|
Sommaire
Notre analyse de l’Évangile copte de Thomas (ECT) commence avec le cadre de la littérature du 2e siècle. Les œuvres qui nous sont parvenues affichent une dépendance vis-à-vis des récits synoptiques et une tendance à combiner ou fusionner différents récits. Rappelons que la transmission des récits synoptiques s’est faite souvent de manière orale et qu’on a eu tendance à créer des résumés qui les harmonisaient pour la catéchèse. Cette liberté se retrouve dans ECT à travers l’ordre surprenant des logia groupés par mots-crochets ou par thèmes. Mais on note aussi qu’ECT a volontairement abréger certains récits pour les rendre énigmatiques, conformes à son propos de ne s’adresser qu’à des initiés. Ce propos gnostique apparaît aussi par la mise à l’écart des Écritures et du Dieu créateur, jugé responsable de ce monde inférieur. C’est donc une erreur de penser qu’un récit plus court est un indice d’ancienneté. D’ailleurs Luc et Matthieu ont bien souvent abrégé les récits de Marc.
Analysons donc 15 logia, neuf qui ne sont pas des paraboles, et six qui le sont. Dans l’analyse des logia en dehors des paraboles, commençons avec trois dont nous possédons l’original grec. Le logion 5 (« car il n’y a rien de caché qui ne deviendra pas manifeste ») utilise le vocabulaire de Lc 8, 17 avec l’adjectif « manifeste ». Le logion 31 (« Il n’est pas un prophète acceptable dans sa ville natale ») reprend la formulation de Luc avec une seule déclaration, et son adjectif « acceptable », plutôt que celui de « sans honneur » de Marc et Matthieu. Le logion 39 (« Mais, vous, devenez astucieux comme des serpents et candides comme des colombes ») reprend mot à mot un verset de Matthieu qui est une création de l’évangéliste, avec un vocabulaire qui lui est propre. Passons à la version copte. Le logion 14 (« Car ce qui entrera dans votre bouche ne vous souillera pas… ») reflète les cinq modifications que Matthieu a apporté au texte de Marc. Le logion 54 (« Heureux les pauvres, car vôtre est le royaume des cieux ») combine la version de Luc à la 2e personne et la version de Matthieu avec l’expression « royaume des cieux ». Le logion 16 (« Sans doute les hommes pensent que je suis venu jeter la paix sur le monde… ») reprend des termes typiques de Matthieu comme « jeter », « sur », « épée » et des termes typiques de Luc comme « division ». Le logion 55 (« Celui qui ne hait pas son père et sa mère ne pourra être un disciple pour moi… ») emprunte à Matthieu l’expression « digne de moi » et à Luc « haïr son père et sa mère », « être mon disciple » et « frères et sœurs ». Le logion 47 (« Personne ne boit du vin vieux et ne veut aussitôt boire du vin nouveau… ») a repris une création de Luc ajoutée à la toute fin d’une tradition remontant à Marc. Le logion 99 (« Tes frères et ta mère se tiennent dehors… ») fait un amalgame : il copie de l’évangile de Matthieu la présence des disciples, il emprunte à Matthieu et Luc le fait que les frères et la mère se tiennent debout, et tout comme Luc, il ne mentionne que les frères et la mère dans sa finale et il utilise le pluriel (« ceux qui font… le vouloir…»), et non le singulier comme Marc et Matthieu.
Quand on passe à l’analyse des récits paraboliques, on note la même tendance à combiner les récits synoptiques. Le logion 20 (« Le royaume des cieux… il est comparable à une graine de moutarde ») fait un amalgame avec « royaume des cieux » et la mention « de la plus petite des semences » dans une phrase principale de Matthieu, avec une réponse directe à la question posée comme chez Luc, avec l’expression « sur la terre » de Marc. Les logia 65-66 (« Un homme fortuné avait une vigne. Il la donna à des cultivateurs… ») sont un amalgame : comme Luc, ECT omet l’allusion à Is 5, 2, l’envoyé n’est pas tué, il emploie l’expression rare « donner du fruit », le propriétaire entre dans un monologue intérieur avec l’expression « peut-être »; comme Matthieu et Luc, il n’y a qu’un seul envoi d’esclave à la fois; comme Matthieu, il omet l’attribut « bien-aimé »; les mots de Marc lui servent à décrire la fin brutale du fils (« ils se saisirent de lui et le tuèrent »). Le logion 57 (« Le royaume du Père est comparable à un homme qui avait une bonne semence… ») affiche des emprunts à Matthieu, en particulier les passages rédactionnels, comme l’expression « royaume du Père », « semer sur », « ivraie », « jour de la moisson », mais surtout est une parabole incompréhensible sans avoir en regard celle de Matthieu. Enfin, les logia 63 (« Il y avait un homme riche… ») et 72 (« Dis à mes frères de partager les biens de mon père ») apparaissent de manière séparée dans ECT, mais sont une reprise de la parabole lucanienne du riche insensé et son introduction anecdotique; sachant que cette introduction est une création de Luc pour donner un contexte à la parabole, ECT est fort probablement dépendant de Luc pour ces deux logia. De plus, les détails du logion 72 montrent les similarités suivantes avec l’introduction de Luc à la parabole : un homme sorti de nulle part demande à Jésus d’intervenir pour diviser l’héritage avec son frère, le mot « homme » au vocatif, le titre unique de « partageur ». Il en est de même pour la parabole elle-même et ECT 63 : l’expression « il y avait un homme », un écho de la manière particulière de Luc d’introduire une parabole; l’attribut grec « riche » qu’ECT reprend tel quel en copte; le monologue intérieur, une technique développée par Luc pour beaucoup de paraboles.
Bref, chacun des 15 logia analysés affichent une dépendance des récits synoptiques; on peut présumer qu’il en est ainsi pour tous les autres logia. De plus, ECT montre une tendance constante à combiner les récits synoptiques ou à les abréger. Il devient donc impossible d’utiliser ECT comme source indépendance lorsque nous voulons appliquer le critère d’attestation multiple dans l’analyse de l’historicité des paraboles.
- La place de ce chapitre dans l'argumentation globale
Le problème central pour faire remonter une parabole particulière au Jésus historique vient de son incapacité à rencontrer le critère d’attestation multiple. Dans ce cadre, la question de l’indépendance de l'Évangile copte de Thomas (ECT) par rapport aux Synoptiques devient majeure. Car si ECT est indépendant, alors beaucoup de paraboles rejoindront le bassin des récits remontant au Jésus historique. Sinon, il y en aura très peu. Aussi, ce chapitre reprend la sixième thèse du ch. 37 qui trouve discutable qu’on puisse considérer ECT comme une tradition indépendante des Synoptiques, et même plus ancienne. Ce ch. 38 fera une démonstration élaborée que ECT témoigne de l’influence sur lui des évangiles synoptiques. Tout cela nous conduira à la conclusion qu’ECT ne peut être utilisé dans le critère d’attestation multiple, et donc nous restreint aux seuls écrits synoptiques dans l'application des critères d'historicité.
- Observations générales sur l'Évangile de Thomas par rapport aux Synoptiques
On ne peut apprécier les paroles d’ECT sans les placer a) dans le contexte plus large de la littérature chrétienne du 2e siècle et b) en relation avec les Synoptiques. Pour établir ce contexte plus large, sept observations s’imposent.
- Tout d’abord, il faut placer la rédaction d’ECT dans le cadre général de la production des écrits chrétiens du 2e siècle, certains étant gnostiques, d’autres ne l'étant pas. Il y eu beaucoup d’effervescence chez les biblistes d’Amérique du Nord pour des œuvres de la 2e partie du 2e siècle comme les récits fantaisistes du Protévangile de Jacques ou ceux hilarants de l’Évangile de l’enfance de Thomas, espérant y trouver des données historiques sur Jésus et sa famille. Mais des études plus sobres ont montré l’influence directe ou indirect des évangiles synoptiques ainsi que des autres écrits du NT sur tous ces textes ainsi que sur les œuvres chrétiennes provenant de Nag Hammadi.
- De même, dans ce contexte général il faut inclure l’utilisation des Synoptiques par les « Père de l’Église » et les « Apologistes » (i.e. Didachè, Polycarpe, Justin Martyr), une utilisation qui témoigne d’une tendance révélatrice : celle de coller et combiner les différentes formes d’un logion qu’on trouve dans plus d’un évangile synoptique, la même tendance que celle de l’auteur de ECT. Il est vital de se rappeler que non seulement les Synoptiques sont le produit de multiples traditions orales, mais qu’à leur tour ils ont entraîné la production de nouvelles traditions orales secondaires, basées sur des paroles entendues lors des rassemblements chrétiens (catéchétiques ou liturgiques) et devenant par la suite des homélies qui affichaient un degré variable de liberté dans leur formulation théologique. Les auteurs chrétiens comme Justin Martyr préfèrent se fier à leur mémoire, ou encore à des résumés harmonisants et catéchétiques, plutôt que de retrouver les mots exacts dans un rouleau ou un codex évangélique.
- Certains biblistes utilisent l’argument de l’ordre étrange des paroles d’ECT pour soutenir son indépendance des Synoptiques. C’est oublier qu’ECT contient des paroles ou des blocs de paroles ordonnés selon des mots-crochets et des associations de thèmes. Il créé parfois explicitement des regroupements de formes littéraires pour souligner un message théologique favori. Et c’est très hasardeux de chercher à discerner l’intention d’un auteur dans l’organisation de son matériel; on n’a qu’à penser à l’ordre des récits chez Luc dans les ch. 9 à 19, cette longue montée vers Jérusalem : diverses théories ont été proposées sans convaincre personne. Quant à ECT, on ne peut même pas déterminer si la sélection de textes est basée sur les Synoptiques eux-mêmes ou sur un résumé harmonisant et catéchétique; il peut avoir réordonné un ensemble de paroles déjà organisées et peut-être mélangées.
- Pour comprendre l’ordre étrange d’ECT, il faut se rappeler que dès le début de son évangile l’auteur propose un programme ésotérique. Il prétend enregistrer les "paroles cachées de Jésus vivant" (Prologue). La première parole de son évangile promet que le chercheur qui trouvera l'interprétation (vraie) de ces paroles ne goûtera jamais la mort. Le logion 2 exhorte ensuite le chercheur à continuer à chercher, car la découverte du vrai sens des paroles de Jésus le rendra troublé, étonné et finalement roi sur le Tout. Comme l'avertit le logion 3, dans cette recherche, il faut rejeter l'enseignement de "vos chefs" (vraisemblablement les évêques et les presbytres du christianisme "dominant" du 2e siècle). Pour trouver le sens des paroles cachées de Jésus, il faut rechercher non pas les conseils extérieurs des autorités ecclésiastiques, mais plutôt la véritable connaissance de son moi intérieur, détaché du monde matériel et considéré comme un fils du Père vivant. Donc, cet évangile se veut volontairement ésotérique, réservé à une élite spirituelle.
