John P. Meier, Un certain juif, Jésus. Les données de l'histoire,
v.5, ch. 37 Les paraboles de Jésus: Sept thèses démodées,
pp 30-88, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Quelles sont les problèmes reliés aux paraboles synoptiques?


Sommaire

On ne peut dissocier une parabole de son contexte historique dans lequel Jésus a pu les raconter, sous peine de leur faire dire n’importe quoi. Ce fut le travail des volumes précédents d’arriver à déterminer le cadre général dans lequel il faut les interpréter. Ainsi, nous pouvons observer que les paraboles sont pour lui une façon de reprendre avec force un message déjà proclamé, mais cette fois avec un caractère provocant, ouvert à plus d'une signification, qui lui permet d’interpeller son auditoire, d’amorcer un dialogue et de proposer des horizons nouveaux.

Avant d’aller plus avant dans les paraboles, il est important de prendre conscience des sept thèses suivantes.

  1. Le fait que les biblistes ne soient pas du tout d'accord sur le nombre de paraboles de Jésus dans les évangiles synoptiques révèle un fait encore plus embarrassant : les érudits en général ne sont pas d'accord sur ce qui constitue une parabole de Jésus. La distinction entre parabole, comparaison, métaphore, ou image est très floue. Le problème vent de ce que le mot grec parabolē est la traduction de l’hébreu māšāl qui peut signifier : comparaison, métaphore, objet de moquerie, chant de moquerie, devise, axiome, maxime, aphorisme, énigme.

  2. Le māšāl dans la littérature sapientiale de l’AT n’est pas la première source ou analogie des paraboles qui sont les plus caractéristiques et les plus particuliers du Jésus synoptique du corpus du NT. Les paraboles de Jésus sont plutôt des comparaisons développées sous forme de courtes histoires contenant au moins de manière implicite un commencement, un milieu et une fin, donc, en d’autres mots, un mini-récit avec au moins implicitement une forme d’intrigue. Et les parallèles ne se trouvent pas dans les écrits sapientiels, mais chez les prophètes, soit ceux qui apparaissent dans les livres comme Samuel – Rois, soit dans les livres proprement prophétiques.

  3. C’est chez les prophètes « qui ont écrit » (donc les derniers prophètes) qu’on note (1) une expansion notable du genre « court récit comparatif » qui est utilisé comme argumentation sur des événements clés de l’histoire d’Israël et (2) l’emploi du vocabulaire autour de m-š-l pour désigner ce type de discours. Un premier exemple est le chant sur le vignoble en Is 5, 1-7.

  4. Le Jésus synoptique qui nous fait des récits paraboliques appartient non pas à la tradition sapientielle, mais à la tradition prophétique des Écritures juives. En d’autres mots, le Jésus conteur de paraboles ne doit pas être vu comme un sage, mais comme un prophète, à la manière d’Élie, ce prophète itinérant opérant des guérisons dans le nord d’Israël. Plus précisément, il est un prophète eschatologique qui a développé de courts récits percutants pour inciter l'esprit à réfléchir et à prendre une décision, et cela dans un contexte prophétique de conflit avec la classe dirigeante dans un moment critique de l’histoire d’Israël.

  5. Contrairement à notre approche d’une définition simple, toute tentative pour définir les paraboles de Jésus dans le menu détail avec une liste d’épicerie de ce qui seraient des caractéristiques essentielles risque d’introduire des traits qui sont vrais pour certaines, mais pas pour toutes les paraboles dans les Synoptiques. Parmi les traits qui ne sont pas essentiels, car ils ne retrouvent pas dans toutes les paraboles : 1) les événements de la vie paysanne quotidienne ou du cycle de la nature en Palestine; 2) ou des récits qui seraient fictifs; 3) ou des récits qui bouleverseraient les croyances traditionnelles ou si énigmatiques qu’ils échappent à toute interprétation.

  6. L'affirmation selon laquelle les paraboles de l'Évangile copte de Thomas (ECT) représentent une tradition indépendante, voire antérieure et plus fiable, des paraboles du Jésus historique est très discutable. Dans notre analyse, nous avons pris un échantillon de 15 logia d’ECT et l’avons comparé aux diverses sources synoptiques dans des genres littéraires différents. Cette analyse sera présentée au chapitre suivant. Mais la conclusion peut être résumée ainsi : chaque logion affiche une dépendance envers un ou plusieurs passages des Synoptiques. En conséquence, on ne peut utiliser ECT pour affirmer qu’un passage particulier des Synoptiques est authentique sur la base qu’ECT permet de rencontrer le critère d’attestation multiple.

  7. Il y a relativement peu de paraboles synoptiques qu’on puisse attribuer au Jésus historique avec un bon degré de probabilité. Il faut cependant établir une distinction claire entre deux différentes affirmations : 1) le Jésus historique en enseigné en paraboles; 2) le Jésus historique a enseigné en particulier telle ou telle parabole. En effet, que Jésus ait enseigné en paraboles rencontre le critère d’attestation multiple : Marc, source Q, source M, source L. En revanche, très peu de paraboles individuelles rencontrent le critère d’attestation multiple : la graine de moutarde (Marc et Q), peut-être celle des talents/mines, si ce sont deux récits distincts, peut-être celle de l’homme fort, si c’est une parabole, et non une similitude. À défaut d’attestation multiple sur le plan de l’écrit, certains biblistes ont voulu recourir à la tradition orale. Malheureusement, on ne sait rien sur une telle transmission orale. Et on n’obtient aucun succès avec les autres critères : embarras, discontinuité, rejet, cohérence. Notons cependant que nous n’affirmons pas l’inverse, i.e. telle ou telle parabole ne remonte pas au Jésus historique, mais plutôt : nous ne savons pas.

