John P. Meier, Un certain juif, Jésus. Les données de l'histoire,
v.3, ch. 25 : Jésus et ses relations avec ceux qui le suivent: les disciples,
pp 40-124, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Qui peut-être considéré comme un disciple de Jésus?


Sommaire

Le fait historique que Jésus ait eu des disciples repose sur le critère d’attestations multiples, puisque toutes les sources le mentionnent. Il repose également sur le critère de discontinuité, puisque les premiers chrétiens n’utilisaient pas le mot disciple pour se définir.

Qui peut-être considéré comme un disciple de Jésus? Tout d’abord, c’est Jésus qui prend l’initiative et décide qui sera son disciple. Ensuite, être disciple implique de suivre physiquement Jésus sur les routes de Palestine dans sa mission de prédication avec tout ce que cela implique : l’abandon de sa famille, de son travail, de sa communauté. En plus de ces privations, le disciple doit s’attendre aux souffrances qu’entraîneront l’opposition et l’hostilité des autres, en particulier de sa famille.

Y a-t-il eu des femmes disciples en conformité avec cette définition que vous venons d’élaborer ? La réponse est oui, mais les évangiles ne leur pas accolé l’étiquette de disciple pour un certain nombre de raisons liées à l’époque.

Il faut enfin mentionner un groupe d’hommes et de femmes qu’on peut situer entre la foule de curieux et le cercle restreint des disciples qui ont offert à Jésus gite et couvert et l’ont soutenu de leur biens quand il passait par leur région.


  1. Est-ce que le Jésus historique a eu des disciples?

    Le mot disciple (mathētēs) est massivement présent dans les évangiles (78 fois en Jean, 72 fois en Matthieu, 46 fois en Marc et 37 fois en Luc) et ne désigne que les disciples de Jésus. En dehors des évangiles, le mot est seulement présent dans les Actes des Apôtres où Luc cherche sans doute à créer un lien entre le temps de Jésus et celui de l’Église. Autrement, le mot est totalement absent du reste du Nouveau Testament, en particulier des Épitres de Paul. Comment interpréter ce fait? Il signifie simplement que le mot disciple n’était pas un terme que la première ou la deuxième génération de chrétiens utilisait pour se définir. Et donc, on ne peut pas soupçonner l’Église primitive d’avoir projeté de manière anachronique ce mot dans le ministère de Jésus. Pour répondre par l’affirmative à la question : le Jésus historique a-t-il eu des disciples, nous utiliserons trois de nos critères d’historicité, i.e. celui de discontinuité, celui d’attestations multiples et celui de cohérence.

    1. Il y a d’abord discontinuité avec les premières générations de chrétiens, puisque ceux-ci n’utilisaient pas le mot disciple pour se définir par rapport à Jésus. De plus, ce terme est totalement absent de la LXX (traduction grecques de l’Ancien Testament). L’équivalent hébreu est le mot talmîd (disciple, étudiant) qui est absent de l’Ancien Testament à l’exception de 1 Ch 25, 8 où il désigne un apprenti musicien. On note la même absence dans les textes non bibliques de Qumran et dans la version grecque des pseudépigraphes (écrits apocryphes). C’est seulement chez Philon d’Alexandrie (25 av – 50 ap JC) qu’on le retrouve 14 fois (un nombre très petit en comparaison de l’ampleur de l’oeuvre) où il désigne la personne parfaite qui est enseignée directement par Dieu. Enfin, l’historien juif Flavius Josèphe (37 – 100 ap JC) n’utilise ce mot que 15 fois dans son oeuvre volumineuse pour désigner soit quelqu’un qui apprend d’un autre, soit un groupe qui suit un enseignement philosophique, soit les figures de l’Ancien Testament où il y a une relation maître-disciple, en particulier celles d’Élise et d’Élisée. Mais cette manière de parler de Josèphe en termes de maître-disciple dans le cadre d’école philosophique trahit la culture hellénistique du premier siècle dans lequel il baigne. Bref, si le mot disciple est présent dans les évangiles, c’est qu’il remonte au Jésus historique et ne résulte pas d’une projection dans le passé du milieu chrétien.