- Sachant tout ce qui vient d’être dit, il ne faut pas être surpris qu’ECT présente régulièrement une forme raccourcie des paraboles qu’on trouve dans les Synoptiques. Certains biblistes voient dans cette forme brève des paraboles l’indice d’une tradition plus ancienne et indépendante. C’est oublier que Matthieu et Luc font la même chose avec les récits de Marc. Par exemple, Matthieu (Mt 19, 9 || Mc 10, 11-12) réduit de moitié le récit de Marc sur l’interdiction du divorce en l’adaptant à son milieu juif où seul l’homme pouvait demander le divorce, contrairement au milieu romain de Marc où la femme pouvait également demander le divorce. Un autre exemple est Luc qui émonde la parabole des vignerons homicides (Lc 20, 9-19 || Mc 12, 1-12). Ainsi, un récit plus court n’est pas l’indice d’une tradition plus ancienne. À l’inverse, Matthieu et Luc, tout comme l’auteur d’ECT, peuvent ajouter du matériel à leur source pour rencontrer leur objectif théologique. C’est ainsi que Matthieu (Mt 14, 22-33 || Mc 6, 45-52) ajoute au récit de Marc où Jésus marche sur l’eau cette scène où Pierre demande à Jésus de le rejoindre sur l’eau. Bref, un récit plus court ou plus long n’est pas l’indice de son ancienneté ou de son indépendance.
- Peu importe dans quelle catégorie on classe la théologie d’ECT, i.e. gnostique, gnosticisant, encratique, ou platonicien moyen, il reste que cet évangile ne témoigne d’aucun des intérêts qui traversent les quatre évangiles canoniques. Ainsi, il n’offre aucune place aux Écritures juives, ou à une histoire du salut qui passe par les prophètes et atteint son paroxysme dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus, et qui se poursuit par la mission de l’Église. Au contraire, ECT a une vision négative de ce monde et du corps physique, de l’histoire humaine et de l’église organisée comme instrument de salut, et rédige son évangile en conséquence.
- Un dernier facteur à considérer dans l’analyse de l’indépendance d’ECT est la large gamme des paroles de Jésus dans les Synoptiques qui se retrouvent dans ECT. Certains biblistes ont comparé ECT à la source Q (ce qui est commun à Matthieu et Luc), datée des années 50, et qui est une source indépendante. Mais ECT est très différent, car y trouve non seulement des paroles de la source Q, mais également du matériel propre à Matthieu et propre à Luc, et même du matériel commun à Marc et la source Q. Il est difficile dans ce cas de considérer ECT comme une source antérieure et indépendante. On a parlé des paroles de Jésus, mais les mêmes observations valent pour les paraboles : on trouve dans ECT deux paraboles qui apparaissent autrement seulement dans la source Q, deux paraboles de Marc, trois paraboles de la source M, et une parabole de la source L. De plus, même les traces du travail rédactionnel de Matthieu et Luc apparaissent dans les textes d’ECT. On peut donc imaginer que l’auteur d’ECT s’est servi d’une collection de paroles extraites des Synoptiques, ou d’une tradition secondaire, ou d’un mélange des deux pour composer son évangile.
- La relation entre Thomas et les Synoptiques : mise à l'essai d'un nombre de cas
- Parallèles dans des logia qui ne sont pas des paraboles
- Sur le plan méthodologique, il est préférable de commencer par les fragments grecs d’ECT, préservés dans le papyrus Oxyrrhynque, qui seraient la version originelle de cet évangile et ECT en serait la traduction en copte. Quand on examine le logion 5, on remarque qu’au lieu de reprendre la formulation un peu chaotique de Mc 4, 22 (« car il n’y a rien de caché à moins afin qu’il soit manifesté »), il opte plutôt pour la formulation plus élégante de Lc 8, 17 (« car il n’y a rien de caché qui ne deviendra pas manifeste »); Luc n’utilise jamais le verbe « manifester », mais seulement l’adjectif manifeste. Pour sauvegarder l’indépendance d’ECT, certains biblistes ont proposé l’hypothèse désespérée qu’ECT et Luc se seraient servis d’une source commune; il n’y a malheureusement aucune base à une telle hypothèse. Et logion 5 n’est pas le seul exemple de l’influence de Luc, et la version copte de cet évangile montrera qu’elle est généralisée.
- Toujours dans la version grecque, l’influence de Luc apparaît également au logion 31 qui fait écho à une parole de Jésus présente dans les quatre évangiles. Voici une traduction littérale :
Mt 13, 57 | Mc 6, 4 | Lc 4, 24 | Jn 4, 44 | Logion 31 (version grecque : P. Oxyrrhynque 1) |
Il n’est pas | Il n’est pas | Aucun | | Il n’est pas |
un prophète | un prophète | prophète | Un prophète | un prophète |
sans honneur | sans honneur | n'est acceptable | dans sa propre patrie | acceptable |
sinon | sinon | | n'a pas d’honneur. | |
dans la ville natale. | dans sa ville natale | dans sa ville natale. | | dans sa ville natale. |
On remarque que la phrase de Matthieu est identique à celle de Marc, la seule exception étant l’absence de l’adjectif possession pour le mot « ville natale », qui est assumé. De plus l’adjectif « sans honneur » n’apparaît pas ailleurs chez Matthieu, ni d’ailleurs chez quatre évangiles, sinon ici alors qu’il copie Marc. On peut affirmer que Matthieu dépend de Marc.
Luc apporte des modifications à la phrase de Marc. Tout d’abord, pour éviter la double négation, il lui substitue une simple déclaration introduite par l’adjectif indéfini « aucun » qui qualifie le mot « prophète ». Et l’adjectif « sans honneur » est remplacé par « acceptable », un mot rare qu’on ne trouve que chez Luc (2 fois dans son évangile, 1 fois dans les Actes) et chez Paul (2 fois). Comme tout le contexte (Lc 4, 16-20) est rédactionnel, i.e. une réécriture et une expansion du récit de Marc sur le rejet de Jésus par les siens, on peut assumer que Lc 4, 24 est également rédactionnel. La finale de Lc 4, 24 (« dans sa patrie ») est une copie de Marc.
La version de Jean, tout en étant indépendante sur le plan littéraire provient probablement d’un bassin commun d’une tradition orale. Comme Luc, Jean présente une simple déclaration. Comme Marc et Matthieu, la négation modifie le verbe, non le nom comme chez Luc. Mais contrairement aux Synoptiques qui utilisent la copule « être », Jean utilise le verbe transitif « avoir ». Enfin, même si Jean utilise le même mot grec (patris), sa signification n’est pas la même : chez les Synoptiques, le contexte est Nazareth et sa synagogue, et donc le mot doit être traduit : ville natale, tandis que chez Jean Jésus arrive en Galilée, revenant de Samarie, et donc le mot doit être traduit : patrie.
La version grecque de l’évangile de Thomas suit le vocabulaire et l’ordre de Marc, mais en diverge sur deux points : il partage avec Luc 1) la formule d’une simple déclaration avec une seule négation (et non deux avec « sinon »), et 2) l’utilisation de l’adjectif « acceptable », un mot qui provient du travail rédactionnel de Luc. Nous avons ici un exemple typique de l’évangile de Thomas de combiner les versions synoptiques tout en copiant certains éléments de Luc.
- Si la version grecque de l’évangile de Thomas a tendance à suivre la formulation de Luc, elle lui arrive aussi de suivre la formulation d’autres évangélistes, comme Matthieu, en particulier le matériel M qui lui est propre. Examinons Mt 10, 16b en parallèle avec l’évangile de Thomas tant dans sa version grecque que copte.
Mt 10, 16b | Logion 39 (version grecque : P. Oxyrrhynque 655) | Logion 39 (ECT) |
Devenez donc astucieux | Mais, vous, devenez astucieux | Mais, vous, devenez astucieux |
comme des serpents | comme des serpents | comme des serpents |
et candides | et candides | et candides |
comme des colombes. | comme colombes. | comme des colombes. |
De toute évidence, ce sont trois versions d’une même parole. La seule différence est dans la première partie, et s’explique par un contexte différent. Chez Matthieu, 16b fait suite à 16a, un texte tiré de la source Q où Jésus avertit ses missionnaires qu’il les envoie comme de brebis au milieu des loups, et 16b devient alors une exhortation qui en tire les conséquences : « Devenez donc astucieux… ». En revanche, dans l’évangile de Thomas, le contexte est celui de reproches adressés aux Pharisiens qui ont caché les clés de la connaissance, et donc le « Mais, vous… » met en contraste l’attitude des disciples.
La question qui se pose : comment expliquer ce parallèle étroit en Matthieu et l’évangile selon Thomas? S’agit-il d’une tradition ancienne commune, ou l’auteur de l’évangile selon Thomas a-t-il tout simplement copié Matthieu? Rappelons que le contexte de Mt 10, 16b est le discours de mission, un des cinq grands discours de son évangile où Matthieu combine des traditions qui lui viennent de Marc, de la source Q, de la source M ainsi que ses propres créations. On peut anticiper qu’il en est de même discours de mission. De fait, Mt 10, 16a, qui précède notre texte, reprend un passage de la source Q, et ce qui suit, Mt 10, 17-18 est une copie du texte de Marc. Quant est-il de Mt 10, 16b? Il est unique, i.e. il ne retrouve nulle part ailleurs dans les évangiles. Proviendrait-il alors du matériel spécial de Matthieu, appelé source M? Notons que ce v. 16b joue dans le discours de Jésus un rôle pivot entre les instructions adressées spécifiquement aux missionnaires et les instructions face à situation future du disciple confronté aux persécutions. Cette observation nous oriente donc plutôt vers une touche propre à Matthieu. De fait, l’adjectif « astucieux » fait partie du vocabulaire de Matthieu (7 occurrences sur un total de 9 dans les évangiles-Actes), ainsi que le nom « serpent » (avec trois occurrences, il est celui qui l’utilise le plus dans les évangiles-Actes), tandis qu’il est le seul à utiliser l’adjectif « candide ». Mais ce qui est encore plus important est de constater que, si la métaphore autour des serpents et des colombes est connue dans le monde gréco-romain et dans les écrits juifs, il n’y a aucun indice de l’existence d’une formulation identique à la manière d’un proverbe qu’on pourrait dater avant l’évangile de Matthieu. Il est donc probable que nous serions ici au v. 16b devant une création de Matthieu, et l’évangile de Thomas serait dépendant de Matthieu.