Qu’est-ce qu’une allégorie? Elle est une manière particulière de penser, de parler, d'écrire et de créer de l'art, une manière qui implique l'utilisation extensive et cohérente de symboles et de métaphores pour communiquer un message par le biais de l'analogie. Dans l’allégorie, chaque élément symbolique correspond à un élément de la réalité. Habituellement, qu’un récit soit une allégorie correspond à l’intention explicite de l’auteur qui structure son récit selon cette intention, et cette intention est bien comprise par le lecteur. Mais une parabole n’est pas une allégorie. Toutefois, il ne faut pas créer une dichotomie entre parabole et allégorie, en raison de la nature très flexible de l’allégorie. Par exemple, dans les Synoptiques, l’interprétation allégorique de la parabole du semeur s’enracine organiquement dans les images de la parabole elle-même, ou encore la parabole de l’ivraie et du bon grain invite à une interprétation allégorique, tandis que la parabole des vignerons homicides a une saveur allégorique.


  1. Observations préliminaires sur les sept thèses

    1. Aucun texte biblique n'exerce autant d'influence sur la vie chrétienne que les paraboles. Les biblistes s'intéressent également beaucoup aux paraboles pour diverses raisons. En particulier chez ceux qui croient qu'elles donnent directement accès au Jésus historique, ils les ont largement utilisés dans leur quête de ce Jésus historique. Mais ils sont arrivés à des portraits différents, voire opposés. Il ne faut pas s'en surprendre, car cela tient à la nature même des paraboles.

    2. Car contrairement aux enseignements moraux qui utilisent un langage direct et clair, comme ceux sur le divorce et les serments, le langage des paraboles crée un monde fictif dans lequel l'auditeur est invité à entrer, à expérimenter et même à se laisser bousculer, le mettant au défi devant une façon de voir Dieu et son monde. Ce monde fictif fait appel à des métaphores fortes et imagées, et à des figures de style. Le langage est indirect, allusif et cherche à stimuler l'esprit pour amorcer une réflexion. Contrairement à l'enseignement morale où l'auditeur est invité à accepter ce qui est demandé ou à donner suite à ce qui est interdit, la parabole amène l'auditeur à se poser des questions du genre : Pourquoi Jésus raconte-t-il cette parabole et que veut-il dire par là ? Cette parabole parle-t-elle de la vie humaine en général ou plus particulièrement de Jésus et de ses disciples ? Quelle demande, s'il y en a une, Jésus me fait-il en me racontant cette parabole ? Quelles façons différentes de penser, d'agir ou de voir la réalité cette parabole m'incite-t-elle à adopter ? Ou bien cette parabole est-elle un commentaire et un avertissement concernant les adversaires de Jésus ? En bref, le monde suggestif et métaphorique des paraboles fonctionne différemment et appelle un autre type de réponse que le monde clair et net de l'enseignement moral. L'ouverture des paraboles à des significations multiples pour des publics multiples constitue donc un fait dont on doit tenir compte quand on entre dans la quête du Jésus historique.

    3. C'est cette dimension ouverte qui fait en sorte que, quand on ne se préoccupe plus du contexte historique dans lequel les paraboles ont pu être prononcées par Jésus, il n'y a plus de limite aux interprétations qu'elles peuvent prendre; alors elles deviennent comme un vase de poterie qu'on peut modeler chacun à sa façon. Au contraire, notre effort vise à préciser l'intention de Jésus quand il a décidé d'utiliser les paraboles en général et de raconter telle ou telle parabole en particulier. C'est pourquoi il a fallu d'abord créer un cadre pour interpréter les paraboles, et ce cadre est l'ouvre des quatre premiers volumes de notre quête du Jésus historique. Les contours de ce Jésus historique qui se sont lentement précisés nous amènent à voir les paraboles comme des comparaisons basées sur de courts récits utilisés par ce prophète eschatologique à la manière d'Élie dans son effort pour rassembler les Israélites pour la venue prochaine du royaume de Dieu. Comme les prophètes de l'Ancien Testament, de Nathan à Ézéchiel, Jésus emploie des histoires mémorables pour attirer les siens dans sa vision du monde, les ramener à la réalité et les forcer à reconsidérer leur vie et leurs valeurs face à une crise quelconque. Ainsi, par ses paraboles, Jésus s'adresse à un peuple spécifique à un moment charnière de son histoire. Et ces paraboles sont cohérentes avec ses gestes d'éclat et symboliques, comme "l'entrée triomphale" à Jérusalem et la "purification" du temple. Toutes ces paroles et tous ces actes se rejoignent pour confronter Israël au défi définitif d'un Juif qui se voit comme le prophète eschatologique envoyé vers le peuple élu à la dernière heure de l'histoire actuelle.

    4. Bref, en tenant compte du cadre historique que nous avons établi, les paraboles ne peuvent pas dire n'importe quoi. Par ses paraboles, Jésus n'entend pas faire un exercice verbal de haute voltige. C'est pour lui une façon de transmettre avec force un message déjà proclamé en dehors du langage parabolique. Par ses paraboles, par leur caractère provocant, ouvert à plus d'une signification, Jésus interpelle son auditoire, amorce un dialogue et propose des horizons nouveaux. Et le fait même du caractère flexible des paraboles lui permet de les répéter et de les adapter à des situations et à des auditoires différents, comme les variations d'une mélodie sur un même thème. Il faut donc conserver les deux aspects du paradoxe : les paraboles de Jésus représentaient des énigmes, mais des énigmes s'inscrivant dans un cadre de signification plus large, et non des énigmes proclamant le nihilisme de l'absence de signification définie.

  2. Sept thèses démodées sur les paraboles

    1. Le nombre de récits paraboliques dans les évangiles synoptiques

      Première thèse : Le fait que les biblistes ne soient pas du tout d'accord sur le nombre de paraboles de Jésus dans les évangiles synoptiques révèle un fait encore plus embarrassant : les érudits en général ne sont pas d'accord sur ce qui constitue une parabole de Jésus. En d'autres termes, il ne semble pas y avoir de consensus sur la définition précise d'une parabole synoptique, si bien que lorsqu’on considère les diverses publications des biblistes sur le sujet, le nombre de paraboles varient de 29 à 104. Le moins qu’on puisse dire est que la distinction entre parabole, comparaison, métaphore, ou image est très floue. La source du désaccord provient du fait de la signification très large du nom hébreu māšāl dans l’AT et du nom grec parabolē dans le NT, et dans la littérature grecque ancienne en général.

