John P. Meier, Un certain juif, Jésus. Les données de l'histoire,
v.2, ch. 14-16 : Le règne de Dieu,
pp 237-506, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Le message central de Jésus se résume-t-il à celui de l’amour, ou est-il plutôt centré sur l’annonce du règne de Dieu?


Sommaire

Jésus a prêché et vécu l’amour, mais le coeur et le centre de son message et de son action portaient sur le règne de Dieu à la fois futur et imminent, et à la fois présent. La notion de « règne de Dieu » est unique, car on ne le retrouve à peu près pas dans l’Ancien Testament et rarement dans la littérature intertestamentaire, incluant Qumran. On a donc ici une touche originale de Jésus.

Jésus attendait pour bientôt la venue définitive de Dieu comme roi, une venue comportant un renversement des situations présentes injustes de pauvreté, d’affliction et de ventres vides, une venue qui amorcerait l’arrivée des Gentils, non comme esclaves conquis, mais comme invités de marque, pour partager le banquet eschatologiques avec les patriarches d’Israël. Cet espoir était si central dans son message qu’il en a fait la demande principale de la prière qu’il a laissé à ses disciples, le « Notre Père ». Même s’il avait la conviction que cette venue était imminente, Jésus a toujours refusé de donner une date, et devant la perspective de sa mort proche, il a continué à affirmer la conviction de partager un jour le banquet eschatologique, même si ce banquet était maintenant une réalité transcendante par rapport à ce monde.

De manière paradoxale, Jésus n’a pas seulement parlé d’un règne futur, mais également d’un règne déjà présent. En effet, pour expliquer ses actions étonnantes, comme ses guérisons, ses exorcismes et sa promiscuité avec les collecteurs d’impôt et les pécheurs ainsi que sa purification du temple, il a annoncé que le règne de Dieu avait déjà rejoint son auditoire. Cette tension d’un « déjà/pas encore » reflèterait la nature même de ce royaume de Dieu qui n’est pas un état d’esprit, si spirituel soit-il, mais un événement réel et dynamique de Dieu venant avec puissance régner sur son peuple Israël à la fin des temps, un drame eschatologique déjà commencé partiellement à travers le ministère de Jésus.



Il faut le dire d’entrée de jeu : il y a un consensus chez les biblistes pour dire que le Règne de Dieu est non seulement un des thèmes centraux de la prédication de Jésus, mais le thème central qui éclaire tous les autres éléments de sa prédication. Précisons tout de suite cinq points :

  1. Le caractère central de ce thème est confirmé par le critère d’attestations multiples : la phrase « Royaume de Dieu » dans la bouche de Jésus apparaît 13 fois chez Marc, 13 fois dans la source Q, 25 fois dans la source M propre à Matthieu, 6 fois dans la source L propre à Luc et 2 fois chez Jean. Cela est d’autant plus remarquable que cette phrase est absente de la Bible hébraïque, et n’apparaît que de rares fois dans les écrits deutérocanoniques et apocryphes de l’Ancien Testament, les pseudépigraphes de l’Ancien Testament, à Qumran, chez Philon, chez Flavius Josèphe et dans la plupart des Targum. Chez saint Paul, on ne la trouve que sept fois dans ses lettres considérées authentiques. Même dans l’Apocalypse de Jean on ne la trouve que très peu. Comment expliquer tout cela? Il y a ici une expression typique de Jésus qui reflète l’accent de sa prédication.

  2. Il n’y pas de différence de sens entre l’expression « Royaume de Dieu » et « Royaume de Cieux ». Celle-ci ne se trouve que chez Matthieu, et reflète l’usage de l’église judéo-chrétienne qui préférait par piété parler de « Cieux » pour éviter de prononcer le nom de Dieu.

  3. Doit-on dire « Royaume » ou « Règne »? L’expression « Royaume » est plus traditionnelle, mais en même temps elle est trompeuse, car on pense alors de manière statique à un territoire donné, alors qu’il s’agit de la notion dynamique d’une puissante action de Dieu dans la création. Mais la notion de territoire n’est pas totalement fausse, car si Dieu règne sur l’univers et sur son peuple et exerce un certain contrôle, il doit y avoir une réalité dans l’espace et le temps où cette action se manifeste.

  4. « Royaume de Dieu » est une notion symbolique qui revêt une multitude de sens et qui doit être interprétée selon son contexte. Dépendamment du caractère plus ou moins apocalyptique du récit, le royaume final sera présenté comme

    • la restauration dans une version améliorée du royaume de David,

    • ou encore comme le paradis sur terre,

    • ou encore un royaume céleste au-delà de l’espace et du temps.

  5. Enfin, on ne peut jamais séparer Royaume de Dieu et eschatologie, i.e. ce Royaume est associé à la perception de Jésus sur la fin des temps.

Le contexte

Pour bien mettre en relief cet accent de la prédication de Jésus, examinons le contexte dans lequel il faut l’interpréter, i.e. l’Ancien Testament, les pseudépigraphes, et enfin Qumran.

  1. Le règne de Dieu dans l’Ancien Testament

    • L’expression exacte « Royaume de Dieu » ne se retrouve que dans le livre de la Sagesse : « Ainsi le juste qui fuyait la colère de son frère, elle le guida par de droits sentiers, elle lui montra le royaume de Dieu et lui donna la connaissance des choses saintes. » (10, 10) Composé en grec vers le 1ier siècle avant Jésus Christ, ce livre ne fait pas partie du canon juif, même s’il est accepté par les Catholiques et les Orthodoxes. C’est donc une expression très récente que se met à utiliser Jésus, et il fut probablement le premier à l’utiliser régulièrement pour évoquer l’histoire mythique de l’Ancien Testament.

    • Par contre, s’il n’utilise pas telle quelle l’expression, l’AT évoque de multiples façons l’idée que Yahvé est devenu roi ou règne comme un roi. C’est ainsi que Jésus a pu apprendre d’Isaïe et des Psaumes que Dieu a régné, règne et règnera pour toujours sur la création. Dans le Pentateuque, on proclame que Yahvé règnera pour toujours sur son peuple qui est devenu pour lui un royaume de prêtres, car il l’a libéré d’Égypte. Plus tard, dans le creux du désespoir pendant l’exil à Babylone, les prophètes évoqueront la restauration de la royauté de Dieu en Judas, avec Jérusalem comme capitale sainte. Un prophète comme Jérémie évoque la promesse d’un nouveau David qui règnera sur le royaume d’Israël, après que Dieu aie réuni les douze tribus d’un peuple démoli. Comme on le voit, la règne de Dieu passe par son action victorieuse pour restaurer l’intégrité et la place d’Israël dans le monde, alors que les Gentils viendront en pèlerinage à Jérusalem pour rendre hommage à ce roi de l’univers (Is 5, 9-21; Za 14, ; 14, 16-19).

    • Avec la persécution d’Antiochus IV Épiphane (175-164) qui s’installe au 2e siècle avant J.-C., on se rend compte que la royauté de Dieu est retardée et le ton devient plus apocalyptique et plus universel. Les textes de Daniel, Tobie, Ben Sira, ou Judith évoquent la défaite définitive des nations hostiles des Gentils et l’établissement par Dieu d’un royaume éternel dans lequel les personnes saintes règnent. En particulier, Dieu le grand roi reconstruira Jérusalem et il règnera à la fois sur Israël et sur le monde. Il s’en dégage une figure de Dieu à la fois guerrière et protectrice. Mais en même temps on entre dans une perspective eschatologique : chez Daniel les derniers jours sont associés à la résurrection individuelle des juifs fidèles qui vivront dans la gloire, et dans le livre de la Sagesse le juste partagera la royauté éternelle de son roi. Dans les Maccabées, on affirme que le roi du monde ressuscitera ses martyrs qui vivront pour toujours (2 M 7, 9.23.28-29).

    • En conclusion, l’image associée à la royauté de Dieu est absente de pans entiers de l’Ancien Testament, et dans les passages où elle s’y trouve, elle ne constitue pas un thème dominant. Par contre, la symbolique autour d’un Dieu qui exerce une certaine royauté peut être aperçue dans plusieurs filons de la tradition, et se développera avec l’arrivée de la littérature eschatologique et apocalyptique à l’aube de l’ère chrétienne, et tout cela donnera à Jésus le langage, les symboles et un récit autour du règne de Dieu.

  2. Le règne de Dieu dans les pseudépigraphes

    • Les Oracles sibyllins comprennent divers poèmes juifs et chrétiens écrits en grec et se prétendant des prophéties de la fameuse prophétesse. En particulier, le troisième oracle sibyllin écrit au 2e siècle avant J.-C. en Égypte conclut que Dieu établira un règne terrestre où les Juifs seront libérés et le temple de Jérusalem deviendra le lieu de pèlerinage pour toutes les nations.

    • Comprenant cinq compositions disparates, cette bibliothèque apocalyptique connue sous le nom de 1 Hénoch la symbolique d’un Dieu qui règne joue un rôle extrêmement mineur, simplement pour évoquer l’idée que Dieu règnera sur le juste sur une terre renouvelée.

    • Le Livre des Jubilées, dont des fragments de onze manuscrits hébreux ont été trouvés à Qumran, ne contient que quelques passages mentionnant la royauté de Dieu.

    • Le Testament de Moïse, une oeuvre apocalyptique commencée au 2e siècle avant J.-C., mais terminée au 1ier siècle de l’ère chrétienne, contient deux passages traitant de Dieu comme roi. D’abord, dans une prière on s’adresse à Dieu en disant : « O Seigneur de tous, roi sur un trône élevé, qui règne sur le monde. » (4, 2). Puis, au chapitre 10, Dieu venge le sang innocent des martyrs et manifeste son règne en punissant les Gentils et en élevant Israël dans les hauteurs du ciel où il connaîtra la joie.

    • Dans une série de poèmes connus sous le nom de Psaumes de Salomon, le thème du règne de Dieu est plus significatif. Issus d’un groupe pieux de Jérusalem, que certains identifient aux Pharisiens, et écrits en hébreu entre 63 et 42 avant J.-C., au moment où le général romain Pompée s’empare de Jérusalem et profane le temple, ces poèmes évoquent une intervention rapide de Dieu, le vrai roi, qui établira un règne éternel par l’intermédiaire du fils de David, le Seigneur Messie; car Dieu contrôle les événements et il détruira bientôt les pécheurs et ramènera pour toujours ses serviteurs en sa présence.