    2. Il y a également le critère d’attestations multiples. Le mot se trouve dans les quatre évangiles : chez Marc où on retrouve l’appel des quatre disciples (Pierre, André, Jean et Jacques), puis de Lévi, en plus d’innombrables mentions tout au long de son évangile; dans la source Q où le mot apparaît en deux occasions claires, Mt 10, 24 || Lc 6,40 (Un disciple n’est pas au dessus de son maître) et Mt 12: 2 || Lc 7, 18-19 (Jean Baptiste envoie ses disciples auprès de Jésus); et chez Jean qui est celui qui l’utilise le plus. En plus des évangiles, il faut mentionner Flavius Josèphe qui, dans ses Antiquités bibliques (18.3.3), écrit à propos de Jésus qu’il a attiré à lui beaucoup de Juifs et de Grecs, et que « ceux qui l’avaient d’abord chéri ne cessèrent pas de le faire (après sa crucifixion) ». Même s’il n’utilise pas explicitement le mot disciple, les gens dont il parle se réfèrent à ce que les évangiles désignent sous le terme de disciple.

    3. Il y a enfin le critère de cohérence. Les quatre évangiles, incluant la source Q, mentionnent que Jean Baptiste a eu des disciples. Jésus, par le fait même de se faire baptiser par Jean Baptiste, a accepté de devenir son disciple et est demeuré un certain dans le groupe, pratiquant à son tour le baptême. Il est donc normal d’imaginer que, en poursuivant l’oeuvre du baptiste, il a de la même façon rassemblé un groupe de disciples. De plus, il est inconcevable de penser qu’un prophète-enseignant ait pu poursuivre sa mission un certain temps sans avoir un groupe de disciples qui l’écoutent et assimilent sa parole.

  2. Qui peut être considéré comme disciple de Jésus?

    Au premier siècle, on trouve dans le monde méditerranéen un certain nombre de figures philosophiques et religieuses qui rassemblent autour d’eux des adeptes qui vont poursuivre leur tradition de génération en génération. Chez les Grecs, on parle d’école platonicienne, pythagoricienne, aristotélicienne, épicurienne, ou stoïcienne. On note d’ailleurs une certaine ressemble entre Jésus et les philosophes cyniques itinérants. Mais la ressemblance est encore plus forte avec le rabbinisme qui se développe du 2e au 5e siècle ap JC où l’étudiant de la Tora est constamment avec leur maître. Mais la ressemblance s’arrête là : car Jésus n’est pas seulement un maître qui enseigne, mais il est aussi un prophète et un guérisseur, invitant ses disciples à proclamer également le règne de Dieu et à guérir. Et ici, la seule figure comparable est celle d’Élie, un prophète itinérant et guérisseur dans le nord d’Israël, où on retrouve trois éléments clés : 1) le prophète prend l’initiative et lance un appel péremptoire à Élisée; 2) ce dernier doit quitter sa famille et ses biens; 3) l’appel signifie suivre littéralement et physiquement le prophète et se mettre à son service.

    1. C’est Jésus qui prend l’initiative par un appel

      1. Le trait caractéristique de Jésus est celui de prendre l’initiative d’appeler quelqu’un à devenir disciple, et cet appel est péremptoire. Ce fait historique est appuyé par le critère d’attestations multiples.

        1. Marc donne trois exemples : l’appel des quatre premiers disciples (Mc 1, 16-20 : « Venez à ma suite » adressé à Pierre, André, Jacques et Jean), l’appel de Levi, percepteur aux douanes (Mc 2, 14), et l’appel de l’homme riche (Mc 10, 17-22).

        2. Le même type d’appel apparaît dans la source Q : Mt 8, 21-22 || Lc 9, 59-60 (« Suis-moi... Laisse les morts enterrer leurs morts; pour toi, va-t-en annoncer le Royaume de Dieu »). La source Q accentue la nature péremptoire de l’appel : cette relativisation du devoir de piété envers les morts devait apparaître choquant tant pour les Juifs que pour les Chrétiens.

        3. La source spéciale de Luc contient le même appel péremptoire et autoritaire, Lc 9, 61-62 : « Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au Royaume de Dieu. »

        4. Enfin, chez Jean la formulation est quelque peu différente, mais la même idée prévaut. Quand Jésus répond « Venez et voyez » aux deux disciples qui lui demandent où il demeure, ou encore quand il dit à Philippe : « Suis-moi », c’est bien lui qui prend l’initiative.