      L’AT présente deux champs sémantiques dans sa forme commune (qal) pour même verbe māšal : il peut signifier « diriger » ou « régner » et provient de la racine mšl; c’est la signification la plus utilisée dans l’AT. Mais le même verbe peut être aussi associé au nom māšāl (dicton, proverbe), et dès lors, à la forme commune (qal) et intensive (piel), il signifie « formuler un dicton », « émettre un proverbe », « réciter des vers de dérision ». Dans sa forme passive (nifal), il signifie « devenir semblable », et dans sa forme causale (hifil) « comparer ». Dans ce deuxième champ sémantique, le verbe proviendrait de la racine mṯl (être semblable à). Il traduit donc à la fois l’idée de « proverbe » et celui de « comparaison ».

      Dans la littérature sapientielle de l’AT, ce nom signifie régulièrement « proverbe » ou « expression de sagesse ». Il est présenté comme une formulation parallèle de mots comme « parabole » (mĕlîṣâ), « paroles de sagesse », « énigme ». Le livre des Proverbes s’écrit en hébreu : mišlê šĕlōmô (Proverbes de Salomon), et le mot māšāl est utilisé comme catégorie littéraire résumant les différentes paroles de sagesse contenues dans le livre. Ben Sira résume tout son livre avec le nom mōšel (50,27), la forme collective du nom māšāl.

      Quand on parcourt l’AT, on se rend compte que le mot témoigne d’une multitude d’autres significations : comparaison, métaphore, objet de moquerie, chant de moquerie, devise, axiome, maxime, aphorisme, énigme. Toutes ces significations sont rassemblées dans la grande catégorie de « parole de sagesse » et appartiennent à la littérature sapientielle. Mais l’erreur de beaucoup de biblistes est de sauter de cette matrice sapientielle à l’utilisation des paraboles par Jésus et à leur signification dans les Synoptiques.

    2. La sagesse de l'AT n'est pas l'analogie principale des récits paraboliques

      Deuxième thèse : Le māšāl dans la littérature sapientiale de l’AT n’est pas la première source ou analogie des paraboles qui sont les plus caractéristiques et les plus particuliers du Jésus synoptique du corpus du NT. En effet, les paraboles typiques de Jésus ne sont pas des proverbes ou des aphorismes d’une ou deux lignes, comme on en trouve par exemple dans l’évangile de Jean, les lettres pauliniennes ou les autres livres du NT. Elles sont plutôt des comparaisons développées sous forme de courtes histoires contenant au moins de manière implicite un commencement, un milieu et une fin, donc, en d’autres mots, un mini-récit avec au moins implicitement une forme d’intrigue. Pour soutenir cette définition initiale de la parabole comme récit parabolique, remarquons que c’est là le genre le plus fréquent que les Synoptiques appellent « parabole », et le plus spécifique au Jésus synoptique à l’intérieur des écrits du NT. Le mot « parabole » est absent de l’évangile de Jean et n’apparaît pas en dehors des Synoptiques, sauf deux occurrences dans l’épitre aux Hébreux. Bref, nous ne considérons pas les passages suivants comme des récits paraboliques, même s’ils sont introduits par le mot « parabole » :

      • Mc 3, 23s (« Si un royaume est divisé contre lui-même, ce royaume ne peut se maintenir ») : une analogie à l’intérieur d’une question rhétorique;
      • Mc 7, 17 || Mt 24, 32 || Lc 21, 29 (« Il n’y a rien d’extérieur à l’homme qui puisse le rendre impur en pénétrant en lui… ») : un aphorisme jouant le rôle de règle morale);
      • Mc 13, 28 || Mt 24, 32 || Lc 21, 29 (« Comprenez cette comparaison empruntée au figuier : dès que ses rameaux deviennent tendres… »); une similitude autour du figuier;
      • Lc 4, 23 (« Médecin, guéris-toi toi-même ») : un proverbe ou dicton
      • Lc 5, 36 (« Personne ne déchire un morceau dans un vêtement neuf pour mettre une pièce à un vieux… ») : une analogie
      • Lc 6, 39 (« Un aveugle peut-il guider un aveugle ? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou ? ») : une analogie dans une question rhétorique
      • Lc 14, 7 (« Quand tu es invité à des noces, ne va pas te mettre à la première place… ») : une analogie faisant partie d’un avis pratique.

      Avec cette définition, on ne trouve aucun parallèle dans la littérature sapientielle de l’AT. En revanche, on trouve des parallèles chez les prophètes de l’AT, soit ceux qui apparaissent dans les livres comme Samuel – Rois, soit dans les livres proprement prophétiques. Pour être plus précis, on trouve les paraboles surtout dans la bouche des premiers et des derniers prophètes. Chez les premiers prophètes, le contexte général est l'histoire de l'évolution et des conflits d'Israël, et le contexte immédiat est celui d'une argumentation, d'une réprimande, voire d'une condamnation, généralement d'un roi ou d'une autre figure d'autorité. Tout cela est révélateur de l’arrière-plan des récits paraboliques de Jésus.

      Parmi les premiers prophètes, l’exemple le plus fameux d’un récit parabolique nous vient du prophète Nathan (2 S 12, 1-12) qui raconte l'histoire d’un pauvre homme dont la seule brebis est saisie par un homme riche; ce récit est utilisé pour accuser David de façon voilée de son adultère avec Bethsabée et du meurtre indirect de son mari Urie. On constate avec surprise que dans toutes ces paraboles l’interprétation ou l’application de la parabole nous est également donnée : l’énigme est vite résolue. Ainsi, les paraboles ont pris naissance dans le contexte de conflit et de condamnation dans l’Israël de la période monarchique et celle qui l’a précédée. Cependant, il faut noter avec étonnement qu’aucune de ces paraboles ne sont appelées : māšāl.

