienne notable. En fait, cette consonance devient parfois tout à fait audible dans la formulation même de l'Évangile (sans parler des Actes). L'exemple le plus frappant est fourni par les paroles eucharistiques de la dernière Cène en Luc 22, 19-20. La version lucanienne du texte reflète clairement la tradition eucharistique de Paul en 1 Co 11, 23-26 plus qu'elle ne le fait en Marc 14, 22-24. On pourrait ajouter des thèmes pauliniens tels que la justification en dehors des oeuvres de la Loi ou l'inclusion des non-Juifs dans le peuple de Dieu. Pensons au fils prodigue, au pharisien et au collecteur d'impôts, et au bon samaritain.
- Un cas type tiré de Luc : Le bon Samaritain
Si on cherche le parfait exemple d’une parabole de la tradition L, celle du bon Samaritain vient à l’esprit : elle démontre tout l’impact que peut avoir une parabole bien ciselée. Malheureusement, des arguments solides existent pour affirmer qu’elle ne fut pas composée par Jésus, ni où les premiers porteurs de la tradition orale, mais plutôt par l’évangéliste qu’on appelle Luc.
- Observations générales sur le Bon Samaritain comme parabole de la source L
- Quand on porte un regard d’ensemble sur les paraboles de la tradition L, elles dégagent une atmosphère différente de celles de Marc et Matthieu. Par exemples ces paraboles sont davantage axées sur (i) des présentations réalistes d'individus humains ayant une vie psychologique intérieure, ainsi que sur (ii) les applications morales pratiques des récits. De plus, contrairement aux paraboles de Marc et de Q que Luc reprend, les paraboles de L englobent un large éventail de relations sociales et religieuses, de classes et de professions : par exemple, prêteur, maître de maison, intendant, vigneron, prêtre, lévite, samaritain, aubergiste, juge, gendarme, publicain (= collecteur d'impôts) et pharisien. En même temps, elles sont moins concernées par l'allégorie que, notamment, les paraboles M. Elles sont plutôt ce qu’on pourrait appeler des récits exemplaires. Dans cette catégorie on peut inclure : le bon Samaritain, le riche insensé, l'homme riche et Lazare, et le pharisien et le collecteur d'impôts. Ces récits proposent des comportements positifs à imiter ou des comportements négatifs à éviter, tout en impliquant un renversement surprenant des attentes normales.
- Passant de l’atmosphère générale aux particularités stylistiques, on note d’abord la façon typique de Luc d’introduire une parabole. On chercherait en vain des expressions telles « le royaume de Dieu est comme », ou même des expressions telles « comme » ou « semblable à ». Les paraboles de la tradition L commencent toutes avec le pronom grec tis, soit sous sa forme interrogative (lequel [parmi vous]?), ou sous sa forme indéfinie (un certain), comme dans la parole riche insensé (« un certain homme… »). La parabole du Bon Samaritain ne fait pas exception : « Un certain homme descendait de Jérusalem à Jéricho… ».
- Luc relie ces paraboles de la tradition L avec l’ensemble de son évangile en les plaçant dans une vaste structure ou en leur créant une introduction. Cela vaut pour toutes les parabole de cette tradition. Dans notre analyse plus tôt de l’introduction à la parabole du riche insensé, nous avons souligné tout le travail rédactionnel de Luc. On peut souligner la même chose dans le cas de la parabole du Bon Samaritain.
- La plupart des paraboles de la tradition L mettent l’accent sur le renversement de la situation, des attentes ou des valeurs, ou pour dire les choses autrement, sur la traversée des frontières. C’est aussi le cas de la parabole du Bon Samaritain où les responsables du culte juif n’ont pas fourni d’aide à un compatriote, alors qu’un étranger, un Samaritain, l’a fait.
- Le Bon Samaritain en détail
25 Et voici qu’un légiste se leva et lui dit, pour le mettre à l’épreuve :
« Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ? »
26 Jésus lui dit : « Dans la Loi qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ? »
27 Il lui répondit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même. »
28 Jésus lui dit : « Tu as bien répondu. Fais cela et tu vivras. »
29 Mais lui, voulant montrer sa justice, dit à Jésus : « Et qui est mon prochain ? »
30 Jésus reprit : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, il tomba sur des bandits qui, l’ayant dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort.
31 Il se trouva qu’un prêtre descendait par ce chemin ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
32 Un lévite de même arriva en ce lieu ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
33 Mais un Samaritain qui était en voyage arriva près de l’homme : il le vit et fut pris de pitié. 34 Il s’approcha, banda ses plaies en y versant de l’huile et du vin, le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit soin de lui. 35 Le lendemain, tirant deux pièces d’argent, il les donna à l’aubergiste et lui dit : “Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c’est moi qui te le rembourserai quand je repasserai.”