        De plus, il y a un lien entre devenir disciple et le fait d’appartenir à un groupe. Par exemple, chez Marc le mot disciple n’apparaît que lorsque les « appelés » sont suffisamment nombreux, après l’appel de Lévi (Mc 2, 15). On constate la même chose chez Jean qui ne parle de disciples de Jésus que lorsque André, Pierre, Philippe, Nathanaël firent déjà partie du groupe, aux noces de Cana (Jn 2, 2). Le même pattern se retrouve chez Matthieu et Luc. Ainsi, on ne peut être appelé disciple que si on a suivi physiquement Jésus un certain temps et qu’on fait partie d’un groupe.

      2. Le fait historique du caractère autoritaire et péremptoire de l’appel de Jésus est également soutenu par le critère de discontinuité par rapport au milieu ambiant. Malheureusement, les données sur l’environnement du 1ier siècle sont très pauvres. Malgré cet aveu, on peut néanmoins affirmer que l’aspect autoritaire et péremptoire de l’appel de Jésus est assez unique pour l’époque. Nous pouvons nous référer à deux exemples, Jean Baptiste et Josèphe.

        1. Nous n’avons aucun indice que Jean Baptiste ait lancé un appel direct à des gens pour devenir disciples. Son appel était adressé à tout Israël pour inviter au repentir. La vaste majorité des gens qui sont allés se faire baptiser semblent avoir regagné par la suite leur demeure. Quant aux autres, ils sont demeurés auprès de lui un certain temps et rien n’indique que cela ce soit poursuivit de manière permanente.

        2. Dans son Autobiographie, l’historien juif Flavius Josèphe (37 – 100 ap JC) raconte qu’il a prit l’initiative à 16 ans d’aller vivre pendant trois ans dans le désert auprès d’un solitaire et ascète juif, appelé Bannus, Puis, à 19 ans, il retourne à Jérusalem et décide de devenir disciple des Pharisiens. Dans cette quête spirituelle, c’est toujours Josèphe lui-même qui prend l’initiative.

    2. Suivre physiquement Jésus, et donc quitter sa demeure

      Dans l’appel de Jésus, il y a deux dimensions : géographique et temporelle.

      1. Jésus demande de le suivre physiquement, et cela signifie quitter sa maison, ses parents et ses biens pour le suivre dans sa prédication itinérante à travers la Galilée, la Judée et les lieux environnants. Cette situation est très différente du rabbinisme où marcher derrière son maître a avant le tout le sens de respect.

      2. Comme il n’y a pas de limite à l’espace géographique dans la vie du disciple, de même il n’y en a pas dans le temps : on est disciple pour la vie. Encore ici, le disciple de Jésus se différencie de l’étudiant juif qui ne demeure avec son maître que le temps de compléter son étude de la Tora.

    3. Accepter le risque du danger et de l’hostilité

      Nous avons des attestations multiples que Jésus a clairement averti ses disciples du coût élevé et même fatal impliqué dans le fait de le suivre.

      1. Sauver ou perdre sa vie

        1. Examinons d’abord Mc 8, 35 et ses parallèles.

          Mc 8, 35 Mt 16, 25 Lc 9, 24
          Qui veut en effet
          sauver sa vie
          la perdra
          mais qui perd sa vie
          à cause de moi
          et de l’Évangile
          la sauvera
          Qui veut en effet
          sauver sa vie
          la perdra
          mais qui perd sa vie
          à cause de moi

          la trouvera

          Qui veut en effet
          sauver sa vie
          la perdra
          mais qui perd sa vie
          à cause de moi

          celui-là la sauvera

          • Ce texte est placé stratégiquement après la confession de Pierre alors que Jésus émet une série d’aphorismes et de prophéties sur le coût d’être disciple et sa récompense. Tous ces aphorismes ont leur forme et leur tradition propre et semblent provenir d’un auteur pré-marcien. Quant à notre texte, il se présente sous forme d’un parallélisme antithétique et les trois évangélistes ont à peu près la même version.

          • Mais quand on regarde de près Mc 8, 35, on remarque que l’expression « à cause de l’Évangile » est un doublet de « à cause de moi », un style typique de Marc qui aime répéter deux fois certaines expressions pour être plus précis. De plus, le mot « Évangile » sans qualificatif est typique de Marc et reflète son activité rédactionnelle. Il faut donc conclure que l’expression « à cause de l’Évangile » ne faisait pas partie de la tradition originelle.