    • Une collection de douze compositions connue sous le nom de Testaments des douze patriarches ne peut malheureusement pas être datée en entier avec certitude avant l’ère chrétienne et ne peut être considérée comme faisant partie du contexte de Jésus. Mais certains éléments de pensée proviennent d’un milieu juif antérieur, comme la restauration des douze tribus d’Israël avec les nations païennes, la manifestation finale de Dieu, le règne d’un grand-prêtre messianique ainsi que du roi davidique, la résurrection des morts et le dernier jugement. Malgré tout cela, le thème de la royauté de Dieu ne domine pas cette collection.

    • Les Targums, qui sont des traductions libres araméennes de la bible hébraïque, ont vu leur version finale écrite s’étirer jusque vers le 5e siècle de l’ère chrétienne. Mais ils étaient à l’origine une tradition orale dont certains éléments précèdent l’époque de Jésus. On y note une tendance à éviter les anthropomorphismes, et donc à promouvoir une vision plus abstraite de Dieu où on parle du règne royal de Dieu, ou encore de royauté de Dieu comme substitut aux mots Dieu ou Yahvé. La royauté de Dieu est simplement une façon d’affirmer que Dieu est présent et actif au milieu de nous.

    • En résumé, la symbolique de Dieu qui règne comme un roi est bien vivante dans la période intertestamentaire et est associée aux espoirs eschatologiques de la restauration Israël rassemblé autour du mont Sion ou à Jérusalem. Mais il faut tout de suite ajouter qu’elle ne constituait néanmoins pas un point dominant de la foi d’Israël; l’espoir juif concernant l’avenir prenait diverses formes parfois incompatibles. Aussi, ce fut un choix personnel de Jésus de prendre certains éléments de cette symbolique et d’en faire un thème dominant de son message.

  3. Le règne de Dieu à Qumran

    • On parle ici des écrits d’un groupe qui a existé du 2e siècle avant J.-C jusqu’en l’an 68 de notre ère. Cela va d’oeuvres complètes à de minuscules fragments que nous regrouperons en quatre catégories.

    • Dans le Manuel de discipline ou Règle de la communauté on trouve l’exemple classique du dualisme cosmologique où s’affrontent deux règnes ou champs de force, celui du mal à travers Bélial et celui du bien à travers le maître de la communauté. Sans doute pour préserver la transcendance de Dieu, on évite de l’associer à ce combat.

    • Dans la collection d’hymne liturgiques, 1QSb et 1QH (les Hymnes d’action de grâce), on parle de l’établissement de la royauté du peuple sous la direction de deux messies, un messie prêtre et un messie davidique, le premier ayant préséance sur le deuxième, et de Dieu au milieu de son temple céleste auquel le peuple a accès par la liturgie. Mais le thème de la royauté de Dieu est loin d’être dominant et omniprésent.

    • Les textes d’exégèses ou les commentaires des écrits bibliques ont joué un rôle important dans la vie de la communauté de Qumran. Mais on n’y parle à peu près pas de la royauté de Dieu, mais on y présente la communauté comme le vrai temple et on annonce la venue de deux figures messianiques, une de la lignée de David, l’autre un interprète de la loi.

    • Le Rouleau de la guerre raconte le combat entre les fils de la lumière et les fils des ténèbres. C’est dans ce contexte qu’on présente la royauté de Dieu qui transcende le double empire du bien et du mal, et qui exercera son règne à travers les fidèles israélites (les Qumrâniens) à la fin des temps, quand ceux-ci vaincront les forces du mal et partageront sa royauté pour toujours. Mais encore ici, le thème de la royauté de Dieu ne domine pas toute l’oeuvre.

    • En résumé, l’expression « Royaume de Dieu » est rare et n’apparaît que tardivement dans la littérature juive. Ainsi, Jésus semble avoir saisi une image et un langage qui n’était pas centrale dans le Judaïsme et a consciemment décidé d’en faire son message central. La base de son discours était connue de son auditoire, mais il lui a donné une note et une direction particulière.

La proclamation de Jésus d’un règne futur

Les quelques passages de la tradition juive sur le royaume de Dieu comportent une référence future à la restauration d’une Jérusalem glorieuse, avec les douze tribus d’Israël réunis dans la cité sainte et recevant des cadeaux des Gentils défaits. On peut donc s’attendre légitimement a ce que le message de Jésus, héritier de cette tradition, et dans la foulée du message eschatologique de Jean Baptiste, comporte une dimension future. Nous allons analyser cinq passages clés.

  1. Que ton règne vienne (Mt 6, 9-13 || Lc 11, 2-4)

    1. Considérations préliminaires

      La prière du « Notre Père » nous est parvenue en deux versions, celle de Matthieu et celle de Luc. Ces deux versions ont connu des modifications à l’intérieur de deux traditions liturgiques différentes, mais en général Luc a gardé la longueur et la structure originelle, Matthieu les mots plus originels. Voici les deux versions avec en italique les modifications apportées par les deux traditions.

      Mt 6, 9-13 Lc 11, 2-4
      Notre Père, Père,
      Qui est dans les cieux,  
      Que soit sanctifié ton Nom, Que soit sanctifié ton Nom,
      Que vienne ton Règne, Que vienne ton Règne,
      Que soit faite ta volonté comme au ciel aussi sur terre,  
      Notre pain quotidien donne-le nous aujourd’hui Notre pain quotidien donne-le nous chaque jour,
      Et remets-nous nos dettes comme nous aussi avons remis à nos débiteurs Et remets-nous nos péchés, car nous-mêmes aussi remettons à tout homme qui nous doit,
      Et ne nous fais pas subir l’épreuve, Et ne nous fais pas subir l’épreuve
      Mais délivre-nous du Mauvais.  

      Dans sa forme originelle sémitique, cette prière devait ressembler à ceci :

      (Adresse) Papa
      I. La demande « Toi »
      (1. Demande) Que soit sanctifié ton Nom
      (2. Demande) Que vienne ton Règne
      II. La demande « Nous »
      (1. Demande) Notre pain quotidien donne-le nous aujourd’hui
      (2. Demande) Et remets-nous nos dettes comme nous aussi avons remis à nos débiteurs
      (3. Demande) Et ne nous fais pas subir l’épreuve

      Nous sommes devant une prière très courte dont le style direct qui va droit au but a dû heurter la sensibilité de ceux qui étaient habitués à la phrase rythmique plus longue qu’on trouve chez Matthieu. La cadre originel ne peut être l’Église primitive, mais plutôt le milieu des disciples du Jésus historique. De plus, parler de dette ou de débiteur plutôt que de péché ou de pécheur nous oriente vers un milieu palestinien-araméen. Il semblerait donc que nous serions devant une prière qui remonterait à Jésus lui-même, si on ajoute ces autres considérations :

      • Cette manière audacieuse de s’adresse à Dieu en disant : papa
      • Associer ainsi le royaume de Dieu au verbe « venir » dans une prière de demande est inconnu de l’AT, du judaïsme ancien et du reste du Nouveau Testament
      • La demande de sanctification du nom de Dieu est unique et ne se retrouve pas ailleurs dans le Nouveau Testament comme un concept clé, et donc ne peut être une création de l’Église
      • Enfin, nous avons ici un cas très rare où les évangiles attribuent directement à Jésus certaines paroles.

    2. Les deux demandes « Toi »

      Nous avons ici une structure parallèle et bien rythmée : les deux demandes sont liées et doivent être interprétées l’un par l’autre.

      1. Que soit sanctifié ton Nom

        • L’idée de sanctifier le nom de Dieu est absent du NT, si on fait exception de Jn 12, 28. Dans l’AT Dieu sanctifie son nom en manifestant sa puissance pour apporter la libération. Par exemple, Ézéchiel met l’accent sur la manifestation de la sainteté de Dieu par sa grande intervention eschatologique où les méchants seront jugés et les Gentils connaîtront qui est le vrai Dieu.

        • Dans la prière traditionnelle juive du Kaddish on trouve de manière semblable la double idée de sanctifier le nom de Dieu et d’établir son règne dans un contexte eschatologique :

          Magnifié et sanctifié soit le grand Nom,
          dans le monde qu’Il a créé selon sa volonté,
          et puisse-t-Il établir son royaume,
          puisse son salut fleurir et qu’Il rapproche son oint
          de votre vivant et de vos jours
          et [des jours] de toute la Maison d’Israël
          promptement et dans un temps proche; et dites Amen
        • Le Kaddish, qu’il remonte à l’époque de Jésus ou non, nous indique bien que la sanctification est avant tout l’oeuvre de Dieu seul, non celle d’un être humain. Ainsi, dire « Que ton Nom soit sanctifié » n’est pas une exhortation pieuse à honorer Dieu ou un engagement à suivre ses préceptes. On demande à Dieu de manifester sa force en défaisant les païens et en rapatriant les tribus d’Israël sur la terre sainte.

        • Bref, Dieu seul peut sanctifier son nom en manifestant sa souveraineté.

      2. Que vienne ton Règne

        • Tout comme le nom de Dieu dans la première demande désignait Dieu comme révélé, ainsi la Règne de Dieu dans la seconde demande désigne Dieu comme régnant. Mais l’expression elle-même « que vienne ton Règne », absente de l’AT, est unique et étrange. Pourquoi Jésus a-t-il choisi cette expression bizarre? De fait, il peut sembler surprenant de parler d’un règne qui vient, mais parler de règne de Dieu est une façon originale et plus abstraite de parler de Dieu comme roi, et donc exprime l’attente de la venue de Dieu venant libérer son peuple, comme on le trouve partout dans l’AT. Les deux demandes du Notre Père pourraient donc être reprises comme ceci :

          Papa, révèle-toi par ta force et ta gloire
          En venant régner comme roi.
        • Si Jésus exprime une telle demande, cela signifie donc que pour lui Dieu ne règne pas totalement comme roi. Dans la prière juive traditionnelle des Dix-huit bénédictions (Shemona Ezré), on dit : « Réinstaure nos juges et nos conseillers comme au tout début et règne sur nous, toi seul. Béni sois-tu, Seigneur, qui aime le jugement. » Si Jésus a prié avec cette prière, il fait sien cet espoir eschatologique d’un Dieu qui libère et rassemble son peuple pécheur, mais rependant.