36 Lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était tombé sur les bandits ? »
37 Le légiste répondit : « C’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui. »
Jésus lui dit : « Va et, toi aussi, fais de même. »
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Voici les raisons qui nous amènent à voir dans la parabole du Bon Samaritain une création de l’évangéliste Luc.
- La structure d'ensemble
Étape 1 : introduction narrative | Étape 2 : Parabole |
v. 25 : Question 1 du légiste à Jésus : que dois-je faire | v. 29 : Question 2 du légiste à Jésus : qui est mon prochain? |
v. 26 : Réponse 1 de Jésus sous forme de contre-question : qu’y a-t-il dans la Loi? | v. 30-36 : réponse de Jésus sous forme d’une parabole qui culmine dans la conte-question : qui est le prochain dans le récit? |
v. 27 : Le légiste est forcé de répondre à sa propre question avec une forme abrégée du double commandement de l’amour. | v. 37a : Le légiste est forcé de répondre à sa propre question sur qui a fait preuve de compassion |
v. 28 : La réponse approbatrice de Jésus se termine avec le commandement : fais cela. | v. 37b : La réponse approbatrice de Jésus sous la forme de : fais de même |
Cette structure parallèle où le mot « faire » est répété est trop parfaite pour être une coïncidence; elle est une création de Luc.
- Une réécriture de Mc 12, 28-34
Pour composer son introduction à la parabole, Luc reprend et transforme le récit de Marc (12, 28-34) où un scribe interroge Jésus sur le premier commandement de la Loi. Chez Marc, il y a simplement la question du scribe sur le premier commandement, suivie de la réponse de Jésus sous forme de deux commandements, celui de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain. Luc transforme la question du scribe en une question sur la vie éternelle, puis transforme la réponse de Jésus en une contre-question à laquelle le légiste répond lui-même où l’amour de Dieu et du prochain sont réunis sous un seul commandement, et termine avec le commandement à faire de même, créant une inclusion début-fin avec le mot « faire ». Tout cela a pour effet de créer une transition en douceur avec la question du légiste : « Mais, qui est mon prochain ». Ce v. 28 (« Tu as bien répondu. Fais cela et tu auras la vie. ») joue donc un rôle pivot, concluant l’introduction avec les verbes « faire » et « vivre », et annonçant la parabole qui se termine avec : « fais de même (pour vivre) ». Tout cela reflète l’art de Luc.
- L’introduction et la parabole sont indissociablement unies
La question du légiste sur le prochain est justifiée, car dans le monde légal les règles doivent être clairement définies. C’est exactement ce que le Jésus de Luc refuse de fournir. Comme dans beaucoup d’autres paraboles de la tradition L, les perspectives sont renversées : le prochain n’est pas défini comme celui qui est là devant moi, mais il est défini par rapport à moi : j’ai à être le prochain de quiconque a besoin d’aide; car la morale ne repose pas sur des concepts abstraits, mais sur des actions concrètes (« fais »). Ainsi, l’introduction et la parabole ne sont pas des entités séparées, mais constituent deux étapes minutieusement construites par Luc pour amener son auditeur à une transformation de ses valeurs : on commence avec la définition traditionnelle du prochain (Lv 19, 18b : un membre de sa communauté cultuelle juive), et on termine avec la définition transformée, qui est en fait une question ouverte. Bref, la parabole ne peut avoir toute sa signification comme transformation des valeurs sans l’introduction. De même, la finale (« fais de même ») serait incompréhensible sans la question du légiste sur le prochain.
- Le vocabulaire et la théologie sont lucaniens
Le style et le vocabulaire de la parabole sont totalement lucaniens, reflétant la tendance de l’évangéliste d’imiter le grec de la Septante. Et ce vocabulaire reflète ses préoccupations théologiques. En effet, il est le seul parmi les Synoptiques à afficher un intérêt pour les Samaritains. Pourquoi? Il faut se tourner vers les Actes pour obtenir une réponse, en particulier dans ces mots que Luc met dans la bouche de Jésus : « vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1, 8). Les Actes suivront ce plan de prédication de l’évangile, commençant à Jérusalem et se terminant à Rome, considéré comme extrémité de la terre, la Samarie étant une étape intermédiaire. Cette progression de l’évangile n’est pas seulement un fait historique, mais constitue pour Luc un programme théologique. On peut alors comprendre pourquoi dès le ministère de Jésus les Samaritains occupent une certaine place. Dans cette longue montée de Jésus vers Jérusalem, Jésus refuse le châtiment demandé par les disciples pour le refus des Samaritains qu’on passe sur leur territoire (Lc 9, 52-53), mais par la suite, alors qu’il guérit dix lépreux, un seul, un Samaritain, y reconnaîtra l’action de Dieu et viendra vers Jésus (Lc 17, 11-19). C’est sans doute le fait que le Samaritain n’appartient pas à la nation juive, mais en même temps n’est pas un Gentil, qui retient l’attention de Luc. Au temps de l’Église, les chrétiens seront persécutés par les Juifs de Jérusalem, ce qui donnera l’occasion d’évangéliser la Samarie, en particulier Philippe aux paroles de qui les foules unanimes s’attachaient (Ac 8, 2-25).