          • L’expression « à cause de moi » est également un ajout de l’auteur pré-marcien : elle brise l’équilibre des deux partie de la sentence et est absente des paroles semblables de Jésus chez Luc et Jean. Ainsi, le texte originel devait être : Qui veut sauver sa vie la perdra mais qui perd sa vie la sauvera.

          • Le contexte de cette phrase est vraiment sémitique avec l’utilisation ambiguë du mot vie (psychē en grec, něpaš en araméen). Le mot hébreu ou araméen désigne la totalité de l’existence concrète d’une personne dans ses dimensions à la fois physique et psychologique. Bref, ceux qui s’accrochent à tout prix à la vie présente la perdront lors du jugement final, tandis que ceux qui acceptent de la sacrifier pour suivre Jésus de tout leur coeur recevront une vie plus pleine et durable lors de ce jugement final.

        2. Une formule différente existe chez Matthieu et Luc et provient probablement de la source Q.

          Lc 17, 33 Mt 10, 39
          Qui cherche
          à préserver sa vie
          la perdra
          et qui la perd
           

          la conservera

          Qui
          a trouvé sa vie
          la perdra
          et qui a perdu
          sa vie
          à cause de moi
          la trouvera

          • La version de Luc (qui cherche à préserver sa vie) ressemble étrangement à la forme pré-marcienne de l’aphorisme (qui veut sauver sa vie). Derrière les mots « cherche » ou « veut » il y a probablement le même mot araméen : sěbēh (veut, désire) ou běʽâ (cherche, réclame); derrière les mots « préserver » ou « sauver » il y a probablement le même mot araméen : šêzib (sauver, porter secours), ou hăyâ (vivre, restaurer la vie). Et la première partie se termine de la même façon : la perdra (en araméen : ʽabad). Dans la deuxième partie, Marc a le mot « sauvera » et Luc « conservera ». Luc a probablement voulu éviter de répéter le mot « sauvera » pour des raisons stylistiques, et donc « sauvera » est probablement le mot originel.

          • Chez Matthieu, la phrase est également similaire à la forme originelle pré-marcienne (en éliminant « à cause de moi » que nous avons déjà affirmé être un ajout), mais on y note un certain nombre de modifications de sa main : les participes « qui a trouvé » et « qui a perdu » que Luc aurait repris, lui qui aime les participes, s’ils faisaient partie du texte originel; le verbe « trouver » qui est un mot favori de Matthieu.

          • Bref, la version de Luc est probablement plus près de la source Q qui devait avoir cette forme : qui cherche à sauver sa vie la perdra, qui perd sa vie la sauvera. Il ne s’agit pas ici de retrouver les paroles même de Jésus, mais de déterminer le contenu d’un enseignement qui a peut être connu diverses formes en araméen.

        3. Nous avons enfin une variante indépendante chez Jn 12, 25

          Qui aime (philōn) sa vie la perdra (apollyei) et qui hait (misōn) sa vie [en ce monde], la gardera (phylaxei) [pour la vie éternelle]

          • Chez Jean, ce sont les derniers mots adressés par Jésus à la foule. Une comparaison avec les synoptiques permet de noter seulement deux mots semblables, vie et perdre. Il ne faut pas s’en surprendre, car nous nous avons déjà dit que Jean est une tradition indépendante des synoptiques. De plus, la forme est différente, car nous n’avons plus le chiasme (la fin de la première partie devient le début de la deuxième partie, ce qui nous aurait donné : qui aime sa vie la perdra, qui perd sa vie la gardera). Enfin, on note l’ajout d’expressions typiques de Jean : le couple amour/haine, ce monde, vie éternelle, garder.

          • Le substrat araméen derrière cet aphorisme devait être comme ceci :

            Qui aime sa vie la perdra
            Et qui hait sa vie la gardera

            Ainsi, il devait y avoir deux formes de base de cet aphorisme qui circulaient en araméen : la version Marc-source Q et la version johannique. Les deux versions contiennent le même message : qui s’accroche égoïstement ou peureusement à sa vie présente comme bien ultime perdra le bien ultime de la vraie vie dans le monde de Dieu, tandis que le disciple qui accepte le risque volontaire de perdre sa vie présente trouvera la vraie vie dans le monde de Dieu. Ce message doit être compris dans un contexte eschatologique plus large : être disciple signifie abandonner sa vie ancienne avec ses liens, sa sécurité et ses attentes pour accueillir une nouvelle forme de vie qu’apporte le Règne de Dieu.