Nous venons de voir la dépendance de l’évangile de Thomas à l’égard de Luc et Matthieu. On verra plus loin qu’on peut ajouter la source Q et même Marc. Qu’est-ce que cela signifie? Il est invraisemblable qu’un texte qui dépend d’un si grand nombre de sources leur soit antérieur.
- Tournons-nous maintenant vers la traduction copte de l’évangile de Thomas (ECT) qui est bien sûr, postérieure à l’original grec.
Mc 7, 15 | Mt 15, 11 | ECT 14 |
Rien n’est à l’extérieur de l’homme pénétrant en lui qui est capable de le souiller, mais les (choses) hors de l’homme sortant sont les (choses) souillant l’homme. | Non pas ce qui (est) entrant dans la bouche souille l’homme, mais ce qui (est) sortant de la bouche cela souille l’homme | Car ce qui entrera dans votre bouche ne vous souillera pas, mais ce qui sortira de votre bouche, cela vous souillera. |
En comparant la façon de Matthieu de reprendre le texte de Marc, on note certains de ses traits typiques :
- Matthieu adoucit le ton radical de Marc (« rien n’est à l’extérieur… qui est capable) en laissant tomber « rien » et « qui est capable »; il ne peut accepter que toute la loi mosaïque soit révoquée;
- Il organise la phrase pour avoir deux parties très bien équilibrées (« Non pas ce qui est entrant…, mais ce qui est sortant…);
- Pour consolider l’équilibre, il n’utilise que le singulier (« ce qui… »), alors que Marc a le singulier au début, et le pluriel à la fin;
- Il apporte une précision avec le mot « bouche » qu'il répartie dans les deux parties de la phrase;
- Enfin, il introduit le pronom démonstratif « cela » pour exprimer l’idée d’un sommaire dans sa finale.
Or, il est très révélateur qu’ECT reprenne les cinq modifications de Matthieu. Cette constatation rend improbable l’idée qu’ECT aurait utilisé une tradition orale quelconque ou une autre tradition écrite.
- Abordons un cas plus compliqué, celui des Béatitudes.
Mt 5, 3 | Lc 6, 20b | ECT 54 |
Heureux les pauvres en esprit, car à eux est le royaume des cieux | Heureux les pauvres, car vôtre est le royaume de Dieu | Heureux les pauvres, car vôtre est le royaume des cieux. |
Qu’observons-nous? Tout d’abord, la béatitude de Matthieu est à la 3e personne, celle de Luc est à la deuxième personne. De plus, la majorité des biblistes pensent que Matthieu a ajouté « en esprit » à la béatitude originelle et a remplace royaume de Dieu par l’expression « royaume des cieux ». Or, que fait l’auteur d’ECT 54? L’utilisation de la 2e personne et l’absence de « en esprit » montre qu’il suit Luc. En revanche, la présence de l’expression « royaume des cieux » montre qu’il suit Matthieu. Il a donc combiné les deux versions des béatitudes. On verra la même tendance à combiner les évangiles chez les écrivains du 2e siècle comme en témoignent la Didachè, Polycarpe, Justin.
- Voici un autre exemple où ECT combine Matthieu et Luc. En caractère gras, on trouvera ce qui est commun à Matthieu et Luc, et donc provenant de la source Q. Dans la colonne ECT, ce qui est en italique reflète le texte de Matthieu, ce qui est souligné le texte de Luc.
Mt 10, 34-36 | Lc 12, 51-53 | ECT 16 |
34 Ne pensez pas que je suis venu jeter une paix sur la terre. Je ne suis pas venu jeter une paix mais une épée. | 51 Imaginez-vous qu'une paix je me suis présenté pour donner à la terre? Non, je dis à vous, mais plutôt une division. | Jésus a dit : Sans doute les hommes pensent que je suis venu jeter la paix sur le monde, et ils ne savent pas que je suis venu jeter des divisions sur la terre, le feu, l’épée, la guerre. |
35a Car je suis venu | 52 Car ils seront à partir du maintenant cinq dans une maison ayant été divisés, trois contre deux et deux contre trois. | Car ils seront cinq dans une maison, trois seront contre deux et deux contre trois, |
35b-36 séparer un homme opposé au père de lui et une fille opposée à la mère d'elle et une bru opposée à la belle-mère d'elle, et des ennemis de l'homme (seront) les membres de la famille de lui. | 53 Ils seront divisés un père contre un fils et un fils contre un père, une mère contre la fille et une fille contre la mère, une belle-mère contre la bru d'elle et une bru contre la belle-mère. | le père contre le fils, et le fils contre le père, et, debout, ils seront solitaires. |
Il est difficile de reconstituer la source Q qu’utilisent Matthieu et Luc, car on note le travail éditorial des deux évangélistes. En Mt 10, 36 Matthieu reprend presque littéralement Mi 7, 6 (« Parce qu’un fils déshonore un père, une fille s’élève sur la mère d’elle, la bru sur la belle-mère d’elle, tous les hommes ennemis (sont) les hommes ceux dans la maison de lui »). Quant à Luc, au v. 53 il donne le détail des oppositions où les partenaires du conflit sont à la fois l’attaquant et la victime. De plus, des termes comme « division » appartient à son vocabulaire. Or, ECT reprend des termes typiques de Matthieu comme « jeter », « sur », « épée » et des termes typiques de Luc comme « division ». Comme le montre ce qui a été souligné et ce qui est en italique, ECT a combiné Matthieu et Luc. Cette approche des évangiles n’est pas accidentelle, mais reflète une tendance lourde.
- Un autre exemple concerne encore un texte de la source Q.
Mt 10, 37-38 | Lc 14, 26-27 | ECT 55 |
| Si quelqu'un vient vers moi et | |
L'aimant un père ou une mère | ne hait pas le père de lui-même et la mère | Celui qui ne hait pas son père et sa mère |
plus que moi n'est pas digne de moi, | | ne pourra être un disciple pour moi ; |
et l'aimant un fils ou une fille plus que moi | et la femme et les enfants et les frères et les sœurs et encore aussi la vie de lui-même, | et celui qui ne hait pas ses frères et soeurs |
n'est pas digne de moi. | il ne peut pas être mon disciple. | |
Et qui ne prend pas la croix de lui | Quiconque ne porte pas la croix de lui-même | et ne porte sa croix comme moi |
et ne suit pas derrière moi, | et ne vient pas derrière moi, | |
il n'est pas digne de moi. | il ne peut être mon disciple. | ne deviendra pas digne de moi. |
Chez Matthieu, la phrase qui sert de leitmotiv est « pas digne de moi », et chez Luc est « pas être mon disciple ». Beaucoup de biblistes pensent que l’expression « digne de moi » est une création de Matthieu qui fait inclusion avec la même expression plus tôt dans le discours missionnaire, tandis que l’expression « être mon disciple » de Luc est courante dans les évangiles et pourrait être l’expression originelle de la source Q. De plus, Matthieu aurait adouci l’expression radicale et très sémitique « haïr » de la source Q, et présente chez Luc, en optant pour « aimer plus que ». Qu’observe-t-on chez ECT 55? Il emprunte à Matthieu l’expression « digne de moi » et à Luc « haïr son père et sa mère », « être mon disciple » et « frères et sœurs ». Encore une fois, ECT fait une combinaison des textes évangéliques, tout en ayant tendance force vers Luc.
- Un autre exemple nous vient quand ECT utilise un texte de Marc repris par Matthieu et Luc. Les parenthèses carrées d’ECT indiquent que l’ordre originel, reflété par le chiffre qui accompagne la parenthèse, a été modifié pour fin de comparaison.
Mc 2, 21-22 | Mt 9, 16-17 | Lc 5, 36b-39 | ECT 47 |
Personne ne coud une pièce de drap non foulé à un vêtement vieux; | Puis, personne ne rajoute une pièce de drap non foulé à un vêtement vieux; | Personne ne rajoute une pièce, à partir d’un vêtement neuf, ayant été déchiré, à un vêtement vieux; | [3 On ne coud pas une vieille pièce à un vêtement neuf, |
puis, sinon l’ajouté tire sur lui, le neuf sur le vieux, et pire la déchirure devient. | car, l’ajouté de lui tire sur le vêtement, et pire la déchirure devient. | puis, sinon assurément on déchirera aussi le nouveau, et la pièce, celle à partir du nouveau, ne s’accordera pas au vieux. | car il y aura déchirure.] |
Et personne ne met de vin nouveau dans des outres vieilles; | Ni ils ne mettent de vin nouveau dans des outres vieilles; | Et personne ne met de vin nouveau dans des outres vieilles; | [2 Et l’on de verse pas du vin nouveau dans des vieilles outres, |
puis, sinon le vin fera éclater les outres et le vin est perdu ainsi que les outres. | puis, sinon assurément les outres éclatent et le vin se répand et les outres sont perdues. | puis, sinon assurément le vin le nouveau fera éclater les outres et lui se répandra et les outres seront perdues. | sinon elles éclatent ; et l’on ne verse pas de vin vieux dans une outre neuve, sinon il la détruit. ] |
Mais un vin nouveau dans des outres neuves. | Mais ils mettent un vin nouveau dans des outres neuves, et les deux se conservent. | Mais un vin nouveau dans des outres neuves qu’il faut mettre. | |
| | Et personne, ayant bu du vieux, ne veut du nouveau. On dit en effet : le vieux est bon. | [1 Personne ne boit du vin vieux et ne veut aussitôt boire du vin nouveau.] |
Deux constatations s’imposent.
- L’affirmation finale de Luc sur la préférence pour le vieux vin est une création de l’évangéliste lui-même, car elle ne cadre pas avec la métaphore du vin nouveau et des vieilles outres. Et il est habituel de placer à la fin ce qu’on ajoute. Et comme un texte semblable se retrouve également chez ECT, l’auteur de ce dernier connaissait donc la version lucanienne de cette péricope, et en la reprenant, montre sa préférence pour cette version.
- Une fois admise que l’auteur d’ECT aime travailler avec la version lucanienne, on peut constater qu’il l’a reprise dans l’ordre totalement inverse, en commençant d’abord par la préférence pour le vieux vin, puis abordant le problème qu’on ne peut mettre de vin nouveau dans de vieilles outres, et enfin terminant avec la parole sur la pièce qu’on coud à un vêtement.