    3. Les derniers prophètes et les récits paraboliques

      Troisième thèse : C’est chez les prophètes « qui ont écrit » (donc les derniers prophètes) qu’on note (1) une expansion notable du genre « court récit comparatif » qui est utilisé comme argumentation sur des événements clés de l’histoire d’Israël et (2) l’emploi du vocabulaire autour de m-š-l pour désigner ce type de discours. Un premier exemple est le chant sur le vignoble en Is 5, 1-7. Ici, nous avons une similitude qui a été développée en un court récit où un homme cultive un vignoble, mais le récit se termine dramatiquement quand il n’obtient que des raisins sauvages et décide de détruire son vignoble. Cette conclusion est suivie de son application dans les relations de Yahvé avec son peuple. Mais l’étiquette qu’attache Isaïe à ce récit n’est pas māšāl, mais šîr (chant).

      Chez Ézéchiel on note une expansion du récit métaphorique pour devenir une grande allégorie. Il y a d’abord Ez 15, 1-8 (l’histoire de la vigne liée à Israël et à sa condamnation), puis tout son ch. 16 (le récit métaphorique des épousailles de Yahvé avec Jérusalem et ses infidélités), et ensuite le ch. 17 qui est une allégorie sur l’histoire récente d’Israël avec son explication. Ez 17, 2 présente l’allégorie ainsi : « Fils d’homme, pose une énigme (héb. : ḥîdâ; gr. diēgēma) et dis une parabole (héb. : māšāl; gr. parabolē), pour la maison d’Israël ». Ainsi, Ézéchiel donne le nom de māšāl une récit allégorique énigmatique sur Israël en conflit avec Yahvé, un récit qui annonce le jugement, mais qui est un appel implicite au repentir, et sera suivi de son interprétation détaillée. Comme on peut le constater, très tôt la catégorie de récit parabolique ne s’oppose pas à celle d’allégorie; plutôt, la parabole peut-être le véhicule d’une pensée et d’une expression allégorique.

      Le récit parabolique peut être également liée à l’idée d’un oracle prophétique qui vise un événement futur. C’est le cas de Ez 24, 1-14. C’est aussi le cas de l’oracle de Balam (Nb 23, 7.18; 24, 3.15.20-23), appelé : māšāl, que l’auteur associe à nĕ’ûm (oracle).

      Plus tard, dans la littérature apocalyptique, l’élément d’oracle prophétique dans les māšāl / parabolē connaît une transformation et devient une instruction eschatologique, souvent communiquée à l’intérieur d’une vision ou d’un rêve, qui à son tour doit être interprété, souvent par un ange (voir 4 Esdr 4, 13-21; 5, 41-53; 1 Hénoch 37-71; voir aussi le Pasteur d’Hermas dans la littérature chrétienne). Malheureusement, la signification de la parabole dans l’AT comme court récit, qui mettait les auditeurs au défi de démêler sa signification, a été perdue.

    4. Jésus le conteur de paraboles dans la tradition prophétique

      Quatrième thèse : Le Jésus synoptique qui nous fait des récits paraboliques appartient non pas à la tradition sapientielle, mais à la tradition prophétique des Écritures juives. En d’autres mots, le Jésus conteur de paraboles ne doit pas être vu comme un sage, mais comme un prophète, à la manière d’Élie, ce prophète itinérant opérant des guérisons dans le nord d’Israël. Cette affirmation va à l’encontre de la position d’un grand nombre de biblistes qui voient en Jésus un exemple de premier ordre d’un professeur de sagesse ou d’un sage. Il ne s’agit pas de nier que Jésus a débattu avec ses contemporains certaines règles de la loi mosaïque. Mais le Jésus historique s’est d’abord présenté comme un guérisseur, à la manière d’un prophète Élie de la fin des temps.

      C’est donc la catégorie de prophète eschatologique qui intègre le mieux toute l’activité de Jésus, en incluant son dénouement, i.e. sa mort en croix. Car la cause de sa mort ne sont pas ses prises de position sur le divorce ou le sabbat qui auraient indisposé un Pilate. De fait, pourquoi Jésus a-t-il été mis à mort? Jésus a été mis à mort parce qu'en tant que prophète eschatologique, il a annoncé l'avènement (et en même temps la présence mystérieuse) du royaume de Dieu, a formé un groupe interne autour de lui pour être un noyau prophétique de ce royaume à venir, a attiré de grandes foules de disciples par ses guérisons et son enseignement, et a finalement mis en scène, par des actions symboliques et prophétiques, la dissolution de l'ordre ancien et l'avènement du royaume de Dieu exprimée de manière symbolique à travers l'entrée triomphale à Jérusalem et la purification du temple, sous le nez de Pilate et de Caïphe au cours d'une grande fête de pèlerinage, alors que Jérusalem était inondée de juifs fervents. Ce sont ces actions prophétiques et symboliques d'un prophète eschatologique, également salué par ses partisans comme le Fils de David, toutes réalisées dans l'ancienne capitale de David à l'occasion de la Pâque, qui ont précipité la crise finale. Dans cette lignée, en développant des récits paraboliques provenant de la tradition des premiers et derniers prophètes, Jésus le prophète a développé de courts récits percutants qui utilisaient un langage imagé et déroutant pour inciter l'esprit à réfléchir et à prendre une décision, et cela dans un contexte prophétique de conflit avec la classe dirigeante dans un moment critique de l’histoire d’Israël.