      2. Se renier soi-même et prendre sa croix

        1. Une première version de ce coût pour être disciple se trouve en Mc 8,34
          Mc 8, 34 Mt 16, 24 Lc 9, 23
          A) Si quelqu’un
          veut suivre derrière moi,
          B) qu’il se renie lui-même
          B') et qu’il se charge de sa croix
          A') et qu’il me suive
          Si quelqu’un
          veut venir derrière moi,
          qu’il se renie lui-même
          et qu’il se charge de sa croix
          et qu’il me suive
          Si quelqu’un
          veut venir derrière moi,
          qu’il se renie lui-même
          et qu’il se charge de sa croix chaque jour et qu’il me suive

          La structure est celle de l’inclusion (la sentence se termine avec les mots du début) et du chiasme (le pattern A-B-B'-A') : le début (A) et la fin (A') répètent que le but est d’être disciple, et le milieu (B-B') présente deux moyens pour y arriver : dire non à son ego comme norme ultime et accepter d’emprunter le même chemin que ces criminels qui devaient se promener nus en portant le poteau transversal de la croix (le poteau vertical demeurait sur place de manière permanente) et en essuyant les moquerie des gens avant d’être exécutés. Cette manière choquante et provocatrice de parler remonte probablement au Jésus historique et n’est pas une création de l’Église primitive se voulant une référence à la croix de Jésus. Car il n’y a ici aucune référence à la croix de Jésus. De plus, à l’époque de Jésus, la Palestine était parsemée de croix dont se servaient les leaders locaux en plus des Romains pour punir les marginaux : les esclaves, les voleurs, les rebelles.

        2. En plus de la version marcienne, il existe une version de la source Q.

          Mt 10, 38 Lc 14, 27
          Et qui ne prend pas sa croix
          et ne suit pas derrière moi
          n’est pas digne de moi
          Celui qui ne porte pas sa croix
          et ne vient pas derrière moi
          ne peut être mon disciple

          Derrière les quelques mots différents il y avait peut-être le même mot araméen. La grande différence entre Matthieu et Luc se trouve à la fin. Comme Matthieu utilise souvent l’expression « n’est pas digne de moi » comme raccord dans sa composition, on peut penser que Luc reflète le mieux la source Q. Quoi qu’il en soit, nous retrouvons ici la même idée que celle présentée en Marc (l’approche est positive en Marc, négative dans la source Q). Ainsi, nous pouvons utiliser le critère d’attestations multiples pour affirmer que le contenu de cet aphorisme remonte au Jésus historique.

      3. Faire face à l’hostilité de sa famille

        Pour comprendre ce coût pour être disciple, il faut se rappeler que dans la Palestine du premier siècle, l’identité d’une personne se définissait en lien avec sa famille élargie qui fournissait le filet de sécurité primaire typique d’une société paysanne. Ainsi, couper pour une période indéfinie ces liens émotifs et économiques, c’était déserter de manière honteuse sa famille et son travail dans une société axée sur l’honneur et la honte. Ce que Jésus demande est donc très difficile pour un paysan juif.

        1. Pourtant, il s’agit bien d’un fait historique si on utilise le critère d’attestations multiples.

          1. Nous avons un premier témoignage en Mc 10, 28-30

            Mc 10, 28-30 Mt 19, 27-29 Lc 18, 28-30
            Pierre commença à lui dire :
             
            « Voici que nous, nous avons tout quitté
            et nous t’avons suivi. »

            Jésus déclara : « En vérité, je vous le dis,

             

             

             

             
            il n’est personne qui aura quitté maison

            ou frères
            ou soeurs

            ou mère

            ou enfants
            ou champs,
            [à cause
            de moi
            et à cause de l’évangile],
            qui ne reçoive cent fois autant
            maintenant, en ce temps-ci, maisons, et frères et soeur et mères et enfants et champs, avec des persécutions, la vie éternelle.

            Alors, prenant la parole,
            Pierre lui dit :
            « Voici que nous, nous avons tout quitté
            et nous te suivîmes. Qu’aurons-nous donc ? »
            Or Jésus leur dit : « En vérité, je vous dis
            que vous qui m’avez suivi, dans la régénération, quand le fils de l’homme siégera sur le trône de sa gloire, vous siégerez vous aussi sur douze trônes, jugeant les douze tribus d’Israël.
            Et quiconque aura quitté
            maisons

            ou frères
            ou soeurs
            ou père
            ou mère

            ou enfants
            ou champs,
            [à cause
            de mon nom],
             
            recevra de nombreuses fois autant

             
            héritera de la vie éternelle.