- Considérons un dernier exemple lié à la triple tradition (Marc, Matthieu, Luc).
Mc 3, 31-35 | Mt 12, 46-50 | Lc 8, 19-21 | ECT 99 |
| Comme il parlait encore aux foules, | | |
Et viennent sa mère et ses frères | voici, sa mère et ses frères | Or arrivèrent près de lui sa mère et ses frères, | |
et, se tenant dehors, | se tenaient dehors, | | |
Ils lui envoyèrent (quelqu’un) pour l’appeler | cherchant à lui parler. | et ils ne pouvaient l’aborder à cause de la foule. | |
et ils lui disent : | Quelqu’un lui dit : | On lui annonça : | Les disciples lui dirent : |
Voici ta mère et tes frères [et tes soeurs] | Voici ta mère et tes frères | Ta mère et tes frères | Tes frères et ta mère |
dehors te cherchent. | se tiennent dehors et cherchent à te parler. | se tiennent dehors voulant te voir. | se tiennent dehors. |
Et, leur répondant, il dit : | Lui, répondant, dit à celui qui lui parlait : | Lui, répondant, leur dit : | Il leur dit : |
Qui est ma mère et mes frères? | Qui est ma mère et qui sont mes frères? | | |
Et regardant ceux qui étaient assis en cercle autour de lui, il dit : | Et, étendant sa main vers ses disciples, il dit : | | |
Voici ma mère et mes frères : | Voici ma mère et mes frères | Ma mère et mes frères ce sont ceux | |
celui qui fait la volonté de Dieu, | car quiconque fait la volonté de mon Père qui (est) dans (les) cieux, | qui écoutent la parole de Dieu et (la) pratiquent. | Ceux qui en ces lieux font le vouloir de mon Père, |
celui-là est mon frère et (ma) soeur et (ma) mère. | lui est mon frère et (ma) soeur et (ma) mère. | | ce sont eux, mes frères et ma mère. |
| | | Ce sont eux qui entreront dans le royaume de mon Père. |
Comparons d’abord Marc et Matthieu.
- Les deux s’entendent pour affirmer que la mère de Jésus et ses frères se tiennent dehors et on rapporte ce fait à Jésus
- Les deux s’entendant dans la finale pour mentionner dans l’ordre : frère, sœur et mère, pour faire inclusion avec le début qui parle d’abord de mère, faisant de celle-ci le personnage le plus important
- Les deux divergent dans la présentation de l’action de Jésus : chez Marc, Jésus promène son regard sur ceux assis en cercle autour de lui; chez Matthieu, Jésus étend la main vers ses disciples
- Les deux divergent dans le vocabulaire pour décrire le disciple : Marc parle de « la volonté de Dieu », Matthieu de « la volonté de mon Père du ciel ».
- Matthieu ajoute la référence aux disciples comme modèle de ceux qui font la volonté du Père, soulignant ainsi l’importance de leur rôle comme il le fait tout au long de son évangile
Observations sur la version de Luc :
- Luc abrège beaucoup ce qu’il reçoit de Marc
- En revanche, il ajoute une explication sur l’impossibilité de voir Jésus : à cause de la foule
- Il omet la question rhétorique (« Qui est ma mère… ») et le geste symbolique de regarder les gens autour de lui, pour passer immédiatement à la réponse de Jésus autour de l’écoute de la parole, ce qui lui permet d’identifier la mère et les frères de Jésus avec ceux qui écoutent la parole de Dieu et la pratiquent, et par là garder l’image positive de la mère de Jésus présentée dans le récit de l’enfance
- Dans sa finale, Luc parle seulement de « mère et frères », sans mention des sœurs, ce qui lui permet d’aligner sa conclusion avec son introduction qui ne parle que de la mère et des frères.
Observations sur ECT 99
- ECT pousse encore plus loin que Luc l’abrègement du récit
- Comme chez Marc, c’est un groupe (pluriel) qui annonce la présence de la mère et des frères, mais il copie de l’évangile de Matthieu la présence des disciples
- Il emprunte à Matthieu et Luc le fait que les frères et la mère se tiennent debout, un fait absent de Marc, tout en mentionnant d’abord les frères, avant la mère, un ordre qu’il conserve tout au long de son évangile
- Tout comme Luc, ECT ne mentionne que les frères et la mère dans sa finale
- Tout comme Luc, sa finale utilise le pluriel (« ceux qui font… le vouloir…»), et non le singulier de Marc et Matthieu (« celui qui… »; « quiconque »)
L’analyse de ces différents genres littéraire, en dehors des paraboles, confirment une tendance force d’ECT : celui de combiner les différents récits évangéliques, avec un penchant à préférer la version de Luc. Nous verrons que cette tendance se poursuit avec les paraboles.
- Parallèles tirés de la tradition des paraboles
- La parabole de la graine de moutarde
C’est une parabole qu’on retrouve à la fois dans la source Q (Matthieu et Luc) et Marc.
Mc 4, 30-32 | Mt 13, 31-32 | Lc 13, 18-19 | ECT 20 |
Et il disait : « Comment comparerons-nous le royaume de Dieu, ou en quelle parabole le mettrons-nous? | Une autre parabole il mit de l'avant à eux disant: "Comparable est le royaume des cieux | Il disait donc: "À quoi comparable est le royaume de Dieu et à quoi comparerai-je lui? Il est comparable | Les disciples dirent à Jésus : Dis-nous à quoi le royaume des cieux est comparable. Il leur dit : Il est comparable |
Comme une graine de moutarde qui, quand elle est semée sur la terre, étant la plus petite que toutes les semences sur la terre, | à une graine qu'ayant pris un homme a semé dans le champ de lui. D'une part, la plus petite elle est de toutes les semences, | à une graine de moutarde qu'ayant pris un homme, il jeta vers jardin de lui, | à une graine de moutarde, la plus petite de toutes les semences ; |
et quand elle est semée, elle monte et devient plus grand que toutes les plantes potagères, et elle fait de grandes branches, au point que les oiseaux du ciel peuvent s’abriter sous son ombre. | mais quand elle s'est accru, plus grande des plantes potagères elle est et elle devient un arbre, au point de venir les oiseaux du ciel et de s'abriter dans les branches de lui." | et elle s'accrut et devint vers un arbre, et les oiseaux du ciel s'abritèrent dans les branches de lui." | mais quand elle tombe sur la terre travaillée, elle fait une grande branche qui devient un abri pour les oiseaux du ciel. |
Luc semble celui qui reflète le mieux la version originelle de la source Q, tandis que Matthieu semble avoir combiné la source Q (« une graine que prend un homme… devient un arbre… les oiseaux viennent s’abriter sous ses branches ») avec Marc (« la plus petite de toutes les semences… la plus grande des plantes potagères »).
Comparons d’abord la version de Marc et celle de Luc (=Q). On peut repérer la structure suivante :
- Introduction. Marc introduit la parabole avec une double question rhétorique (« Comment comparerons-nous… ou en quelle parabole… »), tandis que chez Luc il y a également une double question, mais avec les mots de la source Q (« À quoi comparable… à quoi comparerai-je… »)
- La mise en terre de la semence. Chez Marc, la réponse de Jésus est d’abord une simple expression (« comme une graine de moutarde ») avant de préciser que c’est la petite des semences avec deux fois la mention « sur la terre ». Chez Luc, la réponse de Jésus est une phrase complète avec pour sujet un homme et pour lieu un « jardin », sans mention que c’est la plus petite des semences.
- La croissance. Chez Marc, la croissance est au temps présent (« elle monte »), et la graine de moutarde devient la plus grande plante potagère et fait de grandes branches. Chez Luc, cette croissance est au passé et est très laconique : la graine est devenue un arbre.
- Le résultat. Chez Marc, le résultat est introduit par : « au point que »; les oiseaux peuvent s’abriter sous son ombre. Chez Luc, il n’y a pas d’expression pour désigner le résultat, mais seulement la mention que les oiseaux s’abritent dans ses branches.
Examinons maintenant Matthieu
- Introduction. Aucune question n’introduit la parabole, mais une simple affirmation : « Le royaume des cieux est comparable… »
- La mise en terre de la semence. Comme dans la source Q (=Lc), le sujet est un homme, mais au lieu du verbe « jeter », il utilise le verbe « semer » comme chez Marc. Mais contrairement à Luc qui parle de « jardin » et à Marc qui parle de « terre », Matthieu parle de « champ ». De Marc, il copie la mention de la plus petite des semences.
- La croissance. Matthieu utilise le même verbe que la source Q (accroître), mais en utilisant le même temps de verbe et la même structure grammaticale que Marc (« et quand elle est »), ainsi que sa mention à l’indicatif présent qu’elle est plus grande des plantes potagères, avant de retourner à Q pour mentionner que la semence est devenue un arbre.
- Le résultat. Il est introduit avec la même construction grammaticale que Marc (au point de), mais pour insérer l’expression de Q (=Lc) sur les oiseaux du ciel qui s’abritent dans ses branches.
Regardons maintenant le travail d’harmonisation d’ECT.
- Introduction. La parabole est introduite par une simple phrase comme chez Matthieu et avec la même expression « royaume des cieux ». Mais cette phrase a la forme d’une question (à quoi est comparable) qui ressemble à la première question de Luc. Notons une technique propre à l’auteur d’ECT d’introduire une péricope en mettant sur les lèvres des disciples une question adressée à Jésus.
- La mise en terre de la semence. Jésus répond précisément à la question comme chez Luc, et avec une phrase complète comme chez Matthieu. La réponse est immédiatement suivie de la mention qu’il s’agit de la plus petite des semences dans une phrase principale, comme chez Matthieu, mais une mention qui intervient avant la mise en terre. ECT reprend la conjonction « quand » qu’on trouve chez Marc et Matthieu, mais avec l’expression de Matthieu « mais quand ». De même, il reprend l’expression exacte de Marc « sur la terre », mais en ajoutant le qualificatif « travaillée », un qualificatif associé habituellement à un champ dont parle Matthieu.
- La croissance. Comme Marc, ECT utilise l’expression « faire une branche », mais avec « branche » au singulier, le singulier prédominant dans le monde gnostique où il le récipient de toute connaissance est toujours unique. Par ailleurs, il utilise le verbe « devenir » comme Matthieu pour parler du résultat de la croissance.
- Le résultat. Pour ECT, le dénouement se trouve dans l’abri pour les oiseaux, également mentionné par les trois Synoptiques, mais dont le mot copte comporte également la nuance d’ombre, comme chez Marc.
- Une autre parabole, un peu plus compliquée, où ECT combine les versions synoptiques, est celle des vignerons homicides.