    5. Fausses descriptions générales des paraboles de Jésus

      Cinquième thèse : Contrairement à notre approche d’une définition simple, toute tentative pour définir les paraboles de Jésus dans le menu détail avec une liste d’épicerie de ce qui seraient des caractéristiques essentielles risque d’introduire des traits qui sont vrais pour certaines, mais pas pour toutes les paraboles dans les Synoptiques. Le problème vient de ce que beaucoup de biblistes ont décidé d’avance, du moins implicitement, quelles paraboles proviennent du Jésus historique, puis utilisent ensuite cette hypothèse pour définir les traits essentiels des paraboles de Jésus. Ces traits qu’on peut remettre en question incluent les suivants :

      1. Les paraboles s’inspirent des événements de la vie paysanne quotidienne ou du cycle de la nature en Palestine. Ce n’est pas toujours le cas. Certaines paraboles mettent en scènes des rois ou des marchands qui confient de larges sommes d’argent à des serviteurs ou des esclaves, ou des rois qui tuent des gens qui refusent leur invitation à un banquet; on ne peut considérer ces événements comme des événements quotidiens de la vie paysanne. Pensons au récit de l’enfant prodigue : est-ce un événement de la vie paysanne quotidienne?

      2. Les paraboles de Jésus sont toujours des récits fictifs. Ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, peut-on qualifier de fiction la parabole du semeur dont la semence tombe dans différentes sortes de terrain? Le fait d’utiliser parfois l’hyperbole ne rend pas nécessairement fictif un récit. Ainsi, la parabole de la graine de moutarde ou du levain dans la pâte oppose les débuts modestes et la fin étonnante, mais tout cela reflète un fait observable. Quand des biblistes affirment le caractère fictif de la parabole d’un homme fort dont la maison est pillée par un homme plus fort, ils ne disposent d’aucuns moyens de prouver vraiment que cela ne fait pas écho à un événement récent.

      3. Les paraboles de Jésus sont toujours subversives par rapport aux croyances religieuses traditionnelles, les bouleversant avec une finale surprenante, ou, autrement, proposant des récits énigmatiques qui résiste à toute interprétation spécifique. Parfois, certains biblistes ont tendance à présenter Jésus sous le visage d’un critique postmoderne qui cherche à dérouter ses étudiants en classe dans un cour de théorie; on projette alors la vie académique actuelle ou les tendances de la culture pop sur l’Antiquité. Prenons l’exemple de la parabole du riche insensée (Lc 12, 16-21) dont les terres ont beaucoup rapporté et décide donc d’agrandir ses granges, mais connaît une fin tragique dans la nuit. Ici, Jésus ne fait que reprendre une vérité traditionnelle provenant des sages et prophètes de l’AT, ainsi que de la littérature intertestamentaire et la philosophie gréco-romaine. On trouvera des variations sur ce même thème dans les Proverbes, chez Qohéleth et Ben Sira (Si 11, 18-19). Le seul changement opéré par Jésus est de faire intervenir Dieu qui s’adresse directement à l’homme riche, introduisant une note théologique et eschatologique explicite qui n’apparaît pas les écrits sapientiaux. Dans tout cela, il n’y a rien de subversif par rapport aux croyances religieuses. Que ce soit la parabole du semeur, ou de la graine de moutarde, ou de la semence qui pousse d’elle-même, ou du levain dans la pâte, ou des deux fils chez Matthieu, ou du figuier stérile chez Luc, ou du constructeur d’une tour, ou du roi guerrier, toutes ces paraboles empruntent avec beaucoup d’esprit et de manière captivante les thèmes traditionnels, mais ne proposent pas de finale surprenante qui aurait bouleversé les attentes d’un Juif pieux pétri des Écritures. Bien sûr, il y a quelques paraboles (les ouvriers de la onzième heure, le bon Samaritain, les fils prodigue) qui ont une finale surprenante. Mais elles ne représentent pas la majorité. Et même là il faut distinguer entre l’emploi de l’hyperbole dans un récit réaliste et une finale paradoxale et surprenante qui renverse toutes les attentes.

    6. Les paraboles de Jésus dans l’Évangile de Thomas

      Sixième thèse : L'affirmation selon laquelle les paraboles de l'Évangile copte de Thomas (ECT) représentent une tradition indépendante, voire antérieure et plus fiable, des paraboles du Jésus historique est très discutable. La question de la dépendance d’ECT par rapport aux Synoptiques s’est posée dès sa découverte à Nag Hammadi (Égypte) en 1945. Les partisans de son indépendance se retrouvent surtout chez les biblistes nord-américains. Dans le volume I de cette quête du Jésus historique, nous avons présenté nos arguments en faveur de la dépendance d’ECT par rapport aux Synoptiques. Depuis, dans cette analyse qui a donné quatre volumes, nous avons pu comparer les paroles d’ECT avec les synoptiques, et pouvons de nouveau conclure du caractère secondaire d’ECT. Mais en abordant la question des paraboles, il est désirable de reprendre la question de la dépendance ou non d’ECT par rapport aux Synoptiques. Le cadre de ce cinquième volume ne permet pas d’étudier en détail les 114 paroles en copte d’ECT. Nous prendrons plutôt un échantillon de ces paroles que nous comparerons à ce qu’on trouve dans les Synoptiques. Pour assurer la qualité de l’échantillon, nous inclurons toutes les sources synoptiques : i) la tradition marcienne; ii) source Q; iii) des paroles qui apparaissent de manière indépendante chez Marc et Q; iv) les matériaux spécifiques à Matthieu (M); v) les matériaux spécifiques à Luc (L). Pour assurer que les divers genres littéraires sont couverts, nous commencerons par des exemples qui ne sont pas paraboles, et par la suite nous nous attaquerons aux paraboles d’ECT qui ont des parallèles dans les Synoptiques. Le détail de cette analyse sera présenté au ch. 38. Ici, au ch. 37, nous anticipons et résumons les conclusions de cette analyse.