            Or Pierre dit :

            « Voici que nous, ayant quitté nos biens,
            nous te suivîmes. »

            Il leur dit : « En vérité, je vous le dis

             

             

             

             
            qu’il n’est personne qui aura quitté maison
            ou femme
            ou frères

            ou parents
             

            ou enfants
             
            [à cause
            du royaume de Dieu],
             
            qui ne reçoive de nombreuses fois autant
            en ce temps-ci,

            et dans le siècle à venir la vie éternelle.

            Les passages entre [parenthèse] sont probablement des additions d’une tradition orale chrétienne ou de l’évangéliste.

          2. Nous avons un second témoignage avec la source Q

            Mt 10, 37 Lc 14, 26
            Qui aime père ou mère plus que moi
            n’est pas digne de moi.
            Et qui aime fils ou fille plus que moi
             
             
            n’est pas digne de moi.
            Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas
            son père et sa mère
            et sa femme et ses enfants et ses frères et ses soeurs
            et même encore sa propre vie,
            il ne peut être mon disciple

            Matthieu et Luc semblent avoir tous les deux retravailler leur source, mais Matthieu plus que Luc : il élimine le vocabulaire de la haine pourtant typiquement sémitique et insère ses expressions favorites comme « être digne de moi ». Par contre, il a conservé la forme primitive du double parallélisme. Quant à Luc, il a peut-être repris de Marc la liste des différents membres de la famille. Mais l’idée demeure la même : le disciple doit préférer Jésus sans réserve si la famille s’oppose à son engagement comme disciple. On peut deviner que l’appel de Jésus a pu susciter des divisions féroces au sein des familles palestiniennes.

          3. Un autre témoignage de la source Q va dans la même direction
            Mt 10, 34-36 Lc 12, 51-53
            Ne croyez pas
            que je suis venu
            jeter la paix sur la terre.
            Je ne suis pas venu jeter la paix, mais le glaive.
            Car je suis venu séparer

            l’homme contre son père,

            et la fille contre sa mère, et la bru contre sa belle-mère,
            et les ennemis de l’homme (seront) ceux de sa maison.

            Pensez-vous
            que je suis venu
            donner la paix sur la terre?
            Non, je vous le dis, mais la division.
            Car désormais cinq dans une seule maison seront divisés, trois contre deux et deux contre trois.
            Seront divisés père contre fils et fils contre père,
            mère contre fille et fille contre la mère, belle-mère contre sa bru et bru contre la belle-mère.

            La reconstruction de la tradition originelle est difficile. Mais cela ne change pas l’affirmation fondamentale sur la famille élargie (il était habituelle pour la bru de vivre dans la maison de ses beaux-parents) : Jésus est venu desserrer les liens sociaux les plus forts sur lesquels reposait la société juive palestinienne. Tout cela est dans la lignée de la tradition apocalyptique d’Israël qui voyait dans le desserrement de la loyauté familiale le signe de la tribulation des derniers jours.

        2. Pour appuyer la dimension historique de cette demande de Jésus, on peut avoir recours au critère de cohérence : Jésus ne fait qu’évoquer sa propre expérience. Chez la première génération de chrétiens, on connaissait la tradition sur la propre famille de Jésus qui n’a pas du tout cru en sa mission (Mc 3, 20-21).

          Et il vient à la maison et la foule s’y réunit de nouveau, de sorte qu’ils ne pouvaient même pas manger de pain. Et, ayant entendu, les siens sortirent pour s’emparer de lui, car ils disaient : « Il est hors de sens ».