        • On peut être surpris de la concaténation de deux figures qui peuvent sembler contradictoire, celle de père et de roi. Mais dans la société méditerranéenne du premier siècle, le père était l’arbitre suprême avec droit de vie et de mort, et gérait les carrières, les mariages et les héritages. De même, un roi était vu comme le père de son peuple, qui veillait sur lui et le protégeait.

    3. Les trois demandes « Nous »

      • La demande « Notre pain quotidien donne-le nous aujourd’hui » doit être lue dans le contexte du banquet eschatologique que décrit Jésus dans ses paraboles et dans ses repas avec les pécheurs : en d’autres mots, fait venir cette grande fête de réconciliation finale.

      • La demande « Et remets-nous nos dettes comme nous aussi avons remis à nos débiteurs » fait dépendre le pardon définitif de Dieu aux derniers jours sur le pardon des disciples vis-à-vis des autres.

      • La demande « Et ne nous fais pas subir l’épreuve » fait référence, non pas aux tentations de tous les jours, mais au test final que Dieu fera subir au monde lorsqu’il prendra contrôle de l’univers à la fin des temps.

      • Au centre de toutes ces demandes il y le message et l’espoir de Jésus de la venue du Règne eschatologique de Dieu.

  2. Boire le vin dans le royaume de Dieu (Mc 14, 25)

    Mc 14, 25 Mt 26, 29 Lc 22, 18
    En vérité, je vous dis que
    je ne boirai plus du produit de la vigne

    jusqu’à ce jour-là où je le boirai,

     
    nouveau,
    dans le royaume de Dieu.

    Or je vous le dis,
    je ne boirai pas désormais de ce produit de la vigne
    jusqu’à ce jour-là où je le boirai avec vous,

    nouveau,
    dans le royaume de mon Père.

    Car je vous le dis,
    je ne boirai pas dorénavant du produit de la vigne
    jusqu’à ce que

     

    le royaume de Dieu soit venu

    • Le texte de Marc prend probablement sa source dans des paroles authentiques de Jésus. Tout d’abord, il y a accord chez les biblistes pour reconnaître que le dernier repas de Jésus avec ses disciples est historique, puisqu’il y a multiples attestations, incluant Paul. Il y aussi le critère de cohérence : un repas festif solennel de Jésus avec ses disciples pour communiquer sa vision eschatologique est cohérent avec tout son ministère, d’autant plus qu’on a divers témoignages de Jésus prenant des repas avec une multitude de gens. De plus, la parole solennelle de Jésus n’a de sens que dans le contexte d’un dernier repas. Enfin, quand on compare les versions des trois évangélistes, Marc représente celle qui est la plus authentique : on n’y trouve aucun motif christologique où la mort de Jésus serait présentée comme ayant une valeur de rachat sacrificiel, il n’y a aucune indication que Jésus aurait une place spéciale dans la Parousie, il n’y a aucune relation cause-effet entre la mort de Jésus et la venue du Règne de Dieu.

    • L’affirmation de Jésus a un caractère solennel avec l’introduction : En vérité (Amen), je vous le dis. Il s’agit d’une affirmation prophétique. Ce qu’il dit se résume à ceci : je vais mourir avant que n’arrive dans un avenir rapproché le règne de Dieu. Jésus proclame en fait son espérance : malgré l’échec de son projet de vie que confirmera sa mort violente, la Règne de Dieu viendra.

  3. S’asseoir à table avec Abraham dans le royaume (Mt 8, 11-12 || Lc 13, 28-29)

    Voici les deux textes, avec en italique les expressions uniques de chaque évangéliste.

    Mt 8, 11-12 Lc 13, 28-29
    Or je vous dis que beaucoup viendront du levant et du couchant et s’assiéront à table
    avec Abraham et Isaac et Jacob dans le royaume des Cieux,
    mais les fils du royaume seront jetés
    dans les ténèbres extérieures :
    là sera le pleur et le grincement des dents
    Là sera le pleur et le grincement des dents
    quand vous verrez Abraham et Isaac et Jacob
    et tous les prophètes dans le royaume de Dieu
    mais vous jetés dehors
    Et ils viendront du levant et du couchant
    et du nord et du sud
    et s’assiéront à table dans le royaume de Dieu.
    • La source de ces deux versions est probablement la source Q, même si on ne peut en être certain. Cependant le contexte (le récit du Centurion demandant une guérison) dans lequel on les a insérées n’est probablement pas originel. On aura remarqué que Matthieu et Luc ont un ordre inverse : Mathieu commence sur une note positive pour terminer sur une note négative, alors que Luc fait l’inverse. Quel ordre est originel? Probablement celui de Matthieu. Qui a les mots originels de Jésus? Probablement aucun des deux. Du côté de Matthieu, un certain nombre d’expressions lui sont propres : royaume des Cieux plutôt que royaume de Dieu, ou encore ténèbres extérieures. Du côté de Luc, l’expression « quand vous verrez » reflète sa tendance habituelle à créer des liens logiques entre divers événements, ici entre le pleur et la prophétie du banquet; l’ajout des prophètes est typique de cet évangéliste qui présente Jésus comme un prophète et présentera les personnages importants de l’Église comme des prophètes; enfin, l’ajout de l’expression « nord et sud » est typique de cet évangéliste qui accentue l’universalité de l’Évangile.

    • À l’origine, cette tradition devait se présenter comme ceci :

      Plusieurs viendront du levant et du couchant
      et s’assiéront à table
      avec Abraham et Isaac et Jacob dans le royaume de Dieu,
      mais vous, vous serez jetés à l’extérieur.
      Là sera le pleur et le grincement des dents

    • Le message est clair. Dans la première partie, Jésus annonce que des gens viendront de partout dans le monde pour se joindre à la communauté juive dans le royaume de Dieu. Dans la deuxième partie, il lance l’avertissement qu’un groupe sera rejeté de ce royaume, et il s’en mordra les doigts. Ce message provient probablement du Jésus historique :
      1. on n’y trouve aucune affirmation christologique, par exemple un rôle de médiateur attribué à Jésus;
      2. on chercherait en vain un rejet de tout Israël;
      3. on retrouve l’originalité de Jésus d’associer les Gentils, le banquet final et le royaume de Dieu;
      4. même si les Gentils sont associés au royaume, il n’y a aucun appel à une mission auprès d’eux.

      Jésus annonce donc un royaume futur qui transcende le temps, puisqu’on y retrouve des morts, Abraham, Isaac et Jacob, qui ont reçu une nouvelle vie, et qui en même temps transcende l’espace, puisque les gens viennent du monde entier. Qui sont les « vous » qui regretteront leur geste? Probablement ceux qui ont rejeté la mission de Jésus.

  4. Les béatitudes comme confirmation

    Si les béatitudes sont traitées seulement à ce moment-ci, c’est qu’il fallait d’abord analyser les textes précédents pour trouver un cadre pour bien les interpréter.

    1. Un examen initial des béatitudes

      Mt 5, 3-13 Lc 6, 20-23

      1. Heureux les pauvres en esprit,
      car le Royaume des Cieux est à eux.

      1. Heureux, vous les pauvres,
      car le Royaume de Dieu est à vous.

      2. Heureux les affligés,
      car ils seront consolés.

      [3. Heureux, vous qui pleurez maintenant,
      car vous rirez. v.21b]

      3. Heureux les doux,
      car ils hériteront la terre.

       

      4. Heureux les affamés et assoiffés de la justice,
      car ils seront rassasiés.

      2. Heureux, vous qui avez faim maintenant,
      car vous serez rassasiés

      (voir 2.)

      3. Heureux, vous qui pleurez maintenant,
      car vous rirez.

      5. Heureux les miséricordieux,
      car ils obtiendront miséricorde.

       

      6. Heureux les coeurs purs,
      car ils verront Dieu.

       

      7. Heureux les artisans de paix,
      car ils seront appelés fils de Dieu.

       

      8. Heureux les persécutés pour la justice,
      car le Royaume des Cieux est à eux.

       

      9. Heureux êtes-vous quand on vous insultera, qu’on vous persécutera, et qu’on dira faussement contre vous toute sorte d’infamie
      à cause de moi.
      Soyez dans la joie et l’allégresse,
      car votre récompense sera grande dans les cieux:
      c’est bien ainsi qu’on a persécuté les prophètes, vos devanciers.

      4. Heureux êtes-vous, quand les hommes vous haïront, quand ils vous frapperont d’exclusion et qu’ils insulteront et proscriront votre nom comme infâme,
      à cause du Fils de l’homme.
      Réjouissez-vous ce jour-là et tressaillez d’allégresse,
      car voici que votre récompense sera grande dans le ciel.
      C’est de cette manière, en effet, que leurs pères traitaient les prophètes.

      • On notera que Matthieu a 9 béatitudes (8 courtes, 1 longue), tandis que Luc a 4 béatitudes (3 courtes, 1 longue) qui seront suivies par 4 malheurs. Ces béatitudes sont un mélange de la source Q et du travail rédactionnel des évangélistes.

      • La source Q peut être ainsi reconstituée.
        Mt 5, 3-13 Lc 6, 20-23

        1. Heureux les pauvres en esprit,
        car le Royaume des Cieux est à eux.

        1. Heureux, vous les pauvres,
        car le Royaume de Dieu est à vous.

        2. Heureux les affligés,
        car ils seront consolés.

        [3. Heureux, vous qui pleurez maintenant,
        car vous rirez.]

        3. Heureux les affamés et assoiffés de la justice,
        car ils seront rassasiés.

        2. Heureux, vous qui avez faim maintenant,
        car vous serez rassasiés

         

        3. Heureux, vous qui pleurez maintenant,
        car vous rirez.

        4. Heureux êtes-vous quand on vous insultera, qu’on vous persécutera, et qu’on dira faussement contre vous toute sorte d’infamie
        à cause de moi.
        Soyez dans la joie et l’allégresse,
        car votre récompense sera grande dans les cieux:
        c’est bien ainsi qu’on a persécuté les prophètes, vos devanciers.