Mc 12, 1-12 | Mt 21, 33-46 | Lc 20, 9-19 | ECT 65-66 |
Et il commença à leur parler en paraboles : « Un homme planta une vigne et (l’)entoura d’une clôture et creusa un pressoir et bâtit une tour; et il la loua à des vignerons et partit pour l’étranger | « Écoutez une autre parabole. Un homme était maître de maison, qui planta une vigne et l’entoura d’une clôture et y creusa un pressoir et bâtit une tour; et il la loua à des vignerons et partit pour l’étranger. | Or, il commença à dire au peuple cette parabole : « Un homme planta une vigne, et il la loua à des vignerons et partit pour l’étranger pour longtemps. | Il a dit : Un homme fortuné avait une vigne. Il la donna à des cultivateurs pour la travailler et pour en recevoir le fruit de leurs mains. |
Et, au temps (opportun), il envoya vers les vignerons un esclave afin qu’il reçoive, des vignerons, des fruits de la vigne. | Or, quand approcha le temps des fruits, il envoya ses esclaves vers les vignerons recevoir ses fruits. | Et, au temps (opportun), il envoya vers les vignerons un esclave afin qu’ils lui donnent du fruit de la vigne. | Il envoya son esclave afin que les cultivateurs lui donnent le fruit de la vigne. |
Et, s’étant saisis de lui, ils le battirent et le renvoyèrent (les mains) vides. | Et les vignerons, s’étant saisis de ses esclaves, battirent l’un, tuèrent l’autre, en lapidèrent un autre. | Mais les vignerons, l’ayant battu, le renvoyèrent (les mains) vides. | Ils se saisirent de son esclave, ils le frappèrent ; un peu plus, ils l’auraient tué. L'esclave s’en alla. Il le dit à son maître. Son maître dit : Peut-être ne les a-t-il pas connus. |
Et de nouveau, il envoya vers eux un autre esclave; celui-là aussi ils (le) frappèrent à la tête et (le) couvrirent d’outrages. | De nouveau, il envoya d’autres esclaves plus nombreux que les premiers, et ils leur firent de même. | Et il (voulut) encore envoyer un autre esclave; mais eux, celui-là aussi, (l’)ayant battu et couvert d’outrages, ils (le) renvoyèrent (les mains) vides. | Il envoya un autre esclave ; les cultivateurs le frappèrent aussi. |
Et il en envoya un autre : celui-là aussi ils le tuèrent; puis beaucoup d’autres : battant les uns, tuant les autres. | | Et il (voulut) encore (en) envoyer un troisième; mais eux, lui aussi, (l’)ayant blessé, ils (le) jetèrent dehors. | |
Il y avait encore quelqu’un, un fils bien-aimé; il l’envoyé (le) dernier vers eux, en disant : 'Ils auront des égards pour mon fils.' | Or, finalement, il envoya vers eux son fils, en disant : 'Ils auront des égards pour mon fils.' | Or le maître de la vigne dit : 'Que ferais-je? J’enverrai mon fils bien-aimé; peut-être auront-ils des égards pour lui.' | Alors le maître envoya son fils ; il dit : Peut-être le respecteront-ils, mon fils. |
Mais ces vignerons-là se dirent entre eux : 'Voici l’héritier : venez, tuons-le, et l’héritage sera à nous.' | Mais les vignerons, en voyant le fils, dirent en eux-mêmes : 'Voici l’héritier : venez, tuons-le et ayons son héritage.' | Mais en le voyant, les vignerons raisonnaient entre eux en disant : 'Voici l’héritier : tuons-le, pour que l’héritage soit à nous.' | Comme ces cultivateurs-là connaissaient que c’était lui l’héritier de la vigne, |
Et, (l’)ayant saisi, ils le tuèrent et le jetèrent hors de la vigne. | Et, l’ayant saisi, ils (le) jetèrent hors de la vigne et (le) tuèrent. | Et, l’ayant jeté hors de la vigne, ils (le) tuèrent. | ils se saisirent de lui et le tuèrent. |
Que fera le maître de la vigne? Il viendra et fera périr les vignerons et donnera la vigne à d’autres. | Quand donc viendra le maître de la vigne que fera-t-il à ces vignerons-là? » Ils lui disent : « Il fera misérablement périr ces misérables, et louera la vigne à d’autres vignerons qui lui en livreront les fruits en leur temps. » | Que leur fera donc le maître de la vigne? Il viendra et fera périr ces vignerons et donnera la vigne à d’autres. » Mais ayant entendu, ils dirent : « que (cela) n’arrive pas! » | Que celui qui a des oreilles entende ! |
Et n’avez-vous pas lu cette Écriture : La pierre qu’avaient rejetée les bâtisseurs, (c’est) elle (qui) est devenue pierre de faîte; c’est là l’œuvre du Seigneur et elle est admirable à mes yeux? » | Jésus leur dit : « N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’avaient rejetée les bâtisseurs, (c’est) elle (qui) est devenue pierre de faîte; c’est là l’œuvre du Seigneur et elle est admirable à mes yeux? | Mais, ayant fixé sur eux son regard, il dit : « Que signifie donc ce qui est écrit : La pierre qu’avaient rejetée les bâtisseurs, (c’est) elle (qui) est devenue pierre de faîte? | Jésus a dit : Montrez-moi la pierre que les bâtisseurs ont rejetée : c’est elle, la pierre d’angle. |
| C’est pourquoi je vous dis que le royaume de Dieu vous sera enlevé et sera donné à une nation lui faisant produire ses fruits. Celui qui tombera sur cette pierre sera brisé, et celui sur qui elle tombera, elle l'écrasera. » | Tout (homme) qui tombera sur cette pierre sera fracassé, et (celui) sur qui elle tombera, elle l’écrasera. » | |
Et ils cherchaient à l’arrêter, et ils craignirent la foule. Ils avaient compris, en effet, que (c’était) pour eux (qu’il) avait dit la parabole. Et, le laissant, ils s’en allèrent. | Les grands prêtres et les Pharisiens, entendant ses paraboles, comprirent qu’il parlait d’eux. Et, (tout en) cherchant à l’arrêter, ils craignirent les foules, car elles le tenaient pour un prophète. | Et les scribes et les grands prêtres cherchèrent à mettre la main sur lui, en cette heure-là, et ils craignirent le peuple. Ils avaient compris, en effet, que (c’était) pour eux (qu’)il avait dit cette parabole. | |
Un certain nombre de biblistes considèrent l’indépendance du récit d’ECT en se basant sur les présupposés suivants :
- La version d’ECT serait plus plausible que celle des Synoptiques. Mais c’est oublier que Luc lui-même essaie de rendre plus vraisemblable le récit de Marc, et la version d’ECT comporte également des invraisemblances.
- La version d’ECT serait plus primitive, car elle n’a pas la formule d’introduction à Is 5, 1-2 (« Et n’avez-vous pas lu cette Écriture… »). Mais c’est oublier que Luc lui-même a réduit la référence à Isaïe.
- La version d’ECT serait plus primitive en raison de l’absence des allusions à l’AT et des traits allégoriques présents dans les Synoptiques. Mais c’est oublier qu’ECT est probablement un écrit gnostique qui a une vision négative du Judaïsme et des Écritures, et entend présenter des paroles ésotériques de Jésus accessibles seulement aux initiés.
- La version d’ECT serait antérieure aux Synoptiques, car on n’y voit pas cette affirmation voilée de Jésus d’être ce fils qui sera tué, une affirmation possible seulement après Pâques. Mais, le problème est qu’on ne sait pas ce que le Jésus historique a explicitement ou implicitement affirmé à son sujet.
- La version d’ECT serait plus primitive, car plus courte. Mais Matthieu et Luc prouvent le contraire : leur évangile a été écrit après Marc, mais ils ont souvent réduit de beaucoup le récit de Marc, surtout Matthieu.
Commentons d’abord la version de Marc.
- Mise en scène. La plantation de la vigne correspond à la version de la Septante d’Is 5, 2. Ce qui est nouveau est le fait de donner cette vigne en fermage et de partir.
- L’envoi d’esclaves pour cueillir les fruits. Il y a plusieurs envois d’esclaves : le premier est battu et renvoyé les mains vides, le deuxième est frappé à la tête et déshonoré, le troisième est tué, et plusieurs autres, dont certains sont battus, d’autres tués.
- L’envoi du fils. Le propriétaire a encore une personne, son fils bien-aimé. Il l’envoie en dernier se disant qu’ils auront du respect pour son fils.
- Le meurtre du fils. Les vignerons, sachant qu’il est l’héritier, décident de le tuer pour obtenir l’héritage. Après l’avoir tué, ils le jettent hors de la vigne, le privant d’une inhumation décente.
- La conclusion double.
- Première question : Jésus pose la question rhétorique (« Que fera le seigneur de la vigne? »), et Jésus répond : « Il fera périr les vignerons et donnera la vigne à d’autres »
- Deuxième question : Jésus pose la question rhétorique (« Et n’avez-vous pas lu cette Écriture? »), et Jésus cite le Ps 117, 22-23 selon la Septante : « La pierre qu’avaient rejetée les bâtisseurs… »
Matthieu, comme il le fait souvent, a abrégé le récit, en particulier la séquence des événements, même s’il allonge certaines paroles.
- Mise en scène. Matthieu précise que l’homme est un « maître de maison », un titre qu’il utilise souvent.
- L’envoi d’esclaves pour cueillir les fruits. L’envoi concerne plusieurs esclaves en nombre croissant qui seront battus, tués, lapidés.
- L’envoi du fils. Dans son effort d’abréger le récit, Matthieu réduit à deux l’envoi d’esclaves avant celui du fils, et l’envoi du fils est réduit à une seule phrase, sans la mention qu’il est le bien-aimé.
- Le meurtre du fils. Pour accentuer l’allégorie, Matthieu renverse l’ordre des événements : le fils est d’abord jeté hors de la vigne (Jérusalem) avant d’être tué, un reflet de la passion et la mort de Jésus.
- La conclusion double. Matthieu élargit la formulation.
- Première question : Jésus pose la question rhétorique (« Quand donc viendra le maître de la vigne que fera-t-il à ces vignerons-là? »), et les autorités juives répondent (se condamnant eux-mêmes) : « Il fera misérablement périr ces misérables, et louera la vigne à d’autres vignerons qui lui en livreront les fruits en leur temps »
- Deuxième question : Jésus pose la question rhétorique (« Et n’avez-vous pas lu ces Écritures? »), et Jésus non seulement cite le Ps 117, 22-23 selon la Septante : « La pierre qu’avaient rejetée les bâtisseurs… », mais applique la parabole aux autorités juives (« C’est pourquoi je vous dis que le royaume de Dieu vous sera enlevé et sera donné à une nation [église, constituée de Juifs et de Gentils]… »).