          Ce fait est également appuyé par les attestations multiples, puisqu’on le retrouve également en Jn 7, 5 : « Pas même ses frères en effet ne croyaient en lui. »

        3. Enfin, on peut invoquer le critère d’embarras après ce que nous venons d’observer chez Marc et Jean. Car on observe chez Luc et Matthieu un effort pour atténuer la présentation sévère de la famille de Jésus. Par exemple, en Lc 11, 27-28

          Or, il advint comme il parlait ainsi, qu’une femme éleva la voix du milieu de la foule et lui dit : « Heureuses les entrailles qui t’ont porté et les seins que tu as sucés! » Mais il dit : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et l’observent! »

          Bien sûr, ce texte constitue une réévaluation du visage de Marie. Cependant il demeure très étonnant quand on se rappelle l’image si positive que brosse Luc d’elle dans les récits de l’enfance où elle apparaît en quelque sorte comme le disciple idéal. La tradition derrière ce texte était peut-être même plus dure. Ainsi, toutes ces affirmations sur la famille de Jésus devaient apparaître embarrassantes pour les premiers chrétiens quand on sait, par exemple, que l’un des frères de Jésus, Jacques, est devenu par la suite un des piliers de l’Église à Jérusalem et qu’il mourra martyr.

    En conclusion de notre analyse de ce qu’est être disciple de Jésus, nous pouvons affirmer ceci :

    • C’est Jésus qui prend l’initiative et décide qui sera son disciple
    • Parler de suivre Jésus n’est pas une métaphore pieuse mais est l’action de le suivre physiquement sur les routes de Palestine dans sa mission de prédication avec tout ce que cela implique : l’abandon de sa famille, de son travail, de sa communauté.
    • En plus de ces privations, Jésus met en garde ses disciples sur la souffrance qu’entraîneront l’opposition et l’hostilité des autres, en particulier de sa famille
    • Ces exigences radicales de Jésus apparaissent uniques dans tout le contexte gréco-romain du premier siècle concernant les relations maître-disciple
    • Alors que les divers groupes religieux et philosophiques menant une vie radicale sous la direction d’un chef charismatique maintenaient une certaine séparation par rapport aux autres, en particulier en partageant ensemble certains repas, comme on le voit chez les Pharisiens, le groupe de Jésus se mêlait au contraire aux autres et partageait la table des gens.

  3. La frontière floue du cercle des disciples : les femmes qui le suivaient étaient-elles des disciples?

    D’entrée jeu, il faut rappeler que notre question se limite à la situation du Jésus historique en lien avec les partisans féminins qui l’on accompagné pendant son ministère public entre de l’an 28 à 30. Il faut rappeler également que les données dont nous disposons sont extrêmement minces. Enfin, s’il est clair qu’un certain nombre de femmes l’ont accompagné physiquement sur la route, pourquoi les évangélistes ne leur accolent-ils pas explicitement l’étiquette de disciple ?

    1. Examinons donc un certain nombre de textes.

      1. Marc
        Mc 15, 40-41 Mt 27, 55-56 Lc 23, 48 Jn 19, 25
        Mais il y avait aussi des femmes
        regardant à distance,
         
         
         
        parmi lesquelles

        Marie de Magdala, et Marie, mère de Jacques le petit et de Joset,
        et Salomé,
        qui le suivaient et le servaient lorsqu’il était en Galilée, et beaucoup d’autres, qui étaient montées avec lui à Jérusalem.

        Mais il y avait là de nombreuses femmes
        regardant à distance, qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée, le servant,
        parmi lesquelles
        il y avait
        Marie de Magdala, et Marie, mère de Jacques et de Joseph,
        et la mère des fils de Zébédée.
        Mais se tenaient à distance tous ses amis, et des femmes qui l’avaient suivi depuis la Galilée, voyant cela. Mais se tenaient près de la croix de Jésus :

         

        sa mère,
        et la soeur de sa mère, Marie, la femme de Clopas, et Marie de Magdala.

        Marie Magdeleine, en particulier, jouera un rôle pivot, car elle participera à la fois à son embaumement et à la découverte du tombeau vide. Mais ce qui surprend dans l’évangile de Marc, c’est que les femmes apparaissent ici soudainement, sans aucune préparation.

      2. Jean

        Avec Jean, nous avons des attestations multiples des femmes à la crucifixion. A la fois chez Marc et Jean, les femmes seront présentes à sa crucifixion et au tombeau vide, nommément Marie Magdeleine.

      3. Luc (8, 1-3)

        Et il advint ensuite qu’il cheminait à travers villes et villages, prêchant et annonçant la bonne Nouvelle du Royaume de Dieu. Les Douze étaient avec lui, ainsi que quelques femmes qui avaient été guéries d’esprits mauvais et de maladies; Marie, appelée la Magdaléenne, de laquelle étaient sortis sept démons, Jeanne, femme de Chouza, intendant d’Hérode, Suzanne et plusieurs autres, qui les assistaient de leurs biens.