        4. Heureux êtes-vous, quand les hommes vous haïront, quand ils vous frapperont d’exclusion et qu’ils insulteront et proscriront votre nom comme infâme,
        à cause du Fils de l’homme.
        Réjouissez-vous ce jour-là et tressaillez d’allégresse,
        car voici que votre récompense sera grande dans le ciel.
        C’est de cette manière, en effet, que leurs pères traitaient les prophètes.

      • Quelle version de Matthieu ou Luc est la plus originelle? Ni l’une, ni l’autre. Il faut examiner chaque phrase selon son mérite. D’abord, il faut préférer la forme « ceux qui » à « vous », qui est plus commun et traditionnel dans l’AT et la littérature intertestamentaire. Dans la première béatitude, l’expression « pauvre en esprit » est l’oeuvre rédactionnelle de Matthieu qui a tendance à spiritualiser, moraliser et généraliser les béatitudes, même si cette généralisation a dû se produire très tôt dans la tradition. La formulation de la 2e béatitude est probablement plus originelle sous la plume de Luc (ceux qui pleurent) que sous la plume de Matthieu (les affligés). La 3e béatitude avait probablement cette forme concise : heureux ceux qui ont faim, car ils seront rassasiés. Dans la 4e béatitude, la référence aux prophètes de l’AT qui ont été persécutés est probablement un ajout secondaire. De plus, sa longueur, sa forme et son contenu suggèrent qu’elle ne faisait pas partie de la collection originelle et reflète la persécution subie par les premiers chrétiens. Bref, à l’origine les béatitudes avaient peut-être cette forme :

        1. Heureux les pauvres car le royaume des Cieux est à eux
        2. Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés
        3. Heureux ceux qui ont faim car ils seront rassasiés

    2. Les béatitudes dans l’AT et dans la littérature intertestamentaire

      Comme forme d’enseignement sapientiel, les béatitudes étaient connues dans l’Égypte et la Grèce ancienne, ainsi qu’en Israël, en particulier dans les Psaumes et les livres sapientiaux. Elles sont un cri d’admiration : félicitation, bravo! Elles comportent deux parties, l’exclamation initiale, puis la description de la personne qui est heureuse. Parfois on décrira également la récompense ou le sort de cette personne. De manière typique de la littérature sapientielle, cette récompense est offerte dans cette vie-ci. Cependant, cette vision un peu simpliste des choses se modifiera avec l’arrivée des persécutions, en particulier au 2e siècle avant JC sous le régime des Séleucides, où on se rendra bien compte qu’une bonne conduite ne bénéficie pas toujours d’un bonheur en cette vie. Le courant apocalyptique va donc transformer cette vision pour lancer une invitation à endurer les souffrances présentes et promettre une récompense dans l’autre vie; dans cette autre vie, Dieu veillera à opérer un renversement des destins : ceux qui pleuraient seront maintenant dans la joie, ceux qui étaient dans la joie seront maintenant dans la tristesse. Ainsi, dans le Judaïsme palestinien au début de l’ère chrétienne, il n’est pas surprenant qu’un homme comme Jésus puisse avoir utilisé les béatitudes pour exprimer des promesses eschatologiques et des exhortations morales.

    3. La question de l’authenticité du noyau central des béatitudes dans la source Q

      • Pour démontrer qu’une béatitude particulière remonte à Jésus lui-même, on fait habituellement appel au critère d’attestations multiples. Malheureusement, les béatitudes sont absentes de Marc qui met l’accent sur les actions de Jésus, non sur sa figure de maître de sagesse. Nous devons donc nous contenter d’une seule source, la source Q. Mais d’autres critères peuvent être utilisés pour soutenir l’authenticité des béatitudes, en particulier le critère de discontinuité. Tout d’abord, mêmes si les béatitudes appartiennent à une tradition sapientiale de tout le Proche-Orient, les espoirs eschatologiques et apocalyptiques qu’on trouve dans celles de la source Q sont cependant uniques et font plutôt écho au message eschatologique de Jésus. Même plus. On ne trouve rien d’équivalent dans tout le reste du Nouveau Testament et dans la littérature chrétienne. Regardons cela de plus près.

      • Paul n’utilise presque jamais les béatitudes, sauf en quelques rares occasions comme Rm 14, 22 : « Heureux celui qui ne se juge pas coupable (de manger de la viande) »; mais leur contenu et leur forme sont totalement différentes. Dans les épitres de Jacques, on trouve deux béatitudes (par exemple, Jc 1, 12 : « Heureux l’homme, celui qui supporte l’épreuve »), mais leur contenu ne sont pas eschatologiques et on cherchera en vain la promesse d’un renversement de situation. La première épitre de Pierre contient deux béatitudes (par exemple 1 P 3, 14 : « Heureux d’ailleurs quand vous souffrirez pour la justice ») qui semblent faire écho à celles du Sermon sur la montagne. Mais en fait elles ne cadrent avec le modèle (pas de clause conditionnelle avec un souhait, suivi de « heureux »); elles sont plutôt l’exemple d’une parénèse chrétienne qui reprend les béatitudes de Jésus. Le livre de l’Apocalypse, qui se situe dans un cadre clairement eschatologique, contient entre autres sept béatitudes. Mais de manière surprenante ces béatitudes ne sont pas mises dans la bouche de Jésus, mais sous la plume du narrateur. De plus, on cherchera en vain l’affirmation laconique que les malheureux seront heureux grâce au renversement opéré par Dieu à la fin des temps. L’évangile apocryphe de Thomas (2e siècle) contient des béatitudes (« Jésus dit : Heureux les pauvres, car le royaume des Cieux est à eux »), mais il est totalement dépendant des évangiles qu’il se contente de regrouper et d’harmoniser.

      • Bref, le modèle d’un noyau de trois béatitudes comme on le voit dans la source Q est unique, un modèle qui se présente comme ceci :

        1. Le bravo initial : « heureux » (makarios) toujours en premier
        2. L’identification de ceux qui souffrent : seulement l’article défini suivi de l’adjectif ou participe
        3. La raison eschatologique de la joie : le « car » introduit la promesse d’une intervention future de Dieu, décrite dans la 2e et 3e béatitude par un passif divin.

      • Ce caractère unique appuie le critère de discontinuité qui permet d’attribuer les béatitudes à Jésus lui-même plutôt qu’aux premiers chrétiens. Quant au critère de cohérence, il permet d’aller dans la même direction. En effet, le contenu des béatitudes est dans la même ligne que la prédication de Jésus qui annonce la venue d’un royaume qui transformera l’affliction actuelle en bonheur pour ceux qui pleurent et qui offrira un banquet céleste pour rassasier tous les affamés. Ce renversement ne s’adresse pas aux gens dont on dit explicitement qu’ils sont bons ou vertueux ou qu’ils le méritent, mais simplement parce qu’ils sont dans le besoin : les pauvres, les affligés et les affamés en Israël. C’est Dieu qui prend cette initiative, parce que les autorités politiques ont échoué à le faire. Notons enfin que Jésus ne proclame pas une réforme de ce monde, mais la fin de ce monde et son remplacement par le royaume de Dieu.

    4. La question des béatitudes dans la source M

      Que penser des béatitudes qu’on ne retrouve que chez Matthieu : heureux les doux, les miséricordieux, les coeurs purs, les artisans de paix? Contrairement aux autres béatitudes où la promesse de salut est offerte simplement parce que les gens sont démunis, ici on trouve un appel à l’action et la récompense répond à l’action vertueuse. Sommes-nous devant une création de Matthieu, connu pour être quelque fois moralisant? Tout d’abord, disons que la 1ière (pauvres, ptochoi) et 3e (doux, praeis) béatitude sont redondants : la Septante (version grecque de l’AT) utilisent de manière équivalente ces deux mots grecs pour traduire le mot hébreu anawim. Ensuite, la béatitude sur les persécutés pour la justice est également redondante avec la béatitude plus longue sur la persécution qui suit : cette juxtaposition maladroite révèle plutôt un groupement de deux traditions sur les béatitudes qu’une création pure et simple de Matthieu. Enfin, les béatitudes sur les miséricordieux, les coeurs purs et les artisans de paix pourraient provenir également d’une tradition dont Matthieu a hérité plutôt qu’une création de l’auteur, car aucun des mots de ces béatitudes ne sont typiques de Matthieu. Aussi, si Q et M sont deux traditions pre-Matthéennes, on a un parallèle intéressant : dans les deux cas on commence par une béatitude sur les anawim (pauvres, doux) et on termine par une sur les persécutions; nous pourrions alors utiliser le critère d’attestations multiples pour confirmer leur authenticité. Enfin, on peut également utiliser le critère de cohérence pour appuyer leur authenticité, car l’appel à l’action avec promesses de récompense aux derniers jours se retrouve également ailleurs dans l’enseignement de Jésus, par exemple lorsqu’il invite les gens à amasser un trésor pour le ciel où il n’y ni mite ni vers.

  5. Jésus a-t-il donné une date limite pour le royaume?

    Tout d’abord, résumons ce qui a été dit sur le règne de Dieu.

    1. Jésus attendait la venue future et définitive de Dieu comme roi
    2. Cet espoir était si central dans son message qu’il en a fait la demande principale de la prière qu’il a laissé à ses disciples.
    3. La venue de ce règne comporte un renversement des situations présentes injustes de pauvreté, d’affliction et de ventres vides
    4. Ce règne final introduira un renversement encore plus étonnant : la venue des Gentils, non comme esclaves conquis, mais comme invités de marque, pour partager le banquet eschatologiques avec les patriarches d’Israël
    5. Malgré la perspective de sa mort imminente, Jésus fera lui-même l’expérience d’un renversement salvifique : il aura part au banquet final comme l’a symbolisé son dernier repas, un banquet transcendant par rapport à ce monde.