      Nous avons mis à l’essai 15 logia d’ECT qui ont des parallèles dans les Synoptiques. Ainsi, après l’examen des logia 5, 31, 39, 14, 54, 16, 55, 47 et 99 à l’extérieur du cadre des paraboles, puis les logia 20, 65, 66, 57, 72 et 63 à l’intérieur du cadre des paraboles. On verra au ch. 38 que nous sommes arrivé à la conclusion que chaque logion affiche une dépendance envers un ou plusieurs passages des Synoptiques. De fait, plusieurs de ses logia témoignent d’une main rédactionnelle qui a une tendance claire de combiner ou abréger certains passages des Synoptiques. Cette conclusion vaut tant pour la version copte que pour les fragments grecs du papyrus Oxyrhynque. En théorie, il n’est pas impossible que l’auteur d’ECT ait pu introduire un logion indépendant au milieu de tous les logia qui dépendent des Synoptiques. Mais dans ce cas, le fardeau de la preuve reposerait sur celui qui voudrait affirmer cette indépendance. Jusqu’ici, personne n’a pu prouver de manière convaincante l’indépendance d’un seul logion d’ECT. Tout au plus, pour certain logia, on doit conclure : ce n’est pas clair. Les conséquences de tout cela sont évidentes : on ne peut utiliser ECT pour affirmer qu’un passage particulier des Synoptiques est authentique sur la base qu’ECT permet de rencontrer le critère d’attestation multiple.

    7. Les quelques paraboles authentiques de Jésus

      Septième thèse : Il y a relativement peu de paraboles synoptiques qu’on puisse attribuer au Jésus historique avec un bon degré de probabilité. En d’autres mots, il y a relativement peu de paraboles qui rencontrent le test des critères d’authenticité que doivent rencontrer les autres paroles et actes de Jésus. Cette affirmation s’oppose évidemment à la position de beaucoup de biblistes pour qui les paraboles représentent la voie royale à la rencontre du Jésus historique.

      Il faut cependant établir une distinction claire entre deux différentes affirmations : 1) le Jésus historique en enseigné en paraboles; 2) le Jésus historique a enseigné en particulier telle ou telle parabole.

      1. La première affirmation sur le fait que Jésus a enseigné en paraboles est confirmée avant tout par le critère d’attestation multiples : Marc, source Q, source M, source L. Et chaque Synoptique présente une parabole inconnue des autres Synoptiques. Et tous les Synoptiques affirment que Jésus a régulièrement enseigné en utilisant des paraboles. Et il est facile d’imaginer qu'un prophète et un enseignement juif populaire ait eu recours aux paraboles, d’après ce qu’on connaît des prophètes de l’AT et des maîtres rabbiniques après lui.

        Mais cela étant dit, il faut éviter de voir dans les paraboles la seule façon de Jésus d’enseigner. Car Jésus a débattu avec ses contemporains des points de la Loi (divorce, serment, ce qui est permis le jour du sabbat, la priorité de l’amour de Dieu et du prochain), ce qui exige un langage clair et précis. On ne saura toutefois jamais la proportion de son enseignent ayant recours aux paraboles ou abordant des points de la Loi.

      2. Les problèmes se présentent quand il faut décider si telle ou telle parabole vient de Jésus. C’est le même problème qu’il nous a fallu affronter dans la question des miracles de Jésus. En effet, il est facile d’affirmer que Jésus a opéré des actions étonnantes que ses contemporains ont appelées des miracles en nous basant sur le critère d’attestation multiple. En revanche, déterminer que, derrière tel récit particulier de miracle il y a un événement dans la vie de Jésus, appelé miracle par ses contemporains, est beaucoup plus difficile; bien souvent il nous a fallu conclure : ce n’est pas clair.

        Très peu de paraboles rencontrent le critère d’attestation multiple : il y a la graine de moutarde (chez Marc et la source Q), peut-être celle des talents/mines à condition de les considérer comme deux paraboles distingues et non deux variations de la même parabole de la source Q, et peut-être la parabole de l’homme fort (un seul verset chez M), à condition de la considérer comme une parabole, et non comme une similitude. Comme on le voit, la liste est très courte.

      On invoque parfois les études sur la tradition orale, le témoignage oculaire et la mémoire collective pour soutenir l’authenticité des paraboles. Il ne fait pas de toute que les paraboles ont circulé dans la tradition orale, racontées et reracontées avec diverses variations. Malheureusement, il n’existait pas d’outil pour conserver cette tradition orale; tout ce qu’on a est la tradition écrite composée avec soin, appelée Marc, Matthieu et Luc. La critique des sources et de la rédaction nous indique que Matthieu et Luc dépendent de Marc et d’une source hypothétique appelée Q, ainsi que de sources particulières appelées respectivement M et L. Il est possible qu’une tradition orale ou l’influence de la mémoire aient pu laisser une marque sur la composition des évangiles; mais alors on parle de matériel qui a pu enrichir le travail rédactionnel, sans mettre en cause le modèle fondamental proposé. De plus, ce n’est pas parce qu’une parabole a circulé pendant un certain temps de manière orale qu’elle remonte à Jésus; un disciple peut avoir créé une parabole vers les milieux des années 30, donc cinq ans après le départ de Jésus, qui a évolué dans sa transmission orale jusqu’elle soit mise par écrit vers les années 70. Nous avons deux exemples de paraboles qui ne remontent probablement pas au Jésus historique. Il y a d’abord celle de l’ivraie et du bon grain, qui est probablement une création de Matthieu ou de missionnaires à l’origine de la tradition M. Un deuxième exemple est la parabole du bon Samaritain qui serait une pure création de Luc.

      Pour déterminer si une parabole remonte au Jésus historique, on a fait jusqu’ici appel au critère d’attestation multiple. Mais on obtient les mêmes résultats quand on fait appel au critère d’embarras. Dans les évangiles, on note que l’auditoire est parfois choqué ou perturbé par ce que Jésus dit ou fait. Mais de manière étonnante, cette réaction ne se produit jamais devant une parabole. Tout au plus, on est perplexe et on demande des explications. Certains biblistes disent qu’il est choquant que certaines paraboles fassent l’éloge de personnages peu recommandables, comme c’est le cas de la parabole du bon Samaritain. Mais justement, cette parabole n’est pas de Jésus, mais de Luc, comme on le verra au ch. 39. Et Jésus n’est pas sa seule figure capable de faire des déclarations choquantes ou troublantes : pensons à certaines lettres de Paul ou à l’Apocalypse.