Luc abrège encore davantage le récit de Marc, et on passe de 114 mots grecs à 100.
- Mise en scène. Luc élimine l’allusion à Is 5, 2 pour ne garder que la mention d’un homme qui plante une vigne. En revanche, sans doute pour rendre le récit plausible, il indique que l’homme part en voyage pour un certain temps.
- L’envoi d’esclaves pour cueillir les fruits. Il y a trois envois d’un seul serviteur qui est tour à tour battu, outragé, blessé et jeté hors de la vigne.
- L’envoi du fils. Dans un dialogue intérieur typique de Luc, l’homme se demande quoi faire avant de penser que « peut-être » ils auront des égards pour lui.
- Le meurtre du fils. Comme Matthieu, Luc inverse l’ordre des événements pour refléter la passion de Jésus.
- La conclusion double. Comme Matthieu, Luc donne de l’expansion aux remarques de Jésus.
- Luc répète presque mot pour mot la question rhétorique de Jésus et sa réponse
- Deuxième question rhétorique : (« Que signifie donc ce qui est écrit? »), et la réponse de Jésus comprend seulement le v. 22 du Ps 117 à laquelle Luc ajoute Dn 2, 24-35.44-45 selon la Septante et peut-être Is 8, 14-15 (« Quiconque tombera sur cette pierre sera fracassé… »).
Bref, à mesure qu’on avance dans le temps, on note la tendance à abréger le récit, tout en donnant une expansion à la seconde question rhétorique de Jésus. On note aussi la tendance, à peine visible chez Matthieu, plus claire chez Luc, de rendre le récit plus plausible. Par exemple, chez Luc aucun esclave n’est tué.
Avec ECT, le récit est abrégé davantage, rendu plus plausible avec des perspectives rédactionnelles à chaque étape du récit.
- Mise en scène. Comme Luc, ECT omet l’allusion à Is 5, 2. Dans un effort pour demeurer bref, il insère ici l’attente du propriétaire : recevoir d’eux son fruit.
- L’envoi d’esclaves pour cueillir les fruits. ECT combine à la fois Matthieu et Luc pour être bref et rendre le récit plus vraisemblable : il n’y a qu’un seul esclave envoyé à la fois, et il n’est pas tué, mais seulement battu, ce qui rend plus plausible l’envoi du fils. Comme Matthieu, deux seuls envois précèdent l’envoi du fils. Comme Luc, l’envoi du premier esclave chez ECT est accompagné du motif de l’envoi (afin que) avec presque les mêmes mots, en particulier le mot « fruit » au singulier. Notons que l’emploi du verbe « donner » avec « fruit » est très rare et reflète ici le travail rédactionnel de Luc. La présence de la même expression chez ECT reflète sa dépendance de Luc.
ECT reprend le verbe « saisir » de Marc et Matthieu, et l’adjectif possessif « son » esclave de Matthieu (au pluriel chez Matthieu). Comme Marc et Luc, il n’y a pas de meurtre lors du premier envoi. Mais chez ECT, il est important que le seul envoyé ne soit pas tué, afin de pouvoir rapporter le refus des cultivateurs. Mais ECT est conscient que des esclaves sont tués chez Matthieu, car il ajoute : « un peu plus, ils l’auraient tué ». Enfin, pour ajouter plus de plausibilité au récit, ECT emprunte à Luc le monologue intérieur du propriétaire avant d’envoyer son fils où il se disait : « peut-être auront-ils des égards ». Mais chez ECT ce monologue intervient à la fois avant l’envoi du deuxième esclave et avant l’envoi du fils, avec à chaque fois la présence de l’expression « peut-être » de Luc. Notons que la phrase « Peut-être ne les a-t-il pas connus » (l’esclave n’aurait pas reconnu les cultivateurs) pose problème : on se serait attendu à « Peut-être ne l’ont-ils pas connu » (les cultivateurs n’auraient pas reconnu l’esclave). Aucune solution satisfaisante n’a été trouvée.
- L’envoi du fils. Comme Matthieu, ECT fait de l’envoi du fils une affirmation indépendante (« il envoya son fils ») et omet « bien-aimé ». Mais comme Luc, cet envoi prend la forme d’un monologue avec l’expression rare « peut-être », la seule occurrence chez Luc et tout le N.T., et la seule occurrence également chez ECT. Enfin, ECT combine « mon fils » de Marc et Matthieu, avec le pronom personnel « lui » de Luc dans la phrase : Peut-être « le » (=lui) respecteront-ils, « mon fils ».
- Le meurtre du fils. Le récit du dénouement est réduit au minimum. Notons que l’utilisation de l’adjectif démonstratif « ces cultivateurs-là » chez ECT reprend l’adjectif de Marc « ces vignerons-là ». Mais ce qui est particulier chez ECT est l’utilisation du verbe « connaître », un thème central chez les gnostiques : plus tôt il a mentionné l’ignorance de l’esclave du propriétaire (=le demiurge, aveugle et tyrannique qu’est le Créateur), qui est maintenant contrasté avec la connaissance des cultivateurs rebelles et libres. ECT reprend alors l’expression de Marc : ils se saisirent de lui et le tuèrent. C’est ici que la parabole se termine abruptement. Cette fin soudaine, sans commentaire ou référence scripturaire est typique d’ECT pour qui la signification des paroles de Jésus est cachée; seuls les initiés auront accès à cette signification, d’où le refrain : « Que celui qui a des oreilles entende! ».
- La conclusion double. Il faut s’attendre à ce qu’ECT ne reprenne pas telle quelle la conclusion double. Car d’une part, l’annonce de la destruction de Jérusalem fait partie d’une vision de l’histoire du salut qui commence avec les prophètes et connaît son dénouement avec la mort de Jésus, ce qui ne cadre pas du tout avec la théologie d’ECT, et d’autre part sa mise à l’écart de l’AT ne lui permet pas d’introduire une citation explicite. Néanmoins, à sa façon, il nous offre une double conclusion. La première est de rappeler que la parabole contient une énigme (« Que celui qui a des oreilles entende »), la deuxième reprend la référence abrégée au Ps 117 (LXX) de Luc, mais sans mentionner qu’il s’agit d’une référence à l’Écriture; ECT en fait un logion séparé, introduit par : « Jésus a dit », un logion qui prend la forme d’une énigme.
Bref, ECT suit la tendance observée chez Matthieu et Luc d’abréger le récit tout en insérant des touches rédactionnelles. Même si des traits de Marc et Matthieu sont présents chez ECT, ce sont surtout les changements rédactionnels de Luc qui sont reflétés dans ces évangile : 1) un début abrupt sans référence à Is 5, 2; 2) l’expression du but de l’envoi d’esclave (« afin qu’ils lui donne le fruit de la vigne »); 3) l’omission du meurtre d’esclave; 4) le monologue du propriétaire avec l’expression « peut-être ». ECT dépend donc des Synoptiques. En même temps, ECT imprime au récit son intention rédactionnel : 1) en abrégeant le récit, il accentue sa signification cachée; 2) en insérant le thème connaître / ne pas connaître, il invite le lecteur à entrer dans cette signification cachée.
- Après avoir examiné des paraboles qui ont des parallèles dans les Synoptiques, considérons maintenant le cas où le parallèle d’ECT est seulement avec le matériel spécial de Matthieu (M), par exemple la parabole du bon grain et de l’ivraie.
Mt 13, 24-30 | ECT 57 |
II leur proposa une autre parabole, disant : « Le royaume des cieux a été comparé à un homme semant une bonne semence dans son champ. | Jésus a dit : Le royaume du Père est comparable à un homme qui avait une bonne semence. |
Or, comme les gens dormaient, son ennemi vint et sema de l'ivraie sur le blé, et s'en alla. | Son ennemi vint la nuit, il sema de l’ivraie sur la bonne semence. |
Quand l'herbe eut poussé et fait du fruit, alors apparut aussi l'ivraie. | |
S'approchant, les serviteurs du maître de maison lui dirent : "Seigneur, n'as-tu pas semé de bonne semence dans ton champ ? D'où (vient) donc qu'il y a de l'ivraie ?" | |
II leur dit : "Un homme ennemi a fait cela." Les serviteurs lui disent : "Veux-tu donc (que), nous en allant, nous la ramassions ?" | |
II dit : "Non, de peur que, ramassant l'ivraie, vous ne déraciniez avec elle le blé. | L’homme ne les laissa pas arracher l’ivraie, de peur, leur dit-il, que vous n’alliez en disant : nous arracherons l’ivraie, et que vous n’arrachiez le blé avec elle. |
Laissez les deux grandir ensemble jusqu'à la moisson. Et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : "Ramassez d'abord l'ivraie et liez-la en bottes pour la consumer; mais le blé, recueillez-le dans mon grenier." » | En effet, au jour de la moisson, l’ivraie apparaîtra ; ils l’arracheront et ils la brûleront. |
Au regard de ce parallèle, il existe trois possibilités :
- ECT 57 est une version abrégée du texte de l’évangile de Matthieu
- ECT 57 est une version abrégée de la tradition M qu’utiliserait Matthieu
- ECT 57 est une version indépendante qui pourrait même être la forme la plus ancienne de la parabole.
L’analyse qui suit entend démontrer qu’ECT 57 n’est pas une version indépendante, mais qu’elle est probablement une version abrégée de l’évangile de Matthieu.
Examinons d’abord la séquence de la narration.
- Une première différence apparaît dès la mise en scène. ECT ne mentionne pas l’action de semer; il l’assume. Alors que Matthieu décrit l’action de l’ennemi quand les gens dorment, ECT mentionne laconiquement que l’ivraie est semée de nuit.
- ECT ignore le cœur de la parabole de Matthieu, i.e. la suite des événements où la semence monte et les serviteurs, constatant la catastrophe, interrogent le maître; il n’a conservé que l’interdiction du maître dans une phrase presqu’inintelligible (« L’homme ne les laissa pas arracher l’ivraie »): que désigne le pronom personnel « les » (il faut assumer que se sont les serviteurs jamais mentionnés jusqu’ici)? De plus, on passe soudainement au style direct avec « nous » et « vous ».