    • Mais à quelle distance est-on exactement de cette venue du règne de Dieu? Malheureusement, il n’existe aucune phrase pouvant confirmer que cette venue est vraiment imminente. Cependant, le sentiment d’urgence que Jésus communique dans tout son enseignement n’aurait aucun sens si ce règne n’était pas pour bientôt. Certaines de ses paraboles qui mettent en contraste la petitesse de la semence et la croissance rapide de la plante, ou encore certaines de ses actions, comme la purification du temple, expriment le sentiment d’une action imminente de Dieu. Toutefois, contrairement à certaines oeuvres apocalyptiques, on ne trouvera ni chez Jean Baptiste ni chez Jésus des spéculations sur les périodes finales.

    • Il existe trois textes qui présentent une date limite à cette venue du règne, mais ces trois textes ne remontent pas à Jésus et reflètent plutôt les préoccupations de l’Église primitive. Examinons-les.

    1. Mt 10, 23

      Or quand ils vous persécuteront dans cette ville, fuyez dans l’autre; et si dans l’autre ils vous persécutent, fuyez encore dans l’autre; car en vérité je vous le dis, vous n’achèverez pas les villes d’Israël avant que vienne le Fils de l’homme.

      Ce texte fait partie d’un discours missionnaire adressé aux disciples. Il se compose de diverses sources : Marc, Q et M. On y décrit avec détails ce que vivront les disciples qui seront impliqués dans des procédures légales devant les tribunaux juifs et païens, et risqueront la peine de mort en raison de leur allégeance à Jésus. Clairement, ces scènes reflètent le temps de l’Église primitive, non celui de Jésus. Matthieu emprunte son matériel au discours eschatologique de Marc (13, 5-37) : il veut montrer que la mission de l’Église après Pâques fait partie du drame eschatologique. Ce matériel est l’oeuvre de prophètes au sein de la première génération de chrétiens. Ces prophètes disent ceci : fuyez les villes hostiles, car vous trouverez toujours d’autres villes pour exercer votre mission jusqu’à la venue de Jésus, qui est de toute façon imminente. À quelle époque situer exactement ce contexte. Il faut bien sûr éliminer l’époque de la mission de Jésus qui n’a pas connu de telles persécutions. Mais il faut aussi l’éliminer l’époque qui a suivi la destruction de Jérusalem (66-70), où la désorganisation totale de la communauté juive empêchait une mission chrétienne. Nous en sommes réduit à cette courte période entre l’an 28 et 66 de notre ère.

    2. Mc 9, 1

      Mc 9, 1 Mt 16, 28 Lc 9, 27

      Et il leur disait :
      « En vérité je vous dis
      qu’il en est d’ici présents
      qui ne goûteront pas la mort qu’ils ne voient le royaume de Dieu
      venu en puissance. »

       
      En vérité je vous dis
      qu’il en est d’ici présents
      qui ne goûteront pas la mort qu’ils ne voient le Fils de l’homme
      venant en son royaume. »

       
      Je vous (le) dis vraiment :
      qu’il en est d’ici présents
      qui ne goûteront pas la mort qu’ils ne voient le royaume de Dieu. »

      Le contexte de Mc 9, 1 est celui de la confession de Pierre à Césarée de Philippe. Jésus y annonce ses souffrances et sa mort prochaine, ce qui fait réagir Pierre et amène Jésus à le traiter de Satan. S’ensuit une invitation de Jésus à la foule et aux disciples à accepter sa croix et un avertissement lancé que quiconque rougira de Jésus devant les tribunaux, le Fils de l’homme rougira également de lui quand il reviendra. Aussi, après avoir mentionné les conséquences négatives de la venue du règne, Jésus présente les conséquences positives. Malgré tout, Mc 9, 1 apparaît comme un verset isolé. Il a sa propre introduction : « Et il leur disait ». Et le verset qui suit introduit un nouveau récit, celui de la transfiguration. Aussi, ce verset a probablement circulé à l’origine comme un logion isolé. On soupçonne qu’il est l’oeuvre de Marc lui-même écrivant vers l’an 70 et cherchant à réinterpréter la promesse de la venue du règne et à garder sa pertinence au moment où les derniers membres de la première génération de chrétiens mourraient les uns après les autres. Il se fait l’écho de prophètes chrétiens qui doivent calmer les chrétiens qui s’inquiètent de voir mourir tant de frères sans que se réalise la promesse de Jésus; on dit à peu près ceci : c’est une question de quelques années avant que certains d’entre vous puissent être témoins de cette venue.

    3. Mc 13, 30

      Mc 13, 30 Mt 24, 34 Lc 21, 32

      « En vérité je vous dis que cette génération ne passera pas jusqu’à ce que tout cela soit arrivé. »

      « En vérité je vous dis que cette génération ne passera pas avant que tout cela soit arrivé. »

      « En vérité je vous dis que cette génération ne passera pas avant que tout soit arrivé. »

      Mc 13, 30 est probablement inauthentique pour un certain nombre de raisons. Rappelons d’abord que Mc 13 est un discours eschatologique qui reprend diverses paroles de Jésus probablement prononcées à différent moments de sa mission, mais regroupés ici en raison de leur thème commun. Le contexte est celui de deux questions posées à Jésus après qu’il eut annoncé la destruction du temple : quand cela se produira-t-il et quels signes? Jésus répond en inversant l’ordre des questions.

      1. Les signes annonciateurs reprennent en fait des événements historiques, d’abord le conflit entre les Juifs et l’occupant romain quand l’empereur Caligula a tenté de mettre sa statue dans le temple vers l’an 40 (l’abomination des abominations), ensuite la première guerre juive vers 66-70.

      2. Le « quand » de la venue du règne suivra immédiatement après ces événements, tout comme l’été suit la pousse des feuilles du figuier, et alors survient notre v. 30 qui annonce cette venue au cours de cette génération. Mais cette réponse est immédiatement contredite par l’affirmation du v. 32 : « Quant à la date de ce jour, à l’heure, personne ne les connaît, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, personne que le Père ». Cette dernière phrase a toutes les chances d’être authentiques, à cause du critère d’embarras : les premiers chrétiens n’ont pu inviter une telle affirmation. Ainsi il y a dans le chapitre 13 une tension entre le refus d’une date précise, qui proviendrait de Jésus, et les tentatives pour préciser cette date qui proviennent de l’Église primitive.

Un règne déjà présent

Nous devons maintenant nous demander si Jésus a envisagé la venue finale du règne de Dieu comme une réalité purement future, ou s’il a également prétendu que le règne de Dieu était en quelque sorte déjà arrivé, du moins partiellement et symboliquement. Tout cela peut sembler contradictoire, mais nous retrouvons de tels paradoxes dans l’AT et le NT. Considérons cinq textes.

  1. Paroles déjà examinés dans le second bloc-Baptiste : Mt 11, 2-6 || Lc 7, 18-23

    Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des oeuvres du Christ. Il lui envoya de ses disciples pour lui dire: "Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre?" Jésus leur répondit: "Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez: les aveugles voient et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres; et heureux celui qui ne trébuchera pas à cause de moi!"

    Parler d’un règne présent ne revient pas à simplement parler de l’influence présente de Dieu sur le croyant. C’est beaucoup plus. Dans notre texte de Mt 11, la réponse de Jésus est influencée par plusieurs passages du prophète Isaïe où les guérisons sont le signe du salut de Dieu qui fait sortir son peuple de l’exil de Babylone pour le ramener dans la nouvelle Jérusalem. Il affirme qu’à travers son action, c’est Dieu qui vient avec puissance et compassion pour guérir, libérer et rassembler les fragments de son peuple dispersé afin de former un tout eschatologique. Jésus amène en quelque sorte la fin des temps. À travers son action prophétique, quelque chose de nouveau et différent est en train de survenir. Aussi, quiconque accepte sa bonne nouvelle et son ministère de guérison bénéficie d’un nouveau statut, qui le rend même plus grand que Jean Baptiste, car il est déjà dans ce royaume de Dieu, faisant l’expérience de son règne salutaire, thérapeutique et puissant qui transforme sa vie. Ce règne de Dieu est ici, présent, disponible à travers le ministère de Jésus.

    Lc 16,16
    La Loi et les Prophètes vont jusqu’à Jean; depuis lors, le Royaume de Dieu souffre violence, et les violents s’en emparent

    Ce qui est clair dans le verset précédent, c’est que le règne de Dieu se manifeste d’une manière palpable et immanente dans l’histoire d’Israël, et qu’il souffre violence par l’opposition que rencontre le ministère de Jésus. La présence actuelle du règne de Dieu est donc ambiguë : d’une part, il est source de joie pour ceux qui ont font l’expérience, mais d’autre part il suscite l’opposition violente de ceux qui le rejettent. De plus, c’est ce même règne eschatologique futur qui est actuellement présent, mais seulement de manière partielle.

  2. Paroles sur les exorcismes de Jésus

    Mais si c’est par l’Esprit de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous. -Mt 12, 28

    Ce verset est-il une parole authentique de Jésus? Examinons-la de près.

    1. Le problème des sensibilités modernes devant les croyances anciennes

      L’idée d’une obsession et possession démoniaque était déjà présente dans les religions sumériennes et akkadiennes qui prévoyaient des incantations ou des rites magiques. Par contre, de telles croyance et rituels sont absents du canon hébreu de l’AT. Cependant dans la littérature postexilique, l’activité démoniaque devient un sujet plus important avec le livre apocryphe de Tobie qui présente un cas plus justement appelé obsession démoniaque que possession. La possession et l’obsession démoniaque deviendront un thème fréquent de la littérature juive dans la période intertestamentaire. À Qumran les exorcismes était connus comme on le voit par les manuscrits de la mer Morte. Les mêmes idées se retrouvent dans les religions païennes et dans le christianisme au début de l’ère chrétienne, et elles tendent à se répandre avec le développement du syncrétisme et de la magie dans l’empire romain, si bien qu’au 3e siècle il y avait dans l’Église à Rome un officier spécial chargé des exorcismes.

      Alors il ne faut pas être surpris que les exorcismes fassent partie de l’activité prophétique d’un homme comme Jésus, au 1ier siècle. De fait, les exorcismes constituent la plus volumineuse catégorie de guérisons dans les Synoptiques. Sans aucun doute, Jésus a vu ses exorcismes comme un élément de son ministère de guérison et de libération à l’adresse de son peuple. De fait, étant donné l’état des connaissances médicales de l’époque, la maladie mentale et les maladies psychosomatiques ainsi que l’épilepsie étaient vues comme des possessions démoniaques. Mais ce qui rendait Jésus unique, ce n’est pas tant son rôle d’exorciste que l’intégration de ces diverses fonctions d’exorciste, d’enseignant, de rassembleur et de prophète eschatologique en une seule personne.