      Qu’en est-il du critère de discontinuité? Certains biblistes y ont eu recourt pour affirmer que les paraboles de Jésus se distinguent des paraboles de l’AT, car elles utilisent l’introduction « c’est comme ». Mais un grand nombre des paraboles des Synoptiques ne sont pas introduites par l’expression « c’est comme », qui est avant tout une expression utilisée par Matthieu. De plus, ce n’est pas parce qu’un récit n'est pas introduit par l’expression « c’est comme » ou qu’on ne lui accole pas l’étiquette « parabole » qu’il n’est pas une parabole pour autant. Par exemple, dans l’AT, la parabole du pauvre et de sa brebis racontée par Nathan au roi David ne porte l’étiquette mašal et n’est pas introduite par « c’est comme ». Un autre argument invoqué sous le critère de discontinuité se situe dans le domaine subjectif et artistique : les paraboles de Jésus afficheraient un plus grand génie littéraire et des perceptions plus neuves; ici, on tombe sur des questions de goût et de préférence. Encore sous le critère de discontinuité, certains font remarquer qu’il n’y a pas de paraboles semblables à celles de Jésus dans les autres écrits du NT ou dans les autres œuvres chrétiennes du 1ier et 2e siècle. Tout cela est vrai, mais le problème vient de ce que nous ne connaissons rien de tous ceux qui ont été les transmetteurs des récits paraboliques jusqu’à leur mise par écrit par les évangélistes ou par les auteurs des documents dont ils se sont servis. Imaginons le scénario d’un témoin oculaire qui aurait entendu une parabole de Jésus, l’aurait mémorisée, l’aurait raconté à d’autres, et ceux-ci l’aurait repris dans cette longue chaîne de transmission jusqu’à leur mise par écrit. Rien n’empêche que la parabole ait connu beaucoup de variations, et même, qu’imitant la structure utilisée par Jésus, un esprit créatif ait créé une nouvelle parabole. Ainsi, notre ignorance des responsables de la chaîne de transmission des paraboles nous empêche d’utiliser le critère de discontinuité.

      On ne peut utiliser le critère de rejet et de la mort de Jésus : aucune parabole aurait pu service de chef d’accusation lors de son procès et on verrait mal un écriteau au-dessus de la croix se lisant : Jésus de Nazareth, conteur de paraboles.

      Enfin le critère de cohérence ne fait que souligner combien Jésus appartient à la grande tradition israélite qui remonte au prophète Nathan et va jusqu’au Talmud. Mais cela ne nous dit rien sur chaque parabole individuelle.

      Ainsi, nous nous retrouvons avec une conclusion déconcertante : à part quelques paraboles auxquelles on peut appliquer le critère d’attestation multiple, l’historien a du mal à démontrer qu'une parabole particulière remonte au Jésus historique. Beaucoup de biblistes contournent le problème en assumant au point de départ que toutes les paraboles remontent au Jésus historique, évoquant en particulier leur côté artistique et leur force. C’est démontrer très peu de rigueur méthodologique : la conclusion ressemble à ce qu’on voulait au point de départ. Tout cela remet en question une bonne partie des travaux qui ont été fait sur les paraboles jusqu’ici. Notons cependant que nous n’affirmons pas l’inverse, i.e. telle ou telle parabole ne remonte pas au Jésus historique. Mais quand on applique avec rigueur les critères d’historicité sur les paraboles, il faut accepter que très souvent la conclusion est : nous ne savons pas.

  3. Excursus : le problème de l’allégorie

    L’allégorie continue à être très débattue parmi les biblistes, car, à part son lien avec les paraboles, elle résiste à une définition nette. Pour notre part, nous nous contenterons d’une compréhension générale de l’allégorie et n’entrerons pas dans les discussions techniques sur une définition précise. Au sens large, l'allégorie est une manière particulière de penser, de parler, d'écrire et de créer de l'art, une manière qui implique l'utilisation extensive et cohérente de symboles et de métaphores pour communiquer un message par le biais de l'analogie. L’allégorie n’est pas limitée à la littérature. Plutôt, elle est une rhétorique ou une technique d'expression orale et écrite que l'on retrouve dans de nombreux genres littéraires (par exemple, la poésie narrative, la poésie lyrique, les paraboles, les récits artistiques et polémiques de l'histoire et les romans entiers). D'un point de vue populaire, l'allégorie est souvent considérée comme une histoire symbolique dans laquelle chaque acteur, action, nom, objet ou lieu significatif dans une sphère de la réalité correspond à un autre acteur, action, nom, objet ou lieu dans une autre sphère de la réalité. Entendue dans ce sens restreint, l'allégorie n'est pas seulement une métaphore étendue, mais toute une série de métaphores.

    Un exemple typique est La ferme des animaux (1945) de George Orwell. Le livre peut être considéré comme une grande allégorie du début à la fin, un roman satirique symbolisant et éclairant la trahison des idéaux de la révolution russe par l'instauration par Staline d'un système totalitaire dans l'Union soviétique. Le livre est particulièrement instructif dans la mesure où, techniquement parlant, son genre littéraire est celui de la fable animalière. Cela souligne le fait que l'allégorie est autre chose qu'un genre littéraire unique ou une technique rhétorique limitée à un seul genre. Dans l'allégorie globale d'Orwell, il existe en effet de nombreuses correspondances individuelles : le cochon Old Major est Marx et/ou Lénine ; Napoléon, le cochon qui s'empare du pouvoir tyrannique sur la ferme, est Staline ; Snowball, le chef des cochons plus vif et plus éloquent, est Trotsky ; le corbeau est l'Église orthodoxe russe, et ainsi de suite. Mais l'allégorie qui constitue l'ensemble du roman est bien plus qu'une série d'équations astucieuses entre des métaphores discrètes et des réalités discrètes. L'allégorie maîtresse est plus que la somme de ses parties. Tout cela aboutit à une œuvre d'art littéraire herméneutique complexe, et l'on apprécie la façon dont l'allégorie peut fonctionner à différents niveaux pour différents lecteurs de différentes époques.