- Dans le dénouement de la parabole, ECT introduit de manière surprenante un élément eschatologique : « au jour de la moisson ». Habituellement, l’eschatologie est totalement absente de son évangile, et contrairement à Matthieu où le maître avait demandé qu’on laisse les semences grandir jusqu’à la moisson, chez ECT le maître n’avait jamais parlé du temps de la moisson. De plus, dans son dénouement, ECT, contrairement à la parabole de Matthieu, n’est intéressé que par le sort de l’ivraie, pas du blé. Comment expliquer ce fait? Il est probable qu’ECT est ici influencé par l’explication allégorique de Matthieu insérée quelques versets plus loin (Mt 13, 37-43) où l’accent est avant tout sur le sort de l’ivraie.
- Il y a un autre problème avec le dénouement. Chez Matthieu, la progression de la semence est clairement expliquée : au début, le blé ne se distingue pas de l’ivraie, mais après un temps de croissance l’épi apparaît et permet de le distinguer de l’ivraie, ce qui n’autorise pas encore d’arracher l’ivraie, car leurs racines sont probablement entremêlées, et arracher l’ivraie ferait en sorte qu’on arrache aussi le blé non encore arrivé à maturité. Mais ECT, en raison de sa concision, offre une séquence illogique : aussitôt après la mention de la semence, l’homme intervient pour interdire l’enlèvement de l’ivraie, sans qu’on sache comment le blé et l’ivraie ont pu être distingués, puis, de manière contradictoire, affirme que c’est seulement à la moisson que l’ivraie apparaît.
- La conclusion d’ECT pose également problème. Après la mention que l’ivraie apparaîtra, on a la phrase : « ils l’arracheront et ils la brûleront ». Que désigne « ils »? Chez Matthieu, c’est clair : ce sont les moissonneurs. Mais ECT n’a jamais parlé de moissonneurs. Qu’est-ce à dire? On a ici l’exemple d’une tentative maladroite d’abréger un texte de Matthieu.
L’analyse de la séquence de la narration a démontré qu’ECT nous offre une version abrégée et confuse de la parabole de Matthieu. L’analyse des mots et des expressions d’ECT confirmera également les emprunts à Matthieu.
- Dès le début, ECT utilise l’expression « Royaume du Père », une expression tout à fait inusitée qu’on ne retrouve que chez Matthieu. Et ici dans la parabole, ECT l’aurait empruntée à l’explication allégorique de Mt 13, 43.
- L’expression « son ennemi » peut sembler incompréhensible au début dans la parabole de Matthieu, mais reçoit sa pleine signification dans l’explication allégorique alors que l’homme qui sème est identifié au fils de l’homme, et l’ennemi au diable, ce qui confirme ce que Matthieu nous avait présenté dans le récit des tentations de Jésus. Mais la même expression chez ECT reste totalement obscure, sans l’éclairage de Matthieu.
- Quand Matthieu décrit l’action de l’ennemi, il utilise le verbe grec epispeiro, composé de la préposition epi (sur) et du verbe speiro (semer), et donc il faudrait traduire littéralement : de l’ivraie il (son ennemi) sema sur le blé. Notons que c’est ici la seule occurrence de ce verbe dans le NT et la Septante, et même chez les Pères de l’Église. Or, ECT a traduit ce verbe avec le verbe « semer » et la préposition « sur », faisant écho en copte de la même tournure de phrase.
- Le terme grec qu’on a traduit par « ivraie » est zizanion, qu’on pourrait aussi traduire par chiendent ou mauvaise herbe. Or, ce terme n’apparait que dans la parabole de Matthieu et son explication allégorique dans tout le NT et la Septante, et est même absent du grec séculier avant l’ère chrétienne. Sa présence chez ECT ne peut s’expliquer que par l’influence de Matthieu.
- L’expression « au jour de la moisson » fait écho à « au temps de la moisson » de Matthieu. De même la phrase d’ECT : « ils l’arracheront et ils la brûleront » serait incompréhensible si nous n’avions pas la finale de Matthieu : « je dirai aux moissonneurs : "Ramassez d'abord l'ivraie et liez-la en bottes pour la consumer" », car ECT ne précise jamais ce que désigne « ils »?
Bref, on peut conclure :
- Le récit d’ECT ne peut se comprendre qu’en étant une version sérieusement abrégée de la parabole de Matthieu
- Certaines locutions d’ECT proviennent fort probablement du travail rédactionnel de Matthieu
- Si ECT a si fortement abrégé le récit de Matthieu, c’est sans doute sous l’influence de l’explication allégorique de Matthieu qui suit sa parabole
Tout cela nous permet d’affirmer :
- Le récit d’ECT n’est pas version antérieure indépendante
- Le récit d’ECT dépend du texte de Matthieu
- C’est intentionnellement que nous avons gardé pour la fin un parallèle entre ECT et une parabole propre à Luc (L), en raison de problèmes spéciaux impliqués.
A. Introduction
Lc 12, 13-15 | ECT 72 |
Or de la foule, quelqu’un lui (Jésus) dit : | Un homme lui (Jésus) dit. : |
« Maître, dis à mon frère | « Dis à mes frères |
de partager l’héritage | de partager les biens de mon père |
avec moi. » | avec moi. » |
Il (Jésus) lui dit : | Il (Jésus) lui dit : |
« Homme, qui m’a établi juge ou partageur sur vous? » | O homme, qui a fait de moi un partageur? |
Il leur dit : | Il se tourna vers ses disciples, |
« Voyez et gardez-vous | il leur dit : |
de toute cupidité, car dans l’abondance la vie d’un homme n’est pas (en dépendance) de ce qui lui appartient. | Suis-je donc un partageur? |
B. La parabole
Lc 12, 16-21 | ECT 63 |
Et il (Jésus) leur dit une parabole, disant : | Jésus a dit : |
« Le champ d’un homme riche | « Il y avait un homme riche |
rapporta beaucoup. | qui avait une grande fortune. |
Et il se faisait cette réflexion en lui-même, disant : | Il dit : |
"Que ferais-je? | "J’emploierai ma fortune |
car je n’ai pas où rassembler mes fruits." | à semer, moissonner, planter, remplir |
Et il dit : | |
"(Voici) ce (que) je ferai : | |
j’abattrai mes greniers et j’(en) bâtirai de plus grands, et j’y rassemblerai tout (mon) blé et (tous) mes biens. | mes greniers de fruits". |
Et je dirai à mon âme : | Voilà ce qu’il pensait |
'Âme, tu as beaucoup de biens amassés pour des années nombreuses; | dans son coeur ; |
repose-toi, mange, bois, réjouis-toi.'" | |
Dieu lui dit : | |
"Insensé, cette nuit (même) | Et la nuit même |
on te redemande ton âme; | il mourut. |
mais ce que tu as préparé, | |
ce sera pour qui?" | |
De même, celui qui thésaurise pour lui et ne s’enrichit pas en vue de Dieu. » | Que celui qui a des oreilles entende! » |
- Nous sommes devant un paradoxe : dans les parallèles entre les Synoptiques et ECT que nous avons examinés, nous avons pu observer l’influence de la version de Luc sur ECT. Pourtant, quand on considère les paraboles propres à Luc, on note avec surprise que seule la parabole du riche insensé avec son introduction (Lc 12, 13-21) a un écho chez ECT.
- On a observé que les diverses paroles de Jésus dans les Synoptiques ont été dispersées par ECT dans un ordre qui lui est propre dans son évangile. Or, il a fait de même avec la parabole de Luc et son introduction qui ont été séparées et placées dans une séquence différente, l’introduction venant neuf logia après la parabole elle-même, ECT donnant ainsi à l’introduction une signification indépendante.
- En parallèle, il y a la question sur l’origine du récit de Luc : s’agit-il une tradition primitive qui remonterait au Jésus historique, ou encore d’une ancienne tradition fortement remaniée par Luc, ou encore d’une pure création de Luc soit pour l’introduction, soit pour la parabole elle-même?
- Ce qui ajoute un degré de complexité au problème est le fait que la parabole tisse ensemble des avertissements concernant 1) la foi aveugle dans les richesses et 2) l’incertitude sur le moment de sa propre mort. Ces thèmes traversent toute la tradition sapientielle, la littérature intertestamentaire, le NT, la littérature rabbinique sans mentionner la philosophie gréco-romaine. Et plus spécifiquement, on a l’impression que Si 11, 18-19 aurait pu être la source de la parabole. En voici la traduction de l’original hébreu découvert dans la Geniza du Caire :
Il y a un homme qui s'enrichit en menant une existence étriquée [...]. [Quand il dit : "J'ai trouvé le repos, et maintenant je mangerai de mon bien", il ne sait pas quelle sera la durée limitée de sa vie. Il la laissera à d'autres et mourra.
On pourrait envisager que le récit de Luc et celui d’ECT soient indépendants l’un de l’autre, chacun ayant reformulé à sa manière Si 11, 18-18 où apparaît tous les éléments de la parabole : un homme riche dans un monologue intérieur, faisait des plans pour jouir de sa prospérité alors que la mort rôde, rendant tous ses plans futiles.
Malgré tout, d’autres considérations rendent cette option peu probable. D’abord, il y a des éléments chez Luc qui sont absent du Siracide.
- La destructions des greniers existants pour en construire de plus grands
- La mort immédiate de l’homme riche (« cette nuit »)
- L’intervention inhabituelle de Dieu dans un style direct
Ensuite, le Siracide présente des éléments absents du récit de Luc.
- L’homme est devenu riche en faisant des économies de bouts de chandelle
Enfin, ECT se distingue du récit de Luc.
- L’homme riche mène son activité agricole selon un plan à long terme, et non comme un fait accompli qui créé un problème d’espace
- La mort de l’homme riche survient sans l’intervention de Dieu.
Procédons maintenant à une comparaison détaillée entre le récit de Luc et celui d'ECT.