    2. Critique de la source et de la tradition de Mt 12, 28 || Lc 11, 20

      Regardons cette parole dans son contexte.

      Mt 12, 25-30 Mc 3, 23-27 Lc 11, 17-23

      25 Connaissant leurs sentiments, il leur dit:

       
      "Tout royaume divisé contre lui-même court à la ruine;
       
      et nulle ville, nulle maison, divisée contre elle-même, ne saurait se maintenir.
      26 Or, si Satan expulse Satan, il s’est divisé contre lui-même: dès lors, comment son royaume se maintiendra-t-il?

       
      27 Et si moi, c’est par Béelzéboul que j’expulse les démons, par qui vos adeptes les expulsent-ils? Aussi seront-ils eux-mêmes vos juges.
      28 Mais si c’est par l’Esprit de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous.
      29 "Ou encore, comment quelqu’un peut-il pénétrer dans la maison d’un homme fort et s’emparer de ses affaires, s’il n’a d’abord ligoté cet homme fort? Et alors il pillera sa maison.
       
      30 "Qui n’est pas avec moi est contre moi, et qui n’amasse pas avec moi dissipe.

      23 Les ayant appelés près de lui, il leur disait en paraboles:
      "Comment Satan peut-il expulser Satan?
      24 Si un royaume est divisé contre lui-même, ce royaume-là ne peut subsister.
      25 Et si une maison est divisée contre elle-même, cette maison-là ne pourra se maintenir.
      26 Or, si Satan s’est dressé contre lui-même et s’est divisé, il ne peut pas tenir, il est fini.

       

       

       

       

       

       
      27 Mais nul ne peut pénétrer dans la maison d’un homme fort et piller ses affaires s’il n’a d’abord ligoté cet homme fort, et alors il pillera sa maison.

      17 Mais lui, connaissant leurs pensées, leur dit:

       
      "Tout royaume divisé contre lui-même est dévasté, et maison sur maison s’écroule.

       

       
      18 Si donc Satan s’est, lui aussi, divisé contre lui-même, comment son royaume se maintiendra-t-il?... puisque vous dites que c’est par Béelzéboul que j’expulse les démons.
      19 Mais si, moi, c’est par Béelzéboul que j’expulse les démons, vos fils, par qui les expulsent-ils? Aussi seront-ils eux-mêmes vos juges.
      20 Mais si c’est par le doigt de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous.
      21 Lorsqu’un homme fort et bien armé garde son palais, ses biens sont en sûreté;
      22 mais qu’un plus fort que lui survienne et le batte, il lui enlève l’armure en laquelle il se confiait et il distribue ses dépouilles.
      23 "Qui n’est pas avec moi est contre moi, et qui n’amasse pas avec moi dissipe.

      Ces péricopes de Matthieu et Luc sont clairement composites et reflètent tous les deux la tradition de Marc et la source Q. Pour compliquer les choses, même la source Q semble contenir un rapiéçage de diverses paroles de Jésus. Dans tout cela, le verset sur l’exorcisme comme signe du Règne de Dieu (Mt 12, 28; Lc 11, 20) apparaît comme un morceau qui était originellement indépendant de son contexte actuel. Car il n’avait aucun lien avec ce qui précède (les exorcismes juifs) et ce qui suit (l’homme fort qui s’empare d’une maison). Il ne s’agit plus d’une question rhétorique visant à réfuter une accusation, mais d’une affirmation simple sur le règne de Dieu. De plus, le « vous » de la phrase « est arrivé jusqu’à vous » ne peut être le même « vous » du verset précédent, i.e. les Pharisiens : ce serait affirmer que le règne de Dieu est arrivé jusqu’aux opposants Pharisiens, ce qui serait un contre-sens. Et de la même manière, on se trouverait à associer les exorcismes juifs au règne de Dieu, un autre contre-sens. Donc, Mt 12, 28 et Lc 11, 20 doivent être interprétés pour eux-mêmes, en dehors du contexte actuel. Terminons en disant que la version de Luc qui parle du « doigt de Dieu » est plus originale que celle de Matthieu « l’Esprit de Dieu » : Luc qui aime tant parler de l’Esprit aurait conservé cette expression si elle était dans sa source, alors que Matthieu modifie l’expression pour établir un lien rédactionnel avec son contexte.

    3. Le sens de la version Q primitive de cette parole

      Pour comprendre l’affirmation de Jésus, deux expressions doivent être analysées.

      1. L’expression « doigt de Dieu » semble une référence à Ex 8, 15 (Les magiciens dirent à Pharaon : « C’est le doigt de Dieu », mais le coeur de Pharaon s’endurcit et il ne les écouta pas, comme l’avait prédit Yahvé). Jésus indiquerait ainsi qu’il agit dans la foulée de Moïse et Aaron, vrais messagers de Dieu envoyés pour réaliser des miracles symbolisant la libération d’Israël de l’esclavage. Il est possible que Jésus avait en tête une lecture d’un passage semblable à celle qu’on trouve dans un ancien commentaire rabbinique de ce texte de l’Exode, Exode Rabbah : quand les magiciens se sont aperçus qu’il ne pouvaient reproduire la plaie des moustiques, ils ont reconnus que cette plaie était l’oeuvre de Dieu et non des démons. En conséquence, l’imitation des deux premières plaies par les magiciens était l’oeuvre du démon. C’est donc ce même Dieu, qui a agit à travers Moïse, qui agit maintenant à travers Jésus pour libérer les Israélites de l’esclavage du démon.

      2. L’expression « est arrivé jusqu’à vous » signifie que le règne de Dieu « s’est approché de vous », « vous as rejoint ». Malheureusement, on ne possède l’original araméen de l’expression qu’aurait utilisé Jésus.

    4. La question de l’authenticité de Lc 11, 20 et par.

      Il y a un consensus chez les biblistes pour reconnaître l’authenticité de ce verset, et cela pour un certain nombre de raisons.

      1. Comme on l’a déjà démontré, l’expression « Règne de Dieu » est unique, car elle ne se retrouve pas dans l’AT et est très rare dans le NT en dehors des Synoptiques.

      2. Parler d’un règne qui vient est unique. Les quelques rares auteurs qui ont mentionné un règne de Dieu n’en parle pas en ces termes.

      3. C’est le coeur du message de Jésus d’affirmer que le règne de Dieu vient avec puissance à la fin des temps, une phraséologie unique dans le judaïsme du premier siècle, une phraséologie qui cadre bien avec le scénario de Jésus qui expulse les puissances démoniaques. En effet, dans le monde eschatologique et apocalyptique, l’existence humaine est vue comme soumise à deux forces supranaturelles, Dieu et Satan; personne n’est neutre, et si on quitte les démons on passe nécessairement dans le royaume de Dieu.

      4. On peut ajouter un autre argument tiré du critère de discontinuité : l’expression « doigt de Dieu » est totalement absente du NT, et donc il est difficile d’imaginer qu’un auteur chrétien aurait créé cette expression; il est plutôt probable qu’elle remonte à Jésus lui-même. D’ailleurs utiliser ainsi « doigt de Dieu » comme métaphore de la puissance de Dieu qui accomplit des miracles à travers un agent humain pour libérer son peuple ne se retrouve nulle part dans l’AT.

    5. La cohérence de Lc 11, 20 avec les autres paroles concernant l’exorcisme

      Le verset sur le doigt de Dieu est cohérent avec la petite parabole qui suit.

      Mt 12, 29 Mc 3, 27 Lc 11, 21-22

      29 "Ou encore, comment quelqu’un peut-il pénétrer dans la maison d’un homme fort et s’emparer de ses affaires, s’il n’a d’abord ligoté cet homme fort? Et alors il pillera sa maison.

      27 Mais nul ne peut pénétrer dans la maison d’un homme fort et piller ses affaires s’il n’a d’abord ligoté cet homme fort, et alors il pillera sa maison.

      21 Lorsqu’un homme fort et bien armé garde son palais, ses biens sont en sûreté;
      22 mais qu’un plus fort que lui survienne et le batte, il lui enlève l’armure en laquelle il se confiait et il distribue ses dépouilles.

      Selon son habitude, la version de Luc est plus près de la formulation de la source Q. Cependant, la version de Marc reflète probablement la forme la plus primitive de la parabole. Tout d’abord, elle est plus courte, plus compacte que celle plus longue de Luc. De plus, alors que Marc évoque une situation vague (« nul »), une situation que connaissait sans doute la Palestine du 1ier siècle, Luc développe un récit avec un seigneur de la guerre, bien armé, qui non content de conquérir, se met à distribuer les dépouilles : on y sent une couleur christologique, non sans évoquer « le plus fort » de la scène du baptême.

      Il n’y a aucune raison de penser que la parabole de l’homme fort n’avait pas comme cadre originel les exorcismes de Jésus et leur signification. Elle fait référence à la victoire de Jésus sur Satan (ou Belzébul ou démons). En effet, dans l’AT tout comme dans la littérature juive intertestamentaire on parle de ligoter le démon ou le chef des démons. Par exemple, en Is 24, 21-22 Dieu rassemble (litt. ligote) l’armée du ciel et les rois de la terre pour les conduire à la fosse. C’est une image connue de ligoter Satan et de le jeter à la fosse ou dans un donjon. Un autre exemple, Tobie 8,3 où Tobie poursuit le démon jusqu’en Égypte pour enfin le ligoter. Ainsi, l’homme fort = Satan, celui qui pille = Jésus, l’action de ligoter = l’exorcisme. Jésus décrit donc son ministère de libération à travers ses exorcismes.

      Posons la question d’authenticité. Tout d’abord, le fait même que Marc et la source Q comportent cette scène démontre son ancienneté. On y notera une absence de prétention christologique, d’autant plus qu’identifier Jésus à un voleur ne présente pas une image très édifiante. Par contre, le combat contre Satan cadre parfaitement avec le discours eschatologique de Jésus. Du côté du critère de discontinuité, on notera que l’expression « un plus fort » utilisée comme substantif est unique dans tout le NT, et l’adjectif « plus fort » n’est jamais associé à Satan ou au démon dans tout le NT. Bref, tout pointe vers l’authenticité de cette parabole où Jésus dit ceci : à travers mes exorcismes le Dieu d’Israël exerce désormais son règne de la fin des temps, en brisant le pouvoir de Satan et en libérant son peuple; le règne de Dieu est déjà présent.