        La mention de Marie Madeleine appuie à la fois le critère d’embarras et celui de cohérence : puisqu’on associe à Jésus une femme non recommandable et on sait par ailleurs que Jésus a fait plusieurs exorcismes. De plus, on sait par ailleurs que Luc essaie de présenter le christianisme comme une religion respectable ne menaçant pas l’autorité romaine, et voilà qu’il nous présente l’image choquante de femmes, certaines mariées, qui parcourent la Galilée avec Jésus, un homme célibataire, et douze autres hommes sans chaperons ou maris. Il semble donc que Luc a conservé un morceau de donnée historique.

    2. Absence du mot disciple associé aux femmes

      Même si des attestations multiples appuient l’existence d’un groupe de femmes qui accompagnent Jésus dans son ministère, le soutiennent de leurs biens et le servent, demeurant à ses côtés à la crucifixion alors que les hommes disciples l’ont déserté, il n’en demeure pas moins que les évangélistes ne leur accolent jamais l’étiquette de disciple. Pourquoi? N’allons pas traiter les évangélistes de misogynes, car si tel était le cas ils auraient également biffé leur présence. Ou encore, n’allons pas croire que le terme disciple était seulement réservé aux douze, car une analyse minutieuse montre qu’une telle restriction du terme est sans fondement. Proposons plutôt l’explication suivante.

      1. Les évangélistes semblent limités par le fait qu’il n’existe pas de récit indépendant sur l’appel de femmes particulières à devenir disciple. Pourtant, un tel appel a dû existé, car on voit mal autrement comment des femmes juives de Palestine auraient pu prendre l’initiative scandaleuse de suivre un homme célibataire et des hommes disciples pendant un certain temps sur les routes de Galilée. Les diverses mentions de Marie Madeleine laissent soupçonner un événement spécifique. Mais, pour une raison qu’on ignore, on n’a pas créé de récit autour d’un tel appel.

      2. Le cadre de la Palestine du premier siècle présentait un certain nombre de contraintes. Le fait de parler de disciples pour désigner le groupe créé par le prédicateur itinérant Jésus était une application nouvelle du terme lui-même. Devant tant de nouveauté, c’était sans doute trop demander que de parler également de femme disciple. D’ailleurs le mot araméen pour disciple, talmîd, n’existe qu’au masculin.

      3. Enfin, n’oublions pas qu’une réalité existe bien avant qu’on trouve les mots pour la décrire. Étant la nature conservatrice de la tradition évangélique, il ne faut pas se surprendre de l’absence dans le texte grec des évangiles du féminin de disciple, même s’il existait. Aussi, ce n’est pas tout à fait un accident que Luc, l’évangéliste le plus intéressé par les femmes, utilise le féminin de disciple, mathetria, dans les Actes des Apôtres (9, 36) lorsqu’il parle de Tabitha, une chrétienne dévouée dans l’Église primitive. Dans son évangile, il ne se sentait sans doute pas autorisé de l’utiliser puisque ses sources ne l’avaient pas.

  4. La frontière floue du cercle des disciples : les partisans de Jésus qui n’ont pas quitté leur maison

    Les évangiles mentionnent un certain nombre d’hommes qui ont offert à Jésus la nourriture et le gite quand il visitait leur ville ou leur village : Zachée (Lc 19, 1-1), Lazare (Jn 12, 1-2), l’hôte anonyme du dernier repas (Mc 14, 13-15), Simon le lépreux (Mc 14, 3). Les évangiles mentionnent également un certain nombre de femmes, dont les plus connues sont Marthe et Marie (Lc 10, 38-42; Jn 11). Luc et Jean présentent ces deux femmes comme un idéal de foi chrétienne qu’il faut imiter. Pour le quatrième évangéliste, Jésus aime beaucoup Marthe et Marie, tout comme leur frère Lazare. Ainsi, entre la foule de curieux et les disciples qui l’ont suivi physiquement, il existe un groupe de gens qui l’ont accueilli dans leur maison, lui offrant gite et couvert ainsi que de l’argent lorsqu’il visitait leur région. Il ne faut pas s’en surprendre : si Jésus a guéri tant de gens, il est normal de penser qu’un certain nombre d’entre eux soient devenus des partisans.

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