- Considérations générales sur la technique utilisée par Luc pour relier les anecdotes introductives aux paraboles
Luc est le seul dans les Synoptiques à offrir une anecdote mettant en scène un étranger qui sert d’introduction à une parabole. Tout au plus Matthieu nous offre une scène (Mt 18, 21-22) où une question de Pierre entraînera par la suite la parabole du débiteur impitoyable (Mt 18, 23-35). Un exemple très révélateur est la façon dont Matthieu et Luc reprennent la source Q. Jamais Matthieu n’offre d’introduction à l’une ou l’autre des paraboles provenant de cette source. Luc, au contraire, nous présente la plupart du temps une petite scène avec un interlocuteur qui s’adresse à Jésus et amène ce dernier à raconter une parabole. C’est la même technique qu’utilise Luc dans les paraboles qui lui sont propres. C’est que révèlent les exemples suivants :
- La parabole des deux débiteurs (Lc 7, 41-43) qui fait partie d’une discussion plus large entre Jésus et Simon le Pharisien
- Pour introduire la parabole du bon Samaritain (Lc 10, 30-37), Luc a retravaillé le passage de Mc 12, 28-34 où un légiste discute avec Jésus sur le commandement de l’amour
- La parabole du riche insensé (Lc 12, 16-21) est introduite par un interlocuteur ayant un problème d’héritage
- La parabole du figuier stérile (Lc 13, 6-9) est le point culminant de la réponse de Jésus à « quelques personnes » l’informant du massacre de Galiléens par Pilate
- La parabole de la drachme perdue (Lc 15, 8-10) est la réponde de Jésus à la critique des Pharisiens et des scribes qui le voient manger avec les pécheurs
- La parabole de l’homme riche et Lazare (Lc 16, 19-31) est une réponse à la moquerie des Pharisiens (Lc 16, 14-15) qui aimaient l’argent
- La parabole de la veuve et du juge qui se fait prier (Lc 18, 1-8) fait suite à une exhortation à toujours prier sans se décourager
- La parabole du pharisien et du collecteur d'impôts est une réponse à ceux qui croyaient faire la volonté de Dieu et méprisaient les autres
Ainsi, toutes ces mises en contextes sont typiques de Luc et visent à décrire l’auditoire, le but et le thème d’une parabole donnée. Parfois, comme dans les paraboles propres à Luc, ces introductions sont développées sous forme de courts dialogues entre Jésus et un étranger créant une sentence mémorable. Les deux plus beaux exemples sont la parabole du riche insensé et le bon Samaritain. Une études des traditions paraboliques dans les Synoptiques révèlent que nous sommes ici devant une invention propre à Luc.
Un corollaire s’impose : si l’introduction anecdotique à la parabole est une création de Luc, et non une tradition indépendance qui aurait circulé, il s’ensuit que l’auteur d’ECT 72 connaissait cette introduction ainsi que la parabole qui suivait; sa source n’est donc pas une tradition sapientielle quelconque, mais Luc lui-même.
- Comparaison de Lc 12, 13-15 et ECT 72
Le texte de Luc et d’ECT ont la même structure et le même contenu de base.
- Dans les deux textes, un homme sorti de nulle part demande à Jésus d’intervenir pour diviser l’héritage avec son frère. On imagine que c’est un héritage provenant du père, que seul ECT précise avec l’expression « de mon père », que l’initié gnostique peut identifier au Dieu révélé en Jésus.
- Dans les deux textes, Jésus répond par une question rhétorique qui commence par un vocatif (« Homme ») et se poursuit par le refus du rôle de « partageur ».
- Dans les deux textes, plutôt que d’expliquer la raison de son refus à son interlocuteur, Jésus s’adresse maintenant à un groupe plus large qu’ECT identifie aux disciples, que Luc désigne par « il leur dit », mais qui ne peut faire référence qu’aux disciples selon le contexte qui précède.
- Une divergence apparaît dans la conclusion, comme c’est souvent le cas dans les Synoptiques quand un auteur copie le texte d’un autre. Ici, Luc présente une conclusion moralisatrice, tandis qu’ECT opte pour une conclusion énigmatique, répétant la question rhétorique de Jésus.
À part la même structure littéraire, la similitude des mots suggèrent également que la source d’ECT 72 est l’introduction anecdotique de Luc.
- Tout d’abord, ECT introduit le logion de manière inhabituelle avec l’expression : « Un homme dit », i.e. un article indéfini qui accompagne le mot « homme », le sujet d’un verbe au passé; c’est le seul cas dans tout l’évangile de Thomas. Or, c’est l’équivalent de la formule de Luc : « Quelqu’un dit », une formule typique du troisième évangile pour introduire un étranger. Or, comment expliquer la formule extraordinaire d’ECT sinon par l’influence de Luc.
- Ensuite, il y a l’expression au vocatif : « O homme ». Jamais ailleurs chez ECT le mot « homme » apparaît au vocatif. Or, cela correspond au style de Luc, en particulier dans les passages où on perçoit sa plume. Par exemple, dans le récit du paralytique qu’on passe par le toit, Luc transforme la parole de Mc 2, 5 || Lc 5, 20 (« Mon enfant ») en : « Homme », au vocatif. Il fait la même chose quand il reprend de Marc (Mc 14, 69-71 || Lc 22, 58-60 le récit du reniement de Pierre, si bien que les deux dernières réponses de Pierre commencent avec : « Homme », au vocatif. Ainsi, ECT reflète ici le style rédactionnel de Luc.
- De plus, il y a le mot très rare « partageur », qui n’apparaît nulle part ailleurs dans le NT. Les quelques usages attestés dans la période préchrétienne font référence à une sorte de fonctionnaire lié aux finances ou à la distribution des fonds publics. Au 1er siècle de notre ère, le mot semble également employé dans le sens plus général de "partageur", dans un sens physique ou métaphorique (par exemple, en référence aux horoscopes). Chez ECT, c’est seulement dans ce logion qu’apparaît le mot. Et le fait que Jésus rejette ce rôle est tout à fait à sa place chez ECT, car dans le monde gnostique le royaume du Père est indivisible, mais celui qui refuse la lumière de la connaissance se trouve divisé et rempli d’obscurité. Et dans son évangile, Thomas fait l’éloge de « l’un » et du « solitaire » comme idéal chrétien.
- Soulignons un dernier point. Chez Luc, l’homme donne à Jésus le titre de « Maître », un titre qui est très souvent attribué à Jésus dans l’évangile de Luc. Or, ECT omet ce titre. Pourquoi? Plus tôt, dans le logion 13, Thomas avait donné le titre de « Maître » à Jésus, ce qui lui a valu cette réponse : « Je ne suis pas ton Maître », car Thomas a accès à une autre source de connaissance. Aussi, il est logique qu’ECT refuse désormais le titre de maître pour Jésus.
Que conclure? Nous avons repéré suffisamment de traits typiquement lucaniens en ECT 72 pour affirmer qu’il est dépendant de cette introduction lucanienne à la parabole. On peut donc s’attendre à ce qu’il en soit de même pour la parabole proprement dite. C’est ce qu’il nous faut maintenant examiner.
- Comparaison de Lc 12, 16-21 et ECT 63
- La parabole commence chez ECT 63 avec l’expression neutre « Il y avait un homme ». Or, c’est une expression typique de Luc pour introduire beaucoup de paraboles qui lui sont propres ou qu’il a fortement éditées : le bon Samaritain (Lc 10, 30), le figuier stérile (Lc 13, 6), le grand festin (Lc 14, 16), l’enfant prodigue (Lc 15, 11), le gérant habile (Lc 16, 1), le riche et Lazare (Lc 16, 19), la parabole des mines (Lc 19, 12).
- La parabole parle d’un homme riche. L’attribut « riche » (grec : plousios) appartient au vocabulaire lucanien : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 11; Jn = 0; Ac = 0. Et Luc est le seul évangéliste à utiliser l’expression : un homme riche (littéralement en grec : un certain homme riche), et il le fait en particulier pour introduire une parabole : le gérant habile, le riche et Lazare, et le riche insensé. Or, que fait ECT 63? Non seulement il reprend en copte la même expression, mais au lieu d’utiliser l’adjectif copte normal pour « riche », il emploie le terme grec plousios. Bien sûr, c’est la seule fois que le terme apparaît dans son évangile. ECT dépend donc clairement de Luc.
- Un autre trait que partage ECT 63 et Luc : le monologue intérieur de l’homme. Notons que Mc 12, 6c présente un bref monologue intérieur (« Ils respecterons mon fils ») ainsi que la source Q (Mt 24, 45-51 || Lc 12, 41-46 (« mon maître tarde »), mais c’est Luc qui a développé le genre en de longs monologues intérieurs : le riche insensé, les vignerons homicides, l’enfant prodigue, le juge injuste, le Pharisien et le Publicain. Chez ECT, il y a seulement deux exemples de monologue intérieur, d’abord ECT 65, la parabole des vignerons homicides où il ne reprend que le court dialogue de Marc, et notre parabole où le monologue est beaucoup plus long et qui fait écho au long monologue intérieur du récit de Luc.
- Le début de la conclusion est identique : l’homme riche meurt cette nuit même. Mais le reste diverge. Tout d’abord, chez Luc c’est Dieu qui parle. Un tel fait est impensable chez Thomas où Dieu n’intervient jamais en ce monde, et surtout auprès d’une personne indigne. Ensuite, alors que Luc propose une morale sur les richesses, Thomas lui préfère son thème favori, où l’auditeur est invité à se mettre à la quête de la connaissance.
Bref, chaque élément de comparaison ne peut établir en lui-même avec certitude la dépendance d’ECT 63 vis-à-vis du récit de Luc, mais le poids de l’ensemble pointe avec un bon degré de probabilité vers cette dépendance. Mais c’est la dépendance d’ECT 72 vis-à-vis de l’introduction anecdotique de Luc qui présente les arguments les plus solides. Car cette introduction est 1) unique à Luc, 2) elle vise clairement à introduire la parabole et 3) elle est probablement une création de Luc. Cette observation se prolonge également dans notre analyse de la parabole.
- Conclusions
Notre analyse a couvert d’une part les parallèles synoptiques en dehors des paraboles, que de soit les récits de source marcienne, ou les parallèles Marc – Matthieu, ou la source spéciale M ou Q, et d’autre part les parallèles des récits paraboliques. À chaque fois, et peu importe le genre littéraire ou le contenu, ECT montre une dépendance vis-à-vis du matériel synoptique, que cette dépendance soit directe ou indirecte, à travers une source littéraire ou une oralité secondaire, à travers des copies du texte évangélique ou des commentaires catéchétiques. De plus, ECT offre un exemple typique de la tendance du 2e siècle à combiner les textes évangéliques, comme on l’observe dans la Didachè, chez Polycarpe et Justin Martyr.
À la suite de notre analyse de 15 logia de l’Évangile selon Thomas, nous avons conclu que chacun de ces logia affichent une dépendance des récits synoptiques; on peut présumer qu’il en est ainsi pour tous les autres logia. De plus, ECT montre une tendance constante à combiner les récits synoptiques ou à les abréger. Il devient donc impossible d’utiliser ECT comme source indépendance lorsque nous voulons appliquer le critère d’attestation multiple dans l’analyse de l’historicité des paraboles.
|
Prochain chapitre: Quelles paraboles pourraient remonter au Jésus historique?
Liste de tous les chapitres |