    6. La question de la forme araméenne originelle de Lc 11, 20

      Essayer de reconstituer quelles furent les paroles exactes de Jésus en araméen est illusoire. Chaque mot grec de notre texte peut avoir plusieurs équivalents araméens. Ceci étant dit, nous n’avons pas de raison de douter que Lc 11, 20 (et parallèles) représente la substance de ce que Jésus a dit sur ces exorcismes à un certain moment de son ministère. L’équivalent araméen ressemblerait à peu près à ceci :

      FrançaisGrecAraméen
      mais siei dewĕhēn
      par le doigt de Dieuen daktylō theoubĕ’eṣbĕ‛ā’ dî ’ĕlāhā’
      j'expulse les démonsegō ekballō daimonia’ănâ mĕtārēk šēdayyā’
      alorsara
      est arrivé sur vousephthasen eph’ hymasmiṭ’at ’alêkôn
      le royaume de Dieuhē basileia tou theoumalkûtā’ dî ’ĕlāhā’

      Jésus présente ses exorcismes comme la preuve que le règne de Dieu qu’il proclame comme une réalité future est en quelque sorte déjà présent.

  3. Le règne de Dieu au milieu de vous : Lc 17, 20-21

    20a Les Pharisiens lui ayant demandé quand viendrait le Royaume de Dieu, il leur répondit:
    20b "La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer,
    21a et l’on ne dira pas: "Voici: il est ici! ou bien: il est là!"
    21b Car voici que le Royaume de Dieu est au milieu de vous."

    1. Le sens de cette parole dans le contexte de l’évangile de Luc

      À la différence de Marc et Matthieu, Luc a composé deux discours apocalyptiques, le premier (17, 20-37) en route vers Jérusalem, le deuxième (21, 5-36) livré au temple de Jérusalem. Cela correspond à son style où il tient à garder distinct la source Q et son matériel personnel (premier discours), et le matériel de Marc (deuxième discours). Notre texte appartient au premier discours et en constitue l’introduction.

      Jésus se trouve à rejeter les spéculations des traditions apocalyptiques qui s’employaient à prédire la fin des temps, en disant que cela ne se compare pas à l’observation de la nature ou d’événements historiques. Le verset 21a rejette également les prédictions apocalyptiques sur la place exacte de la venue du royaume, tout comme le verset 20b rejetait les calculs sur le temps exact. Ce rejet des spéculations sur la date et le lieu cadre mieux avec la tendance rédactionnelle de Luc et un message pastorale adressée à l’église primitive qu’avec le milieu pharisien des années 30.

      Mais quel est le sens exact de la finale : Car voici que le Royaume de Dieu est au milieu de vous. La préposition grecque « entos » signifie communément « au milieu de » comme on le voit dans certaines traductions grecques anciennes (Aquila, Symmache) de l’AT. Il faut donc rejeter la traduction « à l’intérieur de », une tentative de plusieurs commentateurs d’intérioriser ou spiritualiser le royaume : l’idée d’un royaume de Dieu purement intérieur, invisible, présent seulement dans le coeur des individus est totalement étrangère à la tradition néotestamentaire, peu importe le stage où on se situe. Ici, Jésus se trouve à dire ceci aux Pharisiens : si seulement vous aviez des yeux pour voir, vous verriez le royaume déjà présent dans mon ministère de guérison et d’enseignement.

    2. La rédaction de Luc et ses sources possibles

      À part le verset 21a, qui a un équivalent chez Mc 13, 21, nous sommes devant un texte qui n’a pas de parallèle chez les autres évangélistes et il est donc difficile de déterminer sa source. Par contre, nous connaissons la tendance de Luc à introduire une parole de Jésus par une question rédactionnelle et au style indirect du public. C’est ce que nous avons ici avec le verset 20a (question des Pharisiens sur la date), et le verset 21a (question implicite des disciples sur le lieu), deux produits de l’oeuvre rédactionnelle de Luc. Mais après enlevé ce qui vient probablement de Luc, on se retrouve avec deux affirmations bien équilibrées et parallèle en forme de chiasme : La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer, car que le Royaume de Dieu est au milieu de vous. Nous serions devant une tradition pré-lucanienne, et non une création de Luc. Ceci est confirmé par le fait que deux mots clés qui ne se retrouvent nulle part ailleurs en Luc-Actes : « ne se laisse pas observer » (paratereis) et « au milieu de » (entos).

    3. Une parole authentique de Jésus?

      Étant donné son caractère isolé, il est difficile de déterminer la valeur de cette parole. Mais un certain nombre de considérations font pencher la balance en faveur de son authenticité :

      • L’expression « royaume de Dieu » associé au verbe « venir », caractéristique du Jésus historique

      • Le critère de cohérence avec les paroles et gestes de Jésus tout le long de son ministère, qui démontrent que le royaume est déjà présent et rend inutile les spéculations sur sa date et son lieu

      • L’absence de référence christologique claire et explicite

  4. Le règne de Dieu s’est approché : Mc 1, 15

    14 Après que Jean eut été livré (mis en prison par Hérode Antipas), Jésus vint en Galilée, proclamant l’Évangile de Dieu
    15 et disant : « Le temps est accompli et le Royaume de Dieu s’est approché : repentez-vous et croyez à l’Évangile. »

    Chez les biblistes, il y a aucun consensus pour déterminer si le v. 15 provient de Marc comme rédacteur, de la source pré-marcienne ou de Jésus lui-même. De plus, y parle-t-on du royaume futur ou présent? Ici aussi, la réponse n’est pas claire. On manque d’attestation multiple pour ce verset et le vocabulaire de l’accomplissement du temps et de la foi en l’Évangile nous oriente vers l’Église primitive. Par contre, l’expression d’un royaume de Dieu qui est tout proche pourrait remonter à Jésus, puisqu’on la retrouve dans la source Q et chez Marc. Cependant, même si en grec le temps du verbe « s’est approché » est au parfait, ce qui signifie une action complétée dans le passé mais qui a un impact dans le présent, on ne peut déterminer si le royaume est maintenant ici, ou plutôt s’il est si près qu’il est à la porte, comme un train sur le point d’entrer en gare. Et malheureusement, il n’y a pas d’équivalent dans la grammaire araméenne du parfait grec, et donc on doit rester sur son appétit pour répondre à la question.

  5. Paroles connexes sur le salut présent : les béatitudes sur les témoins oculaires et le rejet du jeûne

    Le nombre restreint de paroles authentiques de Jésus relatives au royaume présent pourrait indiquer l’importance que leur a donnée Jésus lui-même, mais ce serait limiter les affirmations de Jésus aux seules phrases avec l’expression : Royaume de Dieu.

    1. La béatitude des témoins oculaires : Mt 13, 16-17 || Lc 10, 23-24

      Mt 13, 16-17 Lc 10, 23-24

       

      16 "Quant à vous, heureux vos yeux parce qu’ils voient; heureuses vos oreilles parce qu’elles entendent.

      17 En vérité je vous le dis, beaucoup de prophètes et de justes ont souhaité voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu!

      23 Puis, se tournant vers ses disciples, il leur dit en particulier:
      "Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez!

       
      24 Car je vous dis que beaucoup de prophètes et de rois ont voulu voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu!"

      À partir de Lc 10, plus près de la source Q, on pourrait reconstituer ainsi cette tradition Q :

      Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez,
      [et les oreilles qui entendent ce que vous entendez!]
      Car je vous dis que
      beaucoup de prophètes et de rois ont voulu
      voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu,
      entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu.

      Nous avons ici la structure typique d’une béatitude : (1) le cri initial (heureux), suivi de (2) la description de ceux qui sont heureux, suivi enfin de (3) la raison du bonheur. Mais en comparant cette béatitude avec celle du sermon sur la montagne/plaine, nous observons une différence fondamentale : plutôt que de voir un renversant entre la situation présente et ce qui se passera dans le futur, nous avons ici un renversement entre le désir frustré du passé et l’accomplissement du présent. Ainsi, l’auditoire de Jésus fait l’expérience de ce que les grandes figures du passé d’Israël n’ont pu qu’espérer et que les Juifs pieux contemporains attendent à une date future. Pour comprendre la portée de cette prétention, on peut se référer aux Psaumes de Salomon, écrit pseudépigraphique du 1ier siècle avant JC : « Heureux ceux qui naîtront ces jours-là et qui verront les bonnes choses qui surviendront à Israël, quand Dieu provoquera le rassemblement des 12 tribus. » Selon cet écrit, l’expérience heureuse du salut de Dieu est perçue comme une réalité future. Aussi pouvons-nous tirer quatre affirmations du passage de Luc.

      1. Jésus félicite son auditoire de faire l’expérience d’une réalité que les grandes figures du passé n’ont pu qu’espérer sans en faire l’expérience
      2. Cet auditoire vit un temps d’accomplissement des espoirs et des prophéties qui n’étaient attendus qu’à la fin des temps
      3. Cet accomplissement se retrouve dans le ministère de guérison et d’enseignement de Jésus
      4. Ce dont l’auditoire fait l’expérience n’est rien de moins que la venue du règne de Dieu

      Cette béatitude remonte-t-elle au Jésus historique? Il semblerait que oui pour les raisons suivantes :

      1. Il y a le critère de cohérence quant à la forme littéraire ou la structure, semblable à celle qu’on retrouve dans le sermon sur la montagne/plaine
      2. Il y a également cohérence avec le message de Jésus qui proclame la présence du règne de Dieu à travers son ministère
      3. Les diverses christologies postpascales sont absentes : la personne de Jésus et son ministère apparaissent comme le pivot de la venue du règne de Dieu, mais sans être nommés explicitement
      4. La béatitude est restreinte aux témoins oculaires de la période terrestre de Jésus, et diffère totalement des béatitudes qu’on retrouvera dans l’Église primitive, comme celle de Jn 20, 29 : « Heureux ceux qui, sans avoir vu, croient »

      Ainsi, Lc 10, 23-24 remonterait au Jésus historique et ne serait pas l’oeuvre de l’Église primitive.