Il faut donc d’abord comprendre la fonction de la Samarie dans la théologie de l’histoire du salut chez Luc pour bien interpréter la parabole du bon Samaritain. Car la figure du Samaritain, qui agit avec compassion, en contraste avec les représentants officiels de la communauté cultuelle juive, est l’incarnation parfaite de la traversée des frontières, commencée avec l’évangile et réalisée complètement dans les Actes avec la mission auprès des Gentils. Ce n’est pas un hasard que Luc ait placé cette parabole après le refus des Samaritains qu’il traverse avec ses disciples la Samarie, mais avant la guérison du lépreux samaritain, exprimant par là le passage d’un pôle négatif à un pôle positif dans cette traversée des frontières.
Faire du Samaritain le paradigme de la compassion est peut-être venu à l’esprit de Luc en lisant 2 Ch 28, 8-15, un récit qui montrent comment les Israélites du royaume du Nord eurent pitié de leurs frères de Judée emmenés captifs à Samarie, habillèrent ceux qui étaient nus, leur donnèrent boisson, nourriture et onguent, puis les conduisirent sur des ânes jusqu’à Jéricho pour être pris en charge par leurs compatriotes; après ce geste de compassion, les Israélites retournèrent en Samarie.
Bref, peu importe le niveau où se fait l’analyse, structure générale, le vocabulaire, le style, la grammaire, la théologie, tant pour l’introduction que pour la parabole elle-même, tout reflète la main de Luc. Certains biblistes, en éliminant tous les traits lucaniens de la parabole, ont essayé de retrouver un substrat qui pourrait remonter à Jésus, pour se retrouver avec presque rien. De plus, sur le plan historique, Jésus semble avoir eu peu de contacts avec les Samaritains et n’a à peu près rien dit à leur sujet; une parabole de sa part sur un Samaritain serait donc peu vraisemblable.
Si nous avons passé autant de temps sur la parabole du Bon Samaritain, c’est qu’elle représente le paradigme, l’archétype, la mieux connue et la plus aimée des paraboles de la tradition L. Mais c’est à tort qu’on présume qu’elle remonte au Jésus historique. Et alors vient alors la question : dans le reste du corpus des paraboles de la tradition L, y aurait-il des paraboles qui pourraient remonter au Jésus historique? En l’absence d’attestation multiple et la présence forte du vocabulaire et de la théologie de Luc, c’est une tâche presqu’impossible de le démontrer. Cela ne signifie pas pour autant que, pour certaines paraboles, Luc aurait repris ce que certaines traditions lui apportaient. C’est peut-être le cas de la parabole du gérant habile (Lc 16, 1-8), une parabole si obscure que Luc, pour essayer de lui trouver une signification, lui ajoute différentes applications à caractère homilétiques qui ne découlent pas vraiment de la parabole (Lc 16, 9-13). Mais même en admettant de tels cas, la question demeure : comment remonter de ces hypothétiques traditions reçues par Luc au Jésus historique? Notre conclusion demeure : il n’y a aucun moyen de démontrer que l’une ou l’autre parabole de la tradition L remonte au Jésus historique. Ce qu’on peut faire, c’est soit de démontrer qu’il est probable qu’elle ne remonte pas au Jésus historique, comme la parabole du Bon Samaritain et même celle de l’enfant prodigue, ou bien de conclure : on ne sait pas.
- Une conclusion sobre à notre enquête
La recherche moderne sur les paraboles affiche dans l’ensemble un optimisme inaltérable sur les paraboles en les faisant remonter au Jésus historique, à l’exception de quelques délinquants comme la parabole du Bon grain et de l’ivraie ou les Dix vierges de Matthieu. Ce volume V a mis au défi cette tendance. Car si on écarte cette présomption d’historicité, on chercherait en vain des arguments sur l’authenticité d’un grand nombre de paraboles. Il faut accepter qu’en plus de la parabole du Bon grain et de l’ivraie ou des Dix vierges, beaucoup de paraboles sont une création de l’église primitive ou des évangélistes, incluant la majorité, sinon toutes les paraboles de la tradition L et de la tradition M. Quant aux autres paraboles, il faut conclure : on ne sait pas.
Que nous reste-t-il comme paraboles pouvant remonter au Jésus historique? Il y a d’abord celle de la Graine de moutarde attestée par Marc et la tradition Q. Le critère d’embarras pourrait appuyer l’authenticité de la parabole des Vignerons homicides. Enfin, la parabole du Repas nuptial et des Talents/mines pourraient s’appuyer sur l’argument attestation multiple à condition qu’au lieu de provenir la source Q, elles proviennent des deux sources indépendantes que sont M et L.
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