    La ferme des animaux est une allégorie parce ce 1) qu’elle exprime l’intention de l’auteur, b) une intention habilement incarnée dans la structure littéraire et le contenu du texte, et c) une intention clairement communiquée à l’auditoire originel. La perplexité ou la mystification ne font pas partie du but d’une allégorie, et l’auditoire est capable de faire le lien entre les métaphores du récit et leur réalité. Mais en raison de son dynamisme interne et de sa flexibilité, une allégorie est capable de transcender son contexte originel et de parler à un nouvel auditoire dans des circonstances très différentes. Ainsi, certains associeront l’œuvre d’Orwell à la montée du fascisme ou du socialisme totalitaire dans leur pays.

    Revenons à la question des paraboles. Il faut rejeter l’élaboration extrême et l’allégorisation artificielle qu’on trouve dans l’exégèse patristique et médiévale. Un exemple fameux est la lecture par saint Augustin de la parabole du bon Samaritain (Lc 10, 30-37). Il y voit résumée toute l’histoire du salut, de la chute d’Adam jusqu’au salut par le Christ et la vie éternelle. Tout cela est étranger à l’intention de l’auteur originel. Toutefois, il ne faut pas créer une dichotomie entre parabole et allégorie, en raison de la nature très flexible de l’allégorie. Examinons les relations fluctuantes entre parabole et allégorie dans les paraboles de Jésus.

    1. Pour la grande majorité des biblistes, l’interprétation allégorique (Mc 4, 14-20) de la parabole du semeur (Mc 4, 3-8) est une addition secondaire par la tradition chrétienne, soit une création de Marc ou d’un auteur pré-marcien quelconque. Le vocabulaire de cette interprétation allégorique et les problèmes qui y sont soulignés reflètent la situation de la prédication dans l’église primitive plutôt que celle du Jésus historique. Reconnaissant son aspect secondaire, il faut reconnaître néanmoins que son lien avec la parabole n’est pas si étranger ou artificiel, comme c’est le cas de l’interprétation d’Augustin de la parabole du bon Samaritain. La présence des quatre types de sol qui influencent le sort de la graine, et des symboles comme le bord du chemin, le terrain pierreux, les épines et la récolte abondante créent ensemble un certain dynamisme métaphorique qui appelle le type d’interprétation allégorique qu’on trouve chez Marc; même si l’allégorie est ici secondaire, elle est toutefois liée organiquement à la parabole.

    2. Le cas de la parabole du blé et de l'ivraie de Matthieu (Mt 13, 24-30 est plus complexe. Même sans tenir compte de l'interprétation allégorique de Matthieu (13, 37-43), dans la parabole proprement dite, la série de figures (le maître de maison, ses esclaves, les semailles et la moisson, les bonnes et les mauvaises graines, la destruction par le feu comme événement final par opposition à la récolte) constitue une série de métaphores qui étaient bien connues dans la prophétie et l'apocalyptique juives. Ainsi, l'orientation allégorique fondamentale de la parabole proprement dite est déjà indiquée, même si un catalogue précis identifiant la signification de chaque métaphore n'a pas encore été fourni à l'auditoire. En effet, on est amené à se demander si l'interprétation allégorique de la parabole par Matthieu est vraiment secondaire, une allégorisation postérieure ajoutée à un texte qui suggère et invite à une interprétation allégorique donnée, mais ne la précise pas ? De nombreux biblistes répondraient par l'affirmative. Mais il est également possible que la parabole et l'interprétation allégorique soient toutes deux l'œuvre de Matthieu, qui les a façonnées en même temps. Le fait que l'interprétation allégorique modifie quelque peu l'accent de la parabole n'est pas en soi un argument contre une telle possibilité, puisque de telles modifications sont observées dans certaines allégories de l'Ancien Testament et de l'époque rabbinique. S'il s'avère que Matthieu a créé la parabole et l'interprétation allégorique en même temps, dans le cadre d'une composition cohérente, alors non seulement la parabole serait une allégorie à part entière, mais l'interprétation allégorique ne serait en aucun cas artificielle, secondaire ou déformée.

    3. Encore plus intrigante est la parabole des vignerons meurtriers (Mc 12, 1-11). Elle n’est pas suivie d’une allégorie explicative. Mais l’allégorie est incarnée et communiquée par la parabole elle-même. Quiconque est familier l’AT en général, et avec le chant de la vigne d’Isaïe (Is 5, 1-7) en particulier aura reconnu facilement Israël dans la vigne, Dieu dans le propriétaire de la vigne, les prophètes dans les serviteurs du propriétaire, et les autorités perverses d’Israël dans les meurtriers. De plus, les auditeurs chrétiens de la parabole auront immédiatement reconnu Jésus dans le fils unique, sa crucifixion dans la mort violente du fils, la destruction de Jérusalem dans la punition infligée aux vignerons, et la résurrection de Jésus dans la référence au Ps 117, 22-23 (LXX). L’allégorie fait partie du cœur de la parabole, et ajouter une explication allégorique séparée serait totalement superflu. Pourtant, malgré l’union inextricable entre parabole et allégorie ne signifie pas pour autant que l’allégorie perd son dynamisme et sa flexibilité, car elle demeure toujours ouverte une nouvelle interprétation et à des adaptations, comme on le voit dans les versions de Matthieu, Luc et l’Évangile de Thomas.

    Bref, il faut approcher les paraboles synoptiques avec un esprit ouvert. Les différentes relations possibles entre la parabole et l'allégorie doivent être élaborées et évaluées dans l'exégèse de chaque cas individuel.

Prochain chapitre: L'évangile copte de Thomas nous offre-t-il une information indépendante des Synoptiques?

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