    2. La question sur le jeûne : Mc 2, 18-20 et par.

      Mt 9, 14-15 Mc 2, 18-20 Lc 5, 33-35

      14 Alors les disciples de Jean s’approchent de lui en disant:

      "Pourquoi nous et les Pharisiens jeûnons-nous,

      et tes disciples ne jeûnent-ils pas?"

      15 Et Jésus leur dit: "Les compagnons de l’époux peuvent-ils mener le deuil tant que l’époux est avec eux?

      Mais viendront des jours où l’époux leur sera enlevé; et alors ils jeûneront.

      18a Les disciples de Jean et les Pharisiens étaient en train de jeûner,
      b et on vient lui dire:
      c "Pourquoi les disciples de Jean et les disciples des Pharisiens jeûnent-ils,

      d et tes disciples ne jeûnent-ils pas?"

      19a Jésus leur dit: "Les compagnons de l’époux peuvent-ils jeûner pendant que l’époux est avec eux?

      b Tant qu’ils ont l’époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner.
      20a Mais viendront des jours où l’époux leur sera enlevé;
      b et alors ils jeûneront en ce jour-là.

      33 Mais eux lui dirent:

       
      "Les disciples de Jean jeûnent fréquemment et font des prières, ceux des Pharisiens pareillement,
      et les tiens mangent et boivent!"

      34 Jésus leur dit: "Pouvez-vous faire jeûner les compagnons de l’époux pendant que l’époux est avec eux?

      35 Mais viendront des jours... et quand l’époux leur aura été enlevé, alors ils jeûneront en ces jours-là."

      1. La forme marcienne de la péricope

        La version de Marc comporte beaucoup de répétions au point que Matthieu et Luc ont senti le besoin de l’abréger, mais elle offre un bel exemple de « dualité » (dire les choses deux fois sous forme parallèle).

        • Les versets 18-19

          Ces deux versets mettent en contraste les disciples juifs pieux (ceux de Jean ou ceux des Pharisiens), et ceux de Jésus sur la question du jeûne : contrairement aux juifs pieux, les disciples de Jésus ne jeûnent pas. La raison d’après la rédaction de Marc : Jésus a introduit la fête joyeuse du mariage du Messie avec Israël, un temps de célébration, non de mortification.

        • Les versets 19b-20

          Mais le temps de la célébration aura une fin. Jésus prophétise sa mort violente, introduisant un temps de deuil, un temps où on pratiquera le jeûne. Cette référence à la mort de Jésus cadre avec l’ensemble des controverses de la section Mc 2, 1 - 3,6 et fait allusion au récit de la passion qui vient. Notre analyse permet de conclure que les versets 18-20, dans leur facture actuelle, constituent une composition chrétienne, visant à expliquer ultimement pourquoi les chrétiens jeûnent contrairement à la pratique des disciples de Jésus pendant son ministère public.

      2. La version pré-marcienne la plus ancienne

        Une analyse plus serrée permet d’isoler les ajouts secondaires ultérieurs d’un récit plus ancien. Tout d’abord, l’expression « disciples des Pharisiens » est très curieuse, car à l’époque de Jésus nous n’avons aucune indication que les Pharisiens étaient des maîtres avec des groupes de disciples. Par contre, après l’an 70 on assistera au développement des écoles des Pharisiens. Ainsi, cette mention des Pharisiens est un ajout de la tradition pré-marcienne à un récit plus ancien dans le but de fournir un lien avec une unité littéraire plus large. À l’origine, le récit devait simplement faire référence à un auditoire non spécifique : « ils ».

        Le coeur du verset 20 tourne autour d’un changement de politique concernant le jeûne, un changement justifié par une allusion indirecte à la mort de Jésus. Cette phrase est d’autant plus étonnante si on pense que l’auditoire du récit originel était non les pharisiens ou ses disciples, mais des gens venus d’un peu partout. Il est peu vraisemblable sur le plan historique que Jésus ait offert à ces gens de l’extérieur une prophétie sur les changements de règle concernant le jeûne chez ses disciples, et l’ait justifié en faisant allusion à sa mort future. Comment Jésus aurait-il pu s’attendre à ce que des gens de l’extérieur comprennent sa prophétie?

        Une dernière observation sur les ajouts secondaires. Le verset 19 commence avec la métaphore du mariage avec l’époux et ses compagnons, mais se développe en allégorie compliquée au verset 20 : on comprend facilement que les compagnons de l’époux ne jeûnent pas pendant le mariage, mais il n’existe aucune raison naturelle justifiant que les compagnons de l’époux doivent commencer à jeûner après son départ. La nature allégorique du v. 20 renforce la conclusion qu’il est un ajout secondaire, l’oeuvre de chrétiens de la première génération voulant justifier la pratique du jeûne dans la communauté.

      3. L’authenticité du coeur de la tradition

        Maintenant que nous avons pu isoler ce qui semble des ajouts secondaires, nous pouvons essayer de reconstituer le récit originel.

        v 18b (Et) ils vinrent et dire à Jésus :
              c « Pourquoi les disciples de Jean jeûnent-ils,
            d et tes disciples ne jeûnent-ils pas? »

        v 19a Et Jésus leur dit :
            « Les compagnons de l’époux peuvent-ils jeûner
            pendant que l’époux est avec eux? »

        L’ensemble des versets 18bcd et 19 constituent un ensemble symétrique bien équilibré, et la plus petite unité à pouvoir être transmise dans une tradition orale tout en gardant tout son sens. Avons-ici une tradition qui remonterait à une discussion du vivant du Jésus historique et reflèterait la pratique réelle des disciples face au jeûne? Malgré l’absence d’attestations multiples (Luc et Matthieu dépendent de Marc), un certains nombres d’argument appuient fortement la conclusion d’une tradition authentique.

        1. Le critère de discontinuité nous oriente vers la pratique du jeûne volontaire chez les gens pieux à la fois de la communauté juive et de la jeune communauté chrétienne du premier siècle : on jeûnait deux fois par semaine, le lundi et le jeudi. Étant donné la pratique répandue du jeûne dans l’église primitive, il est improbable qu’elle ait inventé ce récit prohibant le jeûne volontaire, qui se trouvait à contredire sa pratique.

        2. Le critère de cohérence nous amène vers des paroles et des actions de Jésus tout au long de son ministère. À côté de l’ascète qu’est Jean Baptiste, Jésus passe pour un ivrogne et un glouton (Mt 11, 16-19 et par.). Pour certains, sa conduite était d’autant plus répréhensible que sa fréquentation des percepteurs d’impôt et des pécheurs n’était pas pondérée par la pratique du jeûne volontaire en d’autres temps. Mais Jésus met l’accent sur le banquet eschatologique du royaume déjà disponible à tous ceux qui partage sa joie au temps du repas. Cette attitude de Jésus n’est pas unique, puisqu’on la retrouve dans un texte araméen du 1ier siècle, appelé megillat ta’anît, qui interdit le jeûne et le deuil certains jours pour célébrer des événements importants d’Israël.

        3. L’utilisation de métaphores antithétiques bien tranchées du jeûne et du mariage, condensé en une question rhétorique, est typique des discours de Jésus que nous connaissons à travers ses paraboles.

        4. Le récit de Mc 2, 18-20 offre les premières données sûres concernant un groupe sociologique bien circonscrit de disciples autour de Jean Baptiste. Ce groupe avait une identité distincte au sein de la communauté religieuse du Judaïsme dans la Palestine du 1ier siècle, avec son leader, ses prières spéciales enseignées par le Baptiste (Lc 11, 1), son observance du jeûne volontaire (Mc 2, 18) et son attente intense du jugement final qui mettra fin à l’état actuel des choses. On peut dire la même chose des disciples de Jésus. Mais ce groupe s’est distingué des autres juifs pieux de leur époque en s’interdisant le jeûne volontaire, pour proclamer l’arrivée joyeuse du règne de Dieu.

  6. Conclusion

    Les clarifications obtenues sur le rôle du règne de Dieu dans le ministère de Jésus suscitent un certain nombre de nouvelles questions :

    1. Quelle relation existe-t-il entre ce règne qui vient et celui qui est déjà présent? Cette relation demeure malheureusement indéterminée. On parle généralement de la tension d’un « déjà/pas encore », mais cette étiquette n’offre qu’une vague description, non pas une explication. Jésus n’a jamais utilisé cette étiquette, et n’a probablement jamais perçu qu’une telle juxtaposition d’un royaume à la fois présent et future représentait un problème, comme c’est le cas pour notre logique moderne occidentale. Il est possible que cela vienne de l’accent de son message sur un futur imminent, qu’exprimait l’expression « Royaume de Dieu ». En même temps, pour expliquer ses actions étonnantes, comme ses guérisons et sa promiscuité avec les collecteurs d’impôt et les pécheurs ainsi que sa purification du temple, il a parlé d’un royaume de Dieu qui avait déjà rejoint son auditoire. Cette tension d’un « déjà/pas encore » ne reflèterait-elle pas la nature même de ce royaume de Dieu qui n’est pas un état d’esprit, mais un événement dynamique de Dieu venant avec puissance régner sur son peuple Israël à la fin des temps, un drame eschatologique déjà commencé partiellement à travers le ministère de Jésus.

    2. Comment Jésus a-t-il compris sa propre personne, sa place et sa fonction dans le drame eschatologique? D’une part, jamais il ne se prêche lui-même, mais d’autre part il prétend jouer un rôle essentiel dans les événements de la fin des temps. Il se présente comme le médiateur de l’expérience du temps joyeux du salut, comme on le voit dans sa communion avec les percepteurs d’impôt et les pécheurs et son rejet du jeûne. C’est une figure complexe, qui fusionne plusieurs rôles comme celui de prophète, de baptiseur, exorciste, guérisseur, rabbin, maître de la loi.

    3. Comment comprendre cette tradition sur les miracles de Jésus?

Chapitre suivant: Peut-on déterminer de manière raisonable l'existence de miracles?

Liste de tous les